5
Douleurs, 2005, 6, 1 23 FAITES LE POINT La douleur, entre objet et sujet Une approche philosophique Jean-Claude Fondras, L’intérêt pour le traitement de la dou- leur vient compenser un « oubli » caractéristique du modèle de pensée biomédicale, qui a écarté le vécu de la personne au profit d’une attention exclusive à la pathologie. Cependant, des contradictions sont rapidement apparues dans les modèles théoriques proposés comme dans la pratique cli- nique. En effet, la modélisation médicale de la douleur est accompagnée de lacunes et d’un flou conceptuel que des questions telles que les douleurs psychogènes et l’effet pla- cebo mettent en évidence, nous conduisant à nous interro- ger sur leurs présupposés. LA BIOLOGIE HUMAINE ET LA MÉDECINE FACE À LA DOULEUR Douleur, sensation, émotion, souffrance « Douleur : sensation pénible en un point ou dans une région du corps » dit le Petit Robert. La définition propo- sée par l’International Association for the Study of Pain (IASP), connue de tous, est plus éclairante : « Expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à des lésions tissulaires réelles ou potentielles, ou décrite en termes de telles lésions ». Pour John Bonica, fondateur de l’IASP : « La douleur comprend deux processus princi- paux, la perception des impulsions nocives donnant naissance à la sensation de douleur, et la réaction en réponse à celle-ci » [1]. Cette conceptualisation suggère qu’il existe au moins deux types de processus au niveau du système nerveux central : le processus sensoriel qui livre au cerveau des informations de type spatial, temporel et qualitatif, et le processus affectif qui colore de façon négative la perception sensorielle. Cette thèse est large- ment influencée par les théories cognitivo-comportemen- tales : la séparation entre perception et réponse centrale, le pattern de cette réponse et l’analyse en composantes multiples. Pour les neurobiologistes, les émotions sont des schèmes de réponse à un stimulus, schèmes stéréotypés et complexes qui peuvent se décomposer en émotions primai- res, émotions secondaires ou sociales et émotions d’arrière plan. Cependant cette conceptualisation de l’émotion n’envi- sage pas la différenciation, proposée par les psychologues, entre sentiment, émotion et affect. La souffrance est d’une autre nature, ouvrant sur « la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement » selon les termes de Paul Ricoeur [2]. La plupart des cliniciens qui se sont penchés sur la question de la souffrance pensent qu’une définition adéquate de la souffrance doit posséder les éléments suivants : « Un sentiment de menace à l’inté- grité du soi (physique et psychosocial), un sentiment d’impuissance et de privation et enfin, un caractère affec- tif négatif » [3]. PATHOLOGIE, SYMPTÔMES, LA DOULEUR ET SON REMÈDE La méthode clinique a fait disparaître le symptôme, expé- rience décrite par le malade au profit du signe, seul digne d’intérêt pour le clinicien : « La formation de la méthode clinique est liée à l’émergence du regard du médecin dans le champ des signes et des symptômes : le symptôme devient un signe sous le regard médical et pour un méde- cin dont les connaissances seraient portées au plus haut degré de perfection, tous les symptômes pourraient deve- nir des signes » écrit Michel Foucault [4]. Comme le souli- gne Georges Canguilhem : « La maladie n’est plus objet d’angoisse pour l’homme sain, elle est devenue objet d’étude pour le théoricien de la santé », ainsi, le médecin en vient à « tenir l’expérience pathologique directe du patient comme négligeable, voire même comme systémati- quement falsificatrice du fait pathologique objectif » [5]. Canguilhem ajoute : « La conclusion est que “si l’on veut définir la maladie, il faut la déshumaniser” ; et plus bru- talement que « dans la maladie, ce qu’il y a de moins important, au fond, c’est l’homme ». Ce n’est donc plus la douleur ou l’incapacité fonctionnelle et l’infirmité sociale qui fait la maladie, c’est l’altération anatomique ou le trouble physiologique » ; pourtant, « L’homme fait sa dou- leur comme il fait une maladie ou comme il fait son deuil, bien plutôt qu’il ne la reçoit ou ne la subit », et avec la douleur « nous quittons sans équivoque le plan de la science abstraite pour la sphère de la conscience concrète » [5]. Mais ce mouvement même est riche de contradictions.

La douleur, entre objet et sujet

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La douleur, entre objet et sujet

Douleurs, 2005, 6, 1

23

F A I T E S L E P O I N T

La douleur, entre objet et sujet

Une approche philosophique

Jean-Claude

Fondras

,

L’intérêt pour le traitement de la dou-leur vient compenser un « oubli »caractéristique du modèle de penséebiomédicale, qui a écarté le vécu de lapersonne au profit d’une attentionexclusive à la pathologie. Cependant,des contradictions sont rapidementapparues dans les modèles théoriquesproposés comme dans la pratique cli-

nique. En effet, la modélisation médicale de la douleur estaccompagnée de lacunes et d’un flou conceptuel que desquestions telles que les douleurs psychogènes et l’effet pla-cebo mettent en évidence, nous conduisant à nous interro-ger sur leurs présupposés.

LA BIOLOGIE HUMAINE ET LA MÉDECINE FACE À LA DOULEUR

Douleur, sensation, émotion, souffrance

« Douleur : sensation pénible en un point ou dans unerégion du corps »

dit le Petit Robert. La définition propo-sée par l’International Association for the Study of Pain(

IASP

), connue de tous, est plus éclairante : « Expériencesensorielle et émotionnelle désagréable, associée à deslésions tissulaires réelles ou potentielles, ou décrite entermes de telles lésions ». Pour John Bonica, fondateur del’

IASP

:

« La douleur comprend deux processus princi-paux, la perception des impulsions nocives donnantnaissance à la sensation de douleur, et la réaction enréponse à celle-ci »

[1]. Cette conceptualisation suggèrequ’il existe au moins deux types de processus au niveaudu système nerveux central : le processus sensoriel quilivre au cerveau des informations de type spatial, temporelet qualitatif, et le processus affectif qui colore de façonnégative la perception sensorielle. Cette thèse est large-ment influencée par les théories cognitivo-comportemen-tales : la séparation entre perception et réponse centrale,le pattern de cette réponse et l’analyse en composantesmultiples. Pour les neurobiologistes, les émotions sont desschèmes de réponse à un stimulus, schèmes stéréotypés etcomplexes qui peuvent se décomposer en émotions primai-res, émotions secondaires ou sociales et émotions d’arrièreplan. Cependant cette conceptualisation de l’émotion n’envi-

sage pas la différenciation, proposée par les psychologues,entre sentiment, émotion et affect.

La souffrance est d’une autre nature, ouvrant sur

« laréflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport àautrui, le rapport au sens, au questionnement »

selon lestermes de Paul Ricoeur [2]. La plupart des cliniciens qui sesont penchés sur la question de la souffrance pensentqu’une définition adéquate de la souffrance doit posséderles éléments suivants :

« Un sentiment de menace à l’inté-grité du soi (physique et psychosocial), un sentimentd’impuissance et de privation et enfin, un caractère affec-tif négatif »

[3].

PATHOLOGIE, SYMPTÔMES, LA DOULEUR ET SON REMÈDE

La méthode clinique a fait disparaître le symptôme, expé-rience décrite par le malade au profit du signe, seul digned’intérêt pour le clinicien :

« La formation de la méthodeclinique est liée à l’émergence du regard du médecin dansle champ des signes et des symptômes : le symptômedevient un signe sous le regard médical et pour un méde-cin dont les connaissances seraient portées au plus hautdegré de perfection, tous les symptômes pourraient deve-nir des signes »

écrit Michel Foucault [4]. Comme le souli-gne Georges Canguilhem :

« La maladie n’est plus objetd’angoisse pour l’homme sain, elle est devenue objetd’étude pour le théoricien de la santé »

, ainsi, le médecinen vient à « tenir l’expérience pathologique directe dupatient comme négligeable, voire même comme systémati-quement falsificatrice du fait pathologique objectif » [5].Canguilhem ajoute :

« La conclusion est que “si l’on veutdéfinir la maladie, il faut la déshumaniser” ; et plus bru-talement que « dans la maladie, ce qu’il y a de moinsimportant, au fond, c’est l’homme ». Ce n’est donc plus ladouleur ou l’incapacité fonctionnelle et l’infirmité socialequi fait la maladie, c’est l’altération anatomique ou letrouble physiologique »

; pourtant,

« L’homme fait sa dou-leur comme il fait une maladie ou comme il fait sondeuil, bien plutôt qu’il ne la reçoit ou ne la subit »,

et avecla

douleur « nous quittons sans équivoque le plan de lascience abstraite pour la sphère de la conscience concrète »

[5]. Mais ce mouvement même est riche de contradictions.

Page 2: La douleur, entre objet et sujet

Douleurs, 2005, 6, 1

24

L’histoire des polémiques autour de la fibromyalgie permet dediscerner cette vérité : pour beaucoup de médecins, ce quiest subjectif n’a pas d’identité définissable, avoir « quelquechose dans la tête » c’est « ne rien avoir » [6]. Si l’imagerieou le laboratoire trouve « quelque chose » d’anormal, laplainte sera alors prise en considération, puisque « il y abien quelque chose », d’où on pourra inférer que la fibro-myalgie « existe », sans quoi elle n’existerait pas. Le symp-tôme

sine materia

inquiète, la matérialisation du symptômerassure. Il en est de même avec la question du placebo,longtemps considérée comme troublante. Pour P.D. Wall[7], l’effet placebo jette le trouble dans la pensée médicaleparce qu’il évoque le charlatanisme, complique la démons-tration de l’efficacité pharmacologique, perturbe la logiquethérapeutique, et pose, avec insistance, la question de lasubjectivité. Les principales idées préconçues qui revien-nent régulièrement peuvent se résumer ainsi : « Si le pla-cebo est efficace, c’est que la douleur n’est pas réelle ». Or,parler de « douleurs réelles » signifierait qu’il puisse existerdes douleurs « non réelles ». Si la douleur est une expé-rience, nier la réalité de la douleur, c’est nier la réalité del’expérience, ce qui serait contradic-toire avec la définition même de la dou-leur.Ce qui est en cause, c’est la représenta-tion que les sciences de la vie nous pro-posent des relations entre douleur etconscience. Deux débats emblémati-ques en témoignent : le débat sur la per-tinence de la notion de douleur chez lefœtus et le prématuré qui oppose une conception exclusive-ment réflexe, non consciente, à l’apparition d’une cons-cience de la douleur au début de l’ontogenèse et lespolémiques relatives à la douleur de l’animal où deux pen-tes glissantes semblent pouvoir être évitées, l’une consisteà identifier partout des mécanismes réflexes sans expé-rience consciente qualitative (l’animal machine), l’autre àprojeter de la conscience anthropomorphe chez tout orga-nisme biologique.

LA DOULEUR EST-ELLE UN ÉTAT CÉRÉBRAL OU UN ÉTAT FONCTIONNEL ?

Les schémas explicatifs utilisant les « composantes » ou« facteurs » de la douleur ne permettent pas de dépasser uneconception dualiste (psyché contre soma), qu’elle prennela forme d’un spiritualisme désincarné ou d’un matérialismephysicaliste prompt à considérer la conscience comme unépiphénomène. Comme le souligne P. Dupouey :

« Lascience est née, précisément, quand on a substitué au lan-gage qualitatif dans lequel le sens commun parle dumonde, le langage quantitatif de la mesure. C’est pour-

quoi les termes dans lesquels nous parlons des phénomè-nes cérébraux, eux, n’ont rien de qualitatif. Ces deuxregistres sont pour nous hétérogènes l’un à l’autre »

[8].Cet argument dit argument de la connaissance [9] nous per-met de penser la différence entre tout connaître de la phy-siologie de la douleur et vivre l’expérience de la douleur.L’exemple de la douleur est paradigmatique des difficultésliées à la thèse de l’identité psychophysique. L’une des cri-tiques les plus pertinentes est celle de Saul Kripke [10], quipose la question suivante : peut-on dire que la douleur estune activation des fibres C, comme on affirme que la cha-leur est égale à l’énergie cinétique moyenne des molécules ?En fait le deuxième énoncé en cache deux : la chaleur peutêtre ressentie comme une sensation, contingente et relativemais aussi comme un état physique qu’il est possibled’objectiver par un appareil de mesure. Rien de tel dans lecas de la douleur, car, à partir du moment où un certainphénomène est appréhendé exactement comme l’est ladouleur, le phénomène est la douleur. La thèse de l’identitépsychophysique, dans sa version forte, s’accompagne d’uneambition de disqualifier toute autre manière de parler du

psychisme, dite thèse éliminativiste : lesneurosciences doivent éliminer le lan-gage commun de la « psychologie popu-laire », faite de préjugés, de lieuxcommuns et de platitudes diverses liéspar des croyances transmises. La légiti-mité de cette proposition est une consé-quence de la conception de la

conscience comme épiphénomène, qui accepte, selon KarlPopper [11]

« l’existence des événements mentaux ou desexpériences mais [qui] affirme que ces expériences men-tales ou subjectives sont des sous-produits causalementinefficaces des processus physiologiques qui, seuls, sontcausalement efficaces ».

Cette conception physicaliste et éliminativiste a donc régléson compte définitif à la question du rapport corps-conscience en éliminant la conscience ! Le sommet estatteint par la théorie du

zombie

chère à certains philosophesde l’esprit de la tradition analytique. Daniel Dennett affirmeà plusieurs reprises que cela ne changerait rien pour nous,sur un plan théorique, d’apprendre que tel être que nousclassions parmi les humains, est en fait un zombie incons-cient ou qu’un zombie est en fait un homme [12]. Prenant lecontre-pied de cet argument en analysant « ce qui ne va pasen philosophie de l’esprit », John Searle écrit, en prenantl’exemple de la douleur :

« Comment s’y prendre, par exem-ple, pour réfuter la conception selon laquelle la consciencen’existe pas ? Dois-je pincer ses partisans pour leur rappe-ler qu’ils sont conscients ? Dois-je me pincer et reporterensuite les résultats dans le

Journal of Philosophy

? »

[13].Plus sérieusement il cherche à démontrer que le physica-

Le symptôme sine materia inquiète, la matérialisation

du symptôme rassure.

Page 3: La douleur, entre objet et sujet

Douleurs, 2005, 6, 1

25

lisme hérite lui-même des catégories du dualisme et, pour sedébarrasser des « états mentaux » qu’il peine à décrire en ter-mes « physiques », se voit obliger de les nier.De leur côté, les fonctionnalistes admettent les réticencesdevant la notion d’« état cérébral » assimilé à un « étatphysico-chimique », ils lui opposent le concept d’état fonc-tionnel. Mais certains auteurs issus de ce courant de penséevont rejeter le fonctionnalisme en travaillant la questionde la signification. Ainsi, Hilary Putnam va soutenir qu’uneattitude propositionnelle ne peut être identique à un étatcérébral, car elle dépend pour une part importante del’environnement dans lequel se trouve le sujet et de son atti-tude [14]. En fait l’auteur s’oppose ici à la thèse de l’identitépsychoneuronale, au profit de la thèse dite de l’« externa-lisme » (ou encore « anti-individualisme »). Selon celle-ci, lesévénements mentaux surviennent nonseulement sur des événements physi-ques internes au corps de l’agent, maisaussi sur des événements environne-mentaux, décrits dans le langage. Enbref, l’état psychologique ne déterminepas à lui seul ce que « nous voulonsdire ». Dire « J’ai mal », c’est traduire uneconstatation individuelle : « J’ai une sen-sation douloureuse », mais c’est aussiassimiler cette constatation, par extension, à ce que lesautres dénomment « mal » ou « douleur », dans le langagecommun, garant de la dimension sociale de l’expérienceindividuelle.

LA DOULEUR ET L’IMPASSE DU DUALISME CONCEPTUEL PSYCHO-PHYSIQUE

Même s’il est possible d’élucider le fonctionnement dusystème nerveux et les états fonctionnels d’un organisme,il reste que l’expérience subjective de cet organisme, ani-mal ou humain, est laissée de côté par la description phy-sicaliste. On connaît le célèbre argument de ThomasNagel : nous pourrions tout connaître de la manière dontfonctionne le sonar des chauves-souris sans jamais savoir

« ce que cela fait »

que d’être une chauve-souris [15]. Demême, si un neurochirurgien du futur visitait votre cer-veau pendant que vous goûtez du chocolat, il pourraitéventuellement détecter, avec les instruments de la nano-technologie, que vous êtes en train de savourer du choco-lat [16], mais jamais il ne pourra savoir

« l’effet que celafait »

. Cette

théorie du double aspect

s’applique à l’expé-rience vécue de la douleur qui est :

« distincte de toutesles relations que les douleurs ont à des causes et à deseffets, ainsi que toutes les propriétés physiques qu’ellespeuvent avoir si elles sont bien des événements céré-braux »

[16].

D’autres auteurs, dont Daniel Dennett, avancent que, puis-que les processus qualitatifs de l’expérience consciente sontsans cesse réévalués après-coup (la même stimulation ne pro-duira pas toujours la même douleur), la question de la qualité(

qualia

) de l’expérience n’est rien d’autre

« qu’une pompeà intuition, une histoire qui vous caresse dans le sens dupoil en vous incitant à mettre en avant vos intuitions vis-cérales sans leur apporter de bonnes raisons »

[12]. Onretrouve ici le discours d’objectivation avancé, en mauvaisepratique médicale, devant la plainte douloureuse où il seraitnécessaire de rechercher les « raisons d’avoir mal » sans les-quelles la plainte pourrait être regardée comme non receva-ble. John Searle nous propose l’énoncé suivant :

« J’ai ence moment une douleur au bas du dos : cet énoncé estcomplètement objectif, au sens où il est rendu vrai par

l’existence d’un fait réel et où il nedépend pas d’une quelconque posture,des attitudes ou opinions des observa-teurs. Pourtant, le phénomène en soi,la douleur réelle en soi a un moded’existence subjectif »

. C’est pourquoiSearle conclut :

« Là où il s’agit del’apparence nous ne pouvons faire ladistinction entre réalité et apparenceparce que l’apparence est la réalité »

[13]. C’est l’oubli de cette évidence qui domine dans lesreprésentations fréquentes relatives à la fibromyalgie ou àl’effet placebo, lorsque certains classent imprudemmentles douleurs en douleurs « réelles » ou « non réelles ». Hor-mis le cas de la simulation, une expérience douloureuseest, par définition, toujours une expérience réelle ; penserl’inverse serait nier la réalité même de cette expérience,c’est-à-dire prendre le malade pour un imposteur qui « allè-gue » des douleurs comme on peut parfois le lire sous laplume de certains confrères.Une deuxième situation aporétique des conceptions physi-calistes est constituée par l’impossibilité de penser la causa-lité dans le sens psychophysique. Nous devons à Hans Jonasune réfutation argumentée de la thèse de l’épiphénomène,qui décrit à quelles contradictions aboutit cette concep-tion. Si ce qui nous est subjectif se présente comme lecaractère annexe de processus physiques nous sommesconfrontés à plusieurs énigmes. Énigme ontologique toutd’abord :

« Le fait que quelque chose de physiquementcausé puisse n’avoir aucune conséquence [alors que] laphysique affirme pourtant que rien ne doit jamais restersans conséquences »

[17] ; énigme métaphysique et logi-que :

« représentation imaginaire sur une scène imagi-naire [ou] apparition s’apparaissant à elle-même, ou unnéant reflété dans un néant ».

Or si

« ce qui est cause doità son tour devenir cause » et si « rien n’est pur début etrien n’est pure fin »

[17], ces énigmes sont en contradic-

Hormis le cas de la simulation, une expérience

douloureuse est, par définition, toujours

une expérience réelle.

Page 4: La douleur, entre objet et sujet

Douleurs, 2005, 6, 1

26

tion avec les présupposés même des sciences de la nature.Le déterminisme nous amène à une auto-contradiction caril est impossible de penser que

« le cerveau (dont les déter-minants sont déjà pleinement sollicités pour la poursuitede ses propres processus) possède une force de détermina-tion issue de rien, tout en affirmant que le produit qui enrésulte est impuissant à déterminer quoi que ce soit àpartir de quelque chose »

[17]. Ceci illustre les difficultés àsortir du dilemme trivial : où bien « c’est physique », oubien « c’est mental ». À titre d’exemple emblématique, voicice qu’on peut lire, dans un article de vulgarisation intitulé« L’effet placebo diminue bien la douleur » [18] où un jour-naliste rend compte d’une étude relative à l’activité céré-brale de sujets d’expérimentation soumis à une sensationdouloureuse auxquels on applique un traitement de typeplacebo :

« Surprise ! Les chercheurs ont constaté que leszones cérébrales de la douleur étaient moins activées.Autrement dit, le placebo n’a pas qu’une simple actionpsychologique : il permet réellement de diminuer la per-ception de la douleur par le cerveau »

! (sic !).Le fossé explicatif (

explanatory gap

)entre description physique et vécu men-tal est entier et favorise soit un discours« réductionniste idiot », selon l’expres-sion de Gerald M. Edelman [19], soit unautre discours, ignorant et craintif vis-à-vis des données scientifiques. Dans sadiscussion avec Jean-Pierre Changeux,le philosophe Paul Ricoeur suggère auneurobiologiste de ne pas inférer, à par-tir de son travail de laboratoire, uneaffirmation ontologique, car il n’est pas possible

« d’étendrele discours de la corrélation du plan sémantique au planontologique, celui des explications ultimes »

[20]. Le seuldiscours possible ne peut être que sémantique ou méthodo-logique, mais non ontologique. Pour Paul Ricoeur, il est pré-férable de s’en tenir à un « agnosticisme appuyé concernantla possibilité de constituer ce discours de surplomb » etd’admettre que, en dernière analyse « le corps figure deuxfois dans le discours, comme

corps-objet

et comme

corps-sujet

ou mieux,

corps-propre

» [20].

POUR CONCLURE : DE LA CONSCIENCEDE LA DOULEUR À LA VISÉE ÉTHIQUE

Douleur et souffrance posent problème à la rationalitémédicale et la division classique entre normalité et patholo-gie conduit ici à des impasses. Soit la douleur est considéréecomme un phénomène normal, dans ce cas, elle ne faitaucunement l’objet d’une exploration. Soit elle est recon-nue comme un possible investissement, il est alors tentantde la définir comme un objet de la pathologie, dont le

savoir devra s’emparer avec les méthodes de la scienceexpérimentale. De là, les confusions conceptuelles entrenociception, douleur et souffrance.Si le statut de la méthode expérimentale issue des tra-vaux de Claude Bernard pouvait constituer un obstacle àla compréhension de la douleur comme phénomène sub-jectif, le dualisme cartésien nous paraît peser d’un poidsparticulier sur les représentations de l’articulation entre lecorps, la douleur et la souffrance. L’impossibilité, aprèsavoir séparé une

res cogitans

et une

res extensa

, de penserl’homme dans sa totalité, perdure jusque dans les débatscontemporains en philosophie de l’esprit. Les sciencescognitives et comportementales et les neurosciences onthérité de cette séparation entre « physique » et « subjectif »et le matérialisme physicaliste apparaît paradoxalementcomme le dernier avatar du dualisme.Pourtant, malgré le développement des neurosciences, ilsemble licite de continuer à parler de subjectivité, commenous y invite Jean-Luc Nancy :

« Si toute notre tradition aparlé d’âme, et de plusieurs manières, c’est parce que,

bon gré, mal gré, et en partie malgréelle-même, elle a pensé, non pas dansl’âme toute seule, mais dans la diffé-rence de l’âme et du corps, la diffé-rence qu’est le corps en soi, pour soi[…]. Et ce qui a été pensé sous le nomd’âme, cela n’était rien d’autre quel’expérience du corps »

[21]. C’est pour-quoi, nous prendrons au sérieux simul-tanément la constitution du savoirscientifique et l’expérience subjective

telle qu’elle se livre dans la pratique clinique. La prise encompte de ce double discours

du corps

et

sur le corps

nousparaît préférable aux ambitions totalisantes. Car si l’ontolo-gie dualiste est une impasse, l’ontologie matérialiste — quiest autre chose qu’une méthodologie scientifique — estaussi une entrave à la compréhension de l’homme. D’uncôté on dématérialise l’âme, de l’autre on chosifie le corps,puis on travaille sur ce corps devenu objet en postulant,comme le souligne Merleau-Ponty, que ce qui nous estdonné est

« non ce à quoi nous avons

ouverture

, mais seu-lement ce sur quoi nous pouvons

opérer

»

[22].Les thèses réductionnistes, lorsqu’elles sont extrapolées dessciences de la vie, sont des impasses pour la pensée et lapratique médicale. L’expérience de la conscience — icicelle de la souffrance — est trop souvent mise de côté etplus rien ne distingue, vu de l’extérieur, le témoignage d’unhomme de celui d’un zombie qui nous ferait croire qu’il estconscient sans l’être. Dans cette conception, les apparencesprivées des phénomènes mentaux sont admises, mais, pourêtre aussitôt dénoncées comme inaccessibles à un savoirscientifique qui ne pourrait être que de nature « vérifica-

Il est impossible pour le médecin de considérer

l’homme souffrant comme un zombie sous peine de devenir un praticien d’une

médecine non soignante.

Page 5: La douleur, entre objet et sujet

Douleurs, 2005, 6, 1

27

tionniste ». Ce programme aboutit à se débarrasser de lasubjectivité, mais pour y croire, selon le mot de J.R. Searle,

« il faut être en train de feindre l’anesthésie générale ! »

[23].Nous sommes revenus au point de départ de l’intérêt clini-que pour l’expérience de la douleur : il est impossible, pourle médecin, de considérer l’homme souffrant comme unzombie sous peine de devenir un ingénieur de la réparationdu processus pathologique, un praticien d’une médecinenon soignante. On sait que la médecine est tiraillée entreconnaissance scientifique et rencontre du patient commepersonne [24] ; c’est pourquoi la prise en compte de la dou-leur peut être un des lieux de résistance éthique face à latechno-science biomédicale par l’importance accordée audiscours à la première personne, à la parole propre de lapersonne malade.

RÉFÉRENCES

1.

Bonica J. The Management of Pain. Philadelphie, Londres : Lea & Febiger,1990.

2.

Ricoeur, P. La souffrance n’est pas la douleur. Autrement Souffrances.Corps et âme, épreuves partagées, 1994;142:58-70.

3.

Chapman C, Gavrin J. La souffrance et sa relation avec la douleur. Douleuret analgésie. Les Annales de Soins Palliatifs, Collection Amaryllis (Montréal)1993;2:3-22.

4.

Foucault M. Naissance de la clinique. Paris, PUF, 1963.

5.

Canguilhem G. Le normal et le pathologique. Paris, PUF, 1996.

6.

Kahn M. Fibromyalgie, pour un cessez le feu entre les tenants du psycho-somatico-social et ceux du tout biochimique. Revue de Médecine Interne2001;22:807-8.

7.

Wall PD. The placebo effect : an unpopular topic. Pain 1993;51:1-3.

8.

Dupouey P. Est-ce le cerveau qui pense ? Nantes : Pleins Feux, 2002.

9.

Jackson F. L’argument de la connaissance. In Barberousse A. L’expérience.Paris : Garnier-Flammarion ;1999:199-207.

10.

Kripke S. La logique des noms propres. Paris : Minuit, 1992.

11.

Popper K. The Self and Its Brain. Berlin : Springer International, 1985.

12.

Dennett D. La conscience expliquée. Paris : Odile Jacob, 1995.

13.

Searle J. La redécouverte de l’esprit. Paris : Gallimard, 2002.

14.

Putnam H. La nature des états mentaux. In : Fisette D, Poirier P. Philoso-phie de l’esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit. Paris,Vrin, 2002; 269-88.

15.

Nagel T. Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? In: D. HoffstadterD, Dennett D. Vues de l’esprit. Paris, Interéditions; 1987: 397-9.

16.

Nagel T. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Paris : L’Éclat, 1993.

17.

Jonas H. Puissance ou impuissance de la subjectivité ? Paris : Cerf, 2000.

18.

L’effet placebo diminue bien la douleur. Sciences et Vie, 2004, 1039.

19.

Edelman G. Biologie de la conscience. Paris : Odile Jacob, 1994.

20.

Changeux JP, Ricoeur P. Ce qui nous fait penser. La nature et la règle.Paris : Odile Jacob, 1998.

21.

Nancy J. Corpus. Paris : Métaillé, 2000.

22.

Merleau-Ponty M. Le visible et l’invisible. Paris : Gallimard, 1964.

23.

Searle JR. Le Mystère de la conscience. Paris : Odile Jacob, 1999.

24.

Folscheid D, Wunenburger JJ. L’objet de la médecine. Philosophie, éthiqueet droit de la médecine. In Folscheid D, Mintier BFL, Mattei JF. Paris, PUF,1997:137-42.

Résumé

Si la douleur est devenue objet du savoir et du savoir-faire médical,la définition même de la douleur se dérobe aux intentions objecti-vantes et certaines questions hantent les laboratoires et les consul-tations. Comment sensations et émotions sont-elles associées ? Unfœtus ou un animal souffrent-t-ils ? Comment expliquer les dou-leurs dites psychogènes et l’effet placebo ? Nous sommes conduits

à aborder le problème récurrent des relations entre le corps et lasubjectivité, que la tradition philosophique a pensé sous les termesde relation corps — âme ou, dans la philosophie de l’esprit contem-poraine, sous les termes de relation corps — esprit. La douleur est-elle un état cérébral ou bien un état fonctionnel ? L’analyse nousconduira à défendre cette hypothèse : l’héritage du cartésianismeet celui de la médecine expérimentale nous conduisent à des apo-ries en prétendant séparer « ce qui est physique » et « ce qui estmental ». Il nous faut repousser le dualisme comme le matérialismeet assumer deux discours : celui du

corps

objet

et celui du

corps

sujet

. C’est dans cette mesure que nous pouvons prendre ausérieux la définition de la douleur humaine comme expérience sub-jective.

Mots-clés :

douleur, corps, esprit, philosophie.

Summary: Pain, between object and subject: a philoso-phical approach

While pain has become a subject of medical knowledge andknow-how, we have no satisfactory objective definition of painitself, raising unanswered questions for researcher and clini-cians. How are sensations and emotions associated.?Can a fetusor an animal suffer ? How can 'psychogenic' pain and the place-bo effect be explained ? We are faced with the recurrent problemof the relationship between the body and subjectivity, that philo-sophical tradition has approached in terms of the body-soul rela-tionship or, in a more contemporaneous line of philosophy, interms of the body-mind relationship. Is pain a cerebral state or afunctional state? Analysis leads us to defend the hypothesis that:the heritage of Cartesian thought and experimental medicineleads us to the paradox of pretending to separate 'what is physi-cal' and 'what is mental'. We must reject this dualism as we haverejected materialism and assume two approaches: body-objectand body-subject. This is the only way we can seriously definehuman pain as a subjective experience.

Key-words:

pain, body, spirit, philosophy.

Tirés à part : J.-C. FONDRAS,Service de traitement de la douleur

et de soins palliatifs,CH Jacques Cœur,

145, avenue François Mitterrand,18020 Bourges.

e-mail : [email protected]