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(Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) Territoires contemporains de la recherche
biographique. Paris, Teraèdre. pp. 49-58)
Chapitre 3
Le terrain biographique du sociologue comme objet d’étude
sociologique et comme support socioanalytique
Pascal Fugier
En étudiant les écrits des professeurs de sociologie d’une université française (E = 5) et ceux
de leurs doctorants (E = 30) par le prisme de leur récit de vie, nous avons cherché à rendre compte
de la portée heuristique de la recherche biographique en apportant un éclairage sur l’épistémologie
de ces sociologues d’une part et en co-élaborant un travail socioanalytique avec chaque personne
interrogée d’autre part.
Notre intention consiste à illustrer ici ce nouage entre les narrations biographiques et
théoriques du sociologue, autrement dit entre, d’un côté, ce qu’il « raconte » sur autrui dans le cadre
de ses écrits et publications et, de l’autre côté, la manière dont il « se raconte » dans le cadre du récit
de vie. Après avoir présenté notre positionnement paradigmatique, le dispositif méthodologique mis
en œuvre dans cette recherche, ainsi que son redéploiement à venir, nous tenterons d’introduire
quelques éléments d’une sociologie et d’une épistémologie clinique de la connaissance sociologique.
Au plus près de l’épistémologie des sociologues
Délimitée empiriquement à une partie de l’équipe professorale et doctorale d’un
département universitaire de sociologie et d’anthropologie que nous appellerons ici l’Université,
notre recherche questionne en premier lieu les orientations paradigmatiques, méthodologiques et
axiologiques de ces sociologues. Nous avons ainsi pu explorer des écrits sociologiques marqués par
leur déterminisme ou au contraire leur sensibilité vis-à-vis de la liberté des acteurs ; de même, nous
avons été confronté à des écrits accordant un primat au travail du concept tandis que d’autres
privilégient le travail de terrain. Enfin, nous avons pu observer d’importants clivages entre les
4
sociologues « engagés », critiques et ceux qui revendiquent ou promeuvent une « neutralité
axiologique ». Ces différentes orientations ont été mises en évidence à partir des écrits de ces
sociologues (ouvrages, thèses ou mémoires de master), puis de la conduite d’entretiens semi-
directifs au cours desquels nous leur avons proposé d’expliciter et d’illustrer leur épistémologie de
référence. Tant dans la conduite des entretiens que dans leur analyse, nous nous sommes montré
particulièrement attentif aux sinuosités, aux incohérences, aux paradoxes et autres « clocheries » du
discours de ces enseignants-chercheurs, marquant ainsi notre souci d’interroger la place du
« désordre » dans les dits et écrits sociologiques (Fugier, 2010a). Nous avons par ailleurs fait montre
de cette même attention dans la conduite et l’analyse de leurs récits de vie.
Afin d’illustrer cette recherche, nous nous référerons ici à l’analyse des « déviances
sémantiques » de Barbara, professeur de sociologie à l’Université et travaillant sur la problématique
du choix du successeur et de la transmission du patrimoine dans les exploitations agricoles. Son
discours sociologique apparait en effet marqué par le surgissement d’un énoncé paradoxal, au sens
où il s’inscrit en opposition à son « discours sociologique ordinaire ». Concernant sa doxa
épistémique, opinion sociologique qui va de soi et donc « ne se discute pas », Barbara l’évoque très
clairement en nous parlant des entretiens menés auprès d’agriculteurs : « moi, je ne fais pas partie
des sociologues qui pensent que les gens sont inconscients de la situation sociale dans laquelle ils
sont. Moi, je ne les prends pas du tout pour des « idiots culturels » […] ». Si Barbara reprend ici la
formule d’Harold Garfinkel [cultural dopes], elle revendique, plus largement, l’étiquette de
« sociologue interactionniste ».1 Pour Barbara, le déterminisme bourdieusien, « ce prétentieux méta-
discours sociologique », selon ses propres termes, constitue à l’évidence l’une de ses principales
cibles (dans ses ouvrages mais aussi à l’occasion de ses enseignements et encadrements de
recherche). Barbara ne cesse ainsi de réaffirmer que les agriculteurs ne sont pas des idiots culturels
mais bien des acteurs sociaux, négociant et mettant en œuvre des stratégies dans leurs interactions
quotidiennes, notamment lorsqu’ils se confrontent aux questions du sociologue. Cependant, malgré
cet anti-déterminisme affiché, nous avons pu repérer des énoncés qui « clochent » avec l’ordre de ce
discours affiché. Ainsi, lorsqu’elle qualifie de « psychologie de bas étage » et d’« introspection sans
intérêt » la parole des étudiants dont elle a par ailleurs sollicité un travail réflexif quant à l’impact de
leur histoire de vie sur le choix de leur « terrain » de recherche, le contraste est alors saisissant. La
parole des étudiants est supposée traduire des « défenses » (au sens psychanalytique du terme),
alors que la parole des paysans bénéficie du statut de « vérité locale » ou de « rhétorique
professionnelle » lorsqu’elle dissimule stratégiquement une réalité qu’ils n’ont pas intérêt à divulguer
au sociologue.
1 On peut avancer que l’interactionnisme s’est construit à travers une critique ferme du déterminisme
sociologique (i.e. de la sociologie définie comme recherche de déterminants sociaux), comme le reconnaît
volontiers Anselm Strauss (1992) : « Mead, Thomas et Park sont antidéterministes en ce sens qu’ils recherchent
un point d’équilibre entre des acteurs totalement libres dans leur volonté et des acteurs dont les actions sont
assez strictement déterminées, autrement dit, soumises à des contraintes. Les interactionnistes sont
essentiellement antidéterministes.»
5
Au plus près de l’histoire de vie des sociologues
Souhaitant donner sens à ces prises de position a priori incohérentes, nous ne nous sommes
pas limité à cette première lecture attentive aux « clocheries » du sociologue et c’est à ce point
précis que notre recherche accorde une place centrale à la recherche biographique. Nous avons en
effet fait le choix d’explorer la réflexivité du sociologue, dans ses incohérences, en interrogeant son
histoire de vie. Autrement dit, notre postulat central consiste à affirmer que les narrations
biographiques du sociologue peuvent donner sens à ses narrations sociologiques. Précisons que ces
narrations biographiques permettent de dégager un sens et non tout le sens des narrations
sociologiques, lesquelles sont aussi liées à des logiques individuelles, groupales, organisationnelles,
institutionnelles et mythiques (Enriquez, 1992) que nous n’avons pas explorées de front dans cette
recherche. Pour autant, nous défendons la portée heuristique de la recherche biographique dans
l’étude de la réflexivité sociologique, et affirmons, pour reprendre l’exemple de Barbara, que ses
incohérences épistémologique ont un « air de famille » avec ses tensions identitaires et plus
précisément avec les tensions nouant les formes héritées, acquises et espérées de son identité
(Gaulejac, 2002).
En effet, alors qu’elle travaille sur les agriculteurs, Barbara s’identifie comme « une rurale » :
« Moi je suis une rurale, je connais la campagne, je ne sais pas ce que c’est que d’avoir des voisins qui
me marchent sur la tête… ». La préface de l’un de ses ouvrages nous permet d’apprendre que
Barbara est non seulement une « rurale » mais une fille de fermier qui, bien qu’ayant suivi une
formation scolaire au métier d’agriculteur, n’a pu reprendre l’exploitation agricole familiale faute
d’être « désignée » par le père et chef d’exploitation. Transparaît ainsi, une corrélation manifeste
entre cet héritage biographique et une sociologie acquise à la cause agricole et à l’étude du « choix
du successeur ». Sans livrer ici davantage d’éléments issus de son récit de vie, on peut donc entrevoir
un lien entre le net rejet qu’elle réalise de la « position intellectualiste » du sociologue et le fait
qu’étant née rurale et fille de fermier, reprendre à son compte une narration déterministe
reviendrait à se percevoir comme une (ancienne) « idiote culturelle » et provoquerait une tension
entre son identité « héritée », liée à son origine sociale, et son identité « acquise », liée à la position
sociale que lui confère le statut de sociologue. Cependant, son incohérence épistémologique (c'est-à-
dire son anti-déterminisme avec les agriculteurs et son déterminisme avec les étudiants) traduit une
certaine cohérence identitaire, puisque « l’idiot culturel » est bien ici « l’intellectuel » (que ce soit le
sociologue intellectualiste ou l’étudiant qui fait « de la psychologie de bas étage »), alors que le
savoir et le sens pratique tendent toujours à se loger du côté du monde rural (que ce soit le
sociologue qui est « né dedans » ou l’agriculteur qui dissimule ce qu’il veut au sociologue « qui n’est
pas du coin »). En outre, le mouvement inverse se produit lors de l’entretien au travers la mise en
cohérence de sa sociologie au détriment de celle de son identité biographique. En effet, ses tensions
identitaires se trouvent réactivées lorsque Barbara dénie toute filiation entre ce qu’on peut nommer
son « terrain biographique » (Fugier, 2008) et son terrain de recherche. En effet, lorsque nous la
confrontons à ce nouage (entre ses narrations sociologiques et son terrain biographique), Barbara
s’en défend et décrit ses analyses sociologiques comme la résultante « de tout un travail fait sur la
question de l’identité ». Il s’agit alors d’« un cheminement théorique », d’« un parcours dans la
discipline », marqué par des enseignants, des lectures, et non pas d’un sens pratique hérité de sa
6
socialisation primaire. L’identité acquise reprend ici le dessus sur l’identité héritée. La culture du
sociologue n’est plus « idiote. »
Une des hypothèses de notre travail consiste alors à ne pas court-circuiter directement le
« terrain biographique » du sociologue avec ses expériences et hypothèses de recherche, mais à
concevoir plutôt des médiations entre l’un et l’autre de ces terrains. Médiations qui prennent
notamment la forme de dispositions, c'est-à-dire de schèmes de perception, d’appréciation et de
sensation. Il est ainsi plus juste d’avancer que Barbara a d’abord vécu sa problématique de la
désignation du successeur en tant que fille de fermier non désignée, ce qui la dispose, l’incline à
entendre ou voir certaines choses sur son terrain de recherche, armée d’un « sens pratique »2
(Bourdieu, 1980) hérité de sa socialisation passée au sein du monde paysan. Mais nous pouvons aussi
avancer avec Bernard Lahire que son terrain biographique prend durablement racine sous la forme
d’un rapport oral-pratique au monde, se réalisant « sans aucun recours à l’écriture (il s’agit
davantage alors d’une « transmission de travail » ou d’ « expériences », puisque aucun savoir
n’apparaît vraiment comme tel) » (Lahire, 2000). D’une autre manière, ses expériences théoriques
(acquises par ses lectures et sa formation universitaire) se fondent sur un rapport oral-scriptural au
monde, qui met en forme et traduit « sociologiquement » ses expériences pratiques. Ce que Barbara
exprime très justement en me disant qu’elle ne s’était « jamais interrogée sur « c’est quoi,
transmettre son savoir » professionnel ? » avant de devenir sociologue. Son terrain biographique
représente donc l’intériorisation d’un habitus primaire, avec sa part de sens pratique (d’anticipation)
et simultanément d’hystérésis (d’anachronisme) relativement à la réalité du monde agricole3. Son
« cheminement théorique » lui permet à la fois d’activer son habitus primaire et de le traduire dans
un autre langage : celui, oral-scriptural, du sociologue, par lequel elle revisite son terrain
biographique sous une forme interrogative et qui constitue l’un des supports de son imagination
sociologique.
2 Le « sens pratique » dont dispose ici Barbara signifie que ce qui la dispose à voir, entendre ou comprendre
certaines choses des agriculteurs n’est pas la résultante d’un calcul rationnel (le fait qu’elle a ou trouve un intérêt
à dire telle ou telle chose), sans être pour autant la résultante de son obéissance à des règles de vie et normes de
pensée. Le sens pratique renvoie plutôt à des expériences pratiques, durables, répétées et plus ou moins
cohérentes, permettant notamment au sociologue de donner un sens à ses expériences de recherche mais aussi
d’anticiper un sens aux expériences livrées par ceux qu’il interroge, ses différentes actions et réflexions
constituant en quelques sortes des « improvisations réglées » par son sens pratique. 3 Ainsi, si son sens pratique constitue une véritable portée heuristique, parce qu’il lui permet
d’anticiper les propos et réactions des agriculteurs, Barbara les ‘‘voyant venir’’ et ne se faisant pas
duper par leur rhétorique professionnelle, l’hystérésis de son habitus primaire constitue
simultanément une limite heuristique : elle voit le paysan à partir de son terrain biographique, ou
plus précisément à partir des schèmes de vision du monde agricole qu’elle a intériorisés durant son
enfance, marque de l’hystérésis de son habitus primaire. Hystérésis qui la conduit par exemple à
sous-représenter la dimension entrepreneuriale et la logique d’accumulation capitaliste de
l’agriculture contemporaine et, à l’inverse, à sur-représenter sa dimension patrimoniale.
7
Activation et censure du terrain biographique
du sociologue
L’histoire de vie des doctorants de l’Université nous livre des récits de vie tout aussi
captivants concernant la rencontre entre leur identité héritée et l’ordre du discours de leur directeur
de thèse. Ordre du discours qui va tantôt leur parler (dans le sens où « ça leur parle ») mais aussi les
censurer, les incitant à euphémiser voire à refouler leur terrain biographique, quitte à ce qu’il
réapparaisse sous la forme du retour du refoulé.
Le récit de vie de Michel, jeune docteur en sociologie, fait jaillir de son identité héritée un
homo strategicus plutôt refoulé parce que mis à l’écart par l’ordre du discours interactionniste de sa
directrice de thèse, Barbara, qui accorde le primat de l’homo donator (Godbout, 1996) sur l’homo
strategicus. En effet, si nous avons indiqué précédemment que Barbara met en évidence la
dimension stratégique des interactions dans les professions patrimoniales, ces stratégies résultent
selon elle des enjeux intergénérationnels de dons et de contre-dons plutôt que d’exprimer une
rationalité instrumentale individualiste. C’est pourtant bien en ce dernier sens que Michel, à
l’occasion de notre entretien, évoque les stratégies des acteurs, soutenant qu’elles constituent « un
aspect essentiel de [leur] conduite sociale » et que l’être humain « est un très bon stratège », tout en
estimant qu’« on devrait faire un peu plus de place à la théorie des jeux » en sociologie. Son habitus
primaire l’incline donc vers un « interactionnisme stratégique » plus que vers un « interactionnisme
du don ». Son récit de vie nous permet par ailleurs de rendre compte de la genèse biographique de
ce que Michel identifie lui-même comme la « croyance en une espèce de socle anthropologique »
faisant de l’individu un homo strategicus. Pour autant, si l’ordre du discours universitaire, personnifié
par sa directrice de thèse Barbara, l’incline peu à activer cette identité sociologique héritée de son
histoire de vie, ce même ordre du discours puise et active corrélativement d’autres éléments issus de
l’identité héritée de Michel. On remarque en particulier sa disposition ethnographique, c’est-à-dire
sa propension pour l’expérience de l’intersubjectivité et un rapport pratique au monde qui vont
nourrir son aversion pour la sociologie théorique. Par ailleurs, l’adhésion à la pédagogie par
l’exemple de Barbara vient traduire son goût pour la sociologie « de terrain », « concrète ». Son
rapport au monde oral-pratique hérité de sa socialisation primaire se traduit ainsi par son inclination
pour la sociologie interactionniste, parce qu’on y retrouve « ce côté très, très concret, de l’étude de
terrain ». De même, la manière dont Michel s’exprime durant tout l’entretien révèle l’omniprésence
de ce langage illustratif et concret. Ainsi, lorsque nous lui posons des questions typiquement
scolastiques et qui s’inscrivent explicitement dans un registre « abstrait »4, Michel répond
systématiquement en nous donnant un exemple pratique qui lui permet de produire une réponse
« claire » et de tenir un propos « concret ». Le nombre d’occurrences de ces termes est par ailleurs
très important dans son discours. Si nos questions et ses réponses « font sens », c’est parce qu’il
accroche son propos sur la valeur concrète et palpable de l’exemple.
Or, si Michel mobilise cette forme verbale orale-pratique, c’est notamment parce qu’il y est
enclin, du fait de sa socialisation à cette forme verbale au sein de son environnement familial et
surtout en raison du poids d’une figure clé de sa trajectoire biographique : son père. Militaire devenu
4 Par exemple: « la neutralité axiologique est-elle selon toi possible ? Souhaitable ? »
8
par la suite opticien, son père est omniprésent dans son récit de vie et joue notamment un rôle
important dans sa manière d’apprendre et d’intégrer des savoirs, le modus operandi de son père
prenant avant tout un caractère illustratif et pratique. Ainsi, nous pouvons supposer que l’histoire
pédagogique que Michel a reçue en héritage (Gaulejac, 1999) se trouve en affinité de style avec le
mode opératoire oral-pratique par lequel Barbara transmet le métier de sociologue. Autrement dit,
une disposition ethnographique circule dans les narrations biographiques et sociologiques de Michel,
se différenciant de la disposition scolastique affichée dans les dits et écrits d’autres sociologues,
davantage enclins à produire une sociologie conceptuelle. Par disposition scolastique, nous
entendons ici l’inclination à se mettre à distance d’autrui et en retrait du monde (Bourdieu, 1997).
C’est « cette disposition à jouer des jeux gratuits qui s’acquiert et se renforce dans des situations de
skholè, comme l’inclination et l’aptitude à poser des problèmes spéculatifs pour le plaisir de les
résoudre, et non parce qu’ils sont posés, souvent dans l’urgence, par les nécessités de la vie, à traiter
le langage non comme un instrument mais comme un objet de contemplation, de délectation ou
d’analyse, etc. » (Bourdieu, 1994, p. 219). Cette disposition s’incarne dans une culture de l’écrit que
l’École produit mais aussi sanctionne, produisant et sanctionnant par la même occasion un certain
capital linguistique, i.e. une certaine manière de parler et de se faire entendre, centrée sur la mise en
récit et en écrit de toutes ses expériences en dehors de ses expériences. Pour prendre l’exemple de
Modeste, l’un des professeurs de sociologie de l’Université, son récit de vie met en scène un « homo
scholasticus » (Macherey, 2010) sous la forme biographique d’un adolescent « pris au jeu » de la
skholè et passant tout un été à résoudre un théorème de mathématique.
Co-élaborer un travail socioanalytique
Avant de conclure notre propos, nous souhaitons suggérer ici une ouverture
méthodologique. Notons tout d’abord que la démarche méthodologique adoptée pour cette
recherche relève d’une posture compréhensive (Fugier, 2010), qui conduit moins à nous intéresser à
des « enquêtés » (dans l’unique optique de recueillir leurs représentations) qu’à des informateurs
(nous confiant leurs raisons concernant le lien entre le type de sociologie à laquelle ils se réfèrent et
leur histoire de vie). Les entretiens que nous avons menés ont donc constitué le terrain d’une co-
élaboration réflexive, réglée par une grille d’enquête constituée d’un ensemble de pistes de
recherche et de questionnements ouverts. Nous avons refusé la standardisation et le ton
impersonnel des entretiens semi-directifs et n’avons pas hésité à nous impliquer subjectivement (en
livrant par exemple quelques fragments de notre histoire de vie) mais aussi affectivement. Nous
avons donc emprunté la posture compréhensive promue par Jean-Claude Kaufmann, affirmant que
l’enquêteur doit s’engager activement durant la conduite de l’entretien « pour provoquer
l’engagement de l’enquêté » (Kaufmann, 1996, p. 17). Aussi avons-nous parfois souscrit aux propos
du sociologue interrogé, en prenant volontairement son parti. Dans d’autres circonstances, nous
avons pu également nous montrer critique, en introduisant un autre point de vue que celui qui était
exprimé ou en mettant le doigt sur certaines incohérences du discours de notre interlocuteur. De
même, nous l’avons parfois encouragé à livrer des analyses ou avons-nous même suggéré des
éléments d’analyse sur ce qui venait d’être dit.
9
Par ailleurs, sur le plan émotionnel, notre implication s’est notamment traduite à travers le
recours à l’humour, au rire, mais aussi à la colère. Dimension affective que nous avons par ailleurs
travaillée avec les sociologues en les interrogeant par exemple sur la place de la colère dans leur
pratique du métier de sociologue au regard de leur histoire de vie (nous leur proposions notamment
de nous commenter un passage singulier de Pierre Bourdieu à ce sujet5). Le cadre des entretiens
épistémologique et du récit de vie a également constitué un support auto-réflexif pour les
sociologues interrogés, passant ainsi par moments du statut d’informateur à celui d’analysant,
s’efforçant de reconnaître et d’expliciter ce qui les cause.
Nous souhaitons désormais développer plus avant ce dispositif clinique dans nos recherches
à venir, en étayant notre approche sur le dispositif des séminaires d’implication et de recherche de
l’Institut International de sociologie clinique. Ainsi, plutôt que de nous limiter à un tête à tête avec un
informateur/analysant et avec comme unique support tiers un dictaphone, nous préparons
l’animation d’un séminaire « Histoire de vie et prises de position sociologique », invitant une dizaine
de sociologues à co-élaborer un travail socioanalytique à partir de différents supports expressifs et
réflexifs, verbaux et non verbaux, tels que l’arbre généalogique, les lignes de vie et les sociodrames.
Conclusion
A l’issue de cette recherche, il apparait que les articulations théoriques et méthodologiques
entre la biographie et la réflexivité du sociologue s’avèrent « complexes », au sens où Max Pagès
l’entend lorsqu’il promeut une « épistémologie de la complexité ». Dans cette perspective, il s’agit
d’étudier et de dialectiser les connexions théoriques et pratiques entre les différents courants de
pensée et les différentes disciplines des sciences humaines (Pagès, 1997, p. 114). Notre intention de
scruter la place du désordre dans les narrations sociologique et biographique des sociologues nous
paraît en effet de nature à justifier le recours à une telle épistémologie de la complexité, dans la
mesure où celle-ci tente de s’affranchir des cloisonnements disciplinaires afin de favoriser une
approche plurielle des situations cliniques rencontrées. Ce faisant, nous espérons pour notre part
apporter une contribution à la sociologie clinique de la connaissance sociologique, située dans le
prolongement des travaux menés par Jean-Philippe Bouilloud (2009) quant aux articulations des
trajectoires biographiques des sociologues avec leurs prises de position théoriques.
5 « Ce que je dis là est à peine articulé, mais je vois un lien entre mon impatience, mon énervement, ma révolte,
mon indignation et la « lucidité »- je ne sais pas comment appeler ça. Le travail scientifique, cela ne se fait pas
avec des bons sentiments. Ça se fait avec des passions ; après il faut les contrôler. […] Pour travailler, il faut
être en colère. Mais la colère ne suffit pas. Il faut aussi travailler pour contrôler sa colère.» (Bourdieu, 2000)
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Références bibliographiques
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Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Paris : Éditions de Minuit.
Bourdieu, P. (1994). Raisons pratiques. Paris : Seuil.
Bourdieu, P. (1997). Méditations pascaliennes. Paris : Seuil.
Bourdieu, P. (2000). A contre pente. Entretien réalisé avec Philippe Mangeot avec Stany Grelet,
Victoire Patouillard et Jeanne Revel. Vacarme. http://vacarme.eu.org/article224.html.
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Fugier, P. (2008). Les discours et les terrains des sociologues. Revue ¿Interrogations?, n°7.
http://revue-interrogations.org/article.php?article=142
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position sociologiques. Thèse de doctorat en sociologie. Besançon : Université de Franche-Comté.
Fugier, P. (2010b). Les approches compréhensives et cliniques des entretiens sociologiques. Revue
¿Interrogations? [en ligne], n°11. http://revue-interrogations.org/article.php?article=218
Gaulejac, V. de (1999). L’histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale. Paris : Desclée de
Brouwer.
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psychosociologie (pp. 174-180). Paris : Érès.
Godbout, J. (2000). Le don, la dette et l’identité : homo donator vs homo oeconomicus. Montréal :
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Kaufmann, J-C. (1996). L’entretien compréhensif. Paris : Nathan.
Lahire, B. (2000). Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de l’« échec scolaire » à l’école
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Macherey, P. (2010). Bourdieu critique de la raison scolastique. Le cas de la lecture littéraire.
Hypothèses. La philosophie au sens large. URL : http://philolarge.hypotheses.org/361
Mauger, G. & Soulié, C. (2001). Le recrutement des étudiants en lettres et sciences humaines et leurs
objets de recherches. Regards sociologiques, n°22, 23-40.
Pagès, M. (1997). Des synthèses aux articulations. In N. Aubert, V. de Gaulejac & K. Navridis (dir.),
L’aventure psychosociologique (pp. 97-115). Paris : Desclée de Brouwer.
Strauss, A. (1992). La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme. Paris :
L’Harmattan.
11
(Niewiadomski C.; Delory Momberger C. (dir.) (2013) Territoires contemporains de la recherche
biographique. Paris, Teraèdre. pp. 109-126)
Chapitre 8
De la subjectivité comme chantier de soi.
Le cas du Mémorial
Véronique Braun Dahlet
Introduit dans les universités brésiliennes autour des années 1970 (Passeggi, 2006, p.
65-75), le Memorial acadêmico (désormais le Mémorial) est une sorte d’autobiographie
intellectuelle et professionnelle que présente tout candidat à un poste de Maitre de
conférences ou visant une avancée de carrière (HDR, Professeur des Universités). Le
Mémorial relève du discours universitaire en tant que genre, mais il faut reconnaître que,
hormis la narration à la première personne du compte-rendu curriculaire qui se traduit en
actes comptables identifiables, aucune autre régularité n’apparaît comme prédéterminée ou
nécessaire. Il s’agit néanmoins pour l’auteur je de l’énonciation de se faire valoir auprès de
ses lecteurs, en l’occurrence ses pairs constitués en jury. C’est dire combien est
prépondérante l’image de soi qui, plus qu’une valeur ajoutée, est ici une valeur première
élevée au moins au même coefficient que les contenus curriculaires présentés. Si les
Mémoriaux se placent sous l’égide d’un « contrat de communication » (Charaudeau, 2006)
invariable, la construction de l’image de soi est à géométrie variable : c’est ce que l’on verra
à travers l’analyse de différentes formes d’inscription de l’instance de l’énonciation, qui
montreront en dépit de la chronologisation du récit les scissions dans le « Je » et le « Moi »,
et entre le « Je » et le « Moi ». Mais le « Je » ou le « Moi » se diffracte également pour se
rendre à la pluralité, comme en rendra compte la fonction de la citation dans le Mémorial.
12
1. Corpus et cadre de référence
Le corpus étudié se compose de quatorze Mémoriaux présentés par des enseignants
de linguistique, de langue ou de littérature, dont dix candidats à l’obtention du grade de
Livre Docente en sciences du langage (la Livre-Docência est l’équivalent brésilien de
l’Habilitation à Diriger des Recherches) et quatre à l’obtention du grade de Professor Titular
(équivalent brésilien du grade de Professeur des Universités). Tous les Mémoriaux ont été
présentés à l’université de São Paulo, excepté un seul, présenté à l’université Estadual de
Campinas (Unicamp, État de São Paulo). L’ensemble du corpus couvre une période qui va de
1980 à 2008, soit quasiment trente ans. Les Mémoriaux ont un volume variable allant de
quinze à cent trente et une pages, soit une moyenne de quarante pages.
L’analyse qu’on développe prend pour cadre de référence la linguistique de l’énonciation.
Benveniste conditionne la subjectivité dans le langage à la faculté de « se pose[r] comme
sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours » (1966, p. 260), mais il introduit
aussitôt le complexe en démontrant que la permanence de la forme linguistique (je) n’évite
pas pour autant ni la labilité du référent, ni la dialectique du détour par l’autre pour donner
forme et identité au moi. On s’appuiera également, dans le cadre de l’analyse de discours,
sur la notion de scénographie (Charaudeau, 2006).
Par ailleurs, cette contribution cherchant à faire le lien entre la mise en scène
énonciative du je et l’écriture autobiographique, elle se donne comme points de repère
généraux les points de vue linguistique (Benveniste, 1966, p. 258-266) et philosophique
(Ricoeur, 1990), qui convergent pour montrer l’intersubjectif dans le Je et le moi qui est fait
de l’Autre, en posant tous deux que l’ego requiert « le complément intrinsèque de
l’intersubjectivité » (Ricoeur, 1990, p.14).
2. Le Mémorial académique, un discours universitaire à identifier
Le Mémorial est un discours universitaire au genre non stabilisé. Comme tout
discours, il est néanmoins régi par un « contrat de communication », ou « genre
situationnel » (en l’occurrence, universitaire), qui détermine des « instructions discursives »,
au nombre de quatre selon Charaudeau (2006), portant sur « la façon de se comporter en
tant qu’énonciateur », « l’identité qu’il doit attribuer à son partenaire en tant que sujet
destinataire », « la façon d’organiser son discours » et « les topiques sémantiques qu’il doit
convoquer ». Il est intéressant de saisir les instructions discursives qui configurent
globalement le discours du Mémorial :
13
- Identité du partenaire – Le rôle et le statut du destinataire sont d’emblée identifiés :
l’auteur de Mémorial s’adresse à des pairs constitués en jury dont la fonction d’évaluation et
d’interlocution clairement définie laisse prévoir une prise en compte importante dans le
discours lui-même.
- Organisation du discours – Dans la mesure où le Mémorial a pour fonction d’exposer le
processus par lequel le Je s’est constitué en acteur professionnel, son discours s’organise en
référence à un canevas prototypique de la narration autobiographique. Le moi se récitant
se construit dans et par ce que draine le temps chronologique : plus ou moins en prise sur
(et aux prises avec) sa destinée, guidé plus ou moins fermement par un objectif à atteindre,
il rencontre sur son parcours des adjuvants et/ou des opposants ainsi qu’une série
d’obstacles à franchir. Dans cette perspective, l’alternance et l’intrication des registres
narratif, descriptif et argumentatif6 se régulent en fonction du contenu abordé et de l’effet
visé.
- Topiques sémantiques – Quant aux contenus, précisément, ceux-là s’organisent
essentiellement en fonction des deux ordres de parcours – de formation intellectuelle ou
professionnel – qu’on retrouve d’un Mémorial à l’autre. Celui-ci, suivant l’ordre
chronologique, commence par le parcours de formation intellectuelle (milieu familial et
scolarité dans le primaire, secondaire et le supérieur). Puis enchaine sur le parcours
professionnel, qui se décline généralement à partir de quatre domaines : enseignement
(Licence et Master), recherche (publications, participations à des congrès et colloques,
direction de recherche), cours dits extra-curriculaires (organisation de cours et/ou charge
d’enseignement pour tout public7), et responsabilités administratives.
- Comportement de l’énonciateur – Le comportement de l’énonciateur découle
premièrement du contexte socio-pragmatique du Mémorial. S’agissant de Mémoriaux
présentés dans le cadre de l’équivalent de la HDR ou du grade de Professeur des Universités,
le candidat est vu et se conçoit comme étant déjà un égal, en attente de confirmation. La
teneur des Mémoriaux laisse penser qu’il s’agit pour l’énonciateur de montrer, outre ses
compétences comptables (expérience et acquis professionnels), la valeur qu’il attache à
l’esprit de corps : il doit être ressenti comme étant « des leurs ». Cela dit, comme on le verra,
ce rite d’intégration que constitue le Mémorial n’oblitère pas l’émergence d’une
personnalité faite de singularité.
En d’autres termes, dans le cadre global relativement contraignant des instructions
discursives, le narrateur peut imposer, en orchestrant une scénographie donnée, une image
6 Ce sont les séquences textuelles analysées par J.-M. Adam (1999), Linguistique textuelle : des genres
de discours aux textes. Paris, Nathan/HER.
7 Publiques ou privées, les universités brésiliennes proposent parallèlement à la Licence et au Master des cours
dits extra-curriculaires qui s’adressent à un très large public, universitaire ou non. Ces cours, proposés à
l’initiative des enseignants, sont de durée extrêmement variée et ne sont pas soumis à la périodicité.
14
de soi plus conforme à la représentation qu’il en a ainsi qu’à la manière dont il entend que
les destinataires la reçoivent8.
3. Du jeu dans les Je
L’écriture autobiographique implique la réflexivité, du fait que le Mémorial, on l’a dit,
est écrit à la première personne, une première personne qui parle de soi. Je parle de moi, de
ce moi successif, extensif au temps, le moi narré – qu’on pourra définir comme un cumul de
Je successifs détachés du Je du présent de l’énonciation par ce passé qui arrive jusqu’au
maintenant de l’écriture– qui soutient et rétribue le Je. Dans cette succession et/ou cet
écart entre les deux instances, l’écriture du Mémorial met en œuvre tout un répertoire
linguistique référant tantôt au Moi, tantôt au Je. On en relève 4 principalement :
1) Références plurielles renvoyant au Je de l’énonciation ou au Moi, tantôt sous une forme
pronominale, tantôt sous forme nominale.
2) (Je = Moi) référence bi-univoque entre Je et Moi, où le Je constate qu’il est resté inchangé
par rapport à son moi : Je s’inscrit dans la continuité, le prolongement du Moi ;
3) (Je ≠ Moi) référence non bi-univoque entre Je et Moi, c’est-à-dire entre le je narrant et le
je narré;
4) (Je1 Je2) décalage du Je dans le temps même où il dit je du type : je me rends compte,
je me demande si, où émerge un Je nouveau qui prend le pas sur un Je en passe de devenir
caduc (la flèche indique le passage d’un je ancien à un je nouveau)
5) (Moi ≠ Moi), référence non bi-univoque dans le moi ou absence de correspondance de
moi à moi (par exemple dans des expressions telles que: l’enfant que j’étais ; je m’étais
rendu compte ou dans la présentation des différentes facettes du moi : le moi enseignant, le
moi citoyen, le moi mélomane, etc.
3.1. Références polymorphes et plurielles
La variation et l’enchainement des formes linguistiques référant ou incluant le Je ou
le Moi relèvent en toute logique du choix du Je-narrateur. Choix essentiellement conduit par
8 Voire, comme l’indique Charaudeau (2006), donner une image de soi telle qu’elle peut en modifier
le contrat de communication.
15
la perspective dans laquelle celui-ci désire que l’interlocuteur l’appréhende. Mais avant de
voir la variation linguistique de l’instanciation du Je/Moi, il est intéressant d’exposer les
stratégies globales d’insertion du Je dans les récits autobiographiques des Mémoriaux, par
rapport notamment à la figure du Tiers qui nous constitue et nous définit. Car il s’agit de voir
ces stratégies comme autant de manières de faire advenir et négocier son expérience et son
histoire sur fond d’histoire collective (familiale, sociale, institutionnelle). Les Mémoriaux
analysés comprennent trois types de stratégie, qui mettent à jour des rôles actanciels :
3.1.1. Le Je est linguistiquement égocentré : l’écriture du Mémorial se fonde invariablement
sur le pronom première personne ; autrui n’apparaît qu’incidemment. Le narrateur se
présente comme seul acteur de son parcours, qui, réduit au factuel, se fonde sur la
comptabilisation des succès et des échecs. Ainsi, par exemple, sur une vingtaine de lignes
cette suite de verbes : j’avais déjà repris – j’étais engagé – j’ai été employé – je m’éloignais –
j’ai obtenu – j’avais travaillé – j’avais repris – j’ai pensé que – j’ai fait – j’ai pensé que – je
suis arrivé – j’ai cherché à – j’ai tenté de – j’ai compris que (Dlt03 : 38).
Cette stratégie est exceptionnelle dans le corpus (1 Mémorial seulement procède de
la sorte), l’interaction est minime avec le monde, perçu davantage comme masse compacte
à entreprendre frontalement.
- le Je Narrateur montre le parcours de formation du Je personnage fortement associé à une
instance tierce (en tant qu’élève : les parents, les enseignants au cours de sa scolarité, les
camarades, les premières lectures ; en tant qu’étudiant : les enseignants, les camarades, les
lectures ; en tant qu’enseignant universitaire : les collègues, l’institution). A partir de cette
forte inscription dans le collectif, se dégagent deux modes linguistiques d’insertion du Je
dans la chaine linguistique :
3.1.2. L’un consiste à énoncer le pluriel nous en le détaillant en je + il(s) ou en il(s) + je. Les
sujets du faire sont alors sémantiquement mis à parité, l’action est le résultat d’un faire
collectif. Du point de vue de l’effet de sens, cependant, le Je garde la prééminence en
restant sujet exclusif du verbe :
(1) J’ai co-organisé, avec <Nom>, un livre réunissant une sélection de textes […]. (Dtl01 : 10)
(2) En 2005 encore, avec ma collègue de département, <Nom>, j’ai été invité par le MEC à
élaborer les nouveaux Paramètres Curriculaires (Dlm02 : 13).
16
3.1.3. L’autre consiste à partir d’un Nous collectif (qui n’exclut pas en (3) la comptabilité du
« vous » du jury) sur le fond duquel se détache ensuite le Je. Le nous, cadre ou acteur, cède
l’action au profit du Je, qui se singularise et sur lequel se focalise l’événement narré :
(3) [Après le doctorat dans une grande université] je suis retourné à Ijui, honorant mon
contrat et courant derrière un rêve de militant utopique. […] Les cours étaient, pour nous,
une intervention du monde. D’une certaine manière, l’intellectualisme aseptique de la
grande université ne m’avait pas attiré. (Ling05 : 16)
(4) Nous avons élaboré un plan d’action, qui pourrait se résumer comme suit :
- Donner des orientations, fonder ; inviter ; encourager les départs pour l’étranger. Grâce à
cette politique, j’ai pris contact avec les études linguistiques […] au Portugal […].
(LingPort02 : 8-9)
En règle générale, les Mémoriaux procèdent tous par alternance de ces trois
principaux modes d’inscription du Je dans le rôle qu’il a joué et que le Tiers a joué, dans son
parcours intellectuel et professionnel. C’est donc dans le tissu de cette alternance que
varient les formes linguistiques référant au Je – en l’occurrence, au Je personnage, comme
on le voit ci-après, à travers les pronoms deuxième, troisième personne et première du
pluriel :
(5) C’était de fait comme cela, en ces temps-là : en une seule année, vous deveniez
spécialiste de trois vastes disciplines ! (LingPort02 : 6)
(6) Aussitôt arrivé à Paris […] je me suis occupé à améliorer mon français et à découvrir la
ville. Regardez-le, le paysan de Birigui, en train de flâner, de s’enchanter, de s’émerveiller
[…]. (Ling01 : 36)
(7) En ces temps si incléments face aux vérités établies, peut-être encore une vérité en
laquelle nous croyons pieusement, celle de l’Histoire qui se répète comme une farce, qui est
balayée par la force des faits, celle de l’Histoire qui se répète en tant que répétition.
(Ling01 : 48)
Référer à soi par des pronoms qui renvoient a priori à des personnes non-je, c’est se
dissocier de soi, se regarder à partir d’un ailleurs que peut donc aussi occuper autrui, et d’où
autrui peut me regarder. Ainsi, le vous de (5) peut s’interpréter littéralement et inclure
l’interlocuteur (qui est un pair) ; celui-ci est directement interpellé dans regardez-le (6), où le
Tu est convié à occuper la même place de regardant qu’occupe le Je, et il est
potentiellement inclus dans le nous de (7).
17
Ces réglages pragmatiques, qui consistent à parler de soi par le détour de pronoms
autres que je, rendent disponibles des places et des rôles pour l’interlocuteur, en lui laissant
la possibilité de s’approprier ces formes linguistiques. En revanche, parler de soi sous forme
nominale, c’est l’obliger à percevoir le Je à partir du cadre posé par ce dernier. On peut en
effet définir l’autodésignation comme le procédé par lequel le Je se désigne à l’aide de mots
sémantiquement pleins (qui désignent des Je ou des Moi dont je suis fait). On sait que la
désignation de personne consiste à attribuer à celle-ci une valeur potentiellement contenue
dans le rôle social (axiologique notamment) que véhicule le mot. Ainsi, un Je narrateur
parcourt différentes places qui lui donnent un statut à partir duquel il demande à être
présentement considéré. L’autodésignation a souvent pour fonction de présenter
favorablement le sujet dans des fonctions ou responsabilités conformes à l’image d’un faire
ou savoir-faire professionnel ou d’un savoir-être. Elle peut toutefois contenir une évaluation
critique de soi, voire de l’autodérision. Cette dernière image de soi n’est dévalorisante qu’a
priori ; elle montre en effet que le sujet est capable d’autocritique, donnant ainsi de lui
l’image d’instance fiable.
On relève ci-après les autodésignations successives prélevées dans un seul Mémorial
(Ling05), pour en restituer le riche répertoire, construit par le Je Narrateur pour se référer à
lui-même ou au Moi (le Je narré) : « quelqu’un comme moi », «l’auteur [du Mémorial] », « le
sujet, dans sa fonction d’auteur » (p.4) ; « comme analyste de données » (p.5) ; « je n’avais
rien d’un linguiste» (p. 12) ; « nous étions les auteurs qui nous imaginions connaître […] »,
« nous étions de studieux étudiants de phonétique et de phonologie », « je me croyais déjà
devenir un phonéticien », « comme d’autres linguistes, je pense que […] » (p. 13) ; « J’étais
un paysan au milieu de spécialistes » (p. 15) ; « mes activités d’enseignant et d’étudiant » ;
« le rôle d’enseignant et d’étudiant » (p.18) ; « doctorants », « directeur de recherche »,
« professeur » (p. 23).
Il est peu fréquent que la distanciation du Je de l’énonciation par rapport à lui-même
s’effectue autrement que par le pronom de première personne ou par l’autodésignation. Le
corpus étudié compte en effet deux seules occurrences où le narrateur instancie le moi non
sous la forme de la première personne mais sous celle de la troisième : c’était le il du moi en
tant que jeune doctorant (6), ou le elle du moi de l’enfance en (8). Dans les deux cas, la
dissociation (il/elle = moi) a besoin de l’autodésignation sémantiquement pleine pour se
construire (le paysan de Birigui, une fille). Le pronom je reste ici clairement associé au je de
l’énonciation (narrateur homodiégétique), qui enjoint ou commente (Regardez-le ; on ne sait
comment).
(8) Un des souvenirs les plus anciens que je garde du passé est celui d’une fille de quatre ans
environ, qui allait en bus à l’École <Nom>, à Bras. Elle est la deuxième de trois filles de
parents juifs polonais […]. De la première enfance, il est resté un souvenir résiduel indiquant
qu’elle aimait beaucoup les histoires, tellement qu’elle apprit à lire et à écrire seule, on ne
sait comment (Dtl 01 : 2).
18
3.2. (Je = Moi) Coïncidence entre Je et Moi : le Moi extensif à la durée est resté inchangé, et
coïncide ainsi avec le Je de l’énonciation. La coïncidence entre les deux instances est
explicite :
(9) Voilà les questions que je me posais et me pose encore […] (quand) je commence un
travail analytique (Dtl01 : 2)
(10) D’ailleurs, je crois que je continue à penser la même chose (Ling05 : 6)
(11) Le grand problème que je ressentais, et que je ressens encore, c’est le manque de
corpus (Ling04 : 75)
3.3. (Je ≠ Moi) Non coïncidence entre Je et Moi. On n’évoquera pas ici les moi successifs qui
donnent de l’épaisseur au sentiment d’identité (le moi de l’enfance, le moi de l’étudiant, le
moi parental ou civil, etc.) au cours de la narration, mais de la notification par le Je Narrateur
de sa non coïncidence avec le Moi, c’est-à-dire avec le Je narré :
(12) Le temps d’études à été court, voilà ce que je constate aujourd’hui… À l’époque, j’étais
impatiente d’enseigner. (Ling04 : 9).
(13) J’aimais l’idée des paradigmes et des révolutions. Aujourd’hui, je ne l’apprécie plus .
(Ling05 : 16)
Comme le Mémorial est la narration d’un parcours de formation intellectuelle et
professionnelle, les moments de non coïncidence s’y trouvent en nombre significatif. Or, ces
non coïncidences correspondent à des transformations du Moi ou du Je, de sorte que plus
elles sont nombreuses, plus surement on peut en inférer que le sujet a été le siège de
transformations successives, et s’est montré apte à modifier sa perception du monde et
l’entendement de soi-même.
3.4. (Je Je) Je engendre un nouveau Je. Cette modalité qui témoigne de la conversion du
je en un autre je, constitue à mon sens le processus le plus visible du travail en retour que
peut produire la dynamique de l’écriture. Tourné vers le passé et drainant celui-ci jusqu’à
l’aujourd’hui de son auteur, le Mémorial est cependant tendu vers l’à venir de son écriture,
où le moi se construit.
19
(14) En relisant ce texte aujourd’hui, je m’aperçois qu’il y a beaucoup de thèses non
résolues (Ling04 : 25)
(15) Quand je pense aujourd’hui à cette phase de ma vie, je me rends compte que quelque
chose de fondamental m’est arrivé à ce moment-là, qui a décidé des chemins que j’allais
suivre (Dlt02 : 3).
3.5. (Moi Moi). Cette modalité est similaire à la précédente, à ceci près qu’elle se situe
dans le passé. Mais précisément, du fait de se situer dans le passé, les modifications du moi
se sont produites pour toutes sortes de raisons – sauf celle de la réflexivité que déclenche
l’écriture autobiographique, et qui est la raison principale sinon unique de la modalité (Je
Je) :
(16) je me rendais compte de la complexité réelle qu’est une œuvre d’art littéraire et je
prenais conscience des nouvelles directions que cela allait donner aussi bien à mes études
de langues qu’aux questions que je me posais sur la littérature. (LitBr01 : 7)
(17) J’ai découvert l’importance qu’il y a à interagir avec les collègues hispano-américains.
(LinPort02 : 7)
(18) Et moi qui avais toujours cru que la séparation des Églises d’Orient et d’Occident avait
eu lieu aux environs de l’an 1000. (Ling01 : 59)
Les différentes postures qu’entretiennent le Je et le Moi, chacun par rapport à l’autre
instance ou à la sienne propre, n’évite pourtant pas l’irruption du présent de l’énonciation
dans le passé de la narration, comme s’il y avait absorption du je du maintenant par le moi
du passé. Ainsi, tandis que le narrateur relate son changement de directeur de recherche du
temps où il était en doctorat, surgit dans la narration le déictique temporel maintenant qui
prend référence par rapport au présent de l’énonciation alors qu’il renvoie au présent de
l’énoncé. La contradiction est patente, mais demeurera comme trace de l’importance
historique de cet événement dans le parcours du sujet-narrateur, dont tout indique que les
effets perdurent jusqu’à son temps présent.
(19) Je me suis détaché du premier directeur de recherches […]. Du second, je conserve
encore, outre une bonne relation professionnelle, la manière d’attirer mon attention très
consciencieusement et dans les moindres détails, sur les dangers de l’adjectif, leçon que je
n’ai pas encore bien apprise.
Maintenant, sous la nouvelle direction, j’osais et c’est pourquoi je m’étais décidé à étudier
à l’étranger […].
20
L’idée de partir m’était arrivée pendant mon séjour de recherche qui maintenant se
dédoublait et se développait […].(LitBr03 : 11. Je souligne)
L’extrait qui suit est une narration au passé, mais qui perd son aspect prototypique
par l’introduction inattendue d’un verbe au présent. Ici, tout se passe comme si le Je quittait
sa fonction de narrateur pour endosser celle du je politique :
(20) [octobre 1984] Quand je suis arrivé [au Brésil], déception ! L’amendement Dante de
Oliveira avait été rejeté au Congrès National. Pauvre Brésil ! Malgré tout, je sais que ma
place est ici. (Ling01 : 42).
Ainsi donc, si on accepte la dissociation Je/Moi comme une donnée structurelle,
celle-ci n’implique pas toujours, sur le plan linguistique, une claire distinction entre le Je
narrant (le Je de l’énonciateur) et le Je narré (le Je personnage, objet du récit), ni entre le
« je » et l’« autre » (voir
en (5) vous deveniez, qui est un je et les collègues de l’époque ; dans (6), l’injonction à voir le
paysan de Birigui associe les interlocuteurs et le Je dans un même regard ; en (7) nous
croyons pieusement ne se lit pas univoquement comme un nous de modestie : le pronom
peut inclure les compagnons d’idéologie).
4. Le Je narrateur au miroir de ses citations
On se propose ici de faire une ébauche de ce qui pourra dans des développements
ultérieurs se rapprocher d’une typologie fonctionnelle de la citation dans les Mémoriaux. Il
s’agit de voir comment se construit l’image de soi sous l’influence des sources des discours
cités. Sur l’ensemble des citations relevées dans le corpus, on s’intéresse à 3 registres de
citation :
- la citation pour soi, la citation lettrée, qui puise ses sources dans le répertoire
philosophique, littéraire et scientifique. Canonique, ce type de citation se trouve tantôt en
exergue, tantôt dans le fil du discours ;
- la citation de soi. Plus représentatif des discours oraux que des discours écrits, ce type de
citation est introduit par des verbes tels que comme je l’ai dit, comme je l’avais mentionné,
21
je dis que, je le répète. On s’intéressera, pour notre part, à l’autocitation en discours direct
rapporté qui se trouve en bonne place dans le genre du Mémorial9.
- la citation sur soi, qui consiste pour le Je narrateur à reproduire dans son Mémorial un
extrait de discours dont il était soit le destinataire soit l’objet. Je m’efface un temps, pour
donner la parole à des tiers qui parleront de moi – en général de façon élogieuse. Stratégie
de renfort, car ce faisant, je construis le chorus autour de moi.
Le premier mode est du point de vue fonctionnel une citation pour soi, c’est-à-dire
pour l’image de soi. La citation pour soi fonctionne tour à tour comme discours tutélaire,
doublure du discours mémorialiste (quand ce n’est pas le discours mémorialiste qui se
donne comme le double du discours cité), chambre d’écho voire boîte d’amplification : quel
que soit localement le mode d’interaction entre les deux univers de discours, le Je narrateur
tire indéniablement profit de leur mise en regard. Ce premier mode comporte deux registres
distincts :
a) tout d’abord l’exergue, qui consiste du point de vue sémiotique à placer le discours du
Mémorial sous les auspices du discours mis en vedette. Le Je du Mémorial montre ainsi son
adhésion à l’univers discursif de l’exergue, l’érige en modèle de réflexion. Pratiquer l’exergue
consiste à construire un univers de références, montrer à ses interlocuteurs qu’on est en
société et en dialogue avec différents points de vue (on maitrise et on a goût à
l’interdiscours) et que cet échange de réflexions fait partie de notre répertoire social et
identitaire. En somme, on fait voir qu’on est plus que ce qu’institutionnellement on est, car
la pratique de l’exergue nous inscrit dans un horizon plus large que celui de notre discipline
d’appartenance. Les domaines dans lesquels puisent les exergues le montrent, qui renvoient
à des références disciplinaires en général étrangères à la discipline d’appartenance de
l’auteur de Mémorial.
b) le second type de citation pour soi s’inscrit dans le fil du discours. Le narrateur du
Mémorial s’y réfère, et s’en recommande pour y trouver une illustration de son propos, un
renfort, une légitimation :
(21) Plusieurs écrivains et critiques ont influencé le processus de construction de mon savoir
et représentent quelques-unes de mes réflexions qui conduisent cette réécriture10. John
Banville […] fait l’apologie de l’oubli et de la mémoire lorsqu’il pense à la mort de son
épouse : [Citation]. (Dlm01 : 2)
9 Bien entendu, ce constat demande à être confirmé ultérieurement par une étude sur un corpus plus fourni. En
cas de confirmation, il conviendra alors de vérifier si la pratique de l’autocitation est plus développée dans les
disciplines relevant, à l’intérieur des sciences humaines, des sciences du langage par exemple, puis il s’agira de
comparer cette pratique entre les auteurs de sciences humaines et ceux des sciences dites exactes. 10
L’auteur se réfère ici à son premier Mémorial, présenté à l’occasion de son premier poste à l’université.
22
(22) […] ce qui me meut, plus que de chercher à construire quelque chose, c’est la recherche
d’un sens dans ma vie. C’est également ainsi que je comprends les mots de Simone de
Beauvoir, dans son livre Les Mandarins, quand elle parle du faire littéraire de l’un de ses
personnages : [Citation]. (Ling02 : 59)
La citation pour soi peut faire d’un tiers élu mon porte-parole : je le fais me parler par
sa bouche. Ainsi, cet enseignant qui s’envole pour Paris où il réalisera son post-doctorat :
(23) Me voici dans l’avion de la Varig, qui de nuit traverse l’Atlantique. Bien que Henri de
Bornier a dit que « tout homme a deux pays : le sien et puis la France 11», je suis plus
volontiers Jorge de Sena : « Je suis moi-même ma patrie. La patrie que j’écris est la langue
dans laquelle, à cause du hasard des générations, je suis né ». (Ling01 : 35)
Le second registre citationnel, l’autocitation ou la citation de soi, consiste pour le Je
narrateur à se constituer à la fois comme instance citante et instance citée dans le discours
direct rapporté (plus rarement dans le discours indirect rapporté, dont on voit cependant un
exemple ci-dessous en (a) : j’écris dans la conclusion que). Comme on le voit dans les
exemples qui suivent, se citer soi-même revient à dire et à dire qu’on dit. Le Je se dissocie
pour donner à voir/entendre le je cité comme être de discours en quelque sorte historicisé,
faisant figure d’autorité par le fait même d’être cité. Car introduire sa propre parole dans le
circuit des paroles citées tend à s’en détacher en l’arrachant à l’ordre de l’accidentel (le
contingent) pour l’élever à celui de l’essentiel. Ce processus est particulièrement visible dans
(24), où le Je reprend les paroles de son Mémorial précédent, et dans (25) et (26), où sont
reproduits respectivement un extrait de projet de recherche et un extrait de compte-rendu
de séjour de recherche destiné à l’agence de financement concernée :
(24) – Dans le Mémorial de 1998, j’écris en conclusion que tout être humain est motivé par
ses objectifs : « ceux-là doivent être si clairs et en même temps si incitatifs qu’ils deviennent
des moteurs de nos activités, et recréatrices d’autres qui prennent forme aussitôt que les
objectifs ont été atteints ». (Dlm01 : 27)
(25) – L’objectif est de tester les hypothèses explicatives de la connaissance linguistique
humaine données par la théorie. Je cite un extrait du projet lui-même où cela est clairement
énoncé : « [Citation] ». (Ling02 : 47)
11
En français dans le texte.
23
(26) – […] une chronique qui m’a ouvert les yeux, en somme, sur la situation suivante, que
j’ai exposée à la FAPESP et qui a été approuvée par l’évaluateur : « [Citation] ». (LitBr03 : 20-
21)
On relève également des autocitations de discours qui atteignent la forme la plus
achevée de l’écriture romanesque avec narrateur homodiégétique. Dans les Mémoriaux
concernés, tantôt le Je narrateur se cite en mettant en scène typographique un dialogue
tenu avec un collègue (27), tantôt il cite un propos tenu mentalement par le Je personnage
(28), tantôt par lui-même (Je narrateur) (29), donnant directement accès aux contenus
mentaux12. Ce qui surprend ici est l’opération selon laquelle le je-locuteur primaire
représente le je-locuteur secondaire – lequel réfère tantôt au je-personnage tantôt au je-
narrateur, comme c’est le cas dans (29). Or, il suffirait que le locuteur secondaire soit un Il,
pour que nous retrouvions la structure canonique de la citation. Voilà donc une mise en
scène assez spectaculaire de l’intradialogisme, où le sujet scripteur élève au rang de discours
représenté sa propre parole.
(27) Et je me souviens que nous avons eu, au sujet de l’invitation, un dialogue d’une forme
et d’un contenu qui étaient à peu près ceux-là :
D. : écoute, M., on a une bourse de post-doctorat dans le cadre de l’accord CAPES/COFECUB
[…] maintenant, c’est à ton tour de la prendre, tu veux y aller ?
M. : Mon dieu, ….D. … c’est difficile de se décider comme ça, aussi vite… ce que je peux dire
dans l’immédiat, c’est que ça m’intéresse mais… je ne parle pas le français.
D. : Si ce n’est que ça…. tu l’apprends ! (LingPort01 : 84)
(28) La déception du premier moment a laissé place à une décision : « Puisque je suis ici et
que les conditions sont celles-là, je veux apprendre ce qu’ils ont de mieux à me proposer ».
(Ling02 : 19)
(29) Heureusement que le Prof. <Nom> m’avait prévenu que j’allais rencontrer le monde.
« J’ai beaucoup éprouvé la vérité de cet avertissement ». Je me suis vite rendu compte que
l’université n’était pas composée d’anges, mais d’hommes […]. (Ling01 : 28)
Le troisième registre citationnel, la citation sur soi, n’est pas moins spectaculaire. Le
Je narrateur intègre dans le Mémorial une instance citante prenant le Je personnage comme
destinataire du discours cité. Ici, la perspective change radicalement : c’est à travers la
perspective du Tiers (la tierce-personne, par rapport au je et au tu de l’énonciation
12
Je renvoie ici aux descriptions des « unspeakable sentences », in Ann Banfield ([1982], 1995). Phrases sans
parole. Paris : Seuil.
24
mémorialiste) que le Je-personnage (linguistiquement donné sous la forme du tu – le vous
de politesse) sera présenté aux interlocuteurs du Mémorial.
(30) [Dans un séminaire de Master] quand était arrivé mon tour de présenter un exposé, j’ai
entendu l’enseignante dire : « vous devez être enseignant ou chercheur professionnel, n’est-
ce pas ? ». (Dlm02 : 10)
(31) je voudrais signaler la fin du discours de l’enseignante I. O. : « Pour quelqu’un qui quand
il est arrivé ici avait de sérieux doutes sur les hypothèses […] ; je dois dire que non seulement
vous avez assimilé et manipulé avec beaucoup de compétence les principes des théories
formelles, mais je peux aussi dire aujourd’hui que vous faites partie des chercheurs qui
composent ce groupe ». (Ling02 : 22, en italique dans le texte)
En référence à l’extrait qui suit, le Je Narrateur évoque la sortie d’un de ses livres,
dont le sujet porte sur l’analyse de la revue brésilienne de chroniques journalistiques
Kosmos, datant du début du XXe siècle. A cette occasion, il reçoit une lettre, reproduite dans
le Mémorial jusque dans la mise en page, d’un des plus grands auteurs brésiliens de
l’époque, Drummond de Andrade :
(32) Rio de Janeiro, 2 mai 1983
Cher <Prénom Nom> :
Vous ne pouvez pas vous imaginer combien votre livre « Titre » m’a fait plaisir et… m’a
rendu nostalgique. Je suis, depuis mon enfance, un lecteur invétéré de revues, et Kosmos n’a
pas échappé à ma curiosité intellectuelle. […] Ainsi, connaître votre étude, d’un grand intérêt
pour l’histoire de la presse brésilienne ainsi que pour celle de notre vie littéraire, m’a d’une
certaine façon ramené à mon enfance et à mon adolescence lointaines. […]. Carlos
Drummond de Andrade (LitBr03 : 15, en italiques dans le texte)
Si la scénographie se construit à mesure que s’élabore le discours, elle est également
en partie induite par l’image de soi qui lui préexiste, et que l’énonciateur évalue pour la
prendre en compte dans sa prévision scénographique. Ainsi, un Mémorial du corpus
commence par cette mise au point, notable par son caractère atypique, qui en une seule
phrase – et la toute première, entrée en matière surprenante par rapport à l’horizon
d’attente, mais qui devient acceptable en fonction de l’image préalable du locuteur –
revendique la singularité du parcours, et renvoie les interlocuteurs à la lecture des
documents annexés, présentés « à l’état brut », dans la suite les uns des autres :
(33) Pour exprimer ce qu’il y a de singulier dans ce Mémorial, j’ai mis en annexe […]
quelques témoignages d’enseignants et de journalistes, ainsi que des interviews que j’ai
25
donnés en mon nom ou au nom du groupe <Nom>, ce qui rend compte de l’étroite relation
entre mes activités académique et artistique. (Ling03 : 1)
Les articles de journaux mis en annexe relèvent pour certains de la citation de soi
(reproduction d’interviews) et pour d’autres de la citation sur soi (articles présentant les
travaux de l’auteur du Mémorial, ou articles présentant le groupe dont il est le chef de file).
Dans la citation de soi et sur soi, l’exercice de la parole est au moins aussi productif, du point
de vue de l’image de soi, que le registre des faire curriculaires. La citation sur soi permet de
saisir encore mieux le processus de construction de l’emblème, dans la mesure où ce qui
était communication première entre un locuteur et son interlocuteur est réintroduit dans la
circulation des discours, mais cette fois en tant qu’instrument de valorisation, à valeur
d’attestation, qui s’adresse aux destinataires du Mémorial. Cette scénographie est
relativement bien représentée dans le corpus étudié : sur les 14 Mémoriaux, 5 mettent en
œuvre la citation de soi ou sur soi, c’est-à-dire un peu plus qu’un tiers du total, sachant que
les citations sur soi sont deux fois plus nombreuses. Toutes ces citations de soi et sur soi
engagent les destinataires des Mémoriaux à inférer ce qui implicitement se dit, et se montre,
de soi.
Au terme de ce parcours, on constate donc que l’auteur du Mémorial, en négociant la
part institutionnelle et personnelle, construit une image de soi en fonction de ce que le je
narrateur s’autorise à dire du je narré, mais aussi en fonction de la manière de s’engager
dans le fil du temps de la narration, censé ordonner le fil de la vie. On a montré ici que le Je
narrateur n’échappe pas, sinon au risque d’une réduction draconienne du complexe, au
rendu et à l’intrication, temporelle et identitaire, des Je et des Moi pluriels coexistants ou
successifs. Il semblerait même que le Je Narrateur du Mémorial ne cherche guère à esquiver
la dimension multifacette de soi ; au contraire, peut-être même. De sorte que l’on peut se
demander si le Mémorial n’est pas plutôt un genre de discours universitaire très singulier
dans lequel, précisément, la labilité du moi, sa non coïncidence, ses chevauchements et
emboitements ne seraient pas plutôt de l’ordre du frottement, par lequel advient le
sentiment d’être, institutionnellement et au-delà, c’est-à-dire dans le devenir.
26
Références bibliographiques
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générale, vol.1. Paris : Gallimard.
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dérives. Semen, 22 [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2007, consulté le 06 février 2012. URL :
http://semen.revues.org/2793
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27
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biographique. Paris, Teraèdre. pp. 141-150)
Chapitre 10
La mise en mots du savoir d’expérience :
au-delà du récit de pratiques,
quelles transformations ?
Le cas des encadrants techniques des chantiers d’insertion
Jerome Mbiatong
En considérant que le monde social est le fruit des actions produites par l'ensemble des agents le constituant, la sociologie compréhensive fait du sens subjectif des conduites humaines le fondement de l'action sociale. Celle-ci, s’intéresse au point de vue « de l’intérieur », et donc à l’univers de significations auquel les acteurs se réfèrent, aux logiques qui sous-tendent leurs actions. Le paradigme compréhensif postule que l'homme est un être de conscience, qui agit en fonction de ses intentions et de sa compréhension du monde. Par conséquent, analyser le social, c'est d’abord s’intéresser aux actions et aux intentions qui les constituent. En s’opposant à l’hégémonie positiviste qui faisait fi de la « subjectivité sociale », la sociologie compréhensive a provoqué un vrai tournant dans la façon d’appréhender la société. C’est ainsi que de nombreuses recherches se sont orientées depuis plusieurs décades vers l’étude des données subjectives comme les valeurs, les représentations, les croyances, le sens commun. Bien qu’on puisse observer des divergences de perspectives entre les uns et les autres, les chercheurs qui s’inspirent de cette tradition ont en commun l’intérêt pour l’exploration de l’expérience quotidienne des acteurs et du contexte socioculturel dans lequel ces expériences acquièrent un sens. D’où la propension à privilégier des démarche empiriques, à donner la parole aux acteurs, à analyser les récits qu’ils font de leurs expériences.
Parmi les courants qui puisent dans le paradigme compréhensif, la recherche biographique occupe une place de choix. Les protagonistes de ce champ postulent que l’exploration des données subjective, à travers des entretiens approfondis, des récits autobiographiques est la plus à même de saisir la complexité des réalités éducatives. De surcroît, cette perspective est présentée comme une démarche servant à reconstruire les
28
cohérences de parcours de vie décousus de l'individu, à recomposer le chemin de sa formation13. De là découlent les liens supposés entre la recherche biographique et la formation. La pratique du récit s’inscrit alors non seulement dans les domaines de la recherche et de l’intervention mais aussi dans celui de la formation. Les formateurs inspirés par le courant biographique privilégient les ateliers d’histoire de vie (Delory-Momberger, 2005), d’autres le journal réflexif (Hess, 1998) ou encore les récits de pratiques (Desgagné, 2005). Quel que soit l'outil privilégié, la pratique autobiographique comporte indissociablement trois effets : un effet épistémique (le récit et son analyse produisent des connaissances nouvelles), un effet thérapeutique (il peut répondre au besoin de « liquider » le passé récent, que ce soit sur le mode de la satisfaction ou du regret, de la bonne conscience ou du doute) et un effet formatif (l’acquisition de nouvelles perspectives de sens pour la vie, entraînant des remaniements de sa dynamique identitaire) (de Villers), 2006).
L’ambition de ce texte est d’interroger l’effet formatif du récit. L’objectif est de clarifier les enjeux praxéologiques des démarches axées sur le récit de l’expérience. Ma préoccupation sera d’examiner à quelles conditions le récit d’expérience et son analyse contribuent à la transformation de la pratique à partir d’un travail documentaire et empirique. Je m’appuie ici sur quelques résultats issus d’une recherche qualitative réalisée auprès des encadrants techniques de chantiers d’insertion pour illustrer mon analyse. Dans un premier temps j’effectuerai un bref détour définitionnel pour délimiter la notion de récit. Il sera ensuite question d’opérer une mise en contexte par rapport à mon terrain, soit le chantier d’insertion. Je présenterai enfin les deux retombées potentielles de la mise en récit de l’expérience des encadrants technique d’insertion : la transformation de l’agent en sujet et la transformation de la pratique.
Le récit de pratique : récit autobiographique ?
Le récit autobiographique est une notion générique qui englobe divers type d’expression de soi. D’où la nécessité, sans rentrer en profondeur dans la spécificité des différents régimes narratifs, de revenir sur quelques fondamentaux afin d’en délimiter l’acception dans cette contribution. Littéralement, le récit autobiographique renvoie à une pratique narrative qui met en avant le sujet narrateur et son histoire de vie. Le récit autobiographique a un double destinataire : soi-même et le lecteur, l’auditeur ou l’intervieweur, ne serait-ce que parce que le récit de soi se construit collectivement. Autrement dit, « il n’est pas de récit sans adresse faite à « l’autre » (de Villers, 2006).
Si le récit autobiographique servait jadis à laisser une trace à la postérité, ou à faire pénitence, aujourd’hui, il sert d'avantage à reconstruire le vécu, ou à témoigner de expérience du narrateur. A cela il faut, bien évidemment, ajouter les situations où le récit est produit sous la contrainte où pour répondre à une injonction institutionnelle (services sociaux, OFPRA14, CNDA15, etc.). En fait, comme le souligne Demazière (2007), le discours est 13 Puisque « les histoires de vie sont avant tout des récits d’apprentissage et de formation » (Delory-
Momberger (2005, p.45).
14 Office français de protection des réfugiés et apatrides
29
particulièrement dépendant de ses conditions de production. D’où l’importance pour moi de préciser que le récit dont je parle ici est celui produit librement par le sujet, qui n'exprime ni intimidation, ni menace (Habermas, 1992). Pour emprunter les termes de Biarnès (2007, p. 6), « on est loin de la demande intrusive du récit-confession et des dérives interprétatives auxquelles elle peut donner lieu ».
Un autre point important relève de la contextualité même du récit. Celui-ci ne peut
en effet « reconstituer […] le cours factuel et objectif du vécu » (Delory-Momberger, 2005, p.
62) puisque tout ne saurait être mis en mot. J’abonderai donc dans le sens de Delory
Momberger (2005, p. 63) qui souligne que « loin d’être arrêté dans la forme unique que lui
donnerait un passé objectivement et définitivement fixé, le récit de vie est une matière […]
qui se recompose sans cesse dans le présent du moment où il s’énonce ». C’est donc dire que
le récit autobiographique ne saurait restituer la totalité du vécu. Tout récit est constitué de
morceaux choisis par le narrateur dans son vécu comme significatifs du parcours qu’il déplie.
Cette dernière remarque me conduit à envisager ici le récit autobiographique sous la forme
d’un récit de pratique. De quoi s’agit-il ?
Le récit de pratique m’est inspiré par les travaux de Desgagné auprès des enseignants. Dans son ouvrage intitulé « Récits exemplaires de pratiques enseignantes. Analyse typologique. » (2005), l’auteur présente cet outil comme une approche narrative de la pratique ou utilisation du récit sert à des fins de formation tout autant qu’à des fins de recherche. Concrètement, les acteurs sont orientés vers la narration d'un événement singulier, tiré de l'expérience d'un acteur, choisi par lui comme significatif de sa pratique et ancré dans une situation-problème, exigeant un processus de délibération dans l'action. Ils sont ensuite orientés dans l'analyse des récits à privilégier le savoir agir qu'ils en sont venus à déployer ou à acquérir à partir de la résolution de la confrontation à ce problème. Bien qu'étant bien en présence de la production d’une parole centrée sur le narrateur et « rendant compte de fragments de son existence, de pans de son expérience, de moments de son parcours, d’éléments de sa situation » (Demazière, 2008, p. 16), il s'agit moins pour les acteurs de retracer les grandes étapes de leur parcours de vie que de donner accès aux catégories générales de la pratique sociale que partage un groupe d'acteurs. C’est dans cette acception que le récit est traité dans cette contribution et c’est sur cet outil qu’est bâtie la recherche collaborative qui sert d’illustration à mon analyse.
Le récit de pratique des encadrants technique et son analyse
Mon analyse s’appuie sur une nouvelle exploration des données recueillies dans le cadre de ma thèse de doctorat (Mbiatong, 2010) et ayant conduit à la mise en mots des savoirs acquis par l’expérience et à l’examen des schèmes d’action à l’œuvre dans le processus d’un apprentissage qualifié de « sur le tas ». La recherche impliquait une douzaine d’encadrants techniques des chantiers d’insertion du département des Ardennes, exerçant le
15 Cour nationale du droit d'asile
30
métier depuis au moins deux ans et ayant accédé au métier sans formation préalable. Dans le cadre de cette recherche, je leur ai proposé de participer à une démarche collaborative de recherche s’étalant sur deux années. Le modèle collaboratif d’investigation imaginé par Desgagné (1997, 2001; Morrissette & Desgagné, 2009) vise à proposer à des praticiens un processus d’accompagnement au développement professionnel (formation continue) dans le cadre d’une démarche formelle de recherche. Ce modèle repose sur l’idée selon laquelle les savoirs acquis « sur le tas » peuvent être identifiés sous une forme discursive dans le cadre d’un dispositif de collaboration entre chercheurs et praticiens. Celui-ci prend la forme d’activités narratives et réflexives où se co-construit un objet de recherche à partir d’une réflexion partagée sur l’expérience pratique. Dans cette perspective le dispositif de recherche mis en œuvre s’est appuyé sur deux outils administrés successivement : dans un premier temps, j’ai eu recours à des récits de pratique où l’encadrant technique était invité à interroger son vécu pour retracer une situation particulière, significative de son savoir-faire professionnel et exigeant un processus de délibération dans l'action. J’ai opté pour l’outil narratif – donc autobiographique – pour les inciter à parler d’eux-mêmes, des faits vécus, de leur pratique afin qu’ils désignent leur contenu de pensée plutôt que de se limiter à de simples déclarations d’intention.
Si le projet de la recherche ne se situait pas dans l'angle délibératif, j'aurais pu me contenter de recueillir et analyser directement les histoires singulières vécues et racontées par les encadrants. Or, le paradigme biographique perdrait ainsi toute sa pertinence dans la mesure où, pour la perspective biographique de la recherche, le discours de l'acteur est en soi porteurr de sens et peut être considéré comme un mode d'appropriation de ses mondes de vie. En effet, en se construisant, le récit reconstruit aussi le sens de l’histoire qu’il énonce (Delory-Momberger, 2005). Autrement dit, il appelle une mise en lien, une élaboration ou une analyse à effectuer par le narrateur ou par l’auditeur/intervieweur. C’est dans cette optique que, dans un deuxième temps, les récits de pratique ont fait l’objet d’une délibération dans le cadre de ce que j’ai appelé un « groupe heuristique ». Par « groupe heuristique » je fais référence à un groupe de six à quatorze professionnels constitué à des fins de production de connaissance pratique et scientifique, dans lequel une discussion ouverte (délibération) est suscitée à partir des récits produits en amont. Il favorise l’ancrage de la réflexion dans l’expérience, permettant aux participants d’exprimer leur point de vue, d’expliciter les schèmes d’actions et autres déterminants sous-jacents à leur agir professionnel. Les encadrants étaient ainsi appelés à commenter les récits narrés par leurs pairs, à en négocier le sens, voire à en débattre, et ce, à partir de l’ancrage dans le vécu subjectif suscité par les récits de pratique. Cette manière de procéder a favorisé l’émergence d’un cadre propice à une biographisation collective du fait de la situation d’intersubjectivité provoquée par la réflexion sur les récits individuels.
M’inscrivant dans l’héritage intellectuel de la tradition interactionniste qui s’intéresse à l’univers de significations auquel les acteurs se réfèrent et aux logiques qui sous-tendent leurs actions (Morrissette, 2011), j’ai interrogé les encadrants sur les motifs d’engagement dans le dispositif proposé, puis j’ai examiné les attitudes récurrentes lors des énonciations des uns et des autres. A travers une telle démarche, il s’agissait de placer les encadrants techniques en tant qu’experts et interprètes de leurs pratiques, de partager mes impressions avec eux et de construire une analyse scientifique fidèle à leurs propres significations. L’option prise que d’accorder une attention soutenue aux significations que les encadrants attribuent eux-mêmes à leurs expériences à travers la mise en récit, supposait ainsi de
31
considérer les encadrants comme des « acteurs compétents », c’est-à-dire comme des acteurs ayant une expertise certaine dans le domaine de l’encadrement de publics précaires à travers des activités économiques16. Partant de ces principes, l’encadrant a été abordé comme un véritable interlocuteur. En tant que tel, j’ai dû, en plus des objectifs de recherche, tenir compte des préoccupations pratiques des encadrants (par exemple : donner plus de lisibilité à leurs pratiques, valoriser et faire reconnaitre leurs savoirs). Sur le plan heuristique, je me suis référé à ce que Demazière (2008, p. 32) appelle « les co-interprétations des interviewés ». L’analyse s’est faite par thématisation du contenu discursif et a permis de mettre en évidence deux processus pouvant être désignés comme ouvrant à de potentielles retombées de la mise en récit de l’expérience chez les encadrants techniques. A savoir : la transformation de l’agent en sujet et la transformation de la pratique de ce dernier.
Les retombées de la mise en mot de l’expérience
En privilégiant le point de vue des encadrants, avec leurs référents, leur logique au sein du chantier d’insertion, ma démarche s’inscrit dans l’héritage intellectuel d’une conception des acteurs centrée sur la reconnaissance de leur savoir d’expérience. La parole de l’encadrant acquiert de ce fait une autre valeur. L’encadrant n’est pas vu comme un modèle type, un échantillon interchangeable auprès duquel je viens prélever des informations puis me retirer pour les analyser sans tenir compte de ce qui se joue chez le participant au moment où il livre son récit (Mbiatong, 2010). Autrement dit, l’encadrant est partie prenante de ce qui se joue dans la démarche de recherche. En livrant son récit, il exprime du même coup ses préoccupations et ses savoirs. De plus, le groupe heuristique appelle l’encadrant à dépasser la simple rétrospection pour s’engager dans une démarche réflexive sur son expérience et celle des autres. Si le récit fait référence aux événements passés, qui se sont déroulés, qui ont été vécus par un encadrant, il apparait que le récit est le vecteur d’une meilleure compréhension de la pratique professionnelle et donc de la transformation du narrateur.
Vers une transformation en sujet
En racontant ses expériences, l’encadrant est amené à réfléchir sur lui-même et sur son activité. Puis en échangeant dans le cadre du groupe heuristique avec les pairs, chacun rend son savoir pratique disponible pour lui-même et pour les autres encadrants (Berger & Luckmann, 1986), l’intègre dans son répertoire, dans sa réalité. Ce faisant, l’encadrant participe à la construction d’une réalité partagée. Ce dispositif de biographisation a ainsi permis aux encadrant d’acquérir de nouvelles significations de leurs réalités quotidiennes et professionnelles. Autrement dit, les participants ont pu accéder à l’univers d’intelligibilité des situations qu’ils rencontrent. C’est ce qui ressort des propos de Joseph, l’un des membres du groupe heuristique : « nous on n’est pas assez au courant de ce qu’on fait. On n’a pas assez 16 Cf. Insertion par l’activité économique.
32
réfléchi au travail d’encadrant. Et c’est bien des réunions comme ça, parce que si on n’arrive pas à comprendre ce qu’on fait sur le chantier, on ne peut pas leur expliquer. Donc automatiquement il faut qu’on arrive à trouver la solution ou essayer de comprendre ce qu’on fait ». Cette mise en sens de l’expérience advient parce que le dispositif de biographisation amène les participants à reconstruire leur vécu, à prendre la distance nécessaire vis-à-vis des routines quotidiennes pour relier leurs actions et décisions à des objectifs, des représentations, des principes ou des valeurs. On peut donc rejoindre ici Demazière (2008) lorsqu’il suggère que la mise en mots de l’expérience est l’un des meilleurs moyens pour co-construire avec les acteurs le sens qu’ils donnent à leurs conduites et pour étudier la façon dont ils se représentent le monde.
Par ailleurs, en essayant de s’auto-analyser, en s’impliquant dans une activité réflexive, les encadrants ont pu faire évoluer leur « conscience pratique » vers une « conscience discursive » en acquérant les « mots pour dire » ce qu’ils sont (registre de l’identité) et ce qu’ils font (registre des savoirs pratiques). Je fais ici allusion à la compétence communicationnelle nécessaire pour la socialisation, voire l’institutionnalisation d’un corps de métier trop souvent méconnu. C’est aussi ce qu’il faut entendre dans les propos de Joseph ci-dessus. Formuler son expérience est un acte de connaissance au sens où on se l’approprie. Mais en plus de cela, c’est un acte de reconnaissance de soi par soi et de soi par les autres. Reconnaissance parce que l’encadrant comprend qu’il peut être apte à gérer son propre conditionnement (agir sur lui-même pour modifier les contraintes qui pèsent sur lui), et agir sur son environnement et l’influencer (agir sur les autres pour modifier les contraintes qu’ils font peser sur lui). Il évolue ainsi vers plus d’autonomie. Autrement dit il développe son pouvoir d'agir.
Pour résumer, Je dirai que « l’expérience personnelle, en s’énonçant, se socialise, s’ouvrant ainsi vers d’autres univers de signification et de vie » (Martuccelli, 2006, p. 190). Ainsi, le récit de pratique et le groupe heuristique seraient des médiateurs qui permettent à l’encadrant de cristalliser et de stabiliser sa propre subjectivité en l’introduisant dans l’univers intersubjectif. Le dispositif de biographisation présenté ci-dessus « peut toujours être un levier actif de subjectivation. C'est-à-dire, une des manières par lesquelles un individu en devenant un acteur se constitue en tant que sujet » (Martuccelli, 2009, p. 193). La subjectivation comporte une transformation de soi et au-delà, une transformation de la tradition.
Vers une transformation des pratiques
D’après Wittorski (1998) la formalisation des compétences implicites produites dans l’apprentissage « sur le tas » est le meilleur moyen de les transformer en savoirs d’action. Le savoir acquis « sur le tas » est mis en mots et transformé en savoirs communicables validés par le groupe. Il devient ainsi transmissible à d’autres. Ces situations d’explicitation de l’expérience produisent des méta-compétences favorisant la gestion des capacités d’action, les pratiques individuelles sont transformées en savoirs et ces savoirs sont partagés (Wittorski, 1998).
33
Le groupe heuristique permet d’identifier le langage17 commun véhiculé entre membres du groupe. En faisant suivre les récits de pratique par le groupe heuristique, je faisais le pari de la fécondité du métissage des points de vue pour explorer mon objet d’étude, soit le savoir d’expérience des encadrants. Ainsi, au cours des interactions, chaque encadrant a pu soumettre le sens dégagé de son expérience à la médiation de ses pairs. Le croisement des regards a favorisé l’exploration de la complexité de la pratique. En s’explicitant, en confrontant leurs points de vue à celui de leurs pairs et en partageant leur expérience, les encadrants ont pu développer une approche critique des réalités professionnelles quotidiennes. Un jeu intersubjectif, où le sens donné à la pratique et à l’expérience professionnelle se trouve co-construit par les participants du groupe, a pu advenir dans des conditions où le savoir sur la pratique a pu s’enrichir de celle des autres. Ainsi, par le biais de la délibération collective, la possibilité s’est offerte à chaque encadrant de participer à la co-construction de l’activité qu’ils ont en commun. Chacun a pu évoluer à son rythme et faire des découvertes enrichissantes sur sa pratique professionnelle. L’interaction a fait émerger des points de vue diversifiés en un laps de temps relativement court, et ce, à partir des questions ouvertes et en s’appuyant sur des expériences concrètes, recelant différentes manières d’agir en contexte. Ce type d’interaction ne peut que provoquer la nécessaire prise de conscience du vécu subjectif des situations professionnelles, permettant ainsi à l’encadrant de s’auto-informer sur son propre fonctionnement en situation, d’envisager d’autres façons de faire et d’opérer des transferts de compétences dans des contextes différents. Les propos de Judith, une des participantes à l’étude, confortent cette analyse : « ici, j’ai appris des choses que j’applique déjà ». La même participante, lors des premières rencontres du groupe heuristique confiait à ses pairs les plus expérimentés: « si vous êtes anciens, ça fait dix-sept ans que vous faites cela, vous pouvez aussi apporter votre expérience aux nouveaux ». Ainsi, le récit d’exemples d’intervention a constitué une source importante de référence et d’apprentissage pour Judith. Grâce à ces ressources, elle a pu envisager des alternatives à ses pratiques habituelles, voir les différences entre ses pratiques et celles des autres, accorder de la valeur à d’autres pratiques. Le groupe heuristique peut donc être perçu comme un espace de (trans) formation. Les expériences réussies des uns et des autres mettent à jour les schémas d'action pertinents, renforçant alors l'expertise de l'acteur, tandis que les expériences vécues comme des revers ou celles qui surprennent questionnent les routines pour les abolir ou les modifier.
En somme, la réflexion partagée sur l’expérience pratique participe à la création d’une culture commune. Et comme le souligne Tarondeau (1998, p. 55) « l’apprentissage organisationnel dépend de l’apprentissage individuel […] mais il en diffère par son aspect collectif c’est-à-dire par la mise en commun de savoirs individuels. L’organisation apprend d’autant plus que les savoirs individuels sont partagés, diffusés, combinées et démultipliés ».
17 Langage qui, référant aux propositions de Giddens (1987) serait susceptible de rendre compte non
pas seulement du statut des acteurs mais surtout de la façon dont sont conçues les pratiques, les
usages sociaux des acteurs qui produisent ce discours.
34
Conclusion
En explicitant18 son parcours de vie, le sujet peut repérer les moyens dont il dispose pour opérer une prise de conscience réflexive et critique. Celle-ci favorise son pouvoir d'agir et par conséquent son repositionnement comme acteur social dans un projet d’action plus lucide et plus pertinent.
Ce repositionnement ne va cependant pas de soi. Méthodologiquement, le recours à la technique de l’explicitation biographique dans le cadre du groupe heuristique constitue un espace propice à la mise à distance de la pratique routinière, laquelle s’avère nécessaire pour que se transforment durablement les pratiques professionnelles. Ici, l’interviewé est un sujet actif de la recherche et pas simplement une source d’information d'où l’enquêteur vient puiser des données, sans qu’en retour l’exercice ne lui profite. Le rôle du chercheur ne peut ici « être réduit à la mise en œuvre de techniques destinées à faire parler les gens » (Demazière, 2008, p. 32). Au-delà du recueil des récits, l’impératif de co-élaboration des données apparait essentiel. Ainsi, en orientant le récit vers la délibération en groupe de l’expérience professionnelle, on crée du même coup un espace de perfectionnement des professionnels impliqués. L’encadrant acquiert un savoir non seulement en puisant dans son vécu personnel, mais aussi dans l’interaction avec ses pairs.
Cependant cette exploration biographique ne vient pas de manière intrusive fouiller dans la dimension intime de la vie des participants. Elle s’attache d’avantage à offrir et faire émerger un discours construit dans un contexte de construction de sens partagé et sur la base d’un ensemble de savoirs communs (Lindón, 2005). Dans cette perspective, « faire son histoire de vie c’est s’émanciper des différents déterminismes, c’est contrer les contres… faire son histoire de vie est alors moins se souvenir qu’advenir » (Pineau, cit. in Farzad et Paivandi, 2000, p. 248).
18Nous insistons bien ici sur l'angle délibératif par lequel le récit est abordé.
35
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