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La Faim en soi, extraits Table des matières Sur ce document digitalisé, les pages auxquelles renvoie la table des matières ne correspondent à rien. Cette table ne vous servira qu’à connaître les thèmes qui sont abordés dans ce livre. Préface du Pr P. Aimez 9 Introduction 19 1. Dedans dehors : soi et les autres 27 1. La relation entre le dehors et le dedans 28 2. Conflits avec les parents et retour dans l’œuf 32 3. De la culpabilité à la clandestinité 42. 4. Le pur et limpur 44 5. Lidentité sociale 45 6. La quête de labsolu 48 7. Les relations amoureuses 53 8. Largent 57. Propositions pratiques 59 1. Le journal 59 2. Thème recherche personnelle, 60 La dépendance 62 1. La relation à la nourriture 62 2. Les choix alimentaires 63 3. Les aliments déclencheur 67 4. Les aliments inhibiteurs 68 5. Les aliments neutres, 69 6. Les zones de répit 70 7. La structure du milieu alimentaire 70. Propositions pratiques 73 1. Plan de réadaptation progressive aux aliments « interdits » 73 2. Comment déterminer vos besoins énergétiques ? 85

La Faim en soi, extraits

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Page 1: La Faim en soi, extraits

La Faim en soi, extraits

Table des matières Sur ce document digitalisé, les pages auxquelles renvoie la table des

matières ne correspondent à rien. Cette table ne vous servira qu’à

connaître les thèmes qui sont abordés dans ce livre.

Préface du Pr P. Aimez 9

Introduction 19

1. Dedans dehors : soi et les autres 27

1. La relation entre le dehors et le dedans 28

2. Conflits avec les parents et retour dans l’œuf 32

3. De la culpabilité à la clandestinité 42.

4. Le pur et l’impur 44

5. L’identité sociale 45

6. La quête de l’absolu 48

7. Les relations amoureuses 53

8. L’argent 57.

Propositions pratiques 59 1. Le journal 59

2. Thème recherche personnelle, 60

La dépendance 62 1. La relation à la nourriture 62

2. Les choix alimentaires 63

3. Les aliments déclencheur 67

4. Les aliments inhibiteurs 68

5. Les aliments neutres, 69

6. Les zones de répit 70

7. La structure du milieu alimentaire 70.

Propositions pratiques 73 1. Plan de réadaptation progressive aux aliments

« interdits » 73

2. Comment déterminer vos besoins énergétiques ? 85

Page 2: La Faim en soi, extraits

3. Calculez vos calories sur une semaine 88

4. Le carnet alimentaire est-il indispensable ? 89

5. Propositions d’objectifs pour le carnet alimentaire 94

6. Thème de recherche personnelle 97

Mise au point diététique et distorsions habituelles 99 1. Les attentes magiques et la culpabilité 99

2. Les régimes font grossir 103

3. Il est impossible de ne pas craquer 104

4. Comment se forme et s’élimine la graisse ? 104

5. Que sont exactement les calories ? 106

6. Sur l’inégalité des calories 107

7. Les associations d’aliments 108

8. Les calories négatives 109

9. Les médicaments 110

10. L’hypnose, les messages subliminaux, etc. 114

11. Le pondérostat 115.

Les discours intérieurs et la gestion des crises 117 1. L’intemporalité des crises 117

2. Les chimères, le doute et la raison 119

3. Il faut accepter ses crises 121

4. Pour limiter les crises, 123.

Propositions pratiques 126 1. L’approche sophrologique 126

2. Travail à réaliser en période d’accalmie 133

3. Travail à réaliser après les crises 138.

La peur de manquer, la peur de céder et les réactions d’évitement 141

1. Que sont les phobies 141

2. Le cercle vicieux de la peur et de l’évitement 143

3L’objet contre-phobique 145

4. Les scénarios inachevés 146

5. Les interprétations irrationnelles 146

Page 3: La Faim en soi, extraits

6. Schéma de la boucle sans fin de la peur et de

l’évitement 148.

7. L’incubation 149

8. La désensibilisation systématique 149

9. L’immersion 150

10. La litanie 150

11. Technique de relaxation 150.

Propositions pratiques 153 1. Premier thème de recherche personnelle 153

2. Deuxième thème de recherche personnelle 154. —

3. Auto désensibilisation à la peur d’avoir faim 155

4. auto désensibilisation à la peur de manquer 157

L’affirmation de soi et les relations avec l’entourage 159 1. Plus nous voulons mincir, plus nous grossissons 159

2. La boulimie, l’anorexie et l’obésité ne sont pas des

maladies honteuses 161

3. La gestion des conflits 164

4. Agressivité, passivité, manipulation et assertivité 165

5. Le contrôle de soi 166

6. Les relations à l’entourage 167

7. Savoir demander de l’aide 169

Propositions pratiques 174

1. Thème de recherche personnelle 174

2. Qui influence votre comportement alimentaire 175

Les bénéfices secondaires 176

1. Qu’est-ce qu’un bénéfice secondaire ? 176

2. – Quelques exemples de bénéfices secondaires 178.

Propositions pratiques 185

Les émotions font-elles grossir ? 186 1. Le stress et le pondérostat 186

2. Les modèles expérimentaux 188

Page 4: La Faim en soi, extraits

3. Le rôle antidépresseur du sucre et la glucido-

dépendance 190

4. La chimie pour guérir 91

5. Émotions et activités cognitives 192

Propositions pratiques . 194

Le travail sur le goût 198

1. Le goût nous met en relation avec le monde 198

2. La langue et les quatre saveurs de base 199

3. Le rôle des autres sens 201

Propositions pratiques 203 1. Le rôle du goût pendant les crises 203

2. Le seuil de perception des quatre saveurs de base 204

3. Le mélange des saveurs 204

4. La succession des saveurs et leurs interférences 205

5. Mise en évidence des stimulations chimiques 205

6. Identification de diverses odeurs 206

7. Analyse d’un aliment de crise 206

10. Mincir n’appartient qu’à vous 208

Annexes. 1. Table de composition des aliments 213

2. 2. Adresses utiles 226

3. 3. Bibliographie 229

Page 5: La Faim en soi, extraits

Préface du Professeur Aimez. Quiconque, de nos jours, s’intéresse de près à la pathologie du

comportement alimentaire — que ce soit comme patient, chercheur

ou thérapeute — doit se déterminer à adopter le point de vue de la

complexité.

Autant l’esprit se révolte lorsque lui sont imposées des tâches

inutilement et stupidement compliquées (dont le type le plus parfait

est la tâche administrative), autant il peut s’exalter et s’enrichir à

s’efforcer de capter une réalité — humaine en particulier -

infiniment complexe.

L’ouvrage de J. —L. Yaïch n’esquive pas les difficultés liées à

l’exposition d’une matière — clinique, psychologique,

psychopathologique — aussi élaborée qu’un trouble du

comportement alimentaire. Qu’y a-t-il en effet de plus savant

(contrairement aux apparences), que l’anorexie d’une jeune-fille, la

boulimie d’une adolescente, l’obésité d’un adulte — construite

couche après couche selon un système d’adaptation et de défense

longuement mûri depuis l’enfance ?

Défi, paradoxes, contradictions, par conséquent, ne font défaut ni à

la réalité clinique ni au « corps » de cet ouvrage qui entraîne le

lecteur bien au-delà de la simple technique du savoir-manger ou du

vouloir-maigrir.

C’est peu de dire, en effet, que les comportements alimentaires de

l’homme obéissent à un déterminisme biopsychosocial. Encore faut-

il avoir éprouvé dans sa chair, comme patient, obèse, boulimique ou

anorexique, l’absence de toute séparation, de tout « Trait d’union »,

entre ce qui est biologique, psychologique ou socioculturel.

L’auteur, ancien obèse, ancien boulimique lui-même, a traversé ce

magma fusionnel ; son texte, parsemé de brûlantes scories, en porte

témoignage. La boulimie est un malheur et l’on saura gré à l’auteur

d’avoir écrit au plus près de sa souffrance passée.

Page 6: La Faim en soi, extraits

Toutefois, la souffrance à elle seule n’explique rien, ne légitime rien.

Le détour par la connaissance est nécessaire et inévitable. L’ouvrage

possède donc une logique et une armature scientifiques

irréprochables. Il n’y manque, selon moi, qu’un bref rappel

introductif de la définition et des développements récents de la

pathologie du comportement alimentaire. Mais c’est là une lacune

aisée à combler et le lecteur me pardonnera d’y consacrer quelques

lignes, nécessairement ennuyeuses, assorties de quelques données

chiffrées également indispensables.

L’obésité, au siècle dernier, n’était encore que simple disgrâce : « La

duchesse de Harley, pouvait écrire Oscar Wilde, femme d’un naturel

admirable et d’un excellent caractère, aimée de tous ceux qui la

connaissaient, avait ces proportions amples et architecturales que

nos historiens contemporains appellent obésité lorsqu’il ne s’agit

pas d’une duchesse. »

Nul, sans doute, n’eût alors imaginé que cette dysmorphie susciterait

un jour un tel intérêt de la part des médecins, des chercheurs et, plus

curieusement encore, de la part des psychiatres et des sociologues.

Les données du « problème » obésité, il est vrai, ont radicalement

changé depuis un siècle ! En premier lieu, le nombre d’individus

affectés de surpoids ou d’obésité (cette dernière étant définie comme

un excès de poids de 20 % ou plus par rapport aux normes) n’a cessé

d’augmenter dans nos sociétés industrialisées.

Aux États-Unis, en 1984, 35 % de la population pouvait être classée

comme obèse (contre 7 % en 1930), soit 34 millions d’individus'. Or

l’obésité, surtout lorsque la surcharge adipeuse est de distribution

androïde (haut du corps et abdomen), constitue un indiscutable

facteur de risque des maladies cardio-vasculaires, du diabète, de

l’hypertension. D’où la sollicitude des professions médicales.

Toutefois l’obésité, dont les bases de prédisposition génétique sont

importantes et ont pu être récemment évaluées — à l’aide, en

Page 7: La Faim en soi, extraits

particulier, d’études de concordance chez des jumeaux monozygotes

est aussi une création culturelle : aux États-Unis, l’obésité, comme

l’ont montré les travaux de Stunkard, est six fois plus fréquente dans

les basses classes socio-économiques que dans les classes les plus

fortunées. D’où l’intérêt des sociologues pour un tel phénomène de

classe.

Ce phénomène, à vrai dire, est plus complexe encore ! Par-delà les

prédispositions génétiques, les niveaux éducatifs et les conditions

économiques, intervient en effet la signification sociale, rituelle,

religieuse des comportements alimentaires ainsi que la symbolique

des silhouettes corporelles. D’où l’intérêt marqué des psychologues,

des psychiatres, des ethnologues pour des conduites aussi riches de

significations individuelles et collectives.

« Dans les pays pauvres, les pauvres sont maigres, et les riches sont

gros ; dans les pays riches, les pauvres sont gros et les riches sont

maigres » (Morley).

L’obésité apparaît ainsi comme un phénomène non seulement

hétérogène et d’étiologie plurielle, mais foncièrement inégalitaire.

Ce que nos sociétés, idéologiquement obsédées par l’égalité des

chances, ne manqueront pas de dénoncer : Nous sommes « des

mangeurs inégaux » (Apfelbaum) ! « Notre société fabrique des

obèses, et elle ne les tolère plus » (Trémolières).

Toutefois, le phénomène obésité — dans sa complexité — est lui-

même en voie d’être dépassé par un phénomène plus vaste encore :

l’obésitophobie. Cette fois, ce sont des pans entiers de population

qui sont concernés. Dans l’enquête Glamour de 1984, 41 % des

33000 femmes américaines interrogées étaient insatisfaites de leur

corps, 80 % souhaitaient maigrir ; 45 % de celles qui étaient

objectivement maigres se trouvaient trop grosses'. En 1969, déjà

Dwyer indiquait que 80 % des étudiantes d’une High School se

trouvaient trop grosses et qu’à tout moment 30 % d’entre elles

Page 8: La Faim en soi, extraits

suivaient activement un régime amaigrissant. De nos jours, (1989),

environ un tiers des Américains, soit 80 millions de personnes

suivent un régime « amaigrissant », justifié ou non ! Et 57 % des

Françaises s’estiment trop grosses (contre 40 % seulement en 1979).

Cette obésitophobie culturelle galopante, doublée par la montée en

puissance d’un idéal de minceur corporelle, fascine les sociologues

qui assistent, comme Fischler, à la naissance d’une « société

lipophobe ».

Pour les professions de santé, le souci est autre : les études

épidémiologiques menées, depuis les années 30 jusqu’à nos jours,

en Suède (Theander), en Ecosse et en Angleterre (Kendell), à New

York de 1960 à 1976 (Jones), en Suisse de 1956 à 1975 (Willi et

Grossman) confirment toutes l’augmentation d’incidence de

l’anorexie mentale.

Quant à la boulimie, dont le premier cas clairement documenté a été

rapporté par Janet en 1903 et qui était encore pratiquement ignorée

il a une vingtaine d’années, elle touche actuellement, selon les

critères adoptés, de 1 à 4 % de la population féminine et

principalement les femmes jeunes : véritable épidémie, selon

certains observateurs !

C’est ainsi que l’on assiste en cette fin de millénaire, à côté du Sida

et des toxicomanies, à l’apparition et à l’extension d’une pathologie

nouvelle — au moins par sa dimension sociologique : la pathologie

du comportement alimentaire.

L’obésité, lorsqu’elle est liée à une hyperphagie de type compulsif

ou boulimique, l’anorexie restrictive, la boulimie normo-pondérale,

l’anorexie-boulimie, les restrictions alimentaires aberrantes,

chroniques ou épisodiques forment la trame continue de cette

pathologie comportementale dévastatrice.

Si les professions de santé s’intéressent déplus en plus au

phénomène anorexie-boulimie-obésité hyperphagique, c’est

Page 9: La Faim en soi, extraits

d’abord en raison des conséquences somatiques désastreuses de ces

conduites alimentaires anarchiques : hyperlipido-protéinémies,

maladies cardio-vasculaires, troubles des règles et de la

reproduction, complications digestives, dentaires, endocriniennes,

rénales...

Psychiatres et psychologues, de leur côté, ont à faire face à une

avalanche de cas de dépressions, d’insomnies, d’échecs scolaires,

universitaires, conjugaux, de tentatives de suicide, plus ou moins

directement liés à des entreprises d’amaigrissement sauvage ou à

l’impossibilité avérée de ramener sous contrôle un comportement

alimentaire devenu chaotique ! Pour finir, 5 à 10 % d’anorexiques,

mais aussi nombre de boulimiques et d’obèses — comme le rappelle

épisodiquement la presse à sensation — paient de leur vie la

poursuite de ce mirage : la minceur à tout prix !

Face à cette pathologie montante, la masse de savoir et de

connaissances scientifiques accumulés pèse d’un poids certain.

Pourtant, il faut le reconnaître, postée à l’intersection, au carrefour

de divers champs disciplinaires, la pathologie des comportements

alimentaires conserve en partie un caractère énigmatique !

Il est temps, par conséquent, de prêter attention à une source

d’informations trop et trop longtemps négligée : celle qui émane des

intéressés eux-mêmes ! Anorexiques, boulimiques, obèses

hyperphages en savent long, en effet, sur le mal dont ils souffrent.

Souvent, il est vrai, l’intensité de leur souffrance exclut les mots qui

seraient nécessaires pour la dire. De plus, la peine de celui qui est

condamné à manger est, par définition, d’essence nostalgique et

préverbale.

Ceux, pourtant, qui sont revenus de l’enfer boulimique, de l’impasse

anorexique, de l’exil dans la citadelle du corps obèse, ceux-là ont

beaucoup à nous apprendre.

Certains, même, comme l’auteur sont passés dans le camp des

Page 10: La Faim en soi, extraits

thérapeutes, mus par l’espoir d’apporter compréhension, chaleur et

allègement de leurs souffrances à leurs frères et sœurs en boulimie-

obésité-solitude.

C’est que l’empathie est de peu de secours sans un certain savoir, de

même que le savoir délivré seul n’est que mépris sans la sympathie

agissante.

L’auteur de cet ouvrage, répétons-le, sait de quoi il parle : « Je

voulais mincir pour sortir de la mort, de cette fascination où elle me

tenait. »

« Manger le monde c’est s’exposer à se confondre avec lui jusqu’à

s’y perdre. »

« Nous demeurons confrontés à la question, métaphysique s’il en

est, de notre place dans l’univers. Question du commencement et de

la fin, de notre refus de la mort, de notre recherche de fusion dans

l’amour, et des limites d’entre le monde et nous. »

L’ouvrage est parsemé de ces interrogations angoissées qui

fulgurent dans la conscience éveillée de tout mangeur divisé : car

c’est cette schize douloureuse qui donne son ton — majeur ou

mineur — à toute la pathologie du comportement alimentaire. « En

crise, je ne me reconnais pas », « c’est plus fort que moi »,

proclament les boulimiques à l’unisson.

Si l’anorexique restrictive a réussi — provisoirement — à faire taire,

à nier la part de soi qui veut manger, les boulimiques, beaucoup plus

nombreux (ses), « passent toute une vie écartelée entre deux êtres

qui se déchirent : celui qui mange, ce vieux démon qui entre et nous

possède, et puis l’autre, l’archange rédempteur, ce justicier vengeur

que l’on attend ».

En assimilant le moi qui mange au démon, l’auteur indique le sens

qu’il confère à ce combat démesuré et cependant dérisoire : Lumière

contre Ténèbres, Bien contre Mal.

D’autres versions de cet affrontement, pourtant, seraient possibles :

Page 11: La Faim en soi, extraits

le moi qui mange affirme son appartenance au monde, à l’éros ; c’est

un moi soumis ; l’autre, qui ne mange pas, mais pense le monde, est

un moi révolté, démiurgique. Mais qu’importent ces polarités qui, si

aisément, s’inversent ! (De l’anorexie à la boulimie, du vide au

plein, de la révolte à la soumission, de l’amour à la haine.)

Celui — celle — qui vit en conflit permanent avec la nourriture,

donc avec son corps, entretient cette disjonction-

déchirure-antagonisme entre ses deux moi extrêmes. La souffrance

jaillit comme l’étincelle entre ces deux pôles de l’un écartelé.

Dédoublé, divisé, le sujet met alors les bouchées doubles, voire

triples ou quadruples lorsqu’il sent que son moi se fragmente plus

encore, se refend, s’éparpille, mais, contrairement au toxicomane, il

ne « s’éclate pas ». « En boulimie, écrit l’auteur, manger n’est pas

un plaisir mais une nécessité. »

Le « mangeur compulsif », voire « convulsif », comme le désigne

parfois Yaïch en un lapsus heureux, s’efforce de combler, de

remplir, de nier jusqu’au manque, pourtant constitutif de son être. Il

lui faut remplir le bol à ras, non seulement le gouffre digestif, mais

aussi la coupe de la vie qu’il s’ingénie à combler de dettes, de

désespérances, de disputes, de complications, de défis, d’échecs,

afin que, tout vide traqué, tout interstice comblé, il puisse enfin

s’essayer à dire : je. « Je » commence pour lui lorsque le vase

déborde, que le sel des larmes mêle son aigreur au barbouillement

écœurant du sucré !

L’anorexie — qui est une boulimie contrariée —, l’obésité

hyperphagique, la boulimie ne sont qu’étapes, longtemps

réversibles, interchangeables, de la mise en formes et en actes d’un

non-discours sur un manque-à-être. La disgrâce visible — le gros

corps — s’étoffe souvent d’une disgrâce cachée, humiliante : le

gavage solitaire. Ce qui se voit fait alors écran à ce qui se cache. Ce

qui se cache fait écran à ce qui peut se dire.

Page 12: La Faim en soi, extraits

Quant à la maigreur de l’anorexique, elle viole le regard d’autrui

pour le forcer à voir ce que nul ne regarde de plein gré : la mort —

son ombre convoquée — plutôt qu’une vie non choisie.

Ces discours muets, ces figures allégoriques — corps - tonneau,

outre vide, danse macabre — sont les harmoniques d’un même

pathos, d’une souffrance sans nom et sans issue langagière. Seul

celui qui est déterminé à tendre l’oreille saura reconnaître le cri de

rage ou d’impuissance boulimique qu’étouffe le bâillon alimentaire.

L’auteur est de ceux-là. Il a parcouru lui-même les cercles

infernaux ; il souhaite guider à son tour ceux qui cherchent une

issue. Formé aux techniques comportementales, il propose un

itinéraire, tout hérissé de listes, de notes, d’évaluations, de tâches

graduées. Fil d’Ariane précieux pour qui veut sortir patiemment du

labyrinthe. L’ouvrage s’inspire également des acquisitions récentes

en psychologie cognitive : pensées dysfonctionnelles,

dichotomiques (tout ou rien, bon ou mauvais, permis ou interdit),

faussement attributives (« tout est de ma faute »), superstitieuses,

illogiques au point où j’en suis, autant continuer »), négatives (« je

n ’y arriverai jamais ») constituent le bagage commun des patients

qui entretiennent une relation conflictuelle avec la nourriture et le

corps. Tous sont des déprimés en puissance, sinon déjà de facto.

Enfin, la physiologie n’est pas négligée par l’auteur : il expose les

bases de l’équilibre pondérostatique et de la régulation des balances

mono-aminergiques et peptidiques cérébrales. Comment ne pas s’en

réjouir ? Une psychologie qui exclut le corps n’est rapidement plus

qu’une rhétorique bavarde.

Yaïch est « externaliste » ; il se rallie à la théorie, — jamais prouvée,

mais heuristique en son temps — de l’externalité : les obèses

seraient, plus que les non-obèses, sensibles aux stimuli « externes »

(nourriture, en particulier) et moins aux signaux internes.

En fait, extrayant la théorie de son corset scientifique, il lui donne

Page 13: La Faim en soi, extraits

une portée philosophique « II me semble que cette approche doit être

élargie, nous souffrons d’un trouble plus profond où tout notre

système de référence au monde se trouve impliqué. »

Il est vrai le corps et son image — l’image du corps — sont la clef

de notre appropriation, et donc, en référence ultime, de notre vision

du monde.

L’obèse paraît moins conditionné aux signaux externes qu’incertain

de la frontière dedans/dehors. Sa quête d’amour inassouvie explore

ou refuse les limites, à commencer par celles du corps jusqu’où peut-

on manger sans que le corps n’explose ou n’implose ? De même,

beaucoup de boulimiques ont un poids normal, mais la question

dedans-dehors, bon objet-mauvais objet, mère bonne-mère toute-

puissante persiste, créant d’autres cheminements d’angoisse.

L ’ouvrage s’adresse ainsi, selon moi, à tous ceux qui sont

déterminés « à travailler à la fois sur un problème d’image et sur la

conscience d’être ».

Ambition qui dépasse de loin le pur et vain souci de maigrir.

Pierre Aimez.

Le Pr Pierre Aimez, nutritionniste et neuropsychiatre, exerce dans

un grand hôpital parisien. En 1983, il fut à l’origine de la création

du GEFAB (Groupe d’étude français de l’anorexie et de la

boulimie).

J’ai été boulimique et la violence de cette inclination m’a conduit à

connaître des périodes de ripailles suivies de cycles de restrictions

brutales. Je pouvais en quelques mois accuser des écarts de 50 à plus

de 100 kilos. J’ai accompli, entre 25 et 35 ans, au moins quatre fois,

ces fluctuations gigantesques avec, on s’en doute, la cohorte de

tourments qui les accompagne. Je ne compte pas les innombrables

Page 14: La Faim en soi, extraits

tentatives où je perdais et reprenais « seulement » une ou deux

dizaines de kilos. Très souvent, j’ignorais mon poids exact, faute de

trouver une balance qui puisse me supporter, faute également de

vouloir vraiment le connaître. Au printemps 1981, je me suis pesé

sur la bascule d’une société de transport et j’ai vu, avec un sentiment

d’inquiétude mêlée d’une certaine fierté, l’aiguille monter aux

alentours de cent quatre-vingt-dix kilos.

- Satisfaction : tout de même, j’y suis bien parvenu. Contentement

juste voilé par le regret de n’avoir jamais su entamer mon deuxième

quintal.

- Vertige : mais comment en suis-je arrivé là ?

J’interprétais mon poids à la fois comme la preuve tangible d’un

destin singulier et comme l’impossibilité de le voir aboutir.

Cette aspiration à un avenir hors du commun, accompagnée d’une

totale impuissance à l’accomplir dans la réalité, se rencontre

fréquemment chez les obèses, les boulimiques ou les anorexiques.

Ils s’enferment, chacun à leur manière, dans une même quête

d’absolu. La volonté de mincir n’en est que l’aspect le plus

immédiatement visible. Ils goûtent à plus d’un artifice pour jouer et

rejouer leur existence, mais chaque fois leur vie est ailleurs et

s’éloigne d’un pas. Les rêves de grandeur alternent avec un

sentiment d’échec qui s’articule inéluctablement sur l’irréalité.

- Désir de subsister laisser ma trace, sortir de la mort lente, me

purifier. Courir après l’irrépressible appel d’un corps subtil, d’un

départ, d’un ailleurs. Histoires de sirènes et de marins solitaires

égarés sur les immensités. J’entends la corne de brume.

Je m’apprêtais à m’imposer encore une diète draconienne qui

m’aurait sûrement fait perdre puis retrouver une impressionnante

quantité de kilos lorsque j’entrepris, avec le Dr Apfeldorfer, une

thérapie à orientation comportementale et cognitive. Cet ouvrage est

largement influencé par cette recherche menée avec lui et par le

Page 15: La Faim en soi, extraits

soutien qu’il continue de m’apporter en assurant aujourd’hui la

supervision clinique de mon activité de thérapeute.

Après la publication de mon premier livre (Kilos de plume, kilos de

plomb), où j’ai décrit au jour le jour le questionnement qui

accompagnait mon amincissement, je me suis trouvé tiré, propulsé

vers la représentation médiatique de « celui qui a réussi à perdre

presque cent kilos ». Un vague écho continuait toujours de battre en

moi, cherchant une issue, une place dans le monde où « il » fût à

demeure. Mais « il », c’était moi, vu par moi du dehors comme une

image fugitive légèrement déformée, séduisante et inquiétante à la

fois. Télés, journaux, photos publiées à grands renforts d’avant-

après. Bien sûr, j’en rajoutais lorsqu’on m’en demandait. L’autre

était toujours là, les bras un peu ballants, étourdi sur ses kilos perdus,

en quête d’une identité qui commençait à peine à s’ébaucher.

J’attendais beaucoup de la parution de ce livre. En fait, j’attendais

tout : la fin de la galère et de mes ennuis financiers, la fin de cette

inaptitude à vivre parmi les autres hommes, égaré en un lieu où je

m’étais endormi sur le rivage de mon extrême obésité. J’étais au

seuil d’une naissance. Le trouble que je sentais finirait bien par

s’éteindre, entraîné par ma nouvelle vie.

Sans le secours de ceux que j’aime, je n’aurais peut-être pas résisté

à la tentation d’une autre fuite, plus profonde cette fois et plus

définitive. J’étais devenu un modèle et je devais m’y conformer. Il

s’était fait ma seule identité, la seule en tout cas que le monde veuille

bien me reconnaître. La preuve d’une existence entièrement

recomposée sur un amas de graisse évanouie. Quelques kilos repris

auraient suffi à me faire complètement disparaître. Comment

masquer ce déchirement, ce regard extérieur que je portais sur moi-

même ? Yaïch reconnu pour un exploit qu’il ne reconnaît pas.

Mincir, malheureusement, ne permet pas de donner un sens à son

destin. Je n’étais pas encore au rendez-vous. J’attendais qu’un

Page 16: La Faim en soi, extraits

miracle me ramène à la vie. Mincir pouvait même devenir le

contraire de mon sentiment d’être et signifier ma soumission à une

norme futile et imposée. Ce pouvait être l’abandon de ma capacité à

prendre forme pour d’autres valeurs enfouies dans un recoin de moi

que la graisse envolée n’avait pas su découvrir. La quête de l’absolu,

fût-elle cette fois celle de l’absolue minceur, ne me conduisait qu’au

vide.

Il me fallut un temps pour me recomposer.

Y suis-je vraiment parvenu ?

Je voulais mincir pour sortir de la mort, de cette fascination où elle

me tenait. Jadis, je pensais à elle tendrement tous les jours, mais

désormais je souhaitais m’extraire de cet endormissement, ne plus

être exclu, ne plus atermoyer mon heure alors que l’âge avançait. Et

je me suis retrouvé nu, confronté à cette peur toujours présente

d’entreprendre ma vie, à cette peur des autres. Mincir, c’était

prendre le risque d’être légitimé sans plus me reconnaître. Mon

image étrangère multipliée dans la presse ne pouvait que renforcer

mon trouble, me renvoyer au cœur de ma question : trouver les

limites entre le monde et moi, faire le tri entre ce qui pourrait être

mien et le reste, établir une relation claire entre le dehors et le

dedans.

C’est ici justement que débute notre propos.

Même si vous ne vivez pas l’ampleur des tourments que j’ai connue,

nous sommes atteints du même mal. Il n’y a rien de commun, a

priori, entre une frêle jeune femme boulimique de poids normal qui

alterne compulsions alimentaires, jeûnes, vomissements ou

exercices physiques démesurés et un obèse de cent quatre-vingt-dix

kilos. Rien de commun entre ce dernier et une anorexique

décharnée, alimentée sous perfusion sur son lit d’hôpital. Rien de

commun non plus entre une femme qui ne s’inquiète qu’au

printemps des trois kilos qu’elle perd rituellement avant l’été et une

Page 17: La Faim en soi, extraits

autre qui mange tout au long de la journée, mais juste un peu chaque

fois. Pourtant les frontières ne sont pas toujours très claires sur une

palette de comportements qui va de l’anorexie à l’anorexie-

boulimie, en passant par l’obésité compulsive, ou à ce que l’on

considère parfois comme une catégorie spécifique : les glucido-

dépendants arrive d’ailleurs fréquemment qu’un même individu

migre au cours de sa vie d’un comportement à l’autre en traversant

parfois des périodes d’accalmie où tout semble provisoirement

rentrer dans l’ordre. Les tendances principales des uns se retrouvent

toujours à l’état embryonnaire chez les autres et les comportements

caractéristiques qui les séparent sont dus aux accidents de parcours

de leur histoire.

Le seul groupe qui pourrait être mis à part serait celui des obésités

dites constitutionnelles et génétiques. Mais même dans ce cas, les

tentatives d’amincissement successives et les échecs qui en

découlent finissent par induire des comportements compulsifs. Aux

États-Unis, des volontaires qui n’avaient a priori aucun problème

avec la nourriture ont été mis au régime pendant plusieurs mois. Une

impressionnante proportion d’entre eux a développé des

comportements compulsifs à la fin de l’expérience. Le seul critère

vraiment déterminant demeure, à mon sens, la perte de contrôle

ressentie plus ou moins fortement, peu importe la manière dont elle

intervient. Une anorexique n’est jamais totalement à l’abri d’une

boulimie sous-jacente et un obèse qui mincit peut devenir

anorexique.

La vie des anorexiques ressemble à celle de Don Quichotte. Elles 1

se battent contre leurs propres moulins à vent en se heurtant à

l’incompréhension du reste du monde ébahi devant ces phénomènes

étranges. Dans le meilleur des cas, elles trouvent un exutoire concret

à leur quête et accomplissent une mission investie sur une manière

de sainteté : elles nourrissent un destin, un sacerdoce. Dans le pire,

Page 18: La Faim en soi, extraits

elles se désincarnent au sens propre du terme et se dévorent à en

mourir. Malgré quelques embardées du côté de l’anorexie, les

obèses se contentent souvent de développer un imaginaire très riche

où ils rêvent qu’un jour ils seront Don Quichotte, remisant alors, et

une bonne fois pour toutes, l’encombrante enveloppe du malheureux

Sancho Pança.

Schachter, un comportementaliste américain, a détaillé en son temps

la théorie de l’externalité. Les « externalistes » seraient, plus que

d’autres, sensibles aux stimuli externes, et sourds à ceux qui

viennent de l’intérieur. Ils mangeraient moins par faim (stimulation

interne) que poussés par la vue ou l’odeur de nourriture

(stimulations externes). Ils seraient particulièrement réceptifs aux

signaux venus du dehors, toujours prêts à se mettre en état

d’empathie et de perméabilité. Mais pouvons-nous réduire le mal

dont ils souffrent à un simple conditionnement aux stimuli

externes ? Il me semble que cette approche doit être élargie.

N’éprouvent-ils pas un trouble plus profond où tout leur système de

référence au monde se trouve impliqué ?

Le cabinet de thérapie du comportement alimentaire que j’ai ouvert

m’a permis de prolonger cette interrogation et d’en articuler les

liens.

C’est un bilan, l’enchaînement de ce travail, des réflexions et des

techniques utilisées pour le mener à bien que je présente ici. Il sera

illustré d’exemples, issus parfois de mon histoire personnelle,

parfois de celles des personnes que j’ai accompagnées en thérapie.

Ces quelques pistes, je l’espère, permettront au lecteur de trouver sa

propre voie et de commencer à résoudre quelques-uns de ses

problèmes.

On me reprochera peut-être d’avoir voulu tirer une théorie générale

de ma propre pathologie — je suis externaliste — et ce reproche sera

sans doute justifié. J’apporte un point de vue, vu à partir d’un point,

Page 19: La Faim en soi, extraits

qui est le mien. Qui peut prétendre à autre chose ? Je ne crois pas

aux conceptions globalisantes. Peut-on échafauder des

raisonnements totalement dégagés de ses propres affects ? Le

véritable intérêt d’une théorie se révèle le jour où elle devient

caduque, poussée par de nouvelles observations, lorsque se

retournant sur le chemin parcouru avec elle, on voit où elle nous a

menés. Nous demeurons alors confrontés à l’incapacité de résoudre

autrement que par une nouvelle question la question

— métaphysique s’il en est — de notre place dans l’univers.

Question du commencement et de la fin, de notre refus de la mort

(ou des raisons que nous nous donnons pour l’accepter), de notre

recherche de fusion dans l’amour, et des limites d’entre le monde et

nous. Manger le monde c’est s’exposer à se confondre avec lui

jusqu’à s’y perdre et cette dérive devient alors le seul moyen de se

sentir exister.

La plupart des personnes qui viennent me consulter entretiennent

une relation obsessionnelle avec la nourriture. Il ne s’agit pas

nécessairement de perdre une impressionnante quantité de kilos,

mais il y a une douleur plus ou moins forte qui ne s’évalue pas en

termes de poids. Comme moi, hier, elles focalisent toute leur énergie

sur un seul mot mincir. Mincir comme une urgence, une obligation

absolue, qu’on ne saurait remettre en cause, sous aucun prétexte,

aussi rationnel soit-il. D’ailleurs ici, tout échappe à la raison.

Vouloir tuer une part de soi qui resurgit régulièrement de régimes

en renoncements dans un combat toujours renouvelé, passer toute

une vie écartelée entre deux êtres qui se déchirent : celui qui mange,

ce vieux démon qui entre et nous possède, et puis l’autre, cet

archange rédempteur, ce justicier vengeur que l’on attend.

Pourtant, ce combat inégal que nous ne savons traduire que par ces

mêmes mots, « maigrir, mincir, perdre du poids », n’est que le reflet

de la place que nous cherchons et que nous avons du mal à trouver

Page 20: La Faim en soi, extraits

parmi les autres hommes. Le régime n’est que l’expression

malheureuse et sans suite de cette volonté : établir une autre relation

entre le monde et nous, construire les frontières qui nous échappent.

Pouvoir se dire enfin : c’est là que je commence.

Comment entreprendre et tenter de résoudre cette ambition ? Bien

des kilos perdus ne conduisent qu’à une impasse, le nouveau mince

ne se reconnaît pas, il regrossit, se désole en s’infligeant bientôt une

nouvelle punition. L’échec renforce l’échec et l’entraîne dans une

spirale sans fin. Il est probable que bien souvent nous ne mincissons

que poussés par la certitude inconsciente de pouvoir regrossir pour

reconquérir le songe du « quand je serai mince ». Comme un

prisonnier dans sa cellule, l’obèse dans sa graisse rêve à la liberté.

En rêve tout est possible : retrouver une place honorable dans le

monde, s’enquérir d’un amour absolu ou d’une passion sans limite.

Mais une fois dehors, les illusions se brisent sur la réalité. L’obèse

et le prisonnier n’ont pas d’autre issue que la récidive. A nouveau

enfermés, ils pensent qu’un jour le soleil brillera sans entrave.

Je ne crois pas qu’on puisse se sortir de cette glu en s’imposant

violences et privations. Nous devons entreprendre un long travail de

recherche qui aboutira souvent à des modifications profondes de

notre manière de vivre, à une remise en cause de la nature des

relations qui nous unit à nos proches et à l’affirmation d’un plus

grand pouvoir sur nos lendemains. Il est impossible de chiffrer

exactement le temps nécessaire. Cinq à six mois semblent un

minimum pour arriver à des résultats concrets, il faudra le plus

souvent un ou deux ans au cours desquels se succéderont avancées

et replis.

Le choix souvent posé entre maigrir ou accepter d’y renoncer est un

faux problème. Je vous propose de commencer par identifier les

mécanismes de la guerre — que ce combat se traduise par

d’incessantes fluctuations pondérales ou par d’autres violences —'

Page 21: La Faim en soi, extraits

puis de tenter de faire la paix avec vous-même. Votre nouveau poids

sera dans la plupart des cas sensiblement plus bas que le maximum

atteint, mais pas forcément conforme à votre première attente. Il faut

bien un jour essayer de sortir de cette lutte entre soi et soi-même.

J’ai perdu 100 kilos, et je ne me suis pas reconnu. En quelques mois,

j’en ai repris une bonne quinzaine. Maintenant, après trois ans, je

commence à peine à découvrir ma capacité d’exister en tant

qu’homme. Je me sens aujourd’hui tout aussi éloigné de celui qui

survivait, empaqueté de graisse, explorant la lisière de ses deux

cents kilos, que de l’autre, celui qui poursuivait vaillamment des

modèles chimériques pour dévorer encore le monde, mais d’une

autre manière.

J’apporterai au cours de cet ouvrage quelques informations et

quelques pistes de travail. Les troubles du comportement

alimentaire sont comme on dit « multifactoriels » et chacun des

éléments qui les composent s’articule intimement avec les autres.

Nous ne pouvons pas dissocier l’aspect physiologique des questions

diététiques, ni la diététique de la psychologie, même si nous

donnons à cette dernière une priorité certaine. Je proposerai

également une méthodologie qui sera pour une large part

d’inspiration comportementale et cognitive, sans pour autant me

priver de l’apport d’autres courants qui me semblent

complémentaires.

Dedans/dehors : soi et les autres.

La théorie de l’externalité, évoquée plus haut, est extrêmement

limitée. Elle fut élaborée à partir d’observations concrètes sur la

sensibilité extrême de certains individus aux sollicitations externes

et leur difficulté à percevoir divers signaux venus de l’intérieur.

Mais cette théorie peut également être considérée comme le point

d’émergence d’un conflit plus global entre le dehors et le dedans.

C’est dans ce sens étendu que j’aborderai l’externalité et que

Page 22: La Faim en soi, extraits

j’utiliserai ce terme au cours de cet ouvrage.

Il n’est pas dit que tous les « externalistes » développent des troubles

du comportement alimentaire. D’autres symptômes peuvent

apparaître en se substituant ou en complétant ces désordres, mais ils

ont toujours une étroite relation avec la quête d’une frontière

tangible entre le monde et soi.

Les externalistes ont une grande faculté d’identification et

d’adhésion aux éléments venus du dehors, mais, à un moment

donné, ils ne peuvent plus s’y reconnaître et se perdent. Par crainte

d’être rejetés, ils ont souvent cette capacité particulière de s’adapter

à la demande des autres et de leur renvoyer ce qu’ils attendent.

Ainsi, on les rencontre souvent dans des métiers de communication

où ils utilisent positivement toutes ces dispositions.

J’ai conseillé à tous mes patients de tenir un journal au cours de leur

thérapie. L’écrire est un précieux moment entre soi et soi-même.

Extrait du journal de Caroline Z.

Caroline a 36 ans. Elle se trouve souvent à la frontière de la boulimie

et de l’anorexie.

Il n’y a pas de cas individuels, c’est Martin qui m’a dit cela un jour

et j’ai adopté cette idée parce que je croyais en lui...

Je suis une inconditionnelle de Jean-Luc Godard, j’aime tout ce

qu’il dit, même quand je ne comprends pas, d’ailleurs j’aime bien

« ne pas tout comprendre », je lui fais confiance...

Je n’ai pas vraiment envie de m’occuper de moi, quand on s’occupe

de soi, c’est qu’on est malade. C’est de l’extérieur que doit venir ce

qui nous fait vivre...

La relation entre le dehors et le dedans

La nourriture établit un lien matériel immédiatement accessible

entre le dehors et le dedans. En mangeant, nous mêlons à notre

substance un élément extérieur qui nous transforme et nous

Page 23: La Faim en soi, extraits

communique une certaine énergie toujours investie d’une

importante charge symbolique. L’acte en lui-même signifie déjà la

fusion et notre affinité à l’Univers. Nous vivons en consommant ce

qui a vécu, la vie se nourrit de la mort. Ce lien est d’autant plus

efficace qu’il nous renvoie aux schémas les plus anciens de notre

histoire. C’est par la bouche que le nourrisson découvre le monde.

Il puise ses premières forces au ventre de sa mère. Dans l’ordre des

choses, les parents meurent avant les enfants et, par nos ancêtres,

nous sommes issus de ce qui fut. La boucle est parfaitement ronde

du microcosme au macrocosme, du ventre rond jusqu’à l’espace

infini.

Au cours des premiers mois de notre existence, alors que nous étions

au fond du tout premier dedans, nous passions notre temps à manger.

Nous étions nourris par le placenta, mais nous avions déjà un réflexe

de succion que nous exercions durant quasiment tout notre temps de

veille. Nous étions dans la nourriture, nous étions presque la

nourriture. Elle était l’Univers et nous étions en lui. A la naissance,

premier déchirement, premier âge, premier dehors, nous pratiquions

encore sept tétées quotidiennes. Puis nous avons grandi et nous

sommes devenus de jeunes enfants petit déjeuner, dix heures, repas

de midi, goûter, dîner et au lit. Nous sommes aujourd’hui des

grandes personnes et les adultes se nourrissent d’ordinaire trois fois

par jour, mais pour nous, un certain nombre d’événements et de

relations de dépendance mal résolus sont venus perturber ce

cheminement tranquille1.

Le cercle de la famille représente une seconde enveloppe, un second

milieu fusionnel, un second dedans dont nous sortons en principe

progressivement à partir de l’adolescence. Si nous avons peur du

dehors, peur de nous affirmer dans le monde, nous utilisons un mode

de défense très archaïque qui nous conduit vers les schémas de la

petite enfance : nous mangeons et nous rêvons d’une autre vie où

Page 24: La Faim en soi, extraits

« quand je serai mince » ressemble curieusement à « quand je serai

grand ». Et comme en rêve tout est possible, autant faire dans la

démesure et l’absolu. Nous reviendrons souvent sur cette quête d’un

objet hors d’atteinte qui s’articule toujours avec une névrose

d’échec. Elle nous renvoie vers une part de nous qui se sent

inexistante. Rêve de grandeur, désillusion, plein ou vide, fuite ou

fusion. Tout ou rien.

À l’adolescence, le cloisonnement se cristallise et l’on voit souvent

apparaître les premiers signes de compulsions alimentaires lorsque

le dedans — le cercle familial — nous étouffe un peu et que le

dehors nous inquiète encore.

Il existe toujours pour le nourrisson une confusion entre le plaisir

obtenu par l’absorption de nourriture et la personne (pas

nécessairement la mère) qui le lui procure. Cette confusion s’installe

chez tous les êtres humains sans exception, qu’ils développent par

la suite des tendances de type boulimique ou non. La différence

s’opère par la suite, lors de circonstances qui ont provoqué certaines

peurs nous conduisant à la recherche du premier état fusionnel.

Mêmes raisons, d’assez fréquentes prises de poids chez les jeunes

qui partent pour la première fois du domicile de leurs parents. Ils se

sentent alors déchirés entre le désir de séduire hors du champ

familial et la crainte de trop s’en éloigner. Envie d’entreprendre et

appréhension de ne pas y parvenir.

Les compulsions alimentaires se trouvent alors confortées par un

premier bénéfice devenir ou rester gros permet d’éviter les conflits

en écartant la séduction ou en la limitant à l’intérieur de frontières

déjà connues. Rester dedans (le cercle de famille), ou sortir dehors

pour mener sa vie. Ce premier décalage entre le dedans et le dehors

sera, comme nous le verrons, affermi par bien d’autres facteurs. La

nourriture n’est que la partie la plus visible de l’iceberg chez les

« externalistes » presque tous les circuits de relation dehors-dedans

Page 25: La Faim en soi, extraits

sont perturbés, le rapport à l’argent, à l’amour, l’identité sociale...

Cette problématique est exacerbée par une « société du spectacle »,

une civilisation de l’image où la réalité s’éloigne vers la

représentation de modèles trompeurs, coupés de leur substance

humaine. Amour photographique, gloire ou renoncement, opulence

ou misère, beauté ou laideur, obésité ou extrême minceur. Certaines

publicités qui débitent des femmes en rondelles pour construire une

figure irréelle et parfaite nous permettent raisonnablement de penser

que nous vivons dans une société malade. Ainsi, dans un spot

télévisé louant les vertus d’un yaourt, trois femmes ont été utilisées

pour construire le corps exemplaire d’un être chimérique une pour

le ventre, l’autre pour les jambes et la dernière pour le visage et les

épaules. Il existe des agences qui proposent aux publicitaires des

mannequins-morceaux spécialisés dans les mains, le visage, les

fesses et même les doigts de pied.

Nous pourrions tout aussi bien parler, en nous plaçant sous un autre

angle de vue de « régression au stade oral ». La position théorique

a-t-elle ici une quelconque importance ?

Extrait du journal d’Albertine L.

Albertine mène une double vie. Prostituée à Paris, ou femme au

foyer en grande banlieue, entre son père, ses trois enfants, Lucien

son compagnon et un copain à la dérive qu’ils hébergent. Quand elle

travaille à Paris, elle se sent revivre, éprouvant à la fois un sentiment

de pouvoir et de liberté. Pouvoir de séduction sur les clients et cette

liberté que donne l’argent quand on n’en a jamais eu. Mais elle

souffre aussi d’une grande humiliation. Elle se retrouve sur le

trottoir. Pourtant la prostitution est la seule activité qui lui procure

un semblant d’identité sociale. À la campagne, elle s’occupe du

ménage, de ses enfants, de son père, et travaille parfois comme

intérimaire pour un salaire de misère dans une petite ville voisine.

Elle ne se sent plus rien de commun avec ce monde ordinaire et fade.

Page 26: La Faim en soi, extraits

Femme de ménage, mère au foyer, intérimaire, prostituée ou femme

fatale ?

Je suis morte il y a très longtemps. De quoi suis-je morte ? Je suis

seule, personne ne peut me comprendre. Je ne peux me confier à

personne. J’ai parfois le sentiment d’être incompréhensible.

L’autre soir, j’ai regardé Super Sexy à la télé. Ça me faisait mal

quand je voyais des nanas minces. À la fin, je suis montée dans ma

chambre, je me suis regardée dans la glace. J’avais envie de couper

mes cuisses pour les rendre plus fines. J’ai imaginé un trait rouge

qui descendrait du haut de la cuisse jusqu’aux genoux. Je voyais un

trait de sang.

Ou encore...

Extrait du journal de Sarah S.

Sarah a 39 ans, secrétaire dans une grande entreprise, elle vit seule

avec son fils Paul, tout près de chez ses parents. Elle a été mariée,

au grand regret de ces derniers, avec un homme d’une autre religion

et d’une autre culture avec qui elle n’entretient plus que des relations

obligées.

Chez moi, je suis bien, je peux me balader en tee-shirt, je n’ai pas

peur de faire voir la chair molle qui bouge quand je marche. Dans

le métro, je prends de la place. Un soir d’hiver, j’étais assise, je

portais ma veste de fourrure et trois personnes ont changé de place

j’occupais trop la banquette, j’étais furieuse, j’avais envie de leur

cracher au visage devant l’air exaspéré qu’ils prenaient. Moi aussi,

il m’arrive d’être gênée dans le métro, par des gens qui puent la

transpiration ou qui prennent trop leurs aises, mais je pense ne

jamais avoir eu un tel regard.

Pour une grosse, s’habiller tient du marathon, les maisons

spécialisées, je n’ai jamais voulu y mettre les pieds. Ce n’est pas

pour moi, je ne veux pas. Je n’ai pas la coquetterie des femmes

minces, pourtant je trouve tous les dessous féminins adorables. Mais

Page 27: La Faim en soi, extraits

l’idée de me voir avec des froufrous, dégoulinante de toutes parts,

m’horrifie. Alors je me dis que je n’aime pas, c’est tellement plus

simple.

J’ai revu hier la pub Pulco. Scandale ! Deux portraits de jeunes

minces et deux vieux gros. C’est tout simplement raciste, je vais leur

écrire.

Je hais l’injustice qui existe vis-à-vis des gros...

Conflits avec les parents et retour dans l’œuf.

La nourriture nous conduit vers le dedans, à la recherche d’un état

premier et fusionnel. Lorsque nous sommes en crise, nous aimons

bien les endroits clos, la lumière feutrée, le silence ou le repli

douillet au coin du lit.

Pour Jean-Jacques T., les compulsions alimentaires étaient

particulièrement apaisantes lorsque, après des courses méticuleuses

dans un hypermarché, elles s’accomplissaient bien à l’abri dans sa

voiture, au fond d’un parking souterrain et obscur. La voiture est

véritablement un œuf, le souterrain et l’obscurité deviennent la

représentation du ventre maternel. Il revivait alors ce vieil état

crépusculaire où ses sens étaient à la fois éveillés et endormis,

sensible aux bruits et aux odeurs, tout enveloppé dans l’univers des

demi-teintes.

Mais, après la crise, cette protection renvoie très vite aux premiers

échecs. Le jour reprend ses droits avec sa lumière crue et la tristesse

succède à la consolation. Nous avons, pour une courte pause, vécu

un instant d’éternité, sans temporalité, hors de tout et nous basculons

brutalement, désarmés, dans un présent que nous ne savons plus

affronter.

Extrait du journal de Jean-Jacques T.

Jean-Jacques a vingt-quatre ans, il est étudiant en architecture. Il a

Page 28: La Faim en soi, extraits

quitté depuis trois ans le domicile de ses parents mais il dépend

d’eux financièrement et habite tout près de là dans un petit deux-

pièces.

Lundi dernier, alors que j’étais encore écrasé par le poids d’une

crise à peine achevée, on a sonné à ma porte. Cette intrusion venait

du bout du monde comme pour me rappeler que le monde existait.

Un monde violent et nasillard. Une sonnerie lointaine qui me

parvenait par vagues au fond du lit. Je laisse aller le temps.

Deuxième sonnerie, deuxième attente et je me pose. Les pas

s’éloignent sur le palier. Bourdonne ment, bourdon, bour... Assoupi

je réserve ma nuit. Mes yeux se tournent, animés d’une vigueur

distincte. Puis ils se bloquent.

Vaillance d’une latitude étrangère, éperdue.

Généralement, pour illustrer mon propos, je cite avec leur accord

des extraits du journal de certaines personnes qui sont ou ont été en

thérapie avec moi — bien entendu, leur nom, parfois leur âge et de

nombreux détails ont été transformés de manière à ce qu’il soit

totalement impossible de les identifier —, mais Michèle L. ne

ressent pas la nécessité de tenir ce journal. Je la retrouve chaque

semaine lors d’un entretien individuel depuis janvier. En juin, à la

veille des vacances, elle a subitement disparu après avoir annulé un

rendez-vous. Je n’ai plus eu de nouvelles jusqu’en octobre, date à

laquelle nous nous sommes à nouveau rencontrés.

Michèle n’est pas encore tout à fait entrée dans la vie, à vingt-sept

ans passés, elle partage son existence entre de longues périodes de

réclusion où elle travaille sa voix et quelques représentations qu’elle

donne ici ou là. Elle est chanteuse, et souhaiterait en faire

définitivement sa profession. Lors de notre premier entretien

d’octobre, j’apprends que ces derniers mois auront été

particulièrement chargés. En juin, au cours d’une visite médicale de

routine, on diagnostique un nodule sur son sein droit. Les analyses

Page 29: La Faim en soi, extraits

confirment ses craintes, il s’agit d’un cancer. Son ami, Jean-Luc,

musicien, habite en province, mais il est avec elle le jour où elle

apprend cette nouvelle. Jean-Luc doit partir pour une tournée à

l’étranger, programmée de longue date, et ne pourra pas assister à

l’opération qui aura lieu à la fin du mois. Elle est désespérée,

confrontée, comme on s’en doute, à la peur de mourir, mais

curieusement, au niveau de son comportement alimentaire, Michèle

est animée par une détermination sans faille et ne vit aucun de ces

accès compulsifs qu’elle connaissait si bien. Elle perd régulièrement

du poids, sans empressement et sans panique. L’opération se passe

bien, elle sait maintenant que ses jours sont hors de danger. Elle

connaît parfaitement la forme de son cancer. Sur ce plan, elle reste

très rationnelle et ne se laisse aller à aucune distorsion négative.

Durant son séjour à la clinique, elle ne reçoit aucune nouvelle de son

ami, mais en rentrant chez elle, elle trouve un message sur son

répondeur lui annonçant que les vacances qu’ils avaient prévu de

passer ensemble sont annulées à cause d’un gala inattendu. Ses

doutes prennent corps et semblent cette fois encore se confirmer

après un très bref et cinglant entretien téléphonique : Jean-Luc ne

cherche que de mauvais prétextes pour s’éloigner. Mais elle fait face

à cette nouvelle avalanche, en y trouvant comme un regain

d’énergie. Le désespoir reste endormi, presque irréel, encore lové

dans un recoin de sa conscience. Elle va utiliser le temps de sa

convalescence pour achever de préparer une audition importante.

Quelques associations négatives apparaissent. « Pourquoi est-ce que

j’éloigne toujours les hommes ? » Alors qu’une autre personne

aurait pu se demander : « Pourquoi certains hommes confrontés à ce

type de situation ont-ils tendance à quitter leur femme ? » Le temps

passe, mais la discipline qu’elle projetait de s’imposer devient moins

rigide, elle a du mal à se mettre au travail. Certains souvenirs

reviennent : son grand-père lui disait qu’elle ne serait jamais bonne

Page 30: La Faim en soi, extraits

à rien. Son père lui affirme qu’elle ne parviendra pas à réussir dans

le métier qu’elle a choisi, et paradoxalement il téléphone tous les

jours pour savoir si elle a commencé à réviser son répertoire. Rien

n’y fait, elle n’arrive pas à s’y mettre et commence à se dire que

véritablement elle n’y arrivera pas. En désespoir de cause, ses

parents qui passent des vacances à la montagne lui proposent :

« Puisque tu ne fais rien de bon à Paris, viens donc vivre quelques

jours avec nous, le grand air te fera du bien, ce sera déjà ça et au

moins nous serons ensemble. » Jusqu’ici, sur le plan de la nourriture

tout est parfait, elle se raccroche à la victoire qu’elle remporte

chaque jour sur ce terrain. À la montagne, en fait de grand air, elle

se retrouve dans un univers relativement confiné, à la fois protecteur

et contraignant. Ses parents se révèlent particulièrement attentifs et

aimants, presque trop. Elle mange un peu plus et n’arrive plus à

remplir son carnet alimentaire. Mais comme elle fait pas mal de

culture physique dans sa chambre, elle se dit que tout va encore très

bien. Pourtant Michèle commence à sentir comme un léger

glissement, un abandon qui se profile sans vouloir s’avouer,

camouflé derrière les excuses qu’elle se sent obligée de fournir à sa

conscience tourmentée.

Un samedi matin, sur un coup de tête, après quelques mots échangés

avec son père, elle décide brutalement de partir. Le soir, vers vingt

heures, elle arrive à Paris, seule au volant de sa voiture. Aucune

lettre de son compagnon dans la boîte, rien qu’un appartement vide,

plongé dans un certain désordre. Après avoir franchi le pas de sa

porte et s’être déshabillée, Michèle se trouve brutalement dans un

état quasi hypnotique qui la conduit vers son frigidaire, et dans son

frigidaire elle découvre un bon kilo de chocolat belge que ses parents

lui avaient offert. Son ami séjourne justement en Belgique. Après le

chocolat, elle trouve la glace qu’elle gardait pour les amis dans son

congélateur, incidemment elle y rencontre aussi une pizza et puis

Page 31: La Faim en soi, extraits

dans le placard une boîte de biscuits juste avant le désespoir et le

sommeil. Elle a mangé tout cela allongée sur son lit, la pizza à peine

tiède posée sur un carton, la glace à même le pot. Elle s’est endormie

sans prendre la peine de débarrasser les vestiges de ces agapes.

Au cours de notre entretien, après avoir tenté de mettre au jour

quelques corrélations entre ces divers événements et débattu de

diverses distorsions cognitives, nous avons convenu qu’il était

préférable de ne pas chercher à mincir à tout prix en ce moment, de

laisser faire cette part d’elle-même qui cherchait à manger en lui

reconnaissant ses droits. En thérapie analytique, nous nous serions

sans doute arrêtés là. Peut-être même n’aurions-nous pas été aussi

loin le symptôme n’est-il pas la voie d’expression essentielle d’un

désir refoulé ? En y touchant, ne risquerions-nous pas de faire

s’écrouler tout un édifice de protections ? Ou pire encore de

provoquer un déplacement vers une autre manifestation plus

difficile à vaincre ? Ce reproche, pourtant fréquent à l’égard des

techniques comportementales, est assez mal fondé. Il est souvent

guidé par une vision schématique de ce type de travail. Les

comportementalistes « primaires » aujourd’hui se font rares et la

plupart d’entre eux utilisent leur technique en complément d’un

travail plus global. Ils refusent simplement de se soumettre à la

religion analytique qui repousse avec violence toute intervention sur

les symptômes sous peine de provoquer l’écroulement du Moi. De

toute évidence, il faut éviter de se livrer à une immixtion trop rapide

vers les symptômes tant qu’ils accomplissent sagement leur fonction

protectrice. Mais il arrive toujours en thérapie un moment où les

désirs basculent, alors qu’un certain nombre d’inerties

comportementales continuent de tourner pour leur propre compte.

La plupart des thérapeutes savent trouver la juste mesure de leur

ingérence. Les écoles s’opposent en théorie mais les pratiques se

ressemblent souvent. Bon nombre d’analystes sont un peu

Page 32: La Faim en soi, extraits

comportementalistes sans le savoir.

Les mécanismes qui conduisent aux attitudes de type boulimique

sont spécifiques, et il paraît peu probable qu’une personne ayant

réussi à se débarrasser de cette glu, sombre vers une pathologie tout

à fait différente. On a décrit quelques rares cas de migration vers

l’alcoolisme qui renvoie à un prolongement de l’état antérieur sur

une nouvelle conduite addictive orale. Ce qui revient à dire, si l’on

s’exprime pudiquement, que la thérapie n’était pas encore terminée

ou plus prosaïquement qu’elle a franchement raté son but. Un

boulimique peut également devenir anorexique ou obèse. D’une

façon générale les déplacements de symptômes peuvent, si la

recherche n’est pas menée dans sa globalité, s’orienter vers des

comportements ayant une relation avec la problématique

« externale ». En devenant cleptomane, un boulimique peut se

remplir d’une autre manière d’éléments venus du dehors. En

devenant mythomane, il épouse autrement les modèles idéalisés qui

lui sont étrangers (inutile d’essayer d’intervertir vos comportements,

ça ne marche pas sur commande). Dans les cas où certains bénéfices

secondaires sont particulièrement importants, un symptôme

produisant des avantages similaires risque de se substituer au

précédent, par exemple une femme utilisant son obésité pour éviter

les relations sexuelles avec son mari pourra, sans comprendre

pourquoi, avoir des problèmes de vaginisme après avoir réussi à

stabiliser son poids.

Pour en revenir à Michèle, nous avons décidé, malgré les « dangers »

cités ci-dessus, d’intervenir sur sa manière de manger. Après un

débat, elle a choisi d’accepter ses crises', mais lorsque celles-ci se

produiront, elle tentera de se concentrer sur le goût des aliments et

sur le plaisir que l’on prend à manger,

Accepter ses crises est plus facile à dire qu’à vivre. Ce résultat n’est

souvent que le fruit d’un long travail sur la culpabilité autour duquel

Page 33: La Faim en soi, extraits

s’articulent différentes techniques. Une piste que je propose parfois

consiste à rédiger, à l’avance, à froid un scénario, une négociation

entre les deux tendances qui se font jour (manger ou résister) en

respectant chacune d’entre elles. Celle qui résiste doit accepter les

raisons de l’autre, en exigeant tout de même une contrepartie sur

certains thèmes comme par exemple la conscience de manger, le

plaisir ou le développement du goût. Lorsqu’on y parvient, les crises

deviennent moins violentes, s’espacent peu à peu et deviennent

légales. Bien souvent le désir de manger est proportionnel à la

volonté de transgression. Voir à ce sujet le chapitre sur la gestion

des crises. Elle répétera, lorsqu’elle s’en sentira capable, les petits

exercices d’analyse du goût que nous avions déjà évoqués au cours

d’un précédent entretien. Tout cela peut apparaître comme une

réponse bien dérisoire et prosaïque face à la douleur et aux

tourments qu’elle traverse.

Il n’est pas étonnant que Michèle se soit remise à manger après les

événements qu’elle a vécus. Les premières corrélations qu’elle

établit spontanément ne me paraissent qu’accessoires (chocolat

belge, son ami est en Belgique, manger du chocolat serait une

manière de le retrouver). Il s’agit à mon avis tout au plus d’un

facteur émotionnel renforçateur et je l’invite à chercher d’autres

pistes. Si le chocolat n’avait pas été là, aurait-elle mangé ?

En fait, sa volonté d’exister en tant que femme adulte s’est

brutalement trouvée niée par le départ de son ami et l’attitude de son

père (pour l’instant, je ne sais rien de sa mère). Le père de Michèle

a-t-il vraiment envie que sa fille mincisse et lui échappe ? A-t-il

réellement envie qu’elle s’affirme par une réussite professionnelle ?

Les faits sont là, souvent identiques.

Extrait du journal d’Albertine L.

Soudain en mangeant, j’ai pensé que je me suicidais avec la bouffe.

Heureusement que j’ai choisi la bouffe, si c’était avec une seringue,

Page 34: La Faim en soi, extraits

je serais déjà réellement morte. J’ai une telle difficulté à m’arrêter

de manger, je suis tellement mal dans ma peau. Je m’enferme dans

un monde où je tends des barrières, où je me méfie, où je doute de

tout. Je fuis Lucien de plus en plus. Je ne supporte plus qu’il râle

pour des broutilles. Tiens, quand je suis fatiguée mon écriture

penche, comme celle de ma mère. Quand j’étais enfant, je cherchais

à imiter cette écriture. Je lisais beaucoup pour oublier que j’étais

seule en attendant son retour. J’avais le sentiment de vivre avec une

étrangère. Je cherchais à tout imiter en elle pour lui plaire. J’avais

peur de ses réactions, de sa voix, peur qu’elle me batte. Maman me

dit que j’étais perpétuellement d’accord sur tout et n’importe quoi,

mais que je finissais toujours par n’en faire qu’à ma tête. Elle, par

contre, ne savait que dire non. Seuls mon père et ma grand-mère

Lucette m’ont réellement aimée. Mon grand-père aussi était un

brave type. Je me souviens d’un soir d’hiver où je l’accompagnais

pour acheter une galette des rois. Je devais avoir cinq ou six ans,

subitement j’ai ressenti une violente sensation d’abandon, je lui ai

serré la main très fort. Je revis encore cette même angoisse certains

soirs d’hiver, surtout quand il fait très froid...

À 16 heures j’ai commencé à avoir faim. J’ai fait beaucoup de

ménage et je suis énervée. Je me sens comme une droguée en

manque. Je me demande ce que je pourrais bien manger qui ne fasse

pas grossir. Il est 16 heures 45 et je me décide à écrire mon journal,

mais je n’ai rien à dire. Une sorte de solitude remonte du plus

profond de moi.

17 heures 15. J’ai bu un thé, ça va mieux.

18 heures. Je pense à ma mère et quand je pense à elle, je ressens

une certaine agressivité, peut-être même de la haine. Je lui en veux

de ne pas m’avoir aimée. C’est comme si elle m’avait volé ma part

de bonheur. Il est trop tard maintenant, je ne pourrais plus jamais

l’aimer. Je vis très bien sans elle, elle ne me manque pas. Il y a eu

Page 35: La Faim en soi, extraits

une période, il y a cinq ans, où j’avais du dégoût en pensant que

j’avais été portée dans son ventre. Je n’aurais pas voulu être portée

par ce ventre-là. Je suis sûre que je ne m’y plaisais pas. Maman

s’est fait avorter plusieurs fois. Quand elle a su qu’elle était enceinte

de moi, elle a fait la gueule à mon père, il n’avait plus le droit de la

toucher. Elle a pris un tas de saloperies pour que je parte, je me suis

accrochée et je suis toujours là, à 34 ans. Mais je suis grosse et ma

mère est mince. Elle déteste tout ce que je fais, elle déteste tous les

gens que j’aime. Pour être heureuse, il faudrait que j’arrive à ne

plus la rencontrer, mais j’ai parfois besoin de la revoir. Je l’aime et

je la hais. Pendant des années je la voyais lire Nous deux ou des

romans-photo. Je crois qu’elle cherchait sa part d’amour et qu’on

ne peut pas donner aux autres ce que l’on n’a pas. Quel gâchis !

Heureusement que j’ai eu la grand-mère Lucette. On l’appelait

Lulu. J’ai refusé sa mort et je la fais toujours vivre dans mon cœur

et dans ma tête. Peut-être même dans mon corps puisque je suis

grosse comme elle. Je sais que dans un corps on ne peut vivre à

deux. Il faut qu’il y en ait une qui parte, mais si elle s’en allait je me

retrouverais seule au monde.

Pourquoi ai-je dit cela ? Je ne suis pas seule au monde, j’ai trois

beaux enfants que j’aime. Parfois j’ai le sentiment de ne pas leur

avoir donné assez d’affection et d’amour.

Très souvent, les prises alimentaires vécues sur un mode compulsif

se trouvent renforcées par la reproduction de certains schémas ou

situations de l’enfance que l’on cherche à retrouver mais que l’on

rejette comme un avilissement. En crise, on mange avec les doigts,

on choisit parfois des aliments du genre bouillies, des laitages ou

autres yaourts en y éprouvant un plus grand apaisement. Au-delà de

la consistance et du choix des aliments, il se pourrait bien,

notamment dans le cas des boulimies nocturnes, que nous

cherchions à retrouver les heures de nos premières tétées. On mange

Page 36: La Faim en soi, extraits

davantage chez ses parents, ou dans des situations infantilisantes,

lorsque nos capacités d’adulte se trouvent remises en cause.

En milieu juif, il est un tabou que les moins croyants respectent

souvent, c’est la journée du Grand Pardon, le jeûne de Kippour où

l’on ne mange ni ne boit pendant vingt-quatre heures. Jean-Jacques

T. est juif. Depuis l’âge de seize ou dix-sept ans, il mangeait en

cachette ce jour-là. Lorsqu’il a quitté le domicile de ses parents et

jusqu’à une date assez récente, il continuait de dire à sa mère qu’il

respectait le jeûne. N’étant pas croyant, il estimait avoir trouvé la

meilleure solution : il évitait de lui faire une peine inutile tout en

restant indemne puisqu’il agissait à sa guise. Pourtant, aux alentours

de Kippour, ses compulsions augmentaient d’intensité sans qu’il

comprenne pourquoi. En agissant de la sorte, il perdait sa capacité à

être reconnu comme un être adulte que l’on aurait aimé malgré et

avec ses différences. Il a donc expliqué à sa mère qu’il mangeait

pour Kippour en tentant de lui dire que son comportement

n’oblitérait en rien son affection pour elle, ni le respect de ses

croyances.

Extrait du journal de Sarah S.

Mon frère parle d’une ancienne copine maintenant bien en chair et

dit « Quelle bobonne, sa mère doit avoir honte. » En disant ces mots,

il est vraiment ordurier. Maman intervient. C’est vrai qu’un jour je

lui ai lancé au visage qu’elle avait honte de moi. Elle s’était

défendue en disant que non, elle n’avait jamais eu honte de moi,

mais elle a rajouté que mon poids avait été un vrai calvaire pour

ELLE !

Et pour MOI alors ?

Moi aussi, parfois j’ai honte, quand elle est chez moi et fait visiter

mon appartement, j’ai l’impression que c’est sa propriété. Elle a eu

l’idée de ceci, elle a fait cela, je n’existe pas. C’est ELLE, ELLE,

ELLE. Elle souffre de mes kilos, elle n’a pas mérité cela... Comme

Page 37: La Faim en soi, extraits

si moi je l’avais mérité. Même lorsque j’ai une sciatique toute bête,

elle dit qu’ELLE n’avait vraiment pas besoin de ça. Sa perfection

en tout m’agace. C’est pourtant vrai qu’elle a bien réussi à sortir de

sa condition de petite juive miséreuse. J’ai hâte qu’elle parte en

vacances, j’ai souvent commencé des régimes lorsque ma mère

n’était pas là et cela se passait bien. C’était même foudroyant.

Je me souviens de peu de chose de ma petite enfance. Il y a des

images, un placard où j’avais installé mes jouets dans la chambre,

un magasin où l’on faisait des vêtements sur mesure, des fausses

jupes. Le bistrot d’en bas avait une porte communicante avec le hall

de notre immeuble. J’allais y chercher des bouteilles d’eau de Vittel.

Je ne manquais de rien, mais il me manque encore l’essentiel... Un

jour, j’ai gribouillé partout dans ma chambre on ne m’aime pas, on

ne m’aime pas et je me suis fait engueuler, ce qui ne changeait rien

au problème. Je me souviens que maman me faisait peur, je la

craignais et je la crains encore, même si c’est différent. Je redoute

toujours ses silences, ses bouderies interminables. Elle est capable

de rester des jours entiers à faire la gueule et ça me rend furieuse.

Il serait légitime de s’interroger sur le fait que les boulimiques sont

plutôt des femmes. La boulimie est souvent une maladie liée au

sentiment de non-existence et il est sans doute plus facile pour un

homme de se sentir exister dans le monde où nous vivons. De plus

les femmes changent d’objet sexuel au cours de leur existence pour

tous les nourrissons le premier être aimé est la personne qui les

nourrit. En passant de leur mère à leur femme, les hommes vivent

une continuité. Les filles sont obligées de s’adapter lorsqu’elles

choisissent un compagnon. Elles entrent alors en compétition avec

leur mère et culpabilisent cet état. La nourriture serait l’expression

d’une recherche de fusion avec la mère, puis de rejet brutal de sa

rivale. Les obèses sont souvent de « bonnes » filles tant qu’elles sont

rondes. L’amincissement arrive souvent durant une période de

Page 38: La Faim en soi, extraits

révolte. Les anorexiques et les boulimiques entretiennent

généralement en permanence des relations plus conflictuelles avec

leur mère.

De la culpabilité à la clandestinité

Il est honteux de manger en public. En tout cas c’est ce que pensent

la plupart des personnes qui se cachent pour le faire. Notamment

quand la nourriture sort d’un cadre bien codifié et reconnu. Il faut

prendre garde au lieu, à l’heure et à la quantité consommée. Tout

comme on accepte cette forme de sexualité qu’est la tendresse, elle

sera ressentie comme coupable si elle se manifeste avec trop

d’empressement en des lieux, à des heures et dans des proportions

inhabituelles.

La crise est un moment profondément narcissique où le mangeur vit

un instant en vase clos, suspendu entre l’autodestruction et

l’onanisme. La crise ne souffre pas d’autre regard que le sien. Et

encore, ce regard est chargé d’une telle culpabilité qu’il se mêle aux

discours normatifs de l’enfance et tend à s’oublier lui-même. Dans

un demi-sommeil, il perçoit une voix qui revient et lui répète

invariablement quelque chose qui ressemble à « si tu continues

comme ça... », une voix qu’il ne veut pas entendre, une voix qu’il

n’entend plus. Elle l’accompagne vers un état de quasi-

dédoublement. Il rejette alors vers une zone inconsciente un certain

nombre d’activités liées à la nutrition. On mange sans le savoir parce

qu’on ne veut pas savoir que l’on mange.

Cet état de dédoublement ne s’est sans doute jamais exprimé de

façon aussi forte que pour cette autre jeune femme, Geneviève,

professeur de philosophie. Geneviève est mariée, mais ses boulimies

l’ont conduite à faire chambre à part. Depuis quelques mois, du lever

jusqu’au coucher, elle refuse de se nourrir. Le jour durant elle se

maintient dans un état d’anorexie totale, ne consommant que du thé

non sucré et de l’eau. Chaque soir, elle se couche, bien décidée à ne

Page 39: La Faim en soi, extraits

pas reproduire la mécanique dont elle est prisonnière la nuit. Mais

le matin, lorsqu’elle ouvre les yeux, elle se rend une nouvelle fois à

l’évidence de ce qui s’est reproduit à son insu elle découvre autour

de son lit les emballages vides et les déchets épars d’une quantité

invraisemblable de nourriture consommée dans un état proche du

somnambulisme. La plupart des gens se contentent de lire en

mangeant, ou de regarder la télévision, ou de choisir des aliments

qu’on ne mâche pas et qui passent tout seul, ou encore plus

simplement de rêver en mangeant, mais elle, Geneviève, devient

totalement amnésique. Ces tendances qui sont particulièrement

sensibles chez les boulimiques se retrouvent en germe pratiquement

chez toutes les personnes qui entretiennent une relation difficile à la

nourriture.

Il est intéressant de noter que Michèle L., dont nous avons parlé un

peu plus haut, n’a éprouvé aucune compulsion alimentaire lorsque

son cancer s’est manifesté, alors qu’on aurait pu s’attendre à un

raisonnement du type « puisque tout est perdu, je me laisse aller aux

plaisirs de la chère ». Mais en boulimie manger n’est pas un plaisir,

c’est une nécessité. Nécessité souvent de revenir se protéger dans

l’enfance. Une première piste possible serait la suivante. Michèle se

sent coupable de tout ce mal de vivre et de son incapacité à le

résoudre. Le cancer n’est qu’une juste punition imposée par le sort

(ou par la transgression perpétuelle qu’est sa vie face au discours

canonique de son père). Une punition suffisamment forte pour que

la boulimie et le sentiment d’avilissement qui l’accompagne ne

soient plus nécessaires Certains pensent qu’il est possible de

construire son cancer. Je n’ai que peu d’éléments pour me prononcer

à ce propos. Mais, dans certains cas, cela ne me paraît pas totalement

invraisemblable. On imagine mal jusqu’où la culpabilité peut nous

conduire.

Page 40: La Faim en soi, extraits

Extrait du journal de Sarah S.

Maman m’a toujours dit que j’avais de beaux cheveux... Quand je

n’ai pas le moral, je les coupe tout court. Lorsque j’avais si bien

maigri, j’avais tout à coup tout rasé, cela me faisait vraiment une

sale gueule car mon visage était plus long, j’avais l’air dur.

Le mangeur compulsif se sent toujours divisé en deux êtres ennemis

qui s’opposent dans un combat sans merci, il distribue sa vie en

périodes de régime purificateur ou d’avilissement dans la nourriture.

Et surtout, chacun de ces états efface le précédent. Les deux

antagonistes sont perçus comme une fraction autonome du moi. Un

moi adulte qui sait se contrôler et un moi enfant qui n’arrive pas à

diriger sa vie. Mais un chant affligé qu’il croyait endormi remonte

et lui murmure que le moi adulte est celui d’un gamin qui s’imagine

devenu grand.

Le pur et l’impur

Naïma M., une jeune femme marocaine de la seconde génération,

est issue d’un milieu musulman assez rigide. Elle gagne sa vie en

posant comme modèle pour des photos érotiques. Boulimique

mince, elle mange pour retrouver les valeurs qu’elle a le sentiment

de trahir et d’abhorrer tout à la fois. Elle se purifie des substances

ingérées en préparant un marathon et s’impose chaque matin une

course de plus de vingt kilomètres. Sa profession la renvoie sans

cesse au cœur de sa problématique séduire dehors ou dedans, mais

toujours pour une image étrangère.

Sophie S., comédienne, se purifie par de longues cures de jeûne

jusqu’à provoquer des états extatiques avant de sombrer encore de

désespoir en boulimie. Si nous décrivions son appartement, en

analysant la place qu’elle consacre à la nourriture, les lieux où elle

mange et les relations qu’elle y entretient avec son corps, nous

pourrions mettre en évidence à quel point son logement est un

premier filtre entre le dedans et le dehors où tout est conçu pour

Page 41: La Faim en soi, extraits

favoriser la clandestinité. Sa cuisine a été transformée en

bibliothèque, il n’y a dans sa demeure aucune table libre, aucune

chaise. Elle ne peut se nourrir que de manière transgressive dans un

état de demi-conscience. L’organisation de la maison laisse souvent

apparaître les relations que l’on accepte d’entretenir avec le monde

extérieur.

Mais la transposition du cloisonnement pur-impur se retrouve

d’abord au niveau des choix alimentaires, il va parfois jusqu’à

établir une discrimination basée sur la couleur, la consistance ou la

valeur symbolique que l’on attribue à tel ou tel aliment. On trouve

souvent chez les boulimiques de vives répulsions alimentaires (voir

à ce propos le chapitre sur la relation à la nourriture).

L’identité sociale

Les externalistes sont parfois de « bons » enfants dont il faut

craindre à un moment donné une révolte cinglante. Ils se trouvent

souvent déchirés par une relation ambiguë à la norme, relation qui

oscille entre l’acceptation sans réserve et le refus complet. Dans les

deux cas, ils ne se définissent pas à partir de leurs propres désirs ou

émotions, mais pour ou contre ce qui vient du dehors. Comme s’ils

étaient à la fois spectateurs et acteurs de leur vie, ils ne se sentent

nulle part réellement « vrais ».

Françoise G. se souvient d’un jour de son enfance où sa mère lui a

demandé ce qu’elle voulait pour son anniversaire. La première idée

qui lui traversa l’esprit fut de demander un perroquet qu’elle avait

vu chez un marchand d’oiseaux. Mais l’expression de ce désir lui

parut trop incongrue, jamais sa mère n’accepterait de lui offrir cet

animal. Alors Françoise s’est interrogée sur ce que sa mère aimerait

qu’elle réclame. Elle a finalement demandé un cartable, symbole de

l’enfant sage.

Angèle est fille de militaire, ses parents se sont souvent déplacés au

cours de son enfance. À chaque rentrée scolaire, elle devait se faire

Page 42: La Faim en soi, extraits

de nouvelles relations, trouver de nouveaux amis. Pour plaire, elle

feignait sans cesse d’épouser les valeurs ou les goûts de ses

interlocuteurs, quitte à se contredire d’une situation à l’autre, quitte

à ne plus savoir ce qu’elle pensait ou ressentait réellement. Si

Jacques aimait la réglisse, elle aussi aimait pardessus tout la réglisse,

mais avec Sophie-la-menthe, elle préférait bien sûr les bonbons à la

menthe, elle en offrait à tour de bras, méprisant par cette complicité

retrouvée tous ces stupides mangeurs de réglisse.

Lucienne L. est née en Algérie, elle a suivi ses parents en France

après l’Indépendance. Dans le milieu où elle vivait, le débat était

vif : on était passionnément pour ou contre l’Algérie française. La

plupart des membres de sa famille étaient pour, elle aussi. Seul son

père avait un avis plus nuancé, mais il n’était pas souvent à la

maison. Chez elle, elle se déclarait pour l’Algérie française et à

l’école, afin de ne pas déplaire à ses camarades, elle prétendait être

pour l’Algérie algérienne. Les discussions allaient bon train dans les

cours de récréation et elle finit par y trouver des arguments solides

pour étayer cette thèse. Au bout de quelques mois, elle ne savait plus

ce qu’elle pensait réellement, ayant le sentiment de mentir à tout le

monde.

Lorsque, pour éviter d’être rejetés, on se modèle sur l’acceptation

du voisinage, on finit par ne plus connaître ses propres valeurs. La

conscience d’une frontière entre le dehors et le dedans devient floue.

Nous nous sentons alors inhabités et nous mangeons pour retrouver

une âme.

On opte parfois, en alternance, pour des démarches inverses en

s’affirmant contre ou pour les valeurs du dehors – jamais par rapport

à soi-même -. L’acceptation est communément le fait des obèses (ce

n’est pas pour rien que l’on dit « un bon gros ») et le refus

systématique celui des anorexiques, des boulimiques ou des obèses

en phase anorexique. Un gros qui mincit cesse souvent d’être

Page 43: La Faim en soi, extraits

« bon », ce qui le rend parfois redoutable.

La construction d’un personnage social ressenti comme étranger est

fréquente chez les externalistes. Ils ont le sentiment de ne plus

exister qu’au gré des représentations mouvantes qui se modèlent sur

les attentes de leur entourage. Rien ne les touche plus directement

puisque la seule chose que l’on puisse atteindre en eux est une

image. Malgré un vif besoin d’être aimé, lorsqu’on leur manifeste le

moindre intérêt, ils ont le sentiment que ce n’est pas eux que l’on

aime, mais cette reproduction de circonstance. Tout se passe dans

un monde d’images. Quand on se trouve vide, on cherche à se

remplir et le plus simple consiste à prendre quelque chose dehors

pour le mettre dedans. Ce système concerne souvent de façon plus

violente les boulimiques que les obèses lorsqu’ils expulsent

immédiatement l’objet absorbé.

Extrait du journal de Béatrice G.

Béatrice est une jeune femme de 36 ans qui travaille dans un

domaine assez pointu de la recherche en biologie. Elle vit seule.

Par quelle articulation la discussion est-elle venue, lors de notre

dernier entretien, sur le décalage entre l’être et le paraître ?... Je

me sens plus troublée que je ne le voudrais et me voilà pendant cette

séance à pleurer tant l’angoisse est forte d’être confrontée à ce

décalage, cette impression d’être une imposteuse. Quinze ans de ma

vie qui s’ouvrent en abîme de n’avoir jamais su (pu) adhérer à ma

profession, à mes études et d’en avoir pourtant fait mon identité

sociale. Cette distance incontrôlée et incontrôlable qui a parfois été

si forte que je me suis crue deux : moi voyant et moi actant. Mon

travail dans la recherche était une pente fatale puisque je pouvais

passer des jours à « maniper » sans parler à personne, restant tard

le soir dans des locaux déserts, sur un sujet inexplicable aux gens

« normaux », me posant des questions hors du monde qui me

mettaient hors communication. Mon Dieu que c’était confortable.

Page 44: La Faim en soi, extraits

J’étais nulle au lycée. Que les profs nous connaissent

individuellement, nous et parfois notre famille, me révulsait.

L’arrivée à la fac a été une vraie libération. Enfin anonyme, enfin à

l’aise ! Personne ne connaît personne et partant personne ne parle

de vous quand vous n’êtes pas là, ce qui correspond pour moi à la

sécurité maximale. Combien de fois n’ai-je voulu que les gens

cessent de penser à moi sitôt hors de leur vue ? Qu’ils oublient mon

image, que je me dissolve dans leurs pensées. Comme dit Kodak, le

vol d’image est un crime. L’idée que les gens s’approprient quelque

chose de moi m’est odieuse. Garder une impression de moi est déjà

me prendre quelque chose. Mais dans le même temps, je voudrais

qu’on pense du bien de moi, que l’on m’aime...

Il est sans doute beaucoup plus dangereux d’amener quelqu’un à une

remise en cause trop rapide de son identité sociale que de travailler

sur les symptômes directement liés à la nutrition. Privé de son

support de relation avec le monde, il peut brutalement se trouver

suspendu dans le vide en cherchant désespérément à conceptualiser

un moi totalement dissous. C’est l’un des risques majeurs qu’il faut

apprendre à mesurer en thérapie.

La quête de l’absolu

Comme nous venons de le voir, les externalistes vivent souvent en

fonction de l’attente des autres et n’ont plus une conscience très

claire de la frontière qui peut exister entre eux et le monde. Cette

frontière s’éloigne et se perd dans un jeu de va-et-vient perpétuel qui

les conduit souvent à la recherche d’un objet idéal, parfait, absolu,

mais inaccessible. Ils finissent par croire qu’ils n’existent plus et se

sentent nuls, inefficaces, vides. C’est généralement le moment qu’ils

choisissent pour se fixer les plus grands desseins, évitant par là toute

confrontation au réel.

Page 45: La Faim en soi, extraits

Extrait du journal de Juliette R.

Juliette est visiteuse médicale et gagne bien sa vie. À trente ans elle

vit avec un homme et des enfants qu’elle aime. Elle aurait, comme

on dit, tout pour être heureuse, mais elle ne trouve pas de sens à son

existence et, comme tant d’autres, elle ressent ce grand vide.

Moi, j’aurais voulu un grand destin, que ma vie soit une

merveilleuse aventure pleine d’espace et de lumière, où j’aurais

aimé côtoyer l’absolu. L’absolu de la beauté, l’absolu de la bonté,

l’absolu de l’absolu : Dieu. Mais lui n’a pas voulu de moi et m’a

faite petite au milieu des petits.

Il est 9 heures et je roule dans une Fiat merdique vers mon premier

médecin de la journée. Dehors c’est l’hiver, dedans aussi, j’ai mis

le chauffage à fond et pourtant j’ai froid.

Mon amour, toi qui fais la vie si douce et si légère, mes enfants si

tout le temps là pour me rappeler que je suis mère, parfois je fuis

pour vous échapper, pour n’être que moi seule et nue sur cette terre.

Je trouvais mon corps mince, mais depuis quelques jours je le trouve

décharné et inhospitalier ; j’ai envie de mettre mon gros corps,

comme on met un manteau, rentrer dans ma peau de moche, ne

rencontrer que des regards glauques posés sur moi, pour être le

moins femme possible et passer l’hiver dans mon pays à moi l’être

humain, moi l’âme avec ma misère et mon désespoir d’enfant...

La salle d’attente est remplie de monde, un monde grippé et

toussotant qui attend le grand docteur. Je scrute, j’observe : avec

lequel d’entre eux partagerai-je le grand secret de notre étonnement

à n’être que là, à n’être que ça alors que la terre est si grande,

l’homme si parfait et le monde si beau !... Le temps passe, enfin le

médecin m’appelle. Je lui déblatère mes conneries, il écoute...

écoute-t-il ?... Il me déblatère les siennes. Au revoir toi qui sais, toi

qui soignes. En parlant, je n’ai rencontré personne.

Je sors comme on met la tête hors de l’eau. Deux heures que j’aurai

Page 46: La Faim en soi, extraits

passées dans ce trou minable à Villeneuve-Saint-Georges, c’est

moche et mes yeux à moi ont besoin de beauté, d’un peu de luxe, de

vert, de bleu. Ici c’est gris, sauf la boulangerie du coin, je la connais

pour m’y être arrêtée de nombreuses fois avant. En la voyant, en la

sentant, la faim et la peur me viennent en même temps. J’ai peur

parce que j’ai faim, j’ai faim parce que j’ai peur. Peur du premier

croissant qui va nourrir la bête toujours blottie partout et lui

redonner vigueur, faim du premier croissant qui m’habitera tout

entière quelques instants et mettra du plaisir à l’intérieur de moi.

Après tout, un croissant ça n’est que deux cents calories, j’y ai droit,

il faut mélanger le pur et l’impur, c’est la vie, les deux sont liés le

blanc, le noir, la nuit, le jour, la vie, la mort, le croissant et le vide.

- Deux croissants s’il vous plaît et... deux flans à la cerise.

Je prends mon air détaché de mère au foyer qui achète la pitance de

ses petits voraces. Devant et derrière moi des gens tout gris achètent

platement une baguette pour midi. Je les envie et je les plains. Dans

mes croissants, il y a de la fête, de la liberté et de la révolte, dans

mes croissants ça sent la vie. Dans leur pain, le quotidien, le

routinier, l’acceptation...

Manger en conduisant n’est pas chose facile, mais avec

l’expérience, on arrive à tout. La voiture d’à côté me regarde au feu

rouge... Je n’ai jamais compris pourquoi les gens ne mangent

jamais dans la rue, ils fument, ils s’embrassent, ils s’engueulent,

mais manger, ça les gêne, pourquoi ?

La radio passe un morceau de Ray Charles, je me laisse

envelopper... sensualité... Je repose le flan ou plutôt les miettes

flasques qui en restent sur le papier léger et bruyant... sensualité...

Ah oui, c’est vrai, femme, il faut plaire ! Mon corps, l’amour, ah oui,

c’est vrai ! Je baisse la vitre et jette le flan en passant près d’un

caniveau...

Plaire disent-ils... à mon père... à ma mère... à mon patron auquel

Page 47: La Faim en soi, extraits

je dis toujours amen pour qu’il me foute la paix et me laisse

tranquillement rêver à ma vie. Plaire aux hommes pour les

dernières années qui me restent, à tous ces mecs froids, durs, sûrs

d’eux et de leur réussite qui frétillent à la moindre paire de fesses,

qui bronzent en été et skient en hiver, aiment les bagnoles et savent

tout de la dernière chaîne hifi, trompent leur femme et se croient de

grands baiseurs. Eux, me plaisent-ils, valent-ils un seul de mes kilos

si douloureusement perdus ?

Heureusement j’ai le mien, il sait que pour moi vivre est une

souffrance, il a construit autour de moi un mur d’amour et de gaîté

et nous rions ensemble.

J’arrive à la maison, ma grande n’est pas encore rentrée, chic, je

vais pouvoir goûter le silence, plus prosaïquement disons que je vais

être pénarde et faire ce qui me plaît à moi toute seule, c’est-à-dire

des tas de choses, mais inéluctablement, la première idée qui me

vient à l’esprit, c’est manger en ouvrant un bon bouquin qui me

fasse rencontrer un esprit rare qui me ressemble dans son isolement

et me dépasse dans son raffinement.

Je ferme la porte de la cuisine, ouvre celle du frigidaire et je choisis

deux saucisses, un morceau de fromage et un paquet de gâteaux au

chocolat acheté pour le goûter de la petite. Je m’assois, je lis, je

mange. Fusion avant que les autres ne rentrent, avant que la maison

ne soit envahie par leur amour, leurs bruits et leur normalité. Moi

la différente, la secrète malade, j’aurai tout vomi, tout oublié, tout

effacé et serai prête à leur ressembler.

Jean-Jacques T. est né dans une famille juive et il ressent, à sa

manière, profondément ce judaïsme. Pour les juifs, le Christ n’est

pas le Messie. Pas encore arrivé en ce monde, sa venue sera suivie

de l’avènement du paradis terrestre et tous les morts ressusciteront.

La place est donc à prendre, Jean-Jacques est postulant. Entre douze

et quinze ans, il traverse une crise mystique au cours de laquelle il

Page 48: La Faim en soi, extraits

se surprend à croire qu’il deviendra le Messie. Pourquoi pas lui ?

Mais cette attente d’un destin supérieur au commun des mortels est,

comme de juste, accompagné d’un sentiment de totale impuissance.

Une incapacité complète à réaliser les choses simples que

parviennent à accomplir ses petits camarades. « Ils peuvent, mais

moi je ne sais pas. » Ils savent courir, grimper à la corde, parfois

écrire sans fautes d’orthographe et compter sans leurs doigts. Lui, il

ne connaît toujours pas sa table de multiplication et n’additionne que

les fautes d’orthographe.

Pour se libérer de la nourriture, il lui faudra faire le deuil de l’absolu

et apprendre à utiliser autrement toute cette énergie perdue dans une

guerre sans fin dirigée contre lui-même. Ce renoncement est souvent

ressenti comme une véritable démission, une abdication face à la

seule part « aimable » de soi-même, la seule tendance qui puisse

donner un sens à notre vie l’excès et la passion. On imagine souvent

que cette démarche passe par l’acceptation d’un quotidien terne et

sans relief. Il ne s’agit pas de trouver tout à coup excitant l’achat des

poireaux-pommes de terre pour préparer le potage du soir. Si vous

avez un tempérament fulgurant, il semble improbable que vous

puissiez vous en départir un jour. Mais la passion peut s’accomplir

au lieu de s’imaginer. Au cours de ce travail de deuil, il faudra

reconstruire une conscience plus claire du présent et développer sa

capacité à se projeter dans le futur. Accepter l’idée que nous avons

un avenir. Cette « résistance » est une étape presque obligée,

dernière manifestation des tout derniers remous d’un raisonnement

manichéen qui oppose encore sans nuance le tout au rien et le plein

au vide.

Barbara L. est serveuse dans un restaurant mais elle rêve de devenir

actrice. Une grande actrice. Elle travaille avec un groupe de théâtre

amateur. Un soir, deux hommes s’attablent au restaurant où elle

travaille, avant de passer commande, l’un d’eux déclare « Nous

Page 49: La Faim en soi, extraits

sommes trois, mon ami, Lorca et moi. » Barbara intriguée

s’approche et aperçoit sur la nappe un livre de Federico Garcia

Lorca. Elle adore l’auteur et engage la discussion avec un certain

engouement. Puisqu’on l’y invite, elle s’assied même en leur

compagnie et passe très vite aux confidences. Elle parle de sa

passion pour le théâtre et de telle ou telle pièce qu’elle a jouée. Peut-

être se vante-t-elle un peu. Visiblement le courant passe entre eux

trois, si bien que l’un des consommateurs dévoile son identité et sort

une carte de visite qu’il tend à Barbara médusée. Comment ne l’a-t-

elle pas reconnu ? L’homme en question est un metteur en scène de

renom. « Nous sommes en train de monter un spectacle sur Lorca,

envoyez-moi votre curriculum vitæ et si vous voulez nous ferons

une audition la semaine prochaine. » Immédiatement Barbara trouve

qu’elle a été ridicule, ses propos sur Lorca devaient être incomplets

ou incohérents. Après avoir bredouillé une vague explication, elle

se réfugie dans la cuisine et n’en sortira plus de la soirée. Le

lendemain, elle s’oblige à rédiger un C.V., le glisse dans une

enveloppe et file à la poste. Arrivée au guichet, elle se rend compte

qu’elle n’a pas mis d’adresse sur sa lettre…

Chez elle, elle retrouve la carte de visite et part à nouveau en

direction d’une boîte aux lettres. En cours de route elle égare adresse

et enveloppe. Le scénariste est sur liste rouge, impossible de

retrouver sa trace.

Barbara rêve de faire du théâtre et de devenir Jane Fonda ou peut-

être Maria Casarès. Si elle confronte son rêve à la réalité, elle

s’expose à un échec et à la perte définitive de ses illusions. Plutôt

que de prendre ce risque, elle préfère attribuer au mauvais sort son

étourderie. Pour elle, faire le deuil de l’absolu ne doit pas être

obligatoirement celui du théâtre, mais celui de devenir, tout de suite,

une grande actrice ou rien. Lorsqu’elle parviendra à investir sa

passion dans la réalité, sur un travail de comédienne qui peut être

Page 50: La Faim en soi, extraits

long, elle ne perdra plus d’enveloppe. Sans doute aussi ne sera-t-elle

plus boulimique.

On comprend l’apport des thérapies paradoxales de l’école de Palo

Alto lorsqu’on saisit que, paradoxalement, pour commencer à perdre

du poids sans reproduire cet éternel aller-retour entre « je prends et

je recrache » et « je mincis pour regrossir », il faut souvent

abandonner l’idée de l’absolue minceur et recentrer sa vie sur sa

capacité d’exister par d’autres valeurs. Il est relativement facile, à

l’aide des techniques comportementales, de faire diminuer les

symptômes boulimiques. Certains thérapeutes affichent sans

vergogne 99 % de réussite après seulement quelques mois de

traitement. Mais si le problème n’est pas envisagé dans son

ensemble, une fois les symptômes disparus, les sentiments de vide

et de non-existence perdurent avec leur cohorte de souffrances et

désormais sans recours possible à ce bon vieux système de défense

qu’était la nourriture.

Les relations amoureuses

De crainte que l’autre ne découvre les démons du néant cachés

derrière le système souvent très élaboré de représentations qu’ils ont

su mettre en place, les « externalistes » éprouvent parfois une peur

panique d’engager des relations affectives investies. Mais ils ne

peuvent formuler cette évidence qui les renverrait trop violemment

vers un sentiment de non-existence. Ils parlent de « charme rompu »

ou attribuent l’échec de leurs rencontres aux circonstances

malheureuses de la vie. Parfois ils affirment une farouche volonté

d’indépendance en déclarant que tout contact durable serait

synonyme de perte de liberté ou de remise en cause de leur intégrité.

Ils transforment alors leur besoin d’exil intérieur en idéologie

anticouple.

Il est fréquent de trouver des comportements sexuels apparemment

contradictoires chez certaines jeunes femmes boulimiques (les

Page 51: La Faim en soi, extraits

hommes boulimiques ont souvent, à quelques nuances près, des

comportements identiques). Elles peuvent aller de l’abstinence

complète à une multitude de relations débridées, à la seule condition,

mais elle est impérative, que ces relations n’engagent aucune

implication affective tangible. Le tout s’accompagne généralement

de la recherche d’un grand amour fusionnel qui s’investit alors sur

un objet hors d’atteinte, un homme marié ou d’un milieu

socioculturel très différent ou habitant une contrée lointaine ou

encore sur un homme bien présent mais qu’elles font souvent fuir

car il craint d’être dévoré par leur exigence démesurée. Si elles

trouvent un partenaire répondant à leur demande et qui ne s’esquive

pas, ce sont elles qui s’éloignent en trouvant que l’objet de leur

amour manque singulièrement de relief. On pourrait résumer ce

mode de relation en deux mots la fusion et la fuite, successivement.

Elles peuvent éprouver de grandes amitiés non sexualisées qui

s’effondrent d’un seul coup, parfois à cause de raisons bénignes, un

simple quiproquo à partir duquel elles se sentent trahies ou

démasquées.

Extrait du journal de Sarah S.

La vraie première fois avait été calculée, pratiquement

chronométrée, avec Charles, dans le lit de mes parents. Romantisme

nulle part. Dès lors commence ma vie de grande débandade, les

aventures sans jour et sans lendemain. Je pensais toujours être

amoureuse, attachée à l’homme du moment, mais je me sentais très

vite dégagée. Je me sentais libre, plus aucun lien. Je ne prenais

aucun contraceptif, une vraie roulette russe. Mais un jour les règles

ne sont plus revenues, j’attendais un bébé, je ne savais pas de qui,

j’avais une vague idée. J’avais 20 ans, tout cela me semblait irréel.

Maman s’est occupée de tout. Avant d’aller avorter je me souviens

d’avoir dormi jusqu’au milieu de la matinée, c’était un lundi, je ne

réalisais pas, un bébé cela ne voulait rien dire. Je dormais bien,

Page 52: La Faim en soi, extraits

c’est maman qui m’a réveillée pour y aller.

Après tout cela, j’ai recommencé la bringue, mais je prenais la

pilule. Plus de problème de bébé, juste la crainte d’un microbe, mais

ça se soigne. Enfin, à l’époque les microbes se soignaient. J’ai

chopé deux fois des bricoles, avec trois jours d’antibios, plus rien.

J’ai eu de la chance.

Est-ce la conséquence de mai 1968, le fait de me dire qu’une femme

libre pouvait vivre comme un mec ? J’aimais séduire et prouver que

même grosse je pouvais coucher. Mais quand arrivait le moment du

plumard, j’assistais, je calculais, j’étais témoin. Jouir par la

pénétration reste un mystère. Ça ne m’est arrivé qu’une seule fois

avec un homme plus âgé, j ’ai pris mon pied, c’est arrivé comme ça,

c’était bon. Je me demande comment font toutes ces femmes qui

hurlent pendant l’amour.

Parfois, je voudrais seulement dormir avec quelqu’un, sans qu’il y

ait de rapports, juste de la chaleur, un parfum de peau. Pourtant, je

n’aime pas l’odeur de l’amour, cela me porte au cœur plein de

mystère et de contradictions.

Et encore, mais d’une autre manière...

Extrait du journal de Jean-Jacques T.

Je crois que je suis incapable de vivre avec une femme. Incapable

d’aimer ou d’être aimé.

Ma dernière histoire d’amour s’est terminée sur un goût

d’amertume et en plus, tout cela est entièrement de mon fait.

Comme chaque fois, j’ai cru que cet amour était unique. Comme

chaque fois, j’ai eu le sentiment d’aimer plus que je n’avais jamais

aimé. Françoise était tout, elle était de tous mes instants, de tout

mon être. Je ne vivais que pour elle, qu’à travers elle, que dans

l’attente de nos rencontres. Chacun de ses mots trouvait un écho sur

mes lèvres, chacun de ses gestes s’accordait à l’harmonie de notre

état. J’étais à elle comme elle était à moi. Nous avons vécu hors du

Page 53: La Faim en soi, extraits

temps, hors de tout. Puis un jour, nous nous sommes revus en

présence d’autres amis alors que nous ne nous étions pas rencontrés

depuis plus d’une semaine. Cette attente m’avait été insupportable

et elle se trouvait encore prolongée par la présence d’intrus qui

différaient notre étreinte, son odeur contre moi. Ils ne se rendaient

même pas compte de l’incongruité de leur présence. Quand ils

furent partis, j’ai hésité un instant à enlacer Françoise. Elle m’a

souri, elle a eu, en s’approchant de moi, ce léger mouvement, ce

recul du visage que j’aimais tant, la tête un peu penchée sur le côté.

Je me suis senti étranger, brutalement. Le charme était rompu sans

que je comprenne pourquoi j’étais si lointain.

J’ai vu pour la première fois trois petits cheveux blancs qu’elle avait

juste au-dessus du front. Je l’ai serrée contre moi en faisant

semblant d’y croire, en espérant voir mon trouble se dissiper et mon

ardeur renaître. Mais j’étais ailleurs. Ces trois cheveux occupaient

mon esprit, envahissaient mon horizon à chaque baiser, à chaque

caresse, à chaque regard. Ils étaient là comme une preuve de non-

appartenance. J’en éprouvais une profonde répulsion.

Si je ne m’étais pas arrêté sur ses trois cheveux blancs, j’aurais sans

doute trouvé un défaut sur son nez ou sur ses dents ou sur ses mains.

Je crois que la peur était en moi et qu’elle aurait pu se saisir au

hasard de n’importe quel objet pour me faire fuir. Dans les mois qui

ont suivi notre séparation, j’ai bien dû prendre quinze kilos.

Nous voyons à quel point les relations aux autres interfèrent sur

notre comportement alimentaire et la « troublante » similitude qui

existe entre la fusion et la fuite, et les comportements du type « je

prends et je recrache, je grossis, je mincis ».

L’argent

Quelquefois les compulsions alimentaires alternent avec des

compulsions de dépense' et nous nous retrouvons animés d’une rage

d’acheter comparable à ce que peut être à d’autres moments notre

Page 54: La Faim en soi, extraits

rage de manger. Suivant notre tempérament, les vêtements, les

gadgets électroniques ou toute autre babiole jouent le rôle que nous

avions habituellement dévolu à la nourriture absorber les valeurs du

monde extérieur. Mais ce remplissage n’était qu’illusoire et nous

ramène au vide. Comme les compulsions alimentaires, les

compulsions de dépense s’accompagnent parfois de bénéfices

secondaires. ceux-ci ont généralement trait à notre relation ambiguë

à la loi. Trop dépenser, c’est se faire gronder par le banquier, ou

provoquer l’intervention intempestive d’un papa ou d’une maman-

Zorro dont justement nous voudrions nous délivrer. Ces

compulsions se transforment parfois en cleptomanie.

Extrait du journal de Martine L.

Ma boulimie des objets et surtout ma peur de manquer de « choses »

étaient facilitées par le fait que je volais tout ce que je voulais (la

bouffe, les fringues, les livres, les disques, etc.), j’avais même volé

de la layette pour le cas où...

L’attrait du risque et la transgression de la Loi me satisfaisaient

pleinement et mon compte en banque n’était pas atteint. Nous

menions grand train et ma boulimie de dépenses était assouvie. Je

n’avais pas besoin de manger trop, car mes crises de « larcins » s’y

substituaient. Notre argent servait à faire des voyages, dans des

palaces bien sûr. J’étais pionne et prof, mon mari ne travaillait pas,

bien sûr. Mais un jour les clips magnétiques sont arrivés dans la

plupart des magasins... et voler n’était plus envisageable. J’ai donc

commencé à acheter tout ce que j’obtenais auparavant sans

dépenser d’argent. La première conséquence est que j’ai eu moins

de « choses », donc j’étais frustrée. L’engrenage des dettes a fait son

apparition ainsi que les interdits bancaires (trois à l’heure actuelle

dont un qui finit en octobre prochain). Je prends dix kilos.

Quand je volais, ça me permettait de donner à mes amis. Je

flambais. Un tel me disait « J’aimerais bien lire Un amour de

Page 55: La Faim en soi, extraits

Swann », il avait le lendemain tous les tomes de « À la recherche du

temps perdu » dans La Pléiade. Cela le mettait automatiquement

dans une position de dépendance vis-à-vis de moi. Et comme ça, je

me faisais aimer d’une quantité phénoménale de gens différents.

Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait la quantité.

Je volais mes habits sans les essayer. S’ils ne m’allaient pas, je les

jetais. Je n’osais pas donner aux « pauvres » des habits neufs de

marque. D’où sentiment de culpabilité, de futilité, de nullité.

Tout ce que je faisais était « trop ». Je partais dans des projets

somptueux : apprendre l’hébreu pour déchiffrer les manuscrits de

la mer Morte. J’ai eu ma licence d’hébreu par correspondance et

avec mention bien. Je sais à peine parler l’anglais. N’importe quoi,

du moment que ce soit dans la démesure. Lorsque je n’avais plus

d’argent, je vendais mes livres et mes disques que je rachetais

aussitôt, dans le même état d’hébétement.

Ce type de comportement n’est pas systématique. Parmi mes

patients, j’observe ce phénomène à peu près une fois sur trois. Ce

pourcentage ne prétend à aucune rigueur et n’a pas été confronté à

d’autres données.