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La dispute de Barcelone

Éditions Verdier11220 Lagrasse

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Na .hmanideRabbi Moïse ben Na .hman

La dispute de Barcelone

suivi duCommentaire sur Ésaïe 52-53

Traduit de l’hébreu parÉric Smilévitch

Archives du texte traduites du latin parLuc Ferrier

Introduction des traducteurs

Verdier/poche

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www.editions-verdier.fr

© Éditions Verdier, 1984.isbn : 978-2-86432-540-6

issn : 1952-2134

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Il est évident que l’ homme n’a pas foi en ce dont il n’a pas connaissance.

Na .hmanide

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Introduction

La dispute de Barcelone est l’une des plus célèbres controverses judéo-chrétiennes. Bien qu’elle ne s’étende que sur quatre journées, son retentissement dans le monde juif ainsi qu’au sein de la chrétienté fut considérable, et les réactions qu’elle suscita se déploient en réalité sur plusieurs années : ordonnances royales, procès, bulles pontificales, etc 1. La dispute eut lieu au mois de juillet 1263 et ne s’acheva vraiment qu’avec le départ contraint de rabbi Moïse ben Na .hman pour la Palestine en 1267. Mais les ramifications que ces quatre journées ont développées s’enracinent encore plus profondément dans l’histoire des relations entre juifs et chrétiens. Cette dispute fut en effet l’occasion pour l’Inquisition de lancer ses premières menées concrètes contre la religion juive et ceux qui lui étaient fidèles. La prédication dans les synagogues et les quartiers juifs, la demande réitérée du pape d’interdire aux juifs les fonctions publiques et, surtout, la mise en place d’une censure chrétienne des textes rabbiniques destinée à les expurger de toute mention jugée « blasphématoire » envers Jésus et le christianisme, constituent la trame

1. Les principaux documents latins relatifs aux suites juri-diques et politiques de la dispute de Barcelone ont été traduits plus loin dans les « Archives du texte ».

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d’une politique que l’Église a menée sur plusieurs siècles et qui s’acheva en Espagne par l’expulsion de 1492. Non qu’il faille imputer à ces quatre journées de controverse la responsabilité d’une telle politique, mais elles illustrent et, en même temps, orientent le tournant que connurent les relations entre juifs et chrétiens au cours du xiiie siècle. De fait, celles-ci ont toujours été de nature polémique, dès l’origine du christianisme – il suffit de lire les Évangiles pour s’en convaincre. Cependant, la forme et surtout l’enjeu de ces polémiques ne sont pas demeurés constants ; ils ont évolué, suivant en cela l’évolution générale de l’attitude chrétienne envers les juifs et leur tradition. Durant le haut Moyen Âge, les discussions et les controverses sont fréquentes. Les débats sur les problèmes théologiques, les questions mutuelles, les joutes oratoires reflètent exactement la situation de concurrence réciproque dans laquelle se trouvent placés judaïsme et christianisme. Il revient à chacun de réfuter le point de vue de l’autre en témoignant de la supériorité du sien. La nature et l’enjeu de ces discussions changent lorsque l’Église s’en-gage plus avant dans le domaine politique ; là, concur-rence signifie nécessairement conflit, le rival devient ennemi et la contradiction menace. Concrètement, à partir de la controverse de 1240 à Paris, on ne discute plus, on dispute publiquement à l’ombre de l’Inquisi-tion : la théologie y sert d’appendice à la politique 1. De

1. Sur la dispute de 1240 à Paris, on lira le petit opuscule de I. Lœb : La Controverse sur le Talmud sous saint Louis, Paris, 1881 (extrait de la Revue des études juives I, II, III) et l’ana-lyse de J. Katz dans Exclusiveness and Tolerance, Oxford, 1961, p. 106-113. Les faits sont les suivants : en 1239, Nicolas Donin, apostat juif, dénonce le Talmud devant le pape

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ce tournant, les controverses de 1240 à Paris et de 1263 à Barcelone sont l’exact reflet ; c’est à travers elles que, pour la première fois, l’Inquisition intervient dans les relations entre juifs et chrétiens. Elles sont, à la fois, les passives occasions dont se saisit l’Église pour pousser le judaïsme sur le terrain politique – celui du pouvoir royal – et, en même temps, le lieu où se décident les orientations nouvelles du christianisme à l’égard de la tradition juive. Car c’est le résultat pratique – l’effica-cité – des disputes de 1240 à Paris et de 1263 à Barcelone qui détermine l’attitude chrétienne vis-à-vis de cette tradition, c’est-à-dire vis-à-vis du Talmud qui en est la pièce essentielle. La dispute de Paris à l’époque de saint Louis visait une condamnation du Talmud ; elle s’acheva deux ans plus tard par un autodafé. La dispute de 1263 à Barcelone vise la récupération du Talmud et sa possible utilisation dans la prédication auprès des juifs ; son échec contraint l’Église à y renoncer et à s’en-gager unilatéralement dans une politique de censure et de condamnation de la tradition juive. C’est dire

Grégoire IX. Celui-ci adresse alors une bulle aux évêques et aux rois de France, Angleterre, Castille, etc. pour faire saisir les exemplaires du Talmud et examiner leur contenu. Seule la France, semble-t-il, donna suite à ces recomman-dations. Une enquête fut organisée à Paris qui s’acheva par une controverse entre Nicolas Donin et quatre rabbins français, dont rabbi Yehiel de Paris. Le Talmud fut condamné et les exemplaires saisis furent brûlés à Paris en 1242. La relation latine de la controverse a été publiée et traduite par I. Lœb (op. cit.) ; la relation hébraïque a été éditée pour la première fois dans les Tela Ignea Satanae de Wagenseil en 1681, on la trouve rééditée dans Otsar Vikou .him de J. D. Eisenstein (New York, 1928 ; rééd. Jérusalem, 1969).

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l’importance de cette dernière dispute, elle témoigne très précisément de la limite à l’intérieur de la tradition rabbinique au-delà de laquelle le christianisme ne peut plus s’avancer : leur frontière mutuelle.

Pour saisir les mécanismes de la dispute de Barcelone il faut imaginer une pièce de théâtre d’un genre un peu particulier ; formellement, les disputants s’accordent pour aborder successivement trois thèmes : si le Messie est déjà venu, s’il est homme ou Dieu, qui détient vrai-ment la Torah 1 ? Chaque personnage a un rôle à jouer : il y a le maître juif, le converti, le roi, les ecclésiastiques (dominicains et franciscains) et une foule bigarrée de juifs et de non-juifs – nobles aragonais, habitants de Barcelone et des faubourgs. Ces personnages dispo-sent d’un répertoire : le Talmud, et doivent improviser grâce à celui-ci une argumentation susceptible de faire triompher leur cause. Bien entendu le jeu est truqué : le converti – Paul Christiani – a préparé arguments et textes à l’avance et il dispose d’emblée de l’assentiment de la majeure partie du public. Le seul « artiste » en l’occurrence est rabbi Moïse ben Na .hman ; c’est à lui de faire preuve d’une adresse et d’une sûreté suffisantes pour retourner contre son adversaire les conditions défavorables dans lesquelles il a été placé au départ. Mais le jeu s’arrête là ; le maître juif et ses coreligion-naires savent pertinemment que si la pièce tourne en leur défaveur ils ne remporteront pas que les huées de la foule. Une autre composante, l’Inquisition, qui

1. Le procès-verbal latin ajoute une quatrième question, à savoir si le Messie « a souffert et est mort pour le salut du genre humain ». Cet article n’est que partiellement abordé au cours de la dispute ; voir le commentaire de Na .hmanide sur Ésaïe 52-53 traduit plus loin.

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apparaît dans la personne de Raymond de Pennafort, est là pour leur certifier que, gagnant ou perdant, celle-ci finira mal. Aucun des principaux protagonistes de la dispute n’intervient donc à titre privé ; derrière Na .hmanide, Paul Christiani et Jaime Ier se profilent la communauté juive, l’Église et la monarchie. Personnes singulières, leur situation concrète en regard du groupe ou du corps dont ils sont issus, donne à leur présence à Barcelone une portée au plus haut point « publique ». Les relations tissées entre les protagonistes et les liens qu’eux-mêmes ont noués avec ceux qu’ils représentent confèrent au déroulement de la dispute une valeur exemplaire.

Personnage central de la dispute, Na .hmanide est une figure prestigieuse du judaïsme espagnol au xiiie siècle. Son autorité est reconnue non seulement par les juifs mais aussi par Jaime avec lequel il entre-tient des relations privilégiées 1. Dès 1211, ses écrits le font connaître et il devient rapidement un maître de premier ordre en matière de halakha (juridiction) ; commentateur de renom de la Torah, mais aussi caba-liste, ses multiples activités font de lui un personnage central dans les communautés juives de la péninsule ibérique. Il est même probablement nommé grand rabbin de Catalogne en 1264, à la mort de Jonas ben Abraham de Gérone. La renommée et l’autorité

1. Ainsi, lorsque en 1232 un différend oppose les membres des juiveries de Catalogne à une influente famille juive de Saragosse, les Alconstantini, au sujet de la charge de dayan (juge), le roi Jaime Ier fait appel à Na .hmanide et suit son conseil. L’incident témoigne du prestige et de l’auto-rité morale dont Na .hmanide était investi auprès des juifs, qui acceptèrent son arbitrage, et dans l’entourage royal.

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du rabbin de Gérone dépassent les frontières de la couronne d’Aragon. Son intervention en 1232, lors de la controverse qui opposa dans les communautés juives de Provence les partisans de Maïmonide et ses adver-saires en témoigne amplement. Une volonté de conci-liation se dégage des lettres qu’il adresse aux aljamas de Catalogne, d’Aragon et de Navarre et aux rabbins de la France du Nord. Il n’a alors pas d’autre but en défi-nitive, que d’éviter le déchirement du peuple juif et de le préserver des influences extérieures. Ainsi, débattre avec Na .hmanide, c’est disputer avec le « maître » de la tradition juive. Sa réputation de talmudiste le désigne comme protagoniste dans une entreprise où l’Église s’est assigné pour but l’appropriation ou la censure du Talmud. Remporter un succès dans une telle situation n’en aurait que plus de poids et constituerait un argu-ment majeur lors des campagnes de prédication qui ont lieu depuis les années 1240 dans le royaume d’Aragon. On saisit dès lors la signification de l’insistance des dominicains à débattre avec Na .hmanide et la raison du peu d’empressement qu’il mit à s’y soumettre, puisqu’il fallut recourir à une convocation royale et à l’assurance d’une totale liberté de parole pour que Na .hmanide accepte de disputer avec Paul Christiani. On comprend aussi l’acharnement des dominicains à poursuivre la dispute sous une forme judiciaire, lorsque celle-ci fut close.

La présence du roi Jaime aux séances de la contro-verse n’a rien non plus d’accidentel. Sa curiosité pour les choses religieuses l’y porte naturellement ; curiosité que l’on décèle d’après ses propres préoccupations théo-logiques qu’il nourrit par la fréquentation de Raymond Lulle et de Raymond de Pennafort. Avec Raymond

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Lulle, Jaime Ier côtoie le modèle d’un homme de cour – il est sénéchal de l’infant – qui, à la suite d’une illu-mination mystique, se fait l’apôtre de l’adhésion libre des infidèles à la foi chrétienne. Il est « le procureur des infidèles ». Il s’agit d’une attitude où la tolérance tient une place essentielle, du moins à l’origine. Mais il ne faut pas s’y tromper, elle n’a d’autre finalité que la conversion à la foi catholique. Plutôt que de fermer le christianisme aux juifs, Raymond Lulle ouvre la voie à une politique d’assimilation en mettant en avant les points communs aux trois religions : rapprocher pour unir dans le christianisme. Raymond de Pennafort incarne plutôt une ligne opposée à celle de Raymond Lulle. Dominicain depuis 1222, il participe au plus haut niveau à la direction de l’Église en menant de front (c’est une caractéristique des frères prêcheurs) une œuvre de théologien et de juriste (Summa Casuum, participation à la refonte du Corpus Juris Canonici) et d’homme politique : il est élu en 1237 général des domi-nicains après avoir été depuis 1230 confesseur du pape Grégoire IX, mais il démissionne de son poste en 1240. Cette démission est pour lui le moyen de se consacrer à la prédication, en particulier dans les aljamas arago-naises. Raymond de Pennafort est sans doute un de ceux qui fit le plus pour donner à la dispute un rôle prosélytique. Dans son esprit, disputes et prédications forment un tout indissociable, une machine de guerre contre les détracteurs de la foi, prolongement de la croisade à l’intérieur de la société chrétienne. Lulle et Pennafort résument donc deux formes d’action dans le domaine de la religion, deux voies de l’apolo-gétique chrétienne. Or, au xiiie siècle, un roi chrétien ne peut qu’être sensible à de tels modèles qu’il trouve

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appliqués chez ses voisins et contemporains, Louis IX et Ferdinand III. Est-ce pour cette raison que Jaime intervient directement dans la dispute en question-nant Na .hmanide, et surtout, événement sans précé-dent au Moyen Âge, qu’il se rend dans la synagogue de Barcelone pour y débattre avec Na .hmanide et y haranguer l’assemblée des fidèles ? Il ne le semble pas. Tout, au contraire, empêche de voir en Jaime un roi très chrétien qui transposerait la défense de la foi du domaine de la guerre (la Reconquête) à celui de l’idéo-logie. Son attitude pendant la dispute révèle plutôt l’écart qui existe entre ses conceptions personnelles et celles des représentants officiels de l’Église : pour lui, la controverse demeure une joute oratoire entre deux partenaires qui s’opposent certes, mais qui ne sont pas d’irréductibles adversaires. Jaime n’a pas saisi, refuse ou feint de ne pas saisir le changement de nature des débats théologiques dont le xiiie siècle porte la marque. Attitude désuète et inadaptée, qui ne correspond plus à la situation nouvelle que l’Église cherche à introduire en Aragon ? Un tel jugement ne peut rendre totalement compte du comportement général de Jaime au sujet de la communauté juive aragonaise.

Le xiiie siècle espagnol suit en effet l’évolution géné-rale des monarchies occidentales : partout en Europe, l’heure est à la constitution de monarchies puissantes, s’appuyant sur le droit et les professionnels du politique, en marche vers la centralisation. Mais l’une des carac-téristiques du xiiie siècle aragonais et castillan tient à la convergence d’intérêts entre les monarchies et les communautés juives, laquelle apparaît dans les liens privilégiés qu’entretiennent rois et aljamas. Les rois espagnols puisent dans la communauté juive, comme

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dans un vivier, les grands techniciens qui les servent. Agissant comme bailleurs de fonds ou comme diplo-mates, que leur connaissance de l’arabe et des pratiques en usage dans les cours musulmanes rendent néces-saires lors de la phase ultime de la Reconquête, les juifs constituent pour le pouvoir royal un personnel diffici-lement remplaçable. C’est ainsi que de nombreux juifs interviennent dans le repartimiento de Majorque ou de Valence. De la sorte, les communautés juives sont un facteur essentiel du peuplement des terres gagnées par l’avancée de la Reconquête. Mais, de surcroît, la répartition des lots, rétribution des services rendus à la personne du souverain, confère un rôle politique de premier plan aux communautés juives. Relevant directement du roi, les privilèges qu’il leur concède garantissent aussi leur fidélité, puisque c’est de lui que dépendent pour une large part leur statut et leur sort dans la société chrétienne. Les aljamas constituent ainsi les pôles de pénétration du pouvoir royal. Corps autonomes des municipalités et le plus souvent des grands féodaux, elles forment de solides bastions de la politique royale et sont un facteur favorable à l’effort de centralisation monarchique, en butte aux velléités d’indépendance des municipalités ou de l’aristocratie foncière. D’autre part, les communautés sont aussi une source de revenus non négligeable : relevant du roi, elles lui versent une taille qui est un impôt recognitif de dépendance. Les activités commerciales et artisa-nales dégagent ainsi une classe aisée qui est à même de prendre à ferme les principales sources de revenus du royaume, avançant au roi les fonds qui lui sont nécessaires. Cependant, en Aragon et à Barcelone plus particulièrement, la seconde moitié du xiiie siècle met

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directement aux prises les grandes familles juives avec une bourgeoisie chrétienne au pouvoir économique croissant. La résultante de ce jeu d’influences a pour effet d’accroître la précarité du sort des juifs aragonais. De plus, la centralisation royale (unification des lois et recours aux principes du droit canon et du droit romain, mais aussi révision de fueros…) et l’accroisse-ment du poids de l’État sur les sujets, s’accompagnent de nombreux ressentiments : les « mauvais conseillers » juifs sont un exutoire au mécontentement du peuple et des grands du royaume. En Aragon, le peuple juif et le roi sont donc liés par des intérêts communs ; double solidarité, en fait et en droit, puisqu’être juif c’est être aussi, dans la société chrétienne, servus regis. Sous cet éclairage, les hésitations de Jaime lors de la dispute, prennent donc une autre signification. Il ne s’agit pas d’un état d’âme mais d’une attitude politique délibérée. En ne voulant voir dans la dispute qu’une controverse théologique, Jaime veut éviter le glissement opéré par l’Église du théologique au politique. La pression exercée par les dominicains dans cette direction est pourtant d’une ampleur considérable. Les campagnes de prédication menées auprès des juifs, la publicité des séances de la controverse, la mise en mouvement de l’anti-judaïsme du peuple des faubourgs et l’interven-tion directe du pape auprès du roi, doublent la dispute d’un mouvement plus vaste, qui finira par aboutir dans la violence et l’exclusion, mais dont Jaime peut encore retarder l’effet à cette heure 1.

1. Les premières violences populaires se manifestent en 1268 à Jativa, ce qui contraint le roi Jaime Ier à prendre des mesures pour défendre les communautés juives. La

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Pris dans ce réseau de forces, les convertis consti-tuent le personnel zélé de la politique de l’Église. Apostats du judaïsme, ils sont d’une exceptionnelle utilité. Ils ont tout d’abord, ne serait-ce que pour eux-mêmes, à donner des signes tangibles de la sincérité de leur conversion au christianisme. L’intensité de leur activité, leur engagement fréquent parmi les frères prêcheurs et leur agressivité à l’égard de leurs anciens coreligionnaires en donnent la mesure. Paul Christiani est à cet égard une figure typique. Les seuls éléments connus de sa biographie concernent justement ses acti-vités anti-juives. Sans doute issu des communautés de Provence, c’est là qu’il commence ses campagnes de prédications. Il reçoit pour cela l’appui de son ordre, qui l’envoie même par la suite auprès du pape pour faire condamner Na .hmanide. Son utilité, cepen-dant, ne se borne pas aux poursuites formelles menées contre quelques rabbins. Sa connaissance de l’hébreu et des écrits rabbiniques, son expérience des commu-nautés juives font de lui un collaborateur de premier ordre pour l’Église. C’est à lui qu’est confiée à partir d’août 1263 la censure des passages jugés blasphéma-toires du Talmud, et c’est encore lui qui sert d’intermé-diaire entre Jaime et le pape Clément IV concernant le problème juif 1. Bien entendu, le phénomène de l’apos-

situation se dégrade brusquement après sa mort, les privi-lèges qui protègent les aljamas sont abattus les uns après les autres. À la fin du xiiie siècle, les juifs n’occupent plus de charges publiques dans la couronne d’Aragon et leur situation devient de plus en plus précaire.

1. Ses activités anti-juives ne s’arrêtent pas là : en 1269, sous le règne de Louis IX, il fait instaurer en France le port de la rouelle comme signe distinctif des juifs. Voir aussi

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tasie est ancien et Na .hmanide n’a pas de mal à assimiler le frère Paul aux minim dont parle le Talmud. Mais au xiiie siècle, l’Église dispose de structures adaptées à l’activité des apostats du judaïsme, à son utilisation et à sa canalisation. Confrontée aux hérésies majeures que furent le catharisme et le valdéisme, elle fit face en instituant les ordres mendiants : franciscain et domi-nicain, et en organisant l’Inquisition pontificale. Nés de la lutte contre l’hérésie, les succès remportés peu à peu amenèrent les dominicains, plus particulièrement, à se poser en gardiens de l’orthodoxie romaine ; les dominicanes : les « chiens » du Seigneur, occupent la première place dans l’Inquisition et se font les propa-gateurs zélés de la foi. Ainsi, l’écho que rencontrent les apostats auprès de la papauté, les structures qui les utilisent et le soutien de certaines monarchies donnent un poids sans précédent à leur rejet du judaïsme. Plus profondément, ils témoignent, dans leur personne et dans leurs activités, de la position nouvelle de l’Église à l’égard des juifs et du judaïsme : le passage du théo-logique au politique, dont le prosélytisme et la conver-sion sont le moteur. Ainsi sur le plan théologique, le statut du peuple juif demeure inchangé ; son exis-tence est justifiée en tant qu’il témoigne à la fois de la crucifixion historique de Jésus et de son châtiment consécutif (exil, servitude, abaissement). Seule la situa-tion des juifs dans la société est remise en cause. Au xiiie siècle, la société se veut chrétienne et l’Église aspire à en régenter tous les niveaux et toutes les formes. Par-delà le pouvoir monarchique, elle domine idéologique-

l’article de J. Schatzmiller in Hommage à Georges Vajda, Louvain, 1980, p. 203-217.

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ment et politiquement les États et les collectivités, les classes et les individus. Concrètement, cette attitude nouvelle de l’Église se traduit par une politique systé-matique de christianisation des secteurs de la vie sociale qui échappent à son emprise : prosélytisme et conversion.

C’est pourquoi, l’approche chrétienne de la tradition rabbinique au cours de la dispute n’est pas théologique ni métaphysique, malgré les insistantes réclamations de Na .hmanide, mais politique. Reprenons en effet la démarche de Paul Christiani. La façon dont il use de la tradition juive est tout à fait originale. À l’inverse d’un Nicolas Donin, autre converti, il ne s’efforce pas de faire condamner et détruire le Talmud ; il tente d’en faire l’instrument, voire la cause, de conversions au christia-nisme. Son propos est simple : il s’agit de montrer que les docteurs du Talmud avaient reconnu la messianité de Jésus et avaient foi en sa religion. L’arme est à double tranchant : elle lui permet de présenter pour chrétienne l’œuvre la plus importante de la tradition juive ; mais elle lui permet aussi de jeter le discrédit sur ceux qui, parmi ses contemporains, assument la charge de son enseignement et des décisions juridiques qu’elle impose. Car ces derniers, Na .hmanide en tête, font alors figure d’imposteurs qui trompent le peuple sur la réalité de la tradition. L’attaque est redoutable car elle est indirecte, et si Paul Christiani avait été plus habile et Na .hmanide moins résolu ou moins énergique, ses conséquences auraient provoqué un profond malaise dans la commu-nauté juive. C’est, en effet, le lien social lui-même qui est ici visé et menacé. En remettant en cause le fonde-ment sur lequel reposent la vie juive et sa socialité, et en discréditant ceux qui font figure de chefs métaphy-

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siques du peuple juif 1, les dominicains peuvent espérer dissoudre les communautés juives enclavées dans la société chrétienne.

Le même phénomène se reproduit au niveau du contenu de la dispute. Celle-ci a trait essentiellement au Messie. Or, le sens d’une telle controverse n’échappe à aucun des protagonistes ; à travers la personne et la nature du Messie sont en jeu pouvoir et souveraineté. Le « règne du Messie », le « royaume » tant attendu n’ont rien d’une pieuse métaphore destinée à consoler les peuples de leur détresse présente, par la promesse d’un avenir radieux. juifs et chrétiens sont d’accord sur ce point : tous les royaumes et tous les pouvoirs qui ne sont pas celui du Messie sont appelés à disparaître ; plus qu’éphémères, ils sont sans espoir, sans avenir, et promesse d’oubli. La question du Messie est la ques-tion la plus radicale que l’on puisse poser au sujet du pouvoir ; elle est celle de la continuité et de la pérennité des peuples. Tous les empires meurent, les royaumes et les nations sont emportés les uns après les autres dans le tourbillon incessant des aléas du pouvoir et de la domi-nation. Le politique est un abîme mortel où s’effondrent invariablement les hommes et les peuples. C’est sur ce fond de déliquescence de tous les empires que s’élève la question messianique : mettre un terme à cet écra-sement continuel des peuples les uns contre les autres. Cependant, à partir de là, juifs et chrétiens se séparent pour ne plus jamais se retrouver. Pour les premiers le Messie n’est pas encore venu, ni son royaume réalisé, et

1. Voyez l’insistance avec laquelle Paul Christiani fait reproche à Na .hmanide d’être appelé « maître » par ses coreligionnaires.

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régulièrement on se met à calculer le temps qui nous en sépare encore. Na .hmanide ne se prive pas de le faire au cours de la dispute. Pour les seconds le Messie est déjà venu mais son royaume n’est pas de ce monde. On ne doit pas se méprendre sur la portée de cette divergence, qui n’a rien d’une querelle entre clocher et synagogue. À travers elle c’est le sens de l’exil du peuple juif, dépos-sédé de la souveraineté, qui devient l’enjeu de l’affron-tement. Si le Messie est déjà venu et que les juifs ne l’ont pas connu, leur exil n’est plus qu’une inutile errance. Leur particularisme au sein de la société chrétienne et leur persistance dans la loi et la tradition constituent alors une atteinte insupportable à son « règne ». Mais si le Messie n’est pas encore venu, le christianisme se trouve relégué au rang de simple puissance politique et sa vérité résumée à l’exercice momentané d’un pouvoir dans le monde. La catholicité qu’il revendique, au nom d’une vérité qui s’élève au-dessus des peuples, est alors réduite à l’universalité de sa domination. En provo-quant le judaïsme au sujet du Messie, les dominicains s’engagent donc sur le terrain qui leur est le plus mena-çant. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter aux pages de la relation hébraïque où Na .hmanide se livre à un calcul de la fin sur la base du livre de Daniel : selon lui le Messie doit venir quatre-vingt-quinze ans plus tard, soit en l’an 1358 de notre ère. La fin visée en la personne du Messie ne se perd pas dans les brumes d’un avenir lointain qui conforterait douillettement les pouvoirs du monde. Pour Na .hmanide, la venue du Messie est quasiment contemporaine des protagonistes de la dispute. Concrètement, l’attente messianique des juifs fait de l’Église une puissance politique pure et simple, assimilable aux autres pouvoirs du monde. Elle

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récuse sa prétention à « coiffer » les royautés consti-tuées au nom d’une vérité supérieure. D’ailleurs, n’est-ce pas devant le pape que le Messie doit venir pour lui tenir le discours même que Moïse tint à Pharaon ? On comprend qu’une telle question revête autant d’im-portance pour les dominicains et qu’ils s’en inquiètent suffisamment pour faire du judaïsme une « hérésie », c’est-à-dire, au fond, un mouvement séditieux. De fait, selon Na .hmanide, la seule différence pour Israël « entre ce monde et les temps messianiques est la soumission aux pouvoirs ». On ne saurait être plus clair. Le mot hébreu qui désigne la fin est guehoula, qui signifie libé-ration ; et tel est aussi le nom du Messie, goèl : libérateur. C’est à l’aune de cette liberté que Na .hmanide mesure les affirmations du frère Paul au sujet de la venue du Messie et qu’il les récuse. L’exil des juifs n’est finalement pour lui que la situation où la liberté fait défaut, où elle se fait attendre. Le messianisme juif est donc une remise en cause radicale du pouvoir de l’Église, tant dans sa prétention à se situer au-delà des affrontements finis, temporels et toujours mortels du politique, qu’en ce qui concerne l’exercice concret de ce pouvoir sur une société. La dispute de Barcelone est ainsi, avant tout, la mise en scène de la situation nouvelle du judaïsme au sein de la chrétienté, une sorte de tableau vivant dont les prolongements fournissent le résumé et le modèle des siècles suivants : poursuites judiciaires contre Na .hmanide, censure du Talmud, confiscation des écrits remettant en cause l’orthodoxie chrétienne, etc. À terme, la résistance du judaïsme et d’un nombre important de juifs à la politique de christianisation menée par l’Église, conduit à leur exclusion définitive de la société chrétienne.

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