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LA DOUAIRIÈRE ET LES AVARES QUATRIÈME PARTIE (i) I Quand Eulalie eut séché ses yeux et reprit son souffle, sa grand-mère lui dit : T u n'y vois pas plus loin que le bout de ton nez, ma petite. Je sais fort bien que tu ne resteras pas toute ta vie à Varliangeas, mais pour le moment tu dois y rester encore. Ce qui ne signifie pas que tu ne doives pas, déjà, préparer ta sortie. Que ferais-tu, aujourd'hui, en liberté ? Où irais-tu ? Sotte comme tu l'es, avec une imagination de gardeuse d'oies ? A h ! non, Eulalie, je ne te vois ni chez moi, ni chez ta sœur. Car, en plus de ces petits travers charmants, ma bonne enfant, tu es insensible, égoïste et très exigeante. Dès que tu auras échappé aux Varliangeas, tu te rattraperas sur les gens de ta famille des duretés que tu as supportées ici. Ça, c'est ma vieille expérience qui me l'a appris. Libérez les persécutés, ils deviennent les persécuteurs de leurs propres libérateurs. Ma chérie, j'aime autant te dire que je ne serai jamais persécutée par toi — et ne compte pas davantage aller persécuter ta sœur car, telle qu'on la connaît, elle te mettrait aux fers... T u es d'une famille, ma chérie, qui n'est pas encline à supporter la persécution de qui que ce soit. On me hait ! murmura Eulalie, on me hait donc de tous côtés ! Il n'y a donc plus d'issue pour moi... il faut donc que je meure... il n'y a pas une place pour moi dans la création... (1) Voir La Revue des 1" et 15 septembre, 1" octobre.

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Page 1: LA DOUAIRIÈRE ET LES AVARES

LA DOUAIRIÈRE

ET LES AVARES

QUATRIÈME PARTIE (i)

I

Quand Eulalie eut séché ses yeux et reprit son souffle, sa grand-mère lui dit :

— T u n'y vois pas plus loin que le bout de ton nez, ma petite. Je sais fort bien que tu ne resteras pas toute ta vie à Varliangeas, mais pour le moment tu dois y rester encore. Ce qui ne signifie pas que tu ne doives pas, déjà, préparer ta sortie. Que ferais-tu, aujourd'hui, en liberté ? Où irais-tu ? Sotte comme tu l'es, avec une imagination de gardeuse d'oies ? A h ! non, Eulalie, je ne te vois ni chez moi, ni chez ta sœur. Car, en plus de ces petits travers charmants, ma bonne enfant, tu es insensible, égoïste et très exigeante. Dès que tu auras échappé aux Varliangeas, tu te rattraperas sur les gens de ta famille des duretés que tu as supportées ici. Ça, c'est ma vieille expérience qui me l'a appris. Libérez les persécutés, ils deviennent les persécuteurs de leurs propres libérateurs. M a chérie, j'aime autant te dire que je ne serai jamais persécutée par toi — et ne compte pas davantage aller persécuter ta sœur car, telle qu'on la connaît, elle te mettrait aux fers... T u es d'une famille, ma chérie, qui n'est pas encline à supporter la persécution de qui que ce soit.

— On me hait ! murmura Eulalie, on me hait donc de tous côtés ! I l n'y a donc plus d'issue pour moi... i l faut donc que je meure... i l n'y a pas une place pour moi dans la création...

(1) Voir La Revue des 1" et 15 septembre, 1" octobre.

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L a vieille dame avait bien l'air de se moquer de ces jérémiades. — T u n'es pas faite pour mourir, Eulalie — pas plus que moi

d'ailleurs. T u es faite pour être dorlotée et tu le seras, si tu n'es ni trop veule, ni trop sotte. I l faut mériter les caresses, ma petite fille, même celles auxquelles on croit avoir droit. I l faut les mériter par la persévérance, l'application et la maîtrise de soi. Quand je pense à l'imbécillité de l'éducation que vous a fait donner votre père ! U n saint ? Bah ! à quoi sert la sainteté si on laisse ses filles dans un tel état de stupidité... prêtes à tout, mais incapables de le bien faire,ce qui est le pire! Alors, aujourd'hui, voilà ma petite fille dans un cul-de-sac!... Dès que tu auras donné un fils aux Varliangeas, tu viendras dans ma terre de Carbon-Blanc : je t'en fais cadeau. Je n'attends pas d'être morte pour cela. Je vais t'en faire la donation tout de suite. Ce n'est pas grand-chose, mais tu sais ce que j'ai ? A peu près rien. I l y a une antique construction, de bel aspect, sur le bras mort de la rivière et tu seras aux portes de Bordeaux ; en une heure un bon trotteur t'y amènera.

— Oh ! je sais bien ce que c'est, nous y sommes allées une fois, enfants, avec mes sœurs. Les chemins étaient comme des ruisseaux de boue, on enfonçait jusqu'au moyeu. C'était l'hiver, sans doute.

— L'été, c'est un peu moins humide, mais à peine moins. Ne nous faisons pas d'illusion. Autour i l y a des prairies pour vingt vaches, un grand potager et un verger. U n vieux ménage y vit. Mais i l ne me donne presque rien. Encore heureux que je n'aie rien à payer! Paraît que les joncs et les mousses ont mangé les prairies. Mais ces vieux ne font rien, ils habitent la maison...

— Ce n'est pas une maison, dit Eulalie, c'est un moulin. Je me le rappelle, l'eau passe devant, derrière, sur le côté et même en dessous.

— Si le bâtiment ne te plaît pas, répliqua sèchement la douai­rière, tu iras te baigner dans l'écluse. C'est très joli, cela fait une cascade sous tes fenêtres et l'eau s'engouffre sous ta maison. A h ça! mais elle est impossible! Je lui donne une terre, elle la méprise. T u ne veux pas de mon vieux moulin du Carbon-Blanc, à cheval sur l'eau ? Il est charmant. T u risques de recevoir la toi­ture sur la tête et d'être réveillée, la nuit, par les oiseaux de nuit, et par les autres le matin, car i l y a là des milliers d'oiseaux que personne ne dérange, et que rien n'empêche d'entrer puisque les menuiseries des fenêtres sont pourries. Mais voici deux mille cinq cents louis gagnés par toi, par ta patience et ton endurance sous le toit

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des Varliangeas. C'est plus qu'il n'en faut pour tout remettre en état dans le bâtiment — ce sera un charmant manoir — et pour améliorer tes prairies. C'est une chose faite. Je vais donner ce sac à mon homme d'affaires pour remettre le Carbon-Blanc en état. Tout sera prêt à la naissance de votre garçon, madame Eulalie du Carbon-Blanc — car tel sera votre nom de femme libre quand vous aurez gagné la liberté...

Et pour bien montrer qu'elle avait conclu sur un ton guilleret et sur une amabilité, elle donna un coup de cornet acoustique sur le crâne d'Eulalie et l'ébonite, en frappant l'os ou un peigne, rendit un son creux.

— Aïe! Aïe! cria Eulalie. — C'est joli à voir cette tête, dit grand-mère en caressant

les cheveux, mais i l n'y a rien dedans. Eulalie, abîmée dans ses réflexions, n'entendit pas, ou ne se

formalisa pas du trait, le cent-millième, sans doute... — Je vivrai donc dans ce bruit d'eau ; i l me faudra donc vivre

avec des gouttières et des cascades toute ma vie ? — Avec des gouttières et peut-être même avec des coups ! Cela

aussi, je le crois, dit grand-mère, car ton impertinence et ton égoïsme les attirent. Mais la prochaine fois tu choisiras toi-même le monsieur, tâche de te faire au moins donner des coups par un homme qui ne soit ni velu, ni noiraud, ni bossu ; tâche de le choisir de sorte que je puisse dîner avec lui

*

On gratta à leur porte. Génie apporta leur dînette. L a baronne de Varliangeas avait prêté son argenterie et son beau linge. Les serviettes n'avaient pas servi depuis longtemps.

— Le linge est gris, dit la douairière, i l est même jaune sui les plis. T u veilleras à cela, ma chérie, en visitant les armoires ; rien n'est plus désagréable. Le linge blanc est blanc! cria-t-elle vers la maritorne qui fit trois pas en arrière.

Et sans plus se soucier de leurs soucis, la grand-mère et la petite-fille se jetèrent sur le poulet. Avec force minauderies et une habileté consommée, elles mirent la bestiole en pièces et l'englou­tirent. Les os tendres craquaient sous les dents d'Eulalie.

— Je t'envie, lui dit la douairière, de pouvoir croquer ces ten-

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drons... Je ne peux plus, mais en échange, tu vas me laisser ce blanc. L a maritorne apporta l'eau du thé. L a douairière aussitôt

appliqua sa main sur la bouilloire et poussa un grand cri comme si elle eût été échaudée vive.

— Les misérables! Ces Varliangeas sont des misérables... — Qu'y a-t-il, vous vous êtes ébouillantée ? demanda Eulalie. — Pas du tout! L'eau est tiède! Ils m'ont, exprès, envoyé de

l'eau tiède pour mon thé, quelle horreur! — Je me moque bien de cela, dit Eulalie ; s'il n'y avait que

cela pour me faire enrager... — Mais tu ne comprendras donc jamais rien ! dit la grand-mère,

— et se tournant vers la maritorne : — Qui a rempli cette bouilloire ? Cette bouilloire d'argent, ce n'est pas vous qui l'avez remplie ? Répondez, créature!

— C'est Madame, elle ne veut pas que je touche à la belle argenterie.

— A h ! tu comprends maintenant... cette eau tiède, pour mon thé, c'est un message de la baronne pour nous faire savoir qu'elle se moque de nous.

— Mais non, dit Eulalie, ce n'est pas cela, c'est qu'elle ne sait pas faire le thé ; et puis le mal n'est pas là, le mal est dans mon mariage.

— Et moi, je te dis que cette eau tiède est le présage d'une pro­chaine rébellion des Varliangeas. Dans trois semaines tu m'en donneras des nouvelles... Je suis sûre que tu pleureras avant la Pentecôte.

Eulalie haussa les épaules. Elle se bourrait de tarte aux pommes. — T u aurais tout de même pu m'attendre, lui dit aigrement la

vicomtesse. T u as pris les manières des Varliangeas, tu as profité de ma distraction pendant que je faisais le thé pour te servir... T u es vraiment pénible, Eulalie... tu es vraiment à battre!

Eulalie tressaillit, avala de travers et manqua s'étouffer en enten­dant ces mots à ne pas dire devant quelqu'un qui avait été si copieu­sement battu l'avant-veille.

— Oui, continua la douairière, dans trois semaines au plus tard les Varliangeas commenceront à reprendre sur toi tous les avantages que j'ai conquis sur eux aujourd'hui... sauf ce sac de louis que j'emporte. Oui, vraiment, ce sera le plus clair bénéfice de mon expédition. A h ! cette eau tiède m'a révélé tout l'avenir qui t'attend.

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— Vous me faites peur, quel sera donc cet avenir ? dit Eulalie.

— La fidèle continuation de ton passé. Que veux-tu chercher d'autre ? N i toi, ni ta belle-mère, ni ton mari, ni ton beau-père n'avez changé d'âme, ni de corps depuis hier ? Alors ? Pourquoi le lendemain serait-il différent de la veille ? Vous resterez tous exacte­ment ce que vous êtes. I l faut voir ce qui est à voir, et dire ce qui est à dire. Me comprends-tu seulement ?

— Je comprends qu'il va encore me battre ! murmura Eulalie.

— Cela se pourrait, mais pas tout de suite, dit la grand-mère, en s'essuyant la bouche. Ouf! c'est un peu léger, cette collation, c'est un peu triste aussi. Mais le poulet était jeune et tendre quoi­que des plus maigres qu'on puisse voir. A mon âge... on se contente de rien. E h bien! noyons donc ces fadeurs sous ce thé fadasse...

Elle se versa une demi-tasse de thé et acheva de remplir sa tasse avec du cognac. Cela avalé, elle demeura quelques instants immobile, comme hébétée, comme assommée par cette dose d'alcool. Ainsi elle ressemblait à un vieil oiseau empaillé à œil de verre. Son hoquet la secouait comme l'eût fait une petite méca­nique interne déclenchée à instants fixes.

Elles goûtèrent quelque paix en digérant le poulet et la tarte. Mais la paix d'Eulalie était bien incertaine.

*

Moins d'une demi-heure s'était écoulée dans le silence. Eulalie le rompit :

— Si ce que vous dites est vrai, si tout doit recommencer et si je n'ai aucun recours auprès de vous, je vous rappelle que je n'ai pas parlé à la légère : je les tuerai !

Et elle cria ces derniers mots. — C'est probablement ce qu'il y a de plus simple, répliqua la

grand-mère, mais c'est défendu. L'idée est saine, mais comme toutes tes idées, et comme la plupart des idées saines, elle est idiote. Je te le défends ! T u m'as compris, Eulalie, ne tue personne !

Levant les bras au ciel, elle gémit : — Elle est d'une futilité, cette petite !

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— Et qu'est-ce que vous appeliez donc l'essentiel, tantôt, vous, puisque vous me trouvez futile quand je parle d'assas­siner...

— A h ! tais-toi ! Ta conversation est insane... Tue-les si tu veux, mais tais-toi.

Elle se calma, voulut reprendre du thé, mais i l était froid. Elle grommela tout en sonnant la servante, puis elle dit :

— J'ai réfléchi à ce qu'il y a d'essentiel dans ton cas. Je vais te l'expliquer et ensuite nous irons dormir. Ton fils, l'héritier, c'est, pour toi, la clef — la clef des champs...

— Encore ! Ne m'en parlez plus, vous savez bien que mon mari n'est plus mon mari. M a situation est désespérée.

— I l n'y a de situation désespérée que pour les imbéciles, dit la vieille dame. Sur ce, allons dormir, conclut la vicomtesse, Je partirai demain matin à sept heures. Rien ne me retient ici. J'y suis incomprise et inopérante.

*

Elle descendit comme elle l'avait prévu, le matin, à sept heures.

Avec Eulalie, elles n'échangèrent pas trois paroles pendant les préparatifs. Cette chambre, dans le petit jour dont la lueur sale était mal débarbouillée par une lampe fumeuse, était d'une tristesse poignante.

M . de Varliangeas était seul au bas de l'escalier. I l accompagna la vicomtesse jusqu'à sa voiture. Là, i l fallut prévoir les manœuvres de l'embarquement tout aussi compliquées que celles de l'arrivée. A u moment de mettre le pied sur le marchepied, la vicomtesse se pencha à l'oreille du baron, et lui dit :

— Vous, très cher, je sais que je peux vous la confier; soyez bon, soyez son père. Soyez tout pour elle... Elle vous adore... elle n'accepte de rester que pour vous. Tenez, baron, embrassez-moi ! Cher adorable Varliangeas. Et je bénis la récon­ciliation !

Son cocher la tira en avant, le jardinier la poussait par derrière. Elle cria, gémit et fut bientôt installée. Le baron restait sur place médusé par ces adieux inattendus.

Elle, dans sa voiture, ouverte aux quatre vents de ce matin

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glacial, s'enveloppait dans ses mantes et ses fourrures. Elle fit signe à Eulalie d'approcher. Celle-ci se mit à la portière. Sa grand-mère lui dit :

— Bonne chance, Eulalie! Et en route ! cria-t-elle. Elle agita quelques bouts de dentelles à la portière. Elle était

partie. Eulalie était aussi immobile que le baron. Elle grelottait, à

demi-endormie, emmitouflée hâtivement au saut du lit pour venir accompagner sa grand-mère dans la cour. Le portail grinça comme à l'ordinaire et ce bruit déchira un peu plus le cœur d'Eulalie. L a grosse voiture noire tourna pesamment et disparut aussitôt.

Eulalie pensait : — Voilà quelle est ma seule espérance... elle s'en va et elle

a quatre-vingt-sept ans ! Elle était immobile comme on l'est devant une tombe où l'on

vient d'ensevelir l'être le plus cher. Elle n'entendit pas s'approcher son beau-père qui, devinant ses pensées et cédant à l'affection et la courtoisie, lui passa son bras autour des épaules d'un geste paternel et i l lui dit :

— I l faut rentrer vous chauffer, ma petite fille. A ce contact, à cette voix près de sa joue, elle se dégagea vio­

lemment et cria comme une folle : — Ne me touchez pas ! Ne me touchez jamais ! Le baron pâlit. Elle se ressaisit, mais i l était trop tard. Le mal qu'elle venait

de lui faire était fait. Elle bredouilla : — Pardonnez-moi, je suis nerveuse, je suis sans doute

malade... Et elle lui tendit la main tremblante de froid et d'émotion.

I l ne la prit qu'après une assez longue hésitation. Us rentrèrent, lui prit sa porte, elle son escalier, sans un mot.

Pauvre Eulalie ! Elle venait de blesser cruellement son unique allié. Elle se retrouva dans sa chambre froide, et plus seule que jamais.

II

— A h ! mon Dieu ! Mais c'est ma sœur ! C'est ma sœur ! s'écria Elia de Fontagre à la fenêtre de sa chambre.

Elle venait d'apercevoir Eulalie sautant de voiture dans la

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cour de Fontagre. Eulalie était seule, fagotée dans des habits d'hiver alors qu'on était en plein mois d'avril, alors que les marron­niers autour d'elle étaient en fleurs et avaient jonché l'allée de Fontagre d'un tapis blanc et rose qui s'épaississait à la fin de chaque journée. I l faisait déjà chaud l'après-midi et les fleurs neigeaient légèrement cependant que les feuilles ouvraient de plus en plus leurs mains vertes et dessinaient leurs ombres savantes sur la terre et le gazon.

Dès qu'elle vit sa sœur, qu'elle n'avait pas revue depuis huit ans, depuis l'enterrement de leur père, Elia ne put s'empêcher de remarquer : « Elle a plus d'embonpoint que moi. » C'était faux. Elles en avaient autant l'une que l'autre. Elia n'en courait pas moins vite à travers corridors et escaliers pour accueillir sa sœur ; elle se jetèrent l'une contre l'autre et s'embrassèrent au pied du perron dans un concert de cris.

Eulalie, bien entendu, pleurait. Pour cette fois, elle avait des excuses.

— Mais d'où sors-tu? Sans crier gare? Qu'est-ce qu'il y a eu encore?

— C'est affreux ! murmura Eulalie, c'est affreux. Rentrons pour parler.

— Ça, je m'en doute, que c'est affreux. Avec toi, c'est toujours affreux. Allons, viens.

Et elle poussa Eulalie sous la grosse porte. On pénétrait direc­tement dans la grande salle.

En entrant dans cette maison qui était celle de sa famille, une odeur, un certain aspect des choses, un reflet des boiseries, des parquets, une lumière clans les vitres, lui tournèrent un peu la tête ; i l lui sembla qu'elle n'avait pas réellement vécu à Varlian-geas ; cette oppression qui ne l'avait pas quittée depuis dix ans, cette oppression venait de disparaître. Elle était prête à considérer son passé comme une mauvaise histoire, mais i l n'était pas dit que son passé lui rendît la politesse et se détachât d'elle comme un vague souvenir de lecture ou de cauchemar.

Les parquets brillaient. Une lumière gaie jouait sur les antiques murailles. Les lourds et sombres plafonds de chêne étaient bien­veillants, les meubles offraient leurs services avec un visage tout luisant de compréhension et d'aménité. Dans cette maison où l'on mangeait tant et si bien, i l n'y avait pas d'odeur de cuisine, mais le meilleur des parfums : l'absence d'odeur, mais on y res-

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pirait un air tiède, un air enveloppant, rassurant, l'air d'un milieu vivant et fait pour accueillir, abriter et fortifier la vie : l'air de Fon-tagre.

Elles montèrent dans la chambre d'Elia. Le jeune André de Fontagre reposait dans son berceau. I l était né un an avant, treize mois exactement, pendant que la grand-mère de Saint-Sulpice se rendait à Varliangeas. C'était justement la naissance de cet enfant qui avait empêché Elia de voler au secours de sa sœur.

Eulalie jeta un coup d'œil sur le bel enfant joufflu, blanc et doré qui dormait l'œil mi-clos. Une petite lumière brillait entre les cils naissants.

— I l est joli, dit Eulalie qui s'en moquait éperdument. — Non, dit Elia, i l n'est pas joli, i l est gros et tranquille.

Regarde ces grosses jointures. Ce sera un courtaud, comme la plupart des Fontagre.

— Oh ! dit Eulalie choquée, encore que Fontagre, je ne suis pas si courtaude.

Et elle essaya de se donner de la hauteur et de rentrer sa façade un peu bombée. Ge qu'elle dissimula sur le devant fit gonfler le derrière.

— Mais oui, mais oui ! fit Elia conciliante, tu es mince comme un jonc... mais si tu veux que nous nous comparions dans la glace tu verras un spectacle !...

— Merci ! trancha Eulalie, tu ne vas pas tout de même te comparer à moi. J'ai tellement mangé de pommes de terre et de lard que je suis un peu soufflée, mais je n'ai pas ces masses de chair que tu as sur la poitrine et sous ta croupière ; ta ceinture paraît couper la mappemonde en deux.

Elles oublièrent ainsi le jeune Antoine, elles oublièrent tout pour recommencer leurs chamailleries d'enfance. Montramé était plus fort que tout... Elles ne s'étaient pas revues depuis huit ans, Eulalie avait mené une vie infernale, elle venait annoncer une nouvelle qui pouvait être heureuse ou catastrophique, mais qui serait considérable par ses conséquences, et voilà qu'à peine avaient-elles cessé leurs embrassements arrosés de larmes de joie, elles disputaient aigrement pour savoir celle qui avait la taille la plus fine : cette taille qui était plutôt celle d'un sac de blé que celle d'une guêpe.

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— T u n'es pas venue de Varliangeas pour mesurer mon tour de taille, je suppose. Alors, parle ! vite ! Mais peut-être veux-tu manger ou boire avant ta confession ? Car ce sera pénible, sans doute ?

— Oh ! oui, dit Eulalie avec transport, faisons une collation ici. . . avec un peu de vin de Montramé. T u en as, toi ! Où est ton mari? Invite-le. J'aime autant tout dire devant lui ; i l vaut mieux en finir d'un seul coup.

— Peuh ! si tu crois qu'Elie t'écouterait : i l a horreur des imbé­cillités sentimentales. I l ne parle que du temps, de l'agriculture, de la chasse et des repas. Or, comme tu vas parler de ton cœur... ce sujet n'est pas pour lui.

— Est-ce qu'il t'aime ton mari? demanda Eulalie, soudain anxieuse.

Sans le savoir, par sa question, Eulalie donna un coup terrible à sa sœur. C'était justement le moment où Elie de Fontagre avait installé dans un ancien rendez-vous de chasse une Espagnole venue avec les hommes qui posaient la voie du chemin de fer. Cette femme étrange qui devait jouer un rôle si curieux et si douloureux dans les dernières années de la vie d'Elia et d'Elie, et qu'on appelait la Barbafer. Pourquoi? N u l ne le sait. Pas plus que son nom véritable. Mais Elia réagit à sa façon.

— Quelle question? Es-tu folle? T u as donc toujours des conversations à dormir debout ? Parle plutôt de ton mari, celui-ci vaut la peine qu'on en parle. Le mien n'est qu'un bon mari. Une minute...

Elle se leva, et Eulalie l'entendit du haut de l'escalier demander un foie gras et du vin de Montramé. Elle revint, s'installa et demanda en regardant sa sœur de son regard flamboyant :

— Et maintenant, dis-moi tout !

— Je me suis enfuie ! murmura Eulalie, j'ai abandonné mon foyer.

— A h ! malheureuse ! Mais c'est... mais c'est... — Oui, oui, je sais, vous allez tous me dire que c'est abominable. — Non, ce n'est pas ce que je voulais dire, car à un mari comme

le tien et aux Varliangeas on ne peut rien faire d'assez abominable.

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Mais quelle maladresse !... T u vas être obligée de retourner là-bas et de négocier pour...

— A h ! ça jamais. J'en ai assez de négocier, car c'est moi"qu'on négocie, on me loue, on me vend. On paie mon endurance aux coups. T u ne le savais pas ? Et bien ! grand-mère a obtenu cinquante mille francs parce que je supportais bien les coups. C'est fini ! fini !

— Mais alors, s'ils t'ont payée, c'est que c'était vrai les coups ! — Comment ? T u n'y avais pas cru ? s'exclama Eulalie tombant

de son haut. — Oh ! avec toi et ton goût des mélodrames, i l y a de quoi se

méfier... — J'aurais voulu te voir à ma place... Et elle lui fit le tableau de ce qu'aurait vu Elia si elle avait été

à la place d'Eulalie à Varliangeas. Cette famille ! cette maison J ce pays ! Elle n'oublia rien, en rajouta, sans doute, bien à tort. Tout figurait, même la gouttière. Elle avait tant souffert dans cette chambre qu'en décrivant les séances du Bossu elle faisait pleurer la gouttière et pleurait elle-même.

— Avec ta gouttière, je crois que tu perds la tête ! finit par dire Elia.

— J'ai perdu la tête et ma vie, dans cette maison ! Quel dom­mage ! A h ! ma sœur, j'étais belle, j'étais née pour avoir une vie brillante et je suis une martyre !

— T u es encore belle, dit Elia, et tu as encore de belles années devant toi. Mais tu es trop grasse — pour une martyre, tu es trop grasse. I l faut être moins gourmande, ce n'est pas un reproche que je puisse te faire, moi qui le suis autant que toi ; mais moi, je ne suis pas belle, et la vie brillante je m'en moque, ça n'a pas d'im­portance. Mais, dis-moi, tu m'as parlé de tout, même de ton car­reau cassé, mais tu n'as pas eu un mot pour ta fille.

— C'est ma plaie secrète, murmura Eulalie en baissant la tête. M a fille ne m'aime pas. Elle ne m'a jamais aimée...

— Et toi, l'aimes-tu? — Oh ! quelle question, bien sûr ! J'aurais préféré un garçon

qui m'eût d'un seul coup prouvé sa reconnaissance de l'avoir mis au monde en me délivrant des Varliangeas. Mais enfin puisque ma fille était là... je l'ai aimée.

— T u ne l'as pas aimée bien longtemps, et tu ne l'aimes plus du tout ! s'écria Elia rouge d'indignation.

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— Je me suis lassée de sa froideur, de sa dureté, à la longue. Elle n'a de moi et de nous que le visage — d'âme et de cœur c'est la baronne en réduction : une harpie. Jusqu'à l'an dernier, je l'atti­rais à moi par des cadeaux, j'essayais de la caresser, je lui faisais de la lecture, mais l'influence de ma belle-mère était la plus forte. Son méchant naturel parlait plus fort que ma tendresse.

— Ta tendresse, gronda Elia... ton égoïsme, voilà ! M o i , le Ciel et l'Enfer n'auraient pu me séparer de mes enfants. J'aurais plutôt poignardé ma belle-mère...

— J'ai voulu le faire. Grand-mère me l'a absolument interdit. — Quel procédé ! Attirer son enfant par des cadeaux ! M o i , je

l'aurais tenue avec des gifles et elle serait restée près de moi, et elle eût mieux aimé les gifles de ma main que les caresses de la tienne. D'ailleurs, elle aurait été ma fille, sans gifles et sans cadeaux, parce que c'éteit ma fille et parce que j'étais sa mère, mais une vraie mère, tu me comprends?

— Oh ! tu en parles à distance, dit Eulalie, tu ne la connais pas. Quand elle consentait à monter dans ma chambre c'était pour me voler. Ainsi elle m'a dérobé le dé d'or de notre mère.

— Et tu ne l'as pas étranglée? Oh ! ça c'est inadmissible. C'est la première fois que j'entends un trait pareil sur l'un des nôtres; ma nièce, ma propre nièce ! I l n'y a pas que des saints dans la famille, mais toute chipie que soit grand-mère, elle est à mille coudées au-dessus d'une pareille vilenie. A u fond, elle ne fait le mal que parce que ça l'amuse, et elle ne sait pas que c'est mal, puisqu'elle est persuadée que tout ce qu'elle fait est bien.

— T u sais que grand-mère a refusé de voir ma fille... — Elle a bien fait. Mais elle aurait encore mieux fait de la voir

et de la briser. — Depuis la venue de grand-mère, au printemps dernier,

Berthe ne m'a plus adressé la parole. On le lui a défendu et elle a obéi sans peine, et pas plus tard qu'avant-hier, avant mon départ, avant de la quitter peut-être pour toujours, j'ai voulu m'approcher d'elle, la prendre dans mes bras, elle m'a repoussée... Si elle avait eu un geste tendre je serais peut-être restée ou je l'aurais emmenée... mais non, elle s'est enfuie et... Oh ! ça c'est épouvantable, ce que les Varliangeas ont fait de ma fille est épouvantable...

— Et quoi ? dit Elia plus angoissée que par le récit des séances. — ... Elle s'est retournée et a craché dans ma direction, avant

de disparaître.

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C'était si fort qu'Elia restait blême d'horreur. Puis, soudain, regardant sa sœur avec une violence effrayante :

— Et tu ne pleures pas, Eulalie ? Eh bien ! c'est le seul moment de ton histoire qui donne envie de pleurer. Mais tu préfères garder tes larmes pour ta chair endolorie, pour ton tour de taille, pour les gifles du Bossu et tes belles années perdues. A h ! Eulalie, que c'est triste, ce n'est pas tellement de tête que tu manques, c'est de cœur.

Eulalie tira son mouchoir. Elle était prête à acquiescer. — Suffit, dit sa sœur, je suis fixée depuis longtemps sur la

valeur des larmes. Laissons-là ta fille. Je ne la verrai jamais et je ne veux plus en entendre parler. A u fond, c'est aussi ce que tu désires ; seulement, toi, c'est ta fille !... Tant pis. Mais crois-moi, si elle persévère, je suppose qu'elle se conduira un jour envers les Varliangeas de telle sorte que tu seras largement vengée. Quant à toi, tu n'as plus de fille.

; — I l y a longtemps que je le sais,, pleurnicha Eulalie, c'est ma plaie secrète.

— T u l'as déjà dit ! répliqua Elia. Une fois, c'est déjà trop. Mais parlons de toi? Que vas-tu faire? T u es dans ton tort : tu as quitté le domicile conjugal. Grand-mère et moi t'avions mise en garde. M e Semblon, l'avoué, nous avait bien conseillées sur ce point. Avant de faire cet esclandre i l y avait bien des précautions à pren­dre. C'est pour cela que grand-mère est accourue vers toi, l'année dernière.

— Oui, dit rageusement Eulalie, elle est venue pour m'en-chaîner de nouveau, pour préparer ma mort et pour gagner cin­quante mille francs. Elle m'a conseillé la patience, ça lui va bien à elle, la patience ! Elle est folle, cruelle et inutile.

— D'abord les cinquante mille francs sont à toi. Ne commence pas à mentir, Eulalie !

Eulalie tortillait son mouchoir autour de son doigt. Elle but une gorgée de vin blanc. I l était si sec qu'il lui faisait venir les larmes aux yeux. I l y avait des années qu'elle n'avait pas bu de vin. Elle n'avait pas le gosier aussi aguerri que celui de grand-mère. L'enfant se retourna dans son berceau dont les rideaux de tulle frissonnèrent. I l gémit et, à travers son sommeil, i l essaya de crier sans y parvenir. Elia se leva, le regarda longuement et lui dit avec une sévérité affectée, pleine de pitié et d'amour :

— T u veux donc te mêler à la conversation, toi aussi... Attends! ton tour viendra assez vite..

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— J'ai compris, reprit Eulalie : i l ne me reste que les routes pour tout refuge. Je repars. Mais laisse-moi te dire qu'il est facile lorsqu'on doit secourir sa sœur en détresse de s'en tirer avec un sermon et de prendre prétexte de ses prétendus défauts d'enfance pour lui refuser son aide. Adieu... tu préfères me voir mourir sous les coups des Varliangeas?... J'y vais.

Elia bondit, lui barra la route et faillit bien lui donner une gifle.

— T u vois bien que tu es encore plus comédienne que je ne le disais. C'est plus fort que toi ! T u sais fort bien que tu ne par­tiras pas d'ici. Parce que je t'ai dit tes quatre vérités, tu préfères croire que je ne t'aime pas au lieu de penser que je t'aime tout en disant la vérité. Tes défauts sont aussi gros que toi et moi réunies ! Mais même s'ils étaient pires — et i l serait difficile d'en imaginer de plus exaspérants pour moi que les tiens — même si tu étais la dernière des criminelles, tu es ma sœur, ça suffit. T u vois, Eulalie, dit Elia d'un air excédé, tu m'obliges à dire des choses qui me sou­lèvent le cœur. Je suis sûre que je gâche mes sentiments en les exprimant. Je t'aimais peut-être davantage — ou mieux — avant que tu m'aies obligée à te le dire. Nous ne sommes pas sentimen­tales de la même façon, ma pauvre Eulalie ; mon cœur, comme vous dites, i l existe, c'est tout ; mais i l se tait. Quand vous faites parler le vôtre, c'est pour le faire mentir.

Eulalie n'avait bien écouté que l'essentiel ; en vrai cœur sensible elle était sensible à son profit :

— Alors, je reste?. T u me gardes près de toi? — Comment faut-il te le dire pour que tu comprennes? En

venant ici n'en étais-tu pas sûre? Oh ! que tu me fatigues... et dire que ces gens à sentiments en sont aussi dépourvus que mon talon ! Et c'est moi qu'on appelle dragon, gendarme, cerbère !

Eulalie écoutait avec un sourire de Joconde, se moquant bien de ce qu'il y avait d'insultant pour elle et pour ses pareils dans les paroles de sa sœur. Mais ce genre de vérité ne gêne pas ces « cœurs délicats», ces vérités ne les atteignent pas. Us ont d'autres préoc­cupations plus douces que ces rudesses. Eulalie, avec une incons­ciente impudeur, révéla les siennes :

— Quelle chambre me donneras-tu, ma sœur? Je préférerais au midi, i l y a si longtemps que j'habite au nord, je finirai par devenir poitrinaire.

— Eh ! gronda Elia, prends celle que tu voudras ! Je m'en

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moque, prends-en une aux quatre points cardinaux, prends en trois, prends en deux. Et tu pourras si tu veux faire huit repas par jour, peut-être cesseras-tu de me parler de ton cœur, avec des larmes... mais ce sera pour me parler de ton estomac, de tes « bleus», de ceci ou de cela ; mais tu ne parleras jamais que de toi-même.

— Je te remercie, dit Eulalie enchantée, je me sens heureuse ici et je préfère ta rudesse à la haine des Varliangeas.

— Merci quand même, répliqua Elia, en grimaçant comme si on lui eût écrasé un pied. Mais dorénavant n'établis pas de com­paraison entre ces gens et moi, même si c'est en ma faveur. Je ne veux plus entendre ce nom chez moi.

— Il faudra bien en parler encore, dit Eulalie, tu vas avoir à t'occuper de mon procès en séparation de corps et de biens. L'as-tu déjà oublié? T u vois que j 'y pense, moi.

— Hélas ! moi aussi. Mais si je m'en occupe tu me laisseras tranquille. Je m'occupe de tout... je ne veux pas de pleurnicheries. T u m'as bien comprise ? D'abord, i l est perdu d'avance, ton procès.

— A h ! tu me tues ! s'exclama Eulalie. Ne dis pas de choses pareilles. Pourquoi le perdrais-je?

— Dans les conditions où tu es partie, tu auras tous les torts, dit Elia. Semblon a très bien expliqué cela. Nous ne plaidons que pour la forme.

Eulalie prit sa mine de poupée. On lui aurait donné neuf ans d'âge à la juger — non sur le volume — mais sur l'expression. C'était son exquise façon d'être cachottière. D 'un petit air futé, elle dit :

— Mais tu ne sais pas du tout dans quelles conditions je suis partie? Je t'assure que les conditions de mon départ sont excel­lentes pour l'issue du procès. Tiens, regarde, tout est écrit, signé, timbré, en deux, trois et quatre exemplaires.

Elle ouvrit son gros sac et étala sur ses genoux des liasses et des rouleaux de papier timbré, des blancs et des bleus.

— Pour le coup, tu me renverses ! murmura Elia. Montre-moi ça.

Elle regarda les papiers puis Eulalie avec une sorte d'admiration inquiète, mais avec admiration quand même. Eulalie le sentit bien, elle se rengorgea :

— Oh ! dit-elle faussement modeste, on dit que je n'ai ni cœur ni tête, mais c'est pure méchanceté. Tous mes malheurs ne viennent que de mon excès de sensibilité, et d'autre part on peut voir que

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j 'ai assez de tête pour mettre à profit les leçons que l'on me fait — du moins quand ce sont des leçons de vertu. Oui, ma sœur, quoi que tu en penses... des leçons de vertu, seules, je profite. Aussi mon départ — ma fuite de Varliangeas — je l'ai longuement préparé. Ça a duré un an ! Je n'avais jamais autant réfléchi. Mais je suis récompensée puisque je peux t'embrasser, ma chérie !

— Ouf ! dit Elia, tu m'étonnes quand même avec tes tendresses. — C'est parce qu'elles viennent du cœur, dit Eulalie distraite

tout en rassemblant ses papiers timbrés. Tiens, prends-les, tu t'en arrangeras. Pour moi, c'est fini, j'oublie tout.

— Là, dit Elia, tu ne m'étonnes plus : c'est tout à fait ta manière de te débarrasser des soucis sur les autres.

III

Pendant huit jours Eulalie fut intarissable. Elle fit la chronique de sa dernière année à Varliangeas. Elie de Fontagre en était excédé; lui si patient, si poli, ne put s'empêcher de dire à sa cousine, du ton le plus doux :

— E n somme, depuis ton mariage, l'Univers pivotait sur les bosses de ton bossu.

— Oh ! fit Eulalie, i l n'y a rien de plus cruel que les gens aimables.

Cela faisait rire Elia mais elle voulait tout savoir. — Ne t'interromps pas... I l va nous quitter; n'est-ce pas,

Elie, que tu vas nous quitter ? disait-elle avec malice. — Précisément, répondait Elie, le duc m'attend pour... — Le duc l'attend toujours... le duc l'attend au fond des bois...

I l a bon dos le duc, grommelait-elle. Elie sortait l'oreille basse, mais i l sortait. I l allait retrouver sa

Barbafer. — Allez, continue à me parler de ton calvaire, disait Elie à sa

sœur, j'oublierai le mien. Et Eulalie raconta le dernier acte.

*

A peine la grand-mère eut-elle décampé de Varliangeas que les choses prirent le tour qu'elle avait parfaitement prévu.

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Les avantages acquis à Eulalie par l'étrange « négociation » de la douairière n'avaient pas duré trois mois. L a maritorne répon­dait de plus en plus négligemment aux coups de sonnette de plus en plus timides d'Eulalie. Elle lui apportait des repas de plus en plus négligés, puis ce furent les ratatouilles anciennes.

L'appartement ne fut jamais remis à neuf. Eulalie voulut s'en plaindre. On lui répondit que dans le sac de louis emporté par sa grand-mère i l y avait de quoi couvrir ces frais somptuaires. On lui fit la même réponse quand elle demanda de l'argent de poche. On escamota son louis mensuel.

La gouttière continua à sangloter. Eulalie aussi. Elle essaya d'attendrir son beau-père. Elle le trouva de glace.

Le mouvement de frayeur et de répulsion, profondément sincère, quoi qu'en pensât Elia, qu'elle avait si sottement montré à cet homme plus sensible qu'il n'y paraissait, l'avait bouleversé et blessé. E n outre, la façon dont la douairière de Saint-Sulpice lui avait extorqué cinquante mille francs l'avait bien refroidi à l'égard de tous les Fontagre, Saint-Sulpice et Puyvilhem de la création. Et i l n'était pas loin de donner raison à sa femme sur toute la ligne.

L a baronne en profita. Sa tyrannie s'accrut encore. Et c'est Eulalie qui en souffrit surtout. L a maison devint infernale. Les feux furent éteints le 26 mars, deux jours après le départ de la douairière. On gelait. Eulalie restait au lit jusqu'à neuf heures et se couchait à la tombée de la nuit. Elle ruminait sa détresse et engraissait de plus belle.

La baronne coupa elle-même les portions de pain de chacun dès le matin. L a maritorne trouva le procédé abominable. Pour les gens de la campagne mesurer le pain, c'est pire qu'une restric­tion, c'est une injure. Mais c'est Eulalie et sa grand-mère qui, à ses yeux, étaient responsables de cette abomination, juste repré-saille à l'extorsion de deux mille cinq cents louis.

Mais sur un point Eulalie avait, semble-t-il, définitivement gagné : elle ne voyait plus son mari. L e Bossu lui épargnait les séances.

Elle entendait bien le portail de temps en temps. Elle tressaillait encore à ce bruit. Mais ce n'était là qu'une peur imaginaire : le portail grinçait désormais pour rien. Hector avait été tellement effrayé par la menace de scandale et tellement accablé par le prix que ses parents avaient dû payer, qu'il se tint coi.

Pour n'être pas battue, Eulalie n'était guère plus heureuse

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qu'auparavant. Toutefois, elle jouissait de plus de liberté, d'abord parce que, dès le départ de sa grand-mère, elle avait imposé son droit à de longues absences. Elle sortait donc chaque jour, quel que fût le temps, et ne rendait pas de compte de ses sorties. A la nuit tombante, quand la baronne entendait la porte se refermer sur Eulalie qui rentrait, elle blêmissait de rage et serrait les dents. Mais sur ce point elle avait perdu la main. On ne revient jamais sur un privilège perdu...

— Des après-midi entières!... grondait la baronne, je ferai déplacer ce curé par l'évêché. C'est inadmissible, i l la soutient publiquement co.ntre son mari et contre nous.

C'est en effet à la cure qu'Eulalie passait le plus clair de son temps. Mais elle marchait aussi beaucoup, parlait plus hardiment aux gens, entrait parfois dans les maisons si une averse la surprenait. Elle y entra même sans averse.

Mais bientôt la cure et les champs ne furent plus les seuls buts de ses sorties. Elle fréquenta deux ou trois maisons du village et le bureau de poste. L a demoiselle des postes lui faisait la conver­sation à travers son grillage. L a Guyon y paraissait de temps en temps, mais elle tenait boutique et ne pouvait s'absenter sans qu'on vînt la chercher pour une livre de cassonade. Elle démontra sans effort à Eulalie que le meilleur endroit pour causer c'était sa bou­tique d'épicière. Là, elle aurait le village sous la main. Toutes les femmes y déniaient et s'y attardaient.

Eulalie s'étonnait des avances que tous ces gens lui faisaient maintenant après l'avoir tenue pour suspecte pendant si long­temps. On la plaignait et on la flattait. On la plaignait pour la flatter.

— Quel malheur! Une personne comme Madame dans cette situation!... C'est une honte pour nous de voir Madame traitée comme ça à Varliangeas... A h ! je l'ai dit bien souvent, etc..

On avait pris ses malheurs en considération dès qu'on avait su — et vu — que sa famille ne se désintéressait pas d'elle, qu'elle était soutenue, et que sa grand-mère était réellement une alliée puissante et dangereuse. Le coup du sac de louis les avait sub­jugués. Aucun de ces paysans ne doutait que la douairière n'eût gardé le magot pour elle, et n'eût en quelque sorte troqué Eulalie contre le sac d'or.

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— Elle l'a bien maquignonnée ! disait le maquignon. C'était pour eux une affaire assez réjouissante. Les calculs

de la grand-mère étaient tout de même bien différents. Mais, vue par des marchands de vaches, l'affaire était devenue marché de vache.

Quand on a une alliée de cette taille, quoiqu'on soit rossée, on a droit à la considération. Voilà ce qui avait valu à Eulalie la compassion du village.

D'autres sentiments d'aussi bon aloi avaient, en outre, encou­ragé les villageois à s'intéresser à Eulalie. On la faisait parler. C'était facile. Dès qu'on s'aperçut qu' « elle n'était pas fière » on lui fit raconter tout ce qu'elle voulut bien dire, ou plutôt tout ce qu'on voulut savoir d'elle des Varliangeas et des Montramé et des Puyvilhem. Eulalie parlait ; elle aimait se plaindre, elle aimait qu'on la plaignît ou seulement qu'on l'écoutât. Elle fut l'éternelle Eulalie qui a besoin d'être « intéressante ».

Quand la Guyon et la postière eurent bien écouté les divers récits d'Eulalie sur la visite de la grand-mère et l'attitude des Var­liangeas, elles n'eurent pas de peine à conclure que ceux-ci avaient lâché pied, mais n'étaient pas vaincus, et que si Eulalie croyait les intimider en se plaignant de nouveau à sa grand-mère elle se leurrait.

Sa grand-mère avait brûlé toute sa poudre. Désormais c'était une alliée finie. L a Guyon et la postière avaient moins d'éclat dans l'esprit et dans le verbe que la douairière, mais elles avaient plus de profondeur politique. Elles firent comprendre à Eulalie que sa grand-mère serait à l'avenir inefficace, et elles lui apprirent même que si, pour cette fois, elle avait remporté un succès — car le sac d'or, pour elles, était un succès, alors que pour Eulalie ce n'était rien — ce succès ne revenait pas tout entier à la vicomtesse mais également à la Guyon qui avait repêché la lettre dans le puits et lui avait donné la publicité qu'elle méritait. En apprenant cela Eulalie pensa suffoquer :

— Quoi ? ma lettre ?... Tout le village a lu ma lettre ? Elle n'osa pas pleurer devant ces femmes. Quel coup! Quelle

honte ! Mais avant de lui dévoiler cela, elles la laissèrent s'enferrer

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dans ses confidences et dans leur complicité, et quand Eulalie se fût bien compromise par ses indiscrétions, elles lui révélèrent qu'elles en savaient déjà autant qu'elle-même. Ce petit jeu avait duré deux mois. C'est ainsi que fut scellée cette amère alliance d'Eulalie et de la Guyon... mais y a-t-il de bonnes alliances ?

Quand Eulalie eut conscience qu'elle avait les joues cramoisies, elle avait déjà reçu des douzaines de soufflets. Trop tard!

Cette blessure d'amour-propre n'échappa pas à la Guyon qui se hâta de la panser en montrant à Eulalie l'immense avantage qu'elle tirait de son alliance avec une femme aussi décriée que l'épicière.

— Si nous n'avions pas fait savoir à Génie le coup de la lettre jamais les Varliangeas n'auraient cédé. Et même maintenant vous n'obtiendrez rien d'eux. Us ont plus peur de nous que de votre grand-mère. Et rien ne fera plus enrager votre belle-mère que de savoir que nous sommes amies, que vous passez votre temps chez moi.

C'était vrai. Quand Génie apprit à la baronne qu'Eulalie passait des heures chez la Guyon, Mme de Varliangeas en perdit le sommeil. L a Guyon, pour la baronne, c'était la personnification de la haine qu'elle savait que le village lui portait.

Eulalie apprit du même coup que ce n'était ni l'amitié, ni même la pitié, qui avaient uni les gens du village autour d'elle : ce n'était qu'une complicité. Elle n'alla pas jusqu'à discerner qu'on se moquait bien d'elle, qu'on l'aurait dangereusement compromise et perdue si cela avait été nécessaire ou seulement amusant dans la lutte du village contre les Varliangeas, et qu'en somme, elle n'était qu'une arme entre leurs mains, une arme de premier ordre, une arme inespérée, qui s'était venue mettre à leur disposition, avec la naïveté de croire que c'était pour la servir que le village allait se servir d'elle.

Eulalie n'aurait pas été Fontagre si d'autres considérations que l'utilité et l'intérêt ne l'avaient amenée à pactiser avec la Guyon. I l faut toujours faire la part du risque, du jeu, du grain de folie des Fontagre. Eulalie ne détestait pas s'encanailler un peu. C'est peu de dire que la grossièreté et la bassesse de la Guyon ne la faisaient pas reculer : elles l'amusaient et l'attiraient. C'était

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si étrange, si nouveau! C'était un tel dépaysement moral pour la fille d'Abel et de Sabine de Montramé que, sans comprendre toute la subtilité de la bassesse, elle y trouvait un attrait. On mange bien des bécasses pourries en se léchant les quatre doigts et le pouce, alors ?

Alors, elle ne souffrait pas exagérément de sa compromission. Cette Guyon, dans son cercle de femmes et de sacs de lentilles,

de haricots et de cassonade, l'intéressait tout en la dégoûtant. Elle lui rappelait un peu la mère Jacasse — la mère d'Amanda — mais en plus rusé, en plus réfléchi, en plus canaille et en plus dangereux.

E n s'offrant comme elle le faisait à la flatterie et aux confidences, Eulalie s'offrait aussi au mépris. Mais cela on le lui dissimulait. Ces paysans en sabots et boueux jusqu'aux genoux sont plus fins courtisans que des gandins bien pommadés. Ils savent négocier, ceux-là; depuis des siècles ils négocient...

Le curé mit Eulalie en garde. Mais elle était déjà bien compro­mise quand i l fut renseigné. I l redoutait qu'on la mît dans un mauvais cas et que finalement tout le monde se retournât contre elle. Mais Eulalie ne tint pas compte de l'avis. Elle négligea le curé. Elle venait de faire une découverte sensationnelle : c'est que son allié, son seul et formidable allié, c'était le village. C'était l'opinion publique.

Eulalie fit sa Révolution. A u lieu d'implorer sa famille et d'attendre le secours d'où i l n'était pas venu, puisque les chefs étaient impuissants, elle décida de s'appuyer sur la foule. Elle ne s'y résolut pas sans remords, ni sans crainte, car elle savait très bien qu'elle bouleversait un ordre et qu'elle faisait scandale. Si sa sœur et sa grand-mère, qui ne la voyaient pas, si son père et sa mère qui, d'outre-tombe, la voyaient jaboter avec la Guyon avaient pu intervenir, tous eussent été capables de se lier contre elle, de prêter main-forte aux Varliangeas pour la ramener sans délai à sa place, et lui épargner, avec vigueur, des humiliations qu'elle n'avait pas su s'épargner elle-même. E n somme, elle trahissait le clan pour se venger de l'un de ses membres. Elle le sentait bien.

— Tant pis! se disait-elle, en rejetant la faute sur le clan. Et elle concluait : « Ils ne m'ont pas laissé le choix de mes alliés. Ma grand-mère s'est conduite comme ma pire ennemie. Eh bien! si la Guyon m'aide, vive la Guyon! »

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Vive la Guyon! Elle est de cette engeance dont on entend crier le nom avec enthousiasme dans les heures où les braves gens ont le droit de se détendre les nerfs en assassinant en pleine rue et dans tous les chemins creux. Elle était ce qu'à notre époque les journalistes appellent dans leur jargon un personnage « histo­rique )). Comme en 1895 on ne vivait pas un temps « historique » le rude tempérament de la Guyon fut en quelque sorte sacrifié à la douceur de cette époque. Cent ans plus tôt elle se fût épanouie, elle eût été la déesse Terreur du canton de Varliangeas : elle aurait incendié trente maisons, fait déporter ou égorger autant de gens.

Elle était un peu entremetteuse, un peu faux témoin, un peu policière, un peu voleuse et elle parlait bien. Personnage bien étoffé.

Depuis sa liaison avec la jeune dame du château, elle parlait et faisait parler des « séances » du Bossu. Elle laissait croire qu'Eulalie lui avait confié jusqu'au dernier détail, et elle alimentait la chronique — mais sur un air de complainte. On s'attendrissait sur la victime pour mieux haïr le Bossu. Jusqu'alors on s'était surtout distrait de la chose, la Guyon fit en sorte qu'on s'en indi­gnât. Jamais on ne parla tant de ces séances, jamais on ne haït autant les Varliangeas que depuis que les séances n'existaient plus et que le Bossu restait tranquille.

Quand la Guyon dévoila à Eulalie tout le bien qu'elle lui voulait, ou du moins tout le mal qu'elle voulait à sa belle-mère et au Bossu, Eulalie — qui l'eût pensé ? — fut obligée de regretter le temps où son mari la rossait. Elle désirait une « séance ». Pourquoi ? Parce que le succès du plan qu'avaient imaginé la Guyon et la postière reposait tout entier sur une séance effective, et non pas sur un souvenir de séance. Pour prendre le Bossu, i l fallait le prendre en faute. I l fallait qu'Eulalie se fît battre, qu'elle provoquât la séance. La Guyon, la postière et le village feraient le reste. I l suffisait à Eulalie de se faire bien battre — et ce serait pour la dernière fois !

— Mais, s'il me bat vous n'en saurez rien, dit Eulalie. I l me bat depuis dix ans, vous n'en avez jamais rien vu, ni rien entendu T'aurais pu mourir toute seule.

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Et la Guyon, grimaçant son sourire de mépris apitoyé : — T é ! c'est bien vrai ça que vous dites, c'est une vérité de

L a Palisse ; on n'a rien vu parce que vous vous cachiez de nous. On ne vous voyait pas, bien sûr, mais si vous vous montrez, on vous verra, allez! On ne demande qu'à voir! Tout le village, les gen­darmes, le médecin, tout le monde sera là pour vous regarder battre — à condition que vous vous fassiez voir. Vous avez intérêt à tout montrer, le vrai et même le faux, pourvu que le faux res­semble au vrai. Nous, on vous aime bien ; on témoignera tant qu'on pourra. Comptez sur nous... mais faites-vous battre en public, c'est indispensable.

— C'est impossible, dit Eulalie boudeuse, d'abord i l ne me oat plus, et i l ne me battra jamais hors de chez moi.

— C'est pas nécessaire au fond qu'il la batte, dit la postière, on sait partout qu'il l'a déjà battue ; i l faudrait nous faire une comédie de séance, vous voyez ce que je veux dire ?... Vous mettre en lambeaux, vous faire des « bleus » vous-même, et vous échapper à travers le village en criant « A u secours! » Alors, nous...

— Bah! bah! bah! l'interrompit la Guyon, i l l'a battue, donc i l la rebattra. Ça ne lui passera pas ce goût-là... Et puis ces simagrées ça tourne mal quelquefois. M o i , je vous dis : « Pas de faux témoi­gnages ! » I l faut une vraie séance et des vrais coups. Nous, nous serons de vrais témoins!

Et elles supposèrent la vraie séance, et comment elle devrait se dérouler pour que le Bossu fût confondu et pris, et Eulalie définitivement délivrée.

Eulalie tremblait en les écoutant arrêter ce plan. Elle tremblait d'horreur, d'humiliation, et surtout d'espoir. Oui, c'était l'espé­rance qui dominait. Elle sentait que ces harpies étaient dans le vrai. Leur plan serait efficace. Aussi passait-elle sur la hideur de sa propre situation entre ces deux femmes.

Pendant tout l'été elles eurent le loisir de supposer la vraie séance.

Vaine supposition. Le Bossu se conduisait comme un animal qui flaire un piège. Eulalie, lorsqu'elle entendait le portail, ne

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tremblait plus que d'espoir. Elle se levait et, simplement vêtue de son peignoir, elle sortait de sa chambre et guettait son mari dans l'escalier. I l fit mine de ne pas la voir. Elle n'osa rien dire. Elle rougissait dans l'obscurité. Elle s'imaginait bien que le Bossu pouvait croire qu'elle était là pour l'aguicher. U n soir i l lui dit, en ricanant :

— Madame attend quelqu'un ? Elle n'eut pas la force de répondre. C'était si insolent! L a Guyon, à qui elle rendait compte de tout, lui dit de ne pas

se décourager. Elle répétait : « I l vous a trop battue pour ne pas vous battre encore. C'est une manie, ça ne passe pas. »

Et puis un soir, à la fin de septembre, i l faisait déjà frais, le portail grinça, comme tant d'autres fois. I l venait de pleuvoir, la gouttière pleurnichait encore. Eulalie entendit peu après des éclats de voix dans l'antichambre, au pied de l'escalier. Elle crut que son beau-père se fâchait, puis plus rien. L a gouttière seule... Elle songeait dans la pénombre de son alcôve, elle songeait que le temps de sa misère se poursuivait, qu'elle vieillirait et mourrait dans cette alcôve, et sa songerie devint plus précise ; elle entrevit l'hiver qui approchait, les sinistres journées sans feu, sans joie, sans occupation. Et déjà le loquet avait tourné... le Bossu était planté près du lit. Elle fut si surprise et si épouvantée par cette apparition qu'elle se redressa sur son lit et poussa un cri. Ce fut le signal. I l se jeta sur elle, la tira du lit, la jeta par terre. Ce fut un ouragan. Jamais i l ne fut si prompt, si violent, si hargneux. A h ! i l avait repris goût pendant son abstention !

L a malheureuse était si abasourdie qu'elle ne pensa à rien faire de ce que la Guyon lui avait dit de faire. Son naturel de caille était trop douillet pour s'adapter du premier coup et être à la fois rossée.et consciente. Elle s'abandonna à la tourmente et reprit ses esprits après le départ du Bpssu, seule, froide, pauvre épave rejetée sur son tapis parmi les chaises et sa table renversées. Elle sentit près de sa cuisse une flaque glacée : elle crut que c'était du sang. Ce n'était que le vase de fleurs dont l'eau imprégnait le tapis, un gros vase de céramique. I l n'était pas brisé.

Le lendemain, elle alla conter la chose. Dans l'arrière-boutique elle montra ses bleus. L a Guyon la rudoya un peu :

— Madame est un peu sotte, pourquoi n'avoir pas fait ce que je lui ai dit ? Comment pourrons-nous nous déranger si nous ne sommes pas averties ?

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Eulalie s'excusa et invoqua la soudaineté et la brutalité de l'attaque, en outre plus brève que les anciennes.

— Il ne joue plus avec la souris, dit la Guyon ; maintenant ça le tient bien. C'est une passion, i l y reviendra, je vous l'ai dit.

Eulalie promit d'avoir plus de sang-froid. Elle put constater qu'on ne s'attendrissait pas outre mesure sur les coups, mais qu'on la méprisait de s'être laissé battre sans en tirer parti.

— Que ça vous serve de leçon pour la prochaine fois! lui dit la postière.

Et le village, en escomptant « la prochaine », répéta en secret la machination ourdie par la Guyon. Ainsi tout serait bien au point le soir de la grande représentation.

*

Chez les Varliangeas on se fâcha. Eulalie entendit. le bruit de la discussion. Le Bossu ne repartit que le lendemain, à la nuit. I l ne traversait plus le village en plein jour. I l en avait peur. Son père, sa mère, lui reprochèrent sa conduite. Celle-ci le suppliait : (( N ' y va plus, mon chéri, laisse-la, c'est trop risqué pour nous... Laisse ta femme, je la garde, mais ne t'en occupe plus, elle peut nous ruiner, ça nous a déjà coûté assez cher. »

Son père tonnait. Mais Hector ne pouvait résister — c'est justement parce que ça avait coûté très cher que ça devenait pour lui d'un attrait en quelque sorte morbide ; i l courait le plus grand des dangers : le danger de payer. C'était irrésistible. Et, eri outre, maintenant, i l éprouvait, en frappant Eulalie, la joie noire d'une espèce de vengeance : i l se vengeait de sa peur, i l compensait par sa cruauté les faiblesses de sa solitude et de sa lâcheté. Et puis i l avait un motif, un motif clair et valable de frapper ; i l pouvait se dire, et se répéter : « Je la bats parce qu'elle était complice de sa grand-mère qui nous a volé cinquante mille francs ; en somme je la bats justement, je la bats par justice, en tant que voleuse. »

C'était bien inutile de se faire ce beau raisonnement car la Guyon avait raison : i l eût battu Eulalie sans raisonnement, mais cette justification lui donnait du courage pour courir le risque d'un nouvel esclandre et d'une nouvelle intervention de la vicom­tesse de Saint-Sulpice.

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IV

L'hiver les enveloppa tous dans ses pluies, ses brouillards, ses neiges et ses boues. Leurs démarches villageoises s'enfoncèrent dans les ornières des mauvais chemins. Le Bossu resta absent longtemps. Eulalie écrivit à sa grand-mère qui lui répondit qu'on travaillait au Carbon-Blanc èt que tout serait prêt avant que son héritier Varliangeas fût né. Elia de Fontagre lui offrit de venir passer quelque temps à Fontagre — mais à condition qu'elle eût une autorisation écrite de son mari — car les Varliangeas eussent été capables de faire constater son départ comme une fuite hors du domicile conjugal. C'était demander l'impossible.

— Je ne sortirai d'ici que par force, disait Eulalie, ou par escapade... ou morte, ajoutait-elle pour se remplir les yeux de larmes.

Le Bossu ne paraissait toujours pas. Pour Noël, Eulalie n'eut pas de quoi garnir le sabot de sa fille. Elle lui donna des mouchoirs de dentelles anciennes.

— Ce ne sont pas des cadeaux pour une enfant, dit la baronne. Et elle confisqua les mouchoirs. Pour le Jour de l 'An , la Guyon, la postière et deux autres

femmes, eurent l'audace de carillonner pendant un quart d'heure au portail pour demander d'être introduites auprès de Madame Jeune : elles venaient lui présenter leurs vœux et un bouquet de laurier, de sapin et de quatre tulipes écloses sur une cheminée. Le tout noué d'un gros ruban rose qui avait déjà servi. L a maritorne essaya de s'opposer à leur entrée. Quel vacarme elle déchaîna!

— Est-ce qu'on la met en prison, maintenant, notre jeune dame ? C'est pas assez de la battre, on l'enferme donc ? s'écria la Guyon.

Et les autres femmes se mirent à vociférer qu'on le dirait aux gendarmes.

L a maritorne ne savait pas le mot, mais elle devina qu'elle avait en face d'elle « une manifestation». Elle fit comme les gouver­nements : elle laissa la porte libre. Les quatre femmes entrèrent hardiment et attendirent au pied de l'escalier. Eulalie descendit. Ce fut des cris d'étonnement, de joie. Elle pleura un peu. Derrière les portes, les Varliangeas purent entendre le compliment :

— On vous souhaite que tout ça ne dure pas autant que les

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impôts, et si quelqu'un vous fait du mal vous savez que vous pouvez compter sur nous.

Et la Guy on fit claquer ses gros baisers sur les joues d'Eulalie afin que, dans la maison, nul n'en ignorât.

Les Varliangeas passèrent le plus mauvais jour de l'an de leur vie. Que la Guyon soit venue les braver chez eux, quel présage! Ils furent si impressionnés par cette manifestation qu'ils résolurent d'écarter complètement le Bossu d'Eulalie. Même, la baronne cessa de supplier son trésor, elle menaça. I l savait bien lui-même quel danger i l courait. Aussi ne parut-il plus, dès lors, qu'une ou deux fois par mois à Varliangeas. Ses affaires étaient prospères. I l fit de longs voyages dans le midi, étendit sa clientèle, et regagna les cinquante mille francs perdus. I l fit de son mieux pour freiner ses penchants. I l aurait dû les enrayer, mais c'était impossible.

Le 17 mars, après quelques jours de temps clair pendant lesquels Eulalie avait repris ses promenades et ses conférences chez la Guyon, la chose se produisit encore. L a Guyon avait aupa­ravant bien sermonné Eulalie : elle ne devait plus se laisser sur­prendre, i l lui fallait garder son sang-froid et agir comme convenu.

— Oh ! disait Eulalie découragée, i l n'est pas revenu depuis septembre, c'est fini, ma dernière chance est passée. Je ne l'attends plus.

L a Guyon éclatait de rire et lui prédisait qu'elle aurait encore des séances, le jour où ça le reprendrait.

— I l vous rossera jusqu'à plus soif! Pour le moment i l est encore sur ses gardes, mais, peu importe, i l ne tardera pas à repi­quer au jeu.

I l aurait repiqué plus tôt, pour parler comme la Guyon, si elle n'avait pas « manifesté » le premier janvier. Cette démons­tration avait été nuisible à sa cause car elle avait accru la défiance et la peur des Varliangeas, et ils avaient fini par communiquer ce sentiment à leur fils. Sinon Eulalie n'eût pas attendu ce 17 mars, un beau soir, sans pluie et sans pleurs de gouttière cette fois, pour voir surgir le Bossu près de son ht. Sans avoir fait ouf! ni bougé pied ni aile, elle était jetée bas, roulée, piétinée, martelée, et pour finir i l manqua l'étrangler avec ses cheveux. Pour le coup, elle perdit les sens et se crut bien morte.

En revenant à elle, elle pleura : elle avait encore oublié les consignes de la Guyon!

C'est à peine si elle osa s'en confesser à sa conseillère le lende-

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main. Celle-ci le prit mal. Elle traita Eulalie avec autant de mépris que sa grand-mère la traitait, et elle la menaça de l'abandonner à son sort.

— M a parole ! Je finirai par croire que vous aimez être battue. Eulalie la supplia de lui faire confiance encore une fois... s'il

y avait une autre fois! — Oh ! pour ça, sans tarder ! Vous l'aurez votre rossée, lui pro­

mit la Guyon, puisque vous lui faites la partie belle i l aurait bien tort de se priver.

Exhortée par la Guyon, et se répétant sans cesse qu'elle devait rester lucide sous les coups, Eulalie finit par retrouver cette crainte du portail, étendue à la crainte de tous les bruits de la maison dès que le Bossu y entrait.

Le printemps, pour une fois, était assez beau. Eulalie voyait là un bon présage. I l lui semblait que Varliangeas n'était plus tout à fait Varliangeas. Ces verdures nouvelles qu'elle avait toujours vues sous la pluie, elle les voyait sous le soleil, ce léger soleil frais du printemps, ce soleil qui n'est encore que de la lumière. I l lui semblait que sous cet éclairage le Varliangeas des mauvais jours s'évanouissait ; i l gardait ses formes anciennes mais i l n'avait plus la même âme. I l prenait déjà sous ses yeux les couleurs qu'il prendrait, bien des années plus tard, dans très longtemps, lorsque Varliangeas perdu dans le fond de ses souvenirs et de ses nostalgies serait évoqué dans le halo du passé. Elle penserait : a Ce n'était pas si mal, en somme. » Car Eulalie n'avait à vrai dire ni bonne mémoire, ni riche imagination : elle avait, en associant les deux, fait une machine à fabriquer les* mirages qui alimentaient ses folies.

Elle ne voyait pas que son sort était aussi misérable aujourd'hui 2 avril qu'il l'était auparavant. Elle attribuait à ce printemps rieur une vertu qui n'était qu'en elle-même : elle espérait! Elle croyait, dur comme fer, que les Varliangeas seraient vaincus et qu'elle s'envolerait, libre, libre comme une alouette.

Et le 2 avril, à huit heures du soir, le ciel plein d'étoiles encore froides mais frétillantes, emplissait ses hautes fenêtres d'une

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douce lueur pailletée. Elle ne pensait pas aux grilles de prison que simulait le vitrage antique, elle ne pensait qu'à un vaste ciel, sans grilles, où elle cavalcadait, les cheveux épars et luisants sous la lune. « Viens ici, Eulalie ! Veux-tu rentrer, Eulalie ! » criait grand-mère du haut de la tour de Montramé. Et elle n'écoutait que pour éclater de rire, elle s'élançait dans le ciel pour rejoindre... qui ? Qui donc lui tendait la main ? U n homme en uniforme. Elle voyait seulement une main d'homme, tendue, ouverte pleinement, la moitié du bras, et des galons dorés sur le drap sombre, et le ciel autour plein d'étoiles. « Veux-tu rentrer, Eulalie! » criait la voix impérieuse de Saint-Sulpice. Mais la voix était lointaine et s'affai­blissait. Et voici qu'on lui souriait. Qui ? On lui souriait. C'était un sourire sans visage parmi toutes ces étoiles folles qui clignotaient éperdument. « Rentre immédiatement, Eulalie! » criait la voix sans force. Eulalie souriait de pitié pour la voix. Elle voulait voir le visage de ce sourire ; déjà elle apercevait les lèvres, la moustache brune et des galons dorés. Vite, vite, que les yeux apparaissent...

— Je te défends! cria une voix qui n'était pas dans son rêve et le rompit net.

Elle s'éveilla, tremblante, affolée, ne sachant d'où venait cette voix cruelle. C'était celle de sa belle-mère qui, au pied de l'escalier, répéta :

— Hector! je te défends... Hector, redescends! Et plus grave et indistincte la voix de son beau-père gronda.

Les Varliangeas se disputaient. Une porte claqua et brisa un sanglot suraigu. Sa belle-mère pleurait...

Eulalie tremblait tellement qu'elle ne crut pas avoir la force de sortir de son lit. Elle tremblait car elle savait que le sujet de la dispute c'était elle, ou du moins Ta séance dont elle allait être le sujet passif — mais non consentant! L a pensée de la Guyon la galvanisa, elle sauta hors du lit... L a porte déjà était ouverte, déjà le Bossu s'avançait sur ses pieds de laine. Elle se raidit, se jura intérieurement de gagner cette partie et elle fit ce qu'elle avait répété déjà, en pensée.

Elle courut à la table où se trouvait le gros vase de fleurs, mais le Bossu bondit et la frappa. Ce gibier bondissant et fuyant avait allumé en lui plus de feux encore. I l la trouvait un peu trop passive d'habitude ; ce jour-là le jeu lui parut devoir s'échauffer.

Eulalie réussit à lui échapper en se débattant. Sans défiance i l la laissa courir, sûr de lui remettre la griffe dessus quand i l

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le voudrait. Elle saisit la potiche de céramique et la jeta de toutes ses forces dans le vieux vitrage qui se brisa avec un bruit infernal ; les débris de verre et de potiche tombèrent dans la cour avec fracas. Dans le silence de la nuit campagnarde ce fut un vacarme. Hector se rua sur Eulalie, mais elle, cramponnée aux débris de la fenêtre, se mit à hurler, mais à hurler comme une bête égorgée, et mal égorgée. Ces cris informes, affreux, se répercutaient dans le village, dans les vallons, portés au loin par l'écho et recueillis par le silence de la nuit.

— A l'assassin! hurlait-elle... A l'assassin! Le village attendait le signal depuis longtemps. Les fenêtres

se rallumèrent. Dans la nuit douce les gens se mirent sur les portes. On envoya un gars à la gendarmerie avertir les gendarmes qu'on assassinait la jeune dame du château. U n autre s'en fut quérir le médecin : « On a trouvé la jeune dame assassinée. »

Cramponnée à sa fenêtre et hurlant à mort, Eulalie recevait des coups sans penser à se protéger, elle aurait crié une heure jusqu'à épuisement si elle n'avait aperçu les lumières du village qui lui rappelèrent qu'il fallait changer d'exercice. Elle lâcha prise, mais le Bossu la traîna sur le parquet par les cheveux. Elle s'était coupé les mains en saisissant les débris de la fenêtre, elle avait du sang sur sa chemise de nuit déchirée. Le tableau se colorait. Mais elle ne pensait qu'à la suite de l'affaire.

A u rez-de-chaussée, dès qu'on entendit le bruit de la fenêtre brisée, M . de Varliangeas sortit et alla dans la cour sous les fenêtres d'Eulalie. I l crut d'abord qu'Hector avait jeté sa femme par la fenêtre. I l sortit si précipitamment qu'il laissa derrière lui toutes les portes ouvertes. Heureusement pour Eulalie! Ce détail n'était pas prévu et aurait pu faire échouer tout le plan. Lorsqu'à force de contorsions elle réussit à échapper au Bossu et à prendre la porte de sa chambre, elle se jeta dans l'escalier qu'elle dévala comme une folle poursuivie par son mari. Mais si elle avait trouvé fermée à triple tour, verrouillée en haut et en bas, la grosse porte de la cour, elle aurait été reprise avant d'avoir pu sortir car elle n'aurait su faire jouer toutes ces fermetures. Elle trouva cette porte ouverte... C'était vraiment un signe : la porte ouverte! Elle s'y engouffra.

A peine dehors, elle crut tout perdu ; son beau-père était devant elle. I l était resté là, les yeux levés sur la fenêtre fatale, s'attendant au pire et voilà que sa belle-fille, échevelée, en chemise

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déchiquetée et couverte de sang, apparaissait dans la cour. I l tendit les bras vers elle. Eulalie crut que c'était pour l'arrêter. L u i croyait qu'elle venait chercher du secours. Habilement elle alla vers lui, et brusquement fit un crochet et lui échappa. Elle courut au por­tillon, toujours ouvert, à côté du grand portail, ayant à ses trousses son mari qui était près de la rejoindre, et son beau-père. Le temps de tirer le portillon et Hector allait l'agripper de nouveau, mais hop! elle sauta dans la rue du village.

Vingt personnes, dont la Guyon et la postière, étaient déjà là pour la recueillir et pour témoigner de l'état dans lequel on l'avait ramassée, car elle se laissa tomber sur le sol — comme prévu — en murmurant :

— Ils veulent me tuer... ils me tueront pour ne pas payer ma dot. Tous ceux qui n'entendirent pas, entendirent quand même,

car la Guyon répéta la phrase à haute voix. Sur le portillon, le Bossu, en corps de chemise — lui aussi

taché de sang — vert de peur, s'arrêta net. Son père derrière lui. Devant le rassemblement des voisins ils furent pétrifiés. C'était la catastrophe ! Us le comprirent sur-le-champ. A mi-voix, mais nettement, des injures et même des menaces partirent de la petite foule à l'adresse des Varliangeas.

Leur stupéfaction était telle qu'ils eurent le temps de voir la Guyon et d'autres femmes s'empresser autour d'Eulalie, la sou­lever et la transporter dans la plus proche maison. Elle était à demi-nue. L a Guyon ôta son fichu et en couvrit la poitrine d'Eula­lie, avec des gestes de sœur de charité :

— Quelle honte! Tout cela se paiera! cria-t-elle aux Varliangeas. Payer! Payer! Quel mot affreux! Les Varliangeas, anéantis, s'effacèrent. Ils rentrèrent régler

leur compte en famille.

J E A N O R I E U X .

(La dernière partie au prochain numéro.)

LA REVUE N« 20 4