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16De la certitude. Une exploration.

De la certitude. Une exploration.15

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L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologue

Fondateur et Président-directeur général,

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Gilles Plante

DE LA CERTITUDE. UNE EXPLORATION.

Centre d’études en humanités classiques. Notre-Dame-du-Mont-Carmel : La Société scientifique parallèle, 2014, 280 pp.

isbn : 978-2-921344-38-8

L’auteur nous a accordé le 1er juin 2014 son autorisation de diffuser électroniquement cette oeuvre dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : Gilles Plante: [email protected].

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Helvetica, 12 points.

Pour les notes de bas de page : Helvetica, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 11 décembre 2014 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

gilles plante

B.A. C.C.L. LL.L. M.A. Ph.D.

de la certitude

une exploration

centre d’étude en humanités classiques

« J’appelle classique ce qui est sain. » (Gœthe)

ssp éditeur (2014)

isbn : 978-2-921344-38-8

L’image de la couverture-avant est celle de : Platon et Aristote discutant, détail d'un bas-relief de Luca della Robia, XVe siècle, Florence, Italie. Wikipédia.

L’image de la couverture-arrière est prise de : Algérie Tébésa en 1961, par Daniel Fronton,

dz.worldmapz.com800 × 531Recherche par image

Éditeur : Société scientifique parallèle Inc.

4010 rue Cormier

Notre-Dame-du-Mont-Carmel

Québec

ISBN : 978-2-921344-38-8

Dépôt légal

Bibliothèque nationale du Québec

Bibliothèque nationale du Canada

4e trimestre 2014

© Gilles Plante, 31 octobre 2014

350, De la terrasse

Saint-Étienne-des-Grès, Québec

Canada G0X 2P0

Table Des Matières

avant-propos

Chapitre I. trois jalons — une route

Chapitre II. mens

Coopération

Mesure

Vrai ou bien

En somme

Chapitre III. assensus

Affermir et affirmer

Vision et évidence

Assentiment mû par l’objet intelligible

Cas du doute

Cas de l’opinion

Cas de l’intelligence des principes

Cas de la science

Assentiment mû par la volonté

Sentence et contradiction

Enquête et délibération

Délibération — Une sorte d’enquête

Délibération — Son seul objet

Délibération — Actions accomplies par nous

Délibération — Pas toutes nos actions

Délibération — Analyse ou synthèse

Assentiment - enquête - réflexion

Singulier - contingent - futur

L’intellect connaît les singuliers

L’intellect connaît les contingents

L’intellect connaît les futurs

En somme

Chapitre IV. certitudo — une définition

Conceptio

Disjonction ‘vel’

Principe de distinction

Connaissance du singulier et de l’universel

Notre connaissance sensitive

Notre connaissance intellective

Conclusion

La vérité est dans l’intellect et dans le sens ...

... mais pas de la même façon

L’imagination peut s’égarer

La cogitative

La cogitative réfléchit

En somme

Chapitre V. certitudo — une typologie

Carré d’Apulée

Certitude de connaissance

Certitude — singulier — contingent — futur

La certitude et le singulier

La certitude et le contingent

La certitude et le futur

Qu’est-ce que le vraisemblable ?

Le vrai et le faux sont des contraires

N’être pas non-vrai et n’être pas vrai

Conjecture plus ou moins certaine

En somme

Chapitre VI. conclusion

sources bibliographiques

AVANT-PROPOS

« L’homme n’est point né pour résoudre les problèmes du monde, mais pour chercher où le problème commence, afin de se tenir dans les limites de l’intelligibilité. »

(Johann Wolfgang von Gœthe)

Cher lecteur,

Le domaine des humanités se caractérise de curieuse façon par rapport aux autres domaines d’étude. Chez ces derniers, on prétend que les solutions viennent finalement à bout des problèmes. Dans le domaine des humanités, il semble plutôt que ce sont les problèmes qui viennent à bout des solutions offertes, de temps à autre, par l'un ou l'autre des auteurs, d'où, entre eux, des controverses, sinon interminables, du moins non encore terminées à ce jour.

Or, dans son ouvrage intitulé Parties des animaux, Aristote écrit :

1 (639b) Περὶ πᾶσαν θεωρίαν τε καὶ μέθοδον, ὁμοίως ταπεινοτέραν τε καὶ τιμιωτέραν, δύο φαίνονται τρόποι τῆς ἕξεως εἶναι, ὧν τὴν μὲν ἐπιστήμην τοῦ πράγματος καλῶς ἔχει προσαγορεύειν, τὴν δ´ οἷον παιδείαν τινά. 2 Πεπαιδευμένου γάρ ἐστι κατὰ τρόπον τὸ δύνασθαι κρῖναι εὐστόχως τί καλῶς ἢ μὴ καλῶς ἀποδίδωσιν ὁ λέγων. Τοιοῦτον γὰρ δή τινα καὶ τὸν ὅλως πεπαιδευμένον οἰόμεθ´ εἶναι, καὶ τὸ πεπαιδεῦσθαι τὸ δύνασθαι ποιεῖν τὸ εἰρημένον. Πλὴν τοῦτον μὲν περὶ πάντων ὡς εἰπεῖν κριτικόν τινα νομίζομεν εἶναι ἕνα τὸν ἀριθμὸν ὄντα, τὸν δὲ περί τινος φύσεως ἀφωρισμένης· εἴη γὰρ ἄν τις ἕτερος τὸν αὐτὸν τρόπον τῷ εἰρημένῳ διακείμενος περὶ μόριον. 3 Ὥστε δῆλον ὅτι καὶ τῆς περὶ φύσιν ἱστορίας δεῖ τινας ὑπάρχειν ὅρους τοιούτους πρὸς οὓς ἀναφέρων ἀποδέξεται τὸν τρόπον τῶν δεικνυμένων, χωρὶς τοῦ πῶς ἔχει τἀληθές, εἴτε οὕτως εἴτε ἄλλως. 

Pierre Pellegrin en propose la traduction suivante :

Dans (περὶ) toute étude (πᾶσαν θεωρίαν) et toute recherche (μέθοδον), la plus humble comme la plus noble, il semble bien y avoir deux sortes d'état (δύο φαίνονται τρόποι τῆς ἕξεως), dont l'un est, à juste titre, nommé ‘science de la chose’ (τὴν ἐπιστήμην τοῦ πράγματος), et l'autre une certaine espèce de culture (τὴν οἷον παιδείαν τινά). Il appartient, en effet, à l'homme cultivé de pouvoir, de manière appropriée, juger avec sagacité (κρῖναι εὐστόχως) de ce qui est bien ou mal dit dans un discours (τί καλῶς ἢ μὴ καλῶς ἀποδίδωσιν ὁ λέγων). Car, en vérité, nous pensons que celui qui possède une culture générale est quelqu'un de cette sorte, et qu'être cultivé c'est être capable de faire ce qui vient d'être dit. À ceci près que nous estimons que l'un, à lui seul, est capable de juger pour ainsi dire de tout (περὶ πάντων ὡς εἰπεῖν κριτικόν τινα), alors qu'un autre le fait à propos d'une certaine nature déterminée, car il pourra y avoir quelqu'un d'autre possédant la disposition que l'on a dite, mais dans un domaine particulier (περί τινος φύσεως ἀφωρισμένης). De sorte qu'il est clair que pour la recherche sur la nature (περὶ φύσιν ἱστορίας) elle aussi, il doit y avoir certains critères grâce auxquels on mettra en évidence la forme des démonstrations (ἀποδέξεται τὸν τρόπον τῶν δεικνυμένων), indépendamment de la question de savoir ce qu'il en est du vrai (χωρὶς τοῦ πῶς ἔχει τἀληθές), s'il est ainsi ou autrement (εἴτε οὕτως εἴτε ἄλλως). 

C’est à cette « espèce de culture », à cette tournure d’esprit (τρόπος) associée à la méthode (μέθοδος) qui conduit l’étude (θεωρία), que s’intéresse celui qui s’adonne à l’étude dans le domaine des humanités classiques. C’est elle que Henri Poincaré célébrait lorsqu’il écrivit :

C’est au contact des lettres antiques que nous apprenons le mieux à nous détourner de ce qui n’a qu’un intérêt contingent et particulier, à ne nous intéresser qu’à ce qui est général, à aspirer toujours à quelque idéal. Ceux qui y ont goûté deviennent incapables de borner leur horizon ; la vie extérieure ne leur parle que de leurs intérêts d’un jour, mais ils ne l’écoutent qu’à moitié, ils ont hâte qu’on leur fasse voir autre chose, ils emportent partout la nostalgie d’une patrie plus haute... 

Dans cette étude, je me livre à l’investigation d’un problème dialectique : celui de la certitude. À ce propos, dans son célèbre Faust, Johann Wolfgang von Gœthe met en scène Méphistophèlès et un écolier, dans le court dialogue suivant :

L'ÉCOLIER.

Vous augmentez encore par là mon dégoût : ô heureux celui que vous instruisez ! J'ai presque envie d'étudier la théologie.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je désirerais ne pas vous induire en erreur, quant à ce qui concerne cette science ; il est si difficile d'éviter la fausse route ; elle renferme un poison si bien caché, que l'on a tant de peine à distinguer du remède ! Le mieux est, dans ces leçons-là, si toutefois vous en suivez, de jurer toujours sur la parole du maître. Au total... arrêtez-vous aux mots ! et vous arriverez alors par la route la plus sûre au temple de la certitude. 

J’ai pris la décision de m’arrêter à trois mots qu’un maître, Thomas d’Aquin, employa dans le De veritate, là où il exposa « vingt-neuf questions disputées sur la vérité » : mens, assensus, certitudo. André Aniorté a proposé une traduction française du De veritate. Une édition imprimée de son ouvrage est disponible aux Éditions Sainte-Madeleine. Pour ma part, j’utilise l’édition numérique . Il en est de même pour la plupart des autres ouvrages que je cite, comme il appert de la bibliographie.

Je conduis mon investigation à la lumière d’une école de sagesse qui naquit dans l’Antiquité grecque, avec Aristote, et qui fut ensuite relayée par des aristotéliciens, comme Thomas d’Aquin (1225-1274), Thomas de Vio (1469-1534) et Jean Poinsot (1589-1644), pour nous parvenir aujourd’hui.

Pourquoi Thomas d’Aquin, me diras-tu ? D’abord, parce qu’il était un « homme cultivé » au sens où Aristote l’entendait, comme tu pourras toi-même en juger en lisant les extraits que je cite. Ensuite, parce que sa fréquentation peut faire croître en nous cette faculté de « juger avec sagacité de ce qui est bien ou mal dit dans un discours ».

Évidemment, lecteur, en fin de compte, c’est à toi qu’incombe la tâche de parvenir au temple de la certitude, et ce, « par la route la plus sûre », si tu le souhaites.

Et, j’espère que l’exercice de dialectique que tu t’apprêtes à lire t’apportera quelque soutien.

Saint-Étienne-des-Grès, 31 octobre 2014

Chapitre I

Trois jalons — Une route

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Selon ce que Thomas d'Aquin enseigne dans son ouvrage intitulé De veritate, ces trois mots, mens, assensus, certitudo, sont autant de jalons qui délimitent la route la plus sûre qui mène au temple de la certitude.

Le mens est une activité mentale qui implique l'intellect et la volonté dans une coopération. L’intellect et la volonté coopèrent, mais de diverses manières selon l’objet. Nous y consacrons un chapitre.

L'assensus, l'assentiment, concerne l'élément cognitif de l'activité mentale propre au mens. Le fruit de d’acte d’assentir est une sentence. Parfois, la cause de l’assentiment est surtout l’intellect ; parfois, surtout la volonté. Nous y consacrons aussi un chapitre.

La certitudo, la certitude est le sujet principal de notre étude. Nous y consacrons deux chapitres. Dans le premier, nous explorons la quiddité de la certitude. Qu'est-ce que c'est ? Dans le second, nous nous appliquons à en discerner les diverses sortes.

Qu’en est-il de la route (οδος) ? Dans son ouvrage intitulé Topiques, Aristote en dit ce qui suit :

[100a 18] Ἡ μὲν πρόθεσις τῆς πραγματείας μέθοδον εὑρεῖν ἀφ´ ἧς δυνησόμεθα συλλογίζεσθαι περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήματος ἐξ ἐνδόξων, καὶ αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες μηθὲν ἐροῦμεν ὑπεναντίον. 

Yvan Pelletier en propose la traduction suivante :

[100a 18] Le propos de notre travail (Ἡ μὲν πρόθεσις τῆς πραγματείας) [sera de] découvrir une méthode (μέθοδον εὑρεῖν) grâce à laquelle d'abord nous pourrons raisonner (δυνησόμεθα συλλογίζεσθαι) [à partir] d'endoxes (ἐξ ἐνδόξων : opinion) sur tout problème proposé (περὶ παντὸς τοῦ προτεθέντος προβλήματος) ; [méthode grâce à laquelle] aussi, au moment de soutenir nous-mêmes une raison], nous ne dirons rien de contraire (αὐτοὶ λόγον ὑπέχοντες μηθὲν ἐροῦμεν ὑπεναντίον). 

Remarquons le mot « μέθοδος ». En avant-propos, nous l’avions rencontré : « Dans (περὶ) toute étude (πᾶσαν θεωρίαν) et toute recherche (μέθοδον)... » Toujours en avant-propos, nous avions aussi relevé une distinction introduite par Aristote en ces termes : « ... il semble bien y avoir deux sortes d'état (δύο φαίνονται τρόποι τῆς ἕξεως), dont l'un est, à juste titre, nommé ‘science de la chose’ (τὴν ἐπιστήμην τοῦ πράγματος), et l'autre une certaine espèce de culture (τὴν οἷον παιδείαν τινά) ».

Or, dans son ouvrage intitulé Topiques, Aristote ajoute ce qui suit :

[101a 25] Ἑπόμενον δ´ ἂν εἴη τοῖς εἰρημένοις εἰπεῖν πρὸς πόσα τε καὶ τίνα χρήσιμος ἡ πραγματεία. Ἔστι δὴ πρὸς τρία, πρὸς γυμνασίαν, πρὸς τὰς ἐντεύξεις, πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας. Ὅτι μὲν οὖν πρὸς γυμνασίαν χρήσιμος, ἐξ αὐτῶν καταφανές ἐστι· μέθοδον γὰρ ἔχοντες ῥᾷον περὶ [101a 30] τοῦ προτεθέντος ἐπιχειρεῖν δυνησόμεθα· πρὸς δὲ τὰς ἐντεύξεις, διότι τὰς τῶν πολλῶν κατηριθμημένοι δόξας οὐκ ἐκ τῶν ἀλλοτρίων ἀλλ´ ἐκ τῶν οἰκείων δογμάτων ὁμιλήσομεν πρὸς αὐτούς, μεταβιβάζοντες ὅ τι ἂν μὴ καλῶς φαίνωνται λέγειν ἡμῖν· πρὸς δὲ τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας, ὅτι [101a 35] δυνάμενοι πρὸς ἀμφότερα διαπορῆσαι ῥᾷον ἐν ἑκάστοις κατοψόμεθα τἀληθές τε καὶ τὸ ψεῦδος· ἔτι δὲ πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ ἑκάστην ἐπιστήμην. Ἐκ μὲν γὰρ τῶν οἰκείων τῶν κατὰ τὴν προτεθεῖσαν ἐπιστήμην ἀρχῶν ἀδύνατον εἰπεῖν τι περὶ αὐτῶν, ἐπειδὴ πρῶται αἱ ἀρχαὶ ἁπάντων [101b 1] εἰσί, διὰ δὲ τῶν περὶ ἕκαστα ἐνδόξων ἀνάγκη περὶ αὐτῶν διελθεῖν. Τοῦτο δ´ ἴδιον ἢ μάλιστα οἰκεῖον τῆς διαλεκτικῆς ἐστιν· ἐξεταστικὴ γὰρ οὖσα πρὸς τὰς ἁπασῶν τῶν μεθόδων ἀρχὰς ὁδὸν ἔχει. 

Yvan Pelletier en propose la traduction suivante :

[101a 25] À la suite de ces considérations, il conviendrait de dire à combien et quelles utilités [sert] notre travail. Il sert à trois [utilités] : à l'exercice (πρὸς γυμνασίαν), aux entretiens (πρὸς τὰς ἐντεύξεις) et aux sciences de caractère philosophique (πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας). Qu'il serve à l'exercice, bien sûr, c'est de soi très manifeste : en effet, tenant une méthode, nous pourrons plus facilement attaquer ce qu'on proposera. Aux entretiens aussi, [101a 30] du fait que, lorsque nous aurons dénombré les endoxes [opinion] des gens, c'est non point à partir d'impressions qui leur sont étrangères mais à partir des leurs propres que nous nous en prendrons à eux pour faire saillir ce qu'ils nous auront tout l'air de ne pas dire correctement. Aux sciences de caractère philosophique, enfin, parce que, si nous pouvons créer de l'embarras à l'une et l'autre [contradictoire], nous discernerons plus facilement [101a 35] le vrai et le faux en chaque [matière]. Et de plus [notre travail sert] aux [principes] premiers pour chaque science. C'est qu'il est impossible d'en dire quoi que ce soit à partir des principes appropriés à la science qu'on se propose, puisque ces principes-là viennent en premier de tous ; [101b 1] aussi est-il nécessaire d'en discourir par le biais des endoxes [opinion] qui circulent sur chacun. Or c'est là quelque chose de propre ou du moins de surtout approprié à la dialectique (ἴδιον ἢ μάλιστα οἰκεῖον τῆς διαλεκτικῆς ἐστιν) ; du fait de sa [nature] investigatrice (ἐξεταστικὴ γὰρ οὖσα), elle tient une voie aux principes de toutes les méthodes (πρὸς τὰς ἁπασῶν τῶν μεθόδων ἀρχὰς ὁδὸν ἔχει).

Notre étude consiste en un modeste exercice (γυμνασία) dialectique au cours duquel nous espérons faire croître en nous cette « espèce de culture (τὴν οἷον παιδείαν τινά) » dont parle Aristote.

Cet exercice se propose de mieux saisir la méthode (μέθοδος) de recherche qu’emploie Thomas d’Aquin dans son étude (θεωρία) sur le vrai, étude qui, elle, relève des « sciences de caractère philosophique (τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας) ».

Dans « μέθοδος », mot qui se compose de « μετὰ » et de « οδος », le second signifie précisément : route. Ainsi, nous croisons la « route la plus sûre » de Méphistophélès. Et, chez Thomas d’Aquin, nous visons très précisément ce caractère de la méthode (μέθοδος) qui procure la certitude.

Une conclusion rassemblera divers éléments que notre exercice nous aura permis de découvrir.

Le plan de notre étude s'en trouve ainsi déterminé :

Mens

Assensus

Certitudo — Une définition

Certitudo — Une typologie

Conclusion

Chapitre II

MENS

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Dans son ouvrage intitulé Métaphysique, Aristote nous donne à lire la phrase suivante :

Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει. 

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction française suivante :

Tous les hommes (πάντες ἄνθρωποι) ont un désir naturel (ὀρέγονται φύσει) de savoir (τοῦ εἰδέναι). 

Jean Tricot, pour sa part, la traduit ainsi :

L'homme a naturellement la passion de connaître. 

Et, en note 1, il ne manque pas de préciser que « εἰδέναι, c’est connaître, au sens vulgaire, savoir au sens général. Ce terme a parfois une signification restreinte et il est alors synonyme de έπἰστασθαι. »

Le latin traduira ce verbe « έπἰστασθαι » par « scire », d’où vient le nom « scientia » qui, en français, donnera « science », et ce, au sens qu’il prend dans l’adverbe « sciemment » : « en connaissance de cause ». « έπἰστασθαι », chez Aristote, et « scientia », chez Thomas d’Aquin, signifient très exactement : connaissance de cause. En grec, le verbe « έπἰστημι » est composé du verbe « ἰστημι » (établir) et de la préposition « έπἰ » (sur). C’est ainsi que l’entend Aristote dans son ouvrage intitulé Seconds analytiques :

Ἐπίστασθαι δὲ οἰόμεθ´ ἕκαστον ἁπλῶς, ἀλλὰ μὴ τὸν σοφιστικὸν τρόπον τὸν κατὰ συμβεβηκός, ὅταν τήν τ´ αἰτίαν οἰώμεθα γινώσκειν δι´ ἣν τὸ πρᾶγμά ἐστιν, ὅτι ἐκείνου αἰτία ἐστί, καὶ μὴ ἐνδέχεσθαι τοῦτ´ ἄλλως ἔχειν. 

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

Nous croyons posséder la science d’une chose (Ἐπίστασθαι δὲ οἰόμεθ´ ἕκαστον) d’une manière absolue (ἁπλῶς), et non pas, à la façon (τρόπον) des Sophistes (σοφιστικὸν) d’une manière purement accidentelle (κατὰ συμβεβηκός), quand nous estimons que nous connaissons la cause (ὅταν τήν τ´ αἰτίαν οἰώμεθα γινώσκειν) par laquelle la chose est (δι´ ἣν τὸ πρᾶγμά ἐστιν), que nous savons que cette cause est celle de la chose (ὅτι ἐκείνου αἰτία ἐστί), et qu’en outre il n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est (μὴ ἐνδέχεσθαι τοῦτ´ ἄλλως ἔχειν). 

La remarque de Jean Tricot est d’autant plus pertinente que, dès la phrase qui suit, Aristote écrit : « Σημεῖον δ' ἡ τῶν αἰσθήσεων ἀγάπησις· » Pascale-Dominique Nau la traduit par : « comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens ».

« Σημεῖον » se traduit par signe, comme le note Jean Tricot ; et le signe en question est qualifié par le mot αἰσθήσεων, qui réfère à la faculté de sentir, la faculté de connaître par les sens : αἰσθήνομαι. Il s’agit ici d’une preuve sensible. La traduction de Jean Tricot se lit ainsi : « ... et la preuve que ce penchant existe en nous tous, c'est le plaisir que nous prenons aux perceptions des sens », notamment de la vue, enchaîne Aristote.

En grec, « voir » se dit : « θεωρειν » ; en latin, « specere ». « Théorétique » (θεωρητικος) et « spéculatif » (speculativum) en dérivent. « Species » dérive de « specere » : en français, « species » est traduit par « espèce ». L’espèce est ce qui est vu. Pour l’œil, on dit : espèce visible. Pour l’intellect : espèce intelligible. L’espèce intelligible joue un rôle important dans la problématique de la certitude, comme nous le verrons.

COOPÉRATION

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Un désir naturel de connaître et un acte de connaître, dans la conjoncture ici décrite, ne peuvent pas ne pas impliquer un problème de coopération entre :

a) d’une part, le connaître et l’appétit de connaître ;

b) d’autre part, l’aspect sensitif et l’aspect intellectif du connaître et de l’appétit de connaître.

L’appétit de connaître est et ne peut être satisfait que par le connaître. Par contre, ce n’est pas l’appétit de connaître qui connaît ou qui peut satisfaire le connaître. Chacun a une opération propre ; mais, chacune de ces opérations peut être plus ou moins unie à l’autre, et cette union est signifiée par « co » dans « coopération ».

Dans le cas d’un objet théorétique, par exemple, la volonté de connaître veut que l’intellect connaisse, mais c’est l’intellect qui connaît ; et, dès que l’intellect connaît, la volonté de connaître cesse de vouloir puisque l’appétit est satisfait. Dans ce type de coopération, la volonté de connaître ne doit pas nuire à l’intellect qui connaît ; elle doit lui laisser remplir son rôle, sinon l’erreur menace.

Dans le cas d’un objet pratique ou d’un objet technique, la coopération entre la volonté et l’intellect devient plus étroite que dans le cas d’un objet théorétique. C’est ce problème qui est abordé par Aristote dans son ouvrage intitulé Éthique à Nicomaque, là où nous pouvons lire :

διὸ ἢ ὀρεκτικὸς νοῦς ἡ προαίρεσις ἢ ὄρεξις διανοητική, καὶ ἡ τοιαύτη ἀρχὴ ἄνθρωπος. 

Pascale-Dominique Nau en offre la traduction suivante :

Aussi peut-on dire indifféremment que le choix préférentiel (ἡ προαίρεσις) est un intellect désirant (ὀρεκτικὸς νοῦς) ou un désir raisonnant (ὄρεξις διανοητική), et que le principe qui est de cette sorte est un homme. 

Par ailleurs, le νοῦς et la διανοια présentent une certaine diversité : le premier, le νοῦς, est l’acte terminal de l’intellect qui intellige (qui comprend, qui saisit, dit-on aussi, improprement), acte dit d’intelligence, alors que la seconde, la διανοια, est plutôt un acte de la raison. En son traité intitulé Sentencia De anima, le commentaire que Thomas d’Aquin fait du traité intitulé De l’âme écrit par Aristote, on lit :

Deinde cum dicit at vero neque ostendit quod etiam intellectus non est principium motivum : et dicit, quod neque ratiocinativa, quae vocatur intellectus, videtur esse movens. Unde accipere possumus, quod ratio et intellectus non sunt diversae partes animae, sed ipse intellectus dicitur ratio, inquantum per inquisitionem quamdam pervenit ad cognoscendum intelligibilem veritatem. 

Yvan Pelletier en propose la traduction suivante :

812. — Ensuite, [Aristote] montre que l'intelligence non plus n'est pas le principe moteur. La partie raisonnante, que l’on appelle raison, ne semble pas non plus être motrice. Par là, nous pouvons comprendre que la raison et l'intelligence ne sont pas des parties différentes de l'âme, et que c’est notre intellect même qu’on appelle raison, pour autant qu'elle a besoin d’une certaine recherche pour connaître la vérité intelligible. 

Cet enseignement d’Aristote, Thomas d’Aquin le reprend à son compte dans sa Summa Theologiae, Prima pars, en ces termes :

Respondeo dicendum quod ratio et intellectus in homine non possunt esse diversae potentiae. 

Les Éditions du Cerf en propose la traduction suivante :

La raison et l’intelligence ne peuvent être dans l’homme des puissances différentes. 

Cette thèse, Aristote l’expose en son De l’âme, là où il écrit :

7 Ἀλλὰ μὴν οὐδὲ τὸ λογιστικὸν καὶ ὁ καλούμενος νοῦς ἐστιν ὁ κινῶν· ὁ μὲν γὰρ θεωρητικὸς οὐθὲν θεωρεῖ πρακτόν, οὐδὲ λέγει περὶ φευκτοῦ καὶ διωκτοῦ οὐθέν, ἀεὶ δὲ ἡ κίνησις ἢ φεύγοντός τι ἢ διώκοντός τί ἐστιν. Ἀλλ' οὐδ' ὅταν θεωρῇ τι τοιοῦτον, ἤδη κελεύει φεύγειν ἢ διώκειν, οἷον πολλάκις διανοεῖται φοβερόν τι ἢ ἡδύ, οὐ κελεύει δὲ φοβεῖσθαι. 

J. Barthélemy Saint-Hilaire en propose la traduction suivante, que nous modifions légèrement :

Ce n'est pas davantage la raison (λογιστικὸν), ni ce qu'on appelle l'intelligence (νοῦς), qui meut les animaux. L'intellect théorétique (θεωρητικὸς) ne regarde (θεωρεῖ) pas du tout le pratique (πρακτόν) ; il (l’intellect θεωρητικὸς) ne dit rien (οὐδὲ λέγει) ni de ce qu'il faut fuir ni de ce qu'il faut rechercher, tandis que le mouvement vient toujours d'un être qui fuit ou qui recherche quelque chose. Bien plus, lors même que l'intellect (pratique) regarde (θεωρῇ) un tel objet (τι τοιοῦτον), il ne pousse (κελεύει) pas à le fuir ou à le rechercher ; et, par exemple, souvent en pensant à un objet effrayant ou agréable, il ne pousse (κελεύει) pas à le craindre.

Au Petit Robert, au mot « pratique », on peut lire : « Activités volontaires visant à des résultats concrets - opposé à théorie ». Au mot « technique » : « Ensemble de procédés employés pour produire une œuvre ou obtenir un résultat déterminé ».

Pour Aristote, l’intellect, qu’il soit théorétique (θεωρητικὸς), pratique (πρακτικὸς) ou poiètique (ποιητικὸς : au sens de technique ), voit, mais pas pour la même fin. L’intellect théorétique contemple ; l’intellect pratique dirige l’agir de l’intérieur ; l’intellect poiètique dirige la fabrique de l’intérieur.

Au De veritate, Thomas d’Aquin écrit :

Responsio. Dicendum, quod, sicut dicitur in III de Anima [cap. 10 (433 a 14)], intellectus practicus differt a speculativo fine ; finis enim speculativi est veritas absolute, sed practici est operatio ut dicitur in II Metaphys. [l. 2 (993 b 20)]. Aliqua ergo cognitio, practica dicitur ex ordine ad opus : quod contingit dupliciter. Quandoque enim ad opus actu ordinatur, sicut artifex praeconcepta forma proponit illam in materiam inducere ; et tunc est actu practica cognitio, et cognitionis forma. Quandoque vero est quidem ordinabilis cognitio ad actum, non tamen actu ordinatur ; sicut cum artifex excogitat formam artificii, et scit modum operandi, non tamen operari intendit ; et tunc est practica habitu vel virtute, non actu. Quando vero nullo modo est ad actum ordinabilis cognitio, tunc est pure speculativa ; quod etiam dupliciter contingit. Uno modo, quando cognitio est de rebus illis quae non sunt natae produci per scientiam cognoscentis, sicut cum nos cognoscimus naturalia ; quandoque vero res cognita est quidem operabilis per scientiam, tamen non consideratur ut est operabilis ; res enim per operationem in esse producitur. Sunt autem quaedam quae possunt separari secundum intellectum, quae non sunt separabilia secundum esse. Quando ergo consideratur res per intellectum operabilis distinguendo ab invicem ea quae secundum esse distingui non possunt, non est practica cognitio nec actu nec habitu, sed speculativa tantum ; sicut si artifex consideret domum investigando passiones eius, et genus et differentias, et alia huiusmodi, quae secundum esse indistincte inveniuntur in re ipsa. Sed tunc consideratur res ut est operabilis, quando considerantur in ipsa omnia quae ad eius esse requiruntur simul.

Comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, « l’intelligence pratique diffère de la spéculative par la fin » ; or la fin de la spéculative est la vérité prise absolument, au lieu que celle de l’intelligence pratique est l’opération, comme il est dit au deuxième livre de la Métaphysique. Donc, une connaissance est dite pratique par sa relation à l’œuvre, ce qui se produit de deux façons. Parfois, elle est actuellement ordonnée à une œuvre : ainsi l’artisan, ayant préconçu une forme, se propose de l’introduire dans une matière ; et dans ce cas, la connaissance et la forme de la connaissance sont actuellement pratiques. Parfois, en revanche, la connaissance est certes ordonnable à l’acte, mais elle n’est pas actuellement ordonnée ; comme par exemple lorsque l’artisan élabore la forme d’un ouvrage, sait la façon d’opérer, et n’a cependant pas l’intention d’opérer. Alors, la connaissance est pratique habituellement ou virtuellement, non actuellement. Mais lorsque la connaissance n’est aucunement ordonnable à l’acte, alors elle est purement spéculative ; et cela se produit aussi de deux façons. D’abord, quand la connaissance porte sur ces réalités qui ne sont pas de nature à être produites au moyen de la science de celui qui connaît, comme lorsque nous connaissons les réalités naturelles. Parfois, au contraire, la réalité connue est certes opérable au moyen de la science, cependant elle n’est pas considérée telle qu’elle est opérable ; car par l’opération, la réalité est produite en l’existence. Il est en effet des choses qui peuvent être séparées dans l’intelligence sans être séparables dans l’être. Quand donc on considère une réalité opérable par l’intelligence en distinguant l’une de l’autre les choses qui ne peuvent être distinguées dans l’être, la connaissance n’est pratique ni actuellement ni habituellement, mais elle est seulement spéculative : ainsi, par exemple, un artisan considère une maison en en recherchant les propriétés, le genre, les différences et autres choses semblables que l’on rencontre indistinctement du point de vue de l’être dans la réalité même. Mais on considère la réalité telle qu’elle est opérable quand on considère en elle tout ce qui est simultanément requis pour son être. 

Le Petit Robert, au mot « fabrique », écrit : « Manière dont une chose est fabriquer » ; et, au mot « fabriquer » : « Faire par un travail exécuté sur une matière ». L’intellect poiètique découvre et met en œuvre la bonne manière de fabriquer la dite œuvre ; par exemple, un vrai pont ne tombe pas dans la rivière qui passe sous lui.

Pourquoi « dirige de l’intérieur » ? La direction de l’agir peut être prochaine ou actuelle : la direction prochaine établit un plan d’exécution de l’agir, alors que l’actuelle dirige l’exécution du plan. Cependant, l’intellect théorétique peut contempler l’agir, sans le diriger : il en résulte une théorie de l’agir.

Dans une théorie de l’agir, l’intellect théorétique considère l’agir comme un objet théorétique à contempler, et ce, selon un mode de considération théorétique d’un objet théorétique ; nous avons ainsi un couple mode-objet tel qu’il est théorético-théorétique. Une théorie de l’agir est théorético-théorétique. Dans un plan d’exécution de l’agir, l’intellect pratique considère l’agir comme un objet à diriger, mais le mode de considération habituel de l’objet ressemble au théorétique : un plan d’exécution de l’agir est théorético-pratique. Dans l’exécution, l’intellect pratique considère l’agir comme un objet à diriger, mais le mode de considération actuelle est pratique : l’exécution est pratico-pratique. Donc, une théorie de l’agir n’est pas un plan d’exécution de l’agir.

Il en est de même pour la direction de la fabrique, qui peut être prochaine ou actuelle : la direction prochaine établit un plan d’exécution de la fabrique, alors que la direction actuelle dirige l’exécution du plan. Cependant, l’intellect théorétique peut contempler la fabrique, sans la diriger : il en résulte une théorie de la fabrique.

Malgré leur ressemblance quant au mode, une théorie de la fabrique n’est pas un plan d’exécution de la fabrique. Dans une théorie de la fabrique, l’intellect théorétique considère la fabrique comme un objet théorétique à contempler. Nous avons ainsi un couple mode-objet tel qu’il est théorético-théorétique ; une théorie de la fabrique est théorético-théorétique. Dans un plan d’exécution de la fabrique, l’intellect technique considère la fabrique comme un objet à diriger ; le mode de considération habituel de l’objet ressemble au théorétique : un plan d’exécution de la fabrique est théorético-technique. Dans l’exécution, l’intellect technique considère aussi la fabrique comme un objet à diriger, mais le mode de considération actuelle est technique : l’exécution est technico-technique.

Intellect

Objet

Mode

théorétique contemple l’objet

objet théorétique

mode théorético-théorétique

l’intellect pratique dirige l’agir

objet pratique

mode théorético-pratique et pratico-pratique

l’intellect technique dirige la fabrique

objet poiètique

mode théorético-technique et technico-technique

Le genre « intellect », faculté qui voit, se divise ainsi en trois espèces :

· la théorétique, dont la fin est la contemplation,

· la pratique, dont la fin est le perfectionnement de l’agent dans l’acte humain (acte qui procède proprement du libre arbitre : dans l’agir),

· et la fabrique, dont la fin est le perfectionnement de l’œuvre fabriquée par l’artisan, considéré comme distinct de l’homme qui est artisan.

Dans le mode théorético-théorétique, la volonté n’intervient pas à l’intérieur de l’opération même du mode. Dans les autres modes, elle intervient de très près à l’intérieur du pratico-pratique et du technico-technique ; de moins près, dans le théorético-pratique et le théorético-technique.

MESURE

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L’intellect théorétique est mesuré par les réalités qu’il connaît, réalités dont il n’est pas la cause. L’intellect pratique mesure l’agir humain, dont il est la cause, selon les exigences de la vertu. L’intellect de fabrique mesure l’œuvre, dont il est la cause, selon ce que la règle de l’art pertinent exige. Au De veritate, Thomas d’Aquin écrit :

Sed sciendum, quod res aliter comparatur ad intellectum practicum, aliter ad speculativum. Intellectus enim practicus causat res, unde est mensura rerum quae per ipsum fiunt : sed intellectus speculativus, quia accipit a rebus, est quodam modo motus ab ipsis rebus, et ita res mensurant ipsum. 

André Aniorté en propose la traduction suivante, ici légèrement modifiée :

Mais il faut savoir (sciendum) qu’une réalité (res) se rapporte (comparatur) à l’intellect pratique (intellectum practicum) autrement qu’à l’intellect théorétique (intellectum speculativum). En effet, l’intellect pratique cause les réalités (l’agir humain), c’est pourquoi il est la mesure (mensura) des réalités qui adviennent par lui ; au lieu que l’intellect spéculatif, parce qu’il reçoit en provenance des réalités, est en quelque sorte mu par les réalités elles-mêmes, et ainsi les réalités le mesurent (mensurant). 

Les notions signifiées par le nom « mensura » et par le verbe « mensurare » sont au cœur de ce chapitre sur le mens, comme nous le verrons bientôt.

Poursuivons notre enquête sur le problème de la coopération. L’homme est un animal dont l’animation s’accomplit selon un principe d’animation nommé âme (en latin : anima) qui lui est intrinsèque. Au De veritate, Thomas d’Aquin écrit :

Quantum igitur ad actualem cognitionem, qua aliquis se in actu considerat animam habere, sic dico, quod anima cognoscitur per actus suos. In hoc enim aliquis percipit se animam habere, et vivere, et esse, quod percipit se sentire et intelligere, et alia huiusmodi vitae opera exercere ; unde dicit philosophus in IX Ethicorum [cap. 9 (1170 a 31)] : sentimus autem quoniam sentimus ; et intelligimus quoniam intelligimus ; et quia hoc sentimus, intelligimus quoniam sumus. Nullus autem percipit se intelligere nisi ex hoc quod aliquid intelligit : quia prius est intelligere aliquid quam intelligere se intelligere ; et ideo anima pervenit ad actualiter percipiendum se esse, per illud quod intelligit, vel sentit.

Ainsi, quant à la connaissance actuelle par laquelle on connaît l’âme par ses actes, je dis qu’on perçoit que l’on a une âme, que l’on vit et que l’on est, parce qu’on perçoit que l’on sent, que l’on pense et que l’on exerce d’autres oeuvres de la vie comme celles‑ci ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique : « Nous sentons que nous sentons, et pensons que nous pensons ; or, nous apercevoir que nous sentons ou pensons, c’est nous apercevoir que nous sommes. » Or nul ne perçoit qu’il pense, si ce n’est parce qu’il pense quelque chose : car penser quelque chose est antérieur à penser que l’on pense ; voilà pourquoi l’âme parvient à percevoir actuellement qu’elle est, par ce qu’elle pense ou sent. 

Ce principe, l’âme, est à la racine d’une puissance cognitive qui est double : la sensitive et l’intellective. Dans la partie intellective, la puissance cognitive est nommé intellect. Dans la partie sensitive, la puissance cognitive est nommé sens.

Les opérations de l’intellect sont au nombre de deux : l’une, l’intelligence, est l’acte de connaître la vérité intelligible, et ce, en l’intelligeant ; en l’intelligeant, la vérité intelligible devient intelligée. L’autre, la raison, est l’acte de chercher à connaître la vérité intelligible, et ce, en enquêtant.

Dans le raisonnement, l’intellect cherche la raison (ratio) qu’est toute notion. L’inférence est voisine du raisonnement : inférer, c’est chercher un rapport d’antécédent à conséquent nommé conséquence. Tout raisonnement est une conséquence ; mais, ce n’est pas toute conséquence qui est un raisonnement.

L’homme est défini : animal raisonnable, i.e. apte au raisonnement. Pourquoi pas : animal apte à l’intelligence ? Parce que la recherche entreprise pour connaître la vérité intelligible n’aboutit pas toujours, comme nous le verrons ; en effet, il arrive que l’assentiment de l’intellect doive être suspendu.

Bien qu’ils soient tous deux l’acte d’une puissance, ce qui implique un certain mouvement de la puissance à l’acte, ni l’acte de connaître la vérité intelligible ni l’acte de chercher à la connaître ne sont le principe moteur de l’animal ; la partie cognitive, qui possède son propre passage de la puissance à l’acte, ne constitue pas le tout de l’animal. Ce principe moteur, c’est la puissance appétitive.

Le connaître relève proprement de la puissance cognitive ; et le désir de connaître, de la puissance appétitive.

De même que l’homme est doué d’une puissance cognitive sensitive et d’une puissance cognitive intellective, de même il est doué d’une puissance appétitive sensitive, qui concerne l’appétence (appetitus concupiscibilis) des biens sensibles ou l’inappétence (appetitus irascibilis) des maux sensibles. Il est aussi doué d’une puissance appétitive non sensitive : la volonté (voluntas). La volonté est ce principe moteur non sensitif qui pousse (κελεύει) à poursuivre un bien (qui attire) ou à fuir un mal (qui répugne).

Nous avons vu que l’intellect est une même puissance capable de deux opérations distinctes, mais coordonnées : l’intelligence, et la raison. Par contre, l’intellect et la volonté sont deux puissances distinctes, et ce, même si leur couple coordonné constitue ce qui est nommé par le nom mens. C’est précisément cette problématique que Thomas d’Aquin examine au De veritate, alors qu’il écrit :

Responsio. Dicendum, quod nomen mentis a mensurando est sumptum. Res autem uniuscuiusque generis mensurantur per id quod est minimum, et principium primum in suo genere, ut patet in X Metaphys. [l. 2 (1052 b 31)] ; et ideo nomen mentis hoc modo dicitur in anima, sicut et nomen intellectus. Solum enim intellectus accipit cognitionem de rebus quasi mensurando eas ad sua principia.

Le nom de mens est pris de mensurare (mesurer). Or les réalités de chaque genre sont mesurées par ce qui est le plus petit et le principe premier dans leur genre, comme on le voit clairement au dixième livre de la Métaphysique ; voilà pourquoi le nom de mens se dit de cette façon, dans l’âme, tout comme le nom d’intelligence. En effet, seule l’intelligence (intellectus) reçoit une connaissance (cognitionem) en provenance des réalités, en les mesurant pour ainsi dire à ses principes. (...)

Patet ergo, quod mens in anima nostra dicit illud quod est altissimum in virtute ipsius.

On voit donc clairement que le nom de mens désigne dans notre âme ce qu’il y a de plus haut dans sa puissance. 

Lorsque Thomas d’Aquin énonce les objections, il formule la seconde comme suit :

Praeterea, diversa genera potentiarum animae non uniuntur nisi in essentia. Sed appetitivum et intellectivum sunt diversa genera potentiarum animae : ponuntur enim, in fine I de Anima [l. 14 (411 a 26)], quinque genera communissima potentiarum animae : scilicet vegetativum, sensitivum, appetitivum, motivum secundum locum, et intellectivum. Cum ergo mens comprehendat in se intellectivum et appetitivum, quia in mente ponitur ab Augustino intelligentia et voluntas, videtur quod non sit mens aliqua potentia, sed ipsa essentia animae.

2° Les divers genres de puissances de l’âme ne s’unissent que dans l’essence. Or l’appétitif et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’âme : en effet, à la fin du premier livre sur l’Âme sont énumérés les cinq genres les plus communs de puissances de l’âme, à savoir le végétatif, le sensitif, l’appétitif, le locomoteur et l’intellectif. Puis donc que le mens inclut en soi l’intellectif et l’appétitif – car saint Augustin place l’intelligence et la volonté dans le mens –, il semble que le mens ne soit pas une puissance, mais l’essence même de l’âme.

Dans la formulation de cette objection, il est clairement dit : « Or l’appétitif et l’intellectif sont divers genres de puissances de l’âme. (...) Le mens inclut en soi l’intellectif et l’appétitif. » À cette objection, Thomas d’Aquin répond en faisant une distinction :

Ad secundum dicendum, quod genera potentiarum animae distinguuntur dupliciter : uno modo ex parte obiecti ; alio modo ex parte subiecti, sive ex parte modi agendi, quod in idem redit. Si igitur distinguantur ex parte obiecti, sic inveniuntur quinque potentiarum animae genera supra enumerata. Si autem distinguantur ex parte subiecti vel modi agendi, sic sunt tria genera potentiarum animae : scilicet vegetativum, sensitivum et intellectivum. Operatio enim animae tripliciter se potest habere ad materiam. Uno modo ita quod per modum materialis actionis exerceatur ; et talium actionum principium est potentia nutritiva, cuius actus exercentur qualitatibus activis et passivis, sicut et aliae actiones materiales. Alio modo ita quod operatio animae non pertingat ad ipsam materiam, sed solum ad materiae conditiones, sicut est in actibus potentiae sensitivae : in sensu enim recipitur species sine materia, sed tamen cum materiae conditionibus. Tertio modo ita quod operatio animae excedat et materiam et materiae conditiones ; et sic est pars animae intellectiva.

2° Les genres de puissances de l’âme se distinguent de deux façons : d’abord du côté de l’objet, ensuite du côté du sujet, ou du mode d’action, ce qui revient au même.

Si donc on les distingue du côté de l’objet, alors on trouve les cinq genres de puissances de l’âme énumérés ci‑dessus [à savoir le végétatif, le sensitif, l’appétitif, le locomoteur et l’intellectif].

Mais si on les distingue du côté du sujet ou du mode d’action, alors il y a trois genres de puissances de l’âme, à savoir le végétatif, le sensitif et l’intellectif.

En effet, l’opération de l’âme peut se rapporter à la matière de trois façons.

D’abord en sorte qu’elle s’exerce à la façon d’une action matérielle, et le principe de telles actions est la puissance nutritive, dont les actes sont exercés par les qualités actives et passives, tout comme les autres actions matérielles.

Ensuite, en sorte que l’opération de l’âme n’atteigne pas la matière elle‑même mais seulement les circonstances de la matière, comme c’est le cas des actes de la puissance sensitive : dans le sens, en effet, l’espèce est reçue sans la matière, mais cependant avec les circonstances de la matière.

Enfin, en sorte que l’opération de l’âme excède et la matière, et les circonstances de la matière ; et c’est le cas de la partie intellective de l’âme.

Secundum igitur has diversas potentiarum animae partitiones contingit aliquas duas potentias animae ad invicem comparatas in idem vel diversum genus reduci. Si enim appetitus sensibilis et intellectualis, qui est voluntas, consideretur secundum ordinem ad obiectum, sic reducuntur in unum genus, quia utriusque obiectum est bonum. Si vero consideretur quantum ad modum agendi, sic reducuntur in diversa genera ; quia appetitus inferior reducetur in genus sensitivi, appetitus vero superior in genus intellectivi. Sicut enim sensus apprehendit suum obiectum sub conditionibus materialibus, prout scilicet est hic et nunc ; sic et appetitus sensibilis in suum obiectum fertur, in bonum scilicet particulare. Appetitus vero superior in suum obiectum tendit per modum quo intellectus apprehendit ; et sic quantum ad modum agendi voluntas ad genus intellectivi reducitur. Modus autem actionis provenit ex dispositione agentis : quia quanto fuerit perfectius agens, tanto est eius actio perfectior. Et ideo, si considerentur huiusmodi potentiae secundum quod egrediuntur ab essentia animae, quae est quasi subiectum earum, voluntas invenitur in eadem coordinatione cum intellectu ; non autem appetitus inferior, qui in irascibilem et concupiscibilem dividitur. Et ideo mens potest comprehendere voluntatem et intellectum, absque hoc quod sit essentia animae ; inquantum, scilicet, nominat quoddam genus potentiarum animae, ut sub mente intelligantur comprehendi omnes illae potentiae quae in suis actibus omnino a materia et conditionibus materiae recedunt.

Donc, suivant ces différentes partitions des puissances de l’âme, deux puissances de l’âme comparées entre elles se trouvent ramenées au même genre ou à des genres différents.

En effet, si l’appétit sensitif et l’appétit intellectuel, qui est la volonté, sont considérés en relation à l’objet, alors ils se ramènent à un genre unique, car l’objet de l’un et de l’autre est le bien.

Mais si on les considère quant au mode d’action, alors ils se ramènent à des genres différents, car l’appétit inférieur se ramènera au genre sensitif, mais l’appétit supérieur, au genre intellectif. En effet, de même que le sens appréhende son objet avec des circonstances matérielles, c’est‑à-dire en tant qu’il est ici et maintenant, de même l’appétit sensitif se porte vers son objet, qui est le bien particulier. En revanche, l’appétit supérieur tend vers son objet à la façon dont l’intelligence l’appréhende ; et ainsi, quant au mode d’action, la volonté se ramène au genre intellectif. Or le mode d’action provient de la disposition de l’agent : car plus l’agent sera parfait, plus son action sera parfaite.

Voilà pourquoi, si l’on considère de telles puissances en tant qu’elles émanent de l’essence de l’âme, qui est pour ainsi dire leur sujet, la volonté se trouve coordonnée à l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appétit inférieur qui se divise en irascible et en concupiscible.

Et c’est pourquoi le mens peut, sans être l’essence de l’âme, inclure la volonté et l’intelligence, en tant qu’il désigne un certain genre de puissances de l’âme, en sorte que toutes les puissances qui, dans leurs actes, sont entièrement détachées de la matière et des circonstances de la matière sont comprises comme étant incluses dans le mens.

Remarquons bien comment la coopération de l’intellect et de la volonté est introduite avec la notion de mens en ces termes :

a)« Si l’on considère de telles puissances en tant qu’elles émanent de l’essence de l’âme, qui est pour ainsi dire leur sujet, la volonté se trouve coordonnée à l’intelligence ; mais ce n’est pas le cas de l’appétit inférieur [appétit sensitif] qui se divise en irascible et en concupiscible. »

b)« Et c’est pourquoi le mens peut, sans être l’essence de l’âme, inclure la volonté et l’intelligence, en tant qu’il désigne un certain genre de puissances de l’âme. »

c)« On voit donc clairement que le nom de mens désigne dans notre âme ce qu’il y a de plus haut dans sa puissance », le couple intellect-volonté.

VRAI OU BIEN

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Le mens ainsi conçu implique le vrai et le bien, lesquels appartiennent à la suite des analogons : esse, unum, verum, bonum :

1. l’intellect

1.1. qui, à titre de raison (par opposition à intelligence), entreprend la tâche et prend les moyens pour atteindre sa fin,

1.2. et qui, à titre d’intelligence, finit par l’atteindre,

2. possède alors la vérité intelligible devenue intelligée, qui est son bien propre,

3. bien dont il était privé alors qu’il était dans l’état d’ignorance ;

4. mais l’acte terminal, par lequel l’intellect l’atteint, le met en possession de son bien.

Au De veritate, Thomas d’Aquin consacre plusieurs articles à l’analogon « bien », dont le troisième qui traite de la question suivante :

Tertio quaeritur utrum bonum secundum rationem sit prius quam verum.

Le bien, dans sa notion, est‑il antérieur au vrai ? 

Depuis David Hume, dire que le bien (ought) ne suit pas de l’être (is) (en allemand, le sollen, du sein) est devenu un lieu commun. À ce propos, on parle aussi d’un sophisme naturaliste.

Dans sa réponse au troisième article, Thomas d’Aquin examine ce problème et en énonce la solution, comme suit :

Responsio. Dicendum, quod tam verum quam bonum, sicut dictum est, habent rationem perfectivorum, sive perfectionum. Ordo autem inter perfectiones aliquas potest attendi dupliciter : uno modo ex parte ipsarum perfectionum ; alio modo ex parte perfectibilium.

Tant le vrai que le bien, comme on l’a dit, sont des perfections, ou des causes de perfections. Or l’ordre entre des perfections peut être envisagé de deux façons : d’abord du côté des perfections elles-mêmes ; ensuite du côté des perfectibles.

Considerando ergo verum et bonum secundum se, sic verum est prius bono secundum rationem, cum verum sit perfectivum alicuius secundum rationem speciei ; bonum autem non solum secundum rationem speciei, sed etiam secundum esse quod habet in re. Et ita plura includit in se ratio boni quam ratio veri, et se habet quodammodo per additionem ad illam ; et sic bonum praesupponit verum, verum autem praesupponit unum, cum veri ratio ex apprehensione intellectus perficiatur ; unumquodque autem intelligibile est in quantum est unum ; qui enim non intelligit unum, nihil intelligit, ut dicit philosophus in IV Metaph. [cap. 4 (1006 b 10)]. Unde istorum nominum transcendentium talis est ordo, si secundum se considerentur, quod post ens est unum, deinde verum post unum, et deinde post verum bonum.

Donc, à considérer le vrai et le bien en soi, le vrai est antérieur au bien dans sa notion, puisque le vrai est cause de perfection pour une réalité selon la nature de l’espèce, au lieu que le bien est cause de perfection non seulement selon la nature de l’espèce, mais aussi selon l’être que [cette espèce] a dans la réalité. Et ainsi, la notion de bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en quelque sorte par addition à elle ; et ainsi, le bien présuppose le vrai, et le vrai présuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par l’appréhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien, comme dit le Philosophe au quatrième livre de la Métaphysique. Tel est donc l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considère en soi : après l’étant vient l’un, ensuite le vrai après l’un, et enfin, après le vrai, le bien.

Si autem attendatur ordo inter verum et bonum ex parte perfectibilium, sic e converso bonum est naturaliter prius quam verum, duplici ratione. Primo, quia perfectio boni ad plura se extendit quam veri perfectio. Vero enim non sunt nata perfici nisi illa quae possunt aliquod ens percipere in seipsis vel in seipsis habere secundum suam rationem, et non secundum illud esse quod ens habet in seipso : et huiusmodi sunt solum ea quae immaterialiter aliquid recipiunt, et sunt cognoscitiva ; species enim lapidis est in anima non autem secundum esse quod habet in lapide. Sed a bono nata sunt perfici etiam illa quae secundum materiale esse aliquid recipiunt : cum ratio boni in hoc consistat quod aliquid sit perfectivum tam secundum rationem speciei quam etiam secundum esse, ut prius dictum est. Et ideo omnia appetunt bonum ; sed non omnia cognoscunt verum. In utroque enim ostenditur habitudo perfectibilis ad perfectionem, quae est bonum vel verum ; scilicet in appetitu boni et cognitione veri. Secundo, quia illa etiam quae nata sunt perfici bono et vero, per prius perficiuntur bono quam vero : ex hoc enim quod esse participant, perficiuntur bono, ut dictum est ; ex hoc autem quod cognoscunt aliquid, perficiuntur vero. Cognitio autem est posterior quam esse ; unde et in hac consideratione ex parte perfectibilium bonum praecedit verum.

Mais si l’on envisage l’ordre entre le vrai et le bien du côté des perfectibles, alors, à l’inverse, le bien est naturellement antérieur au vrai, pour deux raisons. D’abord, parce que la perfection du bien s’étend à plus de choses que la perfection du vrai. En effet, seules sont de nature à être perfectionnées par le vrai les réalités qui peuvent percevoir quelque étant en elles‑mêmes, ou le posséder en elles‑mêmes dans sa notion, et non dans l’être que l’étant a en lui-même : de telles réalités sont seulement celles qui reçoivent quelque chose immatériellement, et ce sont les cognitives ; car l’espèce de la pierre est dans l’âme, mais non avec l’être qu’elle a dans la pierre. En revanche, même les réalités qui reçoivent une chose avec son être matériel sont de nature à être perfectionnées par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de l’espèce que selon l’être, comme on l’a déjà dit. Voilà pourquoi toutes choses recherchent le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai. Dans l’un et l’autre, en effet, c’est‑à‑dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai, apparaît la relation du perfectible à la perfection qu’est le bien ou le vrai. Ensuite, parce que même les réalités qui sont de nature à être perfectionnées par le bien et le vrai, sont perfectionnées par le bien avant de l’être par le vrai : en effet, parce qu’elles participent à l’être, elles sont perfectionnées par le bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose, elles sont perfectionnées par le vrai. Or la connaissance est postérieure à l’être ; et c’est pourquoi, dans cette considération qui part des perfectibles, le bien précède le vrai. 

Reprenons l’argument en l’étalant en ses diverses parties. Le vrai et le bien sont des perfections, ou des causes de perfections. L’ordre entre des perfections peut être envisagé de deux façons :

a) d’abord du côté des perfections elles-mêmes ;

b)ensuite du côté des perfectibles.

Examinons-les l’une après l’autre :

1. Du côté des perfections elles-mêmes :

Thèse : À considérer le vrai et le bien en soi, le vrai est antérieur au bien dans sa notion.

Preuve :

1.1Le vrai est cause de perfection pour une réalité selon la nature de son espèce.

1.2Mais le bien est cause de perfection non seulement selon la nature de son espèce, mais aussi selon l’être que cette espèce a dans la réalité.

1.3Ainsi, la notion de bien inclut en soi plus de choses que la notion de vrai, et se comporte en quelque sorte par addition à elle ; et ainsi, le bien présuppose le vrai, et le vrai présuppose l’un, puisque la notion de vrai est accomplie par l’appréhension de l’intelligence ; or tout intelligible est en tant qu’il est un ; car celui qui ne pense pas l’un ne pense rien.

1.4Donc, tel est l’ordre de ces noms transcendantaux, si on les considère en soi : après l’étant vient l’un, ensuite le vrai après l’un, et enfin, après le vrai, le bien.

· 2. Du côté des perfectibles.

Thèse : Le bien est naturellement antérieur au vrai,

Preuve :

· 2.1 D’abord, parce que la perfection du bien s’étend à plus de choses que la perfection du vrai.

· 2.1.1Seules sont de nature à être perfectionnées par le vrai les réalités qui peuvent percevoir quelque étant en elles‑mêmes, ou le posséder en elles‑mêmes dans sa notion, et non dans l’être que l’étant a en lui-même : de telles réalités sont seulement celles qui reçoivent quelque chose immatériellement, et ce sont les cognitives ; car l’espèce de la pierre est dans l’âme, mais non avec l’être qu’elle a dans la pierre.

· 2.1.2En revanche, même les réalités qui reçoivent une chose avec son être matériel sont de nature à être perfectionnées par le bien, puisque la notion de bien consiste en ce qu’une chose soit cause de perfection tant selon la notion de son espèce que selon l’être, comme on l’a déjà dit à 1.2.

· 2.1.3Voilà pourquoi toutes choses recherchent le bien, mais toutes ne connaissent pas le vrai.

· 2.1.4Dans l’un et l’autre, en effet, c’est‑à‑dire dans la recherche du bien et dans la connaissance du vrai, apparaît la relation du perfectible à la perfection qu’est le bien ou le vrai.

· 3.1 Ensuite, parce que même les réalités qui sont de nature à être perfectionnées par le bien et le vrai sont perfectionnées par le bien avant de l’être par le vrai.

· 3.1.1En effet, parce qu’elles participent à l’être, elles sont perfectionnées par le bien, comme on l’a dit ; mais parce qu’elles connaissent quelque chose, elles sont perfectionnées par le vrai.

· 3.1.2Or la connaissance est postérieure à l’être.

· 3.1.3Donc, le bien précède le vrai.

Donnons un exemple. L’élève, celui qui reçoit l’enseignement du maître, est « perfectionné par le bien avant de l’être par le vrai ». Il deviendra perfectionné par le vrai lorsqu’il aura assimilé l’enseignement du maître à qui il fait confiance ou en qui il a foi. C’est ainsi que le perfectionnement de l’élève commence par l’acte de croire à l’enseignement du maître en qui il croit, enseignement qui est le bien de l’élève. Cependant, l’enseignement du maître est, en soi, antérieur au perfectionnement de l’élève ; or, cet enseignement du maître n’est autre que le vrai.

EN SOMME

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Le nom mens, qui dérive du verbe mensurare, vient de la racine indo-européenne « ment », qui signifie : « avoir une activité mentale ».  Cette « activité mentale » consiste à prendre ou à négliger de prendre une mesure (mensura), mesure qui sera aussi diverse que le sont les diverses activités mentales qui, bien que diverses, sont unies sous la raison de mesure (mensura).

L’intellect théorétique est mesuré par les réalités qu’il connaît, réalités dont il n’est pas la cause. L’intellect pratique mesure l’agir humain dont il est la cause, selon les exigences de la vertu. L’intellect de fabrique mesure l’œuvre dont il est la cause, selon ce que la règle de l’art pertinent exige.

Le mens « peut inclure la volonté et l’intelligence, en tant qu’il désigne un certain genre de puissances de l’âme », puisque « de telles puissances, en tant qu’elles émanent de l’essence de l’âme, qui est pour ainsi dire leur sujet », y sont dans un rapport tel que « la volonté se trouve coordonnée à l’intelligence ».

Or, « le vrai et le bien sont des perfections, ou des causes de perfections », d’une part, et « l’ordre entre ces perfections peut être envisagé de deux façons », d’autre part. Dès lors, une question se soulève : comment le mens opère-t-il dans l’une et l’autre de ces deux « façons » ?

L’intelligence, à titre de cause finale, meut la volonté. La volonté, à titre de cause efficiente, meut l’intelligence. Dans les pages qui suivent, nous nous emploierons à connaître comment ces causes opèrent dans l’une et l’autre de ces deux « façons ».

À cet égard, le désir naturel de connaître et l’acte de connaître impliquent un problème de coopération entre :

a) d’une part, le connaître et l’appétit de connaître ;

b) d’autre part, l’aspect sensitif et l’aspect intellectif du connaître et de l’appétit de connaître.

L’intellect, selon qu’il est théorétique (θεωρητικὸς), pratique (πρακτικὸς) ou poiètique (ποιητικὸς : au sens de technique ), voit, mais pas pour la même fin. L’intellect théorétique contemple ; l’intellect pratique dirige l’agir de l’intérieur ; l’intellect poiètique dirige la fabrique de l’intérieur.

La tournure d’esprit (τρόπος) associée à la méthode (μέθοδος) qui convient à l’étude (θεωρία), « la plus humble comme la plus noble », selon l’enseignement d’Aristote, nous conduira à envisager le problème de la certitude dans chacun des modes qui concernent les trois objets dont l’intellect s’occupe :

Intellect

Objet

Mode

théorétique contemple l’objet

objet théorétique

mode théorético-théorétique

l’intellect pratique dirige l’agir

objet pratique

mode théorético-pratique et pratico-pratique

l’intellect technique dirige la fabrique

objet poiètique

mode théorético-technique et technico-technique

Chapitre III

ASSENSUS

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Au De veritate, la Question 14 porte sur la foi. L’Article 1 s’intitule : « Qu’est‑ce que croire ? (Et primo quaeritur quid sit credere.) »

Dans sa réponse à la question, Thomas d’Aquin expose que le mens, dans sa composante cognitive, soit l’intellect, est capable de deux opérations. La première, c’est l’intellection des indivisibles, ces universels dont Aristote dit que les premiers sont « l’Être et l’Un, (...) les plus universels de tous les prédicats »  ; les expressions sans liaison (ἄνευ συμπλοκῆς)  constituant les parties d’une proposition en sont les signes. Cette intellection des indivisibles prépare une seconde opération, le jugement, dont Thomas d’Aquin dit :

Alia operatio intellectus est secundum quam componit et dividit, affirmando vel negando : et in hac iam invenitur verum et falsum, sicut et in voce complexa, quae est eius signum.

L’autre opération de l’intellect (intellectus) est celle par laquelle il compose et divise, en affirmant et en niant : et c’est en lui que l’on trouve le vrai et le faux, tout comme dans l’expression complexe, qui est son signe. 

Ici, sont distingués le jugement, acte psychique qui compose ou divise les indivisibles, et son signe : la déclaration, affirmative ou négative.

Intellect

Acte

Signe

dans la simple appréhension

intellige les indivisibles

expression sans liaison

dans le jugement

soit compose

déclaration affirmative

soit divise

déclaration négative

— Plus loin, nous verrons que Thomas d’Aquin distingue le verbe intérieur proféré sans la voix, le verbe intérieur qui a l’image de la voix, et le verbe de la voix. Le verbe intérieur proféré sans la voix est aussi nommé : verbe du cœur, et verbe mental. —

Dans le mot « jugement », sont présentes la racine indo-européenne « ment » (avec : ment), d’une part, et la racine indo-européenne « yeug » (avec : jug), qui signifie « joindre », d’autre part.

Dans le jugement, l’intellect joint des indivisibles, et ce, dans le verbe mental. Dans le verbe de la voix, le premier indivisible est signifié par un nom, et le second, par un verbe (au sens grammatical) comme « est » dans : « Le cheval est. » Mais, il arrive que le premier soit signifié par un nom, et le second, par un verbe comme « est blanc » dans : « Le cheval est blanc. »

Dans : « Le cheval est. », une existence au sens absolu, signifiée par « est », est attribuée à une quiddité nommée « cheval », celle d’être cheval. Dans « Le cheval est blanc. », une existence partielle est attribuée à une quiddité nommée « cheval », celle d’être blanc.

Ce vocabulaire est employé par Aristote dans son ouvrage intitulé Seconds analytiques, où nous lisons :

ζητοῦμεν δέ, ὅταν μὲν ζητῶμεν τὸ ὅτι ἢ τὸ εἰ ἔστιν ἁπλῶς, ἆρ᾽ ἔστι μέσον αὐτοῦ ἢ οὐκ ἔστιν· ὅταν δὲ γνόντες ἢ τὸ ὅτι ἢ εἰ ἔστιν, ἢ τὸ ἐπὶ μέρους ἢ τὸ ἁπλῶς, πάλιν τὸ διὰ τί ζητῶμεν ἢ τὸ τί ἐστι, τότε ζητοῦμεν τί τὸ μέσον. λέγω δὲ τὸ ὅτι ἔστιν ἐπὶ μέρους καὶ ἁπλῶς, ἐπὶ μέρους μέν, ἆρ᾽ ἐκλείπει ἡ σελήνη ἢ αὔξεται ; εἰ γάρ ἐστι τὶ ἢ μὴ ἔστι τί, ἐν τοῖς τοιούτοις ζητοῦμεν· ἁπλῶς δ᾽, εἰ ἔστιν ἢ μὴ σελήνη ἢ νύξ. 

Pascale-Dominique Nau en propose la traduction suivante :

Quand, nous cherchons le fait ou quand nous cherchons si une chose est au sens absolu (ἔστιν ἁπλῶς), nous cherchons en réalité s’il y a de cela un moyen terme ou s’il n’y en a pas ; et une fois que nous savons le fait ou que la chose est (autrement dit, quand nous savons qu’elle est soit en partie [ἢ τὸ ἐπὶ μέρους], soit absolument [ἢ τὸ ἁπλῶς]), et qu’en outre nous recherchons le pourquoi, ou la nature de la chose, alors nous recherchons quel est le moyen terme (quand la recherche porte sur le fait, je parle d’existence partielle (μέρους) de la chose, et si elle porte sur l’existence même, je parle d’existence au sens absolu (ἁπλῶς). Il y a existence partielle, quand, par exemple, je demande : la Lune subit-elle-une éclipse ? ou encore : la Lune s’accroît-elle ? car, dans des questions de ce genre, nous recherchons si une chose est une chose ou n’est pas cette chose. Quant à l’existence d’une chose au sens absolu, c’est quand nous demandons, par exemple, si la Lune ou la Nuit existe). 

Évidemment, cette recherche pour connaître si « elle est soit en partie (ἢ τὸ ἐπὶ μέρους), soit absolument (ἢ τὸ ἁπλῶς) » aura pour résultat qu’on connaîtra qu’elle est ou qu’elle n’est pas. Or, dans son ouvrage intitulé De l’interprétation, Aristote écrit :

1 Ἔστι δ´ ἡ μὲν ἁπλῆ ἀπόφανσις φωνὴ σημαντικὴ περὶ τοῦ εἰ ὑπάρχει τι ἢ μὴ ὑπάρχει, ὡς οἱ χρόνοι διῄρηνται· 2 κατάφασις δέ ἐστιν ἀπόφανσις τινὸς κατὰ τινός, ἀπόφασις δέ ἐστιν ἀπόφανσις τινὸς ἀπὸ τινός. 3 Ἐπεὶ δὲ ἔστι καὶ τὸ ὑπάρχον ἀποφαίνεσθαι ὡς μὴ ὑπάρχον καὶ τὸ μὴ ὑπάρχον ὡς ὑπάρχον καὶ τὸ ὑπάρχον ὡς ὑπάρχον καὶ τὸ μὴ ὑπάρχον ὡς μὴ ὑπάρχον, καὶ περὶ τοὺς ἐκτὸς δὲ τοῦ νῦν χρόνους ὡσαύτως, ἅπαν ἂν ἐνδέχοιτο καὶ ὃ κατέφησέ τις ἀποφῆσαι καὶ ὃ ἀπέφησε καταφῆσαι· ὥστε δῆλον ὅτι πάσῃ καταφάσει ἐστὶν ἀπόφασις ἀντικειμένη καὶ πάσῃ ἀποφάσει κατάφασις. 4 Καὶ ἔστω ἀντίφασις τοῦτο, κατάφασις καὶ ἀπόφασις αἱ ἀντικείμεναι· 5 λέγω δὲ ἀντικεῖσθαι τὴν τοῦ αὐτοῦ κατὰ τοῦ αὐτοῦ, —μὴ ὁμωνύμως δέ, καὶ ὅσα ἄλλα τῶν τοιούτων προσδιοριζόμεθα πρὸς τὰς σοφιστικὰς ἐνοχλήσεις. » 

J. Barthélemy Saint-Hilaire en propose la traduction suivante :

§ 1. L'affirmation (ἀπόφανσις) est l'énonciation (φωνὴ σημαντικὴ) qui attribue une chose à une autre. § 2. La négation (κατάφασις) est l'énonciation qui sépare (διῄρηνται) une chose d'une autre chose. § 3. Car il est possible d'énoncer ce qui est comme n'étant pas, ce qui n'est pas comme étant, et ce qui est comme étant et ce qui n'est pas comme n'étant pas (Ἐπεὶ δὲ ἔστι καὶ τὸ ὑπάρχον ἀποφαίνεσθαι ὡς μὴ ὑπάρχον καὶ τὸ μὴ ὑπάρχον ὡς ὑπάρχον καὶ τὸ ὑπάρχον ὡς ὑπάρχον καὶ τὸ μὴ ὑπάρχον ὡς μὴ ὑπάρχον) : comme cela en plus peut également s'appliquer aux temps en dehors du présent, il s'ensuit qu'on peut affirmer tout ce qu'on a nié d'abord et nier ce qu'on a d'abord affirmé (ἅπαν ἂν ἐνδέχοιτο καὶ ὃ κατέφησέ τις ἀποφῆσαι καὶ ὃ ἀπέφησε καταφῆσαι) : évidemment, à toute affirmation il y a une négation opposée, et à toute négation, une affirmation opposée (ὥστε δῆλον ὅτι πάσῃ καταφάσει ἐστὶν ἀπόφασις ἀντικειμένη καὶ πάσῃ ἀποφάσει κατάφασις.). § 4. Appelons contradiction l'affirmation et la négation opposées (Καὶ ἔστω ἀντίφασις τοῦτο, κατάφασις καὶ ἀπόφασις αἱ ἀντικείμεναι). § 5. Je dis qu'il n'y a opposition que dans la proposition du même au même, non point celle qui est par simple homonymie, ni par telle autre équivoque du même genre, que nous signalons dans les Ruses des sophistes.

AFFERMIR ET AFFIRMER

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On appelle « ‘contradiction’ l'affirmation et la négation opposées », lorsque cette « opposition » concerne l’attribution « du même au même », i.e. lorsque le nom-sujet et le verbe-prédicat de l’existence au sens absolu ou le verbe-prédicat de l’existence partielle sont les mêmes tant dans l'affirmation que la négation : par exemple,

Tout homme est blanc. — Quelque homme n’est pas blanc.

Aucun homme n’est blanc. — Quelque homme est blanc.

Dans le langage courant, le mot « contradiction » est parfois employé autrement. Ici, nous nous en tenons à l’acception ci-haut décrite qui, plus loin, sera précisée afin de bien distinguer la contrariété et la contradiction.

Cette opposition affirmation-négation a donné lieu à un carré d’Apulée, fondé sur les mots suivants, où les lettres majuscules A, I, E et O sont soulignées :

A f f I r m o — n E g O

Le A de affirmo désigne la proposition universelle affirmative ; le I de affirmo, la proposition particulière affirmative ; le E de nego, la proposition universelle négative ; le O de nego, la proposition particulière négative.

Apulée suggéra de situer ces quatre propositions en un carré mnémotechnique, comme suit :

A. Tout homme est blanc.

E. Aucun homme n’est blanc.

I. Quelque homme est blanc.

O. Quelque homme n’est pas blanc.

Cette suggestion d’un carré — qui est ici plutôt d’un rectangle — pour situer ces propositions selon leur opposition, fut reprise pour rendre l’opposition de propositions dites modales, par exemple, les oppositions entre : nécessaire, impossible, possible, contingent :

Purpurea

Iliace

Amabimus

Edentuli

Nous y reviendrons plus loin. Pour le moment, poursuivons avec la contradiction des propositions dites assertoriques ou catégoriques : A, I, E, O.

Si, dans une proposition, il « est possible d'énoncer (...) ce qui est comme étant et ce qui n'est pas comme n'étant pas », mais qu’il est aussi « possible d'énoncer ce qui est comme n'étant pas, ce qui n'est pas comme étant », « il s’ensuit qu’on peut affirmer tout ce qu'on a d'abord nié et nier ce qu'on a d'abord affirmé ».

Évidemment, si on juge « ce qui est comme étant », et qu’on l’affirme, ou si on juge « ce qui n'est pas comme n'étant pas », et qu’on le nie, l’énonciation est cohérente avec le jugement ; par contre, si on juge « ce qui est comme étant », mais qu’on ne l’affirme pas, pour plutôt « énoncer ce qui est comme n'étant pas », la cohérence fait défaut ; il en est de même si on juge « ce qui n'est pas comme n'étant pas », et qu’on ne le nie pas, pour plutôt « énoncer (...) ce qui n'est pas comme étant ».

C’est ainsi que l’énonciation langagière du jugement de l’objet, le verbe de la voix, se fonde sur le jugement de l’objet, que verbalise le verbe intérieur proféré sans la voix, et ce dernier, le jugement de l’objet, se fonde sur l’objet à juger :

Objet à juger

Jugement

Énonciation

ce qui est

juger comme étant

affirmation

ce qui n’est pas

juger comme n’étant pas

négation

Le verbe « affirmer » nous vient du latin : adfirmare, composé de la préposition « ad » et du verbe « firmare ». Le verbe « firmare » signifie : rendre ferme. Le verbe « adfirmare » signifie : affermir. L’action d’affermir, comme cause, a pour effet de rendre ferme ce qui est ainsi affermi : affermir rend ferme.

Pour rendre ferme un jugement de l’objet comme étant, rien ne peut mieux l’affermir que l’objet « ce qui est ». Cet argument peut servir pour la négation à la condition de convenir que « nier que » consiste à « affirmer que... ne... pas ».

Lorsqu’un locuteur énonce oralement une affirmation, qu’il s’agisse de : « affirmer que... » ou de : « affirmer que... ne... pas », et que cette affirmation rend un « juger comme étant » dans le cas de « affirmer que... », ou rend un « juger comme n’étant pas » dans le cas de « affirmer que... ne... pas », ce locuteur est vérace (de verum agere, qui est un vrai pratique) dans son verbe de la voix, celui qu’il profère avec la voix : il exprime la cohérence entre le discours qu’il profère avec la voix et son jugement ; bref, il ne ment pas.

Mais, tient-il un discours véridique (de verum dicere, qui dit le vrai théorétique) ? Si son « juger comme étant » est fondé sur l’objet « ce qui est », alors son discours est véridique puisqu’il dit le vrai ; il en est de même si son « juger comme n’étant pas » est fondé sur l’objet « ce qui n’est pas ». Cependant, ce locuteur peut être dans l’erreur. Il peut juger comme étant ce qui n’est pas, ou juger comme n’étant pas ce qui est.

C’est ainsi qu’est introduit le problème du vrai et du faux théorétiques. Le verbe de la voix exprime le vrai conçu par le verbe intérieur proféré sans la voix, le verbe mental, par l’intermédiaire du verbe intérieur qui a l’image de la voix, à la condition qu’aucune erreur ne corrompe ni le verbe mental ni le verbe intermédiaire.

Si le locuteur juge comme étant ce qui n’est pas, ou juge comme n’étant pas ce qui est, son jugement est en porte-à-faux. Mais, si le locuteur juge comme étant ce qui est, ou juge comme n’étant pas ce qui n’est pas, son jugement n’est pas en porte-à-faux.

Pour rendre ferme un jugement de l’objet comme étant, rien ne peut mieux l’affermir que l’objet « ce qui est », et pour rendre ferme un jugement de l’objet comme n’étant pas, rien ne peut mieux l’affermir que l’objet « ce qui n’est pas », avons-nous dit plus haut. C’est ainsi que la fermeté de ce jugement affermi implique le vrai théorétique.

Mais, comment un locuteur peut-il s’assurer de rendre ferme son jugement ? C’est là l’expression même du problème de la certitude théorétique.

Le problème de la certitude pour le vrai pratique et pour le vrai poiètique est plus complexe ; mais, il existe un problème de la certitude à propos de ces deux autres vrais. Nous serons conduit à en évoquer certains aspects dans l’examen de l’acte de foi naturelle, celle « qui est une opinion confirmée appuyée sur des arguments, mais non de la foi infuse » .

VISION ET ÉVIDENCE

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Au De veritate, Thomas d’Aquin écrit :

Ad decimumquintum dicendum, quod cognitio duo potest importare : scilicet visionem et assensum.

15° La connaissance peut impliquer deux choses : la vision et l’assentiment. 

Dans le jugement théorétique porté sur un objet, intervient une vision de l’objet. Ainsi, pour juger ce qui est comme étant, il est nécessaire de voir ce qui est ; et, pour juger ce qui n’est pas comme n’étant pas, il est nécessaire de voir ce qui n’est pas.

Comment peut-on voir ce qui n’est pas ? Avec l’œil, l’organe de la vue, c’est impossible ; seul un objet visible à l’œil peut être vu par l’œil ; un objet invisible à l’œil ne peut pas être vu par l’œil. Mais, l’intellect, lui, voit que l’objet invisible à l’œil ne peut pas être vu par l’œil, à tel point qu’on a pu écrire : « Un objet invisible à l’œil ne peut pas être vu par l’œil. »

Qu’en est-il de cette vision ? Au De veritate, Thomas d’Aquin écrit :

Ad primum igitur dicendum, quod in aliqua visione triplex medium considerari potest : unum est medium sub quo videtur ; aliud quo videtur, quod est species rei visae ; aliud a quo accipitur cognitio rei visae. Sicut in visione corporali medium sub quo videtur, est lumen, quo aliquid fit actu visibile, et visus perficitur ad videndum ; medium vero quo videtur, est ipsa species rei sensibilis in oculo existens, quae, sicut forma videntis in quantum est videns, principium est visivae operationis ; medium autem a quo accipitur cognitio rei visae, est sicut speculum, a quo interdum species alicuius visibilis, ut puta lapidis, fit in oculo, non immediate ab ipso lapide. Et haec tria etiam in visione intellectuali inveniuntur : ut lumini corporali respondeat lumen intellectus agentis, quasi medium sub quo intellectus videt ; speciei vero visibili species intelligibilis, qua intellectus possibilis fit actu intelligens ; medio vero a quo accipitur visi cognitio, sicut a speculo, comparatur effectus a quo in cognitionem causae devenimus ; ita enim similitudo causae nostro intellectui imprimitur non immediate ex causa, sed ex effectu, in quo similitudo causae resplendet. Unde huiusmodi cognitio dicitur specularis propter similitudinem quam habet ad visionem quae fit per speculum.

Réponse aux objections : 1° Trois médiums peuvent être considérés dans une vision (in aliqua visione triplex medium considerari potest) : celui sous lequel on voit (unum est medium sub quo videtur), celui par lequel on voit, qui est l’espèce de la réalité vue (aliud quo videtur, quod est species rei visae), et celui duquel on reçoit la connaissance de la réalité vue (aliud a quo accipitur cognitio rei visae).

Par exemple dans la vision corporelle, le médium sous lequel on voit est la lumière (medium sub quo videtur, est lumen), par laquelle une chose devient visible en acte (quo aliquid fit actu visibile) et la vue est perfectionnée pour la vision (et visus perficitur ad videndum) ; le médium par lequel on voit est l’espèce de la réalité sensible (medium vero quo videtur, est ipsa species rei sensibilis), espèce existant dans l’œil (in oculo existens) et qui (quae), en tant que forme du voyant en tant que voyant (sicut forma videntis in quantum est videns), est le principe de l’opération visuelle (principium est visivae operationis) ; le médium duquel on reçoit la connaissance de la réalité vue (medium autem a quo accipitur cognitio rei visae) est comme un miroir (est sicut speculum), à partir duquel il arrive que l’espèce de quelque objet visible (a quo interdum species alicuius visibilis), par exemple une pierre (ut puta lapidis), passe dans l’œil (fit in oculo), et non immédiatement à partir de la pierre elle-même (non immediate ab ipso lapide).

Et ces trois médiums se rencontrent aussi dans la vision intellectuelle (et haec tria etiam in visione intellectuali inveniuntur) : ainsi, à la lumière corporelle correspond la lumière de l’intellect agent (ut lumini corporali respondeat lumen intellectus agentis), comme un médium sous lequel l’intelligence voit (quasi medium sub quo intellectus videt) ; à l’espèce visible, l’espèce intelligible (speciei vero visibili species intelligibilis), par laquelle l’intellect possible devient actuellement connaissant (qua intellectus possibilis fit actu intelligens) ; et au médium duquel on reçoit comme à partir d’un miroir la connaissance de l’objet vu (medio vero a quo accipitur visi cognitio), est comparé l’effet à partir duquel nous parvenons à connaître la cause (sicut a speculo, comparatur effectus a quo in cognitionem causae devenimus) : car ainsi, la ressemblance de la cause (ita enim similitudo causae) est imprimée sur notre intelligence (nostro intellectui imprimitur) non pas immédiatement depuis la cause (non immediate ex causa), mais depuis l’effet, en lequel resplendit la ressemblance de la cause (sed ex effectu, in quo similitudo causae resplendet). Aussi ce genre de connaissance est-il appelé spéculaire, (unde huiusmodi cognitio dicitur specularis) à cause de sa ressemblance avec la vision dans un miroir (propter similitudinem quam habet ad visionem quae fit per speculum). 

Toute visio