395
Louis-Eugène OTIS Docteur en philosophie, professeur de philosophie au Séminaire de Chicoutimi (1950) La doctrine de l’évolution Tome II Un point de vue philosophique et théologique LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène OTISDocteur en philosophie,

professeur de philosophie au Séminaire de Chicoutimi

(1950)

La doctrine de l’évolutionTome II

Un point de vue philosophiqueet théologique

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

Page 2: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 2

Politique d'utilisationde la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.

- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Clas-siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et person-nelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisa-teurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Page 3: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 3

Cette édition électronique a été réalisée avec le concours de Stefan Dimitrov, bénévole, Chercheur en philosophie, de l’Académie Bulgare des Sciences, Insti-tut des recherches philosophiques/ Institut pour l'étude des sociétés et de la connaissance Sofia, Bulgarie,Page web dans Les Classiques des sciences sociales :http://classiques.uqac.ca/inter/benevoles_equipe/liste_dimitrov_stefan.html Courriel : Stefan Dimitrov : [email protected]

à partir de :

Louis-Eugène OTIS

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

Montréal : Les Éditions Fides, 1950, 264 pp. Préface de Charles de Koninck. Collection : Philosophie et problèmes contemporains.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 20 novembre 2019 à Chicoutimi, Québec.

Page 4: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 4

Louis-Eugène OTISDocteur en philosophie,

professeur de philosophie au Séminaire de Chicoutimi

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique

et théologique.

Montréal : Les Éditions Fides, 1950, 264 pp. Préface de Charles de Koninck. Collection : Philosophie et problèmes contemporains.

Page 5: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 5

Abbé Louis-Eugène OTISDocteur en philosophie (Laval)

Professeur de philosophie au Séminaire de Chicoutimi, Québec

LA DOCTRINEDE L'ÉVOLUTION

IIUN POINT DE VUE

PHILOSOPHIQUE ET THÉOLOGIQUE

Préface de Charles De KoninckDoyen de la Faculté de Philosophie de l’Université Laval

« Dans les choses qui ne sont pas de nécessité de foi, il est permis aux saints aussi bien qu'à nous de différer d'opinion. »

S. THOMAS D'AQUIN,In II Sententiarum, d.2, q.1, a.3.

PHILOSOPHIE ET PROBLÈMES CONTEMPORAIN–––––––––––––––––––––– 10 ––––––––––––––––––––––

FIDES • 25 est, rue Saint-Jacques • MONTRÉAL1950

Page 6: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 6

Nihil obstat. Chicoutimi, die 1a aprilis 1950.J. Dufour, P.D., Censor deputatus.

Imprimatur. Chicoutimi, die 1a aprilis 1950.† Georges Melançon, Episcopus Chicoutimiensis.

Copyright, Ottawa, 1950.

Page 7: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 7

[13]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

SOMMAIRE

Préface [11]Avant-Propos [21]

PREMIÈRE PARTIELA PHILOSOPHIE ET L'ÉVOLUTION [25]

Chapitre I. La philosophie et le problème scientifique de l'évolution [27]

1. Un problème de méthode [27]2. Différence entre la philosophie de la nature et les sciences expérimentales

[28]3. La philosophie de la nature fait partie de la doctrine naturelle [42]

Chapitre II. Le rôle de la cause finale dans l'œuvre de la nature [45]

1. Les notions de matière, de forme et de privation [452. Finalité et appétit de la matière [51]3. La finalité [57]

1° La fin ultime de tout mouvement dans la Nature [57][8]

2° Les finalités particulières [65]3° La subordination des finalités particulières à la finalité universelle

[68]

Chapitre III. La progressive disposition de la matière et le temps [75]Chapitre IV. Le rôle du mouvement d'altération dans la graduelle disposition de

la matière [81]

Chapitre V. Les causes proportionnées de l'organisation progressive de la ma-tière jusqu'à son actuation par l'âme humaine [93]

1. La cause première [94]2. Les causes secondes [96]3. Hiérarchie et subordination des causes secondes [98]4. Conclusions [106]

Page 8: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 8

Chapitre VI. Déterminisme, contingence, hasard et finalité dans la nature [127]

1. Déterminisme, matérialisme et évolution [127]2. Finalité et contingence [132]3. Le hasard et la contingence naturelle [1354. La racine du hasard [141]5. Le hasard et l'œuvre de la nature [144]

Appendice. L'ontogénèse, modèle de la phylogénèse [153]

1. Graduel développement de l'embryon humain par la succession des âmes [154]

2. L'opinion historique concernant l'information médiate [160]3. La vertu formative et les «   éléments sexuels   » dans la génération humaine

[163]

[9]

DEUXIÈME PARTIEL'ÉVOLUTION ET L'ORTHODOXIE CATHOLIQUE [171]

Chapitre I. Saint Augustin et l'évolution [173]

1. La création simultanée de toutes choses [175]2. Les raisons séminales [182]3. Les raisons séminales et les modes de production des corps d'Adam et

d'Eve [188]4. L'enseignement de saint Augustin comparé à celui des autres Pères de

l'Église [193]5. Le rôle des causes secondes, d'après saint Augustin [198]6. Les raisons séminales sont-elles des causes actives ou passives   ? [206]7. Conclusions sur l'œuvre des six jours [210]8. Les «   raisons séminales   » d'après saint Thomas [216]9. Saint Augustin est-il ou non évolutionniste   ? [216]

Chapitre II. Les Saintes Ecritures [229]Chapitre III. Les décisions doctrinales [245]

Bibliographie [251]Index alphabétique des auteurs [259]Index alphabétique des matières [261]

Page 9: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 9

[11]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

PRÉFACE

Retour au sommaire

C'est un temps inopportun que l'auteur a choisi pour me demander une préface à son livre sur l'évolution, plongé comme je le suis dans la lecture de travaux apparemment définitifs sur l'éclectique de Stagire 1 et sur ce sage d'Aquin qui - pour des raisons d'opportunité que seule l'histoire peut faire comprendre - feignait d'être son disciple. Averti de cette circonstance, le lecteur pardonnera le biais que ma séduction à cette littérature pourrait laisser dans les pages qui vont suivre.

J'ose donc ouvrir cette préface par une prudente réserve sur le livre qu'elle doit présenter. (Il est vrai qu'une préface n'est pas un compte rendu. Mais le préfacier n'a-t-il pas le droit de se montrer aimable sans compromettre son intégrité - surtout quand il s'agit d'« intégrité scien-tifique » ?) C'est que dans la partie philosophique et théologique de son ouvrage monsieur l'abbé Otis s'est exposé à une critique générale qu'il ne semble pas avoir prévenue : l'auteur paraît avoir manqué de s'adapter au climat intellectuel de son temps en voulant tenir compte dans la discussion des problèmes qu'il aborde, de certaines questions fondamentales que, vaille que vaille, on ne se pose plus et qui ont été reléguées apparemment une fois pour toutes à l'histoire. Son volume ne s'en trouvera-t-il pas inutilement alourdi, alors que l'initiation à un certain genre [12] de méthode de recherches scientifiques en matière d'histoire des idées lui aurait permis de s'éviter la gêne où inopinément il se met, en voulant discuter un problème qui date d'à peine deux siècles, et dont les positions n'ont cessé de changer (comme l'auteur aurait pu voir au volume premier de cet ouvrage), et en traitant cette question dans les termes de doctrines, que dis-je, de « conceptualisa-

1 V.g. Léon Robin, Aristote, Coll. « Les grands philosophes », Paris 1944.

Page 10: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 10

tions » sans doute fécondes en leur temps (on ne veut pas nier la « fraîcheur » qu'elles ont eue ; précisément, elles l'ont eue, car l'inexo-rable « dialectique de l'histoire » emporte tous les printemps) mais qui sont des conceptualisations, des abstractions outrées, liées à des contingences historiques et dépassées ? Que si l'auteur pouvait citer, en précédent, la tentative d'un P. Gardeil, par exemple, ne pourrait-on pas faire remarquer qu'elle fut faite, il y a plus d'un demi-siècle, et que tout ce qui précède n'est pas exemple à suivre ?

Nous n'avons cure pour le moment du problème de l'évolution. Sans doute fait-il l'objet de ce livre, (et l'impression du lecteur, que M. Otis pourrait bien avoir quelque sympathie pour l'idée de l'évolution n'est peut-être pas sans fondement) mais la valeur de sa discussion du problème en cause ne dépendra-t-elle pas de la valeur des notions, des principes et doctrines fondamentaux que présuppose cette discussion ? Nous ne pouvons résister à la tentation d'attaquer la question à sa ra-cine. Or ce sont précisément les racines que M. l'abbé paraît avoir mal choisies.

On ne peut formuler en toute justice une telle réserve sans l'ap-puyer sur des exemples tranchants. Par bonheur, ils abondent dans ce livre ; on n'a qu'à regarder la table des matières ou l'index alphabé-tique. Mais afin que le lecteur saisisse toute la portée de l'argument qui nous occupe, il convient de l'avertir que le propos de l'auteur n'a pas été de s'en tenir à une étude simplement historique. Non ; il s'est aventuré plus loin et [13] entend présenter une doctrine per modum doctrinæ – comme on disait autrefois – ; un enseignement qui, d'après lui, serait valable même aujourd'hui. Non pas qu'on lui ferait grief de vouloir offrir une doctrine qui se pourrait soutenir pour un temps. Toutefois, son dessein n'est-il pas voué à l'échec du fait qu'il choisit, comme base, des positions et des enseignements qui heurtent l'intelli-gence contemporaine (nous entendons manifestement la pensée vi-vante, celle qui est sensible aux légitimes aspirations du jour, celle qui ne veut pas se laisser prendre dans le filet de la pensée conceptuelle et statique, celle qui est essentiellement dynamique, quoi, pour ne pas dire existentielle).

Veut-on des exemples ? Il est question dans ce livre, « du rôle de la causalité finale dans l'œuvre de la nature », de « la matière, de la forme, et de la privation », de « l'appétit [sic] de la matière », du « mouvement d'altération », du « hasard », et l'auteur est allé jusqu'à

Page 11: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 11

vouloir réintégrer les « causes universelles » et les « générations équi-voques » dans les œuvres de la nature. On était en droit de croire, semble-t-il, que ces choses avaient été définitivement enterrées. Elles figurent encore dans certains manuels, mais même le Père Gredt avait serré les générations équivoques et dans sa philosophie de la nature il éludait la causalité finale, l'univers étant du reste une belle « machi-na ».

Pourquoi l'auteur n'a-t-il pas tenu compte de cette littérature tant appréciée de tout chercheur honnête, libre et avide de goûter « le fruit d'une méditation philosophique loyale, où l'âme tout entière est inté-ressée » ? Le lecteur averti ne manquera pas de sentir que l'abbé Otis s'est laissé prendre dans « la machine à penser » d'Aristote ; que « ces rouages qui s'appellent 'puissance' et 'acte', 'matière' et 'forme' », que « tout cela dissimule en effet une véritable mythologie logique, infini-ment plus dangereuse que celle de Platon... », mythologie [14] logique qui, surtout quand elle est enseignée par « le génie didactique d'Aris-tote », peut s'assimiler à « un sentiment d'aisance, celle-ci fût-elle ap-parente et superficielle ». On pourrait donc se demander si l'auteur, comme plusieurs personnes avant lui, n'est pas sous l'emprise du « verbalisme d'Aristote », de son « qualitativisme », des « vertus oc-cultes », du « jeu des 'quiddités' », de sa « systématisation dogma-tique, factice et prématurée, d'un savoir sans critique », de « ce bel aspect de la façade » et de « la confusion ou le désordre foncier de ce qu'il y a derrière ». Et quand on pense que l'abbé Otis semble avoir pris tellement au sérieux cet Aristote, dont « on peut douter qu'il ait été un philosophe vivant sa philosophie » ! Alors que « ce qui est par essence élan et aspiration exige de n'être pas emprisonné et étouffé dans des cadres tout préparés et bridé d'avance par des formules d'al-lure définitive ».

Mais il y a beaucoup plus grave. À peine ose-t-on le dire. L'auteur de ce livre semble ignorer le fait bien établi qu'Aristote était aristotéli-cien tandis que saint Thomas, lui, était, au contraire, thomiste ; que celui-là était essentialiste, celui-ci, existentialiste. On sera gêné de constater que l'abbé Otis n'a dit mot de l'« existentialisme de saint Thomas » alors que c'est précisément la clé de voûte de toute sa pen-sée. Que s'il l'avait su, il aurait pu se dérober à l'humiliation que les dernières recherches - même « thomistes » - font subir au Philosophe. Il est vrai que cette divergence radicale et décisive est de découverte

Page 12: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 12

récente, mais l'auteur pourrait bien regretter le temps qu'il a dépensé à lire saint Thomas et d'avoir eu recours au saint Docteur pour mieux comprendre Aristote, quand il aurait pu s'en tenir à des commentateurs plus « objectifs » ; il pourrait se reprocher d'avoir préféré le commen-tateur le plus intelligent car, on aurait dû le lui dire, les plus intelli-gents risquent de manquer d'objectivité, emportés qu'ils sont par l'élan de [15] leurs propres intuitions. Et qui plus est, M. Otis n'a pas même tenu compte du choix qui lui était laissé. Car d'après certains auteurs on ne peut se fier à saint Thomas commentateur pour mieux com-prendre Aristote, ses commentaires étant thomistes ; tandis que d'autres auteurs nous avertissent que les mêmes commentaires de saint Thomas sont au contraire aristotéliciens, en sorte qu'on ne peut pas non plus s'en servir pour connaître la pensée de saint Thomas. Ajou-tons que les uns et les autres sont parfois les mêmes auteurs.

Soyons concrets et cernons un des exemples que nous avons cités. Prenons de préférence celui qui est à la fois le plus susceptible de heurter et le plus important pour la doctrine que l'auteur veut établir - celui de la causalité « équivoque ». Il est vrai que pour Aristote et saint Thomas rien ne peut se faire dans la nature sans qu'une intelli-gence séparée et cause universelle y soit actuellement à l'œuvre, en sorte que si tel chêne est vraiment la cause génératrice de tel autre chêne, et tel homme de tel autre, ces agents ne pourraient exercer leur causalité particulière sans que s'exerce à l'endroit des mêmes individus engendrés l'action d'un agent séparé de toute matière et cause univer-selle. D'où l'adage : Quodlibet opus natura est opus alicujus substantiæ intelligentis. Et la raison qu'on en donnait est en somme assez simple !

Aucun agent particulier et univoque ne peut être purement et sim-plement (« simpliciter ») la cause de l'espèce à laquelle appartient la chose dont il est la cause univoque. Ainsi, cet homme ne peut être la cause de la nature humaine ; il serait, en effet, par là même, cause de tout homme, et, par conséquent, de lui-même, ce qui est impossible. À parler absolument et en toute rigueur ( « per se loquendo » ), cet homme-là est cause de cet homme-ci. Celui-ci est homme par ceci que la nature humaine est dans cette matière, laquelle est principe d'indivi-duation. Cet homme donc n'est la cause d'un homme [16] que pour autant qu'il est la cause de ce que la forme humaine devient dans cette matière. Ce qui revient à être le principe de la génération de cet

Page 13: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 13

homme. Il est donc évident que cet homme, et de même tout autre agent univoque dans la nature, n'est cause de génération que de cette chose-ci ou de cette chose-là. Or, il faut nécessairement qu'il y ait une cause qui soit proprement la cause efficiente de l'espèce humaine elle-même ; ce que démontrent sa composition et la disposition de ses par-ties, lesquelles sont mêmes dans tous les individus, à moins d'un obs-tacle accidentel. Et cette raison vaut pour toutes les autres espèces de choses naturelles. Cette cause est Dieu, soit médiatement, soit immé-diatement 2.

Voilà, pour celui qui l'admet, un argument à deux tranchants. Il exclut le naturalisme qui attribue aux seules « lois » subjectées dans les choses naturelles l'apparition, même du premier individu d'une es-pèce. Mais il rejette tout autant le fixisme, qui ne fait appel à une cau-salité spirituelle que pour une première institution de l'espèce. Si nous avons bien compris, l'auteur accepte cet argument. C'est dire qu'il est encore plus loin d'un certain évolutionnisme que ne le sont les soi-di-sant fixistes. Il a besoin d'un agent incorporel pour la production natu-relle de chaque individu de l'espèce ! En effet, marquons-le, tant qu'il ne s'agit pas de l'être même de la chose produite, mais uniquement de l'espèce et de l'ordre qui se fait dans la nature, la causalité spirituelle n'est pas celle qu'on appelle créatrice, et qui est immédiate ; c'est une causalité appliquée naturellement à une réalité corporelle et qui s'exerce au moyen du mouvement selon le lieu. En d'autres termes, M. Otis est obligé de recevoir l'adage : Homo generat hominem ex materia, et sol 3. Il peut refuser le soleil, mais il lui [17] faudra de toute manière quelque entité matérielle, instrument d'un agent séparé équivoque, ou analogique - de peur que Socrate ne s'engendre lui-même 4. Et voici que pour l'abbé Otis dont l'étude est lestée d'emprunts à de vieux auteurs qui n'étaient pas évolutionnistes, l'évolution, à condition que les théories soient suffisamment garanties par l'expé-rience, devient au point de vue philosophique curieusement aisée.

Mais que vaut à l'heure qu'il est cette argumentation d'une appa-rence si ferme ? Précisément, pourra-t-on dire, c'en est l'allure défini-tive qui la trahit. Certes, on conviendra que pour un philosophe chré-

2 SAINT THOMAS, Contra Gentiles, III, ch. 65.3 ARISTOTE, Physique, 11, ch. 2.4 SAINT THOMAS, Ia, q. 104, a.1 ; de Potentia, q. 3, a.7 ; q. 5, a.1 ; Opusc.

de occultis operationibus naturæ.

Page 14: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 14

tien l'autorité de saint Thomas devrait au moins faire réfléchir. Mais à la réflexion, l'argument d'autorité est en philosophie le plus débile - c'est le même Docteur qui nous l'a dit. Aussi bien, la philosophie elle-même de saint Thomas est un système du XIIIe siècle, outre qu'il n'a pas eu à la choisir. La philosophie à cette heure n'était autre qu'Aris-tote, qui s'appelait Le Philosophe. Et à regarder d'un peu plus près cet argument du saint Docteur ne voit-on pas qu'il présuppose le Stagirite, celui des Livres Z et H de la Métaphysique ? Or, ce sont précisément ces deux livres qui font le cœur de la mythologie logique.

Apparemment, l'abbé Otis a négligé ce grand principe que le cer-tain est ennemi de la pensée. « Si la philosophie est une aspiration sin-cère vers une vérité, dont on peut croire s'en être rapproché, mais qu'on ne se dira jamais certain d'avoir conquise, on osera porter sur la majesté d'Aristote une main sacrilège et douter qu'il ait été un philo-sophe vivant sa philosophie. » L'auteur aurait dû en tenir compte : Aristote « est avant tout 'professeur', et à ce titre il est, peut-on dire, dans la ligne de la Sophistique. » Pour tout dire en un mot, on ne [18] peut douter, semble-t-il, que M. l'abbé Otis, par la position présuppo-sée à la thèse qu'il défend, ne se soit enlisé dans ce que nos voisins du sud appellent un prédicament embarrassant.

Puisque nous touchons au propos des prédicaments, peut-être convient-il de rappeler à l'auteur cette opinion que les concepts fonda-mentaux du péripatétisme, et par conséquent tout le système qu'ils supportent, reposent, en fin de compte, sur certains accidents de la grammaire hellène. Il est vrai que de nos jours cette opinion est moins en vogue, mais peut-être aura-t-elle le mérite (c'est le privilège de toute erreur, semble-t-il) de nous faire remarquer que si la pensée d'Aristote n'est pas à ce point prisonnière du grec, elle ne peut échap-per à la grammaire tout court. C'est donc là, et non ailleurs, qu'il fau-drait pouvoir chercher le fondement de toute sa physique, de sa méta-physique, de sa morale, autant que de sa logique. Nous n'aurions donc qu'à dépasser ce grammaticisme, pour voir se dissoudre en un thème purement relationnel et dynamique toutes ses catégories soi-disant irréductibles. 5 On verrait, [19] en somme, beaucoup de choses, et,

5 Abel Rey, dans son introduction à la traduction française de La docte ignorance de Nicolas de Cuse (Paris, Alcan, 1930) disait ceci : « Nous avons déjà vu que [la théorie de la connaissance moderne], au contraire de la [théorie médiévale], au contraire de l'aristotélisme, mais en appuyant la

Page 15: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 15

parmi elles, que l'être, comme la pensée, est essentiellement évolution – surtout l'être qui est l'esse qu'Aristote n'a pas connu bien qu'il en ait si souvent parlé –, que l'être, pour tout dire, n'est qu'un trou dans le non-être, et que le vrai est dans le cauchemar de Macbeth : « and no-thing is but what is not ». Pour ma part, j'ose ajouter que cette position audacieuse, et pourtant si féconde en un sens, est assez malaisée à ré-futer, pour raison de non-lieu. D'une part, en effet, la position en cause n'est jamais établie tout à fait, tandis que d'autre part il ne faudrait pas que jamais elle le fût, de peur qu'elle ne devienne certaine, définitive, et, par conséquent, ne se contredise elle-même – encore que la contra-diction, dès lors qu'elle est incarnée et vécue, soit le principe de toute fécondité. Aussi bien, plus on fait jouer à la grammaire ce rôle de res-triction et de fabricant de mythes, moins on se soucie de savoir ce qu'elle est.

tendance platonicienne, cherche moins les résultats que la méthode, le « tout fаit » que le « se faisant »... La connaissance n'a point pour but de nous définir une nature, un être (ce qui suppose un processus fermé, ou fermable), mais de nous amener à des lois et de lois en lois, toujours à des lois, des rapports... Les sensibles sont des symboles et non des êtres. Les intelligibles, non plus, ne sont pas des êtres. Ils sont précisément les liens créateurs et, pour employer un terme arithmétique que n'aurait peut-être pas renié Nicolas puisqu'il fait servir la mathématique au tout de la connaissance : des facteurs, des « passages » efficaces, et en qui réside toute efficacité, dans le monde naturel... Le relativisme auquel nous avons affaire est donc la connaissance d'une réalité, où la recherche des natures n'a point de sens, parce que la réalité est et n'est que l'ensemble des relations, des passages, du posse à l'acte... De là encore l'infinitude virtuelle de cet univers, puisque avec l'assimilation créatrice de l'esprit on ne peut entrevoir de limite dans les rapports des choses. Et cette autre idée encore que l'unité du monde n'est pas une unité « chosiste », mais une harmonie dynamique. » (pp. 22-25)

Page 16: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 16

J'entends protester le lecteur sympathique à la thèse de l'abbé Otis : le préfacier se bat contre des moulins à vent, puisque l'auteur s'adresse manifestement aux thomistes. Sans doute. Mais il n'est peut-être pas inutile de leur rappeler cet air qu'ils doivent avoir aux yeux d'une avant-garde qu'ils prennent trop souvent au sérieux – et parfois pas assez ; de leur faire savoir qu'il existe encore des personnes qui se croient disciples de ce Thomas qui fut le plus fidèle et le très humble disciple d'Aristote.

Charles DE KONINCK,doyen de la faculté de Philosophie.

Université Laval

[20]

Page 17: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 17

[21]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

AVANT-PROPOS

Retour au sommaire

La doctrine de l'évolution comprend trois aspects bien distincts : l'aspect scientifique, l'aspect philosophique et l'aspect théologique. C'est pour répondre à la plupart des questions qui se posent sur le sujet que nous avons été amené à en faire une synthèse à ce triple point de vue. Un premier volume traite de l'aspect scientifique, un second, de l'aspect philosophique et théologique.

L'intention particulière de l'exposé scientifique n'est pas de prouver l'évolution, d'établir si l'évolution est un fait, une vérité indiscutable et indiscutée – ce qui d'ailleurs n'est pas de notre compétence –, mais simplement de rapporter, suivant un certain ordre, ce que disent les savants sur le fait de l'évolution et sur son mécanisme. Et nous ferons ce rapport sans tenir compte des théories et des objections des fixistes, lesquelles n'ont pas lieu d'être dans cet exposé.

L'idée du second volume, avons-nous dit, est de présenter un point de vue philosophique et théologique du même problème, c'est-à-dire de montrer, indépendamment des données scientifiques, ce qu'une philosophie pourtant très ancienne – la philosophie aristotélicienne et thomiste – mais dégagée d'une expérience et de théories expérimen-tales, autrefois provisoires comme le sont encore d'ailleurs celles d'au-jourd'hui, peut dire de l'évolution, et de rappeler ce que plusieurs théo-logiens catholiques en pensent.

Page 18: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 18

[22]Il ne faudra donc pas voir dans cette étude sur la doctrine de l'évo-

lution une tentative de concordisme. Nous n'avons pas non plus cher-ché à illustrer une thèse philosophique au moyen de procédés et de raisons scientifiques, ni à confirmer ou à renforcer une position scien-tifique par des principes philosophiques. Mais on pourra constater, après lecture du présent volume, si les points de vue philosophique et théologique que nous y envisageons sont conformes ou non à l'idée d'évolution telle que définie et expliquée dans le premier volume. Cet exposé général de la doctrine de l'évolution aura l'avantage, nous l'es-pérons, d'aider ceux que le problème intéresse à se faire une certaine représentation synthétique de l'histoire du monde vivant tout en mon-trant, par un exemple particulièrement remarquable, comment se dis-tinguent sur une même question les aspects scientifique, philoso-phique et théologique. Cela pourra contribuer aussi à faire disparaître les préjugés, de part et d'autre, de savants, de philosophes et de théolo-giens, préjugés nés parfois d'une réaction des uns, et des autres contre ceux qui confondent les vues de la science avec celles de la philoso-phie ou de la théologie.

Nous avertissons, de plus, le lecteur qu'au cours de ce travail nous avons préféré citer textuellement les auteurs plutôt que de les interpré-ter et de les résumer. Il convient, en effet, non seulement d'éviter tout soupçon de faux, mais de faire connaître exactement la pensée de ceux des savants qui sont ici en cause.

Quant à la partie philosophique et théologique de cet ouvrage, nous ne prétendons pas y avoir incorporé toute la doctrine ni tous les textes aristotéliciens et thomistes qui ont trait à l'évolution et aux problèmes qui lui sont connexes. [23] Néanmoins, notre exposé devrait suffire et à montrer dans quelle mesure la doctrine thomiste est ouverte à tout ce que le progrès des sciences expérimentales peut nous apprendre ; et à faire le partage, dans les écrits scientifiques, entre ce qui est de la compétence des savants comme tels, et ce qu'à leur science ils mêlent, parfois, de leur propre philosophie.

Je tiens à remercier ici tous ceux qui m'ont aidé dans la préparation de cet ouvrage, et, en particulier, M. W. R. Thompson, docteur en phi-losophie et en sciences naturelles, membre de la F.R.S. de Londres et directeur de l'Imperial Parasital Bureau, Ottawa ; M. l'abbé Pascal

Page 19: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 19

Tremblay, bachelier ès arts, licencié ès sciences et professeur de Chi-mie au Séminaire de Chicoutimi, qui ont bien voulu lire la partie scientifique de mon travail et me faire des suggestions dont j'ai tenu compte.

Je dois une reconnaissance particulière aussi à mon professeur de philosophie, M. Charles De Koninck, qui m'a encouragé à entre-prendre cette étude, qui m'a permis de plus une généreuse utilisation de ses notes de cours et qui, après avoir lu le manuscrit en entier, en a discuté avec moi plusieurs points en vue de la rédaction définitive.

[24]

Page 20: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 20

[25]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

Première partieLA PHILOSOPHIEET L’ÉVOLUTION

Retour au sommaire

[26]

Page 21: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 21

[27]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I

La philosophie et le problèmescientifique de l’évolution

§ 1. Un problème de méthode

Retour au sommaire

Le problème de l'évolution n'intéresse pas moins la philosophie que la science expérimentale. On peut même dire que c'est en philoso-phie qu'il donne naissance aux controverses les plus aiguës et les plus graves de conséquences. Mais après avoir traité, dans le tome premier de cette étude, le fait de l'évolution d'après les données de la science, n'est-il pas superflu de poser ici la question de sa possibilité ? De quelle utilité peut être la philosophie à cet égard ? Ne doit-elle pas présupposer les données des recherches scientifiques ? Et si elle le doit, ne s'ensuit-il pas qu'elle n'a qu'à les suivre servilement ? Alors, en vertu de quel droit certains scolastiques s'opposent-ils si catégori-quement à toute évolution proprement dite ? On sait que ceux des sco-lastiques qui ont attaqué l'idée d'évolution l'ont fait en s'appuyant le plus souvent sur les notions très générales qui nous sont fournies par l'expérience commune. Tout en admettant que les notions très géné-rales sont aussi les plus certaines quant à nous (quoad nos)6, est-ce en vertu de ces notions et des inférences qu'on peut en faire qu'il est pos-sible de se prononcer contre l'évolution ? N'invoque-t-on [28] pas, par 6 Cf. SAINT THOMAS, In I Physicorum, lect. 1, nn. 8-11.

Page 22: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 22

exemple, l'immutabilité des espèces et l'impossibilité pour le moins parfait de produire le plus parfait ?

Il faut reconnaitre que la philosophie peut résoudre certains pro-blèmes très fondamentaux indépendamment d'une expérience très poussée. Ainsi, nous sommes certains que l'intellection ne peut être l'acte d'un organe. Si donc un savant déclarait avoir découvert l'organe propre de l'intelligence, et non pas simplement un organe sans lequel l'intelligence ne peut opérer, nous saurions d'avance qu'il s'est trompé. Le problème de l'évolution ne constituerait-il pas un cas analogue ? Et s'il était possible de résoudre ce problème fondamental en partant de notions très générales et invariables, l'autorité elle-même d'Aristote et celle de saint Thomas ne viendraient-elles pas appuyer ceux qui nient l'idée générale d'évolution ? Car si cette idée ne requiert pas une expé-rience très détaillée, comment ne leur est-elle pas venue à l'esprit ? Aristote a résolu tant de problèmes fort difficiles ; pourquoi n'aurait-il pas même posé celui-ci ? Par ailleurs, la lecture des œuvres de saint Thomas ne révèle-t-elle pas que cette idée lui est aussi parfaitement étrangère ? Il semble même que ses interprétations de la Genèse soient nettement contraires à toute conception évolutionniste. Avant de ré-pondre à ces questions, nous dirons quelques mots sur les distinctions qui existent entre la philosophie de la nature et les sciences expéri-mentales.

§ 2. Les différences entre la philosophie de la natureet les sciences expérimentales

Retour au sommaire

Cette différence se manifeste d'abord dans l'ordre que l'on suit lors-qu'on étudie les choses naturelles. Selon Aristote :

La marche naturelle [de la connaissance humaine] c'est d'aller des choses les plus connaissables pour nous et les plus claires pour nous à celles qui sont plus claires en soi et plus connaissables ; car ce ne sont pas les mêmes choses qui sont plus connaissables pour nous et absolument. C'est pourquoi il faut procéder ainsi : partir des [29] choses moins claires en soi, plus claires pour nous, pour aller vers les choses plus claires en soi et plus connaissables. Or, ce qui, pour nous, est d'abord manifeste et clair,

Page 23: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 23

ce sont les ensembles les plus mêlés ; c'est seulement ensuite que, de cette indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font connaître par voie d'analyse. C'est pourquoi il faut aller des choses générales aux particulières ; car le tout est plus connaissable selon la sensation, et le gé-néral est une sorte de tout ; il enferme une pluralité qui constitue comme ses parties. 7

L'étude de la Nature doit donc s'en tenir d'abord au plus général qui est aussi le plus confus, et n'avancer que peu à peu vers la connais-sance des choses dans leurs particularités. Saint Thomas aussi nous parle de ces deux ordres de connaissance et il nous en donne les prin-cipes. 8 Par ailleurs, la certitude elle-même des connaissances acquises dans le domaine de la Nature est proportionnelle à leur caractère de généralité. Or, l'étude des choses naturelles dans leur concrétion se fait par une croissante dépendance d'une expérience toujours plus dé-taillée. Pour autant donc que notre connaissance de la Nature sera de plus en plus conditionnée par l'expérience, elle s'éloignera proportion-nellement de cette certitude plus facile dont elle bénéficie tant qu'elle s'en tient aux généralités. D'autre part, on peut dire, d'après Aristote, que les sciences, dont l'objet est plus éloigné de la matière, arrivent à des conclusions plus certaines que celles des sciences qui portent da-vantage sur le sensible : les conclusions arithmétiques, par [30] exemple, sont plus certaines que celles de l'acoustique. Il en est de même pour les sciences dont les principes premiers sont moins nom-breux et qui ne résultent pas de l'addition : encore d'après Aristote, l'arithmétique, sous ce rapport, est plus certaine que la géométrie. 9

7 Physique, I ch. 1, 184a, 16-25 (trad. CARTERON).8 « Et sicut diversa genera scientiarum distinguuntur secundum hoc quod res

sunt diversimode a materia separabiles, ita etiam in singulis scientiis, et præcipue in scientia naturali, distinguuntur partes scientiæ secundum diversum separationis et concritionis modum. Et quia universalia sunt magis a materia separata, ideo in scientia naturali ab universalibus ad minus universalia proceditur... Unde et scientiam naturalem incipit [Philosophus] tradere ab his quæ sunt communissima omnibus naturalibus, quæ sunt motus et principium motus ; et demum processit par modum concretionis, sive applicationis principiorum communium, ad quædam determinata mobilia, quorum quædam sunt corpora viventia ». In De Sensu et Sensato, lect. 1, n. 2 ; voir aussi In I Phys., lect. 1, nn. 5-11 ; In I Meteorologicoruim, lect. 1, n. 1a, q. 85,a. 3, c. et ad 2.

9 Cf. Analytiques postérieurs, I, ch. 27, 87a 30. SAINT THOMAS, In I Posteriorum Analyticorum, lect. 41 ; In II Metaphysicorum, lect. 5.

Page 24: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 24

Donc plus la connaissance de la Nature est générale et peu détaillée, plus elle est certaine parce que plus éloignée des choses qui com-portent une grande variabilité. Nous restons alors dans ce qu'il y a de plus certain et de plus clair pour nous. Il n'est pas difficile de parler avec certitude, tant qu'on se tient dans le général et qu'on ne veut pas trop préciser : une maison brûle ... mais qu'est-ce qui fait qu'elle brûle et qu'est-ce que brûler ... ? Voilà sur quoi il est déjà plus difficile de se prononcer avec certitude. Un accident est arrivé. Là-dessus point de doute ; mais dès qu'on enquête sur les circonstances de l'accident, il est plus difficile d'avoir des certitudes, à mesure qu'on veut en connaître davantage. Dans l'étude des phénomènes naturels, la philo-sophie considère le plus général, tandis que les sciences expérimen-tales cherchent spécialement à connaître les mêmes phénomènes dans leurs différences propres.

Si on demande maintenant quelles espèces de relations existent entre philosophie de la nature et sciences expérimentales, nous pou-vons répondre avec Ch. De Koninck :

Si par philosophie de la nature on entend une science au sens tout à fait rigoureux, telle que définie dans les Post. Anal., I, c. I, et si par sciences expérimentales on entend ces branches de la connaissance des choses na-turelles qui demeurent à l'état de mouvement dialectique parce qu'elles ne peuvent se détacher suffisamment du singulier, et dont les généralisations seront dès lors toujours tentatives et provisoires, il est entendu que les deux sont tout à fait distinctes. Elles portent néanmoins sur un même sujet, et leurs principes ont une origine commune – la matière sensible ; leur terme est le même, la connaissance des êtres naturels par leurs principes propres, autant que [31] possible. Les sciences expérimentales ne sont sous ce rapport qu'une continuation de la science proprement démonstra-tive e la nature. Cette continuation requiert toutefois l'emploi d'une autre méthode, la dialectique, non seulement pour la recherche des principes, mais pour le choix et la position même des principes (Topiques, I, c. 14)... Il suffit d'avoir indiqué que c'est un même élan qui porte le philosophe de la nature, depuis le premier livre des Physiques jusqu'au fait et au pour-quoi de la trompe de l'éléphant.

Cependant dit encore De Koninck :

Du fait que les sciences expérimentales sont allées plus loin dans le sens de la concrétion on ne eut pas conclure qu'elles se substituent à la

Page 25: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 25

philosophie de la nature des anciens. Identifier la philosophie de la nature avec les sciences expérimentales qui n'en sont que l'extension dialectique, c'est la détruire à sa racine, c'est nier la partie la plus certaine de notre connaissance de la nature, ainsi que son sujet naturel le plus noble. Pour cette raison, l'identification des deux manque de la manière la plus com-plète le but des anciens et de la sagesse.

Jamais, ajoute-t-il, la physique d'Aristote, des Physiques au De Incessu Animalium, ne fait abstraction de la matière sensible, à moins qu'on identi-fie matière sensible avec matière sensible individuelle. Si, comme on le dit, il l'avait construite par la vertu d'intelligibles ordonnés à l'intelligibilité de l'être, il aurait nié le sujet propre de la physique qui, dans sa nature même, est inséparable de la matière, et quant à l'être et quant à l'intelli-gence. 10

[32]C'est pourquoi des principes les plus connus en doctrine naturelle

on ne peut déduire la connaissance des choses dans leurs particulari-tés. On peut scruter à fond, par exemple, les notions générales d'être mobile, de matière, de forme, de privation, de nature, de mouvement, mais jamais ces notions ne nous conduiront à la connaissance de l'or-ganisation particulière de telle ou telle espèce naturelle. Si de sem-

10 Les sciences expérimentales sont-elles distinctes de la philosophie de la nature ? dans la revue Culture, pp. 474-475. – Voici un texte de C. Bernard sur le même sujet : « La séparation de la science de la philosophie ne pourrait être que nuisible au progrès des connaissances humaines. La philosophie, tendant sans cesse à s'élever, fait remonter la science vers la cause ou vers la source des choses. Elle lui montre qu'en dehors d'elle il y a des questions qui tourmentent l'humanité, et qu'elle n'a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève l'une et contient l'autre. Mais si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l'appui ou du contrepoids de la science, monte à perte de vue et s'égare dans les nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans aspiration élevée, s'arrête, tombe ou vogue à l'aventure. » Introduction à... p. 416. Si Claude Bernard a écrit surtout en faveur de la science expérimentale, cela ne l'a cependant pas empêché d'écrire sur une feuille volante non datée : « La métaphysique paraît aujourd'hui étouffée, mais plus tard elle se réveillera avec les arguments scientifiques eux-mêmes et elle sera la dernière science, parce qu'elle est la plus complexe, comme elle a été la première notion et ainsi on aura fait le cercle pour revenir au même point. » Note citée dans Principes de médecine expérimentale, préface, p. 31.

Page 26: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 26

blables déductions étaient possibles, il ne serait pas nécessaire de par-courir et de fouiller l'univers pour y découvrir les espèces dans leurs différences. En outre, la connexion des espèces naturelles n'est jamais telle que, de la connaissance d'une d'entre elles, on puisse inférer celle de toutes les autres. Nous savons fort bien que de la connaissance du chien, on ne déduit pas celle de l'éléphant ; il n'aurait jamais été déter-minément question de mouches et de lions, si on ne les avait rencon-trés, d'une façon ou d'une autre, dans l'expérience. En un mot, on ne saurait déduire les morphologies propres des êtres naturels à partir des principes très généraux de l'être mobile ou de l'être vivant. C'est dire que les principes des sciences expérimentales doivent tous être fournis par l'expérience et qu'ils sont aussi nombreux que les espèces natu-relles elles-mêmes. Aussi bien, les propositions par lesquelles nous exprimons les données de l'expérience et qui sont principes en doc-trine naturelle, tendent-elles vers l'infini. Chaque espèce, en effet, est une donnée première. Par ailleurs, la multitude des espèces naturelles possibles est infinie. C'est pourquoi, comme l'a écrit Aristote : « Ceux qui vivent dans une intimité plus grande des phénomènes de la nature sont aussi plus capables de poser des principes fondamentaux tels qu'ils permettent un vaste enchaînement. » 11

Cette grandissante dépendance de la pure expérience se [33] manifeste dans ce que nous appelons des propositions expérimentales, c'est-à-dire des propositions où la connexion des termes ne nous est garantie que par la seule expérience, laquelle ne nous révèle pas le pourquoi de cette connexion. Ainsi, dans cette proposition : « la neige est blanche », ce qui nous fait unir « neige » et « blanc », c'est seule-ment l'expérience : l'observation d'une certaine régularité que l'on pose en principe, conformément à la règle des Topiques : « quæcumque in omnibus aut plurimis apparent, sumenda surit quasi principia et probabiles theses ». 12

Mais on confond souvent la certitude d'une proposition expérimen-tale, par exemple : « cette neige est blanche », ou encore « toute neige de mémoire d'homme est blanche », avec la certitude d'une proposi-tion de forme strictement universelle : « toute neige est blanche ». La parfaite certitude des premières propositions n'entraîne pas la certitude

11 De Generatione et Corruptione, I, C. 2, 316a5-15 ; aussi De Cælo, II, c. 13, 293a25 ; III, c. 7, 306a5-20.

12 I, ch. 12.

Page 27: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 27

de la dernière. C'est la certitude que nous avons de faits singuliers ou d'un groupe de faits singuliers qui peut causer l'illusion de parfaite certitude dans les sciences expérimentales. Mais, au dire de Poincaré :

...On fait la science avec des faits comme une maison avec des pierres ; mais une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison... Les faits tout nus ne sauraient donc nous suffire c'est pourquoi il nous faut la science ordonnée ou plutôt organi-sée. 13

Ajoutons toutefois que même si la proposition « la neige est blanche » n'était pas strictement universelle la fréquence observée de-manderait encore une explication naturelle. Car tout ce qui arrive sou-vent arrive par nature. Nous serions donc toujours certains que ce phé-nomène est dû à la Nature, même si nous ne savions pas exactement à quelle nature.

[34]Nous appelons la doctrine naturelle « science expérimentale » dans

la mesure où elle s'appuie sur des propositions de ce genre pour cher-cher la raison propre de la connexion des termes. Cette science cherche à connaître le pourquoi propre de cette connexion à l'aide d'hypothèses dont la valeur dépend à son tour d'une confirmation ex-périmentale. Elle ne s'arrête donc pas à reconnaître la fréquence en cause comme un fait de nature, ni à chercher, de manière générale, comment la Nature peut être cause d'un tel phénomène. Elle multiplie les hypothèses et les expériences dans le but de connaître toujours plus le détail des phénomènes. Mais la confirmation d'une hypothèse par l'expérience fournit, de nouveau, une proposition expérimentale. Cette dernière peut appeler une nouvelle hypothèse et ainsi à l'infini. Cependant, tant que nous restons enfermés dans ce réseau de proposi-tions expérimentales et d'hypothèses, nous n'atteignons jamais au pourquoi proprement scientifique. Nous cheminons vers le pourquoi propre, nous nous en approchons toujours davantage, mais sans jamais l'atteindre. Pour cette raison les sciences expérimentales ne sont pas sciences au sens très rigoureux de « connaissance certaine par les causes ». Voilà pourquoi nous disons qu'elles sont dialectiques et plu-tôt en tendance vers la science proprement dite. Dans ces disciplines,

13 La Science et l'hypothèse, pp. 168 et 170.

Page 28: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 28

il nous faut donc constamment reprendre et vérifier par l'expérience, autant que possible, non seulement les conclusions, mais aussi les principes de ces conclusions, puisque les principes eux-mêmes ne sont jamais absolument certains. 14 Ainsi, ce que nous croyons être vrai par-tout et toujours pourrait ne l'être en réalité que dans des circonstances déterminées. Les savants modernes sont parfaitement d'accord sur ce point.

On aura remarqué, dit le professeur Franco Rassetti, que le but des sciences physiques n'est aucunement d'atteindre à une vérité [35] absolue : au contraire, le progrès de ces sciences a montré de plus en plus le carac-tère provisoire, approximatif, et, à un haut degré, arbitraire de toute construction scientifique. Les sciences physiques ne constituent donc pas une « science » au sens aristotélicien du mot, mais seulement une « connaissance dialectique », c'est-à-dire la discussion des conséquences de certains principes posés comme vraisemblables. 15

Sous une forme moins générale, Fernand Renoirte exprime la même idée :

On part d'une connaissance rudimentaire au moyen de laquelle on éta-blit une théorie provisoire. Cette théorie permet de décrire certains procé-dés de mesure au moyen desquels on arrive à une connaissance plus pré-cise et plus objective des choses et des lois. Cette nouvelle connaissance s'organise en une nouvelle théorie qui montre que la première était rudi-mentaire et qui la remplace. Cette seconde théorie fournit de meilleurs procédés de définition et d'étude, par lesquels on va encore tracer de nou-velles lois ou des corrections aux lois connues et, de ces lois, il faudra faire une nouvelle synthèse qui constituera une troisième théorie, et ainsi de suite. 16

Et Pierre Duhem :

Toute loi physique, étant une loi approchée, est à la merci d'un progrès qui, en augmentant la précision des expériences, rendra insuffisant le de-gré d'approximation que comporte cette loi ; elle est essentiellement provi-

14 Voir In 1 Post. Anal., lect. 21, n. 3 ; Ia, q. 32, a. 1, ad 2.15 Notes de cours sur La Méthode des sciences physiques, données à

l'Université Laval, 1942, p. 10.16 Éléments de critique des sciences et de cosmologie, Louvain, 1945, pp. 13-

14.

Page 29: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 29

soire. L'appréciation de sa valeur varie d'un physicien à l'autre, au gré des moyens d'observation dont ils disposent et de l'exactitude que réclament leurs recherches ; elle est essentiellement relative.17

Les causes des réactions les plus simples nous échappent tout aussi bien. Si nous demandons au plus érudit des physiciens pourquoi l'aimant attire l'acier mais est sans action sur d'autres corps, il n'a [36] aucune ex-plication plausible à faire valoir. La chose est ainsi parce qu'elle n'est pas autrement. 18

C'est une nécessité de constatation mais inexplicable, du moins inexpliquée. André Mayer écrit lui aussi :

La physico-chimie générale peut donc bien nous renseigner sur les conditions qui permettent ou qui rendent impossible l'existence des orga-nismes ; sur les lois de chacun des processus qui se déroulent dans l'orga-nisme. Elle ne nous permet de prévoir ni comment s'édifie l'organisme, ni comment s'y engrèneront les processus élémentaires. A plus forte raison, ne permet-elle pas de prévoir si cette édification, si cette activité organisée seront dissemblables dans deux organismes apparemment identiques. Nous savons, nous prédisons que cette jument produira des poulains, mais non ce poulain, et nous ne pouvons prédire si le comportement de ce pou-lain sera semblable à celui de ses frères. 19

Louis de Broglie ne parle pas autrement sur ce sujet :

Est-il certain que les conceptions statiques de notre raison, aux contours nets et dépouillés, puissent s'appliquer d'une façon parfaite sur une réalité mouvante d'une infinie complexité ? Ce sont là des questions qui se sont toujours posées, mais elles se posent avec plus acuité, semble-t-il, depuis que les développements récents de la Physique sont venus bou-leverser un grand nombre de nos anciennes habitudes de pensée...

Ne serait-ce pas un fait général que les conceptions de notre esprit, quand elles sont énoncées sous une forme un peu floue, sont, en gros, ap-plicables à la réalité, tandis que, si l'on veut préciser à l'extrême, elles de-viennent des formes idéales dont le contenu réel est évanouissant ? Il nous semble qu'il en est bien ainsi et que d'innombrables exemples peuvent en

17 La théorie physique, pp. 254-263, 217-222 ; voir aussi Claude BERNARD, Médecine expérimentale, pp. 57-65, 285-291.

18 MAURICE THOMAS, dans Cahiers de la philosophie de la nature, 1936, p. 30.

19 Dans Encyclopédie franç., 4, 04-13 : Introduction à l'étude de la vie.

Page 30: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 30

être trouvés dans tous les domaines, en particulier dans le domaine psy-chologique et moral et dans la vie courante.

Dans tous les cas où nous voulons décrire les faits, poursuit-il, que ce soit dans l'ordre psychologique ou moral, ou dans l'ordre des sciences phy-siques et naturelles, il y a nécessairement en présence, devant être confrontés et dans la mesure du possible conciliés, d'une part la réalité toujours infiniment complexe et infiniment nuancée, [37] d'autre part notre entendement qui construit des concepts toujours plus ou moins rigides, plus ou moins schématiques. Que nos concepts soient susceptibles de s'adapter dans une large mesure à la réalité, si nous leur laissons une cer-taine marge d'indétermination, c'est ce qui est bien certain, car, sans cela, aucun raisonnement s'appliquant aux choses réelles ne serait possible dans aucun ordre d'idée... Même dans la plus exacte des sciences de la Nature, dans la Physique, la nécessité des marges d'indétermination est apparue et c'est là un fait qui doit retenir, nous semble-t-il, l'attention des philo-sophes, car il peut être susceptible d'éclairer d'un jour nouveau la manière dont les idéalisations conçues par notre raison s'appliquent à la réalité.

Enfin, ajoute de Broglie :

Tout ce qui précède met bien aussi en relief les rôles respectifs de l'es-prit de géométrie et de l'esprit de finesse dans le développement du savoir humain. 20

Manifestement, le domaine des sciences biologiques est encore infiniment plus inextricable que celui des sciences physiques, non seulement à cause de l'extrême complexité et des innombrables varié-tés des organismes vivants et des conditions de milieu, d'espace et de temps, mais aussi à cause des multiples contingences concomitantes auxquelles sont soumises nos investigations dans ce domaine. Les re-cherches que requièrent les théories de l'évolution sont un exemple typique. Songeons seulement à la grande variété d'organismes qui n'ont pas même laissé de traces !

On ne peut donc jamais se prononcer à priori sur le détail d'une réalité cosmique et en vertu du seul raisonnement. Il faut toujours s'appuyer sur l'expérience et y revenir. Or, cette expérience est sou-vent impossible, surtout en biologie. Il n'est jamais parfaitement prou-

20 Matière et lumière, pp. 308-316 ; voir aussi ibid., pp. 262-291 ; PIERRE DUHEM, op. cit., p. 444.

Page 31: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 31

vé que ce qui se vérifie dans le présent soit suffisamment applicable au passé ou à l'avenir. C'est ce qui permet de dire « qu'on ne peut pas connaître parfaitement l'inconnu du passé par le connu du présent ».

[38]On comprendra, dès lors, qu'une si étroite dépendance de l'expé-

rience rend toute théorie scientifique provisoire et variable. Aussi L. de Broglie écrit-il :

...Il ne faut pas s'étonner si, souvent la découverte d'un ordre nouveau de phénomènes vient renverser, comme un château de cartes, nos plus belles théories, car la richesse de la nature dépasse toujours nos imagina-tions. Les savants sont bien hardis de vouloir reconstruire par la pensée des portions de l'univers : la grande merveille, c'est qu'ils y ont parfois réussi. 21

Avant de Broglie, Claude Bernard avait écrit (1865) :

En résumé, les théories ne sont que des hypothèses vérifiées par un nombre plus ou moins considérable de faits ; celles qui sont vérifiées par le plus grand nombre de faits sont les meilleures ; mais encore ne sont-elles jamais définitives et ne doit-on jamais y croire d'une manière abso-lue. 22

Il importe donc de bien reconnaître ce caractère instable des théo-ries expérimentales sous peine de se faire l'illusion de savoir, alors qu'on ne sait pas, et de mettre obstacle à l'avancement de sa connais-sance de la Nature.

Comme le faisait déjà remarquer Aristote 23, les premières parties de la doctrine naturelle sont les plus philosophiques. Très certaines à cause de la généralité des notions et des principes, elles ne nous ap-prennent cependant pas grand-chose sur le détail des phénomènes. C'est pourquoi notre connaissance de la Nature ne doit pas se limiter à ces sphères du savoir humain : tels la Physique, où l'on s'arrête aux

21 OP. cit., p. 177.22 Introduction à l'étude de la médecine expérimentale , p. 319 ; aussi ibid., pp.

314-330.23 De Partibus Animalium, I, c. 1, 642a5. S. THOMAS, In I

Meteorologicorum, lect. 1, n. 1.

Page 32: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 32

notions que nous avons mentionnées ci-dessus, ou le de Anima. Ces notions demeurent toutefois essentielles à une vue compréhensive et ordonnée de la Nature. À condition d'avoir été établies et [39] faites avec rigueur les notions en cause et les inférences qu'elles permettent ne peuvent être contredites par les investigations plus poussées dans le sens de la concrétion des sciences expérimentales. Cependant, la concordance des théories expérimentales avec les positions stricte-ment philosophiques n'est pas une preuve de la vérité de ces théories. D'autres théories, contraires, pourraient tout aussi bien ne contredire en rien les positions très sûres de la philosophie. Ce qui précède nous permet de dire avec Ch. De Koninck :

Les sciences expérimentales restent à l'état de mouvement vers un terme dont on se rapproche toujours davantage, sans toutefois jamais l'at-teindre en soi. Dès lors, les réflexions du philosophe de la nature, en tant qu'elles s'appuient sur l'acquis des sciences expérimentales, demeureront elles-mêmes à l'état de mouvement dialectique vers un terme qui n'en est pas moins le but ultime de toute notre connaissance de la nature. 24

Comme toute théorie expérimentale, les théories évolutionnistes ne seront toujours que provisoires, jamais définitives. De ce point de vue, les adversaires de l'évolution semblent donc en droit de jeter des doutes sur l'évolution ou même de la nier. Souvent, de fait, ils ont pré-tendu raffermir leurs positions par des citations où les savants eux-mêmes critiquent telle ou telle hypothèse en cours.

Cependant, la chose est loin d'être aussi simple. C'est bien vrai qu'aucune théorie évolutionniste particulière n'est définitive ; mais il ne s'ensuit pas que la thèse des théories évolutionnistes et l'idée d'évo-lution soient, elles, arbitraires et provisoires. Ainsi, nous sommes cer-tains que ce qui arrive le plus souvent arrive par nature, mais cette cer-titude ne nous fait pas connaitre quelle est exactement la nature qui en est la cause. Or nous savons qu'il y a des faits qui postulent une [40] explication évolutionniste, 25 mais cette connaissance ne nous dit pas quelle est exactement leur explication. L'incertitude au sujet de cette dernière ne diminue pourtant en rien la certitude concernant l'exis-

24 Art. cit., dans Culture, p. 476 ; voir aussi PIERRE DUHEM, op. cit., p. 458.25 Voir L.-E. OTIS, La doctrine de l'évolution   : un exposé des faits et des

hypothèses, pp. 71-82.

Page 33: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 33

tence de ces faits et le caractère naturel de la succession et de la dé-pendance des espèces les unes des autres dans leur genèse même.

Il est vrai de dire que les premières parties de la doctrine naturelle ne s'appuient que sur l'expérience commune, mais cela ne signifie pas que certaines conclusions à tirer d'une expérience plus poussée re-lèvent exclusivement de la science strictement expérimentale. Le fait de la diversité des espèces – bien que la portée de cette diversité soit, en nombre de cas, inconnue – le fait de la succession temporelle dans leur origine – malgré les lacunes, – le fait de leur dépendance les unes des autres dans cette origine, ne constituent pas le patrimoine exclusif des sciences expérimentales. Ces faits, une fois connus, posent direc-tement aussi un problème philosophique qui, nous le verrons, peut se résoudre par l'application de notions et de principes très généraux qui ressortissent à la philosophie de la nature.

Or, ce sont précisément ces faits qu'Aristote et saint Thomas n'ont pas connus. C'est pourquoi, au lieu de nous laisser troubler par l'objec-tion posée plus haut, nous la tournons plutôt contre ceux qui l'ex-ploitent. Le cas de saint Thomas surtout est très clair. Le temps qu'il croyait alloué à l'existence du monde par les Ecritures était si court qu'il ne permettait pas les profondes et lentes transformations que de-mande l'évolution. On remarquera aussi – Sertillanges l'a déjà signa-lé 26 – que la raison qu'apporte saint Thomas à l'impossibilité de la pro-duction naturelle, sans semence, de [41| certains animaux est tirée du De Animalibus d'Aristote, et que c'est une raison purement expérimen-tale : « ce qu'on ne voit pas faire par la nature, c'est sans doute qu'elle ne le peut ». En outre, si nous nous rappelons ce que soutenait Aris-tote au sujet des corps célestes, – admettant qu'il avait des raisons de le faire, vu les conditions de la science de son temps – nous compre-nons qu'il accordait une valeur beaucoup trop étendue à l'expérience humaine par ailleurs si brève. C'est pourquoi il considérait comme suffisamment prouvé le caractère absolument invariable des phéno-mènes célestes. Et, à l'objection qu'Aristote soutenait l'éternité du monde et que ce n'est donc pas le temps qui fit défaut, il est logique de rétorquer que son opinion sur l'éternité du monde devait entraîner aus-si sa croyance à la stabilité foncière des phénomènes. Voilà qui pour-rait expliquer pourquoi ni saint Thomas ni Aristote ne se sont posé le problème de l'évolution des espèces. Mais le seul fait qu'ils n'ont pas 26 Les grandes thèses de la philosophie thomiste, pp. 160-161.

Page 34: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 34

parlé de ce problème implique-t-il qu'il doive à jamais rester sans so-lution strictement philosophique ?

À la question : pourrait-il y avoir, malgré le caractère provisoire des théories évolutionnistes, une doctrine purement philosophique de l'évolution ? nous répondons par l'affirmative. Les hypothèses évolu-tionnistes, en effet, ne sont qu'une tentative d'explication des phéno-mènes dans l'ordre de leur concrétion propre. Mais le problème géné-ral de l'évolution pourrait fort bien se résoudre sans qu'on ait résolu au préalable les innombrables problèmes de détails qui regardent les phé-nomènes dans leurs particularités et dans les lois précises qui régissent leur production ; problèmes et lois qui relèvent spécialement des sciences expérimentales dont les méthodes permettent d'approcher davantage de la réalité. Claude Bernard l'a dit : « Chaque science a son problème et son point de vue qu'il ne faut point confondre sans s'exposer à égarer [42] la recherche scientifique. » 27 Reste donc la question : la philosophie thomiste pourrait-elle prouver la thèse de l'évolution ? C'est ce que nous verrons par la suite.

27 Introduction..., p. 197.

Page 35: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 35

§ 3. La philosophie de la naturefait partie de la doctrine naturelle

Retour au sommaire

Nous venons de faire entendre que la recherche d'une confirmation expérimentale n'est nécessaire que lorsque les propositions-prémisses dont on infère les conclusions sont elles-mêmes purement expérimen-tales : en ce sens que nous ne voyons aucunement le pourquoi de la connexion de leurs termes, mais seulement le fait de leur connexion dans telle et telle expérience. Par contre, si – comme cela arrive dans le cas de toutes les propositions connues immédiatement quant à leur vérité universelle – l'expérience nous manifestait aussi le pourquoi de la connexion des termes dans le cas des propositions expérimentales, alors les conclusions inférées de ces prémisses très certaines seraient elles-mêmes certaines de la certitude même des prémisses. L'expé-rience où on aurait vu la coïncidence parfaite de la définition avec le défini n'exigerait pas un nouveau retour à l'expérience pour établir la vérité des conclusions qu'on en déduirait.

C'est vrai qu'il est peu de philosophes aujourd'hui qui admettent ce que nous appelons des propositions connues par soi (propositiones per se notæ). Mais comme, dans cette étude, nous nous adressons sur-tout aux scolastiques, nous n'avons pas à discuter ici la validité de telles propositions. Cette validité admise, on admettra aussi que dans tous les cas où nous raisonnons bien à partir de telles propositions la résolution au sensible assure la vérité de la conclusion. Par contre, dans les sciences expérimentales, la résolution aux principes, [43] à partir des faits, n'assure pas absolument la valeur de la conclusion ; c'est pourquoi il faut rejoindre le sensible au terme même : une expé-rience autre que celle sur laquelle s'appuient les principes doit venir confirmer la conclusion. L'expérience nouvelle qui confirme la conclusion donne en même temps plus de valeur aux principes eux-mêmes dont nous l'avons inférée. Mais, lorsque nos conclusions sont déduites de principes très certains, rien de tout cela n'est requis ; la résolution aux principes suffit. Si donc la philosophie de la nature peut déduire l'évolution de tels principes, elle n'aura pas besoin, pour étayer cette conclusion générale, de la sorte de confirmation que

Page 36: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 36

doivent toujours attendre les théories scientifiques de l'évolution. 28 N'est-ce pas de cette manière que la Physique d'Aristote infère l'exis-tence d'un premier moteur ? Dans le cas, le retour à l'expérience n'est ni nécessaire ni même possible ; cependant, la Physique fait partie de la doctrine naturelle.

Il importe également de rappeler à certains scolastiques modernes qu'un événement est dit naturel non seulement quand toutes ses causes sont naturelles, mais aussi quand l'événement a lieu conformément à l'inclination de la Nature. Or, « nature » se dit non seulement de la forme naturelle, mais aussi de la matière. 29 Grâce à l'inclination, posi-tive, mais passive de la matière, une explication naturelle n'est pas nécessairement une explication en termes de causes intrinsèques à [44] la Nature, comme le croit le naturalisme. Cette position, toute-fois, n'est pas propre au naturalisme, car la plupart des scolastiques contemporains non seulement négligent la cause finale mais semblent même croire qu'un événement n'est naturel que s'il est produit par une cause efficiente et principale elle-même naturelle. Au fond, c'est là encore du naturalisme.

Une dernière remarque à faire, avant d'aborder l'aspect philoso-phique de la doctrine de l'évolution, concerne la portée de fait d'une démonstration philosophique. Pour certains problèmes, la philosophie nous apprend seulement ce qui doit arriver quand la Nature est laissée à elle-même. Cela n'exclut pas la possibilité de quelque intervention divine spéciale en dehors du procédé théoriquement attribué aux choses naturelles. Conséquemment, même si la philosophie démontre, en principe, la possibilité, voire une nécessité de l'évolution, il ne s'en-28 Cf. CLAUDE BERNARD, ibid., pp. 88-89, 117 et ss.29 « ... In rebus naturalibus eo modo est principium motus, quo eis motus

convenit. Quibus ergo convenit movere, est in eis principium activum motus ; quibus autem competit moveri, est in eis principium passivum, quod est materia. Quod quidem principium, inquantum habet potentiam naturalem ad talem formam et motum, facit esse motum naturalem. Et propter hoc factiones rerum artificialium non sunt naturales : quia licet principium materiale sit in eo quod fit, non tamen habet potentiam naturalem ad talem formam. Et sic etiam motus localis corporum cælestium est naturalis, licet sit a motore separato, inquantum in ipso corpore cœli est potentia naturalis ad talem motum. » SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 1, n. 4 ; voir aussi Contra Gent., III, c. 23.

Page 37: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 37

suit pas qu'elle ait eu lieu historiquement. Il appartient à la théologie de dire le dernier mot sur ce sujet, car le miracle demeure toujours possible. Précisément, c'est à l'exposé d'un point de vue théologique de la question que nous consacrons la deuxième partie de ce volume.

Page 38: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 38

[45]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre II

Le rôle de la cause finaledans l’œuvre de la nature

§ 1. Les notions de matière,de forme et de privation

Retour au sommaire

Puisque nous nous proposons de traiter de l'appétit de la matière, peut-être convient-il de rappeler tout d'abord comment nous parve-nons à la connaissance de cette réalité qu'est la matière première. Nous n'en ferons pas ici la preuve circonstancielle, nous n'en donne-rons que quelques illustrations. 30

Dans tout ce qui devient nous remarquons trois choses. Prenons d'abord l'exemple d'un devenir accidentel. De non-musicien un homme devient musicien. Voilà qui met en évidence les trois termes : l'homme qui, de non-musicien, devient musicien. Le premier terme, homme, est le sujet qui de non-musicien devient musicien : ce sujet est permanent. Ni « musicien » ni « non-musicien » ne s'opposent à « homme », qui peut être successivement sujet de la privation et de la qualité. Mais la qualité qui fait de l'homme un musicien est opposée à la privation que nous désignons par non-musicien. La privation est la

30 On peut voir, à ce sujet, ARISTOTE, Phys., I ; De Gen. et Corr., I  ; SAINT THOMAS, De Principiis natura.

Page 39: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 39

négation de cette qualité et ne peut demeurer avec elle : elle est le terme non-permanent. Or, cette privation n'est pas une négation quel-conque. Quand nous disons « non-musicien » d'un arbre, et « non-mu-sicien » d'un homme, le [46] sens de la négation n'est pas le même, puisque, à l'encontre de l'arbre, l'homme est apte à devenir musicien. Précisément : la privation est une négation dans un sujet apte au contraire. Notons maintenant que cette aptitude, désignée par la priva-tion, ne s'identifie pas avec cette dernière. La privation n'est pas l'apti-tude : ce n'est pas la privation qui devient la qualité, comme ce n'est pas la maladie qui devient santé. C'est le sujet de la maladie qui de-vient sain. C'est le sujet de la privation qui acquiert la qualité. Tout en étant sujet de privation, ce sujet est en même temps apte à la qualité. Cette aptitude à la qualité est quelque chose de réel et de positif tout en étant potentiel.

Puisque nous ne pouvons connaitre la matière première que par une analogie 31 avec le sujet d'un devenir accidentel, passons mainte-nant à un autre exemple, d'un ordre plus sensible, et que nous rencon-trons dans les objets qui, étant nos œuvres, nous sont aussi plus pro-portionnés. Ainsi, d'un madrier on fait une table. Cet exemple a l'avantage d'introduire la notion de matière, – c'est-à-dire de « ce dont une chose est faite » : – le madrier est « de bois » ; la table, elle aussi, est « de bois ». Quelle est la différence des deux ? Nous disons que le madrier et la table diffèrent par leur « forme ». (On notera que le mot « forme » signifie, dans ce contexte, une certaine qualité sensible : une figure corporelle bien ordonnée. C'est le sens de ce nom d'après sa première imposition. Nous disons, par exemple, d'une pierre taillée en colonne qu'elle a de la forme, tandis que d'une pierre quelconque on pourrait dire qu'elle est informe, bien qu'elle aussi ait une certaine fi-gure). « Le madrier devient table » veut dire que le bois, qui avait d'abord une forme en raison de laquelle il était madrier, acquiert la forme de table. Ici encore nous [47] avons un sujet permanent : le bois. Mais nous y découvrons quelque chose de plus, que ne compor-tait pas le premier exemple : à savoir deux qualités, deux formes qui s'excluent l'une l'autre : la forme de madrier et la forme de table. Dans ce dernier cas une forme succède à une autre, tandis que dans le pre-mier (celui du non-musicien qui devient musicien) nous avions affaire

31 C'est pourquoi, dans la suite, nous emploierons souvent l'expression : « de même que ».

Page 40: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 40

seulement à une privation et à une qualité. Cependant, même dans le cas du madrier, il y a une privation : la privation de la forme de table. Le madrier a même autant de privations qu'il y a de formes suscep-tibles de lui être imposées. Avec le bois du madrier on pourrait faire une chaise, une porte, un coffre, etc. ; de même avec le bois de la table on peut fabriquer un coffre, une chaise, des manches à balai, des cure-dents, etc. Le bois de n'importe quel objet est ainsi en puissance pour, et déterminable par plusieurs formes. Or, bien que nous disions du madrier qu'il peut devenir table, ce n'est pas la forme de madrier qui peut recevoir la forme de table : c'est le sujet de la forme de madrier – le bois – qui peut recevoir la forme de table. C'est dans le bois du ma-drier qu'est la privation de la forme de table et c'est ce bois qui est en puissance pour cette forme.

Nous avons remarqué dans les deux exemples donnés un sujet per-manent : c'est l'homme non-musicien qui devient homme musicien ; le bois de madrier devient bois de table. Cette permanence d'un sujet est essentielle à la notion de devenir. Mais ce sont là des exemples de de-venir accidentel. La qualité qui rend l'homme musicien n'est qu'un ac-cident d'une substance déterminée ; la forme de madrier ou de table n'est qu'une certaine figure du bois lequel est, et demeure, une nature déterminée. La table de bois devient comme table, mais le bois de la table ne devient pas comme bois ; l'homme-musicien devient en tant que musicien, mais il ne devient pas comme homme. Ce en raison de quoi l'homme-musicien est [48] musicien n'est pas ce en raison de quoi il est homme ; ce en vertu de quoi la table est table, n'est pas ce en vertu de quoi le bois est bois. Et c'est maintenant que se pose la question : l'homme lui-même peut-il devenir ? Le devenir peut-il en-gager même ce par quoi le bois est bois, et non pas seulement ce par quoi le bois est tantôt bois de madrier et tantôt bois de table ? C'est l'aspect du devenir que les anciens physiologues n'avaient pas affron-té. Ceux, par exemple, qui croyaient que toutes choses sont foncière-ment constituées d'eau, d'air, de feu, de terre, comme les madriers et les tables sont faits de bois, n'ont pu reconnaître qu'un devenir acci-dentel. Nous avons expliqué ailleurs qu'une telle conception exclut d'avance toute évolution profonde et véritable. 32

Pourtant, si cet homme-musicien est devenu en tant qu'il est cet homme, et ce bois de la table en tant qu'il est ce bois, il faut bien qu'il 32 Cf. La doctrine de l'évolution – un exposé des faits et des hypothèses, p. 21.

Page 41: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 41

y ait un devenir absolu. De cet homme, et de ce bois, n'est-il pas vrai de dire qu'ils ont commencé d'être et qu'il y eut un temps où ils n'exis-taient pas ? Quand un homme est devenu musicien, il est vrai de dire que cet homme-musicien n'existait pas – à savoir comme musicien, – mais on ne dira pas que l'homme n'existait pas ; la table de bois n'exis-tait pas, mais le bois existait. Or, du moment qu'on reconnaît comme vrai qu'il y eut un temps où cet homme n'existait pas, où ce bois n'existait pas, mais que l'un et l'autre ont commencé d'exister, on pro-fesse par le fait même le devenir absolu, substantiel.

Cependant, ce devenir absolu ne sera devenir proprement dit que s'il comporte un sujet, et encore un sujet permanent. Quel est ce su-jet ? Il existe manifestement un sujet d'où provient un homme : l'œuf, par exemple, et le sperme ; et un [49] sujet d'où provient le chêne : le gland. À cet égard, on peut voir un rapport assez direct entre les deux couples :

gland ¿ }¿¿¿ {madrier ¿ ¿¿¿Mais il reste entre ces deux cas une différence profonde et irréduc-

tible. Le madrier ne diffère de la table que par une différence de figure dans un même sujet : le bois. Le gland et l'arbre, eux aussi, diffèrent par la figure. Mais il n'y a pas que la différence de figure : le sujet des figures, lui aussi, est autre. Quand l'arbre devient à partir du gland, il ne devient pas simplement en raison de la figure : c'est premièrement l'arbre comme tel qui devient, de même que c'est le gland lui-même et non pas seulement sa figure qui cesse d'exister. Si, d'une part, l'arbre devient absolument et le gland cesse d'exister absolument, et si, d'autre part, ce devenir et ce dépérissement sont véritables, – autre-ment, il faudrait y voir une création ou une annihilation non un deve-nir véritable – il faut de toute nécessité un substrat qui n'est ni le sujet arbre, ni le sujet gland, mais un sujet antérieur à ceux-ci et commun en quelque sorte. Cependant, ce sujet antérieur ne peut pas être sujet à la manière dont le gland est sujet de la figure ou de la couleur du gland.

L'arbre provient du gland, mais l'arbre n'est pas un sujet qui était déjà contenu « comme sujet » dans le sujet qui est gland, car alors nous ne dirions pas que l'arbre est devenu absolument ; nous dirions que l'arbre existait déjà mais qu'il était caché dans le gland ; ou en-

Page 42: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 42

core, que le sujet s'est divisé et que l'arbre est une partie de gland et le gland une partie d'arbre. Aussi bien, des sujets ne peuvent-ils se conte-nir comme sujets. On ne peut pas attribuer un arbre à une autre chose comme à un sujet. Cette figure, cette grandeur, cette action appar-tiennent à cet homme, mais cet homme lui-même n'existe pas dans un sujet antérieur auquel on devrait le rapporter comme un accident. Si cet homme ne devenait pas [50] comme sujet absolu, ou bien il aurait toujours été, ou bien il ne serait jamais : il n'y aurait plus de devenir absolu.

Lorsque le madrier devient table, le bois demeure, mais la forme en raison de laquelle nous l'appelions madrier ne demeure pas. Ce n'est pas le madrier qui devient sujet de la figure de table, mais le bois du madrier ; de même ce n'est pas le gland qui devient sujet de l'arbre : le gland cesse d'exister. Précisément, de même que cesse d'exister ce en raison de quoi le madrier est madrier (à savoir la forme de madrier) et non pas table, alors que le sujet (bois) demeure, ainsi, ce en raison de quoi le gland est gland et non pas arbre, cesse d'exister quand l'arbre devient. De même que ce par quoi la table est table (à savoir, telle forme du bois) n'est pas la table, de même le gland n'est pas ce par quoi il est gland, ni l'arbre ce par quoi il est arbre. La dispa-rition de ce par quoi le madrier est madrier n'entraîne pas la dispari-tion de ce par quoi son bois est bois ; mais la disparition de ce par quoi le bois est bois, que laisse-t-elle ?...

Avant de poursuivre la recherche, il convient de régler une ques-tion de mot. Nous appelons « ce par quoi » le madrier est madrier sa forme. Cette forme est une qualité, un accident. Comment appeler « ce par quoi » le bois est bois ? Même dans l'imposition des noms, nous devons aller du plus connu pour nous vers le moins connu. C'est pour-quoi nous employons le même mot de « forme » pour signifier « ce par quoi » le bois est bois, et « ce par quoi » l'homme est homme – c'est la forme substantielle.

Quel est alors, dans le cas du devenir absolu, le sujet permanent des formes substantielles qui se succèdent ? Ce sujet ne peut être une « chose », une substance déterminée à la manière du bois ou d'un homme. Pour être substratum de formes substantielles, ce sujet ne doit avoir de lui-même aucune forme, et, par conséquent, il ne peut être absolument en lui-même comme la substance. Avec la forme il com-pose [51] la substance. Or, pour que le devenir absolu soit possible, il

Page 43: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 43

faut que ce sujet soit apte à recevoir, qu'il soit en puissance pour une forme autre que celle dont il est actuellement le sujet. Quelle que soit la forme dont il est actuellement le sujet il est en outre autant de fois sujet de privations qu'il peut recevoir d'autres formes. Voici donc la proportion dans laquelle nous connaissons ce sujet tout à fait premier :

¿¿ ¿¿Le sujet permanent du devenir absolu, voilà ce -que nous appelons

matière première. Nous disons « matière », à cause de son analogie avec une substance comme le bois de la table, qui est « ce dont » la table est faite et sujet de la forme de table ; nous l'appelons « pre-mière », parce qu'il ne peut y avoir de sujet antérieur à elle. Cette ma-tière, nous ne la connaissons que par analogie : la matière première est à la forme substantielle du gland et à la forme de l'arbre, comme le bois est à la forme du madrier et à la forme de table.

Ces premiers principes – matière, forme, privation, qu'on appelle « les éléments universels » – il faut donc bien les distinguer des pre-miers principes matériels qui sont déjà composés des éléments univer-sels et que les anciens appelaient « éléments corporels ». Ils définis-saient ceux-ci : « les corps qui ne se décomposent plus en corps d'une autre espèce », et ils les identifiaient avec la « terre », le « feu », l'« air » et l'« eau ». Ces éléments corporels étaient contraires entre eux en raison de leurs qualités contraires. L'on voit dès lors que le ca-ractère périmé de ces principes corporels n'affecte en rien les « prin-cipes universels ».

Page 44: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 44

§ 2. Finalité et appétit de la matière

Retour au sommaire

Ce n'est pas aux thomistes que l'on doit montrer que la cause finale est une véritable cause et qu'elle est même la [52] première des causes. 33 Elle est en effet la raison pour laquelle l'agent se met à l'œuvre. Sans doute est-ce à cause de l'efficacité que la fin est atteinte ou produite et, à cet égard, la cause efficiente est première dans l'exé-cution. Cependant, l'agent ne se met à l'œuvre que dans la mesure où il est attiré par le bien qu'est la fin, et il poursuit celle-ci sous la dépen-dance de son attraction. La fin est donc première dans l'intention.

La cause efficiente est donc cause de la fin et la fin est cause de l'effi-ciente. Mais, tandis que celle-ci est cause de la fin quant à l'être, car, par son opération, l'agent fait en sorte que la fin existe, la fin, de son côté, est cause aussi de l'agent, non pas quant à son existence, mais quant à la rai-son d'être de sa causalité. L'agent, en effet, est cause autant qu'il agit, mais il n'agit qu'en raison de la fin. Il tient donc de la fin la raison de sa causali -té efficiente. 34

33 « Ideo autem potius probat de fine quod sit causa quam de aliis, quia hoc minus videbatur propterea quia finis est ultimum in generatione... Potissima est inter alias causas : est enim causa finalis aliarum causarum causa. Manifestum enim quod agens agit propter finem ; et similiter ostensum est supra in artificialibus, quod formæ ordinantur ad usum sicut ad finem, et materiæ in formas sicut in finem et pro tanto dicitur finis causa causarum. » In II Phys., lect. 5, nn. 6 et 11 voir aussi I, q. 105, a. 5 ; De Potentia, q. 5, a. 1 ; De Principiis naturæ voir aussi I II, q. 1, a. 2 ; In V Metaph., lect. 3, n. 782.

34 SAINT THOMAS, In V Metaph., lect. 2, n. 775 ; voir aussi I, q. 105, a. 5 ; I II, q. 1, a. 2 ; De Potentia, q. 5, a. 1, c.; De Principiis naturæ : « Viso autem... » ; In I Post. Anal., lect. 16, n. 5.– « ...Finis movet aliciendo et attrahendo. Attractio autem non est propria motio, quia motio est transitus aliquis, illa autem attractio solum est convenientia, et sympathia unius ad alterum, ut trahatur ad illo quod non nisi translative dicitur motio ». JEAN DE SAINT THOMAS, Cursus philosophicus, T. 11, p. 276b25. – « Dicendum quod finis etsi sit postremus in executione, est tamen primus in intentione agentis. Et hoc modo habet rationem cause. » SAINT THOMAS, I II, q. 1, a. 1, ad 1 : aussi ibid., a.4 ; In II Phys., lect. 8, nn. 5-6 ; Contra Gent., II, c. 30.

Page 45: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 45

Si les auteurs thomistes s'entendent sur cette doctrine générale, ils ne sont pas moins d'accord – les modernes du moins – pour la négliger dès qu'il s'agit de l'appliquer à la Nature. 35 Ce faisant, ce n'est pas seulement l'étude de la finalité dans [53] les opérations de la Nature – qu'ils ont négligée – comme si l'on pouvait vraiment comprendre ces opérations sans connaître leur raison première, 36 – c'est aussi tout ce qui est impliqué dans la définition de la nature. Nous lisons, en effet, au début du livre II des Physiques que « la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside premièrement, par soi et non par accident ». 37 Et, à la fin du même livre, après les démonstrations qui établissent que les natures agissent pour une fin, nous rencontrons une autre définition qui com-plète la précédente et qui en donne pour ainsi dire la raison première. Elle est énoncée par saint Thomas dans les termes suivants : « La na-ture est la raison (ratio) d'un certain art, à savoir l'art divin, infuse (indita) dans les choses et par laquelle les choses elles-mêmes se meuvent vers une fin déterminée : comme si le constructeur de navires pouvait accorder à des pièces de bois le pouvoir de s'agencer en vue de former la structure d'un navire. » 38

35 Voir la note Causalité et évolution que nous avons publiée dans Laval théologique et philosophique, Vol. III, n. 1, 1947, pp. 134-138.

36 « ... In iis quæ fiunt propter finem, eumdem ordinem tenet finis, quam tenet principium in demonstrativis. Et hoc ideo quia etiam finis est principium, non quidem actionis, sed ratiocinationis ; quia a fine incipimus ratiocinari de iis quæ sunt ad finem : in demonstrativis autem non attenditur principium actus, sed ratiocinationis ; quia in demonstrativis non sunt actiones, sed ratiocinationes tantum. Unde convenienter finis in iis quæ fiunt propter finem, tenet locum principii quod est in demonstrativis. Unde similitudo est utrobique ; quamvis e converso se videatur habere propter hoc quod finis est ultimum in actione, quod in demonstratione non est ». SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 15, nn. 5 et 6.– « ... Ratio eorum quæ sunt ad finem, a fine sumitur ». Ibid., lect. 4, n. 7.- Aussi In I Post. Anal., lect. 16, n. 5 ; In III Metaph., lect. 5, n. 378.

37 Ch. 1, 192b20.38 In II Phys., lect. 14, n. 8 : « In nullo enim alio natura ab arte videtur differre,

nisi quia natura est principium intrinsecum, et ars est principium extrinsecum. Si enim ars factiva navis esset intrinseca ligno, facta fuisset navis a natura, sicut modo fit ab arte. Et hoc maxime manifestum est in arte que est in eo quod movetur, licet per accidens, sicut de medico qui medicatur se ipsum : huic arti enim maxime assimilatur natura. Unde patet quod natura nihil est aliud quam ratio cujusdam artis, scilicet divinæ, indita rebus, qua ipsæ res moventur ad finem determinatum : sicut si artifex factor

Page 46: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 46

[54]Cette définition par les causes premières : intrinsèque (ratio indita)

et extrinsèque (ars divina) se vérifie de toute nature entendue au sens de « Principe et cause de mouvement etc... » Or, le terme de « na-ture », ainsi compris, ne se dit pas simplement de ce qui est principe actif de mouvement et de la forme, il se dit aussi du principe passif et de la matière. 39 Par conséquent, ces derniers, eux aussi, sont « ratio indita... qua ipsæ res moventur in finem determinatum ».

Le principe passif ne doit donc pas se comparer à la malléabilité qu'a la pierre d'être taillée en statue. On ne dira pas, en effet, que la pierre est un sujet qui incline à une figure de statue, laquelle serait un bien. On peut certes lui donner cette forme, mais elle-même y est in-différente. Par contre, le principe passif qui est nature est une ratio, une détermination qui provient d'une intelligence, en vertu de laquelle ce principe est intrinsèquement et positivement ordonné à une fin dé-terminée.

Il convient de rappeler aussi que le livre II des Physiques ne fait pas abstraction du livre I. Pour cette question en particulier, on doit noter ce qui avait été établi à la fin de ce livre I. Au chapitre 9, en ef-fet, il est prouvé que la matière première est un appétit de la forme. Celle-ci, étant la perfection propre de la matière – étant forme et par conséquent quelque chose de « divin, bon et désirable » – la matière, « par sa propre nature, tend vers la forme et la désire. » 40 Or saint Thomas, on le sait, soutient, contre Avicenne, qu'il ne s'agit pas là d'une simple métaphore. La matière est, par [55] sa nature même, et non pas par une inclination conséquente ou surajoutée, un désir de

navis posset lignis tribuere, quod ex se ipsis moverentur ad navis formam inducendam. »

39 Ibid., lect. 1, n. 4 et lect. 2.40 Phys., I, ch. 9, 192a5 ; voir aussi SAINT THOMAS, In I Phys., lect. 15, n.

10.– « ... Quia actus est perfectio potentix et bonum ejus : et per consequens sequitur quod sit appetibile, quia unumquodque appetit suam perfectionem. » In I Phys., lect. 15, n. 7 ; aussi In IX Metaph., lect. 8, no. 1857-1858.– « ...Eadem enim ratio boni et finis est ; nam bonum est quod omnia appetunt. » In II Metaph., lect. 4, n. 317.– « ...Materia... est propter formam. » In II Phys., lect. 4, n. 8 ; ibid., lect. 5, n. 11.

Page 47: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 47

forme. 41 Si elle tend ainsi vers la forme, c'est précisément qu'elle est une nature, une « ratio indita ».

La notion d'appétit, en effet, n'est pas bornée aux choses qui ont en elles-mêmes la connaissance du bien qui leur convient. Certes, la connaissance est essentielle à la finalité, mais elle n'est pas nécessaire-ment le fait de la chose qui tend vers la fin. Autrement, on nierait tout simplement la Nature.

Il est facile de répondre aux objections (d'Avicenne), dit le Docteur angélique. En effet, il faut savoir que tout ce qui désire quelque chose ou bien connaît cette chose et s'ordonne vers elle, ou bien tend vers elle en vertu de l'ordination et de la direction d'un connaissant, comme la flèche qui tend vers une cible déterminée par la direction et l'ordination du tireur. Par conséquent, l'appétit naturel n'est rien autre que l'ordination de cer-taines choses vers leur fin conformément à leur propre nature. Or, il n'y a pas seulement l'être en acte qui, par sa puissance active, soit ordonné à sa fin, mais aussi la matière selon qu'elle est en puissance ; car la forme est la fin de la matière. Désirer la forme n'est donc pour la matière autre chose que d'être ordonnée à la forme, comme la puissance à l'acte. 42

La matière première n'est donc pas seulement quelque [56] chose qui peut être ordonnée à la forme, mais qui est ordonnée à la forme. Ne pas admettre cela, c'est confondre la puissance positive de la ma-

41 « Materia enim, secundum id quod est, est in potentia ad formam. » I, q. 66, a. 2.– « Cum forma sit quoddam bonum et appetibile, materia, quæ est aliud a privatione et a forma, est apta nata appetere et desiderare ipsam secundum suam naturam. » In I Phys., lect. 15, n. 8 ; aussi I, q. 66, a. 1 ; q. 78, a. 1 ad 3 ; q. 80, a. 1, ad 6.– « Nec etiam utitur hic figurata locutione, sed exemplari. » In I Phys., lect. 15, n. l0.– « Appetitus formæ non est aliqua actio materiæ, sed quædam habitudo materiæ ad formam secundum quod est in potentia ad ipsam. » De Potentia, q. 4, a. 1, ad 2 : « In contrarium obj... » « Non igitur potentia materiæ est aliqua proprietas addita super essentiam ejus ; sed materia secundum suam substantiam est potentia ad esse substantiale. » In I Phys., lect. 15, n. 3.

42 In I Phys., lect. 15, n. 10– « Et, ipsa natura uniuscujusque est quædam inclinatio indita ei a primo movente, ordinans ipsam in debitum finem. Et ex hoc patet, quod res naturales agunt propter finem, licet finem non cognoscant, quia a primo intelligente assequuntur inclinationem in finem. » In XII Metaph., lect. 12, n. 2634.– « ...Ille qui sic dicit, naturam scilicet non agere propter aliquid, destruit naturam et ea quæ sunt secundum naturam. » In II Phys., lect. 14, n. 7.

Page 48: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 48

tière avec la puissance obédientielle ou avec la privation. 43 Et cet ap-pétit de la matière première, qui est une inclination positive et natu-relle à la forme, ne se trouve pas dans la matière de l'art. 44

Pour quelle forme la matière est-elle un désir ? Toujours sujet de quelque forme déterminée, elle ne peut être un appétit pour cette forme qu'elle possède déjà. Elle n'est désir que pour la forme dont elle est privée, et l'on ne peut parler de privation qu'à l'égard d'une forme pour laquelle la matière est une aptitude naturelle. Or, de soi, la ma-tière peut être sujet de n'importe quelle forme naturelle. Quelle que soit la forme dont elle est actuellement le sujet, elle en désirera tou-jours une autre. C'est dire que la matière première est sujet d'autant de privations qu'il peut y avoir de formes autres que celle qui la déter-mine hic et nunc. « Puisque chaque forme ne met la matière en acte que par rapport à elle, il s'ensuit que la matière demeure en puissance par rapport à toutes les autres formes ». 45

Si, maintenant, nous faisons abstraction de l'ordre suivi par le cours des choses dans l'apparition des formes, nous pouvons nous de-mander quelles sont précisément les formes que désire la matière de tout être « générable » et corruptible. Voici un être très inférieur ; sa substance est composée de matière, de forme et de privation. Quelles sont, pendant qu'il est tel être, ces autres formes pour lesquelles la ma-tière qui le constitue est, de soi, un désir naturel ? et quelle est la fin ultime de ce désir ?

43 Cf. SAINT THOMAS, In I Phys., lect. 15 ; In II, lect. 1.44 Cf. SAINT THOMAS, In II Metapb., lect. 4, n. 329 ; In VII, lect. 8. n.

1442 6.45 SAINT THOMAS, Ia, q. 66, a. 2 : aussi In II Phys., lect. 15, n. 10 et Contra

Gent., III, c. 6.

Page 49: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 49

[57]

§3. La finalité

1̊ La fin ultime de tout mouvement dans la Nature

Retour au sommaire

C'est au terme d'un certain mouvement que s'accomplit le devenir d'un être selon la substance et que la matière acquiert une forme nou-velle. La finalité est encore essentielle à l'intelligence du mouvement, lequel ne peut avoir par lui-même la nature de fin. Qu'est-ce en effet que le mouvement ? Nous le définissons : l'acte d'un être en puissance en tant qu'il est en puissance. Le mouvement est par conséquent « actus imperfecti » – l'acte de l'imparfait en tant qu'imparfait. Mais voilà qui ne pourrait avoir la nature de terme. Le terme de la construc-tion n'est pas la maison à l'état de construction. Si la maison à l'état de construction n'est ni purement en puissance ni simplement en acte, elle est néanmoins encore maison en puissance. Or, toute puissance est, par sa nature même, ordonnée à l'acte. C'est l'acte tout court qui est la raison d'être du mouvement et qui en est la fin. 46

C'est peut-être dans cette opinion d'Aristote, selon laquelle le temps – mesure du mouvement – serait cause de dépérissement plutôt que de génération, que l'on voit le mieux combien l'intention d'une fin est essentielle à l'intelligence du mouvement. « Le temps, dit-il, est cause par soi de destruction plutôt que de génération... car le change-ment est par soi « défaisant » ; s'il est bien cause de génération et

46 « Quod igitur ex sui ratione habet difformitatem impossibile est quod sit finis in quem tendit natura. Motus autem secundum suam rationem est hujusmodi ; quod enim movetur, in quantum hujusmodi, dissimiliter se habet nunc et prius. Impossibile est igitur quod natura intendat motum propter se ipsum. » SAINT THOMAS, Contra Gent., III, ch. 23.– « Cui etiam attestatur, quod [motus] est actus imperfectus... Unde natura nunquam inclinat ad motum propter movere, sed propter aliquid determinatum quod ex motu consequitur. » De Potentia, q. 5, a. 5 ; voir aussi In VIII Phys., lect. 10, n. 4 ; lect. 14, n. 9.– « Motus enim est actus imperfecti. » De Potentia, q. 4, a. 1, ad 7 « In contrarium ».

Page 50: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 50

d'existence, ce [58] n'est que par accident. » 47 « Par le fait même qu'une chose est en mouvement, explique saint Thomas, elle décline [recedit] de la disposition qu'elle avait auparavant. Mais qu'elle par-vienne à une disposition, voilà qui n'est pas impliqué dans le concept de mouvement en tant qu'il est mouvement, mais en tant qu'il est ter-miné et achevé ; or, le mouvement n'a cette perfection que par l'inten-tion de l'agent qui meut vers une fin déterminée. C'est pourquoi le dé-périssement peut s'attribuer plutôt au changement et au temps ; tandis que la génération et l'existence relèvent de l'agent et du générateur ». 48

Que le mouvement lui-même ne puisse avoir la nature de fin, saint Thomas le montre en maints endroits que nous aurons l'occasion de citer. Pour le moment, nous voulons attirer l'attention sur un passage remarquable du Compendium theologiæ où il applique cette idée pour démontrer quelle est la fin ultime de tout mouvement dans la Nature. Il est vrai que l'exemple qu'il donne est tiré d'une théorie physique pé-rimée, mais l'idée essentielle demeure. Ajoutons même que l'exemple des corps célestes augmente la portée de l'argument, puisque le mou-vement de ces corps incorruptibles était jugé le plus parfait.

Il est évident que la nature tend toujours à l'unité ; d'où il suit que ce qui répugne à l'unité par sa nature ne peut être la fin dernière e la nature. Or le mouvement répugne à l'unité, en ce sens que ce qui est mû ne cesse d'être autre et autre au cours du mouvement. La nature ne produit donc pas le mouvement pour lui-même, mais bien en vue de la fin du mouvement... Le mouvement, étant la voie à la perfection, n'a pas le caractère de fin, mais bien de ce qui est en vue de la fin. 49

Or, comme tout mouvement dans la Nature doit être [59] ordonné par une intelligence, on se demande quelle fin se propose l'intelli-gence.

...Comme une intelligence n'imprime le mouvement qu'en vue d'une fin, il faut considérer quelle est la fin des corps célestes. Mais on ne peut pas dire que le mouvement soit la fin. En effet, le mouvement étant la voie à la perfection n'a pas le caractère de fin, mais bien de ce qui est disposé à la fin. On ne peut pas dire non plus que le renouvellement des positions est

47 Phys., IV, ch. 13, 222b l5-20.48 In IV Phys., lect. 22, n. 2.49 C. 171 (trad. VÉDRINE, BANDEL et FOURNET).

Page 51: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 51

la fin du mouvement d'un corps céleste, de manière que ce soit le but du mouvement du corps céleste d'atteindre en acte tous les points vers les-quels il a une tendance en puissance, parce qu'il y a là l'infini. Or l'infini répugne à la notion de fin... Il est évident, en effet, qu'un corps quelconque mis en mouvement par une intelligence en est l'instrument. Or la fin du mouvement d'un instrument est la forme conçue par le principal agent qui est constitué en acte par le mouvement de l'instrument. Or la forme de l'intelligence divine, qui prend son complément dans le mouvement du ciel, est la perfection des choses par voie de génération et de corruption. Mais la dernière fin de la génération et de la corruption est une forme d'une haute noblesse qui est l'âme humaine, dont la fin dernière est la vie éternelle... La dernière fin du mouvement du ciel est donc la multiplication des hommes créés pour la vie éternelle. Or cette multitude ne peut pas être-infinie ; car l'intention de toute intelligence se porte sur un objet fini.50

Dès lors, cet argument suppose que même le « générable » et le corruptible ne peuvent avoir la nature de fin. La connaissance que nous avons aujourd'hui de l'histoire des espèces naturelles donne en-core plus de poids à cet argument. En effet, nous savons qu'un grand nombre d'espèces naturelles ont disparu de la terre. C'est dire que si, d'une part, les individus sont corruptibles, d'autre part les espèces elles-mêmes le sont. On verra la pertinence de cette remarque à pro-pos du passage suivant de la Somme théologique  :

L'intention de la nature ne se porte pas de la même façon vers les créa-tures corruptibles et vers les créatures incorruptibles. En effet, l'intention véritable de la nature ne paraît être autre chose que ce qui est toujours et perpétuel ; tandis que ce qui ne dure qu'un temps, [60] n'est pas ce qui est voulu principalement par la nature, mais seulement comme ordonné à autre chose ; faute de quoi, la chose une fois corrompue, l'intention de la nature serait frustrée. 51

On l'aura remarqué : saint Thomas fait allusion à la théorie aristo-télicienne de la perpétuité de l'espèce naturelle qui, grâce à la répéti-tion des individus, peut se maintenir et imiter par là le divin, c'est-à-dire l'immortel. 52 Or, nous savons désormais que tous les individus d'une espèce peuvent disparaître. La perpétuité des espèces devient par là quelque chose d'assez relatif : elle ne peut signifier tout au plus

50 Ibid.51 Ia, q. 98, a. 1.52 Cf. De Gent., et Corr., II, c. 10 ; De Anima, II, c. 4.

Page 52: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 52

qu'une longue durée. Du reste, déjà pour des raisons physiques, toutes les espèces de vivants naturels sont vouées à l'extinction. Voilà qui est très conforme à la doctrine théologique de saint Thomas où il utilise et mène à sa dernière conclusion sa doctrine philosophique : « Id per se videtur esse de intentione naturæ, quod est semper et perpetuum. » 53 Or, parmi tous les êtres « générables » et corruptibles, seul l'homme, par son âme intellective et immortelle, peut être un véritable terme de tout le mouvement et de tout le processus de génération et de corrup-tion. En d'autres termes, il n'y a que l'âme raisonnable qui puisse être la forme dernière de la matière et du mouvement.

...Tout être existant en puissance ne peut avoir d'autre tendance que d'arriver à l'acte au moyen du mouvement. Donc la matière, en suivant son appétit naturel, se porte de préférence vers tel acte, s'il est plus éloigné et plus parfait. Par conséquent, cet appétit naturel, en vertu duquel la matière recherche la forme, doit tendre, comme à la fin dernière de la génération, à l'acte le plus éloigné et le plus parfait auquel la matière peut atteindre.

Il y a plusieurs degrés dans les actes des formes. La matière première est tout d'abord en puissance pour la forme élémentaire ; réduite [61] à la forme élémentaire, elle est en puissance pour la forme mixte, parce que les éléments sont la matière de l'être résultant d'un mélange ; considérée comme forme mixte, elle est en puissance pour la forme de l'âme végéta-tive ; car cette âme est la forme des corps de cette nature ; de même, l'âme végétative est sensitive en puissance, et l'âme sensitive est intellectuelle de la même manière. Cela est prouvé par les progrès de la génération : son produit commence par être un fœtus, qui vit à la façon des plantes ; à cette vie succède celle de l'animal, et en troisième lieu la vie propre de l'homme. Dans l'ordre des êtres produits par voie de génération et sujets à la corrup-tion, il n'y a pas d'autre forme plus éloignée et plus noble que cette der-nière. L'âme humaine est donc le terme de la génération complète, et la matière tend à arriver à ce terme qui est sa forme dernière. Donc les élé-ments existent pour les corps mixtes, et ceux-ci pour les corps vivants. Parmi ces derniers, les plantes existent pour les animaux ; les animaux pour l'homme, et l'homme est la fin de la génération tout entière. 54

53 Ia, q. 98, a. 1.54 SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 22 (trad. ECALLE). – «Dicendum

quod anima mensuratur tempore secundum esse quo unitur corpori ; quamvis prout consideratur ut substantia quædam spiritualis, mensuratur ævo. » De Potentia, q. 3, a. 10, ad 8. – « Est ergo considerandum quod homo secundum suam naturam est constitutus quasi medium quoddam inter creaturas corruptibiles et incorruptibiles ; nam anima ejus est naturaliter incorruptibilis, corpus vero naturaliter corruptibile. » Ia, q. 98, q. 1, c.–

Page 53: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 53

Voilà une première réponse à la question générale : quelle est la fin ultime de l'appétit de la matière. Dans cette perspective, toutes les formes intermédiaires sont en quelque sorte des moyens pour parvenir à celle de l'homme. Mais nous pouvons pousser plus loin la question. En effet, comment la matière atteint-elle sa fin ultime dans l'homme, puisqu'il est, lui aussi, corruptible comme tous les autres vivants natu-rels ? Pour répondre à cette question, trois choses sont à considérer. Nous dirons plus loin qu'on ne peut pas s'en tenir à telle et [62] telle fin particulière dans la Nature. Même dans tel et tel individu, la ma-tière est avant tout un désir pour le bien de l'univers tout entier. On le voit tout d'abord par ceci que la Nature ne tend pas premièrement vers l'individu comme tel mais vers l'espèce. « Universi enim perfectio attenditur quantum ad species, non quantum ad individua. » 55 Par conséquent, par le fait du maintien de l'espèce, l'appétit de la matière est, à cet égard, assouvi.

En second lieu, il faut considérer que si l'homme est corruptible, sa forme ne l'est point. La Nature atteint une fin ultime dans l'immortali-té de l'âme humaine pour laquelle elle agit en disposant la matière. Il reste toutefois que la Nature ne peut tendre vers l'état de séparation de l'âme humaine. Cette séparation, en effet, est la conséquence inévi-table de la « necessitas materiæ ». 56

« Anima humana est in confinio spiritualium et corporalium creaturarum. » De Malo, q. 16, a. 10, c et ad 5 et 6. – « Perfectissima autem formarum, id est anima humana quæ est finis omnium formarum naturalium. » De Spiritualibus creaturis, a. 2, c.– « Quanto igitur aliquis actus est posterior et magis perfectus tanto principalius in idipsum appetitus materiæ fertur. Unde oportet quod in ulteriorem et perfectissimum actum quem materia consequi potest tendat appetitus materiæ quo appetit formam, sicut in ultimum finem generationes. » Contra Gent., III, c. 22.

55 SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 84 : voir aussi ibid., c. 45.– « ... Singularia namque non sunt de perfectione naturæ propter se, sed propter aliud scilicet ut in cis salventur species quas natura intendit. Natura enim intendit generare hominem, non hunc hominem, nisi in quantum homo non potest esse, nisi sit hic homo ». Q.D. de Anima, a. 18.– « ... Bonum commune semper invenitur esse divinius quam bonum unius tantum ... nam singula in seipsis sunt bona, simul autem omnia sunt optima propter ordinem universi. ». Contra Gent., III, c. 69.

56 SAINT THOMAS, De Malo, q. 5, a. 5 ; Q-D. de Anima, a. 8 ; Ia, q. 76, a. 5, and 1. A propos de la necessitas materiæ, voir infra, p. 134.

Page 54: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 54

Il reste une troisième considération à faire. L'union de l'âme et du corps est une union naturelle. Mais l'état séparé de l'âme n'est pas un état naturel. Il ne peut donc être la fin de la Nature. De ces principes saint Thomas infère un argument en faveur de la résurrection des corps. Voici ce qu'il dit à ce sujet dans la Somme contre les Gentils  :

Nous avons démontré que les âmes des hommes sont immortelles, elles survivent donc aux corps, dégagées des corps. Or, il est clair, d'après ce que nous avons dit, que l'âme est naturellement unie au corps, puisque par son essence elle est la forme du corps. Il est donc contraire à la nature de l'âme d'être séparée du corps. Or, rien de contraire à la nature ne peut durer toujours. Donc l'âme ne sera pas [63] perpétuellement sans le corps. Puis donc qu'elle subsiste perpétuellement, elle devra être unie une se-conde fois au corps ; ce qui constitue la résurrection. Donc l'immortalité des âmes semble exiger la résurrection future des corps.

Nous avons prouvé que le désir naturel de l'homme tend à la félicité. Or, la félicité suprême consiste dans la perfection de l'être qui est heureux. Donc tout être à la perfection duquel il manque quelque chose ne possède pas encore la félicité parfaite, puisque son désir n'est pas encore complète-ment apaisé ; car tout être imparfait désire naturellement arriver à sa per-fection. Or, l'âme séparée du corps est en quelque manière imparfaite, de même que toute partie qui se trouve en dehors de son tout ; car l'âme est naturellement une partie de la nature humaine. L'homme ne peut donc arriver à la félicité suprême qu'autant que son âme est de nouveau unie à son corps, a raison surtout de ce que nous avons établi que, durant cette vie, l'homme ne saurait parvenir à la félicité suprême.57

Dans le tout dernier chapitre de ce même ouvrage, saint Thomas montre à quel point l'homme immortel, et non pas simplement l'âme immortelle, est la véritable fin de la création matérielle tout entière. Il y montre non seulement que la simple multiplication des individus humains ne peut pas répondre à l'ultime finalité de la Nature, mais que les vivants inférieurs à l'homme sont à un tel point moyens purement provisoires qu'une fois l'homme établi dans un état définitif ces vi-vants n'existeront plus. A notre avis, c'est là un des arguments les plus forts que l'on puisse emprunter à la théologie pour ouvrir l'esprit à l'idée d'évolution. On devine que les bêtes et les plantes ne sont pas simplement utiles à l'homme en tant que nourritures et en tant que vé-hicules, ni même en tant qu'elles sont un ornement de la Nature, mais

57 Contra Gent., II, c. 7. Voir aussi In I ad Cor., c. 15, lect. 2.

Page 55: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 55

qu'elles doivent avoir servi de quelque manière à la constitution même de la substance de l'homme. Voici le passage en cause :

De même donc que la fin de la nature, dans la génération, n'est pas de faire passer la matière de la puissance à l'acte, mais quelque [64] chose qui résulte de là, savoir la perpétuité des êtres qui les rapproche de la ressem-blance divine, ainsi la fin du mouvement du ciel n'est pas de réduire la puissance à l'acte, mais quelque chose qui découle de cette réduction, sa-voir d'être assimilé à Dieu comme cause productrice. Or, nous avons prou-vé que tous les êtres produits par génération et sujets à la corruption, qui ont pour cause le mouvement du ciel, sont en quelque sorte ordonnés à l'homme comme à leur fin. Le mouvement du ciel a donc lieu principale-ment en vue de la génération des hommes ; et il acquiert en cela une très grande ressemblance avec Dieu comme cause productrice, puisqu'il a été démontré que la forme de l'homme, c'est-à-dire l'âme raisonnable est créée par Dieu immédiatement. Or, la multiplication des âmes à l'infini ne peut pas être une fin, parce que l'infini répugne à la raison constitutive de la fin. Il ne résulte donc aucun inconvénient de ce que nous disons, que le mou-vement du ciel cessera lorsqu'un nombre déterminé d'hommes sera com-plété.

...Les hommes sont en partie corruptibles, bien qu'ils ne soient pas tels quant au tout ; car l'âme raisonnable est incorruptible, et le composé est corruptible. Tous les êtres qui sont aptes de quelque manière que ce soit à la perpétuité seront donc conservés quant à leur substance dans cet état final du monde, Dieu suppléant par sa puissance à ce qui leur manque par suite de leur propre instabilité ; pour les autres, qui sont complètement assujettis à la corruption quant au tout et quant à la partie, tels que les ani-maux, les plantes et les corps mixtes, ils ne se conserveront aucunement dans cette condition d'incorruptibilité. Il faut donc entendre ce que dit l'Apôtre : La figure de ce monde passe (I. Cor., VII, 31), en ce sens que la forme qu'a maintenant le monde disparaîtra, mais que sa substance demeu-rera. On explique aussi de la même manière cette parole : Lorsque l'homme s'est endormi, il ne ressuscitera pas, jusqu'à ce que le ciel soit brisé (Job, XIV, 12), c'est-à-dire jusqu'à ce que cesse cette disposition du ciel, en vertu de laquelle il se meut et produit le mouvement dans les autres êtres. 58

Sans doute, les textes que nous venons de citer posent bien des problèmes, mais nous reviendrons sur le sujet. Précisons dès à présent que par eux-mêmes ils n'enseignent encore [65] d'aucune manière

58 Contra Gent., IV, c. 97. Voir aussi De Potentia, q. 5, a. 5, c et ad 13.

Page 56: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 56

l'idée d'évolution. Nous les avons apportés pour montrer quelle est, d'après saint Thomas, la forme dernière pour laquelle la matière est une puissance et un désir naturels. C'est dire que le processus qui amène cette forme est, lui aussi, naturel.

2◦ Les finalités particulières

Anaxagore disait que « Tout est dans tout » et que « De n'importe quoi peut provenir n'importe quoi ». Mais il précisait : « En tout il y a une part de tout, sauf de l'intelligence ; mais il y a des êtres où l'intelli-gence existe aussi. » L'intelligence, en effet, est par sa nature même immiscible, sans mélange de matière : « L'intelligence s'introduit en venant du dehors. » 59 Si d'une part nous souscrivons à cette précision, devons-nous d'autre part rejeter l'affirmation que « de n'importe quoi peut provenir n'importe quoi ? » Aristote et saint Thomas faisaient d'abord des distinctions.

Si Anaxagore voulait dire par là que les êtres naturels proviennent les uns des autres au hasard, l'expérience aurait dû le détromper. Ce-pendant, l'assertion est vraie si on l'entend de la matière qui, dans n'importe quel être de la Nature, est en puissance pour toutes les formes. Or, quand nous disons que la matière est une puissance et un appétit pour toutes les formes – et principalement pour la forme hu-maine – on ne doit pas comprendre qu'en chaque être « générable » et corruptible la matière est immédiatement apte à recevoir indifférem-ment n'importe quelle forme et suivant un ordre quelconque.

Bien que la génération provienne du non-être qui est [être] en puis-sance, il ne s'ensuit pas que n'importe quelle chose provienne de n'importe quelle autre ; au contraire, les choses différentes proviennent de matières différentes. En effet, chacun des êtres générables a une matière déterminée d'où il provient, car la forme doit être proportionnée [66] à la matière. Il est vrai que la matière première est en puissance pour toutes les formes, cependant elle les reçoit selon un certain ordre. En effet, elle est d'abord en puissance pour les formes élémentaires, et par leur intermédiaire, suivant les différentes proportions de commixtion, elle est en puissance à des

59 Cf. RAUL TANNERY, op. cit., pp. 305-312.

Page 57: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 57

formes différentes : c'est pourquoi il ne peut se faire que de n'importe quoi devienne immédiatement n'importe quoi...60

Si nous appliquons cette considération à la matière première en tant qu'elle est en puissance pour l'âme humaine, cela veut dire que sous une forme inanimée sa puissance véritable pour l'âme humaine (qui est pourtant principaliter intenta) est encore très éloignée. C'est ce que saint Thomas décrit dans la suite d'un texte que nous avons dé-jà cité :

Il y a plusieurs degrés dans les actes des formes. La matière première est tout d'abord en puissance pour la forme élémentaire ; réduite à la forme élémentaire, elle est en puissance pour la forme mixte, parce que les élé-ments sont la matière de l'être résultant d'un mélange ; considérée comme forme mixte, elle est en puissance pour la forme de l'âme végétative ; car cette âme est la forme des corps de cette nature ; de même l'âme végétative est sensitive en puissance, et l'âme sensitive est intellective de la même manière. Cela est prouvé par le progrès de la génération : son produit com-mence par être un fœtus, qui vit à la façon des plantes ; à cette vie succède celle de l'animal, et en troisième lieu la vie propre de l'homme. Dans l'ordre des êtres produits par voie de génération et sujets à la corruption, il n'y a pas d'autre forme plus éloignée et plus noble que cette dernière. L'âme humaine est donc le terme de la génération complète, et la matière tend à arriver à ce terme qui est sa forme dernière. 61

On voit encore ici que dans cette perspective tout à fait fondamen-tale les formes infra-humaines sont des formes intermédiaires et fonc-tion de la forme humaine qui est la cause finale de toutes les autres. Mais même si telle est la finalité [67] générale de la Nature, cela n'em-pêche pas que chaque forme intermédiaire n'ait sa nature de fin – qu'elle ne soit une fin particulière.

Comparée à la matière, toute forme naturelle est fin, puisqu'elle est l'acte et la perfection de la puissance. Mais si la forme est la fin du générateur et de la matière, elle n'est pas la fin de l'engendré. Celui-ci est désormais principe d'opérations pour une fin qui lui est propre. En effet, l'opération suit l'être, et un être est tel ou tel selon sa forme.

60 SAINT THOMAS, In XII Metaph., lect. 2, n. 2438. Voir aussi De Principiis naturæ : « Est sciendum ... »

61 Contra Gent., III, c. 22. Voir aussi ibid., IV, c. 97 ; Ia, q. 66, a. 2 ; De spirit. creat., c. 2.

Page 58: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 58

De la diversité des formes, d'après lesquelles les espèces d'êtres se diversifient, découle la différence des opérations. En effet, tout agent agit selon qu'il est en acte... et il est un être en acte en vertu de sa forme. Par conséquent, son opération doit découler de sa forme. Donc là où les formes sont diverses, diverses opérations y correspondent. Et, parce que chacun des êtres atteint sa fin propre au moyen de l'action qui lui est propre, il est nécessaire que les fins propres des êtres se diversifient, bien qu'ils aient tous la même fin dernière. 62

Or, cette finalité spécifique, selon laquelle les êtres se portent d'abord vers le bien propre et proportionné, se manifeste dans la ten-dance des individus à se maintenir dans l'existence et à conserver leur espèce, où se réalise le bien intrinsèque de l'individu et de l'espèce. C'est ce que l'on constate chez les êtres vivants. La reproduction de leurs semblables – la génération proprement dite – est un indice de cette finalité particulière où l'on peut voir un premier pas vers cette perpétuité qui est de l'intention première de la Nature. C'est précisé-ment dans cette répétition – qui est une manière d'imiter la perpétuité – que les vivants « générables » et corruptibles accomplissent leur « œuvre la plus naturelle », selon l'expression d'Aristote. C'est aussi la façon la plus parfaite pour un vivant de communiquer l'actualité qui lui est propre.

[68]Ce faisant, il répond en même temps au désir de la matière. Cepen-

dant, la fin particulière n'est pas la fin principale de ces individus et de leurs opérations : puisqu'ils sont par nature des intermédiaires.

3◦ La subordination des finalités particulièresà la finalité universelle

Bien que la finalité intrinsèque de l'espèce soit celle que les indivi-dus de l'espèce accomplissent de la manière la plus parfaite, il ne s'en-suit pas qu'elle soit la plus parfaite de l'espèce. Le bien propre de l'in-dividu ou de l'espèce n'est pas le meilleur bien auquel ils sont ordon-

62 Ibid., c. 97. Aussi Q.D. de Anima, q. 1, a. 7, c et ad 1 ; Ia, q. 47, a. 1, ad 1, et q. 105, a. 5.

Page 59: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 59

nés. C'est ce qui est illustré d'une façon saisissante chez certaines es-pèces animales où le générateur meurt en engendrant. C'est le cas, par exemple, du faux-bourdon chez les abeilles, de la fourmi mâle et du scorpion mâle (Languedocien) dont la femelle fait ripaille une fois la pariade terminée. Le papillon meurt quand il a pondu ses œufs et beaucoup de végétaux meurent quand ils ont donné leur fruit. 63

Les animaux poursuivent certains biens, soit pour les avoir appré-hendés, soit par instinct. Mais, il ne s'agit pas pour le moment de cet ordre de biens. Nous parlons ici des biens que poursuit leur nature malgré eux. Nous l'avons vu : les plantes et les brutes sont ordonnées à l'homme. Cela a été établi par une raison universelle dans le chapitre sur la finalité générale. Toutefois, cette raison ne nous apprend pas comment les espèces infra-humaines sont ordonnées à l'homme. Mais, puisqu'elles le sont par leur nature et leur tendance intrinsèque, il faut découvrir dans leur nature la plus intime un principe proportionné à cette fin, quand même cette fin entraînerait un [69] mal relatif eu égard à leur bien plus rapproché. Voici donc un principe qui nous per-mettra de reconnaître l'intention de la Nature dans chaque nature parti-culière :

Plus la vertu active d'un être est parfaite et sa bonté élevée, plus aussi l'appétence du bien se développe en lui, et il recherche et opère ce bien dans les êtres qui s'éloignent de lui davantage. En effet, un être imparfait ne va pas au delà du bien qui lui est propre, comme individu ; l'être parfait recherche le bien de l'espèce, et celui qui est plus parfait encore aspire au bien de tout le genre. Quant à Dieu, dont la bonté atteint le suprême degré de la perfection, Il veut le bien de l'être dans son sens le plus étendu. C'est donc avec raison que plusieurs ont dit, en parlant du bien, qu'en sa qualité de bien il tend à se répandre parce qu'en s'améliorant un être communique sa bonté à d'autres qui sont à une distance plus considérable de lui. Comme aussi l'être le plus parfait de chaque genre est le type et, en quelque sorte, la mesure de tous ceux qui entrent dans ce genre, Dieu, qui l'emporte en bonté sur tout ce qui existe et qui la communique a tout sans exception, est nécessairement, par la manière dont il opère cette diffusion, le modèle de tous les êtres qui en font participer d'autres à leur propre bon-té ; car un être s'élève à un degré supérieur dans l'ordre des causes à me-sure qu'il étend plus loin la diffusion de sa bonté.

63 CHARLES RICHET, Les causes finales et la biologie, dans La nature, p. 345.

Page 60: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 60

Nous devons encore tirer de là cette conclusion, qu'un être, en s'effor-çant de ressembler à Dieu en ce qu'il devient la cause d'autres êtres, n'est point pour cela détourné de la recherche de son bien propre. 64

Or, du moment que nous nous plaçons au point de vue de la nature des choses (nous entendons « nature » au sens de principe intrinsèque d'opération), nous les considérons dans leur « ratio indita ab arte divina », par laquelle elles tendent naturellement vers la fin de cet art, c'est-à-dire, premièrement et principalement, vers la fin de l'être tout entier. Et l'ordination à cette fin n'est pas quelque chose qui leur est extrinsèquement surajouté : leur nature même n'est pas autre chose qu'une [70] telle ordination. Par conséquent, les fins que désirent les êtres naturels, si imparfaits soient-ils, ne peuvent pas s'identifier au bien de l'individu ni au bien de l'espèce, mais au bien de l'Artisan su-prême qui leur a donné, à chacun selon sa nature, l'inclination pour la fin qu'il a voulue.

Lorsque saint Thomas dit que les opérations de la Nature procèdent avec ordre, « comme les opérations du sage » 65, cela ne doit pas s'en-tendre uniquement des opérations qui ont pour fin le bien propre de l'individu ou de l'espèce, ni seulement des voies déterminées par les-quelles ce bien s'accomplit, car c'est avant tout dans l'ordination à un bien plus élevé que se manifeste la sagesse imprimée dans les natures (indita rebus). Enlever aux natures cette inclination intrinsèque et po-sitive, c'est les identifier aux œuvres de l'art créé. 66

Bref, les espèces infra-humaines sont ordonnées à une perfection dont elles ne pourraient par elles-mêmes participer. C'est que par leur nature et dans leur substance tout entière elles restent de l'ordre des moyens pour l'être et la vie des créatures supérieures qui, en raison de leur intelligence, peuvent faire un retour explicite au premier principe de l'être.

Tel est le sort des êtres entièrement corruptibles, sort qui, nous l'avons vu, peut échoir aux espèces autant qu'aux individus. On en voit une raison dans la matière en tant qu'elle est un appétit de toutes les formes autres que celle dont elle est devenue le sujet et qui l'actue.

64 SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 24.65 In III Sent., d. 26, q. 2, a. 4, c.66 Voir, plus haut, notes 9, 13, 14 et 15. Voir aussi SAINT THOMAS, In VII

Metaph., lect. 6, n. 1381.

Page 61: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 61

Cela entraîne manifestement la destruction de toute substance dont la matière est un principe intrinsèque, et, à cet égard, son désir est un certain mal pour la substance vouée à la corruption. Mais c'est là un mal relatif eu égard à la fin ultérieure. C'est à cause de semblables considérations que saint Thomas écrit :

[71]

Lorsqu'il s'agit du mal, il ne faut pas raisonner de la même manière touchant l'homme qui a le souci d'un bien particulier et touchant le Pour-voyeur suprême. Le premier exclut autant qu'il le peut tout défaut de ce qui est commis à sa charge ; mais le second, par crainte d'empêcher le bien du tout, permet qu'il arrive quelque mal dans tel ou tel cas particulier. C'est pourquoi les destructions et les défaillances qui se constatent dans les choses de la nature sont à bon droit considérées comme contraires à telle nature particulière, mais elles n'en sont pas moins dans l'intention de la nature générale, en tant que le mal de l'un tourne au bien de l'autre ou au bien de tout l'univers. Car la destruction de l'un est toujours la génération de l'autre, génération par laquelle l'espèce se conserve. Si tout mal était empêché, beaucoup de bien manquerait à l'univers ; ainsi il n'y aurait pas la vie du lion s'il n'y avait pas la mort des animaux dont il se nourrit. 67

Toutes les choses naturelles ont été produites par l'art divin ; il s'ensuit qu'elles sont en quelque sorte comme les œuvres d'art de Dieu lui-même. Or, quiconque fait une œuvre d'art se propose de donner à son œuvre la meilleure disposition possible, non pas d'une façon absolue, mais par rap-port à la fin de cette œuvre. Et si cette disposition entraîne avec elle cer-tains défauts, l'artiste ne s'en occupe pas. C'est ainsi, par exemple, que l'ouvrier qui fait une scie pour scier fait cette scie en fer afin qu'elle soit apte à scier ; il ne songe nullement à la faire en verre ou en cristal, bien que ce soit une matière plus belle, parce qu'une telle beauté ne s'harmoni-serait pas avec la fin e la scie. De même Dieu donne à chaque chose natu-relle la meilleure disposition possible, non pas d'une façon pure et simple, mais selon l'ordre exigé par la fin de chacune d'elle. 68

67 Ia, q. 22, a. 2, ad 2 ; aussi ibid., q. 19, a. 9 ; q. 47, a. 2, ad 1 ; q. 49, a. 2 ; Contra Gent., III, cc. 6, 71 et 94 ; De Malo, q. 5, a. 5.

68 Ia, q. 91, a. 3.– Q.D. de Anima, a. 7. Voir aussi JEAN DE S.-THOMAS, Curs. phil., T. 11, pp. 608-615.– « Non tamen facit [natura] quod melius est simpliciter, sed quod melius est secundum quod competit substantiæ uniuscujusque : alioquin cuilibet animali daret animam rationalem, quæ est melior quam anima irrationalis. » SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 11, n. 9 ; Aussi Ia, q. 47, a. 2, ad 1.

Page 62: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 62

Mais il importe de remarquer que si nous voyons dans la potentia-lité de la matière et dans son appétit une évidente ordination naturelle à un bien intrinsèque supérieur, au détriment [72] de la substance complète et de la forme qui l'actue – du moins tant que cette forme est elle-même périssable –, il ne faut pas oublier que la forme elle-même – et dès lors la substance complète – est à sa manière et, en un sens, plus réellement ordonnée au même bien. En effet, si on admet que c'est grâce à la forme qui l'actue que la matière est disposée et que par là-même l'espèce peut se maintenir – sinon servir à un acte plus par-fait, – on voit que la forme est précisément la raison propre pour la-quelle la matière peut atteindre à un bien supérieur.

En outre, l'on ne doit pas juger de la finalité de la matière d'après les formes moins parfaites qu'elle reçoit dans la décomposition des vivants, par exemple. Dans la réception des formes, elle est soumise aux lois générales des éléments matériels, quels que soient ces der-niers. C'est dans les processus de propagation et de détermination à des formes supérieures que la matière atteint le plus profondément sa fin. En somme, il faut la juger d'après son intention principale.

Parce que le terme « appétit » se dit d'abord et plus communément de l'appétit des êtres connaissants et des « suppôts », nous inclinons à considérer la matière, qui est un appétit, comme une substance qui désire tout pour elle-même et à laquelle toute forme naturelle doit être sacrifiée. Nous oublions alors que la matière est transcendentalement pour la forme, mais que toute forme corruptible est pour la forme hu-maine, et, qu'en fait la matière conserve, en vue de cette forme, l'orga-nisation acquise par la médiation des formes corruptibles. Telle est la fin adéquate de la matière. Et pour autant qu'elle n'est elle-même que pure puissance, elle a davantage la nature de moyen que n'importe quelle forme intermédiaire.

C'est en même temps grâce à la matière, grâce à sa subjectivité per-manente – elle est en effet le sujet qui demeure [73] – qu'il y a de la continuité dans le devenir général de la Nature, que la génération n'est pas une création, ni la destruction une annihilation. 69

69 « Ad secundum dicendum quod corporalia omnia communicant in materia. » SAINT THOMAS, In II Sententiarum, d. 11, q. 1, a. 2, ad 2.– « Genus autem est quodammodo materia. » In X Metaph., lect. 10, n. 2125 : In XII, lect., 2, nn. 2436 et 2438. Aussi J. de S.-THOMAS, Curs. Phil., T. 11, p. 554a35, p. 556b40 et p. 572a43.

Page 63: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 63

On comprend, dès lors, comment la seule finalité particulière, considérée absolument, ne peut rendre complètement raison ni de l'ordre général de la Nature, ni des êtres particuliers eux-mêmes puisque aucun d'eux n'a sa raison d'être pour lui-même. Il faut recourir à une finalité plus générale qui fait de tous les êtres individuels les matériaux d'un vaste plan d'ensemble. La Nature universelle possède une surabondance, une inclination que les parties ne connaissent pas toujours, mais dont elles subissent l'influence nécessitante en vue de la réalisation de l'espèce humaine par qui toute chose créée retourne à son Principe suprême : fin ultime de tout être et de tout agir. C'est ce Principe, en dernière analyse, qui est la plus profonde raison explica-tive de l'univers : Dieu sert à comprendre l'âme et l'âme, la Nature. 70

70 Cf. SAINT THOMAS, Ia IIae, q. 1, a. 8 ; Contra Gent., III, cc. 17, 18, 99 ; In XII Metaph., lect. 12, nn. 2631-2632.

Page 64: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 64

[75]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre III

La progressive dispositionde la matière et le temps

Retour au sommaire

Dans une discussion sur l'œuvre des six jours, à la question : étant le plus parfait des animaux, pourquoi l'homme n'a-t-il pas été fait le premier ? saint Thomas répond : « Dans la voie de la génération l'on parvient à des choses plus parfaites en partant des choses moins par-faites, de telle façon que les choses moins parfaites sont produites les premières suivant l'ordre de nature. En effet, dans la voie de la généra-tion, plus une chose est parfaite et s'assimile davantage à l'agent, plus elle vient tard dans l'ordre de temps, bien qu'elle soit antérieure par sa nature et par sa dignité. Ainsi donc, parce que l'homme est le plus par-fait des animaux, il devait, de tous les animaux, apparaitre le der-nier. » 71 C'est encore lui qui écrit [76] dans le Contra Gentes : « La

71 De Potentia, q. 4, a. 2, ad 33.– « Operatio naturæ [procedat] ab imperfecto ad perfectum et ab incompleto ad completum ; imperfectum est prius perfecto, scilicet generatione et tempore. » De Principiis naturæ.– « Unde ad ordinis convenientiam conservandam, Deus in quadam imperfectione creaturas primo instituit ut sic gradatim ex nihilo ad perfectum provenirent. » De Potentia, q. 4, a. 1, ad 8.– « Si finis erit necesse est id quod est ad finem procedere. » In III Metaph., lect. 4, n. 375.– « Licet enim materia prima sit in potentia ad omnes formas, tamen quodam ordine suscipit eas. Per prius enim est in potentia ad formas elementares, et eis mediantibus secundum diversas proportiones commixtionum est in potentia ad diversas formas : unde non potest ex quolibet immediate fieri quodlibet,

Page 65: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 65

matière reçoit ainsi successivement toutes les formes auxquelles s'étend sa puissance, afin que cette puissance parvienne successive-ment à l'acte qu'elle ne peut acquérir de manière simultanée. » 72

Si l'homme ne pouvait naturellement exister depuis le commence-ment, c'est que la matière n'était pas disposée à recevoir une forme aussi parfaite. En effet, nous l'avons vu, ce n'est pas la matière dispo-sée d'une manière quelconque qui peut être le sujet de telle forme : il faut que par sa disposition elle soit tout d'abord proportionnée à cette forme. 73 C'est pourquoi l'âme n'est unie au corps qu'au moment où il est organisé, c'est-à-dire au moment où il est suffisamment pourvu des instruments nécessaires aux opérations de la vie. Ce processus d'orga-nisation se fait graduellement au cours du temps.

La matière première est d'abord en puissance pour la forme élémen-taire ; sous la forme de l'élément, elle est en puissance pour la forme du mixte, et c'est pourquoi les éléments sont la matière du mixte ; considérée sous la forme du mixte, elle est en puissance pour l'âme végétative, car l'âme est l'acte d'un corps de cette nature ; de même, l'âme végétative est en puissance pour l'âme sensitive, et celle-ci est en puissance pour l'âme intellective. 74 – Toute œuvre qui s'accomplit avec succession exige du temps ; en effet, ce qui est antérieur et ce qui est postérieur dans le mouve-ment sont mesurés par le temps. 75

Si donc la matière n'a pas été d'abord actuée par la forme humaine qui est pourtant première dans l'ordre d'intention, [77] c'est que, origi-

nisi forte per resolutionem in primam materiam. » In XII, lect. 2, n. 2438.– « Dignius est ponere materiam in qua omnia sunt in potentia, quam ponere omnia simul in actu. » Ibid., n. 2435.– « Dicendum quod natura de uno extremo ad aliud transit per media... tamen in via generationis ab imperfectioribus ad perfectiora pervenitur. » Ia. q. 71, a. 1, ad 4 et 5. Voir aussi In II Sent., d. 15, q. 2, a. 2, ad 7 ; Ia, q. 71, ad 5.

72 Contra Gent., III, c. 22.73 « ... Non enim materia quocumque modo se habens potest subesse formæ,

quia proprium actum in propria materia oportet esse. » SAINT THOMAS, De Potentia, q. 5, a. 1.– « Perfectibile autem non unitur formæ nisi postquam est in ipso dispositio, quæ facit perfectibile receptivum talis formæ, quia proprius actus fit in propria potentia : sicut corpus non unitur anime ut forme, nisi postquam fuerit organizatum et dispositum. » Q.D. de Veritate, q. 5, a. 3.– « ... Talem enim oportet esse materiam, qualem forma requirit ». In I Post. Anal., lect. 16, n. 5.

74 Contra Gent., III, c. 22.75 Ibid., II, c. 19.

Page 66: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 66

nellement, elle n'était pas apte à recevoir cette forme et qu'il devait s'accomplir au préalable toute une œuvre consistant à élaborer des dé-terminations de plus en plus rapprochées de cette forme ultime.

La succession que l'on remarque dans la production des choses a pour cause un défaut de la matière qui n'est dès le principe, suffisamment dispo-sée à recevoir sa forme ; car, lorsque la matière est parfaitement préparée à une forme, elle la reçoit aussitôt. 76

De même que l'artiste choisit et dispose la matière afin qu'elle soit apte à recevoir la forme de l'art, ainsi procède la Nature pour les formes naturelles. 77 C'est pourquoi la forme humaine ne peut actuer qu'une matière préparée à la recevoir. Cette préparation s'opère à me-sure que la matière devient le sujet d'âmes végétatives et sensitives plus parfaites. L'âme du premier homme n'a donc pas été reçue dans une matière disposée seulement à la forme d'un mixte ou à celle de la vie végétative. La matière devait être auparavant disposée à la vie de connaissance, voire à la vie rationnelle ; car si elle était, par sa nature, disposée à recevoir la forme humaine, elle ne serait pas de soi pure puissance, et il n'y aurait aucune raison pour que tous les humains possibles n'aient été produits depuis le début et d'un seul coup. En ef-fet, la disposition ultime est nécessitante. 78 Et si, comme on le constate ordinairement, la forme, dans les œuvres de la Nature comme dans celles de l'art, n'actue pas instantanément la matière, mais que l'actuation se fait d'autant plus attendre que la forme est plus parfaite et plus éloignée de la matière, c'est que celle-ci n'offre pas, par elle-même, les dispositions requises et que les causes actives prennent du temps à les lui donner. Par ailleurs, si la [78] matière n'est pas instan-tanément disposée, c'est que l'agent agit conformément à la Nature. 79

Voilà donc pourquoi nous disons qu'il serait tout à fait naturel que l'homme ait apparu en dernier lieu parmi les vivants terrestres. Son organisme serait alors le terme d'une longue élaboration de la matière au travers des organismes inférieurs. Marquons toutefois qu'on ne peut parler de corps formellement humain qu'au moment où son acte 76 Ibid.77 Cf. SAINT THOMAS, In II de Anima, lect. 7, n. 321.78 « In eodem enim instanti quod primo est dispositio necessitans in materia,

forma substantialis inducitur. » SAINT THOMAS, In Il Sent., d. 5, q. 2, a. 1.79 Cf. SAINT THOMAS, Ia IIae, q. 113, a. 7.

Page 67: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 67

premier n'est autre que l'âme raisonnable. La nécessité de l'informa-tion actuelle par l'âme humaine est bien aussi ce que saint Thomas exige pour parler de corps humain au sens strict :

Lors même que la formation du corps de l'homme précéderait la créa-tion de son âme, ou réciproquement, il ne s'ensuit pas que le même homme est antérieur à lui-même. Car l'homme ne consiste pas uniquement dans son corps ou seulement dans son âme. Il est vrai qu'une de ses parties a la priorité sur l'autre - mais il n'y a en cela aucune difficulté, car, sous le rap-port du temps, la matière précède la forme. Nous considérons ici la ma-tière en tant qu'elle est en puissance pour la forme, et non comme actuelle-ment perfectionnée. Donc, du point de vue chronologique, le corps humain précède l'âme quand il est en puissance pour elle, c'est-à-dire tant qu'il ne la possède pas encore ; mais alors il n'a pas actuellement la nature hu-maine, qui ne lui convient qu'en puissance. Lorsqu'il est devenu actuelle-ment quelque chose d'humain, et cela a lieu à l'instant où il reçoit en quelque sorte sa perfection de l'âme humaine, il n'est ni antérieur ni posté-rieur à l'âme, mais tous deux existent simultanément.

En outre,

Il ne découle pas de là que l'âme existe pour le corps, parce que le corps est formé avant l'âme. Un être peut exister pour un autre de deux manières : d'abord, parce que sa fin est l'opération, ou la conservation de cet autre, ou bien tout ce qui est une conséquence naturelle de l'existence ; et, en ce sens, l'être qui existe pour l'autre lui est postérieur : tels sont les vêtements par rapport à l'homme, et les instruments de son art pour l'ou-vrier ; une chose existe encore [79] pour une autre quand elle existe à cause de son être, et, dans ce cas, ce qui existe pour un autre être a la prio-rité de temps, mais il est postérieur dans sa nature. C'est de cette seconde manière que le corps existe pour l'âme, comme toute matière pour sa forme. Il en serait autrement si le corps et l'âme ne se réunissaient pas dans un être commun, ainsi que l'enseignent ceux qui refusent d'admettre que l'âme est la forme du corps. 80

80 Contra Gent., II, c. 89. Voir aussi IIIa, q. 6, a. 4, c., et ad 1 et 2.

Page 68: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 68

Peut-être convient-il de préciser que si l'organisation du corps hu-main s'est préparée dans des organismes inférieurs, il ne s'ensuit pas qu'on pourrait dire : un animal irraisonnable est devenu homme ; ou, l'homme provient, per se, de l'animal irraisonnable. En effet, dans le devenir absolu, ce n'est ni la privation, ni la forme antérieures qui sont principes per se d'où provient l'être qui devient : la matière seule est principe per se dans le devenir. 81

Ces distinctions établies, nous ne pouvons donc pas dire que le corps du premier homme, entendu au sens strict, est le produit lente-ment élaboré des seules causes secondes, puisque celles-ci n'atteignent pas en lui ce qui fait qu'il est formellement humain. L'âme spirituelle, en effet, par laquelle le corps de l'homme est formellement humain ne vient que de Dieu seul. Mais si par « faire le premier corps humain » nous entendons tout le travail préparatoire, précédant dans le temps sa constitution au sens formel, alors, non seulement il est possible, mais il semble naturellement nécessaire que le corps du premier homme soit apparu seulement au terme et en dépendance physique d'une longue série d'espèces naturelles. Bref, la hiérarchie des espèces cos-miques, depuis le non-vivant jusqu'à l'homme inclusivement, n'a pu, suivant le procédé naturel, s'établir instantanément, mais elle a dû s'ef-fectuer graduellement, de telle sorte que les espèces moins parfaites ont précédé dans le temps les espèces plus parfaites.

[80]

81 Cf. SAINT THOMAS, In I Phys., lect. 14. n. 8.

Page 69: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 69

[81]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre IV

Le rôle du mouvement d’altérationdans la graduelle disposition

de la matière

Retour au sommaire

Puisque la matière est, par sa nature même, ordre à l'acte et, finale-ment, à la forme humaine, il s'ensuit que la réception de cette forme est également naturelle – quelle que soit la nature des autres causes nécessaires à la réalisation de cette fin. Mais la préparation, la pro-gressive disposition de la matière à cette forme sera, elle aussi, natu-relle d'autant.

Quel est donc le processus par lequel la matière est disposée à la réception d'une forme nouvelle ? Quel rôle peut y jouer le temps, puisque le devenir absolu est instantané ? En effet, la génération et la corruption substantielles ne sont pas de l'ordre du mouvement propre-ment dit, lequel se définit : l'acte d'un être en puissance en tant qu'il est en puissance. Socrate existe ou n'existe pas : il est Socrate depuis qu'il a commencé d'être. S'il y a devenir en Socrate une fois qu'il existe, ce n'est pas Socrate qui devient ; son devenir est désormais ac-cidentel : Socrate devient grand, il se promène, etc. 82 [82] Pourtant, 82 « Et quia generatio est motus ad formam, duplici formæ respondet duplex

generatio. Formæ substantiali respondet generatio simpliciter ; formæ accidentali respondet generatio secundum quid. Quando enim introducitur forma substantialis, dicitur aliquid fieri simpliciter, sicut dicimus homo fit,

Page 70: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 70

bien que Socrate devienne instantanément, sa génération cependant n'a pas été le terme d'un changement instantané, mais d'un mouvement proprement dit qui s'écoule dans le temps. Or, il existe trois espèces de mouvement : le mouvement selon le lieu ; le mouvement selon la qualité, qui s'appelle altération ; et le mouvement selon la quantité, que l'on observe dans la croissance des vivants. C'est l'altération, de-venir relatif, qui a pour termes le devenir et le dépérissement abso-lus. 83

Un exemple d'altération proprement dite, c'est le changement de température. On peut observer qu'un tel changement selon la qualité se termine à un devenir et à une destruction absolus en faisant bouillir un œuf, par exemple. Mais il importe de rappeler auparavant que la qualité, comme telle, est la « disposition de la substance ». 84 La dispo-sition – l'ordre et la proportion des parties de la substance – est carac-téristique des différents êtres matériels. Ainsi, pour qu'un œuf soit œuf, il faut qu'il soit constitué de certaines parties, selon une certaine proportion et suivant un certain ordre. Il est vrai que cette disposition admet quelque latitude – ce n'est pas à n'importe quelle température que l'œuf est détruit [83] comme œuf, – mais cette latitude a des li-

vel homo generatur ; quando autem introducitur forma accidentalis, non dicitur aliquid fieri simpliciter, sed fieri hoc, sicut quando homo fit albus non dicitur simpliciter hominem fieri vel generari, sed fieri vel generari album ; et huic duplici generationi opponitur duplex corruptio, scilicet simplex et secundum quid. » SAINT THOMAS, De Principiis naturæ.

83 « ... Substantia secundum seipsam non potest recipere magis et minus, quia est ens per se. Et ideo omnis forma, quæ substantialiter participatur in subjecto, caret intentione et remissione ; unde in genere substantiæ nihil dicitur secundum magis et minus. » SAINT THOMAS, Ia IIæ, q. 52, a. 1.– « Cum enim forma substantialis non continue vel successive in actum producitur, sed in instanti (alias oporteret esse motum in genere substantiæ, sicut in genere qualitatis)... Non enim forma... hoc modo inducitur ut continuo procedat de imperfecto ad perfectum... sed solum materia per alterationem præcedentem variatur, ut sit magis et minus disposita ad formam. Forma vero non incipit esse in materia nisi in ultimo instanti alterationis. » De Potentia, q. 3, a. 9, ad 9 ; Aussi Q. D. de Anima, q. 1, a. 7 ; Ia, q. 118, a. 2, ad 2.– « ... Alteratio est motus continuus, ideo principium alterationis et medium quo materia disponitur ad formam substantialem, tempore præcedunt introductionem formæ substantialis ». In II Sent., d. 5, q. 2. a. 1.– « ... Alteratio non potest fieri in instanti, sed habet successionem in duratione temporis. » J. DE S.-THOMAS, Curs. phil., T. Il, p. 628b10.

84 Ia, q. 28, a. 2.

Page 71: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 71

mites. Une chaleur d'un certain degré appliquée pendant un temps donné à un œuf de poule fécondée amènera l'éclosion d'un poussin. Voilà comment une modification qualitative de la substance amène le devenir et le dépérissement absolus.

Nous disions que ce n'est pas n'importe quelle disposition de la substance qui affecte celle-ci quant au devenir et au dépérissement absolus, mais qu'il en existe néanmoins une limite : il y a, pour chaque substance, une disposition ultime. C'est à cette disposition li-mite qu'a lieu le changement absolu. Et cette disposition est caractéri-sée par ceci : parfaitement contraire à la substance qui périt, elle est, d'autre part, conforme à la substance qui devient. Or, étant contraire à la substance qui périt, elle ne peut avoir pour sujet que la substance engendrée. La disposition ultime se termine donc à la substance qui en est en même temps le sujet. Notons enfin que c'est dans le même ins-tant qu'elle « nécessite » la destruction de la substance précédente et la génération de la substance nouvelle. 85

Mais cette doctrine ne va pas sans soulever quelques difficultés. Comment, en effet, une même entité peut-elle disposer la matière, d'une manière définitive, à une nouvelle forme – en quoi elle est anté-rieure à celle-ci – et être en même temps la qualité de la substance constituée par cette forme – en quoi elle est postérieure à la forme ? C'est que le même accident peut appartenir à deux genres de causalité différents. Sous un rapport, il appartient à l'ordre du devenir (ordo fiendi) ; sous un autre, il appartient à l'ordre de l'être (ordo [84] essendi). Dans l'ordre du devenir, la disposition ultime se définit comme le terme de l'altération, en vertu duquel la matière est disposée à la forme qui doit être engendrée. C'est ainsi que, dans le genre de la causalité matérielle, cette disposition est antérieure à la forme nou-velle. Mais parce que, d'une part, cette disposition est un accident et que, d'autre part, elle est contraire à la disposition propre de la sub-stance altérée, seule la substance engendrée peut en être le sujet. Par conséquent, dans le genre de la causalité formelle, la disposition ul-85 « In eodem enim instanti quod primo est dispositio necessitans in materia,

forma substantialis inducitur. Cum enim generatio est terminus alterationis, oportet in eodem instanti alterationem terminari ad dispositionem quæ est necessitans, et generationem ad formam substantialem. » In II Sent., d. 5, q. 2, a. 1. Voir aussi Ia IIæ, q. 113, a. 7, c. et ad 5.– « Ad ultimum respondetur generationem et corruptionem dari in eodem instanti temporis, sed in dîversa prioritate naturæ. » J. DE S.-THOMAS, Curs. Phil., T. II, p. 608a25.

Page 72: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 72

time est un effet de la forme engendrée. 86 Or, cela n'implique aucune contradiction. En effet, d'un être qui devient dans l'instant, il faut dire qu'il devient et qu'il est en même temps. 87

La génération ainsi conçue, on comprend que ce n'est ni la forme ni la matière qui sont engendrées ou détruites mais [85] le composé. 88 Et, parce que la forme substantielle n'arrive toujours que lorsque la matière a déjà un certain degré d'organisation, cela ne l'empêche pas d'être « l'acte premier d'un corps physique organisé », puisque l'actua-tion de la matière par la forme n'exige pas que celle-là n'ait aucun de-gré de détermination, bien au contraire comme on vient de le voir... Il suffit que les accidents propres d'un composé donné soient profondé-

86 « Et est simile in rebus naturalibus de dispositione quæ est necessitas ad formam, quæ quodammodo præcedit formam substantialem, scilicet secundum rationem causæ materialis. Dispositio enim materialis ex parte materiæ se tenet : sed alio modo, scilicet ex parte causæ formalis, forma substantialis est prior, in quantum perficit et materiam et accidentia materialia. » SAINT THOMAS, De Ver., q. 28, a. 8.– « ... Dispositio se habet ad perfectionem dupliciter : uno modo, sicut via ducens ad perfectionem ; alio modo, sicut effectus a perfectione procedens ; per calorem enim disponitur materia ad suscipiendam formam ignis ; qua tamen adveniente, calor non cessat, sed remanet, quasi quidem effectus talis formæ. » IIIa, q. 9, a. 3, ad 2. Voir aussi J. DE S.-THOMAS, Curs. phil., T. 11, q. 590b30.

87 « ... Fieri alicujus rei permanentis potest accipi dupliciter. Uno modo proprie ; et sic dicitur res fieri quamdiu durat motus, cujus terminus est rei generatio ; et sic quod fit non est in permanentibus ; sed fieri est rei per successionem, secundum quod Philosophus dicit in VI Physic. : Quod fit, fiebat et fiet. Alio modo dicitur fieri improprie, ut scilicet dicatur aliquid fieri in illo instanti in quo primo factum est ; et hoc ideo quia illud instans, in quantum est terminus prioris temporis in quo fiebat, usurpat sibi hoc quod priori tempori debetur. Et sic non est verum quod id quod fit non est ; sed quod nunc primo est, et ante hoc non erat ; et sic est intelligendum quod in his quæ fiunt subito, simul est fieri et factum esse. » SAINT THOMAS, De Ver., q. 28, a. 9, ad 10.– « Alio modo disponit aliquid ad formam sicut præparando materiam ad receptionem formæ, ita quod præexistat in materia ante formam ordine fiendi, non ordine essendi, sicut calor disponit ad formam ignis, non quia medium cadit inter formam et materiam, sed materia appropriatur ad formam ignis per adventum caloris. » In III Sent., d. 13, q. 3, a. 1.

88 « ... Id quod fit proprie est compositum, non forma vel materia : compositum enim est id quod proprie habet esse. » SAINT THOMAS, De Potentia, q. 6, a. 3 ; aussi In VII Metaph., lect. 7, n. 1423 ; Ia, q. 45, a. 8.

Page 73: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 73

ment altérés et changés pour que ce composé lui-même en soit d'au-tant affecté et tout disposé à être détruit. En conséquence, et corrélati-vement, les accidents ou les dispositions requises pour un autre com-posé se trouvent réalisées. 89 C'est que la forme qui actue la matière l'élève en même temps à un degré de corporéité supérieur. 90

Bien que la matière, par nature, soit puissance pour n'importe quelle forme, il ne s'ensuit pas cependant que le composé qui est le terminus a quo d'une altération déterminée puisse être, lui, quel-conque 91 ; sinon, il faudrait soutenir que le [86] composé lui-même est pure puissance comme la matière première. C'est dire que la matière de tel composé n'est pas immédiatement puissance pour n'importe quelle forme. Autrement, toute génération serait un phénomène de pur hasard, ce qui serait contraire à la génération naturelle. Mais le pur hasard est impossible, car le hasard ne se définit pas en dehors de la Nature. Or, de même que la matière utilisée par le sculpteur ne peut être quelconque, ainsi la Nature, dans tout processus générateur, pré-suppose un composé déterminé, apte à être le point de départ du deve-nir de tel autre composé. De même encore que la qualité de la matière dont se sert le sculpteur doit correspondre à la perfection de l'œuvre à accomplir – telle idée doit être matérialisée dans le marbre et non dans

89 « ... Materia nunquam denudatur ab omni forma, ita quod sit sub sola privatione. Ergo oportet per non ens in quod tendit corruptio simplex intelligi privationem quæ est adjuncta alicui formæ. » SAINT THOMAS, In 1 de Gen. et Corr., lect. 8. n. 3. – « Et ita non sequitur quod corrumpitur secedat a tota rerum natura : quia quamvis fiat non ens hoc quod est corruptum, remanet tamen aliquid aliud, quod est generatum. Unde non potest materia remanere quin sit subjecta alicui formæ ; et inde est quod uno corrupto aliud generatur et uno generato aliud corrumpitur. » Ibid., lect. 7. n. 6.

90 « Anima enim non solum se habet ut informans et constituens corpus sicut aliæ formæ, sed ut elevans corpus ad superiorem gradum et altiorem modum operandi, et respectu animæ sic elevantis debuit poni pro materiali non solum id, quod informat, sed ipsum corpus, quod elevat. Nec obstat, quod anima solum educitur de potentia materiæ, non veto de potentia gradus corporei nec physice informat ipsum. Respondetur enim, quod anima ut forma informans et educibilis est actus corporis ratione materiæ tantum, quot in corpore includitur, sed in quantum elevans et graduans respicit ipsum corpus, et non solam materiam, quia elevat illud ad altiorem gradum. » J. DE S.-THOMAS, Curs. phil., T. 111, p. 20a35.

91 « Si enim agens facit aliquid, oportet quod faciat ex aliquo alio sicut ex materia. » SAINT TOMAS, In VII Metaph., lect. 7, n. 1420.

Page 74: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 74

le bois – ainsi le terminus a quo, dans la génération naturelle, doit être d'autant plus déterminé que le terminus ad quem est plus élevé dans l'échelle des êtres. 92 Sinon, de la corruption d'une plante pourrait aussi bien résulter une génération humaine immédiatement.

La génération d'une nouvelle substance doit donc toujours être pré-cédée d'une altération dans la qualité de la substance précédente. Ainsi l'altération est un mouvement régressif sous le rapport de la corrup-tion, mais, en même temps, elle peut être progressive sous celui de la génération. Et lorsque l'on dit qu'un composé matériel est disposé à la corruption ou à la génération, cette disposition, formellement prise, est d'ordre accidentel bien qu'elle entraîne un changement d'ordre sub-stantiel. Selon saint Thomas, ce sont réellement ces modifications [87] accidentelles qui affectent le tout corporel et qui, sans atteindre direc-tement la substance, conduisent cependant infailliblement à sa des-truction en même temps qu'à la génération d'une autre. De sorte que si la disposition ultime, produite par le mouvement d'altération, est en elle-même d'ordre accidentel, son terme est d'ordre substantiel. Entraî-nant fatalement une corruption, la fin dernière de l'altération n'en est pas moins une génération proprement dite. 93 Ainsi considérée, l'altéra-tion a donc un double terme ad quem  : l'un est la disposition nécessi-tante, l'autre est la forme substantielle de l'engendré. 94 Et qu'une dis-position d'ordre accidentel, venant d'un acte de même ordre, puisse

92 « Quamvis autem generatio fiat ex non ente quod est in potentia, non tamen fit quodlibet ex quocumque ; sed diversa fiunt ex diversis materiis. Unumquodque enim generabilium habet materiam determinatam ex qua fit, quia formam oportet esse proportionatam materiæ... Unde non potest ex quolibet immediate fieri quodlibet, nisi forte per resolutionem in primam materiam. » SAINT THOMAS, In XII Metaph., lect. 2, n. 2438. Voir aussi In VII, lect. 8, n. 1437 ; In I de Gen. et Corr., lect. 10, n. 2 ; Contra Gent., III, c. 69 ; J. DE S.-THOMAS, op. cit., T. II, p. 618a15.

93 « Alteratio enim ordinatur ad generationem sicut ad finem. » SAINT THOMAS, In I de Gen. et Corr., Prœmium ; voir aussi J. DE S.-THOMAS, op, cit., T. II, p. 616b25 ; ibid., p. 622b35.

94 « In qualibet enim generatione vel mutatione est duos terminos invenire ; scilicet terminum a quo, et terminum ad quem... quandoque vero surit duo termini ad quem, quorum unus ad alium ordinatur, sicut patet in alteratione elementorum, cujus terminus unus est dispositio quæ est necessitans, alius autem ipsa forma substantialis. » SAINT THOMAS, De Ver., q. 9, a. 3 ; aussi In II Sent., d. 24, q. 3, a. 6, ad 6 ; De Vir., q. unica, ad 8 ; J. DE S.-THOMAS, op. cit., T. II, p. 557a3.

Page 75: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 75

avoir comme terme la production d'une substance, cela ne doit pas étonner si l'on admet, avec les thomistes, que les accidents sont fonc-tion de la substance, qu'ils en sont les instruments et agissent, en conséquence, par sa vertu. L'instrument est précisément une cause qui, sous l'influence d'une vertu supérieure à la sienne, peut produire un effet qui le dépasse.

...L'action de la forme substantielle ne consiste pas à donner la disposi-tion convenable à la matière, parce que cette disposition résulte d'un chan-gement que les formes accidentelles suffisent à réaliser... car, lorsqu'un agent est sous l'influence d'une puissance étrangère, l'effet qu'il produit ne ressemble pas seulement à lui-même, mais encore plus à l'être dont il subit l'influence : c'est ainsi que l'action de l'instrument fait passer la ressem-blance de l'art dans l'œuvre de l'artiste. D'où il suit que les formes acciden-telles, devenant actives, produisent des formes substantielles, parce qu'elles agissent en qualité d'instruments [88] sous la puissance des formes substantielles. 95 – Par ailleurs, il n'est pas contre la nature de l'accident qu'il dépasse son sujet par son opération, pourvu qu'il ne le dépasse pas par son être. 96

Grâce à sa théorie des brusques changements de formes substan-tielles, saint Thomas sauvegarde leur immutabilité ; mais grâce au tra-vail préparatoire, dû au mouvement d'altération, on peut dire aussi que la génération et les progrès cosmiques par génération s'effectuent len-tement, selon les apparences sensibles.

Si nous comprenons dans la génération non seulement l'acte instantané par lequel un nouveau composé est engendré, mais aussi la préparation dispositive par voie d'altération, il faut voir en elle une véritable « fac-tion » dans laquelle l'engendré est modelé, une formation répartie dans le temps. Un être vivant est en voie de formation avant qu'il n'existe. 97

95 SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 69 ; voir aussi In IV Sent., d. 12, q. 1, a. 2, ad 2 ; ibid., d. 18, q. 2, a. 3, ad 2.

96 SAINT THOMAS, Ia, q. 115, a. 1, ad 5 ; J. DE S.-THOMAS, op. cit., T II, p. 561.

97 CH. DE KONINCK, Cosmos, p. 51, note 43.– « ... Quidquid fit, jam quantum ad aliquid factum est. Licet enim factio in substantia quantum ad introductionem formæ substantialis sit indivisibilis, tamen si accipiatur alteratio præcedens cujus terminus est generatio, divisibilis est, et totum potest dici factio. » SAINT THOMAS, In IX Metaph., lect. 7, nn. 1853-1854.

Page 76: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 76

Nous avons dit que les mutations d'accidents peuvent provoquer des mutations de substances. En effet, étant enracinés dans la sub-stance, les accidents participent, par le fait même, de sa nature et de son existence ; tellement que, sous un certain rapport, les différences accidentelles peuvent être dites aussi différences substantielles : en tant que les accidents sont réellement inséparables de la substance, tant que celle-ci existe et qu'ils la déterminent. Pour cette raison, nous croyons que des modifications d'accidents ne peuvent s'opérer dans la substance à laquelle ils sont inhérents sans modifier la substance elle-même. Sans doute, on ne parle d'authentiques [89] changements sub-stantiels, en philosophie thomiste du moins, que lorsqu'il y a change-ment dans les principes constitutifs de la substance, c'est-à-dire lors-qu'il y a changement de forme substantielle. Mais même si la mutation accidentelle de l'être concret ne change pas celui-ci totalement, puis-qu'il ne le change pas « ratione substantiæ », il faut dire néanmoins que le composé entier, substance et accident, c'est-à-dire l'être exis-tant, est réellement changé tout entier : « Ens mutatur totum, sed non totaliter ». Cela s'explique aisément, car le changement accidentel n'est pas quelque chose qui existe à part la substance, sans continuité avec elle. Il est inconcevable que l'accident, déterminant telle sub-stance, soit seul changé. L'accident, en effet, n'est pas une réalité abso-lue qui puisse se prêter au changement par lui-même et pour lui-même : il n'est qu'une détermination, une manière d'être de la sub-stance. Dès lors, le changement de cette détermination accidentelle – de ce mode d'être de la substance – doit avoir pour terme naturel et nécessaire la substance. Car si l'accident comme tel détermine la sub-stance, son changement est une modification dans la manière dont il détermine la substance. Autrement, il faudrait dire que l'accident dé-termine la substance sans la déterminer, ce qui est contradictoire.

Nous n'oublions pas en parlant ainsi que, de soi, le changement d'accident ne modifie l'être qu'à un titre accidentel, c'est-à-dire qu'il modifie le tout sans attaquer l'être dans ses principes substantiels. Ain-si, quand augmente la quantité de la substance, il est rigoureusement vrai de dire que l'être complet augmente. Mais cette augmentation ne change pas pour autant les principes constitutifs essentiels de l'être augmenté. La forme substantielle, principe de stabilité essentielle, ne peut être atteinte, directement du moins, par un changement accidentel de la substance. En effet, la forme naturelle, en tant qu'elle est l'acte

Page 77: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 77

de son sujet et, en même temps, acte [90] qui incline à se communi-quer, tend – quelque modification qu'elle subisse dans et par l'être concret dont elle est un principe – à conserver et à reproduire un même type. Elle est un principe de finalité immanente qui ne cesse d'orienter vers un but défini l'être qu'elle spécifie. Elle conserve, dans la nature concrète, une fixité d'ensemble sous la perpétuelle mobilité des individus.

La forme se trouve réellement et substantiellement différenciée par le fait de son union à la « materia signata » dans chacun des individus de l'espèce ; mais différenciée « in seipsa », elle ne l'est pas « ratione sui »... Elle garde donc, dans sa différenciation « de fait », une relation réelle, une tendance ontologique au développement de toutes les virtualités que com-porte la nature spécifique dont elle est le principe formel. C'est l'identité de cette tendance qui constitue la vraie unité de l'espèce. 98

Nous ajoutons que c'est encore l'identité de cette tendance qui fait, dans la réalité, la fixité des espèces. La forme, dans chaque espèce de brute, par exemple, ne cesse pas d'être la forme de telle espèce déter-minée. Cependant, bien que la forme soit le principe intrinsèque, qui tend à conserver la stabilité spécifique de la substance malgré les mul-tiples variations d'accidents que celle-ci supporte, on ne voit pas pour-quoi un changement important dans les accidents d'un composé corpo-rel ne modifierait pas ce composé à tel point que sa matière, devenue disposée à une autre forme substantielle, reçoive une nouvelle forme, qui donnerait ainsi naissance à un nouvel être, individuellement et même spécifiquement différent du précédent, soit en infériorité, soit en supériorité. N'est-ce pas ce qui faisait dire à Jean de Saint-Thomas :

...L'altération... est un certain commencement de mutation substan-tielle, en ce sens que la substance dépend des dispositions accidentelles [91] dans sa conservation. C'est pourquoi la destruction de ces dispositions est le commencement de la destruction de la substance elle-même. 99

98 P. G. PICARD, L'intelligible infraspécifique, d'après saint Thomas et Suarez, dans Archives de philosophie, T. I, cah. 1, p. 72.

99 « ... Alteratio... est initium quoddam substantialis mutationis eo quod substantia dependet in sui conservatione ab accidentibus ut a dispositionibus, unde remotio dispositionum est inchoatio corruptionis. » Op. cit., T. II, p. 618a15 ; ibid., p. 561b30.

Page 78: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 78

Toute génération consiste donc à transformer un composé en un autre composé. Ce qui, toutefois, ne signifie pas que la forme du com-posé A, par exemple, est elle-même changée, transformée en celle du composé B, puisque la forme, par définition, est invariable ; cela si-gnifie seulement que de la puissance du composé A est extraite la forme du composé B. Donc, lorsque nous disons qu'une espèce supé-rieure procède d'une espèce inférieure, nous n'entendons pas par là que l'espèce inférieure se transforme en l'espèce supérieure, en ce sens que la forme de l'espèce inférieure devient la forme de l'espèce supé-rieure, mais, simplement, que l'être d'espèce supérieure tire son ori-gine de la puissance de l'être d'espèce inférieure, puissance qui n'est rien autre que celle de la matière qui entre dans sa constitution. En effet, si la matière de tel composé n'est pas en puissance pour la forme qui l'actue, elle l'est cependant par rapport à toutes les autres formes possibles dont elle est privée dans un composé quelconque. 100

Tout cela expliquerait comment le passage, par génération, d'une espèce à une autre espèce, même supérieure, n'est pas plus difficile à réaliser par la Nature que les naissances à l'intérieur d'une même es-pèce – pourvu qu'il y ait un agent proportionné, capable, grâce à son action sur les accidents d'une substance donnée, de disposer la matière à cette forme nouvelle.

100 « Et quia [materia] sub quacumque forma sit, adhuc remanet in potentia ad aliam formam, inest ei semper appetitus formæ : non propter fastidium formæ quam habet, nec propter hoc quod quærat contraria esse simul ; sed quia est in potentia ad alias formas, dum unam habet in actu. » SAINT THOMAS, In I Phys., lect. 15, n. 10.

Page 79: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 79

[93]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre V

Les causes proportionnéesde l’organisation de la matière

jusqu’à son actuationpar l’âme humaine

Retour au sommaire

L'étude de la finalité dans la Nature nous a fait voir non seulement la possibilité mais même la nécessité de l'actuation de la matière par l'âme humaine. Cependant, cette actuation, selon le procédé naturel, n'a pas dû être effectuée instantanément, depuis toujours, mais seule-ment après une lente et longue préparation, pendant laquelle la ma-tière a passé successivement par toute une hiérarchie de détermina-tions inférieures à celle que donne la forme humaine. Reste à dire, maintenant, sous quelle influence causale la matière a pu être enrichie à ce point. Car, bien qu'elle soit une réelle aptitude à la forme, elle est néanmoins une aptitude à recevoir, non à donner – une aptitude pas-sive, positive, mais non active. Son désir de forme resterait donc vain s'il ne se trouvait des agents capables de la faire passer de cette puis-sance naturelle à l'actualité. De plus, en vertu d'un principe de causali-té, aucun être, agissant selon son espèce, ne peut acquérir par lui-même ni faire acquérir à un autre être un degré de perfection plus éle-

Page 80: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 80

vé que le sien. 101 Conséquemment, lorsque nous [94] découvrons dans la Nature un être plus parfait dont la forme est la fin d'une action natu-relle, nous savons qu'aucun être inférieur ni une coopération de mul-tiples êtres inférieurs n'ont pu en être la cause efficiente suffisante. Nous savons pourtant que si une fin supérieure est en fait réalisée, il doit exister une cause d'un degré d'actualité au moins égal. Et si cette cause proportionnée ne se trouve pas dans le Cosmos, il faudra, en conséquence, recourir à un agent séparé. A la puissance passive de la matière essentiellement ordonnée à la forme, doit donc correspondre une puissance active, suffisante pour disposer la matière jusqu'à la rendre apte à la réception de la forme humaine.

Toute puissance passive a une puissance active correspondante car la puissance [passive] existe pour l'acte, de même que la matière existe pour la forme. Or l'être en puissance ne peut arriver à l'acte que par la vertu d'un autre qui existe actuellement. Donc la puissance [passive] serait inutile si quelque agent n'était doué d'une vertu active qui pût la faire arriver à l'acte. Mais il n'y a rien d'inutile dans la nature ; par conséquent, tout ce qui, comme la matière est en puissance relativement à la génération et à la corruption, peut arriver à l'acte au moyen de la vertu active. 102

Quelle est, en fait, cette vertu active, cette cause suffisante : Dieu ou les causes créées ?

101 « Nihil enim secundum propriam speciem agens intendit formam altiorem sua forma : intendit enim omne agens sibi simile. » Contra Cent., III, c. 23. – « ... Causis debent proportionaliter respondere effectus. » SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 6. n. 11.

102 SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 22. – « ... Nihil enim reducitur de imperfecto ad perfectum vel de potentia ad actum, nisi per aliquod perfectum ens actu. » In I Metaph., lect. 12, n. 188 ; aussi Ia, q, 3, a. 1.

Page 81: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 81

§ 1. La cause première

Retour au sommaire

Pour répondre à cette question, on peut toujours, sans doute, et il le faut nécessairement en un sens, attribuer à la causalité divine tout phé-nomène naturel. C'est Dieu, en effet, qui produit l'être entier de toute créature et lui donne son agir.

[95]

Il faut considérer que Dieu ne meut pas seulement les choses à agir en appliquant pour ainsi dire les formes et les vertus de ces choses à l'opéra-tion... mais Il donne encore leur forme aux créatures qui agissent et Il les conserve dans l'être. Il s'ensuit qu'Il est cause non seulement de leur action en tant qu'il donne la forme qui est principe d'action... mais aussi parce qu'il conserve les formes et les vertus des choses, comme le soleil est dit cause de la manifestation des couleurs parce qu'il donne et conserve la lumière qui manifeste ces couleurs. Et parce que la forme de la chose est intrinsèque à la chose et d'autant plus intime qu'elle est plus essentielle et plus universelle, et parce que, d'autre part, Dieu lui-même est proprement la cause de l'être universel en toutes choses, lequel être universel est ce qu'il y a de plus intime en chaque chose, il s'ensuit que Dieu opère lui-même intimement en toutes choses. 103 – Ainsi, il faut dire que Dieu est cause de toute activité, en ce sens que c'est lui-même qui donne à toute créature la capacité d'agir, qui la conserve, qui la fait passer à l'action, en ce sens, enfin, que c'est par la vertu de Dieu que toute vertu créée agit. 104

Et cette action divine immédiate, productrice et conservatrice de toutes choses, est si nécessaire que, sans elle, tout serait néant. 105 Il n'y a rien de plus essentiel à une créature que d'être créature, c'est-à-dire de dépendre de Dieu, cause universelle.

103 SAINT THOMAS, Ia., q. 105, a. 5 ; Contra Gent., III, cc. 67 et 79 ; De Potentia, q. 3, aa. 4 et 7.

104 SAINT THOMAS, De Potentia, q. 3, a. 7 ; aussi ibid., q. 5, a. 1 ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4.

105 « Unde subtracta divina actione a rebus, res in nihilum deciderent, sicut remota præsentia solis lumen in ære deficeret. » SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 6, nn. 9 et 10 ; aussi Ia, q. 104, a. 1. ; De Potentia, q. 5, a. 1, c. et ad 1, 2 et 3 etc.

Page 82: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 82

Mais une autre question demeure. Cette causalité divine univer-selle dans tout agir de la création – causalité qui n'est rien autre, en fait, que celle du concours ordinaire dans le gouvernement divin – em-pêche-t-elle la créature d'avoir son activité propre, son efficacité parti-culière ? Et si cette activité des créatures existe, est-elle suffisante pour qu'on puisse lui attribuer une vraie causalité dans le développe-ment du monde, [96] c'est-à-dire dans l'organisation de la matière jus-qu'à sa forme dernière ? Saint Thomas dénomme « cause seconde » toute créature qui exerce une causalité quelconque sous la dépendance de Dieu, cause première. 106

§2. Les causes secondes

Retour au sommaire

Il est évident d'après ce qui vient d'être dit, que Dieu, par sa causa-lité profonde et universelle, sera toujours plus cause des effets des causes secondes que celles-ci le sont de leurs propres effets : « quia primum movens principalius est in agendo quam secundum. »107 Mais cela ne détruit nullement l'efficacité propre des créatures. Bien au contraire, c'est justement cette influence divine immédiate et profonde qui fait que les créatures peuvent avoir leur part dans la production de tout phénomène cosmique. Il ne faut donc pas, comme le faisaient Avicébron et les anciens créationistes, refuser à la créature, même cor-porelle, toute causalité. 108 Selon saint Thomas, non seulement Dieu ne

106 Cf. Contra Gent., III, c. 77.107 SAINT THOMAS, De Potentia, q. 6, a. 3, ad 1.108 « ... Operatio Creatoris magis pertingit ad intima rei quam operatio

causarum secundarum : et ideo hoc quod creatum est causa alii creaturæ, non excludit quin Deus immediate in rebus omnibus operatur, in quantum virtus sua est sicut medium conjugens virtutem cujuslibet causæ secundæ cum suo effectu : non enim virtus alicujus creaturæ posset in suum effectum nisi per virtutem Creatoris, a quo est omnis virtus, et virtutis conservatio, et ordo ad effectum ; quia in libro De causis, dicitur, causalitas causæ secundæ finaliter est per causalitatem causæ primæ. » SAINT THOMAS, In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4. – « Non igitur auferimus proprias actiones rebus creatis, quamvis omnes effectus rerum creaturarum Deo attribuimus, quasi in omnibus operanti. » Contra Gent., III, c. 69 ; aussi Ia, q. 105, a. 5, c. et ad 1 ; De Potentia, q. 3, a. 7.

Page 83: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 83

remplace pas les causes secondes, mais il convient qu'Il en use pour l'exécution de son dessein.

Il faut remarquer que l'exercice de la Providence suppose deux choses : la détermination d'un ordre et son exécution. Le premier de ces actes appartient à l'intelligence : c'est pourquoi nous considérons [97] comme les guides des autres hommes ceux qui ont des connaissances plus étendues et des pensées plus élevées ; car c'est au sage qu'il appartient de disposer tout avec ordre. Le second appartient à la puissance active [ou à la volonté]. Or, il semble qu'il y ait incompatibilité entre ces deux actes ; car, d'un côté, l'ordre est d'autant plus parfait qu'il s'étend jusqu'aux moindres détails, et, d'un autre côté, il convient que l'exécution de ces pe-tits détails soit abandonnée à une puissance inférieure proportionnée à de tels effets. Mais ces deux actes rentrent dans la souveraine perfection de Dieu ; car il a une sagesse infiniment parfaite, pour déterminer l'ordre, et une puissance sans limites, pour le réaliser. Il faut donc que Dieu dispose par sa sagesse tous les êtres, même les plus vils, dans l'ordre convenable ; mais pour l'exécution de son dessein dans ses moindres et ses plus infimes détails, il doit employer, comme instruments, des puissances subalternes, de même que la puissance universelle qui domine les autres opère par une puissance inférieure, dont l'action est bornée à des effets particuliers. Il est donc convenable que des puissances inférieures agissent pour exécuter les desseins de la divine Providence. 109

La doctrine de saint Thomas est constante et ferme : il est plus conforme à la perfection, à la puissance et à la bonté divines de laisser aux causes secondes leur part d'efficacité dans le déploiement du monde, car :

...Quoique Dieu puisse produire seul tous les effets, il n'est pas non plus superflu que d'autres causes concourent aussi à les produire ; cela ne tient pas à l'insuffisance de la puissance divine, mais à l'immensité de sa bonté, qui l'a porté à communiquer sa ressemblance aux créatures non seulement en les appelant à l'existence, mais encore en leur conférant la faculté de devenir causes elles-mêmes d'autres êtres. 110 – Puisque la Provi-

109 Contra Gent., III, c. 77. « Dicendum quod Deus sufficienter operatur in nobis ad modum primi agentis, nec propter hoc superfluit operatio secundorum agentium. » Ia, q. 105, a. 5, ad. 1. Voir aussi Contra Gent., III, cc. 69, 71, 72 et 83 ; Ia, q. 116, a. 2 ; De Ver., q. 11, a. 1 ; ibid., q. 5, a. 9, ad 7.

110 Contra Gent., III, c. 70. Voir aussi In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4, ad 1 ; Ia, q. 103 ; a. 6, c et ad 3.

Page 84: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 84

dence de Dieu a une puissance infinie, elle doit étendre son opération, par des agents intermédiaires, jusqu'aux derniers des êtres... La perfection de la divine Providence réclame [98] donc l'existence de causes intermé-diaires qui exécutent ses desseins. 111

Il est bien certain aussi que cette participation causale dans la pro-duction des choses honore davantage la créature, puisqu'elle devient ainsi, d'une certaine façon, la cause de l'effet divin. En effet, « l'instru-ment est cause d'une certaine manière de l'effet de la cause princi-pale ». 112

§ 3. Hiérarchie et subordinationdes causes secondes

Retour au sommaire

Une autre idée se dégage clairement de l'étude de la causalité dans les écrits de saint Thomas : si Dieu concourt avec les causes secondes dans la production de tout effet naturel, Il ne concourt pas avec toutes de la même façon. Certes, toutes ces causes Lui sont subordonnées : « La création entière est plus soumise à Dieu que ne l'est le corps hu-main à son âme », 113 mais toutes n'ont pas la même influence ni la même importance dans l'exécution du plan divin. Il y a des causes se-condes plus ou moins particulières ; et, par les causes universelles, Dieu meut et dirige les causes particulières.

111 Contra Gent., III, c. 77 ; voir aussi ibid., cc. 20, 21 et 69. – « ...Ex virtute agentis est quod suo effectui det virtutem agendi. » Ia, q. 105, a. 5 ; ibid., q. 22, a. 3 et q. 103, a. 6. – « ...Deus perfecte operatur ut causa prima ; requiritur tamen operatio naturæ ut causæ secundæ. Posset tamen Deus effectum naturæ etiam sine natura facere ; vult tamen facere mediante natura, ut servetur ordo in rebus. » De Potentia, q. 3, a. 7, ad 16.

112 Cf. De Potentia, q. 3, a. 7 ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4, ad 1.113 Contra Gent., III, c. 99.

Page 85: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 85

Nous avons déjà démontré, dit saint Thomas, que l'ordre de la divine Providence consiste en ce que les êtres supérieurs dirigent les êtres infé-rieurs et leur impriment le mouvement. 114 – La perfection de la Providence devient visible lorsque tout est disposé comme il faut, puisque son office propre est d'établir l'ordre. Or, pour que tout soit disposé comme il faut, il est nécessaire que rien ne reste en désordre. La perfection de la Providence divine exige donc qu'elle utilise, dans l'intérêt de l'ordre, la supériorité de certains êtres sur d'autres. Et c'est ce qui a lieu lorsque, de la surabondance de certains [99] êtres, il découle quelque bien sur ceux en ont moins. Puisque l'univers n'est parfait qu'autant que quelques êtres participent plus abondamment que d'autres à la bonté de Dieu, la perfection de la Provi-dence divine exige aussi que les êtres qui participent davantage à la bonté et à la puissance de la divine Providence exécutent ses desseins sur ceux qui n'y participent pas au même degré. 115

Que toutes les causes créées soient subordonnées à Dieu n'em-pêche donc pas qu'il y ait aussi entre elles une subordination des plus particulières aux plus générales, de sorte que la plus infime des causes créées est soumise à toute la gamme des causes qui lui sont supé-rieures. C'est un principe thomiste que les êtres inférieurs sont pour les supérieurs, que ceux-ci régissent ceux-là, et que tous sont ultime-ment mus et régis par Dieu, premier moteur et suprême ordonna-teur. 116 La perfection de l'ordre exige donc que les causes soient gra-duées et subordonnées. Par ailleurs, l'aptitude d'un être créé à exercer une causalité, plus ou moins profonde et plus ou moins universelle, est en raison directe de son rapport avec l'être incréé. C'est pourquoi les divers degrés dans l'ordre des causes correspondent aux divers degrés dans celui des êtres ; mais tout être, si minime soit-il, a le pouvoir d'être cause, bien que son efficacité soit nécessairement conditionnée par les causes supérieures. 117

114 Contra Gent., III, c. 84.115 Ibid., c. 77.116 « ... Natura inferior agens non agit nisi mota, eo quod hujusmodi corpora

inferiora sunt alterantia alterata ; cælum autem est alterans non alteratum, et tamen non est movens nisi motum, et hoc non cessat quousque perveniatur ad Deum. » SAINT THOMAS, De Potentia, q. 3, a. 7. – « Oportet igitur quod actio inferioris agentis non solum sit ab eo per virtutem propriam, sed per virtutem omnium superiorum agentium ; agit enim in virtute omnium. » Contra Gent., III, c. 70. « ...Nec tamen etiam infimum corpus excluditur ab agendo. » Ibid., c. 69 voir aussi In II Phys., lect. 6, n. 10 Ia, q. 22, a. 3 ; q. 65, a. 4.

Page 86: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 86

[100]Dans un tel système, aucune cause supérieure ne s'exercera à pro-

duire directement un effet inférieur en tant que tel, mais seulement par l'intermédiaire d'autres causes qui lui sont inférieures et ainsi jusqu'à la cause propre et particulière. 118 Donc les corps inférieurs devront être mus par les corps supérieurs, dit le saint Docteur, et ceux-ci par les agents séparés, c'est-à-dire les agents spirituels. 119 Ainsi s'explique comment les corps célestes, « même s'ils ne sont pas vivants » 120 peuvent, cependant, par l'intermédiaire du mouvement de génération qu'ils impriment aux corps inférieurs, concourir à la production d'ef-fets qui leur sont supérieurs : les dispositions matérielles préparatoires à la réception des formes vitales, voire de la forme humaine.

Jamais l'être qui agit conformément à son espèce propre ne cherche à réaliser une forme supérieure à la sienne ; car tout agent tend à produire un

117 « ... Considerandum est quod quanto aliqua causa est altior, tanto ejus causalitas ad plura se extendit. Habet enim causa altior proprium causatum altius quod est communius et in pluribus inventum. » SAINT THOMAS, In VI Metaph., lect. 3, nn. 1205, 1207, 1208 et 1209 ; aussi De Potentia, q. 3, a. 7. – « Quod non est non potest esse alicujus causa ; unde oportet quod unumquodque, sicut se habet ad esse, ita se habeat ad hoc quod sit causa. Oportet igitur quod, secundum diversitatem ordinis in entibus, sit diversitas etiam ordinis in causis. » Contra Gent., III, C. 74 – « Quum Deus sit primum agens, ...omnia quæ sunt post ipsum sunt quasi quædam instrumenta ipsius. » Ibid., c. 100 ; voir aussi cc. 67 et 69.

118 « ...Causis debent proportionaliter respondere effectus, ita quod generalibus causis generales effectus reddantur, et singularibus singulares. » SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 6, n. 11. – « ...Unde agens quod est maximæ virtutis non potest immediate producere effectum aliquem parvum, sed producit effectum suæ virtuti proportionatum... et sic per multa media tendens a causa suprema provenit aliquis parvus effectus. » Contra Gent., III, c. 99 ; aussi De Malo, q. 16, a. 9.

119 « Præterea, secundum naturæ ordinem, virtutes activæ elementorum sub virtutibus activis corporum cælestium ordinantur. » Contra Gent., III, c. 99. – « Corpora ergo cælestia sunt universalioris virtutis quam corpora inferiora... Corpora igitur cælestia sunt motiva et regitiva omnium inferiorum corporum. » Ibid., c. 82 ; voir aussi De Malo, q. 16, a. 10, c. et ad 5 et 6. – « Quantum ad executionem, inferiora per superiora dispensat, corporalia quidem, per spiritualia... Inferiores vero spiritus, per superiores. » Contra Gent., III, c. 83. aussi ibid., cc. 23, 78, 79, 82, 89.

120 Cf. De Potentia, q. 6, a. 6, ad 10 ; Ia, q. 70, a. 3 ; Contra Gent., II, c. 70 ; In VI Ethic., lect. 6, n. 1189.

Page 87: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 87

être qui lui ressemble. Cependant, selon qu'il agit au moyen du mouve-ment qui lui est propre, le corps céleste tend à réaliser la forme supérieure qu'est l'âme humaine, ainsi que nous l'avons [101] établi au chap. 22. Le corps céleste [en cela] n'agit donc pas conformément à son espèce propre, comme un agent principal, mais selon l'espèce d'un agent supérieur intel-lectuel, qui est agent principal et dont le corps céleste n'est que l'instru-ment. C'est pourquoi le corps céleste agit dans la génération selon l'espèce de mouvement reçu des substances spirituelles. 121

C'est donc parce qu'ils sont mus par des moteurs intellectuels que saint Thomas reconnaissait aux astres la capacité de disposer la ma-tière à la vie humaine. On pourrait préciser davantage ici et se deman-der si ce mouvement de la première sphère du ciel dont parlaient les anciens – mouvement par lequel celui des sphères inférieures est dé-clenché – ne provient pas, lui du moins, immediate ab ipso Deo ? A cette question, saint Thomas répond par la négative, selon l'esprit gé-néral de sa doctrine de la causalité. 122

Nous croyons utile de rappeler toutefois que l'expression : « move-ri immediate ab ipso Deo », peut avoir deux sens différents. Elle signi-fie d'abord cette action profonde et immédiate de Dieu comme moteur universel ; et, en ce sens, on doit, sans aucun doute, affirmer l'action immédiate de Dieu dans tout être et toute opération quels qu'ils soient. La même expression peut signifier aussi cette action divine – qui en Dieu n'est pas distincte de l'autre – par laquelle la Cause première fait participer la créature à son activité. Le genre d'action immédiate que saint Thomas critique dans le texte cité exclut précisément cette action médiate par les causes secondes.

Grâce à la motion reçue des moteurs intellectuels, et par consé-quent vivants, des êtres purement corporels peuvent donc [102] co-opérer à la production de la vie, et cela en qualité d'instruments d'agents supérieurs – que ceux-ci soient Dieu ou des substances sépa-121 Contra Gent., III, c. 23 ; voir aussi ibid., cc. 22, 78, 79 et 83 ; Ia, q. 65, a. 4 ;

q. 70, a. 3 In II Sent., d. 14, q. 1, a. 3 ; De Potentia, q. 5, a. 1 ; De Ver., q. 5, a. 9 De Spirit. Creat., q. 1, a. 6, ad 12.

122 « ... Alii dicunt quod oportet motum corporis cœlestis esse ab aliquo intellectu et voluntate, sed non immediate ab ipso Deo : hoc enim (etiam) ordini divinæ sapientiæ non congruit, cujus effectus ad ultima per media deveniunt... et ideo probabile est quod aliquis intellectus creatus sit motor proximus cæli. » - In II Sent., d. 14, q. 1, a. 3 ; aussi Contra Gent., III, cc. 78 et 79.

Page 88: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 88

rées. 123 De leur côté, les corps inférieurs, étant mus par les corps cé-lestes, il s'ensuit que : « ...Tout ce qui, dans ce monde inférieur, est facteur de génération meut à la production de la forme spécifique comme instrument des corps célestes. C'est en ce sens qu'il est dit, dans le second livre des Physiques, que l'homme est engendré par l'homme et le soleil. » 124

D'où l'on peut déduire rigoureusement que si les substances spiri-tuelles créées ne peuvent pas produire directement par elles-mêmes les formes matérielles dans les corps inférieurs, à la manière des géné-rateurs univoques, il leur est pourtant possible de le faire indirecte-ment par l'intermédiaire des astres dont elles causent et dirigent les mouvements, toujours conformément à la Nature. C'est bien ce que saint Thomas lui-même nous fait entendre lorsqu'il écrit :

123 « Dicendum quod corpora cælestia etiamsi non sint animata, moventur a substantia vivente separata, cujus virtute agunt, sicut instrumentum virtute principalis agentis ; et ex hoc causant in inferioribus vitam. » SAINT THOMAS, De Potentia, q. 6, a. 6, ad 10 ; aussi ibid., a. 3 ; q. 5, a. 1 ; Ia, q. 70, a. 3, ad 3. « ... Quia ex motu instrumenti sequitur effectus secundum rationem principalis agentis... supposito secundum fidem nostram quod cælum sit corpus inanimatum, nihilominus tamen ponimus quod motus ejus sit ab aliqua substantia spirituali sicut motore : et cum motus sit actus motoris et mobilis, oportet quod in motu non tantum relinquatur virtus corporalis ex parte mobilis, sed etiam virtus quædam spiritualis ex parte motoris : et quia motor est vivens nobilissima vita, ideo non est conveniens, si motus cælestis, inquantum est in eo intentio et virtus motoris, per modum quo virtus agentis principalis est in instrumento, est causa vitæ materialis, qualis est per animam sensibilem et vegetabilem. » In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3, ad 2 et 3 ; voir aussi Contra Gent., III, c. 69 : « Similiter... » ; De Potentia, q. 6, a. 3. – « _Corpus cæleste etsi non sit vivum, agit tamen in virtute substantiæ viventis a qua movetur, sive sit Angelus, sive sit Deus. » De Potentia, q. 3, a. 11, ad 13.

124 Ia, q. 115, a. 3, ad 2.

Page 89: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 89

Parce que le semblable a pour cause le semblable, on ne peut admettre, comme cause des formes corporelles, une forme [créée] immatérielle, mais un Composé [de matière et de forme]. C'est ainsi que ce feu est en-gendré par ce feu. De même les formes corporelles [103] sont causées, non en ce sens qu'elles sont un certain influx venant d'une forme immatérielle, mais en ce sens que c'est la matière elle-même qui est élevée de la puis-sance à l'acte par un agent composé. Mais, parce que ce composé, qui est d'ordre corporel, est mû par un agent spirituel créé, ainsi que le dit Augus-tin au troisième livre de la Trinité, on peut dire que les formes corporelles dérivent aussi des formes spirituelles ; non pas parce que celles-ci les pro-duisent [directement dans la matière], mais parce qu'elles meuvent des composés matériels en vue de produire ces formes. 125

Cependant, puisque les substances séparées, créées, ne peuvent être causes de l'être en tant que tel, elles ne peuvent créer ni la ma-tière, ni l'âme humaine, qui leur sont pourtant inférieures. 126 Et, pour produire normalement les générations et les corruptions dans les corps terrestres, elles doivent, d'après saint Thomas, mouvoir d'abord les corps célestes, parce que plus une cause est noble et universelle, plus son effet immédiat doit être universel, selon l'ordre établi des causes.

Les effets correspondent à leurs causes suivant une certaine propor-tion : nous devons attribuer, par exemple les effets actuels aux causes ac-tuelles, les effets en puissance aux causes en puissance ; pareillement, les effets particuliers aux causes particulières, et, par conséquent, les effets universels aux causes universelles. Or l'être est l'effet [104] le plus univer-

125 Ia, q. 65, a. 4, c. et ad 1. – « Unde it quod est immediata causa reducens formam [materialem] de potentia in actum per generationem et alterationem est corpus aliter se habens, secundum quod accedit et recedit per motum localem. Et inde est quod substantia separata suo imperio in corpore causat immediate motum localem, et eo mediante causat alios motus, quibus mobile acquirit aliquam formam. » De Potentia, q. 6, a. 3. – « ...Ergo dicendum, quod licet naturalis potestas Angeli vel dæmonis sit major quam naturalis potestas corporis ; non tamen est ad hoc quod immediate formam in materia inducat, sed mediante corpore ; unde hoc facit nobilius quam corpus, quia primum movens principalius est in agendo quam secundum... quo motu mediante [voluntas angelica] est causa aliorum motuum, et est causa aliqua inductionis formæ in materia. » Ibid., ad 1 et 2 , voir aussi ibid., q. 3, a. 11, ad 14 ; q. 6, a. 6, ad 10 In II Sent., d. 15, q. 1, a. 2 ; ibid., d. 18, q. 2, a. 3, ad 3.

126 Ia, q. 65, a. 3 ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3 ; De Potentia, q. 3, aa. 4 et 7 ; Contra Gent., II, c. 21.

Page 90: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 90

sel... La cause propre de l'être, comme tel, est donc l'agent premier et uni-versel qui est Dieu. 127

Nous savons que le mouvement local des astres est, selon la phy-sique ancienne, le plus général des mouvements, celui auquel tous les autres sont subordonnées ; il convient donc que les moteurs spirituels agissent d'abord sur les astres, bien qu'il leur soit possible aussi de produire directement certains effets dans les corps inférieurs par l'in-termédiaire du mouvement local. Au fond, les corps célestes sont, pour saint Thomas, les instruments de cette activité, non pas précisé-ment à cause de la nature que les anciens leur attribuaient, mais à cause de leur mouvement local, le mouvement selon le lieu étant le plus général dans la Nature, alors que le mouvement selon la quantité est réservé aux êtres animés. 128

Nous devons retenir encore de cette doctrine que tous ces mouve-ments – celui des astres, produit par des agents intellectuels, et ceux des corps terrestres, produits par le mouvement des astres – sont natu-rels, puisque tous sont communiqués selon le mode et l'inclination, positive, des natures.

Il est manifeste que les corps célestes agissent par mode de principe naturel et que, en conséquence, leurs effets dans le monde sont naturels. 129 On dit, en effet, qu'un mouvement est naturel, non seulement à cause de son principe actif, mais aussi en raison de son principe passif. Nous en avons la preuve dans la génération des corps simples qui ne peut être dite naturelle à cause de son principe actif. Un être, en effet, est mû naturelle-ment par son principe actif, lorsque ce principe est en lui : car la nature est un principe de mouvement [105] dans l'être où elle se trouve. Or, le prin-cipe actif dans la génération des corps simples est extrinsèque à ces corps. Donc si leur mouvement est naturel, ce n'est pas à cause du principe actif, mais seulement à cause du principe passif, c'est-à-dire la matière qui désire naturellement sa forme naturelle. Si donc le mouvement du corps n'est pas

127 Contra Gent., II, c. 21 ; aussi In II Phys., lect. 5. n. 11.128 « ...[Corpus caæ1este] est primum alterans ; unde oportet quod omnia

moventia ad formam, in istis inferioribus, agant in virtute illius. » Contra Gent., III, c. 69. – « ... Angelus etsi cælum moveat, potest tamen habere actionem in hæc inferiora absque motu celi movendo alia corpora... ; licet forma in materia absque corporali agente imprimere non possit. » De Potentia, q. 6, a. 3, ad 5. Voir aussi De Malo, q. 16, a. 10, c. et ad 1, 5 et 6 ; Contra Gent., III, c. 82.

129 Ia, q. 116, a. 1.

Page 91: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 91

naturel quant au principe actif, puisqu'il est plutôt volontaire et intellec-tuel, il est, cependant, naturel relativement au principe passif, parce que le corps céleste est naturellement disposé à recevoir un tel mouvement.130 Et ainsi l'opération des substances spirituelles elles-mêmes ne produira rien de miraculeux, mais ressemblera à celle de l'artiste. 131

C'est donc bien à tort que plusieurs scolastiques, même thomistes, mais surtout parmi les modernes, ont négligé ou même raye ce genre de cause de la philosophie. Ajoutons, toutefois, qu'il ne s'agit pas tant d'en appeler à des agents séparés mais créés, que de reconnaître la né-cessité de recourir à une causalité universelle qui est requise à l'ac-complissement d'une œuvre que nous attribuons par ailleurs à la Na-ture. Les anciens l'exprimaient par l'adage : Bos generat bovem et sol. Homo generat hominem et sol. 132 Or, la part du « soleil » n'était pas restreinte à ce corps en tant que source de lumière : il n'était, lui-même, que la cause instrumentale d'un agent intellectuel, séparé, et universel. Saint Thomas termine le chapitre où il démontre la nécessi-té d'une telle causalité dans la Nature par la remarque suivante :

Il importe peu, pour le présent, que la substance intellectuelle qui meut le corps céleste soit unie avec lui, à la manière des âmes, ou bien qu'elle en soit séparée. Il est également indifférent que chacun des corps célestes soit mû par Dieu, ou bien qu'il n'en meuve aucun immédiatement, mais au moyen de substances intellectuelles créées ; ou encore que le premier seulement soit mû immédiatement par Dieu, et les autres par les sub-stances créées, pourvu que nous arrivions à [106] cette conclusion, que le moteur du ciel est une substance intellectuelle. 133

130 Contra Gent., III, c. 23 ; voir aussi In II Sent., d. 14, q. 1, a. 3, ad 1 ; In II Phys., lect. 1, n. 4.

131 De Potentia, q. 6, a. 3, c. et ad 1, 2, 5 et 10.132 SAINT THOMAS, In II de Cælo, lect. 10, n. 3 et lect. 13, n. 7.133 SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 23.

Page 92: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 92

§ 4. Conclusions

Retour au sommaire

Nous ne nous trouvons donc pas dans un monde isolé, fermé, aban-donné à lui-même, mais dans un monde ouvert à des influences très lointaines, voire extra-cosmiques, mais toujours naturelles au sens que nous avons précisé ; dans un monde où les causes immédiates et parti-culières dépendent constamment, dans l'exercice même de leur causa-lité, de causes éloignées et universelles. La fin spécifique que poursuit chaque cause correspond, en importance, à son degré d'universalité par rapport à l'économie générale du monde. Conséquemment, aucun effet naturel n'est l'effet d'une seule cause, i.e. de sa cause immédiate, particulière, mais d'un ensemble de causes, ou les plus nobles et les plus générales ont finalement plus d'influence et réalisent ainsi, même par l'effet spécifique des causes particulières, tout ce qui est nécessaire à l'accomplissement de la fin générale de la Nature.

...L'action de l'agent inférieur ne doit donc pas émaner uniquement de lui, comme résultant de sa propre vertu, mais aussi de la vertu de tous les agents supérieurs ; c'est, en effet, sous leur commune influence qu'il agit ; et de même que l'action découle immédiatement du dernier agent, ainsi la production de l'effet est considérée comme venant immédiatement du pre-mier agent ; car la vertu du dernier agent, étant insuffisante par elle-même à produire cet effet, n'en est capable que par la vertu de l'agent supérieur prochain ; ce dernier, à son tour, tient sa puissance de celui qui lui est im-médiatement supérieur et ainsi de suite jusqu'à l'agent suprême qui produit par lui-même l'effet comme cause immédiate. 134 – Car la première cause active agit sur l'effet de la cause seconde plus efficacement que cette cause seconde elle-même - c'est pour cela que chaque fois qu'un effet [107] est produit par un agent principal au moyen d'un instrument, nous attribuons cet effet à l'agent principal plutôt qu'à l'instrument. 135

134 SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 70 ; aussi De Potentia, q. 3, a. 7.135 SAINT THAS, Contra Gent., II, c. 89 ; aussi De Potentia, q. 3, a. 7 ; In I

Peri Hermeneias, lect. 14.

Page 93: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 93

Et que plusieurs agents concourent simultanément à la production d'un même effet, cela ne répugne d'aucune manière dans un ordre de causes subordonnées.

Il est bien vrai que deux agents, tout à fait séparés, ne peuvent concou-rir à la production d'un même effet naturel, l'un en produisant la matière et l'autre la forme ; mais cela peut se faire par deux agents coordonnés entre eux dont l'un est l'instrument de l'autre. 136 – Puisque toute vertu active de la nature est, par rapport à Dieu, ce qu'est l'instrument par rapport à l'agent principal, rien n'empêche que dans la génération d'un seul et même être, qui est l'homme [par exemple], l'action de la nature se termine à quelque partie de l'homme sans coopérer à tout ce qui vient de l'action de Dieu. Le corps de l'homme, en effet, est formé conjointement par la vertu divine comme agent principal et aussi par la vertu de la semence comme agent secondaire ; quant à son âme, elle est produite par la seule action divine, l'action de la nature ne pouvant que disposer la matière à la recevoir.  137 – De même qu'il ne répugne pas qu'une seule action émane, à la fois, d'un agent et de sa puissance, ainsi il n'y a pas d'inconvénient à ce que l'agent inférieur et Dieu concourent à la production d'un même effet immédiate-ment, quoique diversement. 138

Il s'ensuit donc que la formation et la direction du monde a sa source, non dans les seules activités physico-chimiques aveugles, dans le hasard – comme sont amenés à le dire ceux qui font du cosmos un chantier fermé, – mais ultimement dans une intelligence et une volon-té suprêmes : Dieu lui-même : « ... Causa autem occultissima et remotissima a nostris sensibus est divina, quæ in rebus omnibus secretissime operatur ». 139 [108] En fait, une causalité universelle n'est pas tellement amenée de loin, puisque plusieurs savants ont senti le besoin d'y recourir comme dernière explication des phénomènes. Voi-ci, entre autres, ce qu'écrit Jean Rostand : « Il se pourrait, tout compte fait, que la science n'eût pas, à elle seule, qualité pour expliquer le phénomène de l'évolution et qu'il fallût recourir à une interprétation métaphysique, telle que l'élan vital de Bergson. » 140

136 SAINT THOMAS, De Potentia, q. 3, a. 9, ad 21.137 SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 89.138 Ibid., III, c. 80 ; voir aussi Ia, q. 105, a. 5, c. et ad 2 ; De Potentia, q. 3, a. 9,

ad 21.139 SAINT THOMAS, De Potentia, q. 6, a. 2 ; aussi Contra Gent., III, c. 67.140 L'évolution des espèces, p. 196. Voir aussi L. CUÉNOT : L'inquiétude

métaphysique, dans Etudes, T. 197, pp. 129-135 ; CLAUDE BERNARD,

Page 94: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 94

Toutes les natures sont en définitive les œuvres de l'art divin : quoddam artificiatum divina artis. 141 Et si la Nature elle-même est cause, c'est seulement selon la mesure de sa participation de l'art di-vin. Chaque être naturel est fait et se parfait moyennant le concours de multiples facteurs. S'il fallait accepter l'expression de « nature natu-rante », il faudrait y voir les causes spirituelles et parmi celles-ci Dieu lui-même. À la lumière de cette doctrine, on comprend mieux tout le sens de cette définition péripatéticienne de la Nature :

La nature n'est rien autre chose qu'une raison d'un certain art (ration cujusdam artis), à savoir l'art divin, imprimée dans les choses (indita rebus), en vertu de laquelle celles-ci se meuvent vers une fin déterminée ; tout comme si un artisan constructeur de navires pouvait donner aux bois la faculté de se mouvoir d'eux-mêmes à s'agencer en navire. 142

On admettra maintenant sans difficulté que la question de savoir si c'est Dieu, ou un moteur créé mais séparé, qui meut directement le monde des corps, n'a aucune importance en ce [109] qui regarde la production de la vie sur terre, pourvu qu'on reconnaisse une influence d'ordre intellectuel sur leur mouvement. 143

Par ailleurs, que la doctrine des « corps célestes » soit périmée, la question de principe n'en est nullement affectée. En vérité, la tendance des natures vers une forme intellectuelle nous dit bien qu'il faut une cause de même ordre, mais elle ne nous dit rien sur la nature particu-lière de cette intelligence motrice. L'essentiel est qu'il se trouve une cause suffisante de l'évolution de la matière jusqu'à sa fin ultime :

Introduction... pp. 415-418 – « L'évolution a des prolongements métaphysiques que nous ne pouvons ignorer. » VANDEL, op. cit., p. 50.

141 « Omnes creaturæ comparantur ad Deum sicut artificiata ad artificem... ; unde tota natura est sicut quoddam artificiatum divinæ artis. » SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 100.

142 SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 14, n. 8.143 « Non differt autem quantum ad præsentem intentionem, utrum corpus

cæleste moveatur a substantia intellectuali conjuncta quæ sit anima ejus vel a substantia separata, et utrum unumquodque corporum cælestium moveatur a Deo, vel nullum, immediate, sed mediantibus substantiis intellectualibus creatis, aut primum tantum [corpus cæleste] immediate a Deo, alia vero mediantibus substantiis creatis, dummodo habeatur quod motus cælestis est a substantia intellectuali. » SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 23. Voir aussi De Potentia, q. 5, a. 1.

Page 95: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 95

l'âme humaine. Il suffit de savoir qu'aucun agent matériel, comme tel, fussent des corps incorruptibles, n'est capable par lui-même d'atteindre à ce terme, ni de le faire atteindre par un autre ; néanmoins, ce même agent, mû par une cause séparée mais conformément à la nature de cet agent, peut cependant disposer graduellement la matière à cette fin. Une telle activité suffit pour expliquer l'organisation de la matière jus-qu'à une disposition qui exige naturellement l'actuation par l'âme hu-maine. 144 On aura constaté ici l'importance de la primauté de la cause finale. Nous en avons vu le rôle en traitant de l'appétit. C'est dans la fin qu'il faut chercher la richesse des natures et la mesure [110] de leur efficacité propre. Les natures particulières doivent correspondre à des fins spécifiques telles qu'exigées par la fin cosmique générale ; c'est pourquoi leurs effets sont attribués principalement aux causes univer-selles – dites non-univoques, équivoques ou analogues, 145 par opposi-tion aux causes univoques : idest conveniens in nomine et ratione cum

144 « Corpus autem cæleste, secundum quod agit per motum suum, intendit ultimam formam, quæ est intellectus humanus ; quæ quidem est altior omni forma... Corpus igitur cæli non agit ad generationem secundum propriam speciem sicut agens principale, sed secundum speciem alicujus superioris agentis intellectualis ad quod se habet corpus cæleste sicut instrumentum ad agens principale. Agit autem cælum ad generationem secundum quod movetur. Movetur igitur corpus cæleste ab aliqua intellectuali substantia ». SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 23 ; aussi ibid., c. 83.

145 « invenitur autem in rebus triplex causarum gradus. Est enim primo causa incorruptibilis et immutabilis, scilicet divina ; sub hac secundo est causa incorruptibilis, sed mutabilis ; scilicet corpus cæleste ; sub hac tertio sunt causæ corruptibiles et mutabiles. Hæ igitur causæ in tertio gradu existentes sunt particulares, et ad proprios effectus secundum singulas species determinatæ : ignis enim generat ignem, et homo generat hominem, et planta plantam.

Causa autem secundi gradus est quodammodo universalis, et quodammodo particularis. Particularis quidem quia se extendit ad aliquod genus entium determinatum, scilicet ad ea quæ per motum en esse producuntur ; est enim causa movens et mota. Universalis autem, quia non ad unam tantum speciem mobilium se extendit causalitas ejus, sed ad omnia, quæ alterantur et generantur et corrumpuntur : illud enim quod est primo motum, oportet esse causam omnium consequenter mobilium.

Sed causa primi gradus est simpliciter universalis : ejus enim effectus proprius est esse : unde quidquid est, et quocumque modo est, sub causalitate et ordinatione illius cause proprie continetur. » SAINT THOMAS, In VI Metaph., lect. 3, nn. 1207-1209. Voir aussi De Potentia, q. 5, a. 1.

Page 96: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 96

moto 146 – qui agissent premièrement et principalement en vue d'une fin générale.

Les causes équivoques existent, voilà l'important, écrit A. Gardeil, O.P. Il est plus naturel en soi, et plus conforme à l'observation, d'attribuer la production et la conservation de certaines intentions aux lois générales de la Nature, à certaines de ces causes équivoques, au soleil par exemple... que de rapporter cela à Dieu directement. Certaines causes équivoques, même d'ordre corporel, peuvent donc remplir des fonctions intermédiaires entre les agents d'ordre intellectuel et les êtres matériels. 147

Certes, les natures particulières, une fois produites, ont leur activité spécifique particulière, mais celle-ci reste toujours subordonnée aux activités plus générales dans la mesure où [111] l'exige la réalisation de la fin générale de la Nature. C'est ce qui fait que, dans un cosmos ainsi intégré, les générations équivoques – celles qui proviennent de causes d'un ordre plus parfait que celui des effets – ne sont pas plus difficiles à effectuer et à expliquer naturellement que les générations univoques. Etant produites selon l'ordre des causes et selon le mode et l'inclination des natures, elles sont aussi naturelles que les autres. 148 Elles ne le sont pas à l'égard des principes actifs qui peuvent être ex-tra-cosmiques, mais par rapport aux principes passifs qui sont stricte-ment « natures ». 149 Il reste bien entendu que la génération univoque est plus purement naturelle ; pourtant, celle-ci même ne se fait pas sans causalité universelle : « c'est l'homme et le soleil qui engendrent un homme ». 150 Si l'on ne peut nier la causalité universelle dans le cas

146 SAINT THOMAS, In VIII Phys., lect. 10, n. 4.147 Revue Thomiste, 1896, p. 234.148 « Nihil enim prohibet uniam et eamdem causam esse universalem respectu

inferiorum et particularem respectu superiorum... per virtutem cæli potest aliquid fieri contra hanc naturam particularem, nec tamen est hoc contra naturam simpliciter, quia hoc est secundum naturam universalem. » SAINT THOMAS, De Potentia, q. 6, a. 1, ad 1.

149 « Nam principium ex quo est generatio naturalis, scilicet materia, dicitur natura. Et propter hoc generationes simplicium corporum dicuntur naturales, licet principium activum generationis eorum sit extrinsecum. » SAINT THOMAS, In VII Metaph., lect. 6, n. 1389 ; voir aussi Contra Gent., III, c. 23 ; ibid., II, c. 30 : « Tertio vero... »

150 « ...Homo generatur ex materia et ab homine, quasi ab agente proprio, et a sole tanquam ab agente universali respectu generabilium. » SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 4, n. 10.

Page 97: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 97

de la génération univoque, pourquoi la nier là où la Nature elle-même l'exige davantage ? « Il est manifeste, dit saint Thomas, que plus de choses sont requises pour la production d'un être parfait que pour celle d'un être imparfait. » 151

Nous l'avons dit, aucune génération univoque n'est complètement univoque : aucun effet n'a sa raison suffisante dans sa seule cause pro-chaine. Il faudrait toujours, pour expliquer d'une manière vraiment adéquate un phénomène cosmique [112] quelconque, pouvoir recourir à l'ensemble des causes subordonnées. Car tout effet devrait être vu – même si nous n'y parvenons pas en fait – non pas à la lumière d'une seule cause, sa cause immédiate, mais à celle de l'ensemble de ses causes. Or, l'ensemble des causes n'est pas borné à la division des causes selon l'espèce (formelle, matérielle, motrice, finale) ; il com-prend aussi la division des causes selon leurs rapports aux effets : causes universelles et causes particulières. 152

151 Ia, q. 91, a. 2, ad 2 ; aussi In VII Metaph., lect. 6, n. 1401.152 Le lecteur nous permettra de citer, à ce sujet, ce que nous avons dit dans

une note sur la philosophie de la nature du regretté P. J. Gredt, O.S.B. : « Le chapitre 3 du livre II des Physiques divise d'abord la cause des choses naturelles en ses espèces (S. THOMAS, In II Phys., lect. 5, n. 1), et insiste sur la cause finale. Peut-on, dans un traité de philosophie de la nature, faire totalement abstraction de la « causa causarum » et dès lors « potissima » ? Manifestement, cette omission entraîne assez logiquement celle de tout ce que contient la suite de ce même livre : les différents rapports de la cause et de l'effet ; les espèces de régularité et le traité du hasard à la lumière de la fortune les causes de la démonstration naturelle ; l'action de la nature pour une fin le genre de nécessité dans les choses naturelles. Encore si le P. Gredt supposait ces prolégomènes pour acquis ; mais, loin de là : dans son idée de la doctrine naturelle, ils seraient superflus.La division des causes, selon leurs rapports aux effets et des effets selon leurs rapports aux causes (S. THOMAS, ibid., lect. 6), commande toute la philosophie de la nature. Même dans l'opuscule, pourtant très dense, De Principiis naturæ, cette division est traitée au long. Dans le présent commentaire (Ibid., lect. 6, n. 3), saint Thomas fait une distinction très importante entre la cause qui est dite universelle selon la communauté de « prédicabilité » et celle qui est universelle selon une communauté de causalité. On reconnaît dans cette dernière non seulement la cause absolument universelle, analogique, mais aussi les causes dites équivoques qui n'ont pu survivre à l'incorruptibilité des corps célestes. Nous ne semblons nous rendre compte ni de la raison véritable pour laquelle les anciens y ont eu recours, ni du changement radical qu'introduit leur négation pour toute la philosophie de la nature. On remarquera qu'il existe aussi un

Page 98: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 98

Une fois cette doctrine générale admise, on comprend qu'il n'est pas impossible que, parmi les êtres corporels, un être supérieur soit engendré par un être inférieur. On sait qu'en [113] l'occurrence ce n'est pas l'imparfait en tant que tel qui produit le plus parfait, mais que c'est l'imparfait en tant que cause subordonnée et naturelle. Si donc un agent univoque corporel suffit, selon les apparences sensibles, pour produire des modifications accidentelles qui aboutissent à une muta-tion substantielle dans la ligne de sa propre espèce, on ne voit pas comment il répugnerait, étant donné la doctrine de l'ensemble des causes, que le même agent puisse concourir à la production de dispo-sitions accidentelles réclamant une forme substantielle supérieure à la sienne. Et, dans le cas, on ne peut pas dire que l'apparition d'un être d'espèce supérieure, provenant de l'action immédiate d'un être d'es-pèce inférieure, détruit le principe de la proportion des causes et des effets. S'il est possible à l'accident, en tant qu'instrument de la sub-stance, de produire des changements substantiels par des modifica-tions accidentelles, nous ne voyons pas pourquoi la même chose serait impossible à une substance corporelle qui agirait comme instrument d'un agent séparé : « ...Agens naturale quod materiam transmutat, non solum est causa formæ accidentalis, sed etiam substantialis ». 153 On constatera aussitôt, dans la perspective de cette explication causale, que l'objection des fixistes et des créationistes (partisans de plusieurs interventions divines spéciales), qui se bornent au mode de causalité particulière, ne tient plus. Que le plus ne puisse venir du moins, abso-lument parlant, nous ne songeons nullement à le nier ; aussi bien, ce principe est-il parfaitement respecté, du moment que l'on tient compte de l'ensemble des causes, comme le faisaient Aristote et saint Thomas.

ordre dans les causes finales : les unes sont particulières, les autres plus ou moins universelles. Or, le principe de proportion (ibid., lect. 6, n. 11) : « ...Causis debent proportionaliter respondere effectus » devrait toujours s'appliquer. » Causalité et évolution, dans Laval théologique et philosophique, p. 136.

153 SAINT THOMAS, q. 3, a. 11, ad 10. – « ...Quod autem agit in virtute alterius producit effectum similem, non sibi tantum, sed magis ei in cujus virtute agit, sicut ex actione instrumenti fit in artificiato similitudo artis ; ex quo sequitur quod ex actione formarum accidentalium producuntur formæ substantiales, in quantum agunt instrumentaliter in virtute substantialium formarum. » Contra Gent., III, c. 69.

Page 99: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 99

Ce ne peut être qu'en considérant la causalité de cette [114] façon que saint Thomas, après Aristote, a pu écrire : « qu'il ne répugne pas, à l'origine des choses, que des êtres supérieurs aient été engendrés d'êtres inférieurs ». 154 C'est que l'être inférieur, dans la production d'un être plus noble, n'agit pas seul, mais avec le concours naturel des causes supérieures. Nous l'avons dit : dans cette hiérarchie causale, l'agent univoque lui-même n'est jamais cause unique de son effet uni-voque.

...L'homme, dit saint Thomas, est engendré de la matière par l'homme comme agent propre [particulier] et par le soleil comme agent universel relativement à toutes les générations terrestres 155 – ...La génération de l'en-fant est un effet de nature auquel Dieu donne un complément (l'âme) 156 – …L'action de l'agent inférieur ne doit donc pas émaner uniquement de lui, comme résultant de sa puissance propre, mais aussi de la puissance de tous les agents supérieurs. 157

Par conséquent, pour saint Thomas comme pour Aristote, la cause efficiente adéquate des générations univoques elles-mêmes est consti-tuée par un ensemble de causes ; de telle sorte que l'effet naturel ne pourrait suivre si les causes universelles ne concouraient pas avec la cause particulière.

On voit par là combien il était facile pour saint Thomas et Aristote d'admettre les apparences de générations spontanées. Ce n'est certai-nement pas leur doctrine générale de la nature qui les aurait déclarées impossibles. Manifestement, s'il n'y a pas de telles générations, il n'est pas non plus besoin de recourir à la causalité universelle pour les ex-pliquer. Mais [115] on remarquera – et il convient d'y insister – que les apparences de générations spontanées n'étaient absolument pas la raison pour laquelle on avait posé cette causalité universelle.154 « Dicendum quod, cum generatio unius sit corruptio alterius, quod ex

corruptione ignobiliorum generentur nobiliora, non repugnat primæ rerum institutioni. Unde animalia quæ generantur ex corruptione rerum inanimatarum, vel plantarum, potuerunt tunc generari. Non autem quæ generantur ex corruptione animalium, tunc potuerunt produci, nisi potentialiter tantum. » Ia, q. 72, ad 5.

155 In II Phys., lect. 4. n. 10 ; Contra Gent., III, c. 69.156 De Potentia, q. 3, a. 9, ad 21 et 25. Voir aussi Ia, q. 118, a. 2, ad 3 ; Contra

Gent., Il, c. 89.157 Contra Gent., III, c. 70 ; aussi In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4.

Page 100: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 100

Croyant s'appuyer sur l'expérience, Aristote et saint Thomas di-saient que des plantes et des animaux inférieurs pouvaient surgir de l'inanimé ou de formes de vie encore moins parfaites, par la seule cau-salité vitale d'un agent universel. Cependant, ajoutaient-ils, « Les ani-maux supérieurs ne semblent pas pouvoir être engendrés autrement que par l'intermédiaire de la semence ». 158 Mais il faut bien noter que si saint Thomas limitait la puissance du « soleil » à la génération des plantes et des animaux inférieurs, c'était pour une raison purement ex-périmentale. En effet, disait-il, nous ne constatons pas de tels phéno-mènes dans la Nature. Si nous ne voyons pas la Nature faire de telles choses, c'est, sans doute, qu'elle ne peut pas les faire. Il en concluait que l'action de l'agent universel ne pouvait atteindre à un tel effet sans l'intermédiaire d'un agent purement naturel déjà très développé.

Certes, l'expression de « génération spontanée », est ambiguë. Elle semble dire que le vivant peut surgir du non-vivant par la seule vertu de celui-ci. Si toutefois nous l'entendons dans le contexte aristotéli-cien, il est bien évident que l'adage « omne vivum ex vivo » n'est en rien contredit. Car, dans ce contexte, l'inanimé et le vivant inférieur ne sont que des causes instrumentales d'un agent qui est plus vivant que tout vivant rencontré dans la Nature. Remarquons toutefois qu'il ne s'agit pas d'une infusion de vie, mais d'une suscitation de vie élémen-taire, ou d'une forme de vie supérieure, réellement [116] contenues dans la puissance de la matière. Peut-être les auteurs scolastiques mo-dernes n'ont-ils pas toujours suffisamment distingué la position de Platon de celle d'Aristote à ce sujet. Saint Thomas nous en donne la formule exacte : « a [substantiis separatis] veniunt formæ quæ surit in materia, non per influxum, sed per motum. » 159

158 « Animalia enim perfecta videntur non posse generati nisi ex semine ; animalia vero imperfecta quæ surit vicina plantis, videntur posse generari et ex semine et sine semine. Sicut plantæ producuntur aliquando sine semine per actionem solis in terra ad hoc bene disposita... » In VII Metaph., lect. 6, nn. 1400-1402 ; voir aussi Ia, q. 71, ad 1 ; De Potentia, q. 3, a. 8, ad 15 ; In II Sent., d. 15, q. 3, a. 1, ad 7 et 8 ; ibid., d. 18, q. 2, a. 3, ad 1 et 5 ; la, q. 91, a. 2, ad 2 ; Contra Gent., III, cc. 69 et 99.

159 Ia, q. 65, a. 4, ad 1. – « ...Corpora cælestia causant formas in istis inferioribus, non influendo, sed movendo. » Ibid., ad 3. – « ... Non quod aqua, aut terra habeat in se virtutem producendi omnia animalia, ut Avicenna posuit, sed quia hoc ipsum, quod ex materia elementari, virtute seminis, vel stellarum, possunt animalia, produci, est ex virtute primitus elementis data [per Verbum Dei] ». Ia, q. 71, ad 1.

Page 101: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 101

On sait que, pour les anciens, les générations spontanées étaient un phénomène constant dans la Nature. C'est précisément ce que les ex-périences de Pasteur ont démenti. Mais les théories de l'évolution, nous l'avons vu, ne demandent pas cette constance, et encore moins l'extrême amplitude que leur accordaient les apparences sur lesquelles s'appuyaient les anciens. À la rigueur, toutes les théories d'évolution n'exigent pas que ce que nous appellerions des générations spontanées se produise à l'époque actuelle du monde. Mais, encore une fois, là n'est pas le véritable problème qui se pose en philosophie. Qu'il y ait eu, qu'il y ait, actuellement ou dans l'avenir, de telles générations nous ne voyons pas en quoi cette philosophie pourrait s'y opposer.

Si la génération spontanée peut être entendue d'une manière contradic-toire et absurde, écrit Mgr A. Farges, elle peut être entendue aussi d'une manière qui la rende absolument possible. Elle n'est plus un effet sans cause, puisque nous supposons, avec Aristote et saint Thomas, dans la matière minérale, une virtuosité latente ; elle n'est plus une hypothèse im-pie ni athée, puisque supposer dans la matière une virtuosité latente supé-rieure à sa nature inorganique, c'est faire éclater davantage la nécessité d'une action divine et providentielle. 160

160 MGR FARGES, op. cit., p. 162. – « [Agens corporeum] agit in virtute principii incorporei, et ejus actio determinatur ad hanc formam, secundum quod talis forma est in eo actu (sicut in agentibus univocis) vel virtute (sicut in agentibus æquivocis). » SAINT THOMAS, De Poientia, q. 5, a. 1.

Page 102: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 102

[117]Selon la doctrine générale d'Aristote et de saint Thomas, généra-

tion spontanée signifie simplement que le terminus a quo des généra-tions naturelles n'est pas nécessairement une cause univoque. Et cela ne contredit pas non plus l'adage : agens agit sibi simile.

On trouve dans une cause univoque une similitude de même forme que celle de son effet ; mais, dans une cause équivoque, cette similitude se trouve excellem-ment : telle la chaleur qui, dans le soleil, revêt une forme plus élevée et plus ex-cellente que dans le feu. 161 - Il n'est pas nécessaire que, dans toute génération na-turelle, il y ait univocité parfaite comme lorsque l'homme est engendré par l'homme... ; il suffit qu'il y ait une certaine similitude. 162

La similitude dans le genre, dit encore saint Thomas, suffit pour avoir une génération naturelle. « Agens enim omne agit sibi simile aliquo modo ». 163

On sait que la grande loi naturelle sur laquelle saint Thomas s'ap-puyait pour confirmer sa position de fait au sujet de l'origine des vi-vants supérieurs est celle-ci : « La nature procède à ses effets par des moyens déterminés ; c'est pourquoi les êtres qui sont naturellement engendrés par le moyen de la semence, ne peuvent être engendrés na-turellement sans semence. » 164

161 Ia, q. 6, a. 2 ; aussi In VIII Phys., lect. 10, n. 4 ; De Potentia, q. 5, a. 1.162 In VII Metaph., lect. 8, n. 1453.163 Contra Gent., II, c. 22. Voir aussi In VII Metaph., lect. 7, nn. 1432, 1433 et

1434. Il est bien clair, encore une fois, que l'adage « Omne vivum ex ovo » est parfaitement sauf, puisque les moteurs corporels non-vivants sont sous l'influence de causes intellectuelles, certainement vivantes : « ...Supposito secundum fidem nostram quod cælum sit corpus innanimatum, nihilominus tamen ponimus quod motus ejus sit ab aliqua substantia spirituali sicut motore : et cum motus sit actus motoris et mobilis, oportet quod in motu non tantum relinquatur virtus corporalis ex parte mobilis, sed etiam virtus quædam spiritualis ex parte motoris : et quia motor est vivens nobilissima vita, ideo non est conveniens, si motus cælestis, inquantum est in eo intentio et virtus motoris, per modum quo virtus agentis principalis est in instrumento, est causa vitæ. » In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3, ad 3.

164 Ia, q. 71, a. 1, ad 1.

Page 103: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 103

[118]La loi qu'énonce ici saint Thomas est une loi découverte par l'expé-

rience. Si les plantes et les animaux inférieurs semblent (videntur) pouvoir être engendrés avec ou sans semence, les animaux supérieurs, au contraire, ne semblent pas pouvoir être engendrés autrement que par l'intermédiaire de la semence. 165 Et, parce que nous voyons tou-jours la Nature produire ses effets par des moyens déterminés, nous sommes aussitôt portés à conclure : ce qu'on ne lui voit pas faire, c'est donc qu'elle ne le peut. Darwin supposait le même principe lorsqu'il soutint que c'est dans les phénomènes actuels qu'il faut chercher la clef de l'origine des espèces. Le fondement de la méthode des phéno-mènes actuels est pour le naturaliste anglais, comme pour l'Aquinate, l'immutabilité des lois de la nature et, spécialement, des lois de la vie. Il faut croire que c'est en vertu du même principe que Darwin, du moins dans L'Origine des espèces, a été amené à postuler deux ou trois interventions divines spéciales. C'est ce principe qu'invoquait aussi saint Basile : « Ce qui s'observe aujourd'hui est une manifesta-tion de ce qui s'est passé jadis. » 166

Mais ce principe est-il si sûr ? Est-il bien vrai qu'on peut connaître exactement l'inconnu du passé par le connu du présent ? Pourquoi le présent doit-il renfermer tout ce qu'il faut pour connaître et expliquer le passé ? Cette question de fait regarde la science. Or, la science mo-derne reconnaît généralement que les conditions ont pu être diffé-rentes aux diverses époques, surtout à l'époque de la nébuleuse, et, par conséquent, que les lois plus particulières ont dû varier au cours des âges ; donc, qu'on ne peut pas connaître parfaitement le passé par le présent. 167 Tout en admettant que c'est le présent qui nous suggère cette affirmation sur le passé, il est facile [119] d'apporter des exemples qui infirment le principe de la connaissance du passé par celle du présent. Ainsi, presque tous les hommes de science aujour-d'hui reconnaissent l'évolution comme une des grandes lois de la vie cosmique. Mais qu'à telle époque l'évolution ait été plus rapide ou plus lente ; que même, comme certains le prétendent, elle soit arrêtée depuis des milliers d'années, ou que, selon d'autres, elle continue en-core de nos jours, cela n'affecte en rien la loi générale de l'évolution. 165 In VII Metaph., lect. 6, nn, 1400 et 1402.166 Cité par H. DE DORLODOT, op. cit., p. 98.167 Cf. JEAN ROSTAND, L'évolution des espèces, pp. 193-196.

Page 104: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 104

Quelle que soit cette loi, dans le concret, elle ne s'appliquera pas indé-pendamment des données et des conditions d'une époque particulière. Précisément, dès qu'on admet un progrès dans les conditions favo-rables à la vie et dans la succession des vivants, le phénomène de l'évolution ne se présentera plus nécessairement de la même façon à toutes les époques. Dans la construction d'une maison, on ne continue pas toujours de construire des murs, et les différentes parties ne se font pas au même rythme. Or, la maison en cause n'est pas tel indivi-du, ni même telle espèce, mais l'ensemble du monde vivant. Ce qui naissait d'abord par génération équivoque peut maintenant se produire par une cause univoque, c'est-à-dire, de même espèce que l'engendré. C'est pourquoi le principe sur lequel s'appuyait saint Thomas, à sa-voir : ce qu'on ne voit pas faire à la Nature, c'est, sans doute, parce qu'elle ne le peut, ne doit pas être séparé de cet autre principe formulé par lui, à savoir : si un phénomène a lieu sur une très vaste échelle et est réparti sur un temps très long, étant donné que notre expérience est bornée, il nous paraîtra invariable. Voici, en effet, ce qu'il dit, dans son commentaire sur le De Cælo d'Aristote, à propos de l'expérience sur laquelle s'appuyait la fameuse théorie des corps célestes :

...Plus une chose est de longue durée, plus il faut de temps pour aper-cevoir son changement ; ainsi le changement qui a lieu dans l'homme ne s'aperçoit pas, dans un laps de deux ou trois années, autant que le change-ment d'un chien dans le même temps, ou d'un [120] animal de vie plus brève. On pourrait donc toujours dire que, bien que le ciel soit naturelle-ment périssable, il est de si longue durée, que tout le temps dont nous avons mémoire ne suffit pas à apercevoir son changement. 168

Or, c'est en se basant sur les phénomènes qui se présentent à l'échelle d'une observation très restreinte que saint Thomas n'accorde d'efficacité génératrice aux causes universelles que pour les animaux inférieurs. Grâce au développement et au jeu des théories, grâce aussi au perfectionnement des instruments d'observation, l'expérience dont s'étayaient ces anciennes théories a été de très loin dépassée et nous nous approchons des conditions d'expérience que saint Thomas insi-nue dans le passage que nous venons de citer. En considérant les té-moignages de la paléontologie et de la biologie, nous constatons à quel point cette remarque du Docteur angélique est bien fondée : nous

168 In de Cælo, lect. 7, n. 6.

Page 105: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 105

savons maintenant que leur expérience était insuffisante pour embras-ser un champ d'observation aussi vaste que celui que requiert une théorie, bien fondée, de l'évolution. D'après ce principe de méthode, n'est-il pas juste d'ajouter, à l'idée de « ce que nous ne voyons pas faire à la Nature, c'est qu'elle ne le peut », la question : mais la Nature n'a-t-elle jamais fait que ce que nous lui voyons faire dans le présent, par les moyens d'observation de notre présent ?

La reconnaissance de l'ensemble de cette doctrine sur la causalité dans la Nature ne permet-elle pas de conclure que non seulement la vie a pu sortir de l'inorganique (comme d'un terminus a quo immé-diat), mais que même ce qui devait aboutir au corps du premier homme a dû, normalement, être préparé par l'effort concentré des causes intracosmiques et des agents universels. En d'autres termes, tout le travail de la [121] Nature devait se terminer à l'âme rationnelle, directement produite par Dieu. Lui seul, cause principale de la Nature, en ordonne et dirige tous les mouvements, toutes les activités : média-tement quand il s'agit des corps, immédiatement quand il s'agit des âmes humaines. 169 Il ne répugne donc point de dire que, dans la pro-duction du premier homme, il y a, à la fois, coopération immédiate des causes secondes pour la préparation de son corps, et action immé-diate et directe de la cause première pour l'ultime perfectionnement naturel de ce corps. 170 C'est toujours le même artisan divin qui, soit médiatement, soit immédiatement, est cause de son chef-d'œuvre dans la Nature ; qu'il travaille seul ou qu'il fasse travailler, c'est toujours son intention qui préside, ordonne et est exécutée : le principe est tou-jours le même. Dans la production de l'homme, Dieu achève ce que

169 « Ad ultimam vero perfectionem... ordinavit (Deus) diversos motus et operationes creaturarum ; quosdam quidem naturales, sicut motum cæli et operationes elementorum, per quas materia præparatur ad susceptionem animæ rationalis. » SAINT THOMAS, De Poientia, q. 5, a. 5 ad 13 ; aussi Contra Gent., III, cc. 23 et 83.

170 « ... Si sint multa agentia ordinata, nihil prohibet virtutem superioris agentis pertingere ad ultimam formam ; virtutes autem inferiorum agentium pertingere solum ad aliquam materiæ dispositionem... Manifestum est autem, quod tota natura corporalis agit ut instrumentum spiritualis virtutis, et præcipiæ Dei, et ideo nihil prohibet quin formatio corporis sit ab aliqua virtute corporali, anima autem intellectiva sit a solo Deo. » SAINT THOMAS, Ia, q. 118, a. 2, ad 3.

Page 106: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 106

Dieu commence : « Semper causa prior intimior generatur quam causa posterior ». 171

Les causes naturelles, grâce à leur concours immédiat dans la pro-duction de la disposition nécessitante, sont, à cet égard, réellement causes de l'union de l'âme et du corps. Dans la génération univoque ou proprement dite, cette disposition est causée immédiatement par l'acti-vité de la semence agissant par la vertu émanée de l'âme des parents, tandis que, dans la génération équivoque, elle est l'effet de l'action de réalités [122] corporelles sous la dépendance d'une cause universelle proportionnée à faire produire naturellement un tel effet. 172 Ce n'était pas une cause univoque qui était requise pour donner à la matière la disposition qui exigeât son actuation par la première âme humaine, mais une cause suffisante. Ce n'était pas non plus une génération pro-prement dite ou univoque qu'il fallait pour donner naissance au pre-mier homme, mais une production naturelle tenant de la marche géné-rale des choses à ce moment.

En vérité, n'y a-t-il pas lieu de déclarer ici que la philosophie péri-patéticienne est beaucoup plus large et plus réaliste que certains ne le croient, en particulier John Dewey 173 et bon nombre de scolastiques modernes ? On devine qu'une telle philosophie est tout ouverte pour embrasser un transformisme très général. Il nous semble que tout ce qui a séparé Aristote et saint Thomas d'une conception évolutionniste du monde, c'est l'insuffisance de l'expérience 174 – insuffisance qu'ils ont toujours eux-mêmes reconnue en principe. Ils ont eu raison cepen-dant de s'attacher aux apparences, à ce qui leur paraissait être, au lieu de poursuivre ce qui, de leur temps, n'aurait été qu'un possible gratui-tement posé. Mais ce qui de leur temps, eu égard à l'expérience, n'au-rait été qu'une hypothèse gratuite, est devenu au moins très vraisem-blable.

Toutefois, même sur la simple question de fait, saint Thomas est plus large qu'on ne le croit ordinairement. Bien qu'il n'ait pas eu l'idée de faire descendre les espèces les unes des autres, il a néanmoins ad-

171 SAINT THOMAS, In ad Hebræos, c. 4, lect. 2.172 Cf. SAINT THOMAS, In VII Metaph., lect. 6, n. 1402-1403 ; ibid., lect. 8,

n. 1457 ; In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3, ad 5 ; Ia, q. 118, a. 2, c. et ad 3-4.173 Cf. The influence of Darwin on Philosophy, et Logic, the Theory of Inquiry.174 Voir, entre autres, à ce sujet : A. D. SERTILLANGES, Saint Thomas

d'Aquin, pp. 20-25 ; Les grandes thèses.... pp. 150-160.

Page 107: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 107

mis avec Aristote une liaison si étroite entre les organismes des divers degrés d'être qu'on ne [123] saurait classer les êtres intermédiaires des espèces : « la plus inférieure des natures rejoint à son haut degré, la plus haute dans son plus bas degré. » 175 Bien plus, saint Thomas, nous l'avons vu, admet la génération de vivants sans parents – génération spontanée, au sens indiqué plus haut, de plantes et d'animaux infé-rieurs, – due à l'opération des causes universelles. Il croit possible, dans les mêmes conditions et en thèse générale, l'apparition d'espèces nouvelles : « Species etiam novæ, si quæ apparent ». 176 Même, ce qui est encore plus étonnant pour le temps, il va jusqu'à accorder à l'art humain la possibilité de produire la vie.

Rien ne s'oppose à ce que l'art produise des êtres dont la forme n'est pas accidentelle, mais substantielle ; c'est ainsi que des grenouilles et des serpents peuvent être produits par des moyens artificiels ; dans ces cas, cependant, l'art ne produit pas la forme substantielle par sa propre vertu, mais par la vertu des principes naturels. 177

En fait, la science n'a pas encore réussi à produire la vie, bien qu'elle en conserve l'espoir. 178 Mais même si elle y parvenait, cela ne serait nullement en contradiction avec les principes thomistes, puis-qu'elle ne le ferait que comme « ars cooperativa naturæ ». 179

Il ressort encore des faits reconnus par saint Thomas – les espèces nouvelles, le cas du mulet, la génération spontanée [125] simplement qu'il faut chercher le point de départ, l'origine historique de nouvelles espèces, même supérieures, dans des individus d'espèces antécé-dentes.

175 Cf. Q.D. de Anima, q. 1, a. 7 ; Contra Gent., II, c. 91 ; De Ver., q. 15, a. 1 ; Ia, q. 71, a. 1, ad 4

176 Ia, q. 73, a. 1, ad 3. - « Animalia etiam quædam secundum novam speciem oriuntur ex commixione animalium diversorum secundum speciem. » Ibid. Voir aussi In II Sent., d. 15, q. 3, a. 1, ad 7.

177 Illa, q. 75, a. 6, ad 1 ; voir aussi ibid., q. 66, a. 4.178 Cf. PAUL LEMOINE, dans Encyclo. franç., 1937, 5, 82-9, 10 et 11

GEORGES PETIT, ibid., 5, 08-2.179 L'art, en l'occurrence, coopère avec les agents naturels en les mettant dans

les conditions requises pour qu'ils puissent produire leurs effets. Voir, à ce sujet, CLAUDE BERNARD, Introduction... et Principes de médecine expérimentale, particulièrement les pages 85 et 86 de ce dernier.

Page 108: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 108

Et voilà pourquoi, après considération des causes actives subor-données dans la philosophie aristotélico-thomiste, nous croyons pou-voir affirmer avec raison que l'évolution est certainement possible si on tient compte de l'ensemble des causes ; que la grande objection des scolastiques qui se réclament du principe de causalité porte donc à faux ; que le développement du monde a pu se faire sous l'influence de la causalité universelle qui opère naturellement et partout sur les êtres de la Nature en vue de la fin des espèces et de celle de la Nature tout entière.

Cependant, nous devons ajouter que notre conclusion n'exclut pas la possibilité d'une création instantanée et directe par Dieu de toutes les espèces cosmiques, soit par un seul acte créateur, soit par plusieurs actes successifs au point de vue du temps, si Dieu l'avait décidé ainsi. Cause créatrice de la matière elle-même, il lui eût été possible de pro-duire, en un instant et sans l'intermédiaire de causes secondes, ce que les causes créées ne peuvent faire qu'avec le temps, c'est-à-dire les dispositions immédiates de la matière première à toutes les détermina-tions actuelles. 180 Mais alors on ne pourrait pas dire que le développe-ment du monde s'est effectué selon un procédé naturel. Car, nous sa-vons, par l'expérience, que la [126] Nature va peu à peu du moins par-fait vers le plus parfait. Il est naturel qu'un homme soit enfant avant d'être adulte. Si un homme était né adulte, nous n'attribuerions pas cette naissance à la Nature. Il faudrait en appeler au miracle dans la première institution des choses : ce que saint Augustin et saint Tho-mas rejettent. 181 Aussi bien, comme saint Thomas le dit : « ... Dignius

180 « ... Quod agens naturale non subito possit disponere materiam, contingit ex hoc, quod est aliqua disproportio ejus, quod in materia resistit ad virtutem agentis, et propter hoc videmus quod quanto virtus agentis fuerit fortior, tanto materia citius disponitur ; cum igitur virtus divina sit infinita, potest quamcumque materiam creatam subito disponere ad formam. » SAINT THOMAS, Ia, IIæ, q. 113, a. 7. – « Potest igitur (Deus) immediate unamquamque rem producere sive movere ad aliquem effectum absque mediis causis. » Contra Gent., III, c. 99. Voir aussi ibid., c. 22 : « Amplius ... ; De Potentia, q. 4, a. 1, ad 7 : « In contrarium objiciuntur » ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4, ad 3.

181 Ia, q. 68, a. 4, ad 3 ; ibid., q. 76, a. 5, ad 1 In II Sent., d. 13, q. 1, a. 4, ad 3.

Page 109: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 109

est ponere materiam, in qua omnia sunt in potentia, quam ponere omnia simul in actu ». 182

182 In XII Metaph., lect. 2, n. 2435. – « Decens est autem ut ab imperfectione ad perfectum divina opera adducerentur, ut sic ab ipso [Deo] omnis perfectio esse ostenderetur. » In II Sent., d. 13, q. 1, a. 4, ad 1.

Page 110: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 110

[127]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre VI

Déterminisme, contingence, hasardet finalité de la nature§ 1. Déterminisme, matérialisme

et évolution

Retour au sommaire

Il n'y a pas de doctrine moins évolutionniste que le déterminisme. Nous nous rendons parfaitement compte du caractère paradoxal de cette assertion, puisque la plupart des « systèmes » évolutionnistes sont entièrement déterministes. Et pourtant, si l'évolution se produisait d'une manière rigoureusement déterministe, il faudrait dire que tout l'avenir de la Nature était déjà parfaitement prédéterminé dans la constellation initiale du monde. On sait la formule de Laplace :

Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelli-gence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la na-ture est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, em-brasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. 183

183 Dans son Essai sur le Calcul des Probabilités, cité par L. DE BROGLIE Matière et Lumière, p. 263.

Page 111: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 111

On peut rendre cette idée plus concrète en l'appliquant à l'hypo-thèse cosmogonique de l'abbé Lemaître. Il faudrait dire alors que l'atome primitif contenait déjà déterminément tout [128] ce qui allait apparaitre au cours des temps. De sorte que l'intelligence qui aurait connu cet atome primitif, quant à tout ce qu'il y avait en lui, n'aurait plus rien à apprendre au cours des temps. Le déroulement du cosmos aurait été comme celui d'un mauvais drame où l'on prévoit la suite jusqu'à la fin, depuis le premier acte.

Un tel déterminisme naturel est au fond du matérialisme. Par maté-rialisme, nous entendons ici une doctrine qui accorde la priorité à la nécessité de la matière. Expliquons cette expression de « nécessité de la matière » que nous rencontrons chez Aristote. 184 Par exemple, l'arti-san qui fait une scie choisit un métal dur. Cela est nécessaire à cause de la fin à laquelle doit servir cet outil. Mais le métal peut comporter certains inconvénients : il peut être plus ou moins fragile, il peut rouiller, etc. Or, ces propriétés, l'artisan ne les choisit pas. Il n'a pas voulu ce métal pour sa fragilité, ni parce qu'il peut rouiller. S'il pou-vait éviter ces défauts, il le ferait. S'il pouvait rendre le métal inoxy-dable, il le ferait. Bref, parmi les propriétés de la matière employée, il en est qui sont requises et voulues pour la perfection de l'instrument ; mais il en est d'autres qui le rendent défectueux sous certains rapports. Dans la mesure où ces dernières sont inévitables, on les appelle néces-saires en raison de la matière. Ce sont des propriétés qui s'imposent à nous alors que nous voudrions les éviter. Elles sont invincibles, tantôt relativement, tantôt absolument. Or, cet écueil appartient au genre de nécessité absolue, par opposition à celui de la nécessité dite hypothé-tique, c'est-à-dire celle de ce qui doit être pour qu'une fin puisse être réalisée. Ainsi, la [129] scie doit être faite de métal à cause du travail que l'on veut faire avec un tel instrument : si l'on veut scier du bois, il faut que l'instrument soit tel et tel. Il est nécessaire d'employer du mé-

184 Phys., II, ch. 9. – « ...In materia duplex conditio invenitur : una quæ eligitur ad hoc quod sit conveniens formæ ; alia, que ex necessitate consequitur priorem dispositionem. Sicut artifex ad formam serre eligit materiam ferream, aptam ad secandum dura ; sed quod dentes serre hebetari possint et rubiginem contrahere, sequitur ex necessitate materiæ. » SAINT THOMAS, Ia, q. 76, a. 5, ad 1.

Page 112: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 112

tal et de le façonner de telle et telle façon en vue de la fin qu'on se propose. 185

Nous rencontrons ces deux sortes de nécessités dans les œuvres de la Nature. La nécessité absolue de la matière et la nécessité hypothé-tique de la fin supposent l'une et l'autre que les êtres naturels agissent pour une fin. Et cette fin n'est pas simplement un terme auquel abou-tissent certains processus suivant l'ordre de temps, mais elle est la rai-son pour laquelle s'est fait ce qui a été fait. Or, il y a des auteurs qui ont soutenu que tout ce qui arrive dans la Nature arrive à cause de la nécessité de la matière. Et ils ne s'en tiennent pas à reconnaître que certaines choses seulement proviennent de cette nécessité, mais ils affirment que tout est dominé par elle. Voici comment Aristote décrit cette conception :

…Zeus fait pleuvoir, non pour augmenter la récolte, mais par nécessi-té ; car l'exhalaison s'étant élevée, doit se refroidir et, s'étant refroidie et étant devenue eau par génération, descendre ; quant à l'accroissement de la récolte qui suit le phénomène, c'est un accident. Tout aussi bien, si la ré-colte se perd, pour cela, sur l'aire, ce n'est pas en vue de cette fin (pour qu'elle se perde) qu'il a plu, mais c'est un accident. Par suite, qu'est-ce qui empêche qu'il en soit de même pour les parties des vivants ? Par exemple, c'est par nécessité que les dents pousseront, les unes, les incisives, tran-chantes et propres à déchirer, ces autres, les molaires, larges et aptes à broyer ; car, dit-on, elles n'ont pas été engendrées pour cela, mais par acci-dent il se rencontre qu'elles sont telles. De même pour les autres parties où il semble y avoir détermination téléologique. Et, bien entendu, ce sont les êtres où tout s'est produit comme s'il y avait détermination téléologique qui ont été conservés, s'étant trouvés convenablement constitués ; les autres ont péri et périssent comme, pour Empédocle, les bovins à face d'homme. 186

185 Phys., II, ch. 9, 199b34.186 Phys., II, ch. 8, 198bl9-32.

Page 113: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 113

[130]Sur cette théorie, Aristote fait la remarque suivante :Maintenant le nécessaire existe-t-il dans les choses naturelles comme néces-

saire hypothétique ou nécessaire absolu ? Les philosophes, en fait, pensent que le nécessaire existe dans la génération, comme s'ils jugeaient que le mur se produit nécessairement, parce que les graves sont transportés naturellement vers le bas, et les légers vers la surface ; ainsi les pierres et les fondements en bas, la terre en haut, par légèreté, et le bois tout à fait à la surface ; en effet, c'est le plus léger.

La vérité, cependant, est que, sans cela, la génération de la maison n'aurait pas lieu, mais elle n'a pas lieu par cela, si ce n'est par cela comme matière, mais en vue de couvrir et de conserver ; de même partout ailleurs où il y a finalité, les choses ne sont point sans ces conditions de l'ordre de la nécessité, mais ce n'est pas du moins par elles, si ce n'est par elles comme par une matière ; c'est en vue de telle fin ; par exemple, pourquoi la scie est-elle ainsi ? pour ceci et en vue de ceci ; or, cette fin ne peut se produire si la scie n'est de fer ; donc nécessairement elle est de fer, si l'on veut qu'il y ait une scie et son œuvre. Donc le nécessaire est hypothétique, mais non comme fin ; car c'est dans la matière qu'est le nécessaire, la cause finale est dans la notion. 187

C'est donc avec raison que nous appelons cette doctrine matéria-liste. Elle accorde, en effet, la priorité absolue à la matière. Non seule-ment celle-ci n'est pas ordonnée à la forme, mais la forme elle-même n'a plus proprement la nature de forme : elle est purement acciden-telle. Toute la rationalité se trouverait du côté de la matière, et celle que nous attribuons à la forme et à la fin serait amenée par pur hasard. La rationalité de la forme serait, dans la Nature, du pur irrationnel ; l'irrationnel qui provient de la matière serait la seule rationalité en soi. Telle devrait être la position de tous ceux qui négligent la finalité en traitant du hasard. La connaissance scientifique se ramènerait donc à la seule connaissance de la nécessité de la matière. La connaissance de ce qui est en raison de la matière serait parfaitement exhaustive de la réalité.

187 Phys., II, ch. 9, 199b34.

Page 114: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 114

[131]

Voilà pourquoi nous disons que ce déterminisme est matérialiste.Mais ce déterminisme est en même temps une sorte de logicisme.

Tout ce qui arrive dans la Nature découlerait de la matière comme le conséquent de l'antécédent. Il n'est pas sans paradoxe que ce matéria-lisme soit en même temps une sorte d'idéalisme. Telle est pourtant la conséquence inéluctable de l'identification de la nécessité dans les choses naturelles avec celle, à priori, que l'on rencontre en mathéma-tique, par exemple. 188

On comprend maintenant en quoi ce déterminisme absolu s'oppose à toute idée d'évolution véritable. Ce que nous appelons « espèce » serait pour lui le fruit d'un pur hasard : l'espèce elle-même ne pourrait jamais être qu'une réalité purement accidentelle. Aussi bien, dans une telle conception de la Nature, l'évolution est-elle chose très facile à admettre puisqu'au fond il ne peut y en avoir au sens strict : s'il n'y a pas de véritable forme, il n'y a pas non plus d'évolution véritable. Toute difficulté possible se trouve ainsi éliminée d'avance.

On voit par là aussi combien est importante la distinction des diffé-rentes espèces de causes : finale, efficiente, formelle et matérielle. Toutefois, on ne peut reconnaître cette division sans accorder la prio-rité à la cause finale. Et la priorité de cette cause, c'est-à-dire du bien, veut dire que la matière est pour la forme, quoique cette forme ne puisse jamais dominer la matière au point d'échapper à ce qu'elle com-porte de nécessaire. Et, sous ce rapport, on ne peut lui enlever une re-lative priorité, priorité due à certains caractères qui découlent de telle ou telle matière. Ces caractères d'une matière donnée, qui s'écartent de l'ordre de la fin, et qui dès lors sont là en dehors de l'intention de l'agent, Aristote les appelle « accidents de l'individu ». Saint Thomas cite plusieurs fois cette [132] remarque du Philosophe : « Ce n'est pas dans les accidents de l'individu que l'on doit chercher la cause finale, mais seulement la cause matérielle ». 189 Mais pourquoi « accidents de l'individu » ? On ne mentionnerait la fragilité du métal et son carac-tère oxydable dans la définition de la scie que s'ils étaient utiles à la fin de la scie.

188 Phys., II, ch. 9, 200a15-30.189 De Malo, q. 5, a. 5, c.

Page 115: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 115

§ 2. Finalité et contingence

Retour au sommaire

Nous avons fait ces considérations pour montrer le lien très intime qui existe entre la finalité et la contingence dans la Nature. Il n'y aurait pas de véritable contingence dans la Nature si celle-ci n'agissait pas pour une fin, et s'il n'y avait pas cette « indisposition » de la matière à vaincre par un processus d'altération réparti dans le temps. C'est préci-sément l'écart entre la forme et la matière à disposer qui permet cette contingence. Il n'y aurait pas non plus de contingence proprement dite dans la Nature si l'intention de la fin entraînait nécessairement l'exécu-tion de cette même fin. Pour éliminer cette contingence, il faudrait ou bien accorder la priorité à la matière, ou bien enlever aux agents natu-rels toute causalité véritable. D'une part, la priorité de la matière assu-rerait l'existence de la fin, en sorte que l'on pourrait dire : le fer existe, donc la scie sera ; mais cette fin n'aurait aucunement la nature de fin, elle ne serait pas la cause de ce qui se fait, et ne serait pas non plus une forme ; elle serait pur résultat. Par ailleurs, les agents naturels ne pourraient pas vraiment être agents, car, pour agir, il faudrait qu'ils atteignent à l'infaillibilité de la cause universelle absolument première. L'on reviendrait ainsi à la position de ceux qui dénient aux agents créés toute causalité réelle. 190

Et, par contingence véritable, nous n'entendons pas ici celle [133] que l'on dit « extrinsèque » et qui peut s'attribuer à toute créature du fait qu'elle aurait pu ne pas être. Cette contingence, en effet, se définit par l'indétermination active de l'agent libre, et, plus précisément, par la liberté de contradiction. La chose que j'ai faite, mais que j'étais libre de ne pas faire, est contingente en ce sens. Par contre, la contingence dont nous parlons ici, envisagée d'abord dans toute sa généralité, a sa racine dans l'agent fini (par opposition à la cause absolument univer-selle) en tant qu'il est fini. Car c'est le propre d'un tel agent de ne pou-voir dominer tout ce qui peut advenir à ce qu'il fait. Dans les agents créés mais libres, cette contingence trouve sa raison dans la limitation de leur intelligence et, par conséquent, de leur volonté ; 191 et, dans les êtres de la Nature, elle a sa source non seulement dans le caractère 190 Voir plus haut, pp. 102-103 : Les causes secondes.

Page 116: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 116

limité des agents naturels, mais bien plus proprement dans la matière en tant qu'elle est sujet de privation.

Le hasard, dit saint Thomas, ne se rencontre que parmi les choses qui peuvent exister autrement qu'elles sont... Mais le principe d'une telle possi-bilité est la matière et non la forme qui détermine plutôt cette possibilité qui est dans la matière à une seule manière d'être ; les choses qui se dis-tinguent par la forme ne doivent pas leur distinction au hasard, mais celles-là seulement qui sont distinctes en raison de la matière. Puisque la matière est principe et cause des choses qui relèvent du hasard, la produc-tion de celles qui tirent leur origine de la matière peut être casuelle. 192

[134]Or, cette dernière contingence n'existerait pas (nous entendons la

contingence qui est propre à l'ordre de la génération et de la corrup-tion), si, en toutes choses, la matière était parfaitement subordonnée, parfaitement soumise à la forme : si la matière était, par sa nature, par-faitement disposée à la forme. Mais, s'il en était ainsi, non seulement elle aurait toujours et nécessairement cette forme (tout comme la ma-tière des corps célestes des anciens), mais il ne pourrait plus y avoir cette sorte de finalité qui est caractéristique de la Nature, finalité qui ne se rencontre pas dans les êtres incorruptibles, et qui est précisément le terme du devenir comme tel. C'est la production de la substance et l'œuvre de son perfectionnement qui sont les termes propres des opé-rations de la Nature : l'altération, et l'augmentation. Or, si la matière était par sa nature immédiatement disposée à la forme, il ne pourrait

191 « ...Licet ea tantum agant a fortuna, quæ habent intellectum, tamen quanto aliquid magis subjacet intellectui, tanto minus subjacet fortunæ. » SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 8, n. 10.

192 Contra Gent., II, C. 39. – « Quum materia sit principium et causa rerum casualium... in eorum factione potest esse casus, quæ ex materia generantur. » Ibid. – « Ex materia enim nihil determinatum provenire potest nisi casualiter, eo quod materia ad multa possibilis est. » Ibid., c. 40. – « Est autem unumquodque contingens ex parte materiæ, quia contingens est quod potest esse et non esse ; potentia autem pertinet ad materiam. Necessitas autem consequitur rationem formæ. » Ia, q. 86, a. 3. – « ... Et quia defectus ejus quod est ut in pluribus, est propter materiam, quæ non subditur perfecte virtuti agenti ut in pluribus, ideo materia est causa accidentis... ut in paucioribus : causa inquam non necessaria sed contingens. » In VI Metaph., lect. 2, n. 1186.

Page 117: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 117

plus y avoir dans la Nature que du mouvement local. Mais le mouve-ment, marquons-le, ne peut pas être, par lui-même, un terme.

Il est évident, dit saint Thomas, que la nature tend toujours à l'unité ; d'où il suit que ce qui répugne à l'unité par sa nature ne peut pas être la fin dernière de la nature. Or le mouvement répugne à l'unité, en ce sens que ce qui est mû change à chaque instant pendant le mouvement. La nature ne produit donc pas le mouvement pour lui-même, mais bien en vue de la fin du mouvement... Le mouvement étant la voie à la perfection n'a pas le caractère de fin, mais bien de ce qui est disposé à la fin. 193

Et cette finalité caractéristique des êtres qui naissent et qui péris-sent ne peut pas se trouver dans les êtres incorruptibles, parce que ceux-ci viennent à l'être, non pas par le devenir, mais par création. Certes, l'être substantiel de l'incorruptible [135] est un bien, mais c'est un bien qui préexiste à l'être qui le poursuit. 194

On voit donc, ici encore, à quel point le déterminisme détruit tout ce qu'il y a de plus caractéristique de la Nature. 195 En un sens, il nie l'imperfection propre aux êtres naturels, mais, en un autre sens, il leur dénie ce qu'ils ont de plus parfait : il nie la privation, mais il nie en même temps la forme. La coïncidence de ces deux négations n'est d'ailleurs pas accidentelle, car la privation se définit par la forme : la matière ne tend que vers la forme dont elle est privée.

En effet, la matière, de par sa nature, est en puissance par rapport à la forme. Considérée en elle-même, il faut donc que la matière soit en puis-sance par rapport à la forme de tous les composés dont elle est la matière

193 SAINT THOMAS, Comp. theol., c. 171 (trad. citée). Voir aussi Contra Gent., III, c. 23.

194 « Dupliciter autem potest esse aliquid finis alterius. Uno modo Sicut præexistens ; sicut medium dicitur finis præexistens motus gravium, et hujusmodi finem nihil prohibet esse in immobilibus : potest enim aliquid tendere per suum motum ad participandum aliqualiter aliquo immobili : et sic primum movens immobile potest esse finis. Alio modo dicitur aliquid esse finis alicujus, sicut quod non est in actu, sed solum in intentione agentis, per cujus actionem generatur, sicut sanitas est finis operationis medicinæ ; et hujusmodi finis non est in rebus immobilibus. » SAINT THOMAS, In XII Metaph., lect. 7, n. 2528 : voir aussi ibid., lect. 12, n. 2627.

195 Cf. SAINT THOMAS, Contra Gent., 11, c. 30 ; ibid., III, C. 72.

Page 118: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 118

commune. Mais, actuée par une forme, elle n'est en acte que de cette forme et demeure, sous cette forme, en puissance par rapport à toutes les autres formes... Ainsi donc, la matière soumise à la forme d'un corps in-corruptible, demeure encore en puissance par rapport à la forme d'un corps corruptible ; et ne possédant pas cette dernière en acte, elle est en même temps soumise à la forme et à la privation ; car l'absence d'une forme dans ce qui est en puissance par rapport à cette forme, est une privation. 196

§ 3. Le hasard et la contingence naturelle

Retour au sommaire

La contingence dans la Nature se dit premièrement du hasard. Ce-lui-ci est l'attribut d'une cause naturelle et efficiente qui, en tant que poursuivant telle fin, atteint à une autre fin [136] qui n'était pas dans son intention et qui, en outre, ne se présente que rarement. La nature du hasard se comprend mieux par comparaison avec la fortune qui nous est plus familière, puisque celle-ci a lieu dans les actions hu-maines.

La fortune et le hasard sont des causes par accident, pour des choses susceptibles de ne se produire ni absolument, ni fréquemment, et en outre susceptibles d'être produites en vue d'une fin... Mais ils diffèrent en ce que le hasard a plus d'extension ; en effet, tout effet de fortune est de hasard, mais tout fait de hasard n'est pas de fortune. En effet, il y a fortune et ef -fets de fortune, pour tout ce à quoi peut s'attribuer l'heureuse fortune et en général l'activité pratique. Aussi est-ce nécessairement dans les objets de l'activité pratique qu'il y a fortune. Une preuve en est qu'on regarde comme identique au bonheur, ou presque, la bonne fortune ; or, le bonheur est une certaine activité pratique, puisque c'est une activité pratique réus-sie. Par suite, les êtres qui ne peuvent agir pratiquement ne peuvent, non plus, produire aucun effet de fortune. D'où résulte qu'aucun être inanimé, aucune bête, aucun enfant n'est l'agent d'effets de fortune, parce qu'il n'a pas la faculté de choisir ; ils ne sont pas non plus susceptibles d'heureuse fortune, ni d'infortune, si ce n'est par métaphore... Quant au hasard, il ap-partient aux animaux et à beaucoup d'êtres inanimés... ; ainsi la chute du trépied est un hasard si après sa chute il est debout pour servir de siège, sans qu'il soit tombé pour servir de siège. Par suite, on le voit, dans le do-maine des choses qui ont lieu absolument en vue de quelque fin, quand des choses ont lieu sans avoir en vue le résultat et en ayant leur cause finale hors de lui, alors nous parlons d'effets de hasard ; et d'effets de fortune,

196 SAINT THOMAS, Ia, q. 66, a. 2.

Page 119: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 119

pour tous ceux des effets de hasard qui, appartenant au genre des choses susceptibles d'être choisies, atteignent les êtres capables de choix. 197

Nous parlons encore de fortune lorsque, par exemple, un créancier va au marché pour acheter des victuailles et que, alors qu'il ne s'y at-tendait pas et qu'il n'était pas allé au marché pour cette fin, il rencontre son débiteur. Cette rencontre est une bonne fortune pour le créancier ; elle en est une mauvaise pour le débiteur si celui-ci voulait éviter ce-lui-là. [137] Or, le même genre de causalité peut se présenter dans les choses purement naturelles. Ainsi un cheval tenu en captivité par l'en-nemi se promène dans le pré pour brouter de l'herbe, et se trouve tout à coup devant une ouverture dans la clôture par où il passe pour re-trouver la liberté. Remarquons que le créancier et le cheval seraient allés à ces endroits s'ils avaient connu qu'ils y trouveraient leur bien. Ajoutons, toutefois, que seul l'événement qui se présente rarement, est appelé fortuit ou casuel. Nous ne parlerions pas de fortune si le créan-cier s'était attendu à rencontrer son débiteur à cet endroit et à ce mo-ment ; et il aurait pu s'y attendre si de telles rencontres s'étaient pré-sentées fréquemment.

...On doit se rappeler que tout ce qui arrive en dehors de l'intention de l'agent n'est pas nécessairement fortuit ou casuel ; en effet, si ce qui est produit sans intention résulte toujours ou fréquemment de ce qui est direc-tement recherché, cet effet n'est ni fortuit ni casuel. Par exemple, un homme boit du vin en vue de satisfaire le goût : si cette boisson l'enivre toujours ou dans la plupart des cas, l'ivresse ne sera ni fortuite ni acciden-telle ; elle serait un simple accident si elle n'arrivait que rarement. Donc, quoique le mal de la corruption (ou destruction) naturelle survienne en dehors de l'intention du générateur, il résulte cependant constamment de son action, car une forme ne se réalise jamais que par l'exclusion d'une autre. C'est pourquoi cette destruction n'est pas un accident qui ne se pré-sente que rarement, bien que dans certains cas cette destruction n'ait pas le caractère d'un mal absolu mais particulier. Mais si la privation est telle que le sujet produit soit dépourvu d'une chose nécessaire, ce qui a lieu pour les monstres, ce mal est absolu et accidentel ; car un pareil cas n'est pas une conséquence nécessaire de la fin recherchée, mais il la contrarie plutôt, puisque l'agent cherche à perfectionner son œuvre. 198

197 ARISTOTE, Phys., II, cc. 5 et 6 (trad. CARTERON). SAINT THOMAS, In II Phys., lect. 10, n. 2.

198 SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 6.

Page 120: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 120

Tous ces exemples nous font constater combien la finalité, encore une fois, est essentielle au hasard. S'il n'y avait pas d'action pour une fin, et s'il n'y avait pas de possibilité [138] d'atteindre à un terme qui n'est pas l'objet de telle action, il ne serait question ni de fortune ni de hasard. 199

La contingence se dit secondairement de ce qui arrive le plus sou-vent, par opposition à ce qui arrive toujours. Le contingent s'oppose alors au nécessaire. Nous disons, en effet, de certaines choses qu'elles arrivent seulement le plus souvent, parce qu'elles admettent des ex-ceptions qui sont appelées casuelles, pourvu qu'elles répondent aux conditions que nous venons d'énoncer. Or, c'est parce que les choses qui arrivent le plus souvent sont opposées à celles qui arrivent néces-sairement, que nous pouvons les appeler « contingentes ».

...L'expression être contingent se dit de deux façons. En un premier sens, c'est ce qui arrive le plus souvent et manque de nécessité : par exemple, pour l'homme, blanchir, croître, décroître, ou, d'une façon géné-rale, ce qui lui appartient naturellement (cela, en effet, n'a pas une nécessi-té continue, puisque l'homme n'existe pas toujours, mais, si l'homme existe, ces déterminations se produisent soit nécessairement, soit le plus souvent). En un autre sens, le contingent c'est l'indéterminé, ce qui peut être à la fois ainsi et non ainsi : par exemple marcher, pour un animal, ou encore, qu'un tremblement de terre se produise pendant sa marche, ou, d'une manière générale, ce qui arrive par hasard, car rien de tout cela ne se produit naturellement dans tel sens plutôt que dans le sens opposé. 200

Les modernes emploient souvent le terme « hasard » en un sens quelque peu différent, et qui peut prêter à confusion. On dira, par exemple, dans la théorie de la formation des systèmes [139] plané-199 Pour la doctrine générale du hasard, voir : SAINT THOMAS, In I Peri

Herm., lect., 13-15 ; In VI Metaph., lect. 2-3 ; In II Phys., lect. 8, 10 et 14, n. 3 ; Contra Gent., III, cc. 2 et 6 ; Ia, q. 116 ; aussi J. DE S.-THOMAS, Curs. philo., T. II, pp. 167-169 et pp. 510-513.

200 ARISTOTE, Anal. Post. I, ch. 13, 32b5. – Au lieu du terme « contingent » on emploie parfois celui de « possible », et inversement. C'est pourquoi on pourra dire que même le nécessaire est contingent. C'est qu'il s'agit alors du possible qui est opposé à l'impossible. Or, le nécessaire ne serait pas s'il était impossible. Quant à cela qu'il est nécessaire, il est impossible qu'il ne soit pas. Nous pouvons bien, en effet, au sens équivoque, dire du nécessaire qu'il est contingent » Ibid. ; voir aussi SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 30 ; ibid., III, c. 86 : « Si autem aliquis... »

Page 121: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 121

taires proposée par Sir James Jeans, que la terre a été formée par ha-sard :

...Les planètes sont extrêmement rares. Nous savons qu'elles sont le résultat du rapprochement suffisant de deux étoiles, et les étoiles sont à des distances si considérables les unes des autres que ce rapprochement est un événement tout à fait exceptionnel. Le calcul mathématique démontre que pour donner naissance à un système planétaire, deux étoiles doivent se rapprocher à une distance qui ne dépasse pas la valeur de trois fois leur diamètre ; puisque nous connaissons la répartition des étoiles dans l'es-pace, nous pouvons calculer avec une certaine approximation la probabili-té d'un tel événement ; on trouve que, pour une durée d'existence de plu-sieurs trillions d'années, cette probabilité n'est guère que de 1 sur 100,000... Tout ceci nous indique que seulement une parcelle infiniment petite de l'univers peut se trouver dans les conditions voulues pour donner asile à des êtres vivants. Il faut que la matière primitive se transforme en radiations pendant plusieurs trillions d'années pour donner une quantité minuscule de cendre inerte sur laquelle la vie peut exister. Alors seule-ment, s'il survient un accident extrêmement exceptionnel, cette cendre, et pas autre chose, peut se trouver expulsée du soleil qui l'a produite et se condenser en donnant naissance à une planète. Mais ce n'est pas tout : il faut que ce résidu de cendre ne soit ni trop chaud ni trop froid ; sinon, toute vie y sera impossible. 201

Manifestement, cette théorie n'est qu'une hypothèse. Mais nous pouvons trouver des exemples d'un tel « hasard » plus près de nous et peut-être plus faciles. Ainsi, un champignon répand des millions de spores qui sont disséminées par le vent. Comparées au nombre total, les quelques spores qui feront des champignons sont presque négli-geables. Nous nous trouvons ici en face d'une loi de la propagation à peu près générale. Lorsqu'on se place au point de vue de la quantité, l'immense profusion de spermatozoïdes est une perte quasi totale. Cela ne prouve-t-il pas qu'en réalité la Nature ne réussit que dans les exceptions ? Bref, ne doit-on pas rejeter [140] ce principe aristotéli-cien : ce qui arrive le plus souvent, arrive par nature ? Nullement.

On peut comparer la Nature au chasseur qui se sert d'une cartouche à plomb dont les particules se diffusent en entonnoir. Grâce à cet éparpille-ment, les chances d'atteindre le canard sont plus grandes. Le chasseur a voulu cette dispersion. Il estimerait son coup manqué si tous les plombs se

201 L'univers, pp. 277-278.

Page 122: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 122

logeaient dans le gibier. Or, il y a dans le monde une certaine hostilité à la vie, comme on le voit dans le conflit entre les différentes espèces végé-tales et entre les animaux. La raison générale de cette hostilité n'est autre que la necessitas materiæ. Grâce à sa libéralité, la Nature peut assurer la propagation et le maintien de la vie. Si les spores que produit un champi-gnon étaient voulues pour leur nombre, il faudrait dire que l'intention de la Nature est le plus souvent frustrée. C'est pourquoi il ne convient pas d'identifier « le plus probable » du calcul des probabilités, avec l'« ut in pluribus » de ce qui arrive selon la Nature. 202

Faisant allusion à la théorie de Jeans sur la formation du système planétaire, Eddington étend cette même idée à l'univers astrono-mique :

Nous connaissons la prodigalité de la Nature : que de glands ne gas-pille-t-elle pas pour faire un chêne ! A-t-elle besoin d'être plus économe de ses étoiles que de ses glands ! Si réellement elle n'a pas d'objectif plus élevé que celui de prévoir un emplacement pour sa plus grande expé-rience, l'homme, il serait bien conforme à sa manière de faire de gaspiller un million d'étoiles pour qu'une seule accomplisse son dessein ! 203

La part de vérité que renferme l'hypothèse mutationniste pourrait s'expliquer de la même façon. C'est surtout dans les écrits qui ex-posent cette hypothèse que l'on voit à quel point l'ambiguïté du terme « hasard » peut prêter à confusion. Si l'on se place au point de vue sta-tistique, il est bien entendu que les réussites ne seraient que du hasard. Par conséquent, ce qui, dans la Nature, est statistiquement « le plus probable », peut n'être qu'un moyen. À cet égard, l'objet de l'intention [141] de la Nature peut être l'« improbable ». L'on voit par là que le calcul des probabilités et la statistique n'ont rien de commun avec la Nature et le hasard, au sens philosophique de ces termes. Et la raison en est que, forcément, calcul des probabilités et statistique font abs-traction de la finalité. Mais les auteurs ne font pas toujours cette dis-tinction, et ils n'hésitent pas à identifier le hautement improbable du calcul des probabilités avec le hasard tel que l'entendait Aristote. Il ne faut pas, toutefois, rejeter la notion statistique de hasard, ni même cette acception du terme. Il suffit de se rendre compte de l'équivocité

202 CHARLES DE KONINCK, Le « Nous » d'Anaxagore, Québec, 1942.203 La nature du monde physique, p. 185.

Page 123: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 123

de ce terme et de l'importance capitale du hasard, entendu dans ces deux sens, pour mieux comprendre le problème de l'évolution.

§ 4. La racine du hasard

Retour au sommaire

Si la matière n'est pas, depuis toujours, le sujet de la forme la plus parfaite qu'elle désire, c'est parce qu'elle n'est pas disposée et propor-tionnée à cette forme du seul fait de son ordination transcendantale. Cette indisposition présente à la Nature une tâche à accomplir ; et cette besogne ne sera pas simplement une affaire d'automatisme et de routine. Quand les auteurs traitent de la coordination dynamique de l'univers, ils ont une préférence marquée pour l'image de la machine. On en comprend la raison. Pour l'intelligence humaine, la machine, si complexe soit-elle, a toute la clarté voulue. Elle est, en effet, une œuvre de l'homme qui connaît la raison de chacune de ses parties. Mais, en réalité, c'est la conception fixiste de l'univers qui s'accom-mode le mieux de l'image d'un mécanisme. Les œuvres de la Nature se comparent alors aux produits uniformes d'une machine montée depuis le début. Nous ne voulons pas sous-estimer le sens profond de la répé-tition dans la Nature. Nous avons dit plus haut que l'on peut voir dans la succession des individus d'une même espèce, [142] suivant l'ordre de la génération et de la corruption, une tentative d'imiter le divin. 204 Mais peut-être cette tentative est-elle plus profonde dans la Nature qui tend non seulement à imiter le divin, c'est-à-dire le perpétuel, l'incor-ruptible, mais aussi à le réaliser en disposant la matière pour l'âme immortelle de l'homme. Cette opération de la Nature se comparera alors à l'invention et au montage de la machine, plutôt qu'au fonction-nement de celle-ci déjà toute faite. Aussi bien, l'œuvre, le terme de cette opération, que la Nature tend à accomplir, est-elle très loin d'être seulement une machine !

Mais on peut demander pourquoi, étant donnée la perfection des causes universelles, le processus de disposition de la matière doit-il être si long ? pourquoi la Nature doit-elle faire tant de détours pour arriver au terme de son intention, et comment peut-il y avoir tant

204 Voir, supra, pp. 66, 73.

Page 124: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 124

d'échecs ? A cette question, on peut répondre par une raison unique : les causes universelles ne peuvent faire obéir les êtres naturels à leur gré (ad nutum). Il faudrait, en effet, que ces causes aient un pouvoir créateur et qu'elles puissent ainsi créer la matière elle-même. 205 D'autre part, si Dieu, la cause absolument universelle à laquelle toutes les créatures obéissent ad nutum, intervenait pour faire l'œuvre des causes secondes, son œuvre tiendrait du miracle : Il agirait en dehors de l'ordre communément observé dans les choses naturelles. 206

Par ailleurs, lorsqu'elles agissent dans la Nature, les causes univer-selles créées sont sous une certaine dépendance des agents naturels qui en sont les instruments, tout comme le menuisier dont l'œuvre dé-pend de la qualité de la scie. En voici la raison. Dans la génération d'un être naturel, c'est le composé qui est [143] engendré, et non pas la forme comme telle ; or, « omne agens agit sibi simile » ; il n'y a donc que le composé comme tel qui puisse engendrer normalement un com-posé. Voilà pourquoi les causes universelles créées, devant se servir des agents naturels pour produire leurs effets de causes universelles, ne sont jamais que des causes extrinsèques. Elles ne peuvent mouvoir les choses ici-bas qu'au moyen du mouvement local qui n'affecte pas de soi le mobile en lui-même. Ce mouvement, en effet, est le mouve-ment d'une chose déjà en acte, et cette chose n'est en puissance que par rapport au lieu qui est quelque chose d'extrinsèque au mobile. Par contre, l'altération, qui est par sa nature via ad generationem, est l'ac-tion de l'agent naturel et la passion du mobile. Mais comme il n'y a pas de mouvement d'altération sans mouvement local, les agents sépa-rés ne peuvent être causes de l'altération que par la médiation du mou-vement local, avec ou sans l'intermédiaire d'un composé générateur.

Parce que le semblable a pour cause le semblable, on ne peut admettre, comme cause des formes corporelles une forme [créée] immatérielle, mais un composé [de matière et de forme]. C'est ainsi que ce feu est engendré par ce feu. De même les formes corporelles sont causées, non en ce sens qu'elles sont un certain influx venant d'une forme immatérielle, mais en ce sens que c'est la matière elle-même qui est élevée de la puissance à l'acte par un agent composé. Mais, parce que ce composé, qui est d'ordre corpo-

205 SAINT THOMAS, Ia, q. 110, aa. 2 et 3 ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4 ; Contra Gent., III, c. 86 De Potentia, q. 6, a. 3.

206 SAINT THOMAS, Ia, q. 105, aa. 5 et 6 ; Contra Gent., III cc. 101 et 102 ; ibid., cc. 77 et 79; In II Sent., d. 15, q. 1, a. 2.

Page 125: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 125

rel, est mû par un agent spirituel créé, ainsi que le dit Augustin au troi-sième livre de la Trinité, on peut dire que les formes corporelles dérivent aussi des formes spirituelles ; non pas parce que celles-ci les produisent [directement dans la matière], mais parce qu'elles meuvent des composés matériels... qui, eux, les produisent directement. 207

L'altération étant un mouvement véritable, elle est un processus continu. C'est en raison de cette continuité qu'elle [144] est répartie dans le temps. De là la lenteur de la formation naturelle du cosmos.

Parce que les causes universelles meuvent les agents naturels d'une manière conforme à la nature de ceux-ci – « quodcumque enim recipitur in altero, secundum modum recipientis recipitur », 208 – et parce que la forme de ces agents n'est pas entièrement déterminée ad unum, ces causes ne peuvent prédéterminer rigoureusement leurs ef-fets dans la Nature. C'est pourquoi elles restent exposées au casuel et même au monstrueux. 209

§ 5. Le hasard et l'œuvre de la nature

Retour au sommaire

207 SAINT THOMAS, Ia, q. 65, a. 4, c. et ad 1. Voir aussi De Potentia, q. 6, a. 3, c. et ad resp. ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4, ad 2 et 5 ; ibid., d. 15, q. 1, a. 2.

208 SAINT THOMAS, In II de Anima, lect. 24, n. 552 ; Ia, IIæ, q. 60, a. 1 ; Contra Gent., II, C. 30 : « Tertio vero... Ex prædictis... »

209 « Dicendum quod virtus corporis cælestis non est infinita ; unde requirit determinatam dispositionem in materia ad inducendum suum effectum et quantum ad distantiam loci, et quantum ad alias conditiones. Et ideo sicut distantia loci impedit effectum cælestis corporis (non enim sol eumdem caloris effectum habet in Dacia, quem habet in Ethiopia) ; ita et grossities materiæ, vel frigiditas, aut caliditas, aut alia hujusmodi dispositio impedire potest effectum corporis cælestis. » SAINT THOMAS, Ia, q. 115, a. 6, ad 2. Voir aussi ibid., a. 3, ad 4 ; In II sent., d. 15, q. 1, a. 2, ad 3 ; In VI Metaph., lect., 3, nn. 1210-1213. - « ... Cum voluntas [divina] sit rerum omnium prima causa, producit quosdam effectus mediantibus causis secundis quæ contingentes sunt et deficere possunt ; et ideo effectus contingentiam cause proximæ sequitur, non autem necessitatem cause primæ. » De Ver., q. 23, a. 5 ; aussi ibid., q. 5, a. 9, ad 1 et 12. – « Si igitur proxima [causa] fuerit contingens, ejus effectum contingentem oportet esse, etiamsi causa remota necessaria sit. » Contra Gent., I, c. 67 ; aussi ibid., II, c. 30 ; III, cc. 71, 72 et 86.

Page 126: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 126

Remarquons toutefois que le hasard comme la fortune ne sont pas, de soi, causes d'échecs. Il est vrai que la fortune peut être cause d'un mal. C'était le cas du débiteur dans l'exemple d'Aristote. Elle peut être aussi la cause d'un bien, et c'est par là même qu'on définit d'abord la fortune. Il en est de même pour le hasard. Saint Thomas va jusqu'à dire que l'univers serait moins parfait s'il n'y avait ni hasard, ni for-tune. Et il en donne la preuve.

[145]

La perfection de l'univers demande non seulement qu'il existe des êtres qui soient tels par essence, mais encore qu'il y ait des êtres accidentels ; car ceux dont la substance n'est pas aussi parfaite que possible doivent arriver à une certaine perfection au moyen des accidents et les accidents doivent se multiplier en proportion de ce que ces êtres s'éloignent davan-tage de la simplicité de Dieu... : donc l'univers serait imparfait s'il n'y avait aucune cause accidentelle. Or, on attribue au hasard et à la fortune tout ce qui provient d'une cause par accident. 210

Il faut même dire que parmi les choses « générables » et corrup-tibles l'existence des individus doit toujours une part au hasard ou à la fortune. Il est vrai qu'ils sont engendrés par la Nature, mais la Nature souvent ne les aurait pas engendrés s'il n'y avait pas eu au préalable quelques rencontres purement accidentelles. En voici un exemple :

210 SAINT THOMAS, Contra Gent., III, c. 74 ; voir aussi J. DE S.-THOMAS, op. cit., T. II, p. 614bl0.

Page 127: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 127

Lorsqu'en poursuivant le chat, le chien rencontre un os, cette rencontre n'était pas dans l'intention ; cependant elle est heureuse et elle coïncide avec une autre intention, plus constante sans doute que celle de poursuivre des chats : celle de ronger des os. Les os rentrent per se dans l'intention. Mais que cette intention soit accomplie en réalisant une autre, c'est acci-dentel. On voit par là comment le hasard peut rejoindre la finalité, voire jouer un rôle compensateur vis-à-vis des causes per se. Si les causes natu-relles réussissaient toujours, étant données, d'autre part, les restrictions dues à leur détermination même, bien des combinaisons heureuses seraient par le fait même éliminées. Et si M. Kwabberbil n'avait pas eu la bonne fortune de rencontrer Sophie dont il devient amoureux, alors qu'il était allé à l'auberge pour prendre un verre de bière, tous les petits Kwabberbillekes, issus de leur mariage et qui sont des effets per se, ne seraient pas... De même qu'un acte libre peut comporter des conséquences heureuses nulle-ment visées dans la détermination, de même la matière a des réserves que la nature déterminée ne peut exploiter. La nature universelle n'est pas seulement la somme des natures particulières : le tout a une surabondance propre que les parties ignorent. Le hasard et la fortune sont, à leur façon, nécessaires à la finalité du monde. Cependant cette nécessité ne prédéter-mine point les rencontres déterminées [146] qui auront lieu en fait, pas plus que la nécessité de vouloir la béatitude ne nous prive du libre ar-bitre. 211

Loin d'être, par soi, contraire à la Nature, le hasard peut donc la seconder. Précisons en outre que si certains événements sont stricte-ment casuels ou fortuits même par rapport à l'ensemble de toutes les causes créées, ils demeurent toujours des effets de la cause absolu-ment universelle qui est Dieu.

C'est pourquoi, écrit saint Thomas, lorsqu'un effet se soustrait à l'ordre de quelque cause particulière, on le dit casuel ou fortuit à l'égard de cette cause particulière ; mais, par rapport à la cause universelle, à l'ordre de laquelle il ne peut échapper, on dit qu'il est préordonné. Il en est comme de la rencontre de deux esclaves, qui, casuelle en ce qui les concerne, est cependant préordonnée par le maître qui les envoie sciemment en un même lieu et à l'insu l'un de l'autre. 212

211 CHARLES DE KONINCK, art. cit., dans Revue Thomiste, pp. 250-251.212 SAINT THOMAS, Ia, q. 22, a. 2, ad 1 ; ibid., q. 116, a. 1, ad 2 ; voir aussi

De Ver., q. 3, a. 8, ad 3 ; Contra Gent., III, c. 92. – « Relinquitur igitur quod omnia quæ hic fiunt, prout ad primam causam divinam referuntur, inveniuntur ordinata et non per accidens existere ; licet per comparationem ad alias causas per accidens esse inveniantur. » SAINT THOMAS, In VI Metaph., lect. 3, n. 1216. – « Sed si ulterius ista contingentia reducantur in

Page 128: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 128

La cause première, en effet, est cause de l'être en tant que tel. Or l'être se divise en être nécessaire et en être contingent. Par conséquent Dieu est la cause par soi du contingent autant que du nécessaire. Et, en un sens, il l'est même davantage du contingent pour autant que lui seul peut être la cause par soi du contingent sans en détruire la contin-gence.213

[147]Nous avons dit qu'on ne doit pas confondre le hasard entendu au

sens aristotélicien avec le hasard du calcul des probabilités. Ce der-nier, en effet, se définit sans finalité. Mais il peut néanmoins s'appli-quer dans un domaine où il y a de la finalité. Nous l'avons vu : ce qui, au point de vue statistique, est extrêmement improbable, peut avoir en réalité la nature d'une fin. À cet égard, le probable devient une pure

causam altissimam divinam, nihil inveniri poterit, quod ab ordine ejus exeat, cum ejus causalitas extendat se ad omnia inquantum sunt entia. » Ibid., n. 1215. – « At vero respectu agentis universalis, scilicet Dei, nihil horum est præter intentionem, quia respicit fines universaliores et ordinem totius boni communis, ad cujus varietatem et constructuram pertinent ea, quæ respectu particularium videntur imperfecta, vel defectuosa aut monstruosa. » J. DE S.-THOMAS, Curs. phil., T. II, pp. 611b24 et 614b10.

213 « ...Ens inquantum ens est, habet causam ipsum Deum : unde sicut divine providentiæ subditur ipsum ens, ita etiam omnia accidentia entis inquantum est ens, inter quæ sunt necessarium et contingens. Ad divinam igitur providentiam pertinet non solum quod faciat hoc ens, sed quod det ci contingentiam vel necessitatem. Secundum enim quod unicuique dare voluit contingentiam vel necessitatem, præparavit ci causas medias, ex quibus de necessitate sequatur, vel contingenter. » SAINT THOMAS, In VI Metaph., lect. 3, n. 1220. – « Et ideo quibusdam effectibus præparavit [Deus] causas necessarias ut necessario evenirent : quibusdam vero causas contingentes secundum conditionem proximarum causarum. » Ia, q. 22, a. 4. – « ...Sed ut fiat, ec, modo quo Deus vult illud fieri, ut necessario vel contingenter, cito vel tarde... Et sic non dicimus quod aliqui divinorum effectuum sint contingentes solummodo propter contingentiam causarum secundarum, sed magis propter dispositionem divine voluntatis, que talem ordinem rebus providit. » De Ver., q. 23, a. 5. – « Sic igitur divine scientiæ certitudo et veritas rerum contingentiam non tollit. » Contra Gent., I, c. 67. – « Ideo ex ipsa voluntate divina originantur necessitas et contingentia in rebus et distinctio utriusque secundum rationem proximarum casarum. » In I Peri Herm., lect .14, nn. 16-23. Voir aussi In VI Metaph., lect. 3, nn. 1218-1223 ; Contra Gent., II, c. 30.

Page 129: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 129

fonction de l'improbable. La considération que nous empruntons à Emile Borel en donne un exemple frappant :

...L'argument du démon de Maxwell est simplement la constatation du fait que la raison humaine sait créer l'ordre là où le jeu spontané des forces mécaniques tendrait à augmenter le désordre. Tous les produits de l'indus-trie humaine, qu'il s'agisse de kilomètres de rails ou de bibliothèques rem-plies de livres dans lesquels le désordre apparent des caractères est en réa-lité un ordre d'essence supérieure, tous ces produits sont, a priori, infini-ment peu probables. Mais la place qu'ils occupent dans l'univers est si peu de chose et d'autre part la dépense d'énergie utilisable nécessaire pour ob-tenir ces résultats, le désordre créé pour obtenir cet ordre, le charbon dissi-pé pour agglomérer ce fer, etc., sont, en fait, relativement si considérables, que l'on peut négliger cette création d'ordre, lorsque l'on envisage le pro-blème cosmogonique ; on peut même négliger, semble-t-il, tous les phéno-mènes biologiques par rapport à l'ensemble de tous [148] les autres phéno-mènes ; l'évolution de l'univers vers les états les plus probables, devient alors une loi absolument générale. 214

Les physiciens et les astronomes sont d'accord pour voir dans la vie un phénomène extrêmement improbable et, en fait, à peu près né-gligeable. Mais, du moment que nous la regardons dans la perspective de la finalité, nous voyons dans le statistiquement probable un cas de ce que nous avons appelé la necessitas materitæ. C'est dans cette né-cessité que nous voyons combien la matière demeure disproportionnée à la forme. C'est pourquoi saint Thomas peut parler d'une « victoire de la forme sur la matière ». 215

Les vivants inférieurs sont, à leur manière, un signe de la résis-tance de la matière, car ils ne sont pas voulus pour eux-mêmes. Mais

214 Le hasard, p. 306.215 « In quibus vero forma non complet totam potentiam materiæ, remanet

adhuc in materia potentia ad aliam formam. Et ideo non est in eis necessitas essendi, sed virtus essendi consequitur in eis victoriam formæ super materiam, ut patet in elementis et elementatis. Forma enim elementi non attingit materiam secundum totum ejus posse ; non enim fit susceptiva formæ elementi unius, nisi per hoc quod subjicitur alteri parti contrarietatis. Forma vero mixti attingit materiam, secundum quod disponitur per determinatum modum mixtionis. Idem autem subjectum oportet esse contrariorum et mediorum omnium, quæ sunt ex commixtione extremorum. Unde manifestum est quod omnia quæ vel contrarium habent, vel ex contrariis sunt, corruptibilia sunt. » Contra Gent., II, c. 30.

Page 130: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 130

en les regardant dans leur organisation toujours plus parfaite en vue de l'homme, nous voyons que la cause universelle – cause par soi de la forme dans les générations naturelles – se soumet de plus en plus la matière. Cette victoire se manifeste dans la fécondité des vivants. Ce-pendant, cette fécondité par laquelle l'agent naturel reproduit son sem-blable n'a pas, elle-même, la nature d'un terme ultime. Mais, grâce à la génération univoque, les agents naturels peuvent être les instruments d'une conquête ultérieure et rendre immédiatement possible l'avène-ment d'une forme plus élevée.

Quelle que soit la valeur réelle de la théorie des mutations, [149] il nous semble qu'elle ne s'oppose en rien à la doctrine de la finalité.

La nature tératologique attribuée à certaines mutations repose souvent, il ne faut pas l'oublier, sur une appréciation purement subjective. On est frappé par l'amplitude d'une mutation, telle que la perte des ailes ou la disparition des bras par rapport au type qu'on appelle normal. Mais un cheval qui marche sur un seul doigt est un monstre par rapport aux orga-nismes à cinq doigts dont il est certainement issu. Toute variation, c'est-à-dire toute déviation du type est anormale, et, si elle est de grande ampli-tude, elle est monstrueuse, sans que ces termes impliquent nécessairement un sens péjoratif... On conçoit que pour un système complexe de milliers de gènes, il ne puisse y avoir un nombre illimité de formules bien équili-brées. Il y aura ce qu'on appelle des monstres, des formes nombreuses non viables ; mais n'y aurait-il qu'une mutation viable sur des centaines, cela serait suffisant pour que la variation discontinue ait été l'une des sources essentielles de l'Evolution. 216

Les mutations, dit-on, apparaissent au hasard ; celles qui sont pro-gressives et qui réussissent à se maintenir sont extrêmement rares. 217 Le caractère exceptionnel de la mutation et le cas plus exceptionnel encore de la mutation réussie manifestent d'une part la résistance de la matière mais, d'autre part, une « victoire de la forme sur la matière ». Au point de vue de la cause universelle, on sait que les individus in-frahumains ne sont voulus que pour l'espèce, et l'espèce inférieure, pour une espèce plus parfaite. 218

216 GUYÉNOT, dans Encyclopédie française, 5, 20-6.217 Cf. La doctrine de l'évolution   : un exposé des faits et des hypothèses , pp.

122 et ss ; pp. 166 et ss.218 « Unde considerandum, quod eo modo quo aliquid est de perfectione

naturæ, eo modo ad perfectionem intelligibilem pertinet ; singularia namque

Page 131: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 131

Mais la mutation constitue-t-elle une transformation de l'espèce ? Cette expression, nous l'avons déjà indiqué, est très [150] équivoque et a donné lieu à bien des malentendus. Certes, toute nature définis-sable est immuable et, à cet égard, il ne saurait être question d'un changement de l'espèce. Mais l'espèce comme telle n'existe pas. Si nous disons d'une espèce qu'elle existe, c'est en raison de l'existence d'un ou de plusieurs individus de cette espèce. Il n'y a que l'individu qui existe par soi. En outre, la substance individuelle elle-même n'ad-met pas « le plus et le moins ». Par conséquent, la production d'une nouvelle espèce veut dire tout simplement production d'un ou de plu-sieurs individus d'une nouvelle espèce. Dès lors, l'évolution des es-pèces ne peut signifier pour nous autre chose que ceci : l'apparition du premier, ou des premiers individus d'une espèce plus élevée, est natu-rellement sous la dépendance de l'organisation de la matière d'un indi-vidu d'une espèce inférieure ; organisation qui est opérée par l'en-semble des causes.

Il ne suffit pas, écrit Ch. De Koninck, de considérer un effet exclusive-ment dans son rapport à la cause prochaine pour déterminer si oui ou non il est naturel absolument. C'est l'intention de la nature universelle qui est première et principale, et dans cette perspective la corruption des individus et des espèces est naturelle. Mais la naissance de nouvelles espèces aussi est naturelle, bien qu'elles soient supérieures aux natures dont elles pro-cèdent. Il ne s'agit pas de considérer la fin particulière des agents indivi-duels ou des espèces, puisque ceux-ci peuvent être essentiellement ordon-nés à autre chose et qu'ils n'ont de sens que dans la perspective de l'ordre universel... Les natures inférieures sont fonction de la nature universelle même dans la génération. Partant, lorsqu'une nature supérieure est suscitée de la puissance d'une nature inférieure par génération équivoque, cette suscitation est encore naturelle, non sans doute par rapport à l'agent infé-rieur considéré en lui-même en tant qu'inférieur... mais elle est toujours naturelle dans la mesure où elle répond au désir de la nature inférieure en tant qu'ordonnée au bien de la nature universelle et à la fin dernière intrin-sèque du monde. 219

[151]

non sunt de perfectione naturæ propter se, sed propter aliud, scilicet ut in eis salventur species quas natura intendit. Natura enim intendit generare hominem, non hunc hominem, nisi in quantum homo non potest esse, nisi sit hic homo. » SAINT THOMAS, Q.D. de Anima, a. 18.

219 Art. cit., dans Revue Thomiste, 1937, p. 239.

Page 132: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 132

Ainsi entendue, la théorie générale de l'évolution, loin de conduire au matérialisme, serait plutôt un signe visible de la profondeur de la causalité, de la sagesse et de la bonté divines. On ne rapetisse pas Dieu en exaltant les créatures ; bien au contraire, car, dit saint Tho-mas :

...Quoique Dieu puisse produire seul tous les effets, il n'est pas non plus superflu que d'autres causes concourent aussi à les produire ; cela ne tient pas à l'insuffisance de la puissance divine, mais à l'immensité de sa bonté, qui l'a porté à communiquer sa ressemblance aux créatures non seulement en les appelant à l'existence, mais encore en leur conférant la faculté de devenir causes elles-mêmes d'autres êtres. 220 – Puisque la Provi-dence de Dieu a une puissance infinie, elle doit étendre son opération, par des agents intermédiaires jusqu'aux derniers êtres... La perfection de la divine Providence réclame existence de causes intermédiaires qui exé-cutent ses desseins. 221

C'est encore saint Thomas qui écrit :

...L'ordre de la divine Providence consiste en ce que les êtres supé-rieurs dirigent les êtres inférieurs et leur impriment le mouvement. 222 – La perfection de la Providence devient visible lorsque tout est disposé comme il faut, puisque son office propre est d'établit l'ordre. Or, pour que tout soit disposé comme il faut, il est nécessaire que rien ne reste en désordre. La perfection de la Providence divine exige donc qu'elle utilise, dans l'intérêt de l'ordre, la supériorité de certains êtres sur d'autres. Et c'est ce qui a lieu lorsque, de la surabondance de certains êtres, il découle quelque bien sur ceux qui en ont moins. Puisque l'univers n'est parfait qu'autant que quelques êtres participent plus abondamment que d'autres à la bonté de Dieu, la perfection de la Providence divine exige aussi que les êtres qui participent davantage à la bonté et à la puissance de la divine Providence exécutent ses desseins sur ceux qui n'y participent pas au même degré. 223

[152]Manifestement, nous ne trouvons nulle part dans saint Thomas

l'idée elle-même de l'évolution. Pour lui, les générations équivoques

220 Contra Gent., III, c. 70 ; voir aussi In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4, ad 1.221 Contra Gent., III, c. 77 ; voir aussi ibid., cc. 20, 21, 69 ; la, q. 105, a, 5 ;

ibid., q. 22, a. 3 et q. 103, a. 6.222 Contra Gent., III, c. 84 ; aussi ibid., cc. 78, 79, 81, 82 et 99.223 Ibid., c. 77.

Page 133: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 133

n'avaient aucunement pour fin l'établissement original d'espèces plus parfaites. Mais il ne faut pas oublier que, de son temps, l'on croyait que le monde n'existait que depuis quelques milliers d'années ; il ne pouvait donc soupçonner le rôle très important et de beaucoup plus parfait que pouvaient jouer, en fait, les causes universelles créées dans la formation du monde. Mais quand on étudie sa doctrine complète sur la nature de leur causalité, on n'hésite pas à l'appliquer à l'évolution. Quand, d'autre part, on constate combien les doctrines de la causalité finale et de la causalité efficiente universelle dans la Nature ont été presque entièrement négligées par la plupart des scolastiques des temps modernes, on ne s'étonne pas non plus de leurs anathèmes contre l'évolution.

Page 134: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 134

[153]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

PREMIÈRE PARTIE

Appendice

L’ontogénèse, modèlede la phylogénère

Retour au sommaire

L'évolution des espèces peut se comparer au développement de l'embryon tel que saint Thomas l'a décrit dans la Somme contre les Gentils. Nous avons déjà cité ce passage. « Dans le processus de la génération humaine, le fœtus vit d'abord d'une vie de plante ; ensuite, d'une vie d'animal : enfin, d'une vie d'homme. » 224

Bon nombre de scolastiques rejettent aujourd'hui cette doctrine de saint Thomas. Ce rejet manifeste parfaitement que ces auteurs ou bien ont oublié ou bien n'ont pas compris la doctrine très générale de la composition hylémorphique des vivants naturels, ni celle de la très rigoureuse définition de l'âme – l'acte premier d'un corps physique organisé, 225 – laquelle est pour saint Thomas le principe de tout ce qu'il affirme sur le développement de l'embryon. Tout l'univers aurait ainsi contribué à constituer l'homme en minor mundus. Au cours de l'évolution, auraient été établies peu à peu les voies déterminées (viæ determinatæ) qui culminent enfin dans la génération univoque de l'homme. La Nature universelle a dû établir au préalable les formes de vie inférieure avant de rendre l'avènement de l'homme prochainement

224 Contra Gent., III, c. 22.225 In II de Anima, lect. 1, n. 233.

Page 135: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 135

possible. Ces formes toutefois diffèrent assez profondément de celles qui se [154] succèdent dans la vie de l'embryon. Celles-là sont des formes d'êtres complets. Par contre, les formes embryonnaires ne sont que des formes de passage, in via ad perfectionem, elles ne sont que viæ ad speciem. Cette doctrine présente tant d'analogie avec l'évolu-tion des espèces qu'il vaut la peine de la considérer de plus près.

§ 1. Graduel développement de l'embryon humainpar la succession des âmes

Retour au sommaire

Quelle est donc la doctrine de saint Thomas à ce sujet ? Voici un passage très explicite :

Le nombre des formes intermédiaires qui préparent graduellement à la forme dernière et, par conséquent, le nombre des générations moyennes est en proportion de la noblesse de cette forme et de la distance qui la sé-pare de la forme élémentaire. C'est pourquoi, lorsque la génération a pour terme l'animal et l'homme, dont la forme est la plus parfaite, il y a beau-coup de formes et de générations intermédiaires et, conséquemment, de corruptions, puisque la forme actuelle n'est produite que par la destruction de la précédente. Donc l'âme végétative, qui donne d'abord à l'embryon la vie de la plante, est détruite après quelque temps et fait place à une âme plus parfaite, qui est tout à la fois nutritive et sensitive. L'embryon vit alors de la vie animale, et lorsque cette seconde est détruite à son tour, elle est remplacée par une âme raisonnable qui vient du dehors, bien que les deux autres aient existé en vertu du principe actif inhérent au sperme. 226

Pour saint Thomas, l'âme spirituelle n'actue donc pas immédiate-ment l'ovule fécondé dès le moment de la conception humaine, mais seulement après toute une série de générations et de corruptions par lesquelles l'embryon est préparé (d'une façon éloignée d'abord, puis

226 3. Contra Gentes, II, c. 89 ; voir aussi ibid., III, c. 22 ; De Potentia, 3, a. 9, ad 9 et a. 12. Ou bien encore : « In mortalibus habentibus intellectum, necesse est omnia alia præexistere, sicut quædam instrumenta, et præparatoria ad intellectum, qui est ultima perfectio intenta in operatione naturæ. » In II de Anima, lect., 6, n. 301.

Page 136: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 136

d'une façon prochaine) [155] à la recevoir, car aucune âme n'est reçue dans une matière insuffisamment disposée à la recevoir.

On ne peut donc pas dire, écrit saint Thomas, que, dès le principe, l'âme est dans la semence selon toute son essence et ses opérations spéci-fiques n'apparaissent pas, tout d'abord, à cause de l'imperfection des or-ganes. Car, puisque l'âme s'unit au corps comme étant sa forme, cette union n'est possible qu'avec le corps dont elle est l'acte propre. Mais l'âme est l'acte propre d'un corps organisé. C'est pourquoi, avant l'organisation du corps, elle n'est pas en acte dans le sperme, mais seulement en puis-sance ou virtuellement. 227

On peut affirmer que, relativement aux dispositions organiques de plus en plus déterminées, les âmes – d'abord l'âme végétative, puis l'âme sensitive et enfin l'intellective – sont produites graduellement (gradatim). 228 Et cela n'est nullement contraire à la nature invariable et indivisible des formes elles-mêmes, puisque, comme l'explique saint Thomas :

Les formes sont dites invariables, en ce sens qu'elles ne peuvent pas être, par elles-mêmes, un sujet de variation elles sont cependant soumises à la variation parce que le sujet varie quant à elles (secundum eas). Il est par là évident que les formes changent ainsi quant à la réalité de leur être (secundum quod sunt) car elles ne sont pas êtres à titre de sujets existants, mais parce que selon elles, par elles, quelque chose est. 229

227 Contra Gent., II, c. 89. – « Corpus igitur humanum, secundum quod est in potentia ad animam (rationalem) utpote quum nondum habet animam, est prius tempore quam anima ; tunc autem non est humanum actu, sed potentia tantum. » Ibid. Voir aussi De Potentia, q. 3, a. 12.

228 « ... Virtus formativa convertit materiam a muliere præparatam in substantiam membrorum per modum quo est transmutatio corporis in augmento... et secundum quod proceditur in perfectione organorum, secundum hoc anima incipit magis ac magis actu esse in semine, quæ prius erat in potentia : ita quod conceptum participat opera vitæ nutritivæ, et tunc dicitur vivere vita plantæ ; et sic deinceps, donec perveniat ad completam similitudinem generantis. » – In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3, in fine ; aussi Contra Gent., II, c. 89.

229 Ia, q. 9, a. 2, ad 3.

Page 137: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 137

Ainsi que l'écrit Sertillanges :

Le sujet, qui est ici l'embryon humain, s'il évolue incessamment, inces-samment on peut le dire sous une forme nouvelle, doué d'une [156] âme nouvelle, qui, étant provisoire, n'est pas l'idée directrice de l'homme, mais en participe, comme d'une pensée poursuivie dans le travail d'invention participent ses anticipations successives. 230

Remarquons bien, toutefois, qu'en disant que l'embryon humain est d'abord plante, puis animal, avant de recevoir l'âme humaine, nous n'entendons pas que l'embryon devient intégralement plante ou ani-mal ; car les formes intermédiaires, par lesquelles l'embryon humain est d'abord un végétant puis un sensitif, n'appartenant à aucune espèce complète, sont de simples formes transitoires qui ont pour fin de conduire à une espèce déterminée ; c'est pourquoi elles ne reçoivent pas l'existence pour la conserver, mais uniquement afin que, par elles, l'être qui est la fin par soi de la génération soit produit. 231 Dans le cas de la génération humaine, il faut concevoir la plante ou l'animal comme une plante et un animal humains – en ce sens, toutefois, que l'embryon humain est d'abord un végétant se nourrissant et s'accrois-sant comme la plante... ; puis, sa différenciation accrue, il s'éveille à la sensation, tout orientée, elle aussi, vers la vie spécifique de l'homme : la vie rationnelle. Cela veut dire que les opérations diverses de l'em-bryon en voie d'organisation doivent provenir de premiers principes intrinsèques appropriés. Car ces opérations – aussi bien les végétatives que les sensitives – étant des opérations vitales, ne peuvent émaner directement que de principes spécifiques [157] et intrinsèques. Par conséquent, dans l'œuf fécondé où travaille la vertu génératrice, éclôt, 230 Les grandes thèses... p. 206.231 « Nec est inconveniens si aliquid intermediorum generatur, et statim

postmodum interrumpitur, quia intermedia non habent speciem completam, sed sunt ut via ad speciem ; et ideo non generantur ut permaneant, sed ut per ea ad ultimum generatum perveniatur. » SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 89. – « Embrio antequam habeat animam rationalem non est ens perfectum, sed est in via ad perfectionem ; unde non est in genere vel specie nisi per reductionem. » De Potentia, q. 3, a. 9, ad 10. – « Embrio ante animam rationalem vivit et animam habet. » Ibid., ad 12. – « In processu autem generationis [embrio] habet animam vegetabilem et sensibilem ex virtute seminis ; quæ non manent, sed transeunt, anima rationali succedente. » Contra Gent., II, c. 89.

Page 138: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 138

d'abord, une âme réellement végétative, puis, une âme supérieure, à la fois végétative et sensitive, enfin, le développement organique achevé quant à l'essentiel – le cerveau surtout qui doit être plus grand chez l'homme que chez les autres animaux 232 – une âme à la fois végétative, sensitive et rationnelle : l'âme humaine. Autrement, on ne pourrait dire, à aucun stade préparatoire de son développement, que l'embryon est véritablement vivant. Car, selon la doctrine constante de saint Tho-mas, il faut à un être véritablement vivant des opérations venant d'un principe formel intrinsèque à l'être qui vit ; sinon, il n'y aurait pas de vie au sens propre et formel. 233 Ce sont donc des âmes véritables qui « informent » successivement l'embryon au cours de son développe-ment, mais elles sont provisoires, tenant davantage de la tendance que du terme, des âmes essentiellement intermédiaires. 234

[158]Nous savons que H. de Dorlodot, entre autres, n'approuve pas

l'idée que nous venons d'exprimer.

Saint Thomas d'Aquin, écrit-il, enseigne que l'embryon humain, avant de devenir apte à être animé par l'âme intellectuelle, doit, non pas avoir été

232 « Operationes autem vitæ non proveniunt a principio activo extrinseco, sed ab intranca virtute ; in quo præcipue a non viventibus viventia videntur discerni, quorum est proprium movere seipsa. Quod enim nutritur assimilat sibi nutrimentum ; unde oportet in nutrito esse virtutem nutritionis activam, quum agens sibi simile agit. » SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 89. – « ...Necessarium enim fuit, quod homo inter omnia animalia respectu sui corporis haberet maximum cerebrum. » Ia, q. 91, a. 3, ad 1 ; aussi In II Sent., d. 20, q. 2, a. 1, ad 5.

233 « ... Opera enim vitæ non possunt esse a principio extrinseco, sicut sentire, nutriri, et augeri, et ideo dicendum est, quod anima præexistit in embryone, a principio quidem nutritiva, post modum autem sensitiva, et tandem intellectiva. » Ia, q. 118, a. 2, ad 2.

234 Cf. Contra Gent., II, c. 89 : « Nec est inconveniens... » et « non igitur... » – « Surit autem quædam substantiæ, quæ etsi surit entia subsistentia, sunt tamen imperfectæ naturæ et per modum vix ac tendentiæ ad perfectiorem terminum, ut embrio respectu animalis perfecti, et ita reductive ponuntur in specie sui termini. Surit enim ex sua natura istæ species quasi vie ad aliud et quasi motus, quatenus surit in statu imperfecto et tendente adhuc ad terminum, in quo perficitur generatio, et sic habent quasi rationem partis non in componendo, sed in tendendo ad ultimam perfectionem. » J. DE S.-THOMAS, Curs. Phil., T, 1, p. 502b2l.

Page 139: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 139

animé successivement par une âme végétative, puis par une âme animale, comme on le lui fait dire parfois ; mais qu'il doit avoir passé per multas generationes et corruptiones, par un grand nombre de transformations substantielles. 235

C'est vrai que saint Thomas a écrit ce que Dorlodot lui fait dire, 236 mais immédiatement après avoir dit ce que nous venons de citer. 237 Bien considérées, cependant, ces deux interprétations ne se détruisent pas, pourvu qu'on admette que les générations et les corruptions sub-stantielles se font précisément par la perte d'une âme et l'acquisition d'une autre. 238

Outre la réelle succession d'âmes pendant le cours du développe-ment embryonnaire de tout vivant supérieur, ces âmes se succèdent suivant le rythme de l'organisation, car aucune âme n'existe si ce n'est dans une matière dont la disposition [159] est appropriée à cet acte premier, 239 comme on le voit par la définition elle-même de l'âme : 235 Op. cit., p. 134.236 « ...Et sic per multas generationes et corruptiones pervenitur ad ultimam

formam substantialem, tam in homine quam in aliis animalibus. » Ia, q. 118, a. 2, ad 2.

237 « ... Cum generatio unius semper sit corruptio alterius, necesse est dicere quod tam in homine quam in animalibus aliis, quando perfectior forma advenit, fit corruptio prioris : ita tamen quod sequens forma habet quidquid habebat prima, et adhuc amplius. » Ibid. - Dans la même réponse, il avait déjà dit : « Et ideo dicendum est quod anima præexistit in embryone a principio quidem nutritiva, postmodum autem sensitiva, et tandem intellectiva. » Ibid., Voir aussi ibid., a. 1, ad 4.

238 « Ideo in generatione animalis et hominis, in quibus est forma, perfectissima, sunt plurimæ formæ et generationes intermediæ, et per consequens corruptiones, quia generatio unius est corruptio alterius. Anima igitur vegetabilis, quæ primo inest, quum embryo vivit vita plantæ, corrumpitur, et succedit anima perfectior quæ est nutritiva et sensitiva simul, et tunc embryo vivit vita animalis ; hæc autem corrupta, succedit anima rationalis, ...quæ est simul sensitiva et intellectiva. » Contra Gent., II, c. 89 ; aussi In II de Anima, lect. 1, a. 226.

239 « ...Non enim materia quocumque modo se habens potest subesse formæ, quia proprium actum in propria materia oportet esse. » De Potentia, q. 5, a. 1. – « ...Cum anima sit actus corporis organici, ante qualemcumque organizationem corpus susceptivum animæ esse non potest. » Ibid., q. 3, a. 12. – « Oportuit talem formam, scilicet animam humanam corpori bene complexionato uniri. » In II Sent., d. 1, q. 2, a. 5 aussi Contra Gent., II, cc. 81 et 89.

Page 140: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 140

« l'acte premier d'un corps physique organisé ». Aucune des âmes, qui se succèdent au cours de l'évolution de l'embryon humain, n'« in-forme » le sujet avant qu'il soit suffisamment pourvu des organes (c'est-à-dire des « instruments », des « outils ») nécessaires aux activi-tés propres de telle âme. Conséquemment, l'organisation du corps vi-vant humain – comme d'ailleurs celle des vivants inférieurs – n'est jamais l'œuvre de l'âme qui l'actue.

...La formation du corps, surtout pour les parties premières et fonda-mentales, ne peut être attribuée à l'âme de l'enfant, ni à la vertu formatrice de la semence en tant que subordonnée à cette âme, mais à cette même vertu agissant comme instrument de l'âme du père, auquel il appartient d'engendrer et de produire son semblable dans l'espèce. 240

L'âme de l'engendré ne peut être cause de la formation de son corps que par mode de cause finale. Dans l'ordre de l'exécution, elle est le terme de la génération, non le principe. Mais, dès que la matière est suffisamment disposée, l'âme l'« informe » immédiatement. 241

240 SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 89 « Non igitur... » – « Ceux qui pensent, écrit Sertillanges, que l'âme organise par elle-même sa matière ; qu'elle assimile, qu'elle répare et qu'elle meut, sont portés logiquement à faire remonter ce travail jusqu'au moment de la première assimilation, de la première motion, qui est la génération elle-même. De là l'idée que le semen organisateur, dès sa jonction avec la matière, est doué d'une âme, et que c'est cette âme qui fabrique le corps. Or rien n'est plus éloigné de la pensée thomiste. » SAINT THOMAS D'AQUIN, Vol. II, p. 87. – « ...Non enim conceptum generat seipsum, sed generatur a patre [mediante virtute formativæ]. » II Contra Gent., c. 89.

241 Cf. SAINT THOMAS, Ia IIæ, q. 113, a. 7.

Page 141: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 141

[160]

§2. L'opinion historiqueconcernant l'information médiate

Retour au sommaire

Comme il y a des auteurs qui prétendent que cette doctrine de saint Thomas est contraire à la science, voire condamnée par le Droit Cano-nique, il convient de s'arrêter un moment à leurs difficultés.

La doctrine de l'information médiate de l'embryon humain semble bien avoir été soutenue par la majorité des philosophes païens et chré-tiens (à l'exception des traducianistes) jusqu'au XVIIe siècle. Voici ce qu'écrit l'abbé Robert Lacroix : à ce sujet, dans une étude sur L'ori-gine de l’âme humaine :

Il sera facile de voir que l'opinion commune, depuis Aristote jusqu'au XVIIe siècle, fut celle de l'animation médiate. On ne s'entendit pas tou-jours sur la question de savoir si l'âme raisonnable est précédée ou non d'âmes inférieures – quoique à partir de la scolastique, les suffrages se donnèrent de préférence à la théorie de la succession des âmes, – mais le courant général pendant cette période fut en faveur de l'animation médiate.

C'est au XVIIe siècle qu'on commença à battre en brèche cette opinion traditionnelle, au nom des découvertes biologiques. La théorie de l'anima-tion immédiate gagna graduellement la faveur des philosophes et surtout des savants : si bien, que, depuis un bon bout de temps, on l'appelle l'opi-nion commune. Cependant, jamais la théorie opposée et vraiment tradi-tionnelle ne manqua de partisans sérieux ; et, de nos jours, elle est même en train de retrouver chez les philosophes le crédit perdu. 242

Certains auteurs trouvent, dans le canon 747 du droit ecclésias-tique, une confirmation de la théorie de l'information immédiate. Voi-ci le texte de ce canon : « Il faut veiller à ce que le baptême soit admi-nistré à tous les fœtus avortés qui ne sont pas certainement sans

242 L'origine de l'âme humaine, p. 128. Voir aussi E. C. MESSENGER, Evolution and theology, the problem of man's origin, pp. 87-91.

Page 142: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 142

vie. » 243 Cependant, les canonistes [161] sont loin d'être unanimes sur le sens de ce canon. Vermeersch-Creusen, entre autres, n'y voient rien de contraire à la doctrine de l'information médiate.

Nous ne savons pas, en effet, à quel moment l'âme spirituelle est intro-duite dans l'embryon humain, bien que plusieurs pensent que ce soit au moment même de la conception. Cependant, un grand nombre d'experts en physiologie s'objectent en soutenant qu'il n'y a aucune raison positive d'af-firmer la venue de l'âme humaine dès le moment de la conception ; de solides raisons d'une saine philosophie scolastique confirment l'opinion de ces derniers. Le canon 747, en première lecture, semble favoriser l'opinion de l'animation immédiate, puisqu'il statue que les fœtus, certainement vi-vants, doivent être baptisés absolument. Cependant, il n'était pas dans l'es-prit du législateur de dirimer une telle controverse. C'est pourquoi, les mots : si certo vivant [s'ils vivent certainement] doivent être complétés comme suit : si certo vivant anima rationali [s'ils vivent certainement de la vie rationnelle]. 244

Le moraliste Merkelbach, O.P. est aussi du même avis à ce sujet. 245 Et le chanoine de Dorlodot écrit :

On lira avec intérêt l'histoire des origines et du développement de la théorie de « l'animation immédiate » dans l'Embryologia sacra de Cangia-mila, ouvrage publié par un ardent défenseur de cette théorie, à l'époque (1745-1758) où elle était parvenue à son apogée. La chose était légitime à ce moment. Par contre, nous n'exagérerons rien en comptant au nombre des plus grandes hontes de l'esprit humain, que cette théorie ait pu trouver

243 « Curandum ut omnes fetus abortivi, quovis tempore editi, si certo vivant, baptizentur absolute ; si dubie, sub conditione. » Le code de droit canonique, A. CANCE, Paris, Gabalda, 1932, p. 225, ri. 130b1.

244 Epitome Juris Canonici, cum commentariis, quarta edit., 1930, T. II, lect. 3, P. Ia, Tit., 1, c. 2, parag. 31, p. 16.

245 « ...Fœtus viventes, post tres circiter a conceptione menses, seu præbentes figuram sufficienter humanam, sunt absolute baptizandi. Fœtus viventes, ante tres a conceptione menses, seu non præbentes figuram humanam, saltem sunt baptizandi sub conditione : « si est homo »... Nam ut notat Vermeersch, Th. M., III, No. 219, Codex sententiam « minime doctrinaliter proponit, sed mere tradit practicam normam ». Ceterum auctoritas Codicis hac in re non est irrefragabilis, sicut nec illa Ritualis romani. Unde sicut Rituale in praxi de Baptismo in utero matris vel de baptizandis monstris errare per plura sæcula potuit, ita posset et in quæstione practica errare Codex ; de quo si constaret esset relinquendus. » Summa Theologiæ Moralis ad mentem D. Thomas, Edit. altera, 1936, T. III, nn. 158-169.

Page 143: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 143

encore des défenseurs, longtemps [162] après que la fausseté des bases expérimentales sur lesquelles on avait cru pouvoir l'établir fut définitive-ment démontrée. 246

Quant au moment exact où l'embryon humain est suffisamment développé pour recevoir l'âme rationnelle, il appartient à la science expérimentale de nous l'apprendre. Aristote croyait que cela avait lieu quarante jours après la fécondation dans le cas de l'homme ; quatre-vingt-dix jours après, dans le cas de la femme. 247

Plusieurs scolastiques ont admis cette opinion d'Aristote, citée par saint Thomas. 248 D'après eux, l'animation par l'âme humaine se ferait seulement lorsque la figure du corps apparait suffisamment formée, c'est-à-dire environ trois mois après la conception. Voici ce que le Père Merkelbach écrit à ce propos :

Ceux [les fœtus] qui vivent de la vie rationnelle sont des hommes et doivent être baptisés sans condition ; mais le doute porte sur le moment de l'animation du fœtus par l'âme humaine : est-ce seulement après un certain temps, quand la figure humaine apparaît suffisamment formée (ce qui arri-verait vers le troisième mois, comme nous le savons actuellement) tel que l'ont enseigné Aristote, saint Thomas, presque tous les anciens et tel que cela est admis par plusieurs auteurs modernes ; ou est-ce au moment même de la conception, comme l'affirment, assez généralement, avec trop de sûreté et sans aucune hésitation, d'autres modernes ? 249

Selon A.-D. Sertillanges, qui appuie son opinion sur le témoignage de la science, l'« information » par l'âme rationnelle n'aurait lieu que vers le sixième mois après la conception : « ...C'est à partir du 6e mois, que l'écorce cérébrale, organe des fonctions supérieures de l'homme, prend sa constitution [163] définitive et permet de reconnaître les cinq couches fondamentales que l'on trouve chez l'adulte. » 250

La science, toutefois, demeure dans une grande incertitude à ce sujet. Si elle éprouve de la difficulté à classer certains êtres qui se ren-contrent à la limite des règnes minéral, végétal et animal, à fortiori en

246 Op. cit., p. 131, note 1.247 Cf. Historia Animalium, VII, c. 3, 583b2-10.248 Cf. In III Sent., d. 3, q. 5, a. 2.249 Op. cit., p. 130, n. 157.250 Les grandes thèses... p. 204.

Page 144: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 144

éprouvera-t-elle pour découvrir à quel moment précis tel embryon hu-main est apte à être animé par son âme. Voilà qui justifie l'Eglise dans sa prudente ordonnance de baptiser, à n'importe quel temps, tout fœtus sorti vivant du sein de la femme.

Mais philosophiquement, écrit Sertillanges, mettre une âme dans un embryon encore informe (informis), ou, à plus forte raison, dans un œuf ou dans un semen, pour saint Thomas, c'est une hérésie manifeste. On ne met pas l'art de bâtir dans les flûtes. 251

§ 3. La vertu formativeet les « éléments sexuels » 252

Retour au sommaire

Nous avons établi précédemment que toute génération, univoque ou équivoque, s'effectue préalablement par un mouvement d'altération qui aboutit au changement substantiel ; que tout changement substan-tiel réclame une cause efficiente suffisante : au moins égale à la forme engendrée. Dans la génération univoque en particulier, saint Thomas attribue ce travail préparatoire à ce qu'il appelle la « vertu de l'es-pèce », « vertu de la semence », « vertu génératrice », « vertu de l'âme » ou « vertu formative ». 253 L'organisation requise à la réception de l'âme humaine doit s'accomplir graduellement, [164] elle aussi, sous la direction active de cette vertu : espèce de principe vital, émané de l'âme des parents et inhérent au sperme dès le moment de la conception. Ce principe n'est pas une âme, mais – dans le cas de la génération humaine – une certaine influence active venant immédiate-ment de l'âme des parents et qui est, avec les éléments sexuels, l'ins-trument séparé des générateurs jusqu'à l'organisation humaine du fœ-tus. 254

251 Ibid.252 Nous entendons par « éléments sexuels » : l'ovule fécondé, l'œuf, le fœtus,

ou la semence (semen) ; le « zigote » en langage moderne.253 Cf. De Potentia, q. 3, a. 9, ad 2, 5 et 9 ; Ia, q. 118, a. 1, ad 2, 3 et 4 ; In II

Sent., d. 18, q. 2, a. 3 ; Contra Gent., II, c. 89.254 « Non igitur ipsamet virtus quæ cum semine deciditur et dicitur formativa

est anima, neque in processu generationis fit anima... sed [illa virtus] operatur formationem corporis, prout agit ex vi animæ patris cui attribuitur

Page 145: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 145

Ce principe organisateur, avons-nous dit, n'est pas une âme ; il n'est pas non plus une forme proprement dite – puisqu'il n'est pas le constitutif essentiel des éléments sexuels – mais une motion venant de l'âme du générateur et qui oriente les éléments sexuels dans une direc-tion donnée : celle de l'espèce d'où ils émanent.

La vertu active qui est dans la semence, explique le saint Docteur, et qui dérive de l'âme du générateur, est comme une certaine motion de cette âme elle-même, sans qu'on puisse dire qu'elle est soit cette âme, soit une partie de celle-ci, si ce n'est d'une façon virtuelle ; comme, par exemple, dans la scie ou dans la hache ne se trouve point la forme du lit [que la scie ou la hache peuvent concourir à produire], mais seulement une certaine motion ordonnée à la production du lit. 255

On ne peut pas dire non plus que cette vertu formative [165] agit par des organes proprement dits, puisque son action, précisément, est antérieure à l'organisation du fœtus rendu apte à recevoir une âme dé-terminée, laquelle n'opère qu'au moyen d'organes déterminés. 256 Tout le travail de cette vertu séminale consiste donc à diriger activement et progressivement la semence vers les organisations suffisantes pour l'exercice de la vie : d'abord végétative, puis sensitive et enfin intellec-tive, quand il s'agit de l'homme. 257

generatio. » SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 89. – « ...Cum anima sit actus corporis organici, ante qualemcumque organizationem corpus susceptivum animæ esse non potest... Unde relinquitur quod anima non est in semine, sed virtus quædam animæ, quæ, agit ad animam producendam ab anima derivata. » De Potentia, q. 3, a. 12 c et ad 2. – « Et ideo aliter est dicendum, quod in semine a principio suæ decisionis non est anima, sed virtus animæ ; quæ fundatur in spiritu qui in semine continetur quod de natura sui spumosum est et per consequens corporalis spiritus contentivum. Ista autem virtus agit disponendo materiam, et formando ad susceptionem animæ. » Ibid., a. 9, ad 9 ; aussi In II de Anima, lect. 2, n. 240.

255 Ia, q. 118, a. 1, ad 3. Voir aussi ibid., ad 4 ; In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3.256 « ... Quæ quidam virtus [formativa] quantum ad modum operandi media est

inter intellectum et alias vires animæ. Aliæ enim vires utuntur in suis operationibus determinatis organis : intellectus autem nullo ; hæc autem [virtus] utitur aliquo corporali in sua operatione quod nondum habet determinatam speciem. » SAINT THOMAS, In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3. – « Et ideo non oportet quod ista vis activa habeat aliquod organum in actu. » Ia, q. 118, a. 1, ad 3 ; aussi De Poientia, q. 3, a. 9, ad 28.

257 Cf. SAINT THOMAS, De Potentia, q. 3, a. 9, ad 9 ; Ia, q. 118, a. 1, ad 4.

Page 146: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 146

Cette vertu formative, avons-nous dit, n'est pas, ni ne devient une âme proprement dite – « neque in processu generationis fit anima ». 258 Mais il se présente une difficulté dans cette doctrine. En effet, pour saint Thomas, les éléments sexuels, c'est-à-dire le sperme et l'œuf, ne sont pas des vivants : leur forme propre n'est qu'une forme « élémen-taire ». 259 Or nous savons maintenant qu'en réalité il n'en est pas ainsi : il y a de la vie dans le sperme. Mais ce point particulier n'infirme en rien la doctrine générale de saint Thomas. En effet, cette forme propre et élémentaire n'est absolument pas la virtus seminis. La semence de-meure « instrument », quelle que soit [166] sa forme propre, vivante ou non-vivante. Etant donné ce point de vue, il y a lieu de remarquer que cette position de saint Thomas est extrêmement hardie, puisqu'il charge même l'inanimé d'une causalité instrumentale aussi élevée : coopérer à l'organisation du vivant. Ajoutons encore que la forme propre elle-même des éléments de la génération ne peut pas, à parler strictement, s'identifier à l'âme de l'engendré. La semence, par exemple, est purement fonction du processus de génération. Par là même, il existe un rapport particulier entre la nature de cette forme et celle de la vertu formative. Cette forme est donc beaucoup plus exclu-sivement via ad speciem que les autres formes qui précèdent la forme définitive – la seule qu'on peut appeler forme de l'engendré.

Retenons de ce qui précède que le travail préparatoire à la récep-tion de l'âme humaine, dans la théorie de l'animation médiate, est attri-bué à cette « vertu formative » qui n'est pas une âme, qui n'est pas l'âme de l'engendré ni celle du générateur ; elle ne se transforme pas non plus en une âme au cours du développement embryonnaire. Elle reste ce qu'elle est : force active (vis activa), depuis la conception jus-qu'à l'animation. Cette vertu, émanée du générateur humain, oriente le développement des éléments sexuels jusqu'à l'ultime disposition à

258 Cf. SAINT THOMAS, Contra Gent., II, C. 89.259 « ...De seminis vita in principio decisionis, patet quidem ex dictis non esse

vivum nisi in potentia : unde tunc animam in actu non habet, sed virtute. In processu autem generationis habet animam vegetabilem et sensibilem ex virtute seminis, quæ non manent, sed transeunt, anima rationali succedente. » SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 89. – « Dicendum quod licet semen non sit animatum actu, est tamen animatum virtute ; unde non est simpliciter inanimatum. » De Potentia, q. 3, a. 12, ad 11.– « Propter quod dicitur quod Semen in potentia vivit et non in actu. » In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3, c. et ad 14 ; voir aussi De Potentia, q. 3, a. 9, ad 9.

Page 147: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 147

l'âme humaine. Puis, cette disposition effectuée, son activité organisa-trice disparaît. 260

Souvenons-nous aussi que, même dans la génération univoque, [167] l'engendré n'est pas le produit des seuls parents : « ce qui en-gendre un homme, c'est un homme, plus le soleil ». Et, dans le cas de la génération humaine, ce que l'homme et la cause universelle créée ne sauraient produire, Dieu seul le produit : l'âme spirituelle. 261 Cepen-dant, bien que l'homme ne soit pas la cause principale unique de l'en-gendré, on doit néanmoins dire que celui-ci a été réellement engendré par celui-là, puisque l'homme, en disposant la matière au moyen de la vertu séminale, est cause de l'union de cette forme à la matière. 262

Cette doctrine de la « vertu séminale » permet encore de mieux comprendre l'opinion de saint Thomas sur la génération équivoque. On aura remarqué que cette causalité instrumentale ne relève absolu-ment pas de l'expérience sensible. Elle n'en est pas moins nécessaire pour sauver l'unité de la génération. C'est au moyen des éléments sexuels que les parents sont parents. Par conséquent, ceux-ci doivent être porteurs d'une causalité proportionnée au terme de la génération. Saint Thomas juge toujours le principe et l'instrument dont il se sert à la lumière du terme – et non pas, comme certains le voudraient, en

260 « Relinquitur igitur quod formatio corporis... non est ab anima genita, nec a virtute formativa agente ex vi ejus, sed agente ex vi animæ generativæ patris... Hæc igitur vis formativa eadem manet in spiritu prædicto, a principio formationis usque in finem ; species tamen formati non manet eadem ; nam primo habet formam seminis, postea sanguinis, et sic inde quousque veniat ad ultimum complementum. » SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 89. – « ... Virtus autem activa, quæ erat in semine, esse desinit, dissoluto semine... nec hoc est inconveniens ; quia vis ista non est principale agens, sed instrumentale : motio autem instrumenti cessat, effectu jam producto in esse. » Ia, q. 118, a. 1, ad 4.

261 « Virtute enim Dei utrumque fit et corpus et anima, licet formatio corporis sit ab eo [Deo] mediante virtute seminis naturalis, animam autem immediate producat. » SAINT THOMAS, Contra Gent., II, c. 89. Voir aussi Ia, q. 118, a. 2 ; In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3, ad 4 ; De Potentia, q. 3, a. 9.

262 « Sufficit quod generans sit causa unionis talis formæ ad materiam per hoc quod disposuit [virtute seminis] materiam ad formam ; nec oportet quod sit causa ipsius formæ. » SAINT THOMAS, De Potentia q. 3, a. 9, ad 6, 7, 20 et 21. – « Homo generat sibi simile, inquantum per virtutem seminis ejus disponitur materia ad susceptionem talis formæ. » Ia, q. 118, a. 2, ad 4. Voir aussi Contra Gent., II, c. 89.

Page 148: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 148

partant purement et simplement du principe. Saint Thomas n'a jamais soutenu non plus que la vertu séminale était une réalité qu'on devrait rencontrer dans l'expérience.

Or, on ne peut pas considérer cette vertu comme venant [168] ex-clusivement de l'âme des parents. La causalité universelle, elle aussi, agit par cette même vertu. Il faut donc rapporter celle-ci à la fois à la cause particulière et à la cause universelle. C'est pourquoi Aristote et saint Thomas ont écrit que « l'homme est engendré par l'homme avec le concours du soleil ». 263 Mais dans le cas des générations équivoques n'opèrent que la vertu formative de la cause universelle et la réalité corporelle qui en est l'instrument. C'est précisément parce que les causes universelles « renferment en leur pouvoir toutes les formes en-gendrées comme dans un principe actif » qu'Aristote pouvait dire que tous les corps inférieurs sont pleins de vertus d'âme. Et saint Thomas le cite en ce sens à plusieurs reprises. Il écrit particulièrement : « Dans les animaux engendrés ex putrefactione – (i.e. sans parents) – la vertu du ciel tient lieu de la vertu formative dans la semence... et ces vertus célestes reçues dans les éléments sont appelées par le Philosophe... des vertus d'âme, dont tous les éléments sont pleins, comme il dit, parce que de telles vertus sont suffisantes à l'animation de la ma-tière. » 264 De plus, cette causalité [169] est tout à fait naturelle, comme 263 « Et quia in hujusmodi spiritu concurrit virtus animæ cum virtute cælesti,

dicitur, quod homo generat hominem et sol. » Ia, q. 118, a. 1, ad 3. Voir aussi De Poientia, q. 3, a. 8, ad 14 et 15.

264 « ...In animalibus generatis ex putrefactione virtus cæli, ut Commentator dicit In VII Metaphysicor., com. 31, supplet locum virtutis formativæ in semine ; hujusmodi enim animalia propter sui imperfectionem non requirunt tot ad sui generationem sicut animalia perfectiora, in quibus oportet quod cum virtute cælesti adsit in semine virtus animæ a patre derivata ; est enim virtus cælestis in omnibus corporibus inferioribus sicut virtus motoris in moto, ut inducat unumquodque in speciem secundum materiæ dispositionem : et hæ virtutes cælestes in elementis receptæ vocantur a Philosopho, in XVI De animalibus seu De gen. animal., lib. II, cap. III, virtutes animæ, quibus omnia elementa plena dicit ; eo quod hujusmodi virtutes sunt sufficientes ad animationem materiæ, si pertingant ad aliquam complexionis æqualitatem. » In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3, ad 5. – « In animalibus ex putrefactione generatis, sufficit sola virtus cælesti corporis, quæ etiam in semine operatur. » De Potentia, q. 3, a. 11, ad 12 et ad 4. – « Dicit Philosophus, in libro de Animalibus, quod corpora inferiora sunt plena virtutibus animæ. » Ibid., c. – « In his veto quæ generantur ex putrefactione, etiam est in materia aliquod principium simile virtuti activæ

Page 149: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 149

nous l'avons déjà expliqué. On voit encore ici combien sont essen-tielles, à l'explication de l'embryologie dans cette philosophie, la doc-trine générale de la subordination des causes et celle du processus temporel de formation des individus eux-mêmes des espèces.

que est in spermate ex quo causatur anima in talibus animalibus. Et sicut virtus quæ est in spermate est ab anima completa animali, et a virtute cælestis corporis, ita virtus quæ est in materia putrefacta generativa animalis, est a solo corpore cælesti, in quo sunt virtute omnes formæ generatæ, sicut in principio activo. » In VII Metaph., lect. 8, n. 1457 ibid., lect. 6, n. 1402.

Page 150: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 150

[171]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

Deuxième partieL’ÉVOLUTION

ET L’ORTHODOXIECATHOLIQUE

Retour au sommaire

[172]

Page 151: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 151

[173]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I

Saint-Augustinet l’évolution

Retour au sommaire

Pour mieux saisir les idées de saint Thomas sur l'origine des pre-mières espèces vitales, il faut examiner de plus près ce qu'il entendait par « création simultanée », « création potentielle » et « raisons sémi-nales ».

Parce que, parmi les Pères de l'Eglise, c'est surtout à l'évêque d'Hippone que le docteur Angélique emprunte ses considérations sur les origines, il convient de s'en rapporter d'abord aux propres positions d'Augustin et de les préciser afin de mieux saisir celles de saint Tho-mas sur le même sujet.

Plusieurs Pères de l'Eglise ont parlé des origines, mais saint Au-gustin (354-430) est, sans contredit, celui qui en a parlé le plus ex pro-fesso ; c'est encore lui qui a été le plus souvent cité pour appuyer la théorie évolutionniste. Comme les autres Pères, c'est en exégète 265 plu-tôt qu'en naturaliste qu'il traite du début et du développement du monde, s'en tenant, pour ce qui est de l'aspect scientifique, à ce qu'avaient enseigné les anciens et l'expérience rudimentaire du temps.

265 « Notre but est de chercher, d'après les livres saints, les lois que Dieu a imposées à la nature, et non le miracle qu'il peut opérer par elle et en elle pour manifester sa puissance. » De Genesi ad litteram, II, c. 7, n. 2 ; aussi ibid., VII, c. 28, n. 42.

Page 152: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 152

Mais les réflexions de ce saint Docteur sur la Genèse ne sont certaine-ment pas négligeables. C'est pendant presque toute sa vie – (à partir de 393, tout au moins, et jusqu'à sa mort en 430) – qu'Augustin s'est pré-occupé de l'interprétation des premiers [174] chapitres de la Genèse et qu'il s'est efforcé d'en trouver un sens « aussi littéral que possible ». 266

Personne n'ignore que la seule recherche de la pensée d'Augustin en cette matière délicate a fourni l'occasion de nombreux travaux et discussions qui se poursuivent encore de nos jours. Messenger nous avertit 267 que pour connaître exactement la pensée d'Augustin concer-nant les « six jours » de l'Hexameron et les « raisons séminales », il est plus sage de s'en tenir aux écrits augustiniens eux-mêmes, ou, si l'on veut les interpréter à l'aide de commentateurs, de les mettre en rapport avec les écrits des contemporains d'Augustin plutôt qu'avec ceux du Docteur angélique, qui a vécu plusieurs siècles après eux. Or, on ne voit pas très bien l'opportunité de ce conseil lorsqu'on sait que c'est justement ce qu'a fait saint Thomas quand il a rappelé les idées d'Augustin à propos des origines. Autant vaudrait dire que saint Tho-mas n'a pas compris saint Augustin sous ce rapport... Si donc Messen-ger nous avertit ainsi, c'est probablement parce que saint Thomas, s'inspirant des écrits d'Aristote plutôt que de ceux de Platon, aurait pu être tenté de rejeter totalement ce qui est d'inspiration néo-platoni-cienne dans les œuvres d'Augustin pour rester fidèle à Aristote, ou encore parce qu'il aurait pu être porté à altérer certaines idées d'Au-gustin en vue de confirmer les siennes et pour ne pas contredire ouver-tement une si grande autorité.

Sans doute que l'Aquinate s'est inspiré des œuvres du Stagirite et qu'il a été profondément influencé par celles-ci dans ses jugements d'ordre scientifique et philosophique ; mais cela ne lui a pas enlevé son jugement personnel. On n'a qu'à se rappeler les passages où il ne peut suivre le Philosophe ; d'autres passages où il montre Augustin hésitant quand lui [175] même affirme catégoriquement ; d'autres en-fin où il accepte l'opinion de saint Augustin plutôt que celle de la ma-jorité des Pères. Au sujet des astres en particulier, saint Thomas sou-tient une opinion tout à fait personnelle. En affirmant leur influence

266 Cf. DORLODOT, op. cit., pp. 51 et 101, note.267 Op. cit., pp. 40-41, 54-55.

Page 153: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 153

active sur les générations terrestres, il s'oppose nettement aux Pères qui la nient. 268

Quiconque veut connaître la doctrine de saint Augustin sur l'ori-gine des choses doit connaitre ce qu'il entendait par « création simul-tanée de toutes choses » et par « raisons séminales ». Pour cela, il faut s'en tenir surtout, comme l'enseigne Augustin lui-même, à son traité De Genesi ad litteram. 269 Il sera plus facile ensuite de reconnaître si saint Thomas a bien ou mal interprété saint Augustin et dans quelle mesure il s'est rallié à ses idées sur ces sujets.

§ 1. La création simultanée de toutes choses

Retour au sommaire

Nous verrons d'abord que saint Augustin a enseigné la « création simultanée de toutes choses », c'est-à-dire que, par un seul acte créa-teur et en un seul instant, Dieu a produit tout ce qui existe. Et cet en-seignement, Augustin l'a appuyé sur des textes scripturaires, particu-lièrement sur celui de l'Ecclésiastique  : « Qui vivit in æternum creavit omnia simul. » 270 Celui qui vit éternellement a tout créé en une seule fois, ou [176] plutôt, en un seul instant, en un coup instantané : « in ictu condendi ».

268 Cf. Ia, q. 46, a. l, ad 2, 3, 6 et 7 ; ibid., a. 2 ; q. 70, a. 3 ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 5 ; ibid., d. 12, q. 1, aa. 2 et 3 ; d. 15, q. 1, a. 2 ; De Potentia, q. 6, a. 6 ; ibid., q. 3, a. 17 ; q. 4, a. 1, ad 17 et a. 2 ; De Spirit Creat., q. 1, a. 5 ; In 12 Metaph., lect. 8, n. 2536, Contra Gent., II, cc. 31 et 38 ; Ibid., III, c. 92 ; In II de Anima, lect. 6, n. 301 ; ibid., III, lect. 17, n. 855, etc.

269 Cf. Retractationes, I, c. 18.270 Ecclésiastique, 18, v. 1. Saint Augustin interprétait les Ecritures saintes

d'après le texte grec des LXX et les traductions latines de ce texte. Nous utiliserons alternativement, pour ce qui est du De Genesi ad litteram ou du De Trinitate, les traductions de M. RAULX ou celles de PÉRONNE, ECALE, etc. Pour les Confessions, celle de d'ARNAULD et d'ANDILLY ou celle de P. DE LABRIOLLE.

Page 154: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 154

Les êtres ne furent donc point créés avec cette lenteur qui caractérise aujourd'hui leur existence ; les générations, au début, ne mirent point à se former tout le temps qu'elles mettent à présent. En effet, le temps accom-plit aujourd'hui des révolutions qui, à l'origine, ne pouvaient être la consé-quence de sa nature. Autrement, si nous voulions voir dans les mouve-ments naturels des êtres et dans les jours actuels la même durée que dans la création primitive, ce ne serait plus un jour, mais une foule de jours qu'aurait exigés pour se développer, dans l'intérieur de la terre, la végéta-tion aux racines sans nombre qui tapisse le sol ; il aurait encore fallu plu-sieurs jours pour lui permettre de se développer en plein air, selon la varié-té des espèces, et d'acquérir la perfection qu'elle atteignit en un jour, c'est-à-dire le troisième, d'après le récit de l'Ecriture sainte... Par conséquent, Dieu, ayant tout fait ensemble, a créé à la fois la période des six ou des sept jours, disons mieux, a créé un jour qui s'est renouvelé six ou sept fois. Pourquoi donc distinguer avec tant de rigueur et de précision six jours dans le récit sacré ? La raison en est claire : les esprits qui ne sauraient comprendre « que Dieu ait tout créé ensemble », ne peuvent atteindre le but où l'Ecriture les mène, qu'au moyen d'un récit aussi lent que leur intel-ligence. – ...Ce qui était antériorité et postériorité dans la série logique des créations, était simultanéité dans la puissance créatrice. Car si Dieu a fait des ouvrages qui devaient durer, il n'a point créé dans le temps, mais il crée aussi le temps destiné à s'écouler. 271

Par conséquent, quand nous remontons par la pensée à la condition première des ouvrages dont Dieu s'est reposé le septième jour, il ne faut songer ni à la durée que mesure le mouvement diurne du soleil, ni même à la manière dont Dieu produit aujourd'hui les êtres ; il faut voir comment Dieu a fait les créatures qui ont déterminé la marche du temps, comment il a tout produit à la fois et établi du même coup l'ordre universel, non d'après certaines périodes de temps, mais par la subordination des effets à leurs causes, de telle sorte que la création a été simultanée et tout en-semble conduite à sa perfection, selon le type du nombre six qui sert à caractériser ce jour. 272 – Alors, [177] en effet, il créa tout à la fois sans le moindre intervalle de temps. 273 – ...Du même coup dont il créa l'univers. 274

Ces textes suffisent pour prouver qu'Augustin n'a admis dans l'ac-tion créatrice aucune durée de temps et que Dieu a tout produit par un acte créateur unique.

271 De Genesi ad litt., IV, cc. 33 et 35. Voir aussi ibid., VI, c. 3, et VII, c. 2.272 Ibid., V, c. 5.273 Ibid., c. 11.274 Ibid., IV, c. 33.

Page 155: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 155

Sur ce point, écrit H. de Dorlodot, saint Augustin est d'accord avec les Pères de l'École d'Alexandrie, et il est aussi toujours demeuré d'accord avec eux pour admettre que les six jours de la Genèse ne représentent rien autre chose que l'origine même du temps, c'est-à-dire l'instant mathéma-tique où Dieu a tiré la matière du néant. 275

L'exposé de la création suivant l'ordre de six jours, distingués par l'auteur de la Genèse, doit s'entendre, d'après saint Augustin, d'un ordre idéal, figuratif et qui n'a que l'apparence de l'histoire. C'est pour-quoi ces six jours ne signifient qu'un seul jour, ou mieux, qu'un seul instant.

Ce n'est donc point dans une série d'époques, mais dans un ordre lo-gique que fut créée d'abord la matière informe, mais susceptible de se for-mer, la substance des corps et celle des esprits, destinée à servir comme de fond à toutes les œuvres divines. 276 – Comme le fond précède la forme, non en date, mais en principe, l'Écriture a légitimement établi, dans son récit, des époques que Dieu n'a point mises dans l'acte créateur. 277 – Cette exposition, suivant l'ordre des six jours, retrace de telle sorte l'histoire des choses accomplies, qu'elle présente surtout le tableau des événements fu-turs. 278

C'est bien en ce sens que saint Thomas a interprété saint Augustin, et c'est à l'explication augustinienne de la création qu'il accorda sa pré-férence : « Cette opinion d'Augustin, écrit-il, [178] est plus raison-nable... et elle me plait davantage. » 279 On remarquera qu'il ne s'agit 275 Le darwinisme... p. 167. Pour la première et la deuxième section de ce

chapitre, nous nous inspirerons largement du travail remarquable de H. DE DORLODOT, Le darwinisme et l'orthodoxie catholique.

276 De Genesi ad litt., V, c. 5 n. 13 ; aussi De la Genèse contre les Manichéens, II, c. 2 ; Cité de Dieu, XI, cc. 9 et 33.

277 Ibid., I, c. 15, n. 29 ; aussi  : V, cc. 2 et 3 ; IV, c. 27 ; voir, à ce sujet, H. DE DORLODOT, op. cit., pp. 67-81.

278 Contre les Manichéens, I, c. 23.279 In II Sent., d. 12, q. 1, a. 2. Aussi Ia, q. 74, a. 2. « Depuis son premier

ouvrage sur la Genèse (De Genesi contra Manichaeos), jusqu'à la fin de sa vie, écrit Dorlodot, il [Augustin] s'est toujours montré pleinement convaincu de cette vérité que les six jours de l'Hexaméron ne peuvent représenter une succession réelle des œuvres de la création : sa persuasion à ce sujet a seulement augmenté, à mesure que l'étude de plus en plus approfondie du texte sacré en faisait éclater plus clairement l'évidence à ses yeux. C'est donc

Page 156: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 156

nullement, dans ces divers textes, de jours « époques » ou « périodes » comme certains exégètes catholiques l'on soutenu, pensant ainsi mieux faire concorder 280 la Bible et la géologie moderne. Malheureu-sement pour eux, le mot « yom », employé dans la Genèse, ne saurait signifier, selon une exégèse sérieuse, autre chose que notre jour ci-vil, 281 bien qu'il puisse figurer aussi une autre réalité que la durée de vingt-quatre heures : soit, par exemple, l'apparition successive des di-vers degrés d'êtres créés, soit la connaissance angélique de ces mêmes degrés des êtres, comme l'a enseigné saint Augustin. 282

Par le mot « tout » (omnia), Augustin entend le ciel et la terre, c'est-à-dire les substances spirituelles et les substances [179] corpo-relles, même le temps et la matière « informe », signifiée par la terre. 283 Saint Thomas ne l'interprète pas autrement lorsqu'il écrit « Saint Augustin entend par le ciel la créature spirituelle informe, et par la terre, la matière informe de tous les corps. Il s'ensuit que toutes les créatures s'y trouvent comprises. » 284 Il ne faut pas croire cepen-

une grave erreur de faire dépendre du système proposé avec doute dans De Genesi ad litteram cette doctrine constante de saint Augustin, que le saint Docteur appuie sur des preuves inéluctables. Saint Thomas d'Aquin avait exprimé clairement la chose, en montrant (In II Sent., d. XII, q. 1, a. 3) qu'on put admettre que la succession décrite par la Genèse ne répond en réalité qu'à une simple classification, sans admettre pour cela le système proposé par saint Augustin sur la connaissance, par les anges, des œuvres de la création. Il est regrettable que les auteurs modernes aient perdu de vue cette sage remarque du Docteur angélique. » Op. cit., p. 66, note 2.

280 Concordisme : Principe d'interprétation scripturaire qui consiste à solliciter le sens des textes inspirés au profit de doctrines scientifiques encore mal établies.

281 « Les jours de la Genèse sont bien, comme l'indique le contexte, des jours de vingt-quatre heures. Il y a un soir, il y a un matin... La traduction du mot jour « yom » par période est insoutenable. » J. CHAINE, Le livre de la Genèse, p. 44.

282 Cf. De Genesi ad litt., V, c. 5 ; IV, c. 21 et les suivants ; De la Genèse contre les Manichéens, I, cc. 23 et 25. – Voir aussi SAINT THOMAS, Ia, q. 74 aa. 1, 2 et 3 ad 7 ; De Potentia, q. 4, a. 2, c. et ad 2, 4 et 8 ; DORLODOT, op. cit., pp. 62-67, pp. 167 et 173 ; MESSENGER, op. cit., pp. 40-44 ; JACQUES LAMINNE, L'idée d'évolution chez saint Augustin, pp. 505-521.

283 Cf. De Genesi ad litt., IV, c. 18 ; ibid., 1, cc. 1, 3, 9, 15 ; II, c. 12 ; V, c. 3 et 5 ; Confessions, XII, cc. 2, 6, 7, 13, 17, 19 et 29 ; Cité de Dieu, XI, cc. 6, 9, 23 et 33 ; XII, c. 15 ; De la Genèse contre les Manichéens, I, c. 6.

284 Ia, q. 74, a. 3, ad 2 ; ibid., a. 2 ; De Poientia, q. 4, a. 1, ad 7 et 17.

Page 157: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 157

dant que, selon l'idée d'Augustin, Dieu a créé une matière absolument sans forme .d'abord, pour la revêtir de formes ensuite par des interven-tions spéciales. Cette matière, en effet, ne précède pas temporelle-ment, dans sa création, la production des autres choses, puisque, d'après Augustin, tout fut « créé simultanément » ; elle les précède seulement selon l'ordre de nature ou de principe.

On ne peut pas dire que la matière sans aucune forme existe antérieu-rement aux êtres formés, puisque celle-là comme ceux-ci ont été créés simultanément : et ce dont les êtres sont faits et ce qui est fait. Par exemple, les sons constituent le fond des mots, les mots représentent les sons tout formés ; or celui qui parle ne fait pas d'abord entendre des sons confus, quitte à les rassembler pour en composer ensuite des mots. De même le Créateur n'a pas fait d'abord la matière sans forme, pour en tirer plus tard les différentes espèces d'êtres, comme par une seconde interven-tion ; par un seul acte il a créé la matière avec la forme. Cependant, parce que ce dont une chose est faite précède la chose elle-même, non en date mais en principe, l'Ecriture a légitimement établi dans son récit des pé-riodes de temps que Dieu n'a point utilisées dans son acte créateur. 285

[180]C'est donc à un acte créateur unique que saint Augustin attribue

l'effet de la « création » de la matière et celui de son « information » (concreasse). C'est en ce sens encore que saint Thomas lui-même comprend saint Augustin à ce sujet. 286 Il n'est donc pas conforme aux

285 De Genesi ad litt., I, c. 15 (trad. DORLODOT) ; voir aussi ibidem, II, c. 11 – « Nec putandus est Deus informem prius fecisse materiam et intervallo aliquo interposito temporis formasse quod prius informe fecerat, sed sicut a loquente fiunt verba sonantia, ubi non prius vox informis post accepit formam, sed formata profertur, ita intelligendus est Deus de materia quidem informi fecisse mundum ; sed simul eam « concreasse » cum modo. » – Contra adversarium Legis et Prophetarum, I, cc. 10 12 ; aussi Confessions, XII, c. 29. – « Non itaque temporali, sed causali ordine prius facta est informis formabilisque materies, et spiritalis et corporalis, de qua fieret quod faciendum esset. » De Genesi ad ltit., V, c. 5.

286 « Dicendum quod Augustinus loquitur de materia informi, secundum quod intelligitur absque omni forma ; et sic necesse est dicere quod informitas solo ordine naturæ formationem præcedat... Verba Augustini non sunt intelligenda sic quod materia aliquo tempore fuerit in potentia ad formas elementares nullam eorum habens : sed quia in sua essentia considerata nulla (m) formam actu includit ad omnes in potentia existens. » De Potentia,

Page 158: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 158

écrits de l'auteur de la Genèse de dire, comme le P. Gardeil, qu'il faille distinguer, dans les écrits du saint Docteur, l'acte divin de « création » de la matière et celui de son « information ». 287 Car cette matière « in-forme », ce prope nihil dont parle Augustin, ne désigne, en fait, rien autre chose que la matière première qui, ne pouvant exister seule, ne peut être créée seule. Quand donc la matière est réellement créée, la forme l'est à fortiori.

N'est-ce pas vous [Seigneur] qui m'avez appris qu'avant que vous eus-siez formé cette matière sans forme et que vous en eussiez distingué toutes les parties, elle n'était rien de particulier, ni couleur, ni figure, ni corps, ni esprit ? Ce n'était pas toutefois un pur néant, mais c'était je ne sais quoi d'informe qui n'avait aucune beauté. 288

De tous ces textes, il ressort clairement que l'omnia simul, d'après saint Augustin, comprend la création simultanée par un seul acte divin et de la matière « informe » et de tout ce qui devait éclore du chaos primitif.

[181]

Car ils ont tous [les ouvrages de Dieu] été faits de rien par vous [Sei-gneur] mais non pas de vous, ni d'aucune autre substance qui vous fût contraire ou qui eût été auparavant ; mais d'une matière que vous aviez créée en même temps, puisque d'informe qu'elle était, vous lui avez donné une forme sans qu'il y ait eu le moindre intervalle de temps entre la créa-tion de l'une et la formation de l'autre. Ainsi, encore qu'il y ait de la diffé-rence entre la matière du ciel et de la terre, et la beauté de ce même ciel et de cette même terre, vous avez néanmoins fait l'un et l'autre en même temps en tirant cette matière d'un pur néant, et en tirant la beauté de cet Univers de cette matière qui était informe ; et vous l'avez fait en telle sorte que, sans qu'il y ait eu un seul moment de retardement, la forme a suivi la matière... simul tamen utrumque fecisti.289

q. 4, a. 1, ad 1, et ibid., Contra objicientes, ad 4, 6 et 8 ; voir aussi ibid., a. 2, c. et ad 22.

287 La structure de l'âme et l'expérience mystique, T. I, pp. 156-159 et T. II, appendice II : S. Thomas et l'illuminisme augustinien, pp. 313-325.

288 Confessions, XII, ch. 3. Voir aussi De la Genèse contre les Manichéens, I, ch. 7 ; Contra adversarium Legis et Prophetarum, I. cc. 10-12.

289 Confessions, XIII, ch. 33. Voir aussi ibid., ch. 29.

Page 159: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 159

Certes, nous connaissons l'objection suivante de certains mo-dernes : si saint Augustin a enseigné la théorie de la création simulta-née, cela est dû à la mauvaise traduction du mot grec xoivñ par omnia simul. Voilà qui rend sa démonstration sans valeur ! Mais à cette ob-jection, nous pouvons répondre d'abord que, même si la traduction latine dont se servait Augustin était fautive, eu égard au texte grec, comme on le croit assez généralement aujourd'hui, cela n'infirme en rien le fait historique de son enseignement sur les origines. Autre chose, en effet, est de démontrer que saint Augustin s'est servi d'une traduction fautive, et autre chose est de dire qu'il n'a pas soutenu la création simultanée de toutes choses. Et si, de fait, on peut établir qu'il a soutenu la création simultanée, il s'ensuit que cette conception des origines ne répugnait ni à l'esprit très profond et certainement très chrétien d'Augustin, ni à sa vaste science scripturaire, ni à son ortho-doxie reconnue par l'Eglise – ce qui n'est pas sans importance pour le sujet que nous traitons. D'ailleurs, il n'est pas tellement facile, même pour des exégètes modernes, de prouver que les traductions scriptu-raires utilisées par Augustin étaient certainement fautives, Augustin n'est pas le seul à avoir traduit [182] certains textes des LXX comme il l'a fait ; il continuait en cela une tradition déjà plusieurs fois Sécu-laire. Voilà pourquoi on a pu rappeler à certains exégètes modernes « que Philon et les Pères grecs devaient entendre aussi bien que les modernes les textes grecs des LXX, et que saint Jérôme, qui n'y était certainement pas poussé par un esprit systématique, a traduit lui-même le texte par : Qui vivit in æternum creavit omnia simul  ; ce qui, quoi qu'on ait voulu prétendre, ne peut s'entendre que d'une création simultanée ». 290

Par ailleurs, Augustin n'a pas étayé son argumentation seulement de l'omnia simul, mais de tout le récit de la Genèse, qui fit l'objet de ses méditations pendant quarante ans.

Ainsi donc la simultanéité de la création, écrit Augustin, n'est plus une vérité empruntée à un autre livre de l'Ecriture [l'Ecclésiastique] : à la se-conde page de la Genèse, nous trouvons un témoignage qui nous invite à remonter jusqu'à ce principe. 291

290 DORLODOT, op. cit., p. 174 ; voir aussi p, 106, 27.291 De Genesi ad litt., V, c. 3.

Page 160: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 160

§2. Les raisons séminales

Retour au sommaire

Comment saint Augustin pouvait-il enseigner l'origine simultanée de toutes choses, alors que certains êtres ne sont pas apparus en même temps, mais successivement au cours des âges ? Il répond à cette question par sa théorie des « raisons séminales », ou « causales ». Grâce à cette théorie, Augustin distingua deux sortes de créatures : celles qui furent créées, au premier instant, substantiellement ou ac-tuellement : tels les anges, le temps, le jour, le firmament, la terre, la mer, l'air et le feu – qui sont les quatre éléments – les astres, enfin l'âme du premier homme ; celles qui ne furent que « préformées » : créées en puissance seulement ou dans leurs causes, de telle sorte qu'il leur restait encore à apparaître dans le temps. Ainsi [183] furent créés tous les organismes vivants dans l'œuvre des six jours. 292

On se demandera sans doute, écrit Augustin, comment Dieu a fait des œuvres à la fois complètes et inachevées : car il est impossible d'admettre qu'il ait achevé les unes, ébauché les autres ; ce sont bien les mêmes œuvres dont il se reposa le septième jour... Selon nous, Dieu les acheva lorsqu'il créa tout à la fois, avec une telle perfection qu'il ne lui resta plus rien à créer dans l'ordre des temps qu'il ne l'eût déjà créé dans l'ordre des causes et des effets : il les laissa inachevées, en tant qu'il devait faire sortir plus tard tous les effets renfermés en puissance dans leur cause. 293 – Il ne faut donc pas s'imaginer que Dieu, aujourd'hui, crée dans les êtres des es-pèces dont il n'aurait pas déposé les principes dans la création première ce serait évidemment contredire l'Écriture qui affirme qu'au sixième jour Dieu acheva tous ses ouvrages... ce serait une erreur de croire qu'il crée des espèces nouvelles, puisqu'il a tout achevé au sixième jour. 294 – Si les œuvres primitives de Dieu, lorsqu'il créa tout ensemble, n'avaient pas été achevées, elles auraient postérieurement reçu le développement nécessaire pour les rendre complètes ; la création universelle se décomposerait en deux moitiés, pour ainsi dire, et sa perfection serait celle qui résulte dans un tout de la réunion de ces deux moitiés. 295 – Cette création contint

292 Ibid., V, cc. 2, 5, 17, 23 ; VI, cc. 1, 5, 6, 11, 12, 15 ; VII, cc. 22, 24 et 28 ; X, cc. 1, 5.

293 De Genesi ad litt., VI, c. Il. Aussi De Trinitate. III, c. 9.294 Ibid., V, c. 20.295 Ibid., VI, c. 11.

Page 161: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 161

(donc) virtuellement tous les êtres qui devaient régulièrement se succéder avec le temps. 296

D'après saint Augustin, il faut donc aller jusqu'à dire que dans l'œuvre des six jours, c'est-à-dire dans la création simultanée, était comprise aussi la création de l'homme, mâle et femelle, non pas dans leur réalité visible actuelle – ce qui ne devait arriver qu'après le sixième jour : au cours du temps, – mais dans leurs causes cachées, c'est-à-dire virtuellement. 297

[184]Enfin, parmi les œuvres qu'il fit simultanément, Dieu créa même

l'âme humaine qui est restée cachée dans les œuvres divines, jusqu'à ce que vint le moment où « le souffle divin l'associa au corps formé du limon de la terre ». 298 Autrement, il n'aurait pas été vrai de dire que tout fut créé en même temps. 299

De même que la graine contient invisiblement toutes les parties qui avec le temps doivent former un arbre, ainsi il faut concevoir le monde, à l'instant où Dieu créa tout à la fois, comme renfermant l'ensemble des êtres qui furent faits en lui et avec lui. 300 – Si je prétends que, dans la création primitive et simultanée, l'homme, loin d'avoir atteint le développement de l'âge mûr, était moins qu'un enfant qui vient de naître, moins qu'un em-bryon dans le sein maternel, moins que le germe visible dont il naît, on pensera peut-être que c'est un rêve de métaphysicien. Qu'on revienne alors à l'Ecriture ; on y verra que le sixième jour, l'homme fut créé à l'image de Dieu, et créé mâle et femelle... Par quel secret, me demandera-t-on ? je répondrai que l'homme ne reçut qu'après le sixième jour cette forme vi-sible et cette organisation particulière à l'espèce humaine et que le premier couple naquit sans parents, l'homme du limon de la terre, la femme de ses côtes. Et comment y étaient-ils contenus dira-t-on ? Virtuellement, répon-drai-je, en puissance ; bref, ils naquirent selon la loi qui d'un être possible fait un être réel... Ensuite, à l'époque où Dieu après avoir créé tous les

296 Ibid., V, cc. 5, 4, et IX, c. 1.297 De Genesi ad litt., VI, cc. 5, 6, n. 10 ; ibid., cc. 11, 12 et 15. DORLODOT,

interprétant saint Augustin, soutient la même chose : op. cit., pp. 105 et 169 ; de même MESSENGER, op. cit., pp. 160-166 et pp. 174-175.

298 Ibid., VII, c. 24.299 « Primo propter illam operum consummationem, quæ non video quomodo

posset intelligi, si defuit aliquid tunc non causaliter conditum quod postea visibiliter conderetur. » Ibid., VI, c. 7.

300 Ibid., V, c. 23 et VI, c. 4 ; De Trinitate, III, c. 9.

Page 162: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 162

êtres à la fois les produisit régulièrement dans la suite des temps, il forme l'homme du limon de la terre, et la femme d'une de ses côtes ; car, on ne saurait dire ni qu'ils ont été formés ainsi le sixième jour, ni qu'ils n'aient pas été formés du tout le sixième jour, l'Ecriture ne le permet pas. 301 – Il y eut donc une double création, l'une en principe et en puissance, comme il convient à l'œuvre où Dieu créait tout à la fois et dont il se reposa le sep-tième jour, l'autre effective et successive qu'il continue encore aujour-d'hui... Qu'on ne dise pas que l'homme fut créé mâle le sixième jour, et femelle les jours suivants : l'Ecriture déclare expressèment [185] que le « sixième jour, Dieu créa l'homme mâle et femelle et les bénit. » Ce fut donc encore une double création : l'une virtuelle et comme un germe dépo-sé dans le monde par la parole de Dieu, lorsqu'il fit, à la fois, les œuvres... qui devaient être le principe de toutes les créatures appelées à naître, cha-cune en son temps, dans la suite des siècles ; l'autre, analogue à celle d'au-jourd'hui par laquelle Dieu opère dans le temps, le moment étant venu où Adam devait se former du limon de la terre, et la femme d'une de ses côtes. 302 – ... Par conséquent, les mouvements que les créatures accom-plissent aujourd'hui, pour remplir les fonctions qui leur sont assignées, sont la conséquence de principes et comme le développement de germes que Dieu a répandus en elles du même coup dont il créa l'univers. 303

Grâce donc à ces principes latents, on peut dire que les premiers êtres créés contenaient virtuellement tous les êtres à venir. Car, lorsque le saint Docteur veut exprimer la manière d'être, au début, des choses qui ne furent que « préformées », il déclare qu'elles n'ont été faites que invisibiliter, potentialiter, causaliter, quomodo fiunt futura non facta. 304 Et les expressions qu'il emploie le plus souvent pour dési-gner cette manière d'être sont celles de rationes seminales ou causales que l'on traduit généralement par « raisons séminales » eorum quasi seminales rationes habent.

Il faut ajouter que l'expression : « Dieu a tout créé en même temps », doit s'entendre au sens formel et non seulement en un sens métaphorique, même quand il s'agit de la création d'êtres purement potentiels. En effet,

La seule aptitude à être formé est déjà un commencement de bien, et l'Auteur de tout bien, qui a donné aux êtres leur forme, les a encore rendus

301 Ibid., VI, c. 6.302 Ibid., VI, c. 5.303 Ibid., IV, c. 33 ; voir aussi ibid., IX, c. 17 ; De Trinitate, III, c. 8.304 Ibid., VI, c. 6.

Page 163: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 163

capables de la recevoir. Ainsi tout ce qui est tient de Dieu tout ce qu'il est, et ce qui n'est pas encore, tient de Lui tout ce qu'il peut être... Tout vient e Dieu, et ce qui a reçu une forme, en tant qu'il l'a reçue, et ce qui ne l'a pas encore reçue, en tant qu'il peut la recevoir. 305

[186]Donc, produire une chose, ne fût-ce que dans ses causes, c'est en-

core la produire réellement. Pour interpréter fidèlement les passages où saint Augustin parle de création potentielle, il faut se souvenir qu'il se sert souvent de comparaisons (sicut, quasi, tanquam) 306 et que, par conséquent, il n'a nullement l'intention d'identifier les raisons causales ou séminales du début avec les « semences » qui n'existeront que plus tard. Il y a seulement cette ressemblance entre les deux : que les « rai-sons » causales, elles aussi, contiennent seulement en puissance et d'une façon invisible ce qui n'en sortira que plus tard.

Les choses ont une existence fort différente dans le Verbe de Dieu où elles n'ont point été créées et sont éternelles ; dans les éléments primor-diaux de la création où tout ce qui devait exister a été créé simultanément en principe ; dans les êtres qui sortent de ces raisons primitives, au mo-ment marqué, tels : Adam, lorsqu'il fut formé du limon de la terre et animé par le souffle divin, ou l'herbe, quand elle poussa sur la terre ; enfin dans les semences où semblent se renouveler les causes primordiales que repro-duisent les êtres mêmes sortis de ces causes : c'est ainsi que l'herbe vient de la terre et la semence de l'herbe. De tous ces êtres, celui qui est arrivé à l'existence apparaît avec les modifications qui composent la vie, et qui sont le développement effectif dans une substance réelle des causes se-crètes, virtuellement contenues dans toute créature : telle fut l'herbe, après avoir poussé sur la terre, tel fut l'homme formé en être vivant, et, en un mot, les animaux ou les plantes que Dieu produit en vertu de son activité continue. Du reste, tout être contient en soi un autre lui-même, grâce à cette propriété de se reproduire qu'il tient des causes primordiales où il fut enveloppé, avant de naître sous les formes propres à son espèce, au mo-ment où le monde fut créé avec le jour. 307

Voici maintenant un autre passage où le saint Docteur est encore plus explicite :

305 De Vera religione, c. 18.306 Voir De Genesi ad litt., V, c. 23 ; VI, c. 6 ; De Trinitate, III, c. 9.307 De Genesi ad litt., VI, c. 10 ; aussi c. 5.

Page 164: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 164

Si, dit-il, nous nous représentons que lorsque les choses furent faites (comme le raconte la Genèse) par la parole de Dieu, les trans

formations [187] des choses et des jours se poursuivaient selon les espaces de temps tels que nous les connaissons, ce n'est pas en un jour que les plantes auraient pu germer et s'accroître, comme la Sainte Ecriture le raconte. De même pour l'accroissement des oiseaux, jusqu'au moment où ils furent capables de voler. Peut-être dira-t-on que les œufs seulement ont été créés au cinquième jour. Mais, si l'on admet que cela suffise pour qu'on puisse dire avec vérité que les oiseaux ont été créés, parce qu'il y a dans l'œuf tout ce qui est nécessaire pour que l'œuf puisse se développer en oiseau au bout d'un nombre normal de jours, – ce qui provient des nom-breux principes incorporellement unis à la matière corporelle de l'œuf – [quia inerant jam ipsæ numerosa rationes incorporaliter corporeis rebus intextæ] – pourquoi ne pourrait-on pas dire la même chose avant même que n'existassent les œufs, si l'élément humide contenait déjà les mêmes principes [les mêmes rationes] capables de causer le développement des oiseaux, au cours du temps convenant à chaque espèce. 308

Saint Augustin écrit ailleurs :

Au reste, cette puissance de fécondité, qui fut alors communiquée à l'eau et à la terre, ne s'épuisa point en ces productions premières... En ef-fet, sans cette fécondité inhérente et absolue, comment la terre produirait-elle mille plantes dont les graines n'ont point été semées ?  309 – ...L'Ecri-ture ne dit pas, en effet : que les semences produisent l'herbe et la végéta-tion mais : que « la terre produise l'herbe portant semence » ; c'est expri-mer bien clairement que la semence vient de l'herbe et non l'herbe de la semence. 310

Puis, lorsque Augustin parle de la création potentielle de l'homme, mâle et femelle, il dit expressément qu'il ne fut pas créé alors sous la forme d'un enfant, d'un embryon ou d'un sperme visible, mais : « aliter tunc aliter postea ».

308 Ibid., IV, c. 33, (trad. de DORLODOT, op. cit., pp. 102-103.) D'après H. DE DORLODOT, qui interprète ce passage, « saint Augustin nie clairement que le sujet des rationes causales ait été, dans l'hypothèse qu'il avance, des œufs ou des graines au moment de la création. C'est simplement la matière inorganique, et pour le cas spécial des oiseaux, l'élément humide, c'est-à-dire l'eau. »

309 De Trinitate, III, c. 8.310 De Genesi ad litt., V, c. 4.

Page 165: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 165

On ne me comprendra peut-être pas, écrit-il, car je fais abstraction de toute idée physique [sensible] ; je dépouille les semences elles-mêmes [188] de toute étendue. L'homme n'était pas même un raccourci d'atome, lorsqu'il fut fait dans la création des six jours. La semence, cependant, fournit une métaphore assez heureuse pour faire comprendre cette idée, parce que les êtres qui doivent en sortir plus tard y sont virtuellement contenus ; mais avant les semences matérielles, il y a les causes, les prin-cipes invisibles : c'est le point délicat à saisir. 311

§3. Les raisons séminaleset les modes de production des corps

d'Adam et d'Ève

Retour au sommaire

Nous pourrions pousser plus loin la recherche et nous demander si la manière dont les corps de nos premiers parents ont été produits était elle aussi contenue dans les raisons causales... A cette question, voici, en substance, la réponse de l'auteur de La Genèse au sens littéral. N'allons pas nous imaginer de prendre à la lettre la formation du corps du premier homme, rapportée dans la Genèse, comme si Dieu, de ses mains, avait formé lui-même l'argile. Il ne faut pas écouter davantage ceux qui prétendent trouver un privilège spécial pour l'homme en ceci : que le ciel, la terre et les continents ont été appelés à l'existence par la parole de Dieu, tandis que le Tout-puissant aurait « formé l'homme du limon de la terre en le pétrissant avec ses doigts... Ce n'est là qu'un symbole pour peindre la puissance et la grandeur de Dieu ; n'y aurait-il pas folie à ne point le comprendre ? » Ne lisons-nous pas dans les Psaumes (102, 26) que les cieux sont l'ouvrage de ses mains, et que ses mains ont façonné les mers et les continents (ps. 95, 4, 5) ? Ce qui distingue l'homme des animaux, c'est qu'il est l'image de Dieu, non par son corps, mais par son âme. L'Ecriture ne fait donc pas de distinction entre l'origine du corps de l'homme et celle des autres corps. Aussi l'Ecriture emploie-t-elle les mêmes expressions pour en-

311 lbid., VI, c. 6.

Page 166: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 166

seigner que c'est [189] Dieu qui a formé l'homme, la terre et les ani-maux. 312 Et saint Augustin conclut :

Quant à l'homme, sa formation [actuelle] fut la conséquence des causes destinées à faire sortir le premier homme, non de parents anté-rieurs, mais du limon de la terre, en vertu du principe où il avait été vir-tuellement créé. En effet, s'il avait été formé autrement, il n'appartiendrait pas aux œuvres que fit Dieu dans la période des six jours ; or, quand on dit qu'il fut créé, on entend que Dieu créa la cause dont il devait sortir au temps marqué, et selon laquelle il avait dû être fait, par Celui qui avait achevé ses ouvrages seulement commencés, en créant les causes de leur perfection, et qui tout ensemble les avait commencés pour les achever dans l'ordre des temps. Si donc Dieu, en créant les causes qu'il déposa primitivement dans l'univers, a établi qu'il formerait l'homme du limon de la terre, et comment il le formerait : à l'état d'embryon ou dans la beauté de la jeunesse, il est hors de doute qu'il l'a formé selon les principes qu'il avait fixés d'avance... Mais, si Dieu, après avoir donné à la cause primitive assez de puissance pour produire l'homme suivant la double loi de déve-loppement successif ou de formation immédiate, et pour le contenir en puissance de ces deux manières, a gardé dans sa volonté un des deux modes de formation, au lieu d'en poser le principe dans le monde, il est évident que, même dans cette hypothèse, l'homme ne serait pas produit en dehors des lois assignées aux causes primordiales. 313 – Il fut formé ainsi, à l'origine du monde, parmi les causes primitives, au moment où elles furent créées toutes ensemble ; il fut créé quand le temps marqué fut accompli, visiblement dans son corps, invisiblement dans son âme, ayant été compo-sé d'une âme et d'un corps.314

Quoi qu'il en soit :[190]

Il serait par trop naïf de s'imaginer que Dieu forma l'homme du limon de la terre en le pétrissant avec des doigts : l'Ecriture eût-elle employé cette expression, nous devrions croire que l'écrivain sacré s'est servi d'une

312 Ibid., VI, c. 12.313 Ibid., VI, c. 15 ; ibid., cc. 5, 7 et 9 ; VII, C. 22.– Selon R. DE SINETY, saint

Augustin, « désirant ne point proposer une théorie qui donnât à rire aux incroyants, se refusait à se représenter Dieu modelant de ses mains comme un potier le corps d'Adam. La seule intervention divine, au moment de la formation de cet organisme, était le concours général et l'inspiration de l'âme qui, créée au premier instant, attendait le moment où elle animerait le corps qui lui était destiné ». Art. cit., dans Archives de philosophie, p. 505.

314 Ibid., c. 11 ; aussi ibid., VII, c. 24.

Page 167: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 167

métaphore, plutôt que de nous figurer Dieu limité par des organes sem-blables aux nôtres... On ne doit pas non plus croire avec quelques per-sonnes que l'homme est le principal ouvrage de Dieu parce qu'il comman-da pour créer les autres êtres, tandis que lui-même fit l'homme : la véri-table raison est qu'il le fit à son image... Qu'on ne croie donc pas que ce passage de l'Ecriture ait trait à la grandeur de l'homme, comme si Dieu eût fait l'homme [de ses mains], tandis qu'il commandait au reste de se for-mer. 315

La surprise et l'embarras d'Augustin commencent seulement lorsque, après avoir accepté une interprétation matériellement litté-rale, 316 il aborde le récit sacré de la formation du corps d'Eve.

Car, dit-il, nous savons par expérience (que les animaux peuvent naître de l'eau, ou de la terre, ou des rameaux, ou des fruits, ou aussi de la chair des animaux qui produit des germes innombrables de vers ou de reptiles, ou enfin par l'union des parents. 317 – Mais nous ne connaissons aucun cas où un animal serait né des chairs d'un animal de même espèce et ne diffé-rant de lui que par le sexe. Si nous cherchons dans la nature un fait sem-blable à la production de la femme du flanc de l'homme, il nous est impos-sible de le trouver. 318

Ce passage, comme bien d'autres de ses écrits, nous apprend d'abord que le saint Docteur ne négligeait pas l'expérience pour faire de l'exégèse. Il nous fait voir aussi que la difficulté qu'il éprouve à expliquer la formation concrète du corps d'Eve – comme celle du corps d'Adam d'ailleurs : selon des phases embryologiques ou à l'âge adulte – ne vient pas du fait de sa création virtuelle comme les autres êtres, mais du mode de sa formation dans le temps. En [191] s'en te-nant à l'interprétation matériellement littérale du texte génésiaque, la manière dont le corps d'Eve fut fait est pour lui pleine de mystère.

Après s'être demandé s'il ne pourrait pas l'attribuer aux anges – car il a un grand souci d'éloigner les interventions divines spéciales et les miracles dans la première institution des choses, – il répond en délimi-

315 Ibid., VI, c. 12.316 De Genesi ad litt., IX, c. 14.317 Le R.P. Woods n'a donc pas raison lorsqu'il affirme dans son livre anti-

évolutionniste : Augustine and Evolution (pp. 46-52), que saint Augustin n'a reconnu que deux manières de produire la vie : par création ou au moyen de germes.

318 De Genesi ad litt., IX, c. 16 (trad. DORLODOT, op. cit., p. 110.)

Page 168: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 168

tant leur sphère d'activité possible dans les phénomènes naturels. Comme le laboureur et le médecin, les anges, « ces laboureurs de la nature universelle », peuvent bien concourir avec les forces naturelles, mais ils ne les créent, ni ne les remplacent. Toutefois, ajoute-t-il, l'in-tervention des anges n'est peut-être pas étrangère à la production ex-traordinaire du corps d'Eve. Ce qui est extraordinaire pour nous peut être ordinaire et naturel pour eux, parce qu'ils connaissent mieux que nous la Nature et ses forces. Si nous ne connaissions que la Nature, tout en ignorant l'art du jardinier, nous saurions sans doute que les plantes naissent du sol ou de leurs semences, mais nous n'aurions pas l'idée de la greffe qui fait porter à un arbre des fruits d'une variété étrangère. « Sans vouloir rien trancher » concernant cette question, Augustin conclut néanmoins que l'opération des anges ne suffit pas : ils ne peuvent que préparer la matière sur laquelle s'exerce la puis-sance divine, soit par l'activité qu'elle se réserve, soit par celle qu'elle communique à la Nature. 319 Dans l'origine temporelle de la première femme, tout, selon Augustin, est donc manifestement en dehors de l'ordre naturel. Voilà pourquoi il soutient que la création simultanée – malgré la parole de l'Ecriture : « Il les créa mâle et femelle » – ne contenait pas en puissance, dans les raisons séminales, la manière merveilleuse dont Eve fut tirée d'une côte d'Adam. Cela nous porte à croire que la manière dont le corps d'Eve fut formé ne se rattache pas activement aux [192] raisons, séminales, mais seulement d'une façon passive : suivant la passivité propre à la puissance obédientielle ; en sorte que le mode spécial de formation de la première femme se rat-tache à une action miraculeuse. 320

Toutefois, il ne faut pas oublier, pour compléter la pensée d'Augus-tin sur ce sujet, qu'il s'étonne de ce mode extraordinaire de production et qu'il l'attribue à ce que le P. de Sinety appelle une « action spéciale et directe de Dieu, remplaçant ou complétant le jeu des raisons sémi-nales naturelles », 321 parce qu'il a pris à la lettre et matériellement le récit génésiaque du mode de production du corps d'Eve, et parce que, de son temps, l'expérience n'avait pas encore soupçonné un pareil mode d'origine vitale. Sans doute, eût-il été moins surpris s'il avait continué l'interprétation, en partie figurée, de la Genèse (comme Cajé-

319  Ibid., IX, cc. 15, 16 et 17 ; aussi De Trinitaie, III, cc. 8, 9.320  Ibid., cc. 17, 18.321  Archives de philosophie, art. cit., pp. 506 et 508.

Page 169: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 169

tan le fit plus tard) et, surtout, s'il avait connu les développements ac-tuels de la science.

Les textes précités nous autorisent à conclure, semble-t-il, que, si Augustin identifie l'acte divin de création et celui d'« information » de la matière, il distingue fort bien, cependant, l'ordre ou le moment de la création simultanée de toutes choses et celui de leur apparition ou de leur déploiement chronologique, autrement dit : l'œuvre de la création actuelle et virtuelle qui s'accomplit instantanément par un acte unique de Dieu, et la succession de manifestation ou d'ornementation qui s'ac-complit au cours du temps par l'activité des créatures elles-mêmes, assistées du concours divin ordinaire.

Il y eut donc une double création, l'une en principe et en puissance, comme il convenait à l'œuvre où Dieu créait tout à la fois, et dont il se reposa le septième jour, l'autre effective et successive qu'il continue encore aujourd'hui. Par conséquent, ce fut durant un de ces [193] jours produits par la révolution du soleil et semblables aux nôtres qu'Eve fut tirée de la côte de l'homme. 322

Ces deux façons de considérer le problème des origines dans les écrits d'Augustin semblent d'autant plus justes qu'elles correspondent, d'une certaine manière, comme nous le verrons, à sa façon d'envisager le premier et le second chapitre de la Genèse. Du reste, c'est pour avoir conçu les choses ainsi qu'il a pu dire de l'œuvre de Dieu qu'elle fut, dès le principe, à la fois parfaite et imparfaite, achevée et inache-vée : parfaite et achevée, puisque toutes les causes qui devaient par la suite déployer leurs effets n'échappèrent pas à l'acte créateur ; impar-faite aussi et inachevée, puisque tout ce qui devait apparaître plus tard ne fut que préformé, créé à l'état de raison séminale : « Nam sicut matres gravidæ sunt fœtibus sic ipse mundus gravidus est causis nascentium... » 323

§ 4. L'enseignement de Saint Augustin comparéà celui des autres pères de l'Église

322  De Genesi ad litt., VI, c. 5 ; voir aussi ibid., c. 6 ; V, cc. 6, 23 et 27.323 De Trinitate, III, c. 9. Voir aussi De Gentsi ad litt., V, c. 23 ; VI, c. 11, n.

19 ; VII, c. 28, n. 42.

Page 170: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 170

Retour au sommaire

L'hypothèse de l'acte créateur unique était loin d'être originale, car elle avait été enseignée par les Pères Alexandrins. 324 Mais, à l'encontre de ceux-ci, saint Augustin soutenait que toutes les choses ne sont pas apparues en même temps sous leur forme actuelle, dès le début.

Tandis que les Pères Alexandrins, écrit Dorlodot, croyaient que, dès ce moment, le monde organique aussi bien que le monde inorganique étaient essentiellement ce qu'ils sont aujourd'hui, saint Augustin abandonne ce sentiment pour le monde organique, admettant qu'à [194] l'origine Dieu n'avait créé les êtres vivants que dans leurs causes, en ce sens que la ma-tière terrestre ou aquatique, qu'il créa à l'origine, contenait virtuellement tous les êtres vivants, comme la graine contient virtuellement la plante dont elle est la semence, et que, plus tard seulement, au cours du temps, les différents êtres organisés, y compris le corps de l'homme, ont apparu, ou suivant son expression sont sortis de leurs causes, par évolution natu-relle, à partir de la nature inorganique. 325

La création, à l'origine, des vivants naturels dans leurs causes seulement (Potentialiter, invisibiliter), puis leur apparition successive au cours des âges, voilà l'originalité d'Augustin. Il est opportun, toute-fois, de rappeler ici que l'évêque d'Hippone avait d'abord accepté inté-gralement la théorie des Alexandrins. Ce n'est que par la suite qu'il se sépara d'eux, après une étude plus approfondie des Ecritures et aussi une observation plus attentive des faits plus à portée de l'expérience.326

324 Au nombre des Pères Alexandrins, qui ont tenu la doctrine de la « création simultanée », on peut citer : Origène, Clément d'Alexandrie, S. Hippolyte et Tertulien.

325 Op. cit., pp. 167, 87, 88, 103, 104.326 « En étudiant mieux le texte sacré, écrit Dorlodot, St. Augustin s'aperçut

qu'il y a, dans les descriptions du premier chapitre de la Genèse, des choses qui ne peuvent être réalisées que dans le temps. Tels sont les mouvements des astres. Tels sont aussi la naissance et l'accroissement des plantes jusqu'à la production des graines et des fruits, l'accroissement des oiseaux jusqu'à ce qu'ils soient capables de voler, etc. Or le premier chapitre de la Genèse décrit tout cela. Si donc, comme le croit saint Augustin, les six jours ne représentent, en réalité, que l'instant mathématique de la création, c'est que, dans ce premier chapitre, il n'est question que de la formation virtuelle du monde tel que nous le connaissons, et spécialement de la formation virtuelle des animaux et des végétaux : c'est-à-dire que la terre et l'eau, telles qu'elles

Page 171: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 171

Ce double aspect de l'œuvre de la création rend plus facile l'interpréta-tion du deuxième chapitre de la Genèse, qui décrit surtout l'ordre d'ap-parition successive dans le temps. Car si l'on n'admet pas le caractère allégorique des six jours de Hexaméron, on est amené, d'après Augus-tin, à constater une contradiction flagrante entre le premier et le se-cond chapitre de la Genèse. 327

[195On doit conclure de là, dit Dorlodot, que, tandis que le premier cha-

pitre [de la Genèse] traite de la formation du monde dans ses causes, au moment même de la création, le second décrit au contraire comment le monde, tel que nous le connaissons, est sorti de ses causes, en s'épanouis-sant dans le temps. Or le second chapitre nous décrit d'abord l'état de la terre, au jour, c'est-à-dire à l'instant, où Dieu créa le ciel et la terre : la terre ferme existait, mais elle ne portait aucun végétal, et les animaux y fai-saient également défaut, puisque ce n'est que plus tard que Dieu fit sortir de la terre tous les animaux de la terre et tous les volatiles du ciel. 328

Voilà comment saint Augustin fut conduit à délaisser l'interpréta-tion, entièrement fixiste, de l'omnia simul des Alexandrins. Mais, en s'éloignant de ceux-ci, il se rapprochait des Pères grecs, sans toutefois embrasser intégralement leur doctrine des origines. L'Ecole d'Alexan-drie avait professé la production simultanée en acte de l'inorganique et de l'organique. De cette façon, elle écartait toute possibilité d'une in-terprétation favorable à une formation progressive et naturelle du monde. Là, en effet, où tout est fait en une seule fois et dans sa der-nière perfection, il n'y a plus de place pour un développement ulté-rieur, pour une formation lente, successive, selon l'ordre du temps. Cette école avait établi sa théorie sur une interprétation purement allé-gorique d'une grande partie de l'Ecriture sainte. 329

ont été créées, avaient la puissance de faire naître d'elles les végétaux et les animaux aquatiques, aériens et terrestres. » Ibid., p. 168.

327 Cf. Ibid., p. 72. Voir aussi dans le même sens : MESSENGER, op. cit., p. 166 ; R. DE SINETY, dans Archives de philosophie, p. 500.

328 Ibid., pp. 169-170. Des remarques semblables « ... amènent les exégètes à reconnaître l'existence de deux récits [de la Genèse] et à les attribuer à des auteurs différents. Le caractère plus philosophique et plus universaliste du premier récit indique par rapport au second un développement de la pensée théologique. L'un et l'autre ne sont pas de la même époque. » J. CHAINE, op. cit., p. 43.

329 Cf. DORLODOT, op. cit., p. 88.

Page 172: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 172

Les Pères grecs, au contraire – en particulier saint Ephrem et saint Basile – interprétèrent, par réaction contre les Alexandrins, le texte de l'Hexaméron dans un sens littéral, mais matériel. Ce qui leur fit ensei-gner l'apparition successive [196] réelle de tous les êtres créés suivant l'ordre de « six jours ordinaires ». Car le concordisme, n'étant pas en-core né, n'avait pu leur suggérer les « jours-périodes » ou « époques » que certains exégètes modernes imaginèrent pour faire accorder les enseignements de la Bible avec ceux de la géologie. Or la théorie nou-velle de saint Basile, ayant soulevé un « tollé général dans le monde très cultivé de l'Asie mineure », 330 saint Grégoire de Nysse, appelé à prendre la défense de la thèse des six jours, jugea à propos d'abandon-ner l'explication, par trop anti-scientifique, de son frère. Il enseigna d'abord l'unique création du début par laquelle Dieu ne produisit que potentiellement (ςυνάμει τὰ πάντα ἤν...) à la fois le monde inorga-nique et le monde organique, mais avec une activité suffisante pour se développer par eux-mêmes dans l'espace des six jours de saint Basile. Après cet acte créateur unique, la « nature artisane » exécute le plan divin, grâce à cette puissance active, insérée en elle « dès la première impulsion créatrice... pour la naissance de toute chose ».

Dorlodot en conclut que « la théorie de saint Grégoire est bien une théorie d'évolutionnisme absolu, pour les êtres vivants aussi bien que pour la nature inorganique » ; les moments différents où la terre et l'eau ont reçu cette puissance seraient la seule divergence apparente entre saint Basile et son frère. Car, lorsque saint Grégoire affirme que l'eau et la terre tiennent ce pouvoir générateur d'un acte créateur unique, saint Basile semble dire aussi qu'elles l'ont acquis, mais seule-ment d'une manière successive, pour la production des plantes, des animaux aquatiques et aériens et des animaux terrestres, en vertu des paroles que Dieu prononça le troisième, le cinquième et le sixième jour : ce qui paraîtrait insinuer que, pour saint Basile, il y eut plusieurs interventions divines spéciales, non [197] pas sans doute pour pro-duire directement les organismes vivants – car il admet lui aussi l'in-fluence des causes secondes, – mais pour donner à la Nature de nou-velles puissances actives qui lui permissent d'engendrer de nouveaux êtres vivants. Cependant, certaines assertions de Grégoire de Nysse portent à croire que si saint Basile s'est exprimé autrement que lui en parlant des origines, il faut l'attribuer à la forme oratoire de ses homé-

330 DORLODOT, op. cit., p. 69.

Page 173: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 173

lies plutôt qu'à l'intention de dire ce qui s'est passé réellement. De sorte que, en soutenant la théorie de « l'unique impulsion », saint Gré-goire ne se met pas tellement en opposition avec la pensée de son illustre frère Basile. 331

Quant à saint Augustin, il semble avoir gardé une position moyenne. Il affirme, en effet, que par l'unique acte créateur initial Dieu a tout produit en même temps : mais non pas tous les êtres en acte, comme l'avaient enseigné les Pères Alexandrins, ni en puissance seulement, comme avait pensé saint Grégoire. Pour Augustin, dès lors qu'il s'agit du monde corporel, seul l'inorganique fut créé en acte, sub-stantiellement du moins, tel qu'il est aujourd'hui ; l'organique ne le fut que virtuellement, c'est-à-dire en des principes ou raisons séminales qui lui permettraient de se manifester suivant les circonstances et l'op-portunité. Toutefois, ce développement ne devait pas se faire seule-ment dans l'espace de six jours de vingt-quatre heures, comme l'avaient soutenu Basile et Grégoire, mais dans un temps indéterminé. Et on sait déjà pourquoi saint Augustin avait délaissé cette interpréta-tion matérielle de l'Hexaméron : six jours naturels exigeaient un déve-loppement trop rapide du monde. De plus, il trouvait qu'une telle in-terprétation était impuissante à expliquer l'apparition de la lumière au premier jour, alors que le soleil n'aurait été produit que le quatrième [198] jour. 332 Voilà qui semblait prouver que cette interprétation, ap-paremment très littérale, ne l'était pas vraiment.

Ce qui étonne dans la théorie d'Augustin, c'est qu'il limite la créa-tion potentielle aux seuls êtres vivants. Car, si le premier chapitre de la Genèse, sur lequel Augustin appuie sa doctrine, se rapporte réelle-ment au premier moment de la création, il faut admettre, logiquement, que la Nature primitive contenait virtuellement, et non pas en acte, le monde inorganique aussi bien que le monde vivant, comme l'avait soutenu saint Grégoire. Mais nous croyons, avec quelques auteurs 333 que c'est le défaut d'expérience qui a empêché Augustin d'inclure le développement du monde inorganique dans la création potentielle et qu'il n'y aurait trouvé aucun inconvénient de la part de l'Ecriture, s'il avait connu les raisons scientifiques qui nous engagent à le faire au-

331 Cf. Ibid., pp. 63-101.332 Cf. DORLODOT, op. cit., pp. 100-104, et pp. 167-173 ; voir aussi

MESSENGER, op. cit., pp. 17-49 etc…333 Entre autres, DORLODOT, op. cit., pp. 106-172 ; LAMINE, art. cit., etc.

Page 174: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 174

jourd'hui. C'est pourquoi, pour les anciens aussi bien que pour Augus-tin, le firmament, la terre, les étoiles ont été produits tels que nous les voyons actuellement.

§ 5. Le rôle des causes secondesd'après Saint Augustin

Retour au sommaire

L'Ecriture affirme que le sixième jour Dieu acheva son œuvre et que le septième Il se reposa. 334 Pourtant, l'Ecriture dit ailleurs qu'Il continue de travailler : « Mon Père ne cesse point d'agir et moi aussi j'agis. » 335 N'y a-t-il pas là une contradiction ? Voici la réponse de saint Augustin :

On peut encore s'expliquer que Dieu se reposa d'avoir créé les espèces d'êtres qui remplissent l'univers, en ce sens qu'il ne créa [199] désormais aucune espèce nouvelle, tout en continuant de gouverner celles qu'il avait alors établies. Il ne faut pas croire, en effet, que, même le septième jour, sa puissance abandonna le gouvernement du monde et des êtres qu'il y avait créés... Cette activité [de Dieu] consiste à tout gouverner, à étendre sa puissance d'un bout à l'autre du monde, à tout disposer avec harmonie, et c'est grâce à cet ordre sans cesse maintenu que nous avons en lui l'être, le mouvement et la vie. Par conséquent, si Dieu cessait d'animer la créature, nous n'aurions plus l'être, le mouvement et la vie. Il est donc évident que Dieu n'a jamais cessé, même un jour, de gouverner les êtres créés... Convenons donc que Dieu s'est reposé de ses œuvres, en tant qu'il n'a créé aucun être d'une espèce nouvelle et non en vue d'abandonner le gouverne-ment et le maintien de la création. Ainsi se concilie cette double vérité, que Dieu s'est reposé le septième jour, sans pour cela cesser d'agir. 336

Dieu continue donc d'agir encore aujourd'hui en soutenant et en assistant les créatures (causes secondes) par ce qu'on appelle son concours ordinaire. Tout ce que nous voyons s'accomplir dans la suite des temps par les êtres, suivant leur propre nature, n'est que l'effet de

334 Genèse, II, 2 et 3.335 Jean, 17.336 De Genesi ad litt., IV, c. 12 et V, c. 20.

Page 175: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 175

ces causes intimes qui sont comprises dans l'expression de « raisons séminales ».

En effet, autre est le pouvoir de créer et de régir une créature quel-conque, comme cause première et efficace de toute existence... et autre est la faculté d'agir au dehors dans la limite des forces et des moyens que [Dieu] nous donne, en sorte que nous fassions à notre gré paraître ou dis-paraître cet être que le Seigneur aura créé et que nous en changions la forme et les qualités. Cet être existe originairement et primitivement dans l'ensemble des éléments, et il lui suffit de rencontrer un milieu favorable pour qu'il se produise soudain... Mais il faut raisonner autrement de l'em-ploi extérieur des causes secondes. Quoique souvent miraculeuses, elles n'en suivent pas moins les lois de la nature, en ce sens qu'elles favorisent le développement rapide et soudain de certains êtres qui reposaient cachés et inconnus dans le sein de la nature. 337 – Dieu n'a point fait alors les herbes [200] comme il les crée aujourd'hui, avec le concours de la pluie et du travail de l'homme. 338 – Dans ce principe (cause cachée), toute la végé-tation à venir était déposée et livrée à l'action du temps. 339

Dans nombre de passages, 340 Augustin ne fait pas autre chose que refléter la pensée des Pères de son temps qui attribuent aux causes se-condes une activité dont le genre n'est pas inférieur à celui que leur attribue le thomisme le plus authentique. Dorlodot rappelle que saint Basile

...affirme, à plusieurs reprises et avec insistance, que c'est bien la terre et l'eau qui ont produit les premiers végétaux et les premiers animaux, y compris les âmes de ceux-ci (Migne, P.G., t. 29, col. 165-168), par une activité génératrice qu'elles ont reçue de Dieu et qu'elles ont conservée jusqu'aujourd'hui (col. 94, 148-189) ; car il est bien reconnu, qu'aujour-d'hui encore, la terre engendre des animaux, notamment de nombreux vo-latiles, des souris, des grenouilles et des anguilles (col. 189-192). Et « ce qui s'observe aujourd'hui est une manifestation de ce qui s'est passé ja-dis ». C'est donc à des phénomènes naturels se rapportant à ce que nous nommons la « génération spontanée », dus à l'activité seule (S. Basile in-siste beaucoup sur ce point) de la matière terrestre inorganique, que serait

337 De Trinitate, III, cc. 9, 8. Voir aussi De Genesi ad litt., IV, c. 33 et IX, c. 15.338 De Genesi ad litt., V, c. 6 ; ibid., cc. 23 et 27 ; VI, c. 17.339 De Genesi ad litt., V, c. 4, n. 11.340 Cf. De Trinitate, II, cc. 8, 9 ; De Genesi ad litt., V, cc. 6, 7, Il et 23 ; ibid.,

VI, cc. 14, 15, 16 et 17 ; VIII, cc. 24-27 ; IX, c. 15.

Page 176: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 176

due, d'après saint Basile, l'origine des premiers êtres vivants, végétaux et animaux. 341

Loin d'être une sorte d'« occasionnaliste », saint Augustin a donc le constant désir d'accorder à l'activité des causes secondes une très large part dans le développement du monde. Admettons, toutefois, que la mesure de cette part va dépendre de ce qu'il entend par « raison sémi-nale ». Prenons le passage que voici :

Ainsi [l'arbre] a commencé par la racine qu'un germe a dans le prin-cipe enfoncé dans la terre ; c'est plus tard seulement que tout le reste a poussé, s'est séparé et formé. Or ce germe vient d'une graine, [201] la graine contenait donc en principe toutes ces parties, non pas à l'état de masse corporelle et étendue, mais en puissance, à l'état de causali-té ; ...Mais ce qu'il y a de plus admirable et de plus important, dans cette petite graine, c'est la force par laquelle l'humidité du voisinage mêlée à de la terre a pu se changer, comme des matériaux, en telle espèce d'arbre, se diviser en rameaux, donner aux feuilles leur couleur verte et leur forme, aux fruits leur figure et leur succulence, à toutes les parties leur rang et leur place. En effet, qu'y a-t-il dans cet arbre poussant en l'air ou pendant vers la terre, qui ne vienne et ne sorte du trésor caché de cette graine ?... Or, de même que dans la graine était renfermé tout ce qui s'est développé en arbre, avec le temps, ainsi on doit croire que le monde, lorsque Dieu a tout créé en même temps, renfermait à la fois en lui tout ce qui a été fait en lui et avec lui, quand le jour fut fait ; non seulement le ciel avec le soleil, la lune et les étoiles... mais encore les êtres que l'eau et la terre ont pro-duits et qu'elles renfermaient en puissance seulement et en causalité, avant que la marche du temps les ait fait pousser, comme nous le voyons à pré-sent... 342

Ce texte peut faire croire que les choses produites par les agents créés sont déjà précontenues dans l'univers à la manière dont l'arbre est contenu dans le gland. Mais il faut se rappeler deux choses. Pre-mièrement, le mot « germe », et l'expression « raison séminale », ne sont que des métaphores – nonnulla similitudo 343 Deuxièmement, les raisons séminales existent d'abord dans le Verbe de Dieu ; en second lieu, dans les intelligences angéliques, et, enfin, dans les choses natu-

341 DORLODOT op. cit., p. 97, note 2.342 De Genesi ad litt., V, c. 23, na. 44-45 (trad. PÉRONNE) ; voir aussi ibid.,

IV, c. 33.343 De Genesi ad litt., VI, c. 6, n. 11

Page 177: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 177

relles elles-mêmes. 344 Les raisons séminales se trouvent dans l'intelli-gence angélique selon le mode qui convient à la nature de l'ange, et il en est encore ainsi des raisons séminales qui se trouvent dans les choses. Par conséquent, dès qu'il s'agit de l'œuvre du gouvernement et de la manifestation, on ne peut pas ignorer [202] cette double manière d'être des raisons séminales. Elles sont dans les anges comme le verbe dans l'artisan, et, dans les choses, comme matière à modeler. Mais, même dans les choses, on ne pourrait identifier ces raisons séminales avec un principe purement passif. Les choses naturelles, en effet, sont des composés de matière et de forme. Les raisons séminales, subjec-tées dans les choses, sont donc en elles et quant à la forme et quant à la matière. La substance séparée, grâce aux raisons infuses dans son intelligence et dérivées des raisons qui se trouvent premièrement dans le Verbe, 345 peut mettre en œuvre la possibilité réelle des choses elles-mêmes. Comme l'écrit saint Augustin :

...Dieu se répand dans tous les êtres par certains mouvements réglés de la créature, d'abord par des mouvements spirituels, puis par des mouve-ments corporels, et se sert au gré immuable de sa pensée, de tous les êtres tant corporels qu'incorporels, des esprits tant raisonnables que privés de raison, soit bons par l'effet de sa grâce, soit mauvais par suite de leur propre volonté. Mais de même que les corps plus matériels et inférieurs sont régis dans un certain ordre par les corps plus subtils et supérieurs, ainsi tout corps est régi par un esprit de vie, tout esprit de vie irraisonnable par un esprit de vie raisonnable... 346 – Dieu meut néanmoins toutes choses en temps opportun, par le ministère des anges qui saisissent, dans son Verbe, ce qui doit se faire à chaque moment. Et, quoiqu'il ne soit point mû lui-même dans le temps, cependant tous les êtres sont mus ainsi pour ac-complir ses ordres, dans les choses où ils lui sont soumis. 347

344 « Horum et talium modorum rationes, non tantum in Deo sunt, sed ab illo etiam rebus creatis indite atque concreatæ. » De Genesi ad litt., IX, c. 17, n. 32 ; aussi ibid., VI, c. 10 et Il c. 8.

345 « ... Quia agens compositum, quod est corpus, movetur a substantia spirituali creata, ut dicit Augustinus... sequitur quod etiam forme corporales a substantiis spiritualibus deriventur... Ulterius autem reducuntur in Deum, sicut in causam primam, etiam species angelici intellectus, quæ sunt quædam seminales rationes corporalium formarum. » SAINT THOMAS, Ia, q. 65, a. 4.– « Inter has rationes seminales continentur etiam virtutes active corporum cælestium, que sunt nobiliore virtutibus activis corporum inferiorum. » De Ver., q. 5, a. 9, ad 8.

346 De Trinitate, III, c. 4, n. 9 (trad. PÉRONNE).

Page 178: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 178

[203]Et, dans toute cette action, les anges agissent conformément à la

nature sur laquelle ils agissent, en sorte que tout ce qu'ils suscitent dans la Nature doit s'appeler naturel. C'est grâce à cette double exis-tence des raisons séminales que l'on peut dire que « de même que les mères sont grosses de leurs petits, ainsi le monde entier est gros des causes de la naissance des êtres », et que « l'emploi extérieur des causes secondes (accedentes causas), non naturelles, n'en sont pas moins mises en action selon la nature (tamen secundum naturam) ; ce qui fait que les êtres secrètement cachés dans son sein apparaissent et sont en quelque sorte créés au dehors, par le développement des me-sures, des nombres et des poids qu'ils ont invisiblement reçus de Celui qui dispose tout avec nombre, poids et mesure ». 348

Les raisons séminales dans l'intelligence angélique sont aussi stric-tement causales que celles qui sont dans les choses naturelles, puisque les anges sont des causes supérieures. C'est en raison de ces espèces intelligibles, que saint Thomas appelle des rationes ideales, que les raisons séminales des choses elles-mêmes sont dites « raisons », et, en quelque sorte, possibles. 349 En effet, la passivité de ces dernières – car même le principe [204] naturel actif a un aspect de passivité à l'égard

347 De Genesi ad litt., IX, c. 14, n. 24 (trad. PÉRONNE) ; voir aussi ibid., c. 15, n. 28.

348 « Aliud est enim ex intimo ac summo causarum cardine condere atque administrare creaturam, quod qui facit, solus creator est Deus ; aliquid autem pro distributis ab illo viribus et facultatibus aliquam operationem forinsecus admovere, ut tunc vel tunc, sic vel sic exeat quod creatur. Ista quippe originaliter ac primordialiter in quadam textura elementorum cuncta jam creata sunt ; sed acceptis opportunitatibus prodeunt. Nam sicut matres gravidæ sunt fetibus, sic ipse mundus gravidus est causis nascentium : quæ in illo non creantur, nisi ab illa summa essentia, ubi nec oritur, nec moritur aliquid, nec incipit esse, nec desinit. Adhibere autem forinsecus accedentes causas, quæ tametsi non sunt naturales, tamen secundum naturam adhibentur, ut es quæ secreto naturæ sinu abdita continentur, erumpant et foris creentur quodam modo explicando mensuras et numeros et pondera sua quæ in occulto acceperunt ab illo, qui omnia in mensura et numero et pondere disposuit (Sap., XI, 21), non solum mali angeli, sed etiam mali homines possunt, sicut exemplo agriculturæ supra docui. » De Trinitate, III, c. 9, n. 16.

349 Cf. Ia, q. 115, a. 2, c. et ad 1 et 4. Voir aussi In II Sent., d. 18, q. 1, a. 2, ad 1-2.

Page 179: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 179

des causes universelles créées, et celles-ci, à l'égard de la cause abso-lument universelle – ne peut se définir que par rapport à un principe actif.

...Un ange ne peut pas plus créer une nature, qu'il ne peut se créer lui-même ; mais la volonté de l'ange soumise à Dieu avec obéissance, et exé-cutant ses ordres, peut, à la façon de l'agriculteur ou du médecin, gouver-ner en quelque sorte la matière, par les mouvements naturels des choses qui lui sont soumises, en sorte qu'il se crée dans le temps, quelque chose, d'après les raisons principales qui sont incréées dans le Verbe de Dieu, ou selon celles qui ont été créées à l'état de causalité, dans les œuvres des six jours... En sorte que s'il cessait d'opérer, non seulement la nature de toutes les autres choses, mais encore celles des anges eux-mêmes cesseraient d'exister.350

C'est pourquoi, écrit encore Augustin, l'Apôtre saint Paul, séparant l'action intérieure et secrète de Dieu de l'action extérieure et visible de la créature, dit par analogie avec les travaux de l'agriculteur : « J'ai planté, Apollo a arrosé, mais Dieu a donné l'accroissement. » 351

On aura remarqué combien nettement saint Augustin a distingué la causalité souveraine et incommunicable de Dieu d'avec la causalité qu'il accorde à la créature dans l'ordre du gouvernement et du déve-loppement des choses. Si l'on ne tenait pas compte de cette distinction très radicale, on risquerait de diminuer la part des causes secondes dans l'exécution du dessein de Dieu. Au point de vue de la causalité souveraine et incommunicable, Dieu seul est cause et maître, et la créature est purement et simplement effet. Sous ce rapport, en effet, aucune créature, si parfaite soit-elle, ne saurait avoir de l'initiative. C'est pourquoi, si nous confondions le premier ordre avec le second, nous devrions dénier à la créature toute causalité, tant surnaturelle que naturelle, même dans l'ordre de manifestation. Voici encore un pas-sage où saint Augustin [205] met en lumière cette transcendance abso-lue de la causalité divine :

Quelques causes donc, dit saint Augustin, corporelles ou séminales, soit concours des anges, des hommes, ou d'autres êtres animés, soit union des sexes qui interviennent dans la génération des espèces ;quelque puis-sance que les désirs ou les mouvements de l'âme des mères exercent sur le

350 De Genesi ad litt., IX, c. 15, n. 28 ; voir aussi ibid., VIII, c. 24.351 De Trinitate, III, c. 8.

Page 180: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 180

fruit si tendre de leur sein pour en modifier les traits ou la couleur ; ces natures mêmes, si susceptibles qu'elles soient d'être affectées dans leur être d'impressions différentes, n'en sont pas moins l'ouvrage unique du Dieu suprême ; ce Dieu dont la puissance cachée, pénétrant toutes choses de son incorruptible présence, donne l'être à tout ce qui est, à tout être quel qu'il soit, de quelque manière qu'il soit et qui sans lui serait dépourvu non seulement de telle ou telle apparence, mais de tout être... Combien plutôt devons-nous attribuer à Dieu seul la création de toutes les natures, lui qui ne fait rien que de la matière qu'il a faite et qui n'emploie que le concours d'ouvriers qu'il a créés. Que dis-je ? s'il retirait de ses œuvres sa puissance créatrice, elles retourneraient à leur antique néant. 352

Il ressort également des textes cités que cette causalité propre de Dieu n'exclut aucunement une véritable causalité de la part de la créa-ture. Il serait facile d'en rapporter plusieurs autres qui confirmeraient les précédents. Ainsi :

Dieu n'a point fait les plantes [lors de la création simultanée] comme il les fait maintenant quand il pleut et que les hommes travaillent la terre ; car, à présent, tout cela se fait avec le temps qui n'existait point, quand Dieu créa tout à la fois, et fit le commencement des temps. 353

Cependant, dit encore Augustin :

C'est toujours lui qui les fait même maintenant, mais avec le concours de la pluie et du travail de l'homme, « quoique celui qui plante ne soit rien, non plus que celui qui arrose, et que Dieu seul donne l'accroissement ». 354

Manifestement, saint Augustin veut marquer surtout ceci : [206] quelle que soit la profondeur de la causalité exercée par la créature elle-même, cette causalité demeure à l'égard de Dieu un effet de sa volonté.

§ 6. Les raisons séminalessont-elles actives ou passives ?

352 La Cité de Dieu, XII, ch. 25 (trad. MOREAU).353 De Genesi ad litt., V, c. 6, n. 19.354 Ibid, n. 18. Voir ibid., IX, c. 14, n. 34 et c. 15, n. 28.

Page 181: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 181

Retour au sommaire

Retenons tout d'abord que saint Augustin fait jouer aux raisons sé-minales un rôle dans l'ordre du gouvernement. C'est même par cet ordre qu'il les définit. Or, le gouvernement ressortit à une cause active. Gouverner, en effet, consiste à mouvoir d'une certaine manière. D'ailleurs si on veut bien regarder le terme que saint Augustin a choisi comme métaphore, on remarquera que l'idée de « semence » n'est pas celle d'une chose purement passive, mais plutôt celle d'un principe qui, placé dans des circonstances favorables, déploie lui-même une certaine activité vitale.

Les choses ont une existence fort différente dans le Verbe de Dieu, où elles n'ont point été créées et sont éternelles ; dans les éléments primor-diaux de la création où tout ce qui devait exister a été créé simultanément en principe ; dans les êtres qui sortent de ces causes primitives, au moment marqué, tels qu'Adam, lorsqu'il fut formé du limon de la terre et animé par le souffle divin, ou l'herbe, quand elle poussa sur terre ; enfin dans les se-mences où semblent se renouveler les causes primordiales qui repro-duisent les êtres mêmes sortis de ces causes.... Du reste, tout être contient en soi un autre lui-même, grâce à cette faculté de se reproduire qu'il tient des causes primordiales. 355

Si saint Augustin avait voulu parler d'un principe purement passif, lui qui sait si bien choisir ses métaphores, il aurait utilisé plutôt celle de l'argile, par exemple. Il aurait même pu employer le terme de « li-mon », qui, d'après lui, signifie, dans la Genèse, la matière première. Au contraire, lorsqu'il [207] veut faire comprendre la nature des rai-sons séminales ou des causes primitives, il parle toujours de puis-sances analogues à celles que l'on trouve dans la graine.

Dans cette petite graine, se trouvait une force plus merveilleuse et plus puissante, qui a transformé l'eau mêlée à la terre, en la nature de cet arbre, avec sa ramure, la figure et la verdeur de son feuillage, la forme et la ma-gnificence de ses fruits et l'organisation spéciale à chacune de ses parties. Et qu'est-ce qui pousse sur cet arbre ou en pend qui n'ait été puisé dans le mystérieux trésor de la graine ?... Mais : Je même que dans la graine se trouve réuni, d'une manière invisible, tout ce qui doit se développer en arbre avec le temps ; ainsi devons-nous représenter que le monde, au mo-

355 De Genesi ad litt., VI, c. 10.

Page 182: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 182

ment où Dieu créa simultanément toute chose, contenait simultanément toute chose : à savoir, non seulement le ciel avec le soleil, la lune et les étoiles... et la terre et les mers... mais aussi les choses que la terre a pro-duites en puissance et causalement, avant qu'elles ne se développassent dans le temps comme nous les connaissons. 356

356 De Genesi ad litt., V, c. 23, nn. 44-45 (trad. DORLODOT, op cit., p. 104).

Page 183: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 183

Nous croyons que ceux qui diminuent l'activité des raisons sémi-nales, ou qui ne leur en accordent que par rapport aux semences ac-tuelles et visibles, raisonnent directement contre la lettre elle-même des écrits de saint Augustin. En effet, il ne s'agit pas, comme nous l'avons déjà indiqué, de semences de l'ordre de celles que nous voyons, mais de semences invisibles, que saint Augustin appelle « se-mences des semences » – occulta istorum seminum semina. Or, c'est en vertu de ces semences cachées, que l'eau, sur l'ordre du Créateur, – jubente creatore – a produit – produxit – « les premiers poissons et les premiers volatiles, et la terre les premiers êtres de son genre, et les premiers animaux de sa sorte ». 357

[208]Pourquoi saint Augustin aurait-il employé le terme « force » s'il

avait voulu parler d'une chose strictement passive ? Voici la suite im-médiate du texte que nous venons de citer :

...Ces germes, en éclatant en êtres de ce genre, n'ont point, en produi-sant leur effet, absorbé la force productrice tout entière dans les êtres pro-duits ; toutefois il arrive souvent que les conditions convenables, pour éclore et produire des êtres selon leur espèce, font défaut à ces germes. Ainsi un petit bourgeon est un germe, car si on le met en terre il devient un arbre ; mais ce petit bourgeon a lui-même pour semence une graine de son espèce, infiniment petite, à peine visible pour nous. Quant à la graine de cette même graine, bien que nous ne puissions la discerner de nos yeux, nous pouvons cependant par la raison conjecturer qu'elle est, attendu que s'il n'y avait point dans les éléments que nous avons sous les yeux une certaine force de ce genre, on ne verrait point pousser de terre des germes qui ne s'y trouveraient point semés, de même qu'on ne verrait pas., non plus cette multitude d'animaux qui, sans fécondation de femelles par des mâles, naissent dans la terre ou dans l'eau et, en s'accouplant, produisent

357 De Trinitate, III, c. 8 (trad. PÉRONNE) – « Omnium quippe rerum quæ corporaliter visibiliterque nascuntur, occulta quædam semina in istis corporeis mundi hujus elementis latent... Neque enim tunc in huiuscemodi fœtus ita producta sunt, ut in eis quæ producta sunt vis illa consumpta sit... Quia nisi talis vis esset in istis elementis [primordiis], non plerumque nascerentur ex terra quæ ibi seminata non essent... » Ibid. – « ...Patet ex hoc quod Augustinus dicit (In III De Trinitate, c. 8), ubi probat Angelos non esse creatores, quia operantur ex seminibus naturæ inditis quæ sunt virtutes activæ in natura. » SAINT THOMAS, De Potentia, q. 3, a. 4. Nous soulignons.

Page 184: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 184

d'autres animaux, bien que produits eux-mêmes en l'absence de toute es-pèce de parents. 358

Et cet autre passage où Augustin parle de nombres pleins d'effica-cité – efficacissimi numeri :

En effet, tous les germes primordiaux qui donnent naissance soit à la chair, soit à toutes les espèces d'arbrisseaux sont humides et grossissent par l'humidité. Mais il y a en eux des nombres pleins d'efficacité qui en-traînent avec eux les puissances qu'ils tiennent de la perfection des œuvres dont Dieu s'est reposé le septième jour. 359

[209]Dirons-nous maintenant que les raisons séminales, subjectées dans

les choses, sont des principes purement et simplement actifs ? Sans doute, les auteurs qui s'y opposent n'y auraient-ils pas vu des principes purement passifs, si la raison séminale ne pouvait pas comporter quelque passivité. Rappelons tout d'abord que saint Augustin parle de ces semences en rapport avec les éléments. Or, l'élément est un com-posé : un vrai composé de matière et de forme. C'est le composé dont la forme et la matière ont été « concréées ». Il comporte dès lors un double principe : la forme, qui est par sa nature principe d'action, et la matière, qui est par sa nature principe de passivité. Or, bien que la no-tion de nature appartienne à la fois à la forme et à la matière, elle

358 Ibid.359 De Genesi ad litt., V, c. 7, n. 20. – « Causaliter ergo tunc dictum est

produxisse terram, herbam et lignum, id est producendi accepisse virtutem. In ea quippe jam tanquam in radicibus, ut ita dixerim, temporum facta erant, quæ per tempora futura erant. » De Genesi ad litt., V, c. 4. – « ... Causaliter factum erat in terra, hoc est, quia tunc ea producendi virtutem latenter acceperat, qua virtute fit ut etiam nunc talia terra progignat in manifesto atque in tempore suo. » Ibid., VIII, c. 3. – « Aliud est enim... condere atque administrare creaturam, quod qui facit, solus creator est Deus ; aliud autem pro distributis ab illo viribus et facultatibus aliquam operationem forinsecus admovere... Ista quippe originaliter ac primordialiter in quadam textura elementorum cuncta jam creata sunt. » De Trinitate, III, c. 9. – « Consummasse quippe ista intelligimus Deum, cum creavit omnia simul ita perfecte, ut nihil ei adhuc in ordine temporum creandum esset, quod non hic ab eo jam in ordine causarum, creatum esset. Inchoasse autem, ut quod hic præfixerat causis, post impleret effectis. » De Genesi ad litt., VI, c. 11.

Page 185: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 185

convient cependant premièrement et davantage à la forme. Par consé-quent, la raison séminale qui appartient aux éléments sera principale-ment une raison active. 360

Du reste, comment pourrait-on parler de « raison » séminale si celle-ci n'avait pas premièrement la nature d'une forme. Or, la forme comme telle, nous venons de le dire, est principe d'action. Par contre, la matière ne peut pas être comme telle principe d'action. « ...Materia autem, propter debilitatem sui esse, quia est ens in potentia tantum, non potest esse principium, agendi ». 361

Et pourtant, dès que nous considérons l'activité des intelligences [210] qui ont reçu en elles les raisons séminales, dérivées du Verbe de Dieu, les raisons séminales qui sont subjectées dans les choses re-vêtent un aspect passif. Or, cette passivité doit être attribuée au com-posé tout entier, de sorte que le principe actif lui-même du composé est, à cet égard, passif. Et si par raisons séminales nous entendons à la fois les raisons séminales dans la connaissance angélique et celles qui sont dans les natures, et que nous les comparons aux raisons séminales qui sont dans le Verbe, toute raison séminale intérieure à la création peut être dite passive. Elles sont des paroles de Dieu : c'est Lui qui les dit. Il nous est facile, maintenant, de comprendre comment la création entière peut être considérée comme une seule parole, une seule raison séminale, à la fois active et passive, et, dans l'œuvre de son propre dé-veloppement, comme un instrument permanent de la cause première purement et simplement active.

§ 7. Conclusions sur l'œuvre des six jours

Retour au sommaire

Pour être comprise plus parfaitement, la doctrine de saint Augustin sur l'œuvre des six jours doit être étudiée à la lumière de cette affirma-tion capitale :

360 « ... Sub rationibus seminalibus comprehenduntur tam virtutes active quam etiam passivæ. » SAINT THOMAS, In II Sent., d. 18, q. 1, a. 2, ad 4 ; voir aussi ibid., a. 1, c.

361 SAINT THOMAS, De Ver., q. 2, a. 5, c.

Page 186: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 186

...Comme toutes ces choses sont tout à la fois consommées en un cer-tain sens, et seulement commencées en un autre, Dieu, quand il a fait le monde, a créé tout à la fois' dans le principe, toutes ces choses qui ne de-vaient se dérouler que dans le cours des temps ; elles sont donc consom-mées parce qu'elles n'ont rien dans leurs natures propres avec lesquelles elles suivent le cours du temps, qui ne se soit trouvé en elles à l'état de causalité ; elles sont commencées seulement, parce qu'il y en avait qui étaient comme la semence des êtres à venir qui devaient sortir de leur état latent et paraître au jour, dans les endroits qui leur sont propres, après un certain laps de temps écoulé. 362

[211]Il nous parait évident que cette distinction consummata

quodammodo et quodammodo inchoata est fondée sur la distinction entre l'éternité et la durée créée. Pour le montrer, nous citerons quelques autres passages des écrits d'Augustin qui ont trait au sujet :

Taxerez-vous de fausseté ce que, de sa forte voix, la Vérité a dit à mon oreille intérieure sur la véritable éternité du Créateur, sur l'absolue immu-tabilité de sa substance, et sur l'identité d'essence de sa substance et de sa volonté ? N'est-ce point cela qui fait qu'il ne veut pas tantôt d'une façon, tantôt d'une autre, mais qu'il veut ce qu'il veut une fois pour toutes, simul-tanément et à jamais ? Volonté sans succession, qui ne vise pas tantôt ceci, tantôt cela, qui ne veut point ce qu'elle ne voulait pas, ni ne cesse de vou-loir ce qu'elle voulait, car une telle volonté serait muable, et ce qui est muable ne saurait être éternel : or, notre Dieu est éternel. 363

Parfaitement indivisible, l'éternité exclut absolument toute succes-sion. L'opération divine ad extra elle-même est mesurée par l'éternité. Dieu dit tout à la fois dans l'impérissable simultanéité de l'éternité. L'opération créatrice de Dieu est éternelle comme Dieu.

C'est ainsi lue vous nous appelez à comprendre le Verbe, qui est « Dieu auprès de vous, également Dieu », qui est prononcé de toute éterni-té, et en qui tout est prononcé de toute éternité. Il n'y a point là un ordre de succession tel, qu'une fois une articulation terminée une autre lui succède, de manière que tout puisse être dit : non, tout est dit en même temps et

362 De Genesi ad litt., VI, c. 11 (trad. PÉRONNE).363 Conf., XII, ch. 15, pp. 340-41. (trad. LABRIOLLE).

Page 187: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 187

éternellement. Autrement, il y aurait là ordre temporel, vicissitude : ce ne serait plus la vraie éternité ni la vraie immortalité. 364

S'ensuit-il que le monde a été créé depuis toute éternité ? Aucune-ment. Les choses créées n'ont pas toujours existé. C'est ce que l'Ecri-ture nous apprend.

Aussi avec ce Verbe qui vous est éternel, dites-vous éternellement ce que vous dites, et tout ce à quoi vous ordonnez d'être commence [212] d'être. C'est seulement par la parole que vous créez ; et néanmoins les choses que vous créez par votre parole ne reçoivent pas l'être toutes à la fois, ni de toute éternité. 365

Les choses étaient présentes à l'éternité avant qu'elles ne fussent en elles-mêmes. Les choses passées et les choses futures ne sont pas moins présentes à cette mesure indivisible que celles qui existent ac-tuellement. L'« avant » et l'« après » du temps ne divisent point l'éter-nité.

Qui l'arrêtera cette pensée, qui l'immobilisera pour lui donner un peu de stabilité, pour l'ouvrir à l'intuition de la splendeur de l'éternité toujours immobile ? C'est alors que comparant celle-ci à la perpétuelle mobilité des temps, elle verrait qu'elle y est incomparable ; que la durée, pour longue qu'elle soit, n'est longue que par la succession de quantité de mouvements qui ne peuvent se développer simultanément, tandis que dans l'éternité il n'y a point succession, tout est présent à la fois, ce qui ne saurait être le cas pour le temps ; elle verrait que tout le passé est chassé par l'avenir, que tout l'avenir suit le passé, que tout le passé et l'avenir tiennent leur être et découlent de l'éternel présent. 366

Quel est donc le jour dans lequel les choses ont été créées ? Et pourquoi ce jour est-il tel que les choses ne pouvaient pas être créées sans être en même temps consommées ? Ce n'est pas dans un premier instant de la durée créée que cet instant a été créé. Le commencement de la durée créée est un commencement créé. L'instant « dans lequel » le monde a été créé n'est autre que le nunc de l'éternité – l'inaltérable « aujourd'hui » de Dieu.

364 Conf., XI, ch. 7, p. 302.365 Ibid., p. 303.366 Ibid., p. 305.

Page 188: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 188

Vos années ne vont ni ne viennent, tandis que les nôtres vont et viennent, afin que toutes viennent. Vos années subsistent toutes simultané-ment, parce que justement elles subsistent ; elles ne s'en vont pas, chassées par d'autres qui arrivent, parce qu'elles ne passent pas, tandis que les nôtres ne seront toutes que lorsque toutes auront cessé d'être. « Vos années sont comme un seul jour » et votre « jour » ne se renouvelle [213] pas chaque jour ; c'est un « aujourd'hui », et cet aujourd'hui ne fait pas place à un lendemain, pas plus qu'il ne succède à un hier. Votre aujourd'hui, c'est l'Eternité... C'est vous qui avez fait tous les temps, vous êtes avant tous les temps, et il n'est pas possible qu'en un temps quelconque le temps ne fût pas. 367

Cet indivisible « aujourd'hui » ce nunc éternel, n'embrasse pas sim-plement le premier instant créé, mais il comprend d'une manière abso-lument indivisible toute l'étendue de toute durée créée. C'est dans une seule opération, mesurée par l'éternité – mesure propre et incommuni-cable de Dieu –que les choses sont à la fois commencées et consom-mées.

Bref, il est impossible que la mesure de durée dans laquelle les choses ont été créées soit autre que le jour indivisible de l'Eternel. Ce-pendant, si toutes les choses qui ont été, qui sont, et qui seront, sont présentes à l'éternité, quant à tout ce qu'elles ont été, quant à ce qu'elles sont, et quant à ce qu'elles seront, il n'en est plus ainsi dès que nous les considérons suivant la mesure propre de la durée créée. De même qu'il y eut un premier instant à l'existence de tel homme, de même y a-t-il eu un commencement créé de la durée créée. Considé-rées dans la mesure propre de cette durée créée, les choses ne sont pas à la fois commencées et consommées. Selon cette durée, en effet, les choses apparaissent successivement. C'est l'ordre de la manifestation des choses dans la durée temporelle. Mais, de ce qu'une chose com-mence à exister à un certain moment de la durée créée, il ne s'ensuit pas que ce soit pour elle un commencement absolu. Dans la mesure cependant où elles peuvent être précontenues dans des causes créées, toutes ces choses futures ont eu sous ce rapport leur commencement au commencement de la durée créée. C'est dans ce commencement que nous rencontrons les « raisons causales ». En résumé, les raisons causales créées et les raisons séminales [214] ne sont autres choses que les « causes secondes », auxquelles les choses qui apparaissent 367 Ibid., ch. 13, p. 307.

Page 189: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 189

successivement dans le temps doivent leur existence et leur achève-ment.

On se demandera sans doute comment Dieu a, tout à la fois, consom-mé et seulement commencé les créatures ; car il n'a point consommé les unes et ébauché les autres, mais il a consommé et ébauché tout à la fois les mêmes créatures dont il s'est reposé le septième jour, comme cela résulte clairement de ce que j'ai dit plus haut. Pour ce qui est de nous, nous com-prenons que Dieu les a toutes consommées, lorsqu'il a tout créé en même temps, dans un tel degré de perfection qu'il ne lui restait plus rien à créer, dans l'ordre des temps, qui n'ai été déjà créé dans l'ordre des causalités ; et qu'il ne les a qu'ébauchées, en ce sens qu'il devait plus tard produire les effets dont il avait alors posé les causes. Il s'ensuit que « Dieu a formé, de la terre, l'homme qui est poussière, c'est-à-dire limon de la terre, ou, en d'autres termes, il l'a tiré de la poussière et du limon de la terre ; puis il inspira » – c'est-à-dire il souffla – « sur sa face un souffle de vie, et l'homme fut fait vivant et animé ». Ce n'est point alors qu'il fut prédestiné, car il l'était déjà, avant le siècle, dans la prescience du créateur. Ce n'est pas non plus à l'état de causalité ou de consommation qu'il a été ébauché, non plus qu'à l'état d'ébauche qu'il a été consommé, car cela était ainsi depuis le commencement du siècle dans les raisons primordiales, quand tout a été créé en même temps ; mais il a été créé dans son temps, visible-ment dans son corps, invisiblement dans son âme, et composé tout à la fois d'une âme et d'un corps. 368

Voilà pourquoi ces « raisons » ne peuvent être la cause de ces choses dont Dieu seul peut être la cause.

Tout l'ordre de la nature que nous avons sous les yeux, repose sur cer-taines lois naturelles d'après lesquelles l'esprit de vie, qui est une créature, a ses appétits déterminés que ne saurait excéder une volonté même mau-vaise. Les éléments de ce monde corporel ont aussi leur force et leurs pro-priétés particulières, d'après lesquelles chacun d'eux a ou n'a pas telle ou telle puissance, telle ou telle vertu pour produire telle ou telle chose. C'est de là comme de la source primordiale des choses que tout ce qui est en-gendré prend, en son temps, son essor et grandit, atteint à ses fins pour disparaître, chaque être selon son genre. [215] De là vient que d'un grain de froment il ne pousse point une fève, ou d'une fève, un pied de froment, non plus qu'il ne naît point un homme d'une bête, ni une bête d'un homme. Or, sur ce cours et ces mouvements des choses naturelles, la puissance du Créateur a, par elle-même, le pouvoir de faire, de toutes ces choses, autre chose que ce que comportent leurs raisons séminales, mais non pas ce qu'il

368 De Genesi ad liit., VI, c. 11, n. 19.

Page 190: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 190

n'a point mis en elles comme possible même pour lui ; car, s'il est tout-puissant, sa puissance n'a rien de téméraire, elle est réglée par la vertu de sagesse, et il ne fait de chaque chose en son temps que ce qu'il a mis en elle qu'il en ferait. Autre est donc le mode des choses par lequel telle herbe germe de cette manière et telle autre de cette autre ; tel âge enfante et tel autre n'enfante point ; l'homme peut parler et la bête ne le peut pas. Les raisons de ces modes et autres semblables non seulement sont en Dieu, mais encore ont été cocréées avec les choses créées et placées en elles. Mais qu'un bâton, séparé du pied qui le portait, sec, poli, sans racine, sans terre, sans eau, donne tout à coup des fleurs, et produise des fruits ; qu'une femme, stérile pendant sa jeunesse, conçoive dans sa vieillesse ; qu'une ânesse parle, et ainsi du reste, certainement Dieu a donné à des natures qu'il a créées la faculté de faire de pareilles choses, car il n'aurait pu lui-même faire de ces choses ce qu'il aurait décidé d'avance ne pouvoir en être fait, attendu qu'il n'est point lui-même plus puissant que lui-même ; cepen-dant il a réglé d'une autre manière qu'elles n'auraient point cette faculté en vertu d'un mouvement naturel, mais en vertu de celui par qui elles étaient créées, de telle sorte que leur nature fût soumise à une volonté plus puis-sante.369

Dieu a donc, cachées en lui-même, les causes de certains faits qu'il n'a point placées dans les choses créées, et il ne les remplit point par cette œuvre de sa Providence, par laquelle il a fait les choses pour qu'elles fussent, mais par celle par laquelle il gouverne, comme il veut, les choses qu'il a créées comme il a voulu. Parmi elles se trouve aussi la grâce par laquelle les pécheurs sont sauvés...370

On comprend maintenant aussi pourquoi Augustin peut dire que, « dans le Principe », les âmes humaines elles-mêmes ont été créées simultanément. Il s'agit, en effet, de la simultanéité de l'éternité. C'est par un acte unique, mesuré par [216] l'indivisible présent éternel, que Dieu crée toutes les âmes, de même que toutes les autres choses. D'où l'on voit l'importance de tenir compte de la mesure de la durée créée et de celle de la durée éternelle, si l'on veut comprendre la doctrine de saint Augustin sur l'œuvre des six jours. Car, du moment que l'on fait abstraction de cette distinction tout à fait fondamentale et clairement exposée par saint Augustin, le De Genesi ad litteram devient un tissu de contradictions inextricables. Il semble que saint Augustin lui-même nous met en garde lorsqu'il écrit :

369 Ibid., IX, c. 17, n. 32.370 Ibid., c. 18, n. 33.

Page 191: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 191

En faisant deux classes des œuvres divines, et en les rattachant les unes à ces jours invisibles où il créa tout ensemble ; les autres, aux siècles qui en naquirent, et dans la suite desquels il fait journellement sortir les êtres des germes primitifs où ils sont comme enveloppés, j'aurai eu beau suivre avec discrétion et sans inconséquence les paroles de l'Ecriture qui seules m'ont conduit à faire cette distinction, je n'en dois pas moins prendre garde d'être mal compris en un sujet difficile à saisir... et j'ai à craindre de me voir prêter des pensées ou des paroles auxquelles j'ai la conscience de n'avoir jamais songé. 371

§8. Les raisons séminales d'après Saint Thomas

Retour au sommaire

Pour ce qui regarde l'opinion de saint Thomas sur la théorie des raisons séminales de saint Augustin, il importe d'abord de rappeler qu'il préfère l'interprétation de l'œuvre des six jours de saint Augustin à celle des autres Pères. Il est vrai que plusieurs auteurs modernes ont affirmé que saint Thomas s'est arrêté à la doctrine du Docteur d'Hip-pone uniquement à cause de sa grande autorité, et que lui-même n'y accorda pas d'importance. Mais alors pourquoi saint Thomas a-t-il écrit ces paroles :

L'explication des autres saints [Docteurs] est plus commune, et semble, à première vue, plus conforme à la lettre ; mais la première [celle d'Augustin] est plus raisonnable, et plus apte à défendre la [217] sainte Ecriture contre l'ironie des infidèles : ce qui est très important, comme l'enseigne Augustin... afin que nos explications des Ecritures ne portent pas les infidèles à en rire ; et cette explication [d'Augustin] me plaît davan-tage.372

371 Ibid., VI, c. 6 (trad. RAULX).372 In II Sent., d. 12, q. 1, a. 2. – « Harum igitur expositionum prima, scilicet

Augustini, est subtilior, magis ab irrisione infidelium Scripturam defendens ; secunda vero, scilicet aliorum sanctorum, est planior, et magis verbis litteræ quantum ad superficiem consona. Quia tamen neutra earum a veritate fidei discordat, et utrumque sensum circumstantia litteræ patitur ; ideo ut neutri harum expositionum præjudicetur, utramque opinionem sustinentes utriusque rationibus respondendum est. » De Potentia, q. 4, a. 2.

Page 192: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 192

Loin de faire des tentatives forcées pour accommoder la doctrine de saint Augustin à la sienne propre, saint Thomas, dans la Somme théologique, justifie, par une raison très profonde, jusqu'au vocabu-laire de saint Augustin. Voici ce qu'il répond à la question : « Y a-t-il dans la matière corporelle des raisons séminales ? » Remarquons, avant de lire sa réponse, qu'il traite cette question là où il s'agit du gouvernement divin par les causes secondes.

...Comme les êtres vivants proviennent d'un principe auquel ils sont unis, comme le fruit l'est à l'arbre, le fœtus à la mère, le nom de nature est conséquemment passé à l'ensemble des principes qui constituent le mou-vement de cet univers. Or, il est manifeste que le principe actif et passif de la propagation des êtres vivants sont les semences d'où ils proviennent. C'est donc avec raison que saint Augustin désigne toutes les puissances actives et passives, qui sont les principes divers des générations et des transformations naturelles, sous le nom de raisons séminales. Mais ces puissances actives et passives peuvent être considérées à différents degrés. D'abord et avant tout, comme le dit le même saint Augustin Super Genes. ad Lit., VI, 10, 18, elles sont dans le Verbe de Dieu comme dans leur prin-cipe et leur source, c'est-à-dire dans leurs types primordiaux. Puis elles se trouvent dans les éléments du monde, où elles furent primitivement créées comme dans leurs causes universelles. Elles existent d'une autre manière dans les êtres qui sont successivement produits par les causes universelles, ainsi dans telle plante, dans tel animal ; elles sont là comme dans leurs causes particulières. Elles sont enfin dans les semences elles-mêmes qui proviennent des animaux et des [218] plantes. Ajoutons que ces vertus sont par rapport aux effets particuliers, ce que les causes universelles et primordiales sont par rapport aux premiers effets produits. 373

Ce que saint Augustin dit des raisons séminales peut être entendu des causes rationnelles, puisque toute semence est une cause. Selon la pensée de ce Père, « le monde porte en lui les germes de tous les êtres, comme les mères portent leur fruit ». Mais les raisons idéales des choses peuvent être regardées comme des causes, et non comme des semences, puisque celles-ci n'existent que dans les corps. Or le miracle ne peut aller contre ces rai-sons idéales, ni même contre les vertus passives des créatures ; le miracle peut uniquement se produire en dehors des vertus actives naturelles et des puissances passives correspondantes : c'est ce qu'on entend quand on dit que les miracles ont lieu en dehors des raisons séminales. 374

373 Ia, q. 115, a. 2.374 Ibid., ad 4. – « Dicendum quod secundum Augustinum rationes seminales

dicuntur omnes vires activæ et passivæ creaturis a Deo collatæ, quibus mediantibus naturales effectus in esse producit ; unde ipse dicit in III de

Page 193: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 193

Et voici ce que saint Thomas soutient sur la précontenance des choses qui viendront à l'être au cours des siècles dans les causes que Dieu a établies depuis le commencement du temps.

Rien n'a été ensuite fait par Dieu de complètement nouveau ; au contraire, tout a été compris d'une certaine façon dans l'œuvre des six jours. Certaines choses ont préexisté matériellement ; on le voit, lorsque Dieu, d'une côte d'Adam, forma la femme. D'autres ont préexisté dans les œuvres des six jours, non seulement matériellement, mais aussi virtuelle-ment : par exemple, les individus qui sont maintenant [219] engendrés, ont préexisté dans les premiers individus de leur espèce. Les espèces nou-velles même, s'il en apparaît, ont préexisté dans certaines vertus actives. Ainsi, les animaux engendrés de la putréfaction sont produits par les ver-tus des étoiles et des éléments, vertus qu'ils ont reçues au commencement, lors même que de nouvelles espèces de ces animaux sont produites. Cer-tains animaux d'une nouvelle espèce proviennent quelquefois de l'accou-plement d'animaux d'espèces diverses : ainsi, d'un âne et d'une jument naît un mulet. Ceux-là aussi ont préexisté virtuellement dans les œuvres des six jours. D'autres ont préexisté par ressemblance, comme les âmes qui sont maintenant créées. Et de même, l'œuvre de l'incarnation, parce qu'il est dit, Ad Phil., II, 7 : « Le Fils de Dieu a été fait semblable aux hommes. » La gloire spirituelle a précédé aussi par ressemblance dans les anges ; la gloire corporelle, dans le ciel, principalement dans le ciel empyrée. C'est pourquoi il est dit, Eccl., 1, 10 : « Rien n'est nouveau sous le soleil. Ce qui est aujourd'hui existait déjà dans les siècles qui nous ont précédé. » 375

Trinitate (cap. IX circa princ.), quod sicut matres gravidæ sunt feotibus, sic ipse mundus gravidus est causis nascentium ; exponens quod supra de rationibus seminalibus dixerat, quas etiam vires et facultates rebus distributas nominaverat. Unde inter has rationes seminales continentur etiam virtutes activæ corporum cælestium, quæ sunt nobiliores virtutibus activis inferiorum corporum, et ita possunt eas movere ; et dicuntur rationes seminales inquantum in causis activis surit omnes effectus originaliter sicut in quibusdam seminibus. Si tamen intelligantur rationes seminales inchoationes formarum quæ sunt in materia prima, secundum quod est in potentia ad omnes formas, ut quidam volunt ; quamvis non multum conveniat dictis Augustini, tamen potest dici, quod earum simplicitas est propter earum imperfectionam, sicut et materia prima est simplex ; et ideo ex hoc non habent quod non moveantur, sicut nec materia prima. » De Ver., q. 5, a. 9, ad 8.

375 Ia, q. 73, a. 1, ad 3. Voir aussi In II Sent., d. 18, q. 1, a. 2.

Page 194: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 194

Étant donné le rôle de la causalité universelle créée sur laquelle saint Thomas insiste tant au cours de toute son œuvre, la doctrine de saint Augustin, loin de présenter des difficultés, s'accorde parfaite-ment avec l'enseignement du Docteur angélique. C'est parce que les auteurs modernes n'accordent plus aucune importance à ce genre de causalité qu'ils éprouvent tant de peine non seulement à concilier saint Augustin avec saint Thomas, mais même à donner à la doctrine de saint Augustin quelque apparence de raison. Pour découvrir plus sûre-ment la pensée de l'évêque d'Hippone sur les origines, Ernest C. Mes-senger, par exemple, 376 insiste sur la nécessité de faire abstraction de l'interprétation de saint Thomas, et d'examiner la doctrine génésiaque du premier dans son contexte historique. Le P. Messenger doit pour-tant bien savoir que saint Thomas lui-même a bien connu ce contexte : il suffit de lire quelque peu ses œuvres pour s'en convaincre. Néan-moins, le P. Messenger le trouve en défaut sur plusieurs points. C'est [220] ainsi que, d'après lui, saint Thomas n'accorde d'activité aux rai-sons séminales de saint Augustin qu'en ce qui regarde le monde pré-sent (« in respect to the present world »), alors qu'à l'origine (« in the original work of creation ») elles auraient été purement passives. 377 Pour confirmer ses avancés, Messenger cite le passage suivant de la Somme théologique :

...Dans la génération naturelle des animaux, le principe actif est la ver-tu formative qui est dans la semence pour tous ceux qui naissent au moyen de la semence ; pour les animaux qui naissent de la putréfaction [sans se-mence], c'est la vertu des corps célestes qui remplace la vertu séminale... Mais, dans la première constitution des choses, le principe actif fut le Verbe de Dieu, qui, de la matière élémentaire a produit les animaux. 378

Messenger termine là la citation ; mais le texte de saint Thomas continue et il est révélateur. Rien de plus vrai que c'est « le Verbe de Dieu qui a produit les animaux des éléments matériels », mais saint Thomas ajoute :

...Ou bien à l'état parfait, selon certains saints [Docteurs], ou bien à l'état potentiel seulement, selon saint Augustin. Cela ne veut pas dire, ce-

376 Cf. op cit., pp. 40 – 41.377 Cf. Op. cit., pp. 49 – 50.378 Ia, q. 71, ad 1.

Page 195: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 195

pendant, que l'eau ou la terre avaient, par elles-mêmes, la capacité de pro-duire tous les animaux, comme Avicenne l'a dit, mais que cela même, que des animaux puissent être produits de la matière élémentaire par la vertu de la semence ou des astres, provient d'une vertu communiquée primitive-ment [par le Créateur] aux éléments [terre et eau].

Comme nous l'avons déjà dit : toute cause créée, quelle qu'elle soit, active ou passive, est passive à l'égard du Verbe. Sous ce rapport, il n'y a que les raisons idéales en Dieu qui soient entièrement actives. C'est là la grande différence entre la cause première et les causes se-condes. 379

[221]Messenger 380 rapporte encore un autre texte de la Somme théolo-

gique dans l'intention de montrer que par raisons séminales actives et passives saint Thomas entend les semences ou les germes actuels. Voici le texte en cause :

Il est manifeste que le principe actif et passif pour la génération des êtres vivants se trouve constitué par les semences [ou les germes] d'où ces vivants sont sortis. Il suit de là que c'est tout à fait à propos que saint Au-gustin ait désigné par le nom de raisons séminales toutes les vertus actives et passives qui sont les principes des générations et des mouvements natu-rels. 381

379 « ...Causa secunda non agit nisi ex influentia causæ primæ : et sic omnis actio causæ secundæ est ex præsuppositione causæ agentis. » De Poientia, q. 3, a. 4. – « Virtus autem inferioris agentis dependet a virtute superioris agentis, in quantum superius agens dat virtutem ipsam inferiori agenti per quam agit. » Contra Gent., III, c. 70 – « Dicendum quod Deus sufficienter operatur in nobis ad modum primi agentis, nec propter hoc superfluit operatio secundorum agentium. » Ia, q. 105, a. 5, ad 1. – « ...Unde subtracta divina actione a rebus, res in nihilum deciderent, sicut remota præsentia solis lumen in ære deficeret. » In II Phys., lect. 6, n. 9. Voir aussi De Ver., q. 5, a. 9, ad 10 ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4 ; Contra Gent., III, c. 89, etc. Saint Augustin ne parle pas autrement que saint Thomas, à ce sujet, quand il écrit : « Natura id agit interiore motu nobisque occultissimo. Cui tamen si Deus subtrahat operationem intimam, qua eam substituit et facit, continuo tanquam exstincta, nulla remanebit. » De Genesi ad litt., IX, c. 16, n. 27. Voir aussi De Trinitate, III, c. 8.

380 Op. cit., p. 49.381 Ia, q. 115, a. 2.

Page 196: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 196

Mais, encore une fois, l'auteur aurait dû citer la suite du texte :

Ces vertus ou raisons séminales, actives et passives, peuvent être considérées dans un ordre multiple. Premièrement, comme le dit saint Au-gustin VI, 10 De la Genèse au sens littéral, elles existent principalement et comme dans leur source dans le Verbe de Dieu, selon leurs raisons idéales. En second lieu, elles existent dans les éléments du monde, où, toutes en-semble, elles ont été produites dès le début, comme dans des causes uni-verselles. D'une troisième manière, elles existent dans les êtres qui sont produits des causes universelles selon la succession des temps, comme dans cette plante ou dans cet animal ; et elles s'y trouvent comme en des causes particulières. Enfin, en quatrième lieu, ces raisons séminales, ac-tives et passives existent dans les semences qui proviennent des animaux et des plantes. Et, de [222] nouveau, ces semences, comparées à leurs ef-fets particuliers, sont comme les causes universelles primordiales par rap-port à leurs premiers effets.

Voilà, clairement exprimés, tous les cas où, selon saint Thomas, en parfait accord avec saint Augustin, 382 on peut parler de raisons sémi-nales, à la fois actives et passives. Après lecture de passages aussi ex-plicites, nous ne comprenons pas comment le P. Messenger peut sou-tenir que saint Thomas attribue l'activité seulement aux semences ac-tuelles. Et c'est après avoir exposé les principales théories des Pères de l'Eglise sur les origines que saint Thomas déclare expressément qu'il préfère celle d'Augustin : « ...cette explication me plaît davan-tage. » 383

§ 9. Saint Augustin est-il ou nonévolutionniste ?

Retour au sommaire

382 Cf. De Genesi ad litt., VI, c. 10 ; V, cc. 12, 18 ; II, c. 8 ; et tous les textes précités.

383 Cela encore semble bien contredire Messenger lorsqu'il écrit (op cit., p. 70) que saint Thomas n'a jamais réellement décidé s'il allait accepter ou rejeter l'explication augustinienne des six jours de Hexaméron.

Page 197: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 197

Assurément, les auteurs qui ne distinguent pas le point de vue où les choses sont à la fois commencées et consommées, de celui où elles se développent dans le temps, n'hésiteront pas à dire que saint Augus-tin était le fixiste le plus absolu. En effet, dans la création simultanée de toutes choses quant à tout ce qu'elles sont et quant à tout ce qu'elles seront, la créature elle-même est dépourvue de toute causalité. À ce point de vue, la créature reçoit sa causalité comme elle reçoit son être tout entier ; Dieu seul est la cause de la différence des êtres, et quant à leur espèce et quant à l'individu. Mais nous avons montré que l'identi-fication de ces deux points de vue est expressément contraire à la lettre elle-même des écrits de saint Augustin.

[223]Les choses se présentent autrement quand on se place au point de

vue de la mesure de la durée créée. Dans cet ordre, aucun docteur de l'Eglise n'a accordé plus d'efficacité aux causes secondes que saint Augustin. Et nous croyons que, dans cet ordre, la question de l'évolu-tion ne se pose pas autrement pour saint Augustin que pour saint Tho-mas. Si l'on ne peut pas dire que saint Augustin est évolutionniste au sens que nous avons défini plus haut, on ne peut certainement pas dire non plus que sa doctrine est opposée à celle de l'évolution.

Quels sont les effets que la totalité des causes créées – les causes universelles autant que les causes particulières – peuvent produire dans le monde ? D'après saint Augustin autant que d'après saint Tho-mas, il existe, dans l'univers et comme partie de l'univers, un degré d'actualité qui, depuis l'origine, est très supérieur à toute actualité qui existait déjà ou qui apparaîtrait dans l'avenir en cette partie de l'uni-vers qu'est le monde des choses « générables » et corruptibles. Un tel univers est par conséquent extrêmement différent de celui que se re-présentent la plupart des auteurs modernes. Pour savoir si la causalité universelle créée peut susciter naturellement des degrés d'actualité plus élevés dans le monde matériel, il nous semble qu'il faut procéder de la même manière que saint Thomas.

Mis en face de ce qui était apparemment la production d'un vivant à partir du non-vivant, ou d'un vivant supérieur à partir d'un vivant inférieur, saint Thomas n'a pas dit, comme diraient pourtant beaucoup de thomistes contemporains : « cela n'est pas possible sans une créa-tion spéciale » ! Il en a attribué la causalité aux corps célestes, qui

Page 198: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 198

étaient, selon lui, les instruments d'une cause universelle créée, la-quelle produit en ce monde des effets parfaitement conformes à l'incli-nation des natures. Pourquoi ne ferions-nous pas de même ? Si les sciences expérimentales nous donnent des indices véritables de [224] la formation du monde par voie d'évolution, pourquoi diminuer la ri-chesse de la causalité divine en enlevant aux causes secondes une effi-cace qui n'implique absolument aucune contradiction !

Nous avons cité l'exemple de saint Thomas. Nous aurions pu citer tout aussi bien celui de saint Augustin. Car, lui aussi donne des exemples de ce qu'on appelle « générations spontanées » et il les ex-plique exactement comme avait fait Aristote et comme fera saint Tho-mas.

Plusieurs auteurs font grand cas du passage suivant :

Tout l'ordre de la nature, que nous avons sous les yeux, repose sur cer-taines lois naturelles d'après lesquelles l'esprit de vie, qui est une créature, a ses appétits déterminés que ne saurait excéder une volonté même mau-vaise. Les éléments de ce monde corporel ont aussi leur force et leurs pro-priétés particulières, d'après lesquelles chacun d'eux a ou n'a pas telle ou telle puissance, telle ou telle vertu pour produire telle ou telle chose. C'est de là comme de la source primordiale des choses que tout ce qui est en-gendré prend, en son temps, son essor et grandit, atteint à ses fins pour disparaître, chaque être selon son genre. De là vient que d'un grain de fro-ment il ne pousse point une fève, ou d'une fève, un pied de froment, non plus qu'il ne naît point un homme d'une bête, ni une bête d'un homme. 384

Il n'y a pas de doute que tout évolutionniste souscrirait à l'idée ex-primée dans ce passage. Il y a de l'ordre dans les processus naturels. Rien ne serait plus décevant pour toute théorie d'évolution que du fro-ment qui produirait des fèves, des fèves qui produiraient des froments, ou même des bêtes qui produiraient des hommes. Mais saint Augustin n'aurait pas été moins déçu que saint Thomas s'il lui avait fallu tout expliquer dans la nature par des causes particulières et univoques. C'est pourtant ce que devraient penser les auteurs qui signalent ce texte en faveur du fixisme. On ne peut être plus [225] anti-augustinien et anti-thomiste. On oublie que ces saints docteurs ont dit :

384 De Genesi ad litt., IX, c. 17 (trad. PÉRONNE).

Page 199: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 199

...S'il n'y avait point dans les éléments que nous avons sous les yeux une certaine force..., on ne verrait point pousser de terre des germes qui ne s'y trouveraient point semés, de même qu'on ne verrait pas non plus cette multitude d'animaux qui, sans fécondation de femelles par des mâles, naissent dans la terre ou dans l'eau et, en s'accouplant, produisent d'autres animaux, bien que produits eux-mêmes en l'absence de toute espèce de parents. 385

On oublie aussi que saint Augustin a parlé de « semences des se-mences », c'est-à-dire des principes primordiaux des choses d'où les semences actuelles ont tiré leur origine au cours du temps. Ces oublis peuvent expliquer sans doute pourquoi certains auteurs modernes ont été jusqu'à dire que les deux mêmes saints docteurs n'ont reconnu comme possibles et comme faits que les générations univoques.

APPENDICE

Retour au sommaire

Parce que l'on pourrait nous reprocher d'avoir ignoré un texte où saint Thomas semble insister particulièrement sur la production immé-diate des premiers individus des espèces, nous allons le citer pour en examiner la portée. Le texte en question est la réponse à une objection contre la nécessité des bonnes œuvres pour faire son salut. Voici l'ob-jection :

Sicut Deus est auctor beatitudinis immediate, ita et naturam immediate instituit : sed in prima institutione naturæ produxit creaturas nulla dispositione præcedente, vel actione creaturæ, sed statim fecit [226] unumquodque perfectum in sua specie ; ergo videtur, quod beatitudinem conferat homini sine aliquibus operationibus præcedentibus.

385 De Trinitate, III, c. 8. Voir aussi De Genesi ad litt., III, c. 12 et IX, c. 16 ; SAINT THOMAS : Ia, q. 73, a. 1, ad 3. – « Animalia vero imperfecta quæ sunt vicina plantis, videntur posse generari et ex sernine et sine sernine. Sicut plantæ producuntur aliquando sine semine per actionem solis in terra ad hoc bene disposita ; tamen plantæ sic productæ producunt semina ex quibus plantæ similes in specie generantur. » In VII Metaph., lect. 6, n. 1400 ; aussi In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3 ad 3.

Page 200: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 200

Saint Thomas répond :

...Quod primas creaturas statim Deus perfectas produxit absque alia dispositione, vel operatione creature præcedente : quia sic instituit prima individua specierum, ut per ea natura propagaretur ad posteros : et similiter quia per Christum, qui est Deus et homo, beatitudo erat ad alios derivanda, secundum illud Apostoli ad Heb. 2 : Qui multos filios in gloriam adduxerat, statim a principio suæ conceptionis, absque aliqua operatione meritoria præcedente, anima ejus fuit beata : sed hoc est singulare in ipso [Christo] : nam pueris baptizatis subvenit meritum Christi ad beatitudinem consequendam, licet desint in eis merita propria, eo quod per baptismum sunt Christi membra effecti. 386

Disons, tout d'abord, que cette réponse ne pourrait s'opposer, en ce qui regarde le sujet qui nous intéresse ici, qu'à celui qui soutiendrait que saint Thomas était évolutionniste. Mais la chose revêt un aspect très différent dès que l'on veut apporter ce texte pour montrer que l'idée d'évolution est inconciliable avec la doctrine générale de saint Thomas. Regardons toutefois cette réponse de plus près.

Le Christ, étant le médiateur de tous les hommes, devait, par sa nature humaine et par sa vie terrestre tout entière, nous mériter la grâce qui est une participation de la nature divine et qui a pour terme la vision de Dieu tel qu'il est en lui-même. Il devait, en conséquence et depuis le commencement de sa vie terrestre, être en acte de cette fin. En effet : « Omne agens agit in quantum est in actu. » L'âme du Christ a donc eu la vision béatifique dès la conception. Passons maintenant à l'autre terme de la comparaison. Que fallait-il pour que la création fut parfaite dès son origine ? Il devait y avoir, à ce même moment et à l'intérieur de la création, une actualité suffisante pour que les choses qui devaient apparaître naturellement [227] dans le monde puissent être produites sans intervention « spéciale ». Mais reste à savoir main-tenant ce qui doit naturellement apparaître. Le nouveau, d'après saint Thomas, doit-il être borné à des individus nouveaux mais de même espèce que l'espèce ancestrale ? Nous avons déjà donné la réponse à cette question : « Species etiam novæ si quæ apparent... » On ne trou-vera chez saint Thomas aucune raison a priori qui serait contraire à la possibilité d'une suscitation d'individus d'une espèce nouvelle par l'ac-tion des agents créés : la causalité universelle. Pour savoir ce qui est 386 Ia IIæ, q. 5, a. 7, ad 2.

Page 201: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 201

arrivé en fait, il faut consulter la nature. Et si nous y trouvons un fon-dement suffisant à une doctrine de l'évolution, nous en concluons que, dès l'origine, il existait dans l'univers une actualité suffisante pour pro-duire un tel effet.

Nous nous permettons en plus de rappeler à l'attention du lecteur que saint Thomas préférait l'opinion de saint Augustin selon laquelle les plantes et les animaux avaient été d'abord produits « potentialiter tantum ». 387 Rappelons enfin cet autre passage cité plus haut :

Augustinus enim vult, in ipso creationis principio, quasdam res per species suas distinctas fuisse in natura propria, ut elementa, corpora cælestia et substantias spirituales ; alia vero in rationibus seminalibus tantum, ut animalia, plantas et homines, quæ omnia postmodum in naturis propriis producta sunt in illo opere quo post senarium illorum dierum Deus naturam prius conditam administrat... hæc positio est rationabilior et magis ab irrisione infidelium sacram Scripturam defendens : quod valde observandum docet Augustinus, ut sic Scripturæ exponantur quod ab infidelibus non irrideantur ; et ideo hæc opinio plus mihi placet... 388

[228]

387 Ia, q. 74, a. 2.388 In II Sent., d. 12, q. 1, a. 2.

Page 202: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 202

[229]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre II

Les Saintes Écritureset l’évolution

Retour au sommaire

La principale difficulté soulevée par le problème de l'évolution en théologie est évidemment celle de la formation du corps du premier homme. Aussi est-ce sur ce point que les auteurs anti-évolutionnistes manifestent une certaine faiblesse de méthode. On a l'impression qu'ils rejettent en principe la valeur de la connaissance confuse. Avant même de daigner considérer la part active que la Nature peut avoir eue dans la formation du premier homme, ils voudraient qu'on puisse leur dire dans le détail comment la chose s'est passée. C'est tout comme si l'on refusait de reconnaître que tel être est un vivant, avant de savoir quelle est exactement la sorte de vie qui le caractérise.

La plupart de ces auteurs laissent même tout à fait dans l'ombre la part la plus importante du récit de la Genèse sur la formation d'Adam. Réduisant l'intervention spéciale de Dieu dans la formation du corps du premier homme à sa simple nécessité pour la formation d'une nou-velle espèce naturelle, ils ne s'arrêtent pas à considérer le point le plus essentiel et la raison la plus profonde d'une telle intervention : à savoir l'impassibilité et l'incorruptibilité du corps d'Adam établi dès le com-mencement dans l'état de justice originelle. Ce faisant, on néglige la vérité proprement surnaturelle manifestée dans la Genèse. Pourquoi le

Page 203: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 203

spiraculum vitæ devrait-il signifier proprement la seule vie raison-nable ?

[230]Il est même des auteurs qui vont jusqu'à déclarer téméraire toute

doctrine évolutionniste, tant que l'on n'aura pas désigné dans l'Ecriture quelque texte où cette doctrine se trouve expressément enseignée. Cette exigence nous paraît d'autant plus dangereuse qu'elle attaque la nature même de la théologie, soit dans sa capacité, à titre de sagesse, d'utiliser les sciences inférieures à son bénéfice, soit dans sa certitude propre : quand on exige par exemple que ses conclusions soient confirmées par une proposition formellement et explicitement révélée, qui énonce la même vérité.

Quoi qu'il en soit, il est certainement téméraire et naïf de déclarer, à priori et sans examen suffisant, que toute doctrine évolutionniste est opposée à l'enseignement des Ecritures, comme il peut être téméraire, dans les mêmes conditions, de proclamer le contraire. Il convient de rappeler à ce propos une pensée de saint Augustin à laquelle se rallie saint Thomas dans le De Potentia.

Souvent, à propos de la terre et du ciel, des autres éléments de ce monde, du mouvement et du circuit ou encore de la grandeur des astres et des intervalles qui les séparent, ou bien à propos des éclipses du soleil et de la lune, de la révolution des années et des temps, de la nature propre aux animaux, aux fruits, aux pierres, et à propos de bien d'autres choses semblables, il arrive qu'un homme non chrétien possède une connaissance poussée au point d'être garantie par un calcul certain, ou même par l'expé-rience. Or voici une chose trop honteuse, trop funeste et dont il faut sur-tout se garder : un chrétien parle sur tous ces sujets ; il croit en parler selon nos Saintes Ecritures ; et tout infidèle peut l'entendre tellement divaguer, qu'en présence d'erreurs si énormes, l'infidèle ne peut s'empêcher de rire. Et le vrai mal, ce n'est pas qu'un homme, à cause de son erreur, subisse la dérision ; mais c'est qu'aux yeux des profanes nos auteurs [c'est-à-dire les auteurs sacrés] passent pour avoir eu de telles pensées ; et c'est aussi que, pour le plus grand malheur des gens ont nous voulons procurer le salut, nos auteurs sont exposés, sous prétexte d'ignorance, au blâme et au mé-pris. Car enfin ces profanes surprennent un chrétien occupé à se tromper sur le même sujet qu'ils [231] connaissent à merveille ; comment alors croiront-ils ces Saints Livres ? Comment les croiront-ils sur la résurrection des morts et sur l'espoir de la vie éternelle, et sur le royaume des cieux, alors que, d'après une fausse présomption, ces livres leur paraissent avoir

Page 204: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 204

pour objet ces choses mêmes dont ils ont, eux profanes, une connaissance d'expérience directe ou d'un calcul indubitable ? Il est impossible de dire quel chagrin et quelle tristesse les chrétiens prudents éprouvent de la part de ces téméraires présomptueux, qui, repris un jour pour leur sotte et fausse opinion, et se sentant sur le point d'être convaincus par des hommes indociles à l'autorité de nos Saints Livres, veulent défendre leurs assertions si légères, si téméraires et si ouvertement fausses ; ils essaient alors d'allé-guer en preuve, précisément nos livres saints, ou encore ils en débitent de mémoire ce qui paraît témoigner pour leur opinion et ils citent de nom-breux passages, ne comprenant ni les textes qu'ils récitent, ni le sujet sur lequel ils affirment. 389

389 De Genesi ad litt., I, c. 18 (trad. DORLODOT). Voir aussi SAINT AUGUSTIN, ibid., I, cc. 18 et 21 ; Confessions, XII, ch. 18 et 32. Et SAINT THOMAS : « Respondeo dicendum, quod, sicut dicit Augustinus (XII Confessionum), circa hanc questionem potest esse duplex disceptatio : una de ipsa rerum veritate ; alia de sensu litteræ, qua Moyses divinitus inspiratus principium mundi nobis exponit. Quoad primam deceptationem duo sunt vitanda ; quorum unum est ne in hac questione aliquid falsum asseratur, præcipue quod veritati fidei contradicat ; aliud est, ne quidquid verum aliquis esse crediderit, statim velit asserere, hoc ad veritatem fidei pertinere ; quia ut Augustinus dicit (X Confes.) : Obest, si ab ipsam doctrine pietatis formam pertinere arbitretur falsum, scilicet quod credit, et pertinacius affirmare audeat quod ignorat. Propter hoc autem obesse dicit, quia ab infidelibus veritas fidei irridetur, cum ab aliquo simplici et fideli tamquam ad fidem pertinens proponitur aliquod quod certissimis documentis falsum esse ostenditur, ut etiam dicit I super Genes... ad litteram. Circa secundam disceptationem duo etiam sunt vitanda. Quorum primum est, ne aliquis id quod patet esse falsum, dicat in verbis Scripturæ, que creationem rerum docet, debere intelligi ; Scripture enim divine a Spiritu sancto tradite non potest falsum subesse, sicut nec fidei, que per eam docetur. Aliud est, ne aliquis ira Scripturam ad unum sensum cogere velit, quod alios sensus qui in se veritatem continent, et possunt salva circumstantia littere, Scripturæ aptari, penitus excludantur ; hoc enim ad dignitatem divine Scripturæ pertinet, ut sub una littera multos sensus contineat, ut sic et diversis intellectibus hominum conveniat, ut unusquisque miretur se in divina Scriptura posse invenire veritatem quam mente conceperit ; et per hoc etiam contra infideles facilius defendatur, dum si aliquid, quod quisque ex sacra Scriptura velit intelligere, falsum apparuerit, ad alium ejus sensum possit haberi recursus. Unde non est incredibile, Moysi et aliis sacre Scripturæ auctoribus hoc divinitus esse concessum, ut diversa vera, que homines possent intelligere, ipsi cognoscerent, et ea sub una serie litteræ designarent, ut sic quilibet eorum sit sensus auctoris. Unde si etiam aliqua vera ab expositoribus sacræ Scripturæ litteræ aptentur, quæ auctor non intelligit, non est dubium quin Spiritus sanctus intellexerit, qui est principalis auctor divinæ Scripturæ. Unde omnis veritas quæ, salva litteræ circumstantia,

Page 205: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 205

[232]On aura remarqué, sans doute, qu'il n'est pas aussi facile qu'on le

pense ordinairement de condamner, au nom de textes scripturaires, certaines conclusions philosophiques aussi bien que scientifiques, par-ticulièrement celles qui regardent la formation du monde. Car, si l'Ecriture sainte n'enseigne pas l'évolution, elle ne la nie pas non plus. « On ne peut, écrit Dorlodot, trouver dans l'Écriture sainte, interprétée d'après les règles catholiques, aucun argument probant contre la théo-rie de l'évolution naturelle, même absolue. » 390 La Bible n'a pas pour but d'enseigner comment le ciel va, ni comment se sont formées les espèces vitales, mais quel est le salut de l'homme et comment il y par-vient.

...Dans les deux récits, [de la Bible] écrit J. Chaine, S.J., la création immédiate de toutes les plantes et de tous les animaux sont des concep-tions qui ne s'accordent pas avec les données des sciences et qui montrent bien qu'il n'y a pas eu de révélation sur le comment... et sur la durée de la création. Dieu a créé le monde, il a créé l'homme et la femme à sa ressem-blance, dans un état d'amitié avec lui ; il leur a subordonné le monde maté-riel et animal ; il a voulu et béni le mariage. Telles sont les grandes vérités inculquées. Une évolution des espèces qui tient compte de la différence essentielle qui existe entre l'animal, même le plus perfectionné, et l'homme, doué de cette intelligence qui le constitue en ressemblance avec Dieu, n'est point contraire au dogme chrétien, pourvu qu'elle laisse place à l'action de [233] Dieu qui a, en fait, créé l'homme en lui donnant une âme spirituelle. 391

potest divinæ Scripturæ aptari, est ejus sensus. His ergo suppositis, sciendum est quod diversi expositores sacræ Scripturæ diversos sensus ex principio Genesis acceperunt ; quorum nullus fidei veritati repugnat. » De Potentia, q. 4, a. 1. – « Sic ergo circa mundi principium aliquid est quod ad substantiam fidei pertinet, scilicet mundum incepisse creatum, et hoc omnes sancti concorditer dicunt. Quo autem modo et ordine factus sit, non pertinet ad fidem nisi per accidens, in quantum in Scriptura traditur, cujus veritatem diversa expositione sancti salvantes, diversa tradiderunt. » In II Sent., d. 12, q. 1, a. 2. « Dicendum, quod auctoritati Scripturæ in nullo derogatur, dum diversimode exponitur, salva tamen fide : quia majori veritate eam Spiritus sanctus fecundavit quam aliquis homo adinvenire possit. » Ibid., ad 7.

390 Op. cit., p. 11.391 Op. cit., pp. 45-46. MESSENGER, (op. cit., p. 116) termine des

considérations sur le même sujet par les témoignages unanimes de deux

Page 206: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 206

Déjà, en 1893, Léon XIII disait dans l'encyclique Providentissimus Deus  : « Au sujet des matières qui forment l'objet des sciences phy-siques et naturelles, Dieu n'a rien enseigné aux hommes par l'intermé-diaire des auteurs sacrés, un pareil enseignement ne pouvant être d'au-cune utilité pour leur salut. » 392

Telle est l'importante vérité que ce souverain Pontife propose comme un principe fondamental qu'il convient d'avoir toujours pré-sent à l'esprit, dès que l'on cherche à concilier les textes des Saints Livres avec les données de la science moderne.

C'est pourquoi, poursuit Léon XIII, au lieu de chercher directement à scruter la nature, ils [les auteurs sacrés] décrivent les choses ou en parlent parfois, soit dans un sens figuré (quodam translationis modo), soit comme le comportait le langage courant de leur temps, analogue d'ailleurs pour bien des choses à celui qui est encore en usage dans la vie ordinaire, même parmi les hommes les plus savants. Et comme, dans le langage vulgaire, on énonce d'abord et directement ce qui tombe sous les sens, pareillement l'écrivain sacré (ainsi que le remarque le Docteur Angélique : la, q. 70, a. 1, ad 3) « s'est conformé aux apparences sensibles » ; en d'autres termes, ajoute Léon XIII, Dieu lui-même, s'adressant aux hommes afin de se mettre à leur portée, s'est exprimé de la façon en usage chez les hommes (humano more).

La Commission biblique (1909) a repris la même idée, en l'appli-quant au premier chapitre de la Genèse : « L'intention [234] de l'au-teur sacré n'est pas d'enseigner d'une manière scientifique la constitu-tion intime des choses et l'ordre de la création ; mais il parle selon la connaissance populaire d'après les données des sens et dans le langage du temps. » Par ailleurs, dans son quatrième décret, la Commission déclare encore :

exégètes bien connus : Knabenbauer, S.J. et Hummelauer, S.J. auxquels il attribue ce texte : « Neque enim corpus hominis neque corpora brutorum quomodo de terra formata fuerint, mediantene an immediate in Genesi docemur, sed solum de facto ea sumpta esse de terra, i.e. materia. »

392 « In consideratione sit primum, scriptores sacros, seu verius Spiritum Sanctum, qui per ipsos loquebatur, noluisse ista videlicet intimam aspectabilium rerum constitutione, docere homines, nulli saluti profutura. »

Page 207: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 207

...Qu'il ne faut pas toujours et strictement prendre tous les mots et toutes les phrases dans le sens propre ; mais qu'il est parfois permis de s'éloigner du sens propre, et cela spécialement lorsqu'il appert manifeste-ment que les locutions sont employées dans un sens impropre, métapho-rique ou anthropomorphique, et que la raison défend d'adopter le sens propre, ou que la nécessité oblige à l'abandonner.

La Commission insinue clairement par ces derniers mots que cer-taines interprétations trop matériellement littérales, qu'on a pu soutenir autrefois, doivent être abandonnées aujourd'hui. C'est ainsi que la VIIIe et la dernière réponse de ce décret laissent toute liberté aux exé-gètes pour discuter si le mot jour (yom) doit être entendu d'un jour naturel ou d'un certain laps de temps : un jour période. Dorlodot, qui a fait une analyse particulière de ce quatrième décret, le résume comme suit :

Les deux premières réponses nous avaient appris que les trois premiers chapitres de la Genèse ont un caractère historique ; la cinquième nous laissait entendre que le langage de ces chapitres est cependant riche en figures. Nous apprenons maintenant [par la 7e et 8 e réponse] que le récit du premier chapitre a, en outre, un caractère populaire. Bien qu'à propre-ment parler la Commission Biblique ne définisse rien à ce sujet... néan-moins la rédaction des questions laisse suffisamment entendre que l'opi-nion qui regarde l'Hexaméron comme appartenant au genre littéraire de l'histoire figurée et populaire a toutes les faveurs de la Commission Ponti-ficale. 393

C'est donc à la lumière de ces règles d'interprétation qu'il [235] faut chercher l'explication des apparentes contradictions entre le lan-gage de la Bible et celui des sciences modernes. Ainsi, on remarque que les auteurs de la Genèse, préoccupés du but religieux, parlent du monde et du Créateur de la façon la plus apte à être compris des Hé-breux. C'est pourquoi ils affirment que le monde avec toutes ses per-fections est l'œuvre de la Toute-Puissance divine, sans dire explicite-ment si Dieu s'est, en outre, servi de l'activité des causes secondes. Parmi celles-ci, il en est qui intéressent surtout les savants, pour autant qu'ils cherchent à expliquer les phénomènes à l'échelle des causes qui relèvent davantage de l'expérience. Et, sous ce rapport, il ne peut y avoir qu'une apparente contradiction entre la cosmogonie mosaïque et

393 Op. cit., p. 32.

Page 208: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 208

la cosmogonie scientifique. Car affirmer, dans un but religieux, que tout vient de Dieu sans rappeler les causes secondes, n'est pas plus nier la part de celles-ci qu'on nie la cause première en montrant com-ment certains phénomènes s'expliquent en partie par les causes se-condes. Ainsi, sans pécher contre la science, Moïse attribue à Dieu la pluie, le vent, les éclairs, le tonnerre, les tremblements de terre, la for-mation des êtres infra-humains, de la même façon qu'il Lui attribue la formation du corps d'Adam. Il ne semble pas que l'on puisse ap-prendre par les textes de l'Ecriture si Dieu s'est servi ou non de causes secondes efficientes pour former le corps du premier homme. À ce propos, l'Ecriture nous apprend seulement que ce corps, comme tous les autres, a été formé d'éléments terrestres, de la matière. Et cela est bien conforme à l'opinion de théologiens et d'exégètes modernes. Voi-ci, sur cette question, quelques témoignages autorisés. Déjà en 1891, Mgr d'Hulst se prononçait clairement :

Si nous contestons l'évolution, écrit-il, du moins quant à l'extension universelle qu'on veut donner à la théorie, ce sera sous forme de réserve prudente, au nom de l'expérience qui, jusqu'ici, est muette, [236] ce ne sera pas au nom du dogme, pourvu qu'on nous donne Dieu. Oui, avec Dieu à l'origine des êtres, Dieu au terme du progrès, Dieu sur les flancs de la colonne pour en diriger et en soutenir le mouvement, l'évolution est ad-missible. Si des philosophes de grande valeur élèvent contre sa possibilité des objections empruntées à la métaphysique, d'autres, non moins fidèles aux principes spiritualistes, se refusent à reconnaître l'absurdité de l'hypo-thèse. Pour eux, comme pour le plus grand nombre, ce n'est qu'une ques-tion de fait. Mais sans Dieu, tout est absurde, tout est inexplicable, l'évolu-tion plus que tout le reste. 394

En 1893, le R. P. Gardeil, O.P. écrivait : « ...Il n'y a rien de mieux que l'évolution tant qu'on ne l'interprète pas dans un sens matérialiste. Il faut toujours savoir distinguer entre une doctrine et ceux qui l'ex-pliquent. » 395 C'était dire beaucoup, quand on sait que cet auteur n'ad-mettait d'interventions directes et spéciales de Dieu, au début de l'uni-vers, que pour la création des substances spirituelles, celle de la ma-tière sous forme élémentaire et celle de l'âme humaine. 396

394 Carême, de 1891, 5e conférence, p. 186.395 Dans Revue Thomiste, L'évolutionnisme et les principes de saint Thomas,

1893, pp. 29-30.396 Cf. Ibid., 1896, p. 232.

Page 209: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 209

En 1905, un autre théologien, Mgr Jansens, ex-secrétaire de la Commission biblique pontificale, soutenait, lui aussi, qu'on ne peut, d'après le premier chapitre de la Genèse, réprouver l'opinion que toutes les plantes ne furent créées que potentiellement et qu'elles ont ensuite évolué selon des genres et des espèces en nombre presque infi-ni. Même le passage d'une espèce à une autre (v.g. du végétal à l'ani-mal), selon ce théologien, ne répugne pas non plus aux principes sco-lastiques. C'est pourquoi des scolastiques ont admis une certaine géné-ration spontanée. Et la saine philosophie, autant que la saine théolo-gie, doit avoir la prudence d'augmenter plutôt que de diminuer l'in-fluence des causes secondes. Car plus on exalte [237] les forces mer-veilleuses, imprimées par Dieu dans les choses, plus merveilleuse ap-paraît l'œuvre divine elle-même. 397

Personne, écrit R. de Sinety, en 1930, n'est allé plus loin dans ce sens que le Chanoine H. de Dorlodot, ultra-transformiste convaincu, théologien

397 « Non potest ex primo capite Geneseos, uti contra revelationem reprobari sententia, quæ tenet omnes plantes fuisse potentialiter in primo germine contentas per temporum spatia in firma genera et species numero veluti infinito evolvendas.

Quin et sententia admittens evolutionis transitum de uno ordine in alterum, v.g., de ordine vegetali ad ordinem animalem non funditus repugnat principio scholastico, juxta quod formæ non gignuntur per ipsas formas, sed educuntur de potentia materiæ. Unde ipsi Scholastici generationem quamdam spontaneam admittebant. Qua semel admissa pro animalibus inferioribus, non apparet tam stringens ratio virtutem transformationis ad hæc dumtaxat contrahendi. Quæ consideratio habet saltem aliquem valorem polemicum pro Transformista cum Scholastico puro disputante.

Tum sana philosophia tum theologia monent, prudens esse ut ambitus virtutum naturalium, a Deo inditarum, augeatur potius quam minuatur ; quatenus cautius est, ut non nisi manifestis rationibus sive philosophicis, sive theologicis, absoluta impossibilitas phænomeni naturalis proclametur.

Cæterum, quantumcumque virtus evolutionistica primis elementis inclusa dilatetur, nunquam id obtinebit, quod vellent Materialistæ, ut causam initialem creatricem supplantet. Quin ex opposito, quo magis hæc mirabilis vis extollitur, eo mirabilius apparet opus illius qui eam condidit. » MGR JANSENS. Summa theologica, 1905, Vol. 6, pp. 405-6.

« Deus est causa distinctionis et ordinatæ dispositionis partium hujus universi ; ad sui ordinis autem executionem usus est etiam causis secundis... Ex revelatione autem non videtur erui qualitas et modus istius concursus causarum secundarum in formatione ornatus hujus universi... » P. PIGNATORE, S.J. De Deo creatore, 1905, pp. 68-70.

Page 210: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 210

informé, qui s'est efforcé de prouver aux catholiques, qu'à la condition d'admettre la création par Dieu de toutes les âmes humaines, l'évolution-nisme ne présente avec le dogme aucune incompatibilité. 398

Cependant, De Sinety, qui n'admet pas un transformisme aussi étendu, prétend que Dorlodot, dans son désir d'avoir pour lui saint Au-gustin, s'est laissé entraîner à de regrettables exagérations. 399 Par ailleurs, d'autres auteurs ne blâment pas autant la hardiesse d'affirma-tion de Dorlodot.

[238]

On ne saurait méconnaître, écrit P. M. Périer, la force des raisons par lesquelles il [Dorlodot] établit que l'hypothèse de l'évolution n'est en oppo-sition ni avec la Sainte Ecriture, ni avec la philosophie traditionnelle, ni avec la théologie la plus rigoureusement orthodoxe. Son livre rassurera les esprits inquiets... Fixistes et transformistes, tous ont un égal besoin de la puissance créatrice. Voilà qui est essentiel. 400

Et P. Teilhard de Chardin :

Ce qui doit paraître étonnant, dès lors, ce n'est pas que les croyants se rallient à la vérité cachée au fond du transformisme. C'est bien plutôt qu'ils ne reconnaissent pas plus facilement sous le langage, parfois inacceptable des évolutionnistes, la catholique et traditionnelle tendance à sauvegarder la vertu des causes secondes à laquelle, tout dernièrement encore, un théo-logien très averti [Dorlodot], qui est aussi un vrai savant, a pu donner le beau nom de « naturalisme chrétien ». 401

398 Archives de philosophie, Vol. 7, cah. 2, 1930, p. 250.399 Cf. Ibid.400 Dans Revue d'Apologétique, 15 juin 1922, p. 350.401 Dans Etudes, juin 1921, p. 544.

Page 211: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 211

Il y a encore le témoignage du Rev. Ernest C. Messenger et celui de A. M. Pirotta, O.P. qui louent sans restriction l'ouvrage du Cha-noine H. de Dorlodot. 402 Le R.P. Sertillanges, O.P. ne pense pas autre-ment que Dorlodot sur cette question.

On se souvient, écrit-il, que nous n'avons pas condamné le moins du monde l'hypothèse de l'évolution. Pourvu qu'on fasse de l'évolution l'ou-vrier de Dieu, nous ne demandons pas mieux que d'y croire, ou en tous cas de laisser dire. Or, qu'est-ce qui peut empêcher d'affirmer que le corps de l'homme procède lui aussi de l'évolution, et, par l'évolution, de Dieu, qui a mis l'évolution en branle et la dirige ? Je dis, qu'on le remarque bien, le corps de l'homme ; car son âme, étant spirituelle, ne saurait procéder par évolution de la pure matière... Mais s'il s'agit de son corps, il semble que le récit biblique s'en désintéresse. Le texte que je viens de transcrire n'en dit rien ; il [239] raconte la création de l'homme comme il raconte la création du soleil et de la lune, et si l'on reste libre, comme chrétien, de croire que le soleil et la lune ont mis des siècles à se former, selon l'hypothèse de la nébuleuse, et qu'ils procèdent de Dieu par l'intermédiaire des forces cos-miques, on ne voit pas bien pourquoi il n'en serait pas de même ici.

Au lieu de s'imaginer le coup de théâtre d'un Dieu formant le corps d'Adam avec des mains, le souffle du Créateur et la statue d'argile – interprétation d'un littéralisme qui choquerait même une intelligence primitive – pourquoi ne verrions-nous pas dans les textes qui ra-content la création du premier homme, un style figuré signifiant sim-plement que son corps, comme dit encore Sertillanges, ... « est formé d'éléments terrestres ; qu'il est fils de la terre par son corps, à la diffé-rence de l'âme, qui est immatérielle et qui provient d'une action di-recte de Dieu ? »

402 "No catholic writer on evolution can fail to profit by the learned research embodied by the late Canon Henry de Dorlodot, of Louvain, in his Darwinism and Catholic Thought – a brilliant piece of work. MESSENGER, op. cit., p. XXIV. – « ... Peruliter legi potest magnificum opus H. DE DORLODOT, Le Darwinisme et l'orthodoxie ». Puis il réfère à ce volume de Dorlodot : « Quoad S. Augustini mentem ». P. A. M. PIROTT.A, Summa philosophia aristotelico-thomisticæ, Taurini (Italia), Marietti, 1936, Vol. 11, P. 399, notes 1 et 2.

Page 212: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 212

Est-ce qu'on ne nous dit pas, au jour des Cendres  : « Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière ? » Nous ne sommes pourtant pas poussière  ; mais chair  ; seulement comme la chair est formée des mêmes éléments que la poussière, et que les substances qui nourrissent notre corps lui sont empruntées, il est vrai de dire en gros que nous sommes poussière. Pourquoi le texte biblique n'aurait-il pas le même sens ? « Dieu forma l'homme de la de la terre », cela veut dire : Il lui don-na un corps formés terrestres, sans qu'on veuille affirmer que ce fut dans ce moment-là même que ce corps fut formé de toutes pièces et organisé.

Pour les enfants qui apprennent l'histoire sainte, la statue [d'argile] fait très bien ; mais une fois devenu philosophe ou naturaliste, votre enfant pourra bien en sourire, et sans doute il aura raison.

Rien donc n'empêcherait que, très chrétiennement parlant, l'on dise ceci : Dieu a formé le corps de l'homme comme il a formé les autres êtres, progressivement et par le moyen des forces de la nature... En un mot, l'homme [même en parlant ainsi] est la créature de Dieu, même dans son corps : voilà ce qu'il faut maintenir, et voilà l'enseignement de la Bible.

On remarquera qu'en tout ceci je me garde bien de rien affirmer : [240] dans des matières aussi délicates, je serais navré de rien dire qui puisse scandaliser ou même étonner qui que ce soit. Je me souviens aussi que sur ce point, la science, quoi que puissent prétendre quelques-uns, est dans la plus complète ignorance. Mais... je suis de ceux qui pensent que, dans une époque troublée comme la nôtre au point de vue des croyances, il importe souverainement au croyant de distinguer les affirmations certaines de la foi des commentaires variés qui s'y mêlent, quelque vénérables, d'ailleurs, et bien déduits que paraissent ces commentaires.

Je suis partisan de la liberté. Je rêve d'une foi chrétienne assez large pour que toutes les opinions humaines y puissent trouver place, à la seule condition de ne pas contredire aux pensées divines. La religion n'est pas une école de philosophie, encore moins une école de science naturelle. La religion est le chemin du salut, et il convient aux hommes qui y marchent ensemble de pratiquer à l'égard les uns des autres la plus large tolérance et, même dans les divergences les plus grandes, un inviolable respect. 403

403 SERTILLANGES, Les sources de la croyance en Dieu, pp. 144-152. Voir aussi Dieu ou rien, pp. 51-53. Dans le même sens : CARDINAL LIÉNARD, art. cit., dans Etudes, déc. 1947.

Page 213: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 213

Enfin voici, d'après R. de Sinety, S.J., les opinions générales des théologiens concernant le dogme en rapport avec le transformisme anthropologique restreint, c'est-à-dire celui qui soutient que « l'orga-nisme humain est le produit de l'évolution naturelle et spontanée d'une souche animale quelconque, sans que l'Auteur de la nature soit intervenu d'une manière spéciale pour le modifier ». On peut, semble-t-il, distinguer trois groupes d'opinions différentes :

Un premier groupe d'auteurs écarte cette théorie en lui donnant une note absolue, et la plus bénigne est celle d'erreur théologique.

À l'extrême opposé, un second groupe estime que la doctrine catho-lique laisse une liberté entière d'appliquer à l'origine de l'organisme hu-main l'hypothèse transformiste.

Entre ces deux positions extrêmes, un grand nombre de théologiens contemporains en adoptent une moyenne, qui peut se définir de la manière suivante : l'accord du transformisme anthropologique restreint avec cer-tains points de la doctrine catholique, notamment [241] avec le monogé-nisme impliqué par le dogme du péché originel, paraît, sinon absolument impossible du moins très invraisemblable, les arguments scientifiques sur lesquels repose cette théorie n'ayant pas une valeur démonstrative rigou-reuse, on se croirait téméraire si on l'enseignait comme démontrée ou même comme positivement probable. Mais, tant que l'autorité infaillible n'a pas écarté d'une manière implicite (explicite ?) et définitive l'hypothèse du transformisme anthropologique restreint, on s'abstient de lui donner une note théologique absolue.

Après avoir exposé les motifs sur lesquels s'appuient ces diverses opi-nions, continue De Sinéty, nous dirons pourquoi la troisième nous semble actuellement la mieux fondée.404

Voici maintenant ce que dit Léon XIII, encore dans Providentissi-mius Deus, en vue d'éviter les abus de l'argument patristique dans l'in-terprétation de l'Ecriture Sainte :

De ce que l'Ecriture Sainte doit être énergiquement défendue, il ne s'ensuit pas que l'on doive suivre également toutes les opinions que chacun des Pères ou des exégètes postérieurs ont émises en l'interprétant. Il peut

404 Dictionnaire apologétique de la foi catholique, au mot Transformisme, col. 1844.

Page 214: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 214

arriver, en effet, qu'en expliquant, d'après les opinions de leur époque, les passages où il s'agit des choses de la nature, leurs jugements ne soient pas tellement vrais, qu'il ne s'y rencontrent des propositions qui ne se justifient plus aujourd'hui. C'est pourquoi, il faut distinguer soigneusement, dans leurs interprétations, ce qu'ils donnent comme appartenant à la foi ou comme ayant avec elle un lien étroit, et ce qu'ils enseignent d'un accord unanime ; car, « dans les choses qui ne sont pas de nécessité de foi, il était permis aux saints, aussi bien qu'à nous-mêmes de différer d'opinions », comme le dit saint Thomas. 405

Donc, s'il était permis aux Pères de différer d'opinion entre eux sur les questions qui ne sont pas de nécessité de foi, il est encore permis aujourd'hui de ne pas adopter toutes leurs idées sur de semblables questions. Par contre, dans les questions de foi et de mœurs, il n'est pas permis, d'après le Concile [242] de Trente, 406 d'interpréter la Bible contrairement à leur enseignement unanime. Et pour éviter les équi-voques et les abus de ceux qui invoquent, à temps et à contretemps, l'autorité des Pères, même en matière de foi et de mœurs, Léon XIII a eu soin de marquer deux conditions : l° Il faut que les Pères donnent leur interprétation des Ecritures comme appartenant à la foi ou ayant avec elle un lien étroit ; 2° que cette interprétation ait leur accord una-nime. Mais, pour tabler sur un accord unanime, il faut, d'après la plu-part des théologiens : a) entendre l'unanimité morale, b) que les té-moignages des Pères soient pesés, non comptés. « De telle sorte, dit Dorlodot, que si un Père possède, soit absolument, soit dans une ma-tière déterminée, une autorité très grande, son opinion peut contreba-lancer celle de tous les autres. » 407 S aint Augustin, par exemple, « à cause de son admirable perspicacité à découvrir le sens de la parole divine et de l'abondant usage qu'il en fait pour la défense de la vérité catholique » 408 doit être placé au tout premier rang parmi les Pères oc-cidentaux. Son témoignage prend une valeur particulière dans ses in-terprétations des premiers chapitres de la Genèse, qu'il a scrutés pen-dant toute sa vie. Dorlodot se risque même à conclure que non seule-ment l'interprétation scripturaire des Pères n'est pas contraire à l'évolu-tion, mais qu'elle y serait même favorable.

405 Texte de SAINT THOMAS, In II Sent., d. 2, q. 1, a. 3.406 Session IV et le Concile du Vatican, session III.407 Op. cit., p. 23.408 LÉON XIII, Providentissimus Deus.

Page 215: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 215

L'enseignement des Saints Pères, écrit-il, est très favorable à la théorie de l'évolution naturelle absolue. Toutefois, l'exemple de grands Docteurs autorise à accepter simplement, en cette matière, la solution indiquée par l'état présent de la science. 409

Pouvons-nous faire le dernier pas, poursuit-il, et embrasser, à la suite de ces grands Docteurs, la théorie de l'évolutionnisme absolu ? Je vou-drais répondre affirmativement. Mais d'abord rien, dans les phénomènes actuels, ne nous y autorise. Mais je désire me tromper ; [243] et je bénirai celui qui me montrera le moyen d'abandonner honnêtement Darwin [qui admettait trois ou quatre interventions divines spéciales], pour suivre sur ce point, Augustin et Grégoire... Aussi souhaitons-nous de tout cœur que l'on découvre quelque jour le moyen de concilier les données scientifiques avec la pensée, non mitigée, de ces grands génies. 410

Mais, s'il est légitime d'en agir ainsi, dit-il encore, ce n'est cependant qu'à la condition de conserver, comme l'ont fait les Docteurs scolastiques, l'esprit qui avait dicté leurs conclusions aux Augustin et aux Grégoire de Nysse. Cet esprit de naturalisme chrétien a toujours été en honneur dans l'Eglise, et ce n'est qu'aux époques de décadence qu'on a pu le voir faiblir, dans une certaine mesure. 411

[244]

409 Op. cit., pp. 12, 107-108.410 Ibid., pp. 151 et 177.411 Ibid., p. 115. On sait que Dorlodot entend par « naturalisme chrétien » : « la

tendance à attribuer à l'action naturelle des causes secondes tout ce que la raison et les données positives des sciences d'observation ne défendent pas de leur accorder, et de ne recourir à une intervention spéciale de Dieu, distincte des actes de son gouvernement général, qu'en cas d'absolue nécessité ». Ibid.

Page 216: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 216

[245]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre III

Les décision doctrinalesde l’Église et l’évolution

Retour au sommaire

Pour répondre à ceux qui s'empressent de mettre en cause l'ortho-doxie de tout auteur favorable à l'idée d'évolution, nous ne saurions mieux faire que d'insérer ici le résumé d'une étude spéciale sur le sujet par le R.P. Arthur Caron, O.M.I., docteur en théologie et en droit ca-nonique, vice-recteur actuel de l'Université d'Ottawa. Nous lui sommes reconnaissant d'avoir bien voulu nous faire lui-même ce résu-mé d'une étude présentée au « Symposium sur l'évolution », à l'Uni-versité Laval, en 1937. Nous le transcrivons tel quel.

Considéré du point de vue des décisions doctrinales de l'Eglise, le transformisme pose de graves problèmes qu'on ne saurait résoudre d'une façon simpliste par un oui ou un non catégorique, mais qui appellent des distinctions et des précisions théologiques d'importance capitale.

Notons d'abord les postulats fondamentaux que toute explication trans-formiste, même restreinte et mitigée, doit respecter pour se tenir dans les bornes de la stricte orthodoxie. Ce sont : (1) la nécessité d'une création primitive qui fit l'objet de plusieurs définitions dogmatiques ; (2) le dogme de la spiritualité de l'âme humaine également défini par le IVe concile de Latran et le concile du Vatican ; (3) l'intervention créatrice de Dieu dans le

Page 217: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 217

cas de chaque âme humaine individuelle enseignée par les théologiens comme proxima fidei.

Ces divers points de l'enseignement ecclésiastique étant sauvegar-dés, l'orthodoxie rigoureuse et le magistère de l'Eglise imposent-ils des limites aux théoriciens de l'évolutionnisme ? On ne connait que deux documents publics émanant de l'autorité ecclésiastique : la décla-ration du concile provincial de Cologne (1860) et le décret de [246] la commission biblique pontificale sur l'interprétation du récit de la Ge-nèse touchant la création de l'homme (1909).

Observons d'abord que ces décisions n'atteignent directement que le transformisme anthropologique et ne disent rien de l'évolutionnisme infra-humain. En ce qui concerne le dernier surtout, il est vrai d'affir-mer que le magistère de l'Eglise n'a encore imposé aucune restriction aux hypothèses transformistes. Toutefois je ne parle pas ici de la doc-trine des théologiens qui, généralement, ne montrent qu'assez peu de faveur aux théories évolutionnistes ; il s'agit uniquement de l'évolu-tionnisme au regard des décisions doctrinales de l'Eglise.

Quant au transformisme anthropologique, s'il respecte les principes énoncés plus haut, on peut dire que l'Eglise ne l'a jamais condamné formellement par une décision de son magistère infaillible, comme il apparaît par l'analyse des deux documents qui s'y rapportent. 1) La déclaration du concile provincial de Cologne condamne « l'opinion de ceux qui ne craignent pas d'affirmer que l'homme, quant à son corps, a été le produit d'une transformation spontanée, évoluant du moins par-fait au plus parfait, par une évolution continue se terminant à l'hu-main ». Il convient de souligner que cette déclaration n'est pas une décision de l'Eglise universelle et n'engage pas l'infaillibilité de celle-ci. De plus, elle ne condamne que l'évolution spontanée, nullement un transformisme qui admettrait une intervention extérieure ou une action causale venant du dehors. 2) Le décret de la commission biblique pon-tificale du 30 juin 1909 pose en principe qu'on ne « peut pas mettre en doute le sens littéral historique » de la Genèse quand ce livre parle d'une création spéciale de l'homme (peculiaris creatio hominis), de la formation de la première femme tirée du premier homme (formatio prima mulieris ex homine), de l'unité du genre humain (unitas generis humani).

VALEUR DOCTRINALE DU DECRET. Il n'engage pas l'infailli-bilité de l'Eglise, mais il exige de la part des fidèles un assentiment

Page 218: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 218

interne, mais non un assentiment inconditionné. Il n'est permis à per-sonne d'enseigner publiquement le contraire, mais il serait loisible aux théologiens et aux savants de faire, à qui de droit, des représentations respectueuses s'ils croyaient avoir trouvé des arguments concluants à l'effet contraire.

INTERPRETATION DU DECRET. En ce qui regarde la création spéciale de l'homme, il est à remarquer que la commission s'est abste-nue, intentionnellement sans doute, de parler d'une création [247] spé-ciale du corps : elle parle de la création de l'homme. Seule, en effet, l'âme a été créée, non le corps d'après les mots même de la Genèse : formavit Dominus Deus hominem ex limo terræ. Pour le corps de la première femme, il serait extrêmement difficile de ne le point faire originer de quelque manière du premier homme, si on veut sauvegar-der la lettre du décret. Quant à l'unité du genre humain dont il est question dans le décret, je pense qu'il s'agit non seulement de l'unité spécifique dont parlent les philosophes, mais aussi de l'unité monogé-nique qui rattache toute l'humanité au premier couple prévaricateur. Autrement, on ne voit pas comment s'expliquerait l'universalité du péché originel.

Il y eut aussi jadis quelques interventions privées de Rome tendant à décourager les efforts entrepris pour justifier les théories évolution-nistes, mais celles-ci, vieilles de quarante et de cinquante ans, n'ont pas été renouvelées bien que plusieurs savants catholiques aient, de-puis, marqué leur sympathie pour certaines formes mitigées de trans-formisme. Cela semblerait indiquer qu'il y a lieu de faire des distinc-tions entre les diverses explications du système. Pareilles interven-tions, il faut le rappeler, restent souvent d'ordre purement disciplinaire et, en toute hypothèse, n'impliquent pas une condamnation doctrinale officielle et publique du magistère et ne font pas loi dans l'Eglise.

Dans le cadre des réserves mentionnées et avec toutes les nuances qu'elles comportent, on peut, en conclusion, soutenir que l'Eglise, par ses décisions doctrinales, n'oppose pas une fin de non-recevoir abso-lue à toutes les formes de transformisme. « Si quelqu'un, écrit le P. de Sinéty, trouvait plus satisfaisant pour l'esprit scientifique de penser que le Créateur, pour constituer le corps du premier homme, a utilisé une matière déjà organisée, qu'il a plus ou moins profondément trans-formé cet organisme, par l'infusion même de l'âme spirituelle, nous ne voyons pas ce qu'on pourrait lui objecter du point de vue théologique. L'Eglise ne s'est jamais prononcée, ni directement, ni indirectement,

Page 219: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 219

sur l'état de la matière qui, d'après le texte génésiaque lui-même, a servi à constituer le corps humain. Cette théorie, on le voit, est toute différente du transformisme qui admet que les lois générales de l'évo-lution, sans intervention spéciale de Dieu, rendent compte de l'appari-tion de l'organisme humain » (DAFC, col., 1847).

D'autres auteurs, philosophes et théologiens, ne pensent pas autre-ment à ce sujet :

[248]

Jusqu'ici, écrit Sertillanges, l'Eglise n'a imposé à ses fidèles aucune conception assez précise pour départager les opinions susdites. Ceux qui serrent les textes de plus près – peut-être de trop près – et qui se repré-sentent le Créateur formant miraculeusement un corps humain avec les éléments terrestres, puis l'animant de son souffle, c'est-à-dire lui donnant une âme – ceux-là sont avec elle ; mais elle n'expulse pas de son sein ceux qui suppriment ce coup de théâtre, et qui, pour ce cas comme pour d'autres, font appel à l'évolution. 412

Le R.P. Hugueny, O.P., dans son livre Critique et Catholique, pu-blié en 1914, (p. 245) avait écrit : « La Bible et l'Eglise n'ont aucun enseignement de foi sur le mode précis dont Dieu a formé le corps de l'homme du limon de la terre avant de lui donner une âme. »

Il faut donc pousser le scrupule jusqu'à la limite extrême, lorsqu'on veut, au nom de l'orthodoxie catholique, barrer le passage à des idées qui tendent à se propager au nom de la science. Notre dernière conclu-sion sera un texte de Pie XII, extrait de son Encyclique Divino af-flante Spiritu :

Mais dans ces conditions, cependant, l'exégète catholique, poussé par un amour de sa science, actif et courageux, sincèrement dévoué à notre Mère la sainte Eglise, ne doit en aucune façon, se défendre d'aborder, et à plusieurs reprises, les questions difficiles qui n'ont pas été résolues jus-qu'ici, non seulement pour repousser les objections des adversaires, mais encore pour tenter de leur trouver une solide explication, en accord parfait avec la doctrine de l'Eglise, spécialement avec celle de l'innerrance bi-blique et capable en même temps de satisfaire pleinement aux conclusions certaines des sciences profanes. Les efforts de ces vaillants ouvriers dans la vigne du Seigneur méritent d'être jugés, non seulement avec équité et

412 Les sources de la croyance en Dieu, p. 151.

Page 220: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 220

justice, mais encore avec une par faite charité ; que tous les autres fils de l'Eglise s'en souviennent. Ceux-ci doivent se garder de ce zèle tout autre que prudent, qui estime devoir attaquer ou tenir en suspicion tout ce qui est nouveau. Qu'ils aient avant tout présent, que dans les règles et lois por-tées par l'Église, il s'agit de la foi et des mœurs, tandis que dans l'immense matière con tenue dans les Livres Saints, livres de loi ou livres historiques sapientiaux [249] et prophétiques, il y a bien peu de textes dont le sens ait été défini par l'autorité de l'Eglise ; et il n'y en a pas davantage sur lesquels règnent le consentement unanime des Pères. Il reste donc beaucoup de points, et d'aucuns très importants, dans la discussion et l'explication des-quels la pénétration et le talent des exégètes catholiques peuvent et doivent avoir libre cours, afin que chacun contribue pour sa part et d'après ses moyens à l'utilité commune, au progrès croissant de la doctrine sacrée, à la défense et à l'honneur de l'Eglise. Cette vraie liberté des enfants de Dieu, qui, gardant fidèlement la doctrine de l'Église, embrasse avec reconnais-sance comme un don de Dieu et met à profit tout l'apport des sciences ; cette liberté, secondée et soutenue par la confiance de tous, est la condition et la source de tout réel succès et de tout solide progrès dans la science catholique, comme nous en avertit excellemment Notre Prédécesseur d'heureuse mémoire, Léon XIII, lorsqu'il écrit : « Si l'on ne sauvegarde pas l'union des esprits et le respect des principes, il n'y aura pas à espérer qu'une multitude de travaux variés fasse réaliser à cette science de no-tables progrès. »

[250]

Page 221: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 221

[251]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

BIBLIOGRAPHIE

Retour au sommaire

ADLER, Mortimer-J. : Problems for Thomists ; the problem of species, New York, Sheed & Ward, 1940. Solution of the problem of species, dans la revue The Thomist, 1941, vol. 3, n. 2.

ARISTOTE : Aristotelis opera, Berolini, ed. Academia Regia Boru-sica, Libri Topicorum, de Cælo, de Generatione et corruptione, Metereologicorum, Historia animalium, de Paribus animalium, Metaphysicorum. Traductions françaises par J. Tricot, éd. Vrin, Paris : Métaphysique, 1933 ; De l'âme, 1934 ; De la génération et de la corruption, 1934 ; par Henri Carteron, éd. « Les Belles Lettres », Paris : Physique, 1926-1932 ; par J.-M. Le Blond, éd. Montaigne, Aubier : Traité sur les parties des animaux (livre pre-mier).

AUGUSTIN (Saint, évêque d'Hippone) : Œuvres complètes. Nous citons saint Augustin d'après les traductions suivantes : M. Raulx, Bar-Le-Dux, Guérin et Cie, 1886 ; une autre par MM. Péronne, Ecalle, Vincent, Charpentier, Barreau, Paris, Vives, 1873. Aussi Les confessions, D'Arnault D'Andilly, Paris, Garnier et Frères ; une autre par P. de Labriolle, Paris, éd. « Les Belles Lettres », 1926. La cité de Dieu, L. Moreau, Paris, Garnier & Frères.

BEAUREGARD, Olivier Costa de : Le mystère de la matière, dans Etudes, oct. 1946.

BERGSON, H. : Évolution créatrice, Paris, Alcan, 1907 ; Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Presses Universitaires de France, 1948.

Page 222: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 222

BILLUARD, Renatus-Carolus, O.P. : Summa sancti Thomæ, ed. nova, Parisiis, Victorem Lecoffre, 1904.

BONÉ, Edouard, S.J. : L'homme : genèse et cheminement, dans Nom-velle revue théologique, avril 1947.

BOUYSSONIE, A. (chanoine) : Fixisme et transformisme, dans Re-vue thomiste, mai, 1910 ; La matière et la vie et l'origine du prin-cipe vital, ibid., juillet-août 1911, p. 503 ; Fixisme et transfor-misme, dans Revue du clergé français, mai 1910, p. 385.

[252]BURDO, Christian : Le vitalisme contemporain, dans Archives de

philosophie, vol. VI, cahier 1, 1928.

CAZES, M. Fr. O.P. : L'idée d'évolution, dans Revue thomiste, 1911, t. 19, pp. 767-777.

CHAINE, J. : Le livre de la Genèse, coll. « Lectio divina », Paris, Les Editions du Cerf, 1949.

COLIN, Henri : De la matière à la Vie, Paris, Beauchesne, 1926.COLLIN, Remy : A. Brachet et l'embryologie causale, dans Archives

de philosophie, Vol. VI, cahier 1, 1928 ; Mesure de l'homme, Paris, Albin-Michel, 1948.

DALBIEZ, R. : Le transformisme et la morphologie, dans Revue tho-miste, 1926 : janv.-fév., pp. 48-61 ; mars-avril, pp. 130-153 ; mai-juin, pp. 245-262.

DE KONINCK, Charles : Le cosmos, Québec, 1936 ; Le problème de l'indéterminisme, dans les rapports de L'Académie canadienne saint Thomas d'Aquin, Québec, éd. L'Action catholique, 1937 ; voir aussi Réflexions sur le problème de l'indéterminisme, dans Re-vue thomiste, nov.-déc. 1937, t. 43, pp. 227-252 et pp. 393-409 ; Les sciences expérimentales sont-elles distinctes de la philosophie de la nature ? dans revue Culture, décembre 1941 ; notes de cours sur : Méthodologie scientifique ; De universi nostri formabilitate ; De rationibus seminalibus ; Le « vοΰς » d'Anaxagore, etc.

Page 223: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 223

DE MARIA, Michaele, S.J. : Philosophia Peripatetico-Scolastica, ex fontibus Aristotelis et S. Thomæ, Rome, ex officina typographica Foriezani et Socii, 1893.

DESCOQS, P., S.J. : Essai critique sur l'hylémorphisme, Paris, Beau-chesne, 1924.

DEWEY, John : Logic, the Theory of Inquiry, New York, Henry Holt and Co, 1938.

DORLODOT, Chanoine Henri de : Le darwinisme au point de vue de l'orthodoxie catholique, Paris, Vroment et cie, 1921.

DUBARLE, R.P. : Les Sages d'Israël, coll. « Lectio divina », Les Edi-tions du Cerf, 1946.

FARGES, A, Mgr : Etudes philosophiques, vol. 2 : La vie et l'évolu-tion des espèces, 7e édition, Paris, Berche-Tralin, 1908 ; De Pacte et de la puissance, 1909.

FILION, Emile : Eléments de philosophie thomiste, Montréal, Beau-chemin, 1937.

[253]

GALTIER, P. : Saint Augustin et l'origine de l'homme, dans la revue Gregorianum, 1930.

GARDEIL, A., O.P. : L'évolution et les principes de saint Thomas, dans Revue thomiste, 1893, vol. I, pp. 27, 317, 725 ; 1894, vol. II, pp. 29, 229, 367 ; 1895, vol. III, pp. 61, 606 ; 1896, vol. IV, pp. 64, 215. La structure de l'âme et l'expérience mystique, Paris, Gabalda, 1927, t. I, pp. 156-159 et t. II, app. 2 : Saint Thomas et l'illumi-nisme augustinien, pp. 313-325. La « nature rationnelle informe » et la puissance obédientielle au surnaturelle selon S. Augustin, Re-vue thomiste, 1925, pp. 417-430.

GILSON, Etienne : Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris, Vrin, 1931, 2e éd. 1943 ; Le thomisme, Paris, Vrin, 1948.

GOMPERZ et DUMMLER : Les penseurs de la Grèce, Paris, Payot, 1928.

Page 224: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 224

GREDT, Jos, O.S.B. : Elementa philosophia aristotelico-thomistica, 4e éd. Friburgi, Herder & Co, 1926.

GRÉGOIRE, V. (chanoine) : Le matérialisme contemporain et le pro-blème de la vie.

GRENIER, Henri : Cursus philosophicus, Québec, l'Action Sociale, 1938 ; 2e ed. 1944.

GRISON, Michel : Témoignage de l'univers, Paris, Beauchesne & Fils, 1948.

GUIBERT et CHINCHOLE : Les origines, Paris, Letouzey et Ané, 1923.

HANRION, Albert : La génération spontanée, dans Etudes, juillet 1939, t. 240.

HULST, Mgr d' : Carême, 1891.

JANSSENS, Al. (Scheut) : De rationibus seminalibus ad mentem S. Augustini, dans Ephemerides theologiæ Lovanienses, janvier, 1926, p. 29.

JEAN DE SAINT-THOMAS, O.P. : Cursus philosophicus tbomisti-cus, Taurini, Marietti, Reiser, 1930-1937 ; Cursus theologicus, éd. de Solesmes, Desclée, Parisiis-Tornaci-Romæ, 1931-1937.

KORZYBSKI, Alfred : Science and Sanity, Lakeville, Connecticut, The international non-Aristotelian library publishing company, third edition, 1948.

LACROIX, Robert (abbé) : L'origine de l'âme humaine, Québec, éd. l'Action catholique, 1945.

LALANDE, A, : Les illusions évolutionnistes, dans Revue de philoso-phie, déc. - janv. 1932.

Page 225: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 225

[254]LAMINNE, Jacques (chanoine) : L'idée d'évolution chez saint Augus-

tin, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1908, t. 2, pp. 506-521.

LEPICIER, Alexio-Maria : Institutiones theologiæ dogmatica, Pari-siis, Lethielleux, 1910.

LEROY (abbé) : Pour et contre l'évolution, Paris, Bloud et Barral, 1901.

LIBERATORE, R.P. Mathieu, S.J. : Du composé humain, trad. franç., Lyon, Librairie eccl. et class. de Briday, 1865.

LIÉNARD, Achille (cardinal) : Le chrétien devant les progrès de la science, dans Etudes, déc. 1947.

LORENZELLI Benedictus : Philosophix theoreticæ institutiones se-cundum doctrinam Aristotelis et S. Thomæ Aquinatis, ed. Altera, Romæ, 1896.

LORTIE, Stanislas-A. : Elementa philosophia christianæ, Québec, l'Action Sociale, 1925.

MANQUAT, M. : Une critique du transformisme, dans Revue des Quest. Scientifiques, 1924, p. 370. Mécanisme et vitalisme, ibid., mars 1933. La question des adaptations, Etudes, 5 mars, 1932. Tropisme et comportement, Etudes, janvier 1927.

MAQUART, F.-X. : Elementa philosophiæ, Parisiis, Andreas Blot, 1937.

MARIANI, Bernardus : Philosophia christianæ institutiones, Romæ, Taurini, 1933.

MARTIN, Jules : Saint Augustin, Paris, Alcan, 1901, 2e éd. 1923.MATHEWS, Shailer : Contribution of Science to Religion, New York,

Appleton & Co, 1927.MAZELLA, Camillus, S.J. : De Deo creante, ed. altera, Romæ, ex

Typographia polyglotta, 1880.Mc KEOUGH, M.J. : The meaning of the rationes seminales, in St.

Augustin, Washington, Catholic univ. of America, 1926.

Page 226: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 226

MELIZAN, P.-L., O.P. : Les horizons nouveaux de la biologie, dans Revue thomiste, nov.-déc. 1910, p. 780, et 1911, p. 212. L'hypo-thèse de la génération spontanée, ibid., 1911, t. 19 ; Le principe vital et la philosophie traditionnelle, ibid., 1912, t. 20, p. 321 ; A propos de la matière et de la vie. - A propos de la génération spontanée, ibid., 1912, t. 20. La création de l'homme devant la science moderne, ibid., 1929, pp. 166, 360.

MERCIER, D.J. (cardinal) : Cours de philosophie, Paris, Alcan, 1920.MERKELBACH : Summa Theologiæ Moralis ad mentem D. Thomæ,

ed. altera, 1936, t. III.[255]MESSENGER, The Rev. Ernest C. : Evolution and theology, the

problem of man's origin, New York, the Macmillan Company, 1932.

MOREAU, L.-J., O.P. : Les théories transformistes et la philosophie thomiste, dans Revue de philosophie, mai-juin, 1939.

NOËL, Léon (abbé) Le déterminisme...

OTIS, L.-E. (abbé) Causalité et évolution, dans revue Laval théolo-gique et philosophique, 1937, vol. 3, n. 1, pp. 134 et ss.

PAQUET, L.-A. Mgr : Commentaria in Summam theologicam D. Thomæ, Romæ, Fredericus Pustet, 1905.

PERRIER, Edmond : La philosophie zoologique avant Darwin, Paris, Alcan, 1884.

PIE XII : Lois naturelles et gouvernement divin du monde, dans La documentation catholique, 1948, n. 1011.

PIROTTA, P. Angelo M., O.P. : Summa philosophia aristotelicotho-mistica, Taurini, Marietti, 1936, vol. 2 ; Philosophia naturalis ge-neralis et specialis.

PORTALIÉ, E. Saint Augustin, dans Dictionnaire de théologie catho-lique, t. 1, col. 2353-2472.

Page 227: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 227

RIGNANO, E. Qu'est-ce que la vie ?, Paris, Alcan, 1926.ROBIN, Léon La pensée grecque et les origines de l'esprit scienti-

fique, Paris, Renaissance du livre, 1928.

SAINTONGE, Fredericus, S.J. : Summa cosmologiæ, Montréal, Im-primerie du Messager, 1941.

SALET, G. et LAFONT, L. : L'évolution régressive, Paris, éd. francis-caines, 1943.

SATOLLI, Francisco : In Summam Theologicam divi Thomæ Aquinatis, Romæ, ex Typographia polyglotta, 1885.

SCHEPENS, P. : Num S. Augustinus patrocinatur evolutionismo ? dans Gregorianum, 1925, pp. 216-230.

SENDERENS, J.-B. : Création et évolution, Paris, Bloud & Gay, 1928.

SERTILLANGES, A.-D., O.P. : Les sources de la croyance en Dieu, Paris, Perrin & Cie, 1923 ; Saint Thomas d'Aquin, Paris, Alcan, 1925, t. 2 ; traduction du traité de la Création (S. Thomas d'Aquin), éd. de la « Revue des jeunes », 1927, app. II ; Les grandes thèses de la philosophie thomiste, Bloud & Gay, 1928 ; Dieu ou rien, Paris, Flammarion, 1933 ; L'idée de création, Paris, Aubier, 1945.

SIMON, Yves : Prévoir et savoir, éd. de l'Arbre, Montréal, 1944.SINÉTY, R. de, S.J. : Un demi-siècle de darwinisme, dans Revue des

[256] Quest. Scient., t. 17, 1910 ; Les preuves et les limites du transformisme, dans Etudes, juin 1911, t. 127 ; La vie de la bio-sphère, dans Archives de philosophie, 1928, vol. 6, cahier 1 ; Vers les origines de l'humanité, dans Etudes, juin 1928, t. 195 ; Saint Augustin et le transformisme, dans Archives de philosophie, 1930, vol. 7, cahier 2 ; Transformisme, dans Dictionnaire apologétique de la foi catholique.

TANNERY, Paul : Pour l'histoire de la science hellène, 2e éd., Paris, Gauthier-Villars, 1930.

Page 228: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 228

THOMAS D'AQUIN (Saint) : Opera Omnia, jussu impensaque Leonis XIII edita. Commentaria In octo libros physicorum Aristotelis ; In libros Aristotelis de cælo et mundo ; de Generatione et corruptione et Meteorologicorum ; In Aristotelis libros Peri Hermeneias et Posteriorum analyticorum ; Summa theologica ; Summa contra gentiles.

_____, Quæstiones disputatæ : de Potentia, de Veritate, de Anima, de Malo, Taurini, Marietti, 1924.

_____, Opuscula Omnia, cura et studio R.P. Mandonnet, O.P., Parisiis, Lethielleux, 1927.

_____, Scriptum super libros Sententiarum magistri Petri Lombardi, cura R.P. Mandonnet, Parisiis, Lethielleux, 1929.

_____, In metaphysicam Aristotelis commentaria, cura R. Cathala, O.P., Taurini, Marietti, 1926.

_____, In Aristoielis librum de Anima commentarium, cura Angeli M. Pirotta, O.P., Taurini, Marietti, ed. secunda, 1936.

_____, In decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum expositio, ed. novissima, cura An fi M. Pirotta, Taurini, Marietti, 1934.

_____, In Aristotelis libros de Sensu et Sensato, cura Pirotta, Taurini, Marietti, 1928.

_____, Traductions françaises : Somme contre les gentils, par P.-F. Ecalle, Paris, Vivès, 1856. Opuscules, par M. M. Védrine, Bandel et Fournet, Paris, Vivès, 1856-1858.

THOMAS, Maurice Le transformisme contre la science, Bruxelles, Lamertin, 1928 La notion de l'instinct et ses bases scientifiques, dans Cahiers de philosophie de la nature, vol. 8, Paris, Vrin, 1936.

VERMEERSCH Creusen : Epitome Juris canonici, cum commenta-riis, 4e ed., 1930.

[257]VIAL, François : L'évolutionnisme et les formes présentes, dans Revue

des sciences phil. et théol., t. 9, 1920, pp. 5-40 ; L'évolutionnisme et les formes passées, ibid., t. 11, 1922, pp. 5-40.

Page 229: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 229

VIGNON, Paul : Divers aspects de la finalité en biologie, dans Revue de philosophie, nov.-déc., 1932, pp. 576 et ss ; Introduction à la biologie expérimentale, Paris Lechevalier, 1930.

WOODS, Henry-J. : Augustin and evolution, New York, Universal knowledge Fundation, 1924.

ZELLER, Ed. : La philosophie des grecs, Paris, Hachette, 1884.ZIGLIARA, Maria, O.P. : Summa philosophiæ, Parisiis et Lugduni,

Delhomme et Briguet, 1898.

Page 230: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 230

[259]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

INDEX ALPHABÉTIQUEDES AUTEURS

Retour au sommaire

___________

ANAXAGORE : 65.ARISTOTE : passim.AUGUSTIN (saint) : 143, 173 ; passim.

BERNARD (Cl.) : 31, 35, 38, 41, 43, 108, 123.BOREL (E.) 147.BROGLIE (L. de) : 36-38, 127.

CARON (A.), o.m.i. : 245.CHAINE (J.) 178, 195, 232.CHARDIN (P. Teil) : 238.

DARWIN (Ch.) : 118, 243.DE KONINCK (Ch.) - 30, 31, 39, 88, 140, 146, 150.DORLODOT (H. de) : 174, 177, 178, 182, 183, 187, 194-196, 198,

200, 232, 234, 237, 238, 242.DUHEM (P.) : 35, 37, 39.

EDDINGTON (A.S.) 140.

FARGES (Mgr A.) 116.

Page 231: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 231

GARDEIL (A.), o.p .: 180, 236.GREDT (J.), o.s.b.  : 112.GUYENOT : 149.

HUGUENAY, o.p. : 149.HUMMELAUER et KNABENBAUER, s.j. :233.

JANSENS (Mgr) : 236, 237.JEAN DE SAINT-THOMAS : 71, 73, 8288, 90, 138, 145, 146, 157.JEANS (J.) : 139.

KNABENBAUER et HUMMELAUER, s.j.233.

LACROIX (abbé Robert) : 160.LAMINNE (J.) : 178.LAPLACE : 127.LEMAITRE (G.) : 127.LEMOINE (P.) : 123.LEON XIII : 233, 241, 249.LEODENARD, card. : 240.

MAURICE THOMAS : 36.MAXWELL (J.C.) : 147.MAYER (A.) : 36.MERKELBACH : 161, 162.MESSENGFR (E.C.) : 160, 174, 183, 194, 198, 219, 223, 238.

OTIS (L.-E.) : 40, 48, 52, 112.

PASTEUR : 116.PERIER (P.M.) 238.PICARD (P.G.) 90.PIE XII 248.PIROTTA (A.M.), o.p. : 238.PLATON 174.POINCARE : 33.

Page 232: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 232

RASETTI (F.) : 34.RENOIRTE (F.) 35.RICHET (Ch.) 68.ROSTAND (J.) 108, 118.

SERTILLANGES, o.p. : 40, 122, 155, 162, 238.SINETY (R. de), s.j. : 189, 192, 194, 237, 240, 247.

TANNERY (P.) : 65.THOMAS D'AQUIN : passim.

VANDEL (A.) : 108.VERMEERSH-CREUSEN : 161.

WOODS (H.J.) ; 190.

[260]

Page 233: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 233

[261]

La doctrine de l’évolution.Tome II. Un point de vue philosophique et théologique.

INDEX ALPHABÉTIQUEDES MATIÈRES

Retour au sommaire

« Accidents de l'individu » : 131, 132.Ame (s) : 60-63, 153-156, 159, 164, 166, 168.

- (Création simultanée des) : 215, 216.- humaine : 59-64, 66, 76-79, 83, 94, 100, 103, 107, 109, 154,

156, 157, 163, 166, 184, 188, 215, 238, 245.- intermédiaires : 157.- (Succession des) : 76, 77, 154, 157, 158, 160.

Cause (s) :- efficientes : 93-127.

- - particulières : 98-114, 168, 223, 224.- - première : 94-96, 121, 146, 151, 199, 204, 205, 209, 220,

235.- - proportionnées de l'organisation de la matière : 87-127.- - secondes : 79, 96-98, 121, 125, 142, 143, 151, 197, 199,

200, 204, 205, 217, 220, 224, 235, 236, 243.- - - et saint Augustin 198206, 223, 224.- - - et raisons séminales 213, 214.

- - subordonnées : 98-115,125, 169.- - suffisante : 94, 109, 111, 122, 163, 226, 227.- - universelles : 98-116, 120, 123125, 142-144, 148, 152,

167, 168, 204, 219, 223, 227.- ensemble des - 106, 112-115, 125.- finale : 45, 51-53, 109, 130, 131, 150, 152, 159.

Commission biblique : 233, 234, 246.

Page 234: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 234

Conception (Moment de la) . 154, 155. 160-164, 166.Concile :

- de Cologne : 245, 246.- de Latran : 245.- du Vatican : 245.

Contingence 132, 133, 138, 146.-et finalité 132-135.

- - hasard : 135-141, 144.Corps :

- d'Adam et d'Eve : 188-194, 218, 232, 235, 238, 239.- célestes : 58, 100-105, 109, 119, 175, 220, 223.- humain : 78, 79.- du premier homme : 79, 120, 121, 194, 221, 235, 238, 239.

Création : 73, 78, 125, 134, 179-181, 183, 185, 192, 223, 245.- potentielle 182-194, 196-198, 210.- simultanée 173, 175-185, 191, 192, 195, 197, 205, 207, 210,

222.Déterminisme : 127, 135.

- et évolution : 127, 128, 131.- et matérialisme : 128-131.

Devenir : 82-84.- accidentel et substantiel : 45-52, 57, 72, 73, 79, 81-89.

Disposition : 58, 76, 77, 82, 83, 85-87, 91, 100, 109.- nécessitante : 77, 83, 121, 122.- progressive : 81-91.- ultime ; 77, 83, 84, 166.

[262]Embryogénie : 153-169.

- et l'animation immédiate : 160,163.- - - médiate : 160-162, 166.

- phylogénie : 153, 154.- les scolastiques - 153, 160.

Espèce(s) : 32, 40, 70, 91, 125, 131.- (Evolution des) : 150, 153, 154- immuable : 59, 60, 90, 124, 149, 150.- et individus : 59, 60, 67, 68, 90, 124, 125, 149, 150.- infra-humaines : 68, 70, 149, 150, 153, 235.- nouvelle : 123, 124, 199, 219, 227, 231.- (Plasticité des) 123, 124.

Page 235: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 235

Eternité et temps 211-217, 222, 223.Evolution : 40, 41, 43, 63, 65, 119, 120, 131, 151, 154, 230, 232, 235,

238, 242.- et Aristote : 28, 40, 41, 122.

- - saint Augustin : 222-227, 242, 243.- - les décisions doctrinales de l'Eglise : 245-249.

- (La doctrine, de l') : 17, 27, 44, 173, 227.- (Fait et possibilité de l') : 27, 40-91, 112, 113, 125.- (Loi de l') : 119.- et matérialisme : 151, 236.

- - les scolastiques -. 27, 122, 125, 152, 153.- - la théologie : 63, 64, 229-245.- - les théories évolutionnistes 39, 40, 43, 173, 196, 232,

246.- - Thomas d'Aquin : 28, 4-0, 41, 63, 122, 124, 125, 152,

223-227.Femme (Première) : 184, 185, 188-194, 218.Finalité(s) et fin(s) : 70, 129, 130, 132, 134, 135, 148, 149.

- et contingence : 132-135.- - hasard : 137, 138, 141, 144.

- particulière : 65-69, 73.- (Subordination des) : 132-135.- ultime du mouvement : 57-66, 67, 73, 109.

Forme(s) : 54, 56, 62, 65, 67, 72, 76 83-86, 88, 91, 130, 132, 143, 154, 155, 179, 209.- dernière : 57-65, 94.- infra-humaines 66.- intermédiaires 61, 66, 67, 123, 154, 156, 157, 165, 166.- (Notion de la) : 45-52, 85.- (Succession des) : 60, 66, 76, 93, 154.- (Victoire de la) 148, 149.

Fortune et hasard 136-138, 144.Génération(s) : 67, 73, 75, 83, 84, 86-88, 91, 134, 142, 154, 156, 159,

164, 166, 167.- équivoque : 111, 114, 119, 121, 122, 148, 153, 163, 166, 225.- intermédiaires : 154.- multiple 158.- naturelle 117, 148.- spontanée : 114-121, 123, 200, 219, 220, 223-225, 236.

Page 236: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 236

- et le temps : 75-81.Genèse : 173, 174, 182, 188, 192-195, 229, 233-236, 242, 246, 247.Hasard : 65, 86, 107, 130, 131, 133, 135, 137-141.

- et contingence : 135-141.- et finalité : 137, 138, 141, 147.

- - fortune : 136, 137, 144, 145.- - l'œuvre de la nature : 144-152.

- (La racine du) : 141-144.- (Deux sens du mot) : 140, 141, 149.

Hexaméron : 174, 194, 195, 197, 234.Hybrides : 124, 219.Individus(s) :

- (« Accidents » de l') : 131, 132.[263]

- et espèces : 59, 60, 62, 67, 68, 124, 125, 149, 150.Invention : 142.Jour(s) : 75, 176, 186, 234.

- époque : 178, 196, 204, 234.- œuvre des six : 210-217, 218.- (Les six) : 174, 176, 177, 183, 189, 194, 196, 197, 216.

Limon : 206, 214.Lois statistiques : 34-38, 140, 141, 148. Machine (L'image de la) :

141, 142.Matérialisme et déterminisme : 127132.Matière première : 65-67, 70, 77, 79, 81, 84-86, 91, 93, 103, 131, 132,

134, 135, 141, 179-181, 206, 209.- - (Appétit de la) : 51-57.- - (Disposition progressive de la) 75-80, 86-93, 155.- - (Forme dernière de la) : 60-66, 93, 109.- - (Nécessité de la) : 62, 128, 130, 140, 148.- - (Notion de la) : 45-52, 54-56.- - (« Victoire » de la forme sur la) : 148, 149.

Maxwell (Démon de) : 147.Miracle 126, 142, 191, 192, 218.Monstre 144, 149.Mouvement : 56-59, 81, 82, 134.

- d'altération : 81, 82, 84, 86-88, 90, 91, 132, 143, 163.- local : 82, 104, 134, 143.- naturel 104, 105.

Page 237: La doctrine de l’évolution.classiques.uqac.ca/.../doctrine_evolution_2.docx · Web viewPolitique d'utilisation de la bibliothèque des Classiques. Toute reproduction et rediffusion

Louis-Eugène Otis, La doctrine de l’évolution. Tome II. (1950) 237

Mutation 140, 148, 149.Nature et hasard : 144-152.Naturel : 43, 44, 78, 79, 81, 93, 104, 105, 111, 122, 125, 126, 142,

144, 150, 168, 195, 203, 223.Nécessaire absolu et hypothétique 128, 130, 140.Pères de l'Eglise : 173, 175, 222, 241, 242.

- - et saint Augustin 193200.- - et Thomas d'Aquin 216223, 227.

Perpétuité et répétition : 60, 67, 142.Philosophie de la nature : 28, 30, 31.

- - et doctrine naturelle 38, 40-44.- - et sciences expérimentales : 28-42.

Phylogénèse et ontogénèse : 153.Privation : 45-57, 79, 135.Proposition expérimentale : 33, 34, 42.Raisons séminales : 173-176, 182-194, 197, 199-201, 213.

- - actives ou passives 200, 202, 206-211.- - et causes secondes 213, 214.- - (Existences diverses des) : 201207, 209, 210, 215, 217, 221.- - d'après saint Thomas :216-223.

Ratio indita : 53-55, 69, 70, 108.Science expérimentale et philosophie 28-42~Scolastiques : 27, 43, 105, 122, 125, 152, 153, 236.Temps : 40, 57, 75, 77, 125, 144, 176, 178, 181-183, 194, 205.

- et disposition de la matière : 75-91, 144.- et éternité : 211-217, 222, 223.

Théories évolutionnistes : 39, 41, 43, 173.Vertu formatrice de l'âme, de la semence ou de l'espèce : 159, 163-

168, 220.Vie : 77, 102, 109, 115, 120, 153, 154, 156, 165.

- (Production artificielle de la) : 123.

Fin du texte