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LA FIN DE L'HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT TELLE QUE NOUS L'AVONS CONNUE Plaidoyer franco-allemand pour l'abandon d'une singularité historiographique Emmanuel Droit et Franz Reichherzer Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2013/2 - N° 118 pages 121 à 145 ISSN 0294-1759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2013-2-page-121.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Droit Emmanuel et Reichherzer Franz,« La fin de l'histoire du temps présent telle que nous l'avons connue » Plaidoyer franco-allemand pour l'abandon d'une singularité historiographique, Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2013/2 N° 118, p. 121-145. DOI : 10.3917/ving.118.0121 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.). Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 21h52. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 21h52. © Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.)

La fin de l´histoire du temps présent telle que nous-Vingtieme siecle- Revue d´histoire 2013

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Historia del tiempo presente. Historiografía, teoria de la historia

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LA FIN DE L'HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT TELLE QUE NOUSL'AVONS CONNUEPlaidoyer franco-allemand pour l'abandon d'une singularité historiographiqueEmmanuel Droit et Franz Reichherzer Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.) | Vingtième Siècle. Revue d'histoire 2013/2 - N° 118pages 121 à 145

ISSN 0294-1759

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Droit Emmanuel et Reichherzer Franz,« La fin de l'histoire du temps présent telle que nous l'avons connue » Plaidoyer

franco-allemand pour l'abandon d'une singularité historiographique,

Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2013/2 N° 118, p. 121-145. DOI : 10.3917/ving.118.0121

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VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 118, AVRIL-JUIN 2013, p. 121-145 121

Soixante ans après la publication de l’article fondateur de Hans Rothfels en Allemagne de l’Ouest 3, trente-cinq ans après la fondation de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP) en France, cet article programmatique écrit dans une perspective comparatiste et croisée franco-allemande, revient sur la place accordée à l’histoire du temps présent de part et d’autre du Rhin 4. Le débat est lancé : est-il nécessaire de maintenir la singularité et l’autonomie de ce champ historiographique ?

La fin de l’histoire du temps présent telle que nous l’avons connuePlaidoyer franco-allemand pour l’abandon d’une singularité historiographiqueEmmanuel Droit et Franz Reichherzer

En 2001, Étienne François se réjouissait de l’émergence de nouvelles générations d’histo-riens français et allemands véritablement bina-tionaux de par leurs formations et leurs expé-riences de recherche dans les deux systèmes universitaires. L’une des « vertus du bilatéral 5 » se traduit par l’abandon du seul niveau national comme cadre de référence au profit d’une plus grande attention portée à l’histoire comparée,

« Comme je descendais des Fleuves impassiblesJe ne me sentais plus guidé par les haleurs 1 »

Arthur Rimbaud

« L’histoire du temps présent ne peut et ne devrait pas être construite et produite à l’écart de la discipline historique générale 2. »

Gerhard Schulz

(1) Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre (1871).(2) Premier directeur du séminaire d’histoire du temps pré-

sent au doyen de la faculté de philosophie de l’Université de Tübingen, Wolfgang Mohr, 14 mars 1962. Lettre citée par Anselm Doering-Manteuffel, « Die Anfänge der Zeitges-chichtsforschung in Tübingen : zum Gedenken an Gerhard Schulz, den Gründungsdirektor des Seminars für Zeitges-chichte », discours prononcé à l’Université de Tübingen le 21 octobre 2004.

(3) Hans Rothfels, « Zeitgeschichte als Aufgabe », Viertel-jahrshefte für Zeitgeschichte, 1, 1953, p. 1-8.

(4) Son titre est un clin d’œil au livre du sociologue amé-ricain Immanuel Wallerstein, The End of the World as We Know it : Social Science for the Twenty-First Century, Minnea-polis, University of Minnesota Press, 2001. Au moment où le présent article a été rédigé, le dernier livre d’Henry Rousso n’était pas encore paru (Henry Rousso, La Dernière Catastro-phe : l’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, « Nrf Essais », 2012).

(5) Étienne François, « Les vertus du bilatéral », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 71, juillet-septembre 2001, p. 91-95, p. 92.

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conduit à rappeler avec force que l’histoire du temps présent est un produit de l’« âge des extrêmes » (Eric Hobsbawm) et que sa valeur ajoutée a été principalement de réintégrer le présent dans le champ d’études de l’historien 6. Au-delà des traditions nationales différentes, le processus d’autonomisation de cette sous-dis-cipline a reposé sur des stratégies de légitima-tion similaires, portées essentiellement par les trois premières générations d’historiens fran-çais et allemands qui ont réussi, en l’espace de quelques décennies, à faire émerger l’histoire du temps présent d’abord dans un cadre extra-universitaire puis à l’enraciner plus ou moins rapidement avec succès dans les champs aca-démique, éditorial et médiatique. Nous distin-guons la « génération des pionniers » incarnée notamment par Hans Rothfels, Henri Michel, celle des « promoteurs institutionnels » repré-sentés par René Rémond, François Bédarida, Gerhard Schulz, Martin Broszat, Karl-Dietrich Bracher nés durant l’entre-deux-guerres, enfin la « génération des héritiers » née pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale et dont font partie des historiens comme Jean-Pierre Rioux, Robert Frank, Denis Peschanski, Henry Rousso, Annette Wieviorka, Anselm Doering-Manteuffel, Andreas Wirsching, Hans Günter Hockerts, Axel Schildt, Ulrich Herbert, Martin Sabrow, Lutz Raphael.

Dans un deuxième temps, notre analyse franco-allemande conduit à observer un phé-nomène de stagnation de ce champ historio-

Traditionen und Perspektiven der Forschung in Europa, Göttin-gen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2004.

(6) Lutz Raphael, Geschichtswissenschaft im Zeitalter der Extreme : Theorien, Methoden, Tendenzen von 1900 bis zur Gegenwart, Munich, C. H. Beck, 2003. Voir également Sebas-tian Conrad, Auf der Suche nach der verlorenen Nation : Ges-chichtsschreibung in Westdeutschland und Japan, 1945-1960, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, chap. 3 « Die Erfindung der Zeitgeschichte ». Cet ouvrage a été traduit en anglais sous le titre The Quest for the Lost Nation : Writing His-tory in Germany and Japan in the American Century, trad. de l’all. par Alan Nothnagle, Berkeley, California Press Univer-sity, 2010.

croisée et transnationale 1. Nos propres pra-tiques, expériences de recherche et réflexions tout à la fois différentes et partagées (notam-ment autour des défis de l’écriture de l’histoire du temps présent pour le 21e siècle) nous ont conduit à mobiliser cette culture hybride bina-tionale dans cet article. Notre ambition n’est pas de proposer un « nouveau » plaidoyer sur la nécessité d’écrire une histoire transnationale européenne du temps présent 2, mais d’initier un débat sur le maintien ou non de la singula-rité, de l’autonomie d’une production historio-graphique relevant du temps présent 3.

« École à la fois de distanciation et de pers-picacité 4 », l’approche comparée de l’histoire du temps présent en France et en Allemagne est triplement utile. Elle permet, dans un pre-mier temps, de dresser le bilan critique de ce domaine historiographique de part et d’autre du Rhin en évitant le biais du regard natio-nalo-centré forcément réducteur 5. Elle nous

(1) Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales : his-toire, sciences sociales, 58, 2003, p. 7-36 ; Gunilla Budde, Oli-ver Janz et Sebastian Conrad (dir.), Transnationale Geschichte : Themen, Tendenzen und Theorien, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006.

(2) L’historienne britannique Kristina Spohr Readman s’est récemment livrée à un délicat exercice d’histoire comparée anglo-germano-français de l’histoire du temps présent. Elle plaide en conclusion pour une histoire européenne transnatio-nale sans préciser les modalités concrètes d’une telle opération historiographique : Kristina Spohr Readman, « Contempo-rary History in Europe : From Mastering National Pasts to the Future of Writing the World », Journal of Contemporary His-tory, 46 (3), 2011, p. 506-530. Voir aussi Robert Frank, « Une histoire problématique, une histoire du temps présent », Ving-tième Siècle. Revue d’histoire, 71, 2001, p. 79-89.

(3) Pour une mise au point récente de l’histoire du temps présent comme « champ d’études historiques relativement autonome », outre le dernier livre de Henry Rousso (op. cit.), voir Patrick Garcia, « Histoire du temps présent », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nico-las Offenstadt (dir.), Historiographies I : concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 282-293.

(4) Étienne François, op. cit., p. 93.(5) Ce point de vue national réducteur se retrouve par

exemple dans ce volume collectif où l’histoire du temps pré-sent à l’échelle européenne est vue uniquement à travers les yeux d’historiens allemands : Alexander Nützenadel et Wol-fgang Schieder (dir.), Zeitgeschichte als Problem : nationale

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sciences sociales, nous entendons in fine élargir la notion d’histoire du temps présent et ne plus la circonscrire à un domaine historiographique particulier, celui de l’« ère des témoins 3 » ou des violences du « siècle de fer 4 ».

Une invention réussie en Allemagne et en France

L’histoire du temps présent, enfant des guerres du 20e siècle

En dépit des généalogies inventées par les pro-moteurs de l’histoire du temps présent dans les années 1980 et 1990 pour légitimer la disci-pline dans la longue durée, l’histoire du temps présent est d’abord et avant tout un produit de l’« âge des extrêmes ». Elle est étroitement liée à chacune des grandes césures géopolitiques du 20e siècle, à ces trois brèches ouvertes dans le continuum spatio-temporel par les « conflits mondiaux » dont l’épicentre a été l’Allemagne (1918, 1945, 1989). Les deux guerres mondiales (la Première autant que la Seconde) et la guerre froide ont eu un impact très fort sur l’histoire du temps présent, d’abord en Allemagne qui joua un rôle de pionnier en Europe, puis plus ou moins rapidement, dans d’autres pays ouest-européens comme l’Italie ou la France avant de devenir une notion historiographique en voie quasi complète d’universalisation (du Brésil à la Chine en passant par le Japon et l’Australie).

Plus de trente ans avant la création en 1949 de l’Institut für Zeitgeschichte à Munich 5, la

(3) Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Hachette, 1998 et le livre d’entretien publié avec Séverine Nickel, L’Heure d’exactitude : histoire, mémoire, témoignage, Paris, Albin Michel, 2011. Du côté allemand, Martin Sabrow et Norbert Frei (éd.), Die Geburt des Zeitzeugen nach 1945, Göttingen, Wallstein, 2012.

(4) René Rémond, Regard sur le siècle, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, 2007.

(5) À l’origine, il avait pris le nom d’Institut allemand pour l’histoire de l’époque national-socialiste (Deutsches Institut für die Geschichte der nationalsozialistischen Zeit). C’est en 1952 qu’il devint l’Institut für Zeitgeschichte.

graphique depuis 1989. En dépit de ses succès incontestables 1, tel un « bateau ivre », l’histoire du temps présent donne l’impression de flotter sur le même fleuve (ses champs de recherche restent globalement les mêmes) tout en décou-vrant régulièrement de nouvelles « îles » à explorer (comme de nouvelles césures à l’instar des années 1970 ou de nouvelles façons d’ap-préhender les objets historiques classiques du temps présent comme le nazisme ou les vio-lences de guerre).

Une fois ce constat dressé, nous proposons, dans une troisième et dernière partie, l’aban-don de la notion d’histoire du temps présent et la réintégration de cette production his-toriographique dans le grand océan de l’his-toire. Arrivée depuis quelques années à l’âge de la maturité, l’histoire du temps présent n’a plus besoin de se singulariser : elle est per se de « l’histoire tout court » pour reprendre une expression d’Antoine Prost qui, dès 2007, avait déjà appelé à renoncer à « ce pseudo-concept sans contenu véritable » 2. À force de revendi-quer une forme de statut spécifique, elle a peut-être eu tendance à oublier (davantage en Alle-magne qu’en France) qu’elle s’articulait à un ensemble chronologique plus large. Cet appel plaide pour une « histoire-problème » ouverte sur tous les passés et où la profondeur histori-que dépend de l’objet étudié ne vise pas à trans-former l’histoire du temps présent en histoire de longue durée. Ce champ historiographique doit regarder derrière lui mais aussi autour de lui : en appelant à partager avec d’autres dis-ciplines chargées d’étudier le présent une cer-taine conception du métier de chercheur en

(1) Nicolas Roussellier, « L’histoire du temps présent : suc-cès et interrogations », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 37, 1993, p. 139-141.

(2) Antoine Prost, « L’histoire du temps présent : une his-toire comme les autres », Cahiers d’histoire immédiate, 30-31, 2007, p. 20-28 ; Gabriele Metzler, « Zeitgeschichte : Begriff-Disziplin-Problem », in Frank Bösch et Jürgen Danyel (dir.), Zeitgeschichte – Konzepte und Methoden, Göttingen, Vanden-hoeck & Ruprecht, 2012, p. 22-46.

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photographiques 4. En dépit de l’absence de la notion d’histoire du temps présent, cet enraci-nement institutionnel en lien avec la Grande Guerre se retrouve également en France à tra-vers la naissance de la Bibliothèque-Musée de la guerre qui prit en 1934 le nom de Bibliothè-que de documentation internationale contem-poraine (BDIC). Créée en 1918 afin de com-prendre les causes de la Première Guerre mondiale, elle eut, dès l’origine, vocation à rassembler tous les matériaux pouvant servir à écrire cette histoire immédiate. Par ailleurs, des commissions constituées autour du minis-tère des Affaires étrangères ont assuré la publi-cation de documents diplomatiques relatifs aux guerres de 1870-1871 et de 1914-1918, respec-tivement à partir de 1910 et 1929 5.

La Seconde Guerre mondiale contribua à enraciner encore davantage cette forme d’écri-ture de l’histoire tant en France qu’en Alle-magne, toujours hors du champ universitaire, dans des institutions ou des associations spé-cialisées dans l’histoire du Troisième Reich (l’Institut für Zeitgeschichte de Munich, le Centre de recherche pour l’histoire du natio-nal-socialisme fondé à Hambourg en 1960) ou des « déplacés » allemands d’Europe cen-trale et orientale (Dokumentation der Vertrei-bung der Deutschen aus Ost-Mitteleuropa) 6. Dans le cas français, le Comité français d’his-toire de la Seconde Guerre mondiale, créé en 1951, fut directement rattaché au gouverne-ment. Cette forme d’institutionnalisation, que

(4) Markus Pöhlmann, Kriegsgeschichte und Geschichtspolitik : der Erste Weltkrieg. Die amtliche deutsche Militärgeschichtsschrei-bung, 1914-1956, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2002.

(5) Recueil de documents relatifs aux origines de la guerre de 1870, Paris, Imprimerie nationale, 1910-1932, 29 vol. ; Docu-ments diplomatiques français relatifs aux origines de la guerre de 1914, Paris, Imprimerie nationale, 1929-1959, première série, 1871-1900, 16 vol., deuxième série, 1901-1911, 14 vol., troi-sième série, 1911-1914, 11 vol.

(6) Mathias Beer, « Im Spannungsfeld von Politik und Zeitgeschichte : das Großforschungsprojekt “Dokumentation der Vertreibung der Deutschen aus Ost-Mitteleuropa” », Vier-teljahrsheft für Zeitgeschichte, 46, 1998, p. 345-389.

notion allemande de temps présent (Zeitges-chichte) est apparue au cours de la Première Guerre mondiale dans le manuel d’un histo-rien allemand aujourd’hui tombé dans l’oubli, Justus Hashagen (1877-1961). Ce dernier, enseignant à l’Université de Bonn, nationaliste affirmé et engagé au cours du conflit comme expert auprès du commandement-adjoint de l’état-major à Coblence, définissait le temps présent comme « la préhistoire immédiate des conditions présentes 1 ». À partir de 1918-1919, dans le contexte de rejet du « Diktat » de Versailles et de la « prétendue » responsabilité allemande dans le déclenchement de la guerre (Kriegsschuldfrage), un centre pour la recher-che des origines de la guerre (Zentralstelle für die Erforschung der Kriegsursachen) fut créé en 1921 et commença au sein du ministère des Affaires étrangères un travail d’édition de sources diplomatiques récentes visant à discul-per l’Allemagne 2. Le lien étroit entre l’histoire du temps présent et la Première Guerre mon-diale s’exprima également de façon très forte au sein des archives du Reich. En prenant le relais des « historiens-militaires » de l’état-major de l’armée allemande, cette institution civile (mais au sein de laquelle travaillaient d’anciens officiers historiens de l’armée impé-riale) donna une impulsion très importante à la recherche sur le passé proche : à côté de la production d’une monumentale histoire de la guerre publiée sous la forme de quatorze volumes entre 1925 et 1956 3, elle contribua à moderniser l’écriture traditionnelle de l’his-toire, en introduisant notamment de nouvelles méthodes comme l’utilisation de sources orales (à partir de grilles d’entretien) et de documents

(1) Justus Hashagen, Das Studium der Zeitgeschichte, Bonn, Verlag von Friedrich Cohen, 1915, p. 19.

(2) Auswärtiges Amt (dir.), Die deutschen Dokumente zum Kriegsausbruch 1914, Berlin, Charlottenburg Deutsche Gesell-schaft für Politik und Geschichte, 1919-1927.

(3) Reichsarchiv (dir.), Der Weltkrieg, 1914-1918, Berlin, Mittler & Sohn, 1925-1956.

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du temps présent (IHTP), officiellement inau-guré en 1980. En dehors de l’IHTP, l’étude de ce passé proche était assurée à la Sorbonne avec Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, à Sciences Po et à l’Université Paris-X avec René Rémond, à Toulouse avec Jean-François Sou-let (qui préférait parler d’histoire immédiate) et à l’École des hautes études en sciences socia-les (EHESS) avec Pierre Nora, élu directeur d’études en 1976 sur la thématique « histoire du présent ».

À partir de 1989, la fin de la guerre froide et plus généralement la fin du « siècle de fer » ont offert des potentialités de renouvellement et d’internationalisation à l’histoire du temps présent 6 qui élargit son influence non seule-ment à l’Europe centrale et orientale, mais également à l’Afrique (comme au Burundi et au Sénégal) ou encore à l’Amérique latine 7 dans un contexte de transition démocratique et de traitement des passés traumatiques liés aux dic-tatures militaires. Au Brésil, l’história do tempo presente 8 est en plein essor, de même qu’en Argentine et au Chili où l’historia del presente s’ancre dans le champ universitaire. Mais le lien entre histoire du temps présent et démocrati-sation ou « mémoires douloureuses » n’est pas automatique comme le montrent deux exem-ples extra-européens. En Chine, l’histoire du temps présent correspond à l’étude de la Répu-blique populaire depuis sa fondation en 1949. Sa forme institutionnelle, l’Institut des études contemporaines chinoises, a vu le jour au début des années 1990 sous l’égide de l’Académie

(6) On a pu en voir un reflet dans le colloque international organisé en mars 2011 à Paris par l’IHTP « Temps présent et contemporanéité » et qui faisait suite à un séminaire de recher-che organisé en 2010 sur les « écriture de l’histoire contempo-raine aujourd’hui ».

(7) Luc Capdevila et Frédérique Langue (dir.), Entre mémoire collective et histoire officielle : l’histoire du temps présent en Améri-que latine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

(8) Eduardo Meinberg de Albuquerque Maranhão Filho, « Para uma História do Tempo Presente : o ensaio de nós mes-mos », Fronteiras, 17, 2009, p. 137-151.

l’on retrouve dans d’autres pays d’Europe de l’Ouest comme les Pays-Bas 1 ou l’Italie 2, n’est pas toujours présente. Au Japon par exemple, le développement de ce type d’histoire s’effec-tua sans qu’un institut d’histoire du temps pré-sent ait vu le jour 3. À partir des années 1960 vint le temps de l’enracinement à l’intérieur des universités avec une précocité ouest-alle-mande dans le contexte d’anamnèse produit par le procès tenu à Ulm contre des membres des Einsatzgruppen en 1958, l’inscription de croix gammées sur la synagogue de Cologne en 1959 et le procès Eichmann en 1961. C’est dans cet environnement mémoriel que le pre-mier séminaire d’histoire du temps présent fut inauguré en 1962 sous la direction de Gerhard Schulz 4 à l’Université de Tübingen. Celui-ci demeure encore aujourd’hui l’une des places fortes du champ en Allemagne. En France, le temps présent resta longtemps le parent pau-vre de l’historiographie française, relative-ment délaissé par l’Université, même si le tra-vail d’Annie Kriegel sur l’Histoire du mouvement ouvrier (1914-1920) peut être considéré rétros-pectivement comme l’une des premières thè-ses d’histoire du temps présent 5. En 1978-1979 seulement, le CNRS se décida à créer un labo-ratoire de recherche dédié, l’Institut d’histoire

(1) Pieter Lagrou, « Historiographie de guerre et historio-graphie du temps présent : cadres institutionnels en Europe occidentale (1945-2000) », Bulletin du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, 30/31, 2000, p. 191-215.

(2) Valeria Galimi, « L’histoire du temps présent en Ita-lie », La Revue pour l’histoire du CNRS, 9, 2003, http://histoi-re-cnrs.revues.org/563.

(3) Martin Broszat, « Zeitgeschichte in Japan », Viertelja-hrsheft für Zeitgeschichte, 22, 1974, p. 287-298.

(4) Né en 1924, cet historien a fait ses études au lendemain de la Seconde Guerre mondiale à Leipzig avant de quitter la RDA pour Berlin-Ouest en 1950. Il réalisa une thèse de doc-torat sur le Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD) après la Première Guerre mondiale sous la direction de l’his-torien Hans Herzfeld. Il a consacré sa thèse d’habilitation à la république de Weimar.

(5) Annie Kriegel, L’Histoire du mouvement ouvrier français (1914-1920) : aux origines du communisme français, Paris, Éd. Mouton, 1964.

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le paysage scientifique, l’histoire du temps présent a produit un « discours héroïque » justifiant sa singularité et sa valeur ajoutée. Au début des années 1990, les historiens qui ont porté ce modèle historiographique sur les fonts baptismaux et ont contribué à son enra-cinement étaient fiers de souligner les combats menés pour légitimer son autonomie et rap-peler tout à la fois ses champs d’investigation divers et variés, ses méthodes et son rôle social de plus en plus visible 3. En 1992, René Rémond proclamait que « la bataille [sous-entendue pour la reconnaissance de l’histoire du temps présent] était désormais gagnée 4 ». En Alle-magne, Martin Sabrow, spécialiste de l’histo-riographie est-allemande 5, actuel directeur du Centre de recherches en histoire du temps pré-sent de Potsdam, rappelait au début des années 2000 que l’histoire du temps présent « faisait l’effet d’un corps étranger au sein de la disci-pline historique rétablie après 1945 », mais que cette perception était désormais révolue 6. Telle Cendrillon, l’histoire du temps présent est ainsi passée, en quelques décennies selon l’historien belge Pieter Lagrou, du statut de « sous-disci-pline méprisée, exercée en marge du paysage académique 7 » à un domaine historiographique central, solidement ancré dans les champs uni-versitaires, scolaires, éditoriaux et médiatiques allemands et français. D’après Pierre Nora, elle

(3) Henry Rousso, « L’histoire du temps présent, vingt ans après », La Revue pour l’histoire du CNRS, 9, 2003, http://his-toire-cnrs.revues.org/563 ; Gérard Noiriel, Les Origines répu-blicaines de Vichy, Paris, Hachette, 1999.

(4) René Rémond, « Quelques questions de portée géné-rale en guise d’introduction », in Institut d’histoire du temps présent, Écrire l’histoire du temps présent, Paris, CNRS éditions, 1993, p. 29.

(5) Martin Sabrow, Das Diktat des Konsenses : Geschichtswis-senschaft in der DDR, 1949-1969, Munich, Oldenburg, 2001.

(6) Martin Sabrow, Ralph Jessen et Klaus Große Kracht, « Einleitung », in Martin Sabrow, Ralph Jessen, Klaus Große Kracht (dir.), op. cit., p. 9.

(7) Pieter Lagrou, « Ou comment se constitue et se déve-loppe un nouveau champ disciplinaire », La Revue pour l’histoire du CNRS, 9, 2003, http://histoire-cnrs.revues.org/563.

chinoise des sciences sociales créée en 1977 1. Plus récemment, en juin 2012, à l’Université Deakin de Geelong en Australie, un groupe de recherches d’histoire du temps présent s’est constitué et entreprend d’étudier ce « passé qui est encore avec nous » (« the past that is still with us »). Seuls les États-Unis, en raison d’un découpage de l’histoire universitaire davan-tage thématique et géographique (en fonc-tion d’aires culturelles) que chronologique, sont réfractaires à la notion de temps présent en dépit de l’existence de centres de recherches spécifiques comme l’Institut du temps présent de l’Université d’Ohio, fondé en 1987 par l’un des grands historiens américains de la guerre froide, John Lewis Gaddis. Il existe un lien très étroit entre la façon dont s’est construite et a évolué la discipline (notamment avec la mon-tée en puissance des « historiens progressis-tes » au début du 20e siècle) et les enjeux poli-tiques successifs, comme l’a montré l’historien américain Peter Novick dans un ouvrage peu connu, et non traduit en France, sur l’historio-graphie américaine 2.

Mais la banalisation quasi globale de l’his-toire du temps présent ne doit pas interdire à de jeunes historiens nés dans les années 1970 d’exercer un droit d’inventaire et de porter un regard critique sur la stratégie de légitima-tion (ce qu’Antoine Prost qualifiait de « légen-daire de légitimation » en parlant de l’école des Annales) mise en œuvre par les pionniers, les promoteurs de l’histoire du temps présent et leurs « héritiers ».

Le « légendaire de légitimation »

Comme toute discipline émergente dont l’am-bition est de s’installer durablement dans

(1) Li Liang-yu, « A Few Problems in the Study of Chinese Contemporary History », Journal of Jiangsu University (Social Science Edition), 2, 2007, p. 29-36.

(2) Peter Novick, That Noble Dream : The « Objectivity Ques-tion » and the American Historical Profession, New York, Cam-bridge University Press, 1998.

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archives officielles en mobilisant la presse, les images et en « coproduisant » des sources ora-les. Certains historiens comme Henry Rousso ont souligné que la particularité de l’histoire du temps présent était de travailler avec des vivants. Alors que les historiens écoutent « les morts avec les yeux 4 », ceux du temps présent écoutent les vivants et travaillent avec eux, par-fois sous leur contrôle.

Tant en France qu’en Allemagne, les prin-cipaux représentants de ce champ historiogra-phique ont rappelé la nécessaire réintégration du présent dans le champ d’études de l’histo-rien. À la suite de Marc Bloch (qui a partielle-ment fait l’objet d’une récupération en France à travers son témoignage citoyen sur l’« étrange défaite »), les historiens du temps présent ont martelé que « la limite entre l’actuel et l’inac-tuel est loin de se régler nécessairement sur la mesure mathématique d’un intervalle de temps 5 ». En France, au début des années 2000, l’historien François Bédarida 6 associa sa logique argumentative à un double règlement de compte : d’une part avec l’école méthodique (et donc indirectement l’école historiciste alle-mande), coupable d’avoir fondé l’histoire scien-tifique sur la coupure radicale entre le passé et le présent et d’avoir évacué l’histoire contem-poraine ; d’autre part avec l’école des Annales (à travers les figures de Lucien Febvre et de Fernand Braudel), accusée d’avoir reconduit cette exclusion en déniant tout intérêt à l’his-toire politique et événementielle. Enfin, les effets vertueux produits par la discipline sont soulignés de façon quasi identique en France et en Allemagne : l’histoire du temps présent

(4) Nous empruntons cette formule à Roger Chartier qui lui-même l’a emprunté à un poète espagnol du 17e siècle, Fran-cisco Quevedo (« escuchar a los muertos con los ojos »).

(5) Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1949, 1993, p. 59.

(6) François Bédarida, « Le temps présent et l’historiogra-phie contemporaine », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 69, janvier-mars 2001, p. 153-160.

serait même devenue hégémonique, prenant le relais de l’histoire médiévale et moderne et passant progressivement « aux commandes de la discipline historique tout entière 1 ».

Alors que son poids est beaucoup plus important en Allemagne 2 qu’en France 3 (que l’on songe aux multiples chaires d’histoire du temps présent dans les universités allemandes ainsi qu’aux nombreux centres de recherche extra-universitaires précédemment cités), l’his-toire du temps présent a mobilisé peu ou prou dans les deux pays un répertoire semblable de références, d’arguments, de définitions théo-riques relevant d’une même stratégie de légi-timation et de distinction. De part et d’autre du Rhin, elle s’est construite une galerie d’an-cêtres lointains et prestigieux (Thucydide, Xénophon et Polybe), a transformé les pères fondateurs et les pionniers (Hans Rothfels, Gerhard Schulz, Martin Broszat en Allemagne, René Rémond, François Bédarida, mais aussi à sa manière Pierre Nora en France) en figures charismatiques et exemplaires, et développé des revues spécialisées de référence, saluées pour leur qualité éditoriale (Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, Zeithistorische Forschungen, Ving-tième Siècle. Revue d’histoire). Le répertoire de légitimation mobilise sans surprise les mêmes arguments : compenser le manque de recul temporel par la mise à distance scientifique de l’objet, c’est-à-dire en utilisant la méthode tra-ditionnelle d’analyse critique externe et interne des sources ; contourner l’accès restreint aux

(1) Pierre Nora, « De l’histoire contemporaine au présent historique », in Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, Paris, Gallimard, 2011, p. 82.

(2) Olaf Blaschke, « Der Markt für Zeitgeschichtsfors-chung : ein Plädoyer für mehr Empirie », Zeithistorische Fors-chungen, 6, 2009, p. 441-448.

(3) Il est évident que l’histoire du temps présent ne peut se résumer en France au seul IHTP. Que l’on songe au Centre d’histoire de Sciences Po, mais aussi au groupe de recherche en histoire immédiate à Toulouse, au Centre d’histoire sociale de l’Université Paris-I ou à des chercheurs dans des universités de province comme Luc Capdevila à Rennes. Voir Jean-Fran-çois Soulet, L’Histoire immédiate, Paris, PUF, 1989.

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et donc in fine quasi opaque. Dans cette nou-velle façon de percevoir le temps, dans le cadre de ce nouveau régime d’historicité, le présent a écrasé le futur, annulant même l’idée d’ave-nir en tant que projet collectif. Tant en France qu’en Allemagne, des philosophes et des poli-tistes dénoncent « l’attaque du présent sur le reste du temps » (Alexander Kluge), le « sacre du présent 6 », le triomphe de l’immédiateté qui débouche sur l’instauration d’une dictature de l’instant, du règne de séquences médiatiques associées à un fait transformé en événement et qui fait la « une » pendant quelques jours, quelques semaines voire quelques mois. Fran-çois Bédarida avait lui aussi observé cette mon-tée en puissance du présentisme et l’avait expli-quée entre autres par le tournant culturel de 1968, la fin de la croissance économique et le déclin des philosophies du futur 7. Au final, ce nouveau régime d’historicité a indéniablement servi les promoteurs de l’histoire du temps pré-sent, car il était vu comme une preuve supplé-mentaire du bien fondé de cette sous-discipline historique (re)naissante.

Mais ce champ historiographique a égale-ment dû son succès au développement, depuis les années 1970 dans le monde occidental, d’une « conjoncture de la mémoire 8 ». Le « second boom mémoriel » a pris un double visage : d’une part, il y a eu un processus d’uni-versalisation de la mémoire de la Shoah à la fois comme « signature du 20e siècle 9 » et impé-ratif catégorique moral et, d’autre part, on a pu observer une fragmentation de la mémoire

(6) Zaki Laïdi, Le Sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000.(7) François Bédarida, op. cit., p. 153-154.(8) Étienne François, « Die Konjunktur des Gedächtnis-

ses », in Ernst Peter Fischer et Klaus Wiegandt (dir.), Dimen-sionen der Zeit : die Entstehung unseres Lebens, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2012, p. 163-181.

(9) Emmanuel Droit, « Le Goulag contre la Shoah : mémoires officielles et cultures mémorielles dans l’Europe élargie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 94, avril-juin 2007, p. 101-120 ; Claus Leggewie, Der Kampf um die europäische Erinnerung, Munich, C. H. Beck, 2011.

aurait contribué à la démocratisation de la société en participant aux débats sur les ques-tions d’histoire et de mémoire relatives aux dictatures, à la Seconde Guerre mondiale 1 et aux guerres coloniales 2. Ses historiens la pré-sentent en Allemagne comme une forme d’im-pératif catégorique et en France comme un « devoir d’intelligence 3 » pour reprendre l’ex-pression de Jean-Pierre Rioux. Au-delà d’une stratégie discursive de légitimation très proche dans les deux cadres nationaux, l’histoire du temps présent est aussi fille de son temps.

À l’ère du présentisme et de l’hypermnésie

L’enracinement de l’histoire du temps présent dans le champ académique français et allemand a bénéficié d’un double contexte favorable : celui de la montée en puissance du présentisme 4 et de la mémoire. Comme l’ont diagnostiqué Pierre Nora ou François Hartog, le présent est devenu la catégorie impérative de notre com-préhension de nous-mêmes depuis que l’ave-nir collectif s’est obscurci et que l’accélération du temps 5 a rendu notre passé lointain, étrange

(1) Jean-Pierre Rioux (dir.), La Mémoire des Français : qua-rante ans de commémorations de la Seconde Guerre mondiale, Paris, CNRS éditions, 1986.

(2) Raphaëlle Branche, La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001.

(3) Jean-Pierre Rioux, « Devoir de mémoire, devoir d’intel-ligence », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 73, 2002, p. 157-167. Sur une possible histoire du « devoir de mémoire », voir Sébas-tien Ledoux, « Écrire une histoire du devoir de mémoire », et Jean-Pierre Rioux, « Les avatars du devoir de mémoire », Le Débat, 168, 2012, p. 175-185 et p. 186-192.

(4) La notion de présentisme chez François Hartog n’a rien à avoir avec le sens que lui donnait l’historien britannique Her-bert Butterfield. Celui qui peut être considéré comme le père spirituel de l’école d’histoire intellectuelle de Cambridge après 1945 définissait le présentisme comme la tendance à interpré-ter le passé en fonction des enjeux du présent. Voir François Hartog, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2002. Depuis 2007, ce livre a été traduit en hongrois, en italien, en bulgare, en espagnol, en japonais, en arabe et en grec, mais il n’a toujours pas été traduit (et donc réellement reçu) en Allemagne.

(5) Hartmut Rosa, Beschleunigung : die Veränderung der Zeit-strukturen in der Moderne, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005 ; trad. fr., id., Accélération : une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, « Théorie critique », 2010.

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France de débats sur la Résistance (autour des figures de Jean Moulin, de Raymond et Lucie Aubrac), sur la collaboration à l’occasion des « derniers » procès de Vichy (de Klaus Barbie à Maurice Papon). Il faudrait ajouter, dans le cas français, les controverses autour du Livre noir du communisme 3 et surtout, à partir de la fin des années 1990, autour de la question de la colo-nisation et la mémoire de la guerre d’Algérie 4. Si ce type de polémiques tend à s’essouffler en France depuis le débat sur le « rôle positif de la colonisation » en 2005 et à se concen-trer autour de la question du bien-fondé ou non de « lois mémorielles » 5, il reste particulière-ment vif en Allemagne comme en témoigne la « dernière » querelle des historiens allemands autour du livre Das Amt 6, une enquête histori-que commandée en 2005 par l’ancien ministre vert Joschka Fischer, publiée en 2010 et portant sur l’action du ministère des Affaires étrangères durant le nazisme et notamment sur son rôle dans la Shoah 7. Dans ce contexte, la médiatisa-tion du temps présent a eu en retour des réper-cussions sur le champ universitaire.

Große Kracht, Zeitgeschichte als Streitgeschichte : große Kontro-versen nach 1945, Munich, C. H. Beck, 2003, p. 138-151.

(3) Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme : crimes, terreur, répression, Paris, Robert Laffont, 1997. En réponse, dans une volonté de ne pas réduire le communisme à une « propriété fondamentale », voir Michel Dreyfus, Bruno Groppo, Claudio Ingerflow, Roland Lew, Claude Pennetier, Bernard Pudal et Serge Wolikow (dir.), Le Siècle des communis-mes, Paris, L’Atelier, 2000.

(4) À côté des ouvrages en français de Benjamin Stora, citons le livre de l’historien allemand Frank Renken, Frank-reich im Schatten des Algerienkrieges : die Fünfte Republik und die Erinnerung an den letzten großen Kolonialkonflikt, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006.

(5) Ce dernière polémique en date concerne l’adoption en décembre 2011 par l’Assemblée nationale du projet de loi sur la « Répression de la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi », loi jugée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel en février 2012.

(6) Eckart Conze, Norbert Frei, Peter Hayes et Moshe Zimmermann, Das Amt und die Vergangenheit : deutsche Diplo-maten im Dritten Reich und in der Bundesrepublik, Munich, Blessing, 2010.

(7) Gilbert Merlio, « Le débat autour de Das Amt : suite et fin des querelles d’historiens en Allemagne », Le Débat, 168, 2012, p. 91-105.

historique nationale en de multiples mémoi-res collectives portées par différents groupes sociaux. En prenant le relais des cultures his-toriques mémorielles héroïques forgées après 1945, ce tournant mémoriel a assuré à l’his-toire du temps présent une importante recon-naissance médiatique à partir des années 1980 et plus encore au cours de la décennie suivante. Dans ce contexte, l’histoire du temps présent n’était plus seulement une sous-discipline uni-versitaire : elle proposait également un dia-gnostic scientifique sur les « passés qui ne pas-sent pas » (Ernst Nolte) 1, sur ces « mémoires chaudes » (Charles S. Maier) qui sont régu-lièrement mobilisées par des entrepreneurs de mémoires (groupes politiques, ethniques, etc.) dans l’espace public à des fins de recon-naissance. Bref, elle offrait des réponses à des traumatismes. La rencontre entre le contexte de « tyrannie de la mémoire » et la montée en puissance de cette forme d’écriture de l’his-toire a donné naissance, tant en France qu’en Allemagne, à des polémiques parfois violen-tes, principalement autour des « séquelles » de la Seconde Guerre mondiale. Les années 1990 furent ainsi jalonnées de controverses autour de l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht, du livre de Daniel Goldhagen sur les « bour-reaux volontaires » de Hitler ou des débats sur le rôle des sciences (et tout particulièrement des sciences historiques) dans la politique de conquête nazie en Allemagne 2, ou encore en

(1) Ernst Nolte, « Vergangenheit, die nicht vergehen will : eine Rede, die geschrieben, aber nicht gehalten werden konnte », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 6 juin 1986. C’est avec cet article qu’Ernst Nolte déclencha la « querelle des historiens ».

(2) Christian Hartmann, Johannes Hürter et Ulrike Jureit (dir.), Verbrechen der Wehrmacht-Bilanz einer Debatte, Munich, C. H. Beck, 2005 ; Winfried Schulze et Otto Gerhard Oexle (dir.), Deutsche Historiker im Nationalsozialismus, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1999 ; Daniel Goldhagen, Les Bourreaux volontaires de Hitler : les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Éd. du Seuil, 1997. Sur la polémique en Allemagne, voir Norbert Frei, « Goldhagen, die Deutschen und die His-toriker : über die Repräsentation des Holocaust im Zeitalter der Visualisierung », in Martin Sabrow, Ralph Jessen et Klaus

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à l’étayer, pour le seul versant français, à partir d’une étude des mémoires de recherche pro-duits au niveau du master. Pour ce faire, nous avons effectué un sondage dans les universi-tés de Paris-I, de Paris-IV et de Rennes-II, en mobilisant la toute nouvelle base de données bibliographiques 19M 4. Au cours des années 1990, 323 mémoires de maîtrise ont été sou-tenus à l’Université Rennes-II sur l’histoire du 19e siècle. Depuis 2002, le nombre de masters portant sur cette période recule très nettement (176 mémoires pour la période 2000-2010). Le décrochage est tout aussi sensible dans les deux universités parisiennes étudiées où le nom-bre de mémoires soutenus chute de près de 50 % (respectivement 310 mémoires soute-nus dans les années 1990 contre 147 pour les années 2000-2010 à l’Université Paris-I et 111 mémoires contre 30 à l’Université Paris-IV). Ces comptages, bien que sommaires et incom-plets, permettent de mettre en lumière un net décrochage en termes de production de mémoires portant sur l’histoire du 19e siècle depuis le début des années 2000.

Plus généralement, il est frappant d’obser-ver les « ravages » du présentisme chez beau-coup d’étudiants en histoire aux yeux desquels le passé « lointain », c’est-à-dire tout ce qui est antérieur à 1914, est opaque, et qui s’in-téressent à ce présent historique, celui des

moins de 8 % des travaux (7,9 %), l’histoire moderne un peu plus du quart (27,6 % et l’histoire contemporaine près des deux tiers des mémoires (64,6 %). Il est à noter que sur ces 64,5 %, la part du temps présent (depuis 1945) s’élève à 39 % des mémoires de recherche en contemporaine et 25 % de l’en-semble des travaux toutes périodes confondues. Ce sondage a été réalisé à partir de la base de données Memorable (http://services.univ-rennes2.fr/memorable).

(4) Créé à l’initiative de Jean Le Bihan, maître de conféren-ces en histoire contemporaine à l’Université Rennes-II, 19M est une base de données qui cherche à recenser les travaux de niveau maîtrise/master faits en histoire sur l’histoire du 19e siè-cle (1800-1914) soutenus et déposés en France métropolitaine et outre-mer. Aujourd’hui, bien qu’encore incomplète, la base référence a plus de neuf mille cinq cents documents déposés dans plus de cent cinquante lieux différents (http://services.univ-rennes2.fr/memo19).

Les ravages de l’ultra-contemporain à l’Université

Le succès du temps présent a des répercus-sions à l’intérieur des départements d’his-toire des universités françaises et allemandes, notamment sur les comportements de nos étu-diants. Pendant longtemps, les autres pério-des de l’histoire furent considérées comme plus « nobles 1 » que l’histoire contemporaine ou du temps présent, et le changement a pro-duit des déséquilibres qui irritent certains, plus ou moins ouvertement. À la différence de l’Allemagne, la tradition de l’histoire contem-poraine en France a certes permis de mainte-nir une forme d’espace de dialogue entre spé-cialistes du 19e et du 20e siècle 2, voire avec la période moderne comme le prouve l’existence de l’Institut d’histoire moderne et contempo-raine (IHMC) créé en 1978 ou la Revue d’his-toire moderne et contemporaine. L’irritation n’est pas liée à un déséquilibre en termes de postes d’enseignants-chercheurs (40 % des historiens universitaires français étaient des contempora-néistes en 2005) ou à une hégémonie outran-cière dans les livrets des enseignements d’his-toire. Le succès acquis et reconnu de l’histoire du temps présent se traduit par un attrait crois-sant des étudiants pour le très, voire l’ultra-con-temporain. Cette tendance a des conséquen-ces concrètes sur les effectifs des séminaires de recherche et la production des mémoires. Ce constat repose en partie sur nos expériences locales d’universitaires 3 et nous avons cherché

(1) Cette « noblesse » renvoie à une conception discipli-naire positiviste fondée sur la distance temporelle avec l’objet étudié, l’utilisation d’archives et donc le maniement de scien-ces auxiliaires inhérentes comme la paléographie qui fondent le métier d’historien, alors que le temps présent relevait davan-tage du magistère civique (Pierre Nora, « Les trois pôles de la conscience historique contemporaine », op. cit., p. 11).

(2) À titre d’exemple, on citera le livre édité en commun par Jean Le Bihan et Marc Bergère, Fonctionnaires dans la tour-mente : épurations administratives et transitions politiques à l’épo-que contemporaine, Chêne-Bourg, Georg, 2009.

(3) À l’échelle du département d’histoire de l’Université Rennes-II, sur 76 mémoires de maîtrise/master recensés et soutenus entre 2000 et 2010, l’histoire médiévale représente

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Le bateau ivre du temps présent

Sortir de la tyrannie du national

En France, d’octobre 2012 à 2015, les édi-tions du Seuil publient une Histoire de la France contemporaine placée sous la direction de Johann Chapoutot et dont les trois derniers volumes relèvent du temps présent. Cette collection, destinée à « actualiser » la célèbre série éditée par Michel Winock à partir de 1972, a naturel-lement toute sa raison d’être politique et histo-riographique. Nous ne cherchons nullement à remettre en cause la nécessité de revisiter l’his-toire nationale et nous n’appelons pas à la dis-solution d’une écriture nationale de l’histoire à l’ère de l’histoire globale et connectée. Tou-tefois, on ne peut que déplorer cette focalisa-tion sur le cadre national pour penser la ques-tion de l’identité. Nous pensons que celle-ci est une question fondamentale (que l’on songe aux polémiques produites sous la présidence de Nicolas Sarkozy en France ou à celles suscitées en Allemagne en 2010 par l’ouvrage de l’ancien membre du directoire de la Bundesbank Thilo Sarrazin 4), mais que son traitement histori-que exige une autre échelle. L’histoire ne peut se réduire, notamment sur le marché édito-rial, à la recherche de racines identitaires indi-viduelles ou collectives à l’échelle nationale. Pour comprendre l’identité française, l’his-toire doit aussi parler d’altérité, de différence. En ce sens, nous ne pouvons que déplorer l’ab-sence d’une collection équivalente relative à une histoire de l’Europe contemporaine dans le paysage éditorial français. En Allemagne, il existe une grande collection intitulée « Histoi-res européennes au 20e siècle » publiée aux édi-tions C. H. Beck à Munich. Dirigée par l’histo-rien Ulrich Herbert, spécialiste du travail forcé des étrangers sous le Troisième Reich et auteur d’une biographie remarqué du haut-fonction-

(4) Thilo Sarrazin, Deutschland schafft sich ab : wie wir unser Land aufs Spiel setzen, Munich, DVA, 2010.

« événements » 1 fabriqués par les médias de masse. Ce constat, qui vaut tant pour la France que l’Allemagne, n’est pas spécifique à ces deux pays. Il fut également dressé aux États-Unis au début des années 2000 par l’historienne Lynn Hunt. En 2002, alors que celle-ci était présidente de l’Association historique améri-caine, elle avait tiré la sonnette d’alarme dans une tribune adressée à ses collègues et inti-tulée « Contre le présentisme ». Elle plaidait pour que le « 20e siècle relève naturellement du champ d’études de la science historique et de l’enseignement mais sans supplanter les autres périodes 2 ». Elle craignait le triomphe de cette « histoire à court terme » définie par les enjeux identitaires du présent (histoire des femmes, des gays et des lesbiennes, des Afro-Américains, des Latinos, etc.) et défendait une approche de l’histoire centrée non sur la quête de l’identité, mais sur la connaissance de l’alté-rité dans l’espace (via par exemple la World His-tory) mais surtout dans le temps.

Et pourtant, l’histoire du temps présent a deux faiblesses qui contribuent à produire une impression de stagnation historiographique 3 : elle reste essentiellement nationalo-centrée et surtout, depuis la fin de la guerre froide, elle demeure globalement incapable de sortir du sillage laissé par le « court 20e siècle », c’est-à-dire les violences de guerre. Force est de constater que l’actuelle conjoncture mémo-rielle tyrannique a constitué et constitue tou-jours un frein à une véritable européanisa-tion des histoires nationales du temps présent, retardant le débat sur leur devenir et les nou-velles orientations à prendre.

(1) Pascale Goetschel et Christophe Granger (dir.), « Faire l’événement », Sociétés et Représentations, 32, 2012.

(2) Lynn Hunt, « Against Presentism », Perspectives : News-letter oft he American Historical Association, 40 (5), mai 2002, http://www.historians.org/perspectives/issues/2002/0205/.

(3) Ce constat est partagé par l’historien allemand Chris-tian Wenkel dans le numéro spécial de la revue Francia qu’il a dirigé, « Deutsche Zeitgeschichte nach 1945 : Stand der Fors-chung aus westeuropäischer Sicht », 38, 2011.

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2008. En témoigne le dépouillement des arti-cles publiés entre 1984 et 2012 3 pour lequel nous avons distingué, d’une part, les contri-butions portant sur l’histoire de France et de l’Allemagne (en comprenant l’histoire de leurs diplomaties et de leurs possessions coloniales) et, d’autre part, tout ce qui relève d’une his-toire internationale (hors France et hors Alle-magne) (voir graphique 1) 4.

Comparée à Vingtième Siècle. Revue d’histoire, la revue de référence de l’histoire du temps présent allemand, Vierteljahrshefte für Zeitges-chichte, est restée enfermée dans une histoire

(3) Ont été dépouillées les contributions publiées en tant qu’« article », « enjeu » ou « point de vue ». Pour l’année 2012, aussi bien du côté allemand que du côté français, nous n’avons pu prendre en compte que les trois premiers numéros.

(4) Nous avons considéré que les articles relevant d’une his-toire diplomatique française ou allemande avec un autre pays relevait du traitement national de la politique extérieure de la France ou de l’Allemagne. Le plus souvent, ces études s’ap-puient uniquement sur un matériel archivistique national.

naire nazi Werner Best 1, elle propose une édi-tion soignée d’histoires qui demeurent pourtant prisonnières elles aussi du cadre national. Paral-lèlement, dans une moindre mesure, les éditions C. H. Beck soutiennent l’écriture transnatio-nale de l’Europe produite par Hartmut Kaelble, grand historien allemand du social, spécialiste reconnu de l’histoire comparée 2.

Néanmoins, si le marché éditorial français reste très marqué par une approche nationale, le constat mérite d’être nuancé à l’échelle des revues scientifiques. Une revue d’histoire de référence comme Vingtième Siècle a considé-rablement internationalisé son contenu depuis

(1) Ulrich Herbert, Fremdarbeiter : Politik und Praxis des « Ausländer-Einsatzes » in der Kriegswirtschaft des Deutschen Rei-ches, Bonn, Dietz, 1985 ; id., Best : biographische Studien über Radikalismus. Weltanschauung und Vernunft, 1903-1989, Bonn, Dietz, 1996.

(2) Hartmut Kaelble, Kalter Krieg und Wohlfahrstaat, Munich, C. H. Beck, 2011.

1. Origine géographique des articles publiés dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire entre 1984 et 2012.(Source : portails de revues scientifiques Cairn.info et Persee.fr.)

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des années 1980 2 n’a pas également contribué à freiner l’internationalisation des recherches en histoire du temps présent 3. Le caractère natio-nalo-centré de l’histoire du temps présent ne se reflète pas uniquement dans le champ édi-torial. Sur le plan historiographique, il conduit tout à la fois à des formes de renouvellement et de stagnation scientifique.

Sortir de l’histoire des violences de guerre

Le bouleversement géopolitique et socio-éco-nomique induit par la brèche de 1989 a consi-

(2) Que l’on songe à l’influence de deux livres parus en 1983 : Benedict Anderson, Imagined Communities : Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983, trad. fr., id., L’Imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du natio-nalisme, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte, 1996 ; et Eric Hobsbawm et Terence Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge Uni-versity Press, 1983, trad. fr., id., L’Invention de la tradition, trad. de l’angl. par Christine Vivier, Paris, Éd. Amsterdam, 2006.

(3) Henry Rousso (dir.), Stalinisme et nazisme : histoire et mémoires comparées, Bruxelles, Éd. Complexe, « Histoire du temps présent », 1999.

très nationalo-centrée. De fait, elle n’est pas encore réellement sortie du tunnel temporel du national-socialisme (voir graphique 2).

Ainsi 75 % des articles de cette revue publiés depuis 1984 sont consacrés à l’histoire récente de l’Allemagne, et plus spécifiquement au Troi-sième Reich. S’il existe une internationalisation de l’historiographie allemande du temps pré-sent, elle se situe davantage au niveau des réfé-rences des collègues allemands qui mobilisent, plus que les historiens français, la production historiographique anglo-américaine. Mais le plaidoyer initial d’un des pionniers de la Zeitges-chichte allemande, Hans Rothfels, en faveur d’un « traitement nécessaire dans un cadre interna-tional 1 » a été peu pris en compte par les ins-titutions et les revues spécialisées. Dans l’en-semble, les résultats demeurent modestes et on peut se demander si le « boom » des recherches sur la nation et le nationalisme depuis le début

(1) Hans Rothfels, op. cit., p. 7.

2. Origine géographique des publications dans la revue Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte entre 1984 et 2012.(Source : base de données de l’Institut d’histoire du temps présent de Munich.)

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d’historiens allemands a analysé le proces-sus génocidaire sur le terrain en interrogeant l’autonomie des acteurs. C’est ainsi que Chris-tian Gerlach, aujourd’hui professeur à l’Uni-versité de Berne, a décrit avec une précision anatomique les politiques d’extermination à l’échelle de la Biélorussie en montant le lien étroit entre la conjoncture économique locale et l’extermination de masse des communau-tés juives et des prisonniers de guerre sovié-tiques 6. Dans le sillage des travaux de Chris-topher Browning, ce type d’approche a donné naissance à une historiographie des bourreaux, la « Täterforschung » (membres des bataillons de police, des Einsatzgruppen, de l’armée) et des « architectes de l’extermination 7 ». Paral-lèlement, l’effondrement de l’Empire sovié-tique et la réunification de l’Allemagne ont conduit à une explosion des recherches sur la RDA en lien avec la « révolution archivis-tique » (Étienne François) et l’expérience du traitement du national-socialisme antérieure à 1989. Rapidement, une fois passé « l’éton-nant retour du totalitarisme 8 » comme modèle interprétatif, une partie des historiens a déve-loppé une perspective fondée sur l’étude des pratiques sociales de la domination politique 9. Au début des années 2000, Jürgen Kocka met-tait pourtant en garde les historiens de la RDA contre le danger de l’isolement et les incitait à jeter un « regard au-dessus du rebord de

(6) Christian Gerlach, Kalkulierte Morde : die deutsche Wirts-chafts- und Vernichtungspolitik in Weißrußland 1941 bis 1944, Hambourg, Hamburger Edition, 1999.

(7) Götz Aly et Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung : Auschwitz und die deutschen Pläne für eine europäische Ordnung, Hambourg, Hoffmann & Campe, 1995 ; trad. fr., id., Les Archi-tectes de l’extermination : Auschwitz et la logique de l’anéantisse-ment, préf. de Georges Bensoussan, trad. de l’angl. par Claire Darmon, Paris, Calmann-Lévy, 2005.

(8) Jay Rowell, « L’étonnant retour du “totalitarisme” : réflexions sur le “tournant” de 1989 et l’historiographie de la RDA », Politix, 47, 1999, p. 131-150.

(9) Thomas Lindenberger (dir.), Herrschaft und Eigen-Sinn in der Diktatur : Studien zur Gesellschaftsgeschichte der DDR, Weimar, Böhlau, 1999.

dérablement modifié « le système de réfé-rence » de l’historien du temps présent en Allemagne, d’abord et surtout au bénéfice d’un objet traditionnel de recherche de la Zeitges-chichte, à savoir le national-socialisme, et d’un champ plus récent, le communisme est-alle-mand 1. Après 1990, dans la foulée de la « que-relle des historiens » du milieu des années 1980, on observe un processus de normalisa-tion, de dépolitisation et de renouvellement de l’histoire du national-socialisme. L’étude des structures du pouvoir dictatorial et la querelle entre intentionnalistes et fonctionnalistes est progressivement délaissée au profit d’une pers-pective par le bas centrée sur les acteurs, bour-reaux comme victimes, dont les pratiques sont réinscrites dans le contexte de sociétés extrême-ment violentes 2. En s’appuyant sur des archi-ves restées jusqu’à la fin des années 1980 sous l’étroit contrôle des dictatures communistes et rendues progressivement accessibles dans les pays postsocialistes d’Europe centrale et orien-tale 3, de nombreux chercheurs allemands ont ainsi contribué à renouveler l’historiographie du nazisme, et tout particulièrement des prati-ques de collaboration et de massacres pendant la Seconde Guerre mondiale 4. Laissant de côté la question de la responsabilité directe de Hitler dans le processus de décision conduisant à la « Solution finale » 5, une nouvelle génération

(1) Jürgen Kocka, « Das östliche Mitteleuropa als Heraus-forderung für eine vergleichende Geschichte Europas », Zeits-chrift für Ostmitteleuropa-Forschung, 49 (2), 2000, p. 159-174.

(2) Christian Gerlach, Extremely Violent Societies : Mass Vio-lence in the Twentieth-Century World, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

(3) Sonia Combe (dir.), Archives et écriture de l’histoire dans les sociétés post-communistes, Paris, La Découverte, 2009.

(4) Pour Michael Wildt, « Die Epochenzäsur 1989/90 und die NS-Historiographie », Zeithistorische Forschungen/Studies in Contemporary History, Online-Ausgabe, 5 (3), 2008, http://www.zeithistorische-forschungen.de/16126041-Wildt-3-2008. À côté des historiens allemands, il ne faut pas oublier les travaux de l’actuel directeur de l’IHTP : Christian Ingrao, Les Chasseurs noirs : essai sur la Sondereinheit Dirlewanger, Paris, Perrin, 2006.

(5) Au sujet de la conférence de Wannsee, voir le livre de Florent Brayard, Auschwitz, enquête sur un complot nazi, Paris, Éd. du Seuil, 2012.

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et quelques historiens assurent la fonction de passeurs entre les cultures historiographi-ques française et allemande à l’instar de Peter Schöttler (chercheur à l’IHTP), Rainer Hude-mann (récemment élu professeur à l’Univer-sité Paris-IV) ou encore Norbert Frei, auteur d’une étude remarquée sur le traitement mémoriel du nazisme sous le chancelier Kon-rad Adenauer 4, et qui convia Henry Rousso à donner une série de conférences sur l’his-toire et la mémoire de Vichy en 2009 dans le cadre du Centre d’histoire du 20e siècle de Iéna qu’il dirige depuis sa création en 2006 5. À cela s’ajoute le projet éditorial de l’Institut histo-rique allemand de Paris, codirigé par Michael Werner et Gudrun Gersmann et qui prévoit d’ici 2013-2014 la publication d’une histoire franco-allemande en onze volumes, de l’an 800 à nos jours. Les onzième et douzième volumes, écrits respectivement par Hélène Miard-De-lacroix et par Corine Defrance et Ulrich Pfeil, abordent la période postérieure à la Seconde Guerre mondiale 6. Reste que dans l’ensemble, l’histoire du temps présent française et alle-mande dialoguent et collaborent peu, notam-ment d’un point de vue méthodologique ou épistémologique 7.

(4) Norbert Frei, Vergangenheitspolitik : die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, C. H. Beck, 1996. Un seul livre de Norbert Frei a été traduit en français : L’État hitlérien et la société allemande, 1933-1945, préf. d’Henry Rousso, trad. de l’all. par Jeanne Étoré, Paris, Éd. du Seuil, 1999.

(5) Henry Rousso, Frankreich und die « dunklen Jahre » : das Regime von Vichy in Geschichte und Gegenwart, Göttingen, Wallstein, 2010.

(6) Hélène Miard-Delacroix, Le Défi européen, de 1963 à nos jours, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaire du Septen-trion, 2011 ; Corine Defrance et Ulrich Pfeil, Entre guerre froide et intégration européenne : reconstruction et rapprochement, 1945-1963, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaire du Sep-tentrion, 2012.

(7) C’est là toute l’ambition du Programme-Formation-Re-cherche du Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA) que nous conduisons avec Hélène Miard-Delacroix pour la période 2012-2014 : « Les défis de l’écriture de l’histoire du temps présent au 21e siècle ».

l’assiette 1 », appel qui reste jusqu’à présent relativement peu entendu.

Du côté français, si l’on regarde la produc-tion récente de l’IHTP ou du Centre d’histoire de Science Po, le constat reste globalement le même. La stagnation est particulièrement pro-noncée en histoire politique. Celle-ci demeure nationalo-centrée, associant le plus souvent la parole d’historiens et de « grands témoins ». En dépit de son ouverture à l’histoire culturelle depuis les années 1990 (via l’étude des cultures politiques), elle nous semble avoir bien du mal à se renouveler 2. Lorsqu’elle n’est pas natio-nalo-centrée, l’histoire du temps présent fran-çaise reste focalisée sur les questions de vio-lence de guerre (relatives à la Seconde Guerre mondiale ou aux espaces coloniaux). À l’appel de Christian Ingrao, elle entend même « regar-der en face » les violences du 20e siècle. Pour résumer, elle semble éprouver du mal à sortir des ornières du national ou des violences de guerre, à quelques exceptions près.

Sans forcément invoquer un lien de cause à effet, il convient de remarquer que cette his-toire souffre de surcroît d’un manque de dia-logue 3, non seulement à l’échelle bilatérale franco-allemande, mais plus généralement à l’échelle européenne en dépit de la création dans les années 2000 du réseau EURHIST XX. Certes, certaines institutions comme l’Institut historique allemand de Paris (IHA)

(1) Jürgen Kocka, « Der Blick über den Tellerrand fehlt : DDR-Forschung – weitgehend isoliert und zumeist um sich selbst kreisend », Deutschland Archiv, 36 (8), 2003, p. 764-769.

(2) En ce sens, nous rejoignons complètement la position de Jean-François Sirinelli qui appelle l’histoire politique française à suivre le « transnational turn » et à mieux prendre en compte les différentes épaisseurs temporelles (Jean-François Sirinelli, « L’histoire politique à l’heure du transnational turn : l’agora, la Cité, le monde… et le temps », Revue historique, 658, avril 2011, p. 391-408).

(3) Dans la revue Vierteljahrshefte fur Zeitgeschichte, nous avons trouvé une seule notice sur l’histoire du temps présent en France : Jean-Pierre Rioux, « Das Institut d’Histoire du temps présent in Paris », Vierteljahrshefte fur Zeitgeschichte, 30, 1982, p. 361-365.

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des femmes, les transformations radicales du système des relations internationales 5. En Allemagne, à l’idée de matrice (jamais mobili-sée), les historiens du temps présent préfèrent le terme de césure.

Mais les historiens français et allemands du temps présent sont confrontés au même pro-blème dès lors qu’il s’agit de définir les bornes du temps présent : cette histoire est a priori une historia sui temporis, puisque les césures histo-riques encadrant cette période sont par nature mobiles du fait de la prise en compte de l’exis-tence de témoins vivants (incarnant cette expé-rience de la contemporanéité) 6. Or, si cette question est appréhendée de manière différente de part et d’autre du Rhin, son traitement pro-duit un effet plus ou moins fort de stagnation.

En France, alors que l’existence de deux bali-ses mobiles liées à la durée d’une vie humaine avait été actée au début des années 1990 7, la définition chronologique du temps présent fut complétée par une définition thématique défendue notamment par Henry Rousso. Au début des années 2000, ce dernier considéra que la mobilité permanente des bornes de l’his-toire du temps présent était au final une idée absurde et qu’il fallait mieux s’attacher à définir autrement la singularité de l’histoire du temps présent 8. Rompant avec la démarche chrono-logique, il plaidait pour l’envisager comme un domaine historiographique à part entière dont la particularité était la présence de « témoins vivants ».

(5) Henry Rousso, « L’histoire du temps présent, vingt ans après », Bulletin de l’IHTP, 75, 2000, p. 23-40. Notons que, pour les États-Unis, 1945 ne peut être considérée comme une césure marquante.

(6) Christoph Klessmann, « Zeitgeschichte als wissen-schaftliche Aufklärung », in Martin Sabrow, Ralph Jessen et Klaus Große Kracht (dir.), op. cit., p. 245.

(7) Denis Peschanski, Michael Pollack et Henry Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles, Éd. Com-plexe, 1991.

(8) Henry Rousso, « L’histoire du temps présent… », op. cit.

Sortir de la quête de la « dernière » catastrophe en date

Les premières générations d’historiens du temps présent ont été directement ou indirec-tement marquées par « l’ère des catastrophes » et ses effets à moyen terme. Leur expérience du temps présent est notamment marquée par le nazisme ou la Seconde Guerre mon-diale comme événement matriciel. En Allema-gne, Hans Rothfels et son collègue médiéviste Hermann Heimpel avaient postulé au début des années 1950 que « le présent commen-çait avec la dernière catastrophe en date 1 », allusion à 1917 et la révolution bolchevique. Aujourd’hui, ce sont les années 1933-1945, considérées par l’historien Dan Diner comme une « rupture de civilisation 2 », qui marquent le terminus a quo de ce champ historiographi-que. En France, les historiens François Béda-rida et Jean-Pierre Azéma avaient introduit la notion de « matrice 3 ». Celle-ci impliquait tout à la fois la puissance de la césure historique et l’émergence d’un ordre nouveau qui régen-terait encore notre présent et qui allait de pair avec l’existence d’une communauté de témoins vivants. Henry Rousso, qui défend par ailleurs une définition thématique de l’histoire du temps présent autour de quatre éléments clés (le témoin, la mémoire, la demande sociale, l’événement), considère qu’un certain nom-bre de faits justifient le choix de l’année 1945 comme matrice du temps présent 4 : l’établis-sement de l’État providence, l’émancipation

(1) Hermann Heimpel, « Der Mensch in seiner Gegenwart », Die Sammlung, VI, 1951, p. 489-511.

(2) Dan Diner, Zivilisationsbruch : Denken nach Auschwitz, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch, 1988.

(3) François Bédarida, « Penser la Seconde Guerre mon-diale », in André Versaille (dir.), Penser le xxe siècle, Bruxelles, Éd. Complexe, 1990, p. 115-138 ; Jean-Pierre Azéma, « La Seconde Guerre mondiale matrice du temps présent », in Ins-titut d’histoire du temps présent, op. cit., p. 147-152

(4) Michelle Zancarini-Fournel et Christian Delacroix, La France du temps présent, Paris, Belin, 2010.

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une période récente (depuis 1945) 4. Dans le prolongement du « tournant » de 1989, l’his-torien de Munich Hans Günter Hockerts, qui produit depuis près de trente ans une réflexion théorique et méthodologique faisant autorité en Allemagne, proposa quant à lui le modèle d’une « triple histoire du temps présent 5 » dans laquelle chaque sous-période historique (1917-1945, 1945-1989, 1989-) était articulée l’une à l’autre. Le débat a été prolongé au début des années 2000 par le biographe de Konrad Ade-nauer, Hans-Peter Schwarz. Celui-ci considé-rait qu’une « nouvelle histoire du temps pré-sent » commençait avec l’effondrement du « communisme d’obédience soviétique » 6. L’idée de distinguer des périodes du temps présent est parfois rejetée au nom d’une redé-finition chronologique du temps présent lui-même. Ainsi, en 2008, les historiens Anselm Doering-Manteuffel et Lutz Raphael, spécia-liste allemand de l’historiographie française au cours de la seconde moitié du 20e siècle 7, plaidèrent pour l’actualisation de la défini-tion temporelle de l’histoire du temps présent autour de la césure des années 1970, consa-crée par l’expression emblématique « après le boom ». Désormais, plus encore que 1968 8, la fin des Trente Glorieuses apparaissait, en rai-son d’un intérêt accru pour les processus éco-nomiques et sociaux, comme le point de départ

(4) Karl-Dietrich Bracher, « Doppelte Zeitgeschichte im Spannungsfeld politischer Generationen », in Bernd Hey et Peter Steinbach (dir.), Zeitgeschichte und politisches Bewußtsein, Cologne, Wissenschaft & Politik, 1986, p. 53-71.

(5) Hans Günter Hockerts, « Zeitgeschichte in Deuts-chland : Begriff, Methoden, Themenfelder », Historisches Jahr-buch, 113, 1993, p. 98-127.

(6) Hans-Peter Schwarz, « Die neueste Zeitgeschichte », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 1, 51, janvier 2003, p. 5-28, p. 8.

(7) Lutz Raphael, Die Erben von Bloch und Febvre : Annales-Historiographie und nouvelle histoire in Frankreich, 1945-1980, Stuttgart, Klett-Cotta, 1994.

(8) Ingrid Gilcher-Holter, Die 68er Bewegung : Deutschland, Westeuropa, USA, Munich, C. H. Beck, 2008 ; Wolfgang Kraus-haar, 1968 als Mythos, Chiffre und Zäsur, Hambourg, Hambur-ger Edition, 2000.

En Allemagne, la définition chronologi-que du temps présent suscite globalement un consensus. C’est d’ailleurs cette appro-che mobile du temps présent qui constitue la base de certaines novations en termes d’écri-ture de cette histoire à travers des program-mes de recherche et des publications. Dans un champ intellectuel hautement concurrentiel du fait du faible nombre de chaires, les historiens allemands du temps présent cherchent à faire avancer le front pionnier du temps présent en fixant de nouvelles frontières. Dès les années 1980, l’historien Anselm Doering-Manteuf-fel rédigea une thèse de doctorat sur l’attitude des catholiques ouest-allemands face à la ques-tion du réarmement 1 avant de lancer dans les années 1990 un projet autour de l’occidenta-lisation de la RFA (Westernisierung) 2. À Ham-bourg, Axel Schildt et ses collègues du centre de recherche pour le temps présent ont ini-tié au milieu des années 1990 les premiers tra-vaux d’histoire sociale et culturelle sur la RFA des années 1950-1960 3. Depuis le milieu des années 1980, les bornes chronologiques du temps présent constituent pratiquement une forme d’enjeu symbolique entre les historiens allemands. La discussion fut inaugurée en 1986 par l’historien Karl-Dietrich Bracher, spécia-liste de la république de Weimar et du nazisme, défenseur d’une interprétation intentionnaliste du Troisième Reich. Ce dernier plaidait pour une « double histoire du temps présent », dis-tinguant une période ancienne (1917-1945) et

(1) Anselm Doering-Manteuffel, Katholizismus und Wiederbewaffnung : die Haltung der deutschen Katholiken gegenüber der Wehrfrage, 1948-1955, Mayence, Matthias Grünewald, 1981.

(2) Anselm Doering-Manteuffel, Wie westlich sind die Deuts-chen ? Amerikanisierung und Westernisierung im 20. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999.

(3) Axel Schildt et Arnold Sywottek (dir.), Modernisierung im Wiederaufbau : die westdeutsche Gesellschaft der 50er Jahre, Bonn, Dietz, 1998 ; Axel Schildt, Detlef Siegfried et Karl Christian Lammers, Dynamische Zeiten : die 60er Jahre in den beiden deuts-chen Gesellschaften, Hambourg, Christians, 2003.

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positionner dans le champ. Elles ont rare-ment des effets réels en termes institutionnels (comme la création de nouveaux instituts de recherche ou de nouvelles chaires).

En dépit de cette effervescence, notam-ment autour des années 1970, les historiens du temps présent allemands semblent in fine pri-sonniers de cette mobilité temporelle. Ils l’ac-ceptent comme une donnée naturelle, ce qui contribue à produire tout à la fois une impres-sion de dynamique scientifique et d’impasse intellectuelle, comme si le temps présent avait cessé d’être une brèche pour devenir une nasse. Parler de nasse revient à évoquer une histoire refermée sur elle-même, repliée sur le temps présent, ne se souciant pas d’une articulation avec les périodes historiques plus anciennes.

C’est des filets de ce piège que nous sou-haitons sortir en plaidant pour la dissolution du temps présent comme champ historiogra-phique singulier et pour sa réintégration dans l’histoire du « passé-présent » chère à Marc Bloch. Cet appel ne vise pas à chasser le pré-sent du territoire de l’historien. Au contraire, en abandonnant la singularité du temps présent tel qu’elle fut définie à ses origines, nous appe-lons à l’émergence d’une « histoire-science sociale » du présent.

De l’histoire du temps présent à l’« histoire-science sociale » du présent

Abandonner la singularité du temps présent

Tant en France qu’en Allemagne, la définition du temps présent a amené à privilégier une définition médiane du présent, fondée sur la moyenne durée et mettant à distance tout à la fois la longue durée de l’école des Annales et l’immédiateté associée au temps du journaliste. La notion de « temps présent » renvoie aussi bien chez Hans Rothfels que chez François Bédarida au « temps de l’expérience vécue 7 »

(7) François Bédarida, op. cit., p. 157.

du temps présent, cette décennie inaugurant selon eux une rupture par rapport à une ère de la « haute modernité 1 » qui aurait commencé avec la seconde révolution industrielle et qui se serait achevée avec la fin du « miracle éco-nomique » des années 1950 et 1960 2. En Alle-magne, la mobilité des bornes chronologiques contribue à faire des années 1970-1980 le nou-veau champ de recherche émergent et dynami-que de l’histoire du temps présent 3.

Ce glissement chronologique permet de renouveler régulièrement le potentiel d’inno-vation de l’histoire du temps présent, de relati-viser certaines césures traumatiques ou emblé-matiques 4, de proposer de nouveaux éclairages sur un certain nombre de questions comme le terrorisme 5 ou la presse 6. Mais il ne faut pas non plus être victime d’une « illusion histo-riographique » liée à cette réflexion dynami-que. Ces débats permanents en Allemagne renvoient très concrètement à une spécificité nationale. Les querelles autour de la défini-tion du temps présent et de ses limites chro-nologiques ne reflètent le plus souvent qu’un jeu de concurrence rhétorique entre histo-riens au cours duquel chacun essaie de se

(1) James C. Scott, Seeing like a State : How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, New Haven, Yale University Press, 1998.

(2) Anselm Doering-Manteuffel et Lutz Raphael, Nach dem Boom : Perspektiven auf die Zeitgeschichte seit 1970, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2008.

(3) Le festival international du film d’histoire de Pessac a consacré sa vingt-troisième édition, en novembre 2012, au « grand tournant » des années 1970. Aux États-Unis, l’histo-rien Daniel T. Rogers définit la décennie 1970 comme The Age of Fracture, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

(4) Konrad Jarausch, « Demokratie in der Globalisierung : Zeitgeschichte als Historisierung der Gegenwart », Francia, 38, 2011, p. 311-320.

(5) Voir à ce sujet l’approche performative de l’histoire du terrorisme développée par Gabriele Metzler, « Konfrontation und Kommunikation : demokratischer Staat und linke Gewalt in der Bundesrepublik und den USA in den 1970er Jahren », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 2, 2012, p. 249-278.

(6) Frank Bösch, « Das Nahe so fern : der Boom der Zeitgeschichtsforschung und ihre Blindstellen » cours inau-gural prononcé le 21 juin 2010 au Musée d’histoire régionale du Brandebourg à Potsdam.

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de manière mécanique dans le passé, un événe-ment traumatique comme la Première Guerre mondiale peut (re)devenir présent. Ce fut le cas dans les années 1990, ce le sera aussi certaine-ment en 2014 même si cela relève avant tout d’usages politiques du passé.

À côté du témoin, la mémoire est souvent présentée comme un élément clé du temps pré-sent qui justifierait une singularité historiogra-phique. De fait, et en lien avec la question du témoin, l’historien du temps présent français est moins intéressé par travailler avec la mémoire, et donc la coproduction de sources orales, que de travailler sur les « mémoires chaudes », qu’elles soient historiques, communicatives ou culturelles. Or le danger, que Gérard Noiriel soulignait déjà au début des années 2000, est le suivant : l’histoire du temps présent, en accor-dant une importance centrale à l’histoire de la mémoire, privilégie, consciemment ou non, des questions qui intéressent des mémoires collec-tives dans le présent et qui ne sont par défini-tion jamais neutres. Selon Gérard Noiriel, ce tropisme aurait conduit des historiens du temps présent à (sur)valoriser le rôle social de l’histo-rien au détriment d’une démarche explicative, productrice d’intelligibilité, même s’il faut par-fois reconnaître que le « savoir social » (Marc Bloch) n’est guère éloigné du « devoir d’his-toire » défendu par François Bédarida ou Jean-Pierre Rioux. Plaider pour une dissolution de la singularité du temps présent permettrait de sortir de la mêlée et de redevenir maître du choix de ses objets de recherche en réinsérant le présent au sein d’une étude plurielle des tem-poralités. C’est ce que nous appelons une « his-toire-perspective » ouverte ou une histoire du « passé-présent » pour reprendre une expres-sion qu’affectionnait Marc Bloch 5.

proposent une définition élargie du temps présent en la faisant remonter à la Belle Époque.

(5) Nous rejoignons ici la position défendue par Gérard Noiriel il y a une dizaine d’années. Au-delà de la référence à Marc Bloch, l’historien réhabilite la posture herméneuti-

et implique la présence de témoins vivants porteurs d’une mémoire. Cette définition nous semble problématique dans la mesure où cet argument relève davantage de la stratégie de légitimation que d’une véritable nécessité épis-témologique. Plusieurs objections méritent à cet endroit d’être soulignées.

Évoquons d’abord le double paradoxe fran-çais de mettre le témoin au centre de la défini-tion normative du temps présent tout en refusant la mobilité temporelle de cette sous-discipline historique et en relativisant depuis quelques années l’importance de l’histoire orale, à quel-ques exceptions près comme l’historien de la Résistance Laurent Douzou, après le fécond tra-vail méthodologique entrepris par l’IHTP dans les années 1980 1. La pratique historienne du temps présent s’accorde pour dire que l’on peut faire de l’histoire du temps présent sans avoir recours à des témoins 2. Si l’on considère à la let-tre l’idée selon laquelle l’histoire du temps pré-sent coïncide avec l’ère des témoins, cela signi-fie que la Première Guerre mondiale relevait du champ d’études de l’histoire du temps pré-sent jusqu’en mai 2011, date à laquelle le der-nier vétéran de la Première Guerre mondiale, le Britannique Claude Choules, s’est éteint à l’âge de 111 ans. Si la guerre de 1914-1918 peut être à juste titre considérée comme la matrice du 20e siècle (les historiens allemands ont repris la célèbre expression du diplomate américain George F. Kennan qui parle de « catastrophe originelle » pour la désigner 3), on peut discu-ter de l’intérêt à inclure encore ce conflit dans le temps présent 4. Certes, même en s’enfonçant

(1) « La bouche de la Vérité ? La recherche historique et les sources orales », Cahiers de l’IHTP, numéro spécial sous la direction de Danièle Voldman, 21, novembre 1992.

(2) Patrick Garcia, « Essor et enjeux de l’histoire du temps présent au CNRS », La Revue pour l’histoire du CNRS, 9, 2003, http://histoire-cnrs.revues.org/562.

(3) Wolfgang Mommsen, Die Urkatastrophe Deutschlands : der Erste Weltkrieg, 1914-1918, Stuttgart, Klett-Cotta, 2002.

(4) Dans leur rapport intitulé Situation et projets d’avenir pour l’IHTP (2005), Fabrice d’Almeida et Christian Ingrao

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autres disciplines notamment la sociologie, la majorité des historiens occupaient le territoire du passé, défini arbitrairement par une certaine distance temporelle nécessaire à l’analyse his-torique d’un objet et fixée juridiquement par la réglementation en vigueur relative à l’accès aux archives d’État. Dès le 15 janvier 1929, les fon-dateurs des Annales appelaient dans l’éditorial du premier numéro à un dialogue, impliquant d’abord l’histoire et la sociologie, entre « deux classes de travailleurs faites pour se compren-dre et qui, à l’ordinaire, se côtoient sans se connaître 4 ».

Avec l’émergence et l’enracinement de l’his-toire du temps présent dans le paysage des scien-ces sociales, le présent est devenu un champ hau-tement concurrentiel, puisqu’il est tout à la fois le terrain d’études des ethnologues, des socio-logues, des économistes (devenus aujourd’hui les experts du présent dans les médias de masse en raison de la prédominance des enjeux éco-nomiques), des politistes, des géographes, des philosophes, des spécialistes de littérature, etc. La différence tient évidemment au regard jeté sur ce présent, à la façon de l’aborder, de le saisir et de l’expliquer. Pour reprendre une image empruntée à Reinhart Koselleck, cha-que science sociale exprime un regard particu-lier, possède une façon singulière de saisir un objet à l’image des différentes lentilles d’un appareil photographique 5. Malgré le processus d’enracinement d’un système moderne de dis-ciplines scientifiques dans le champ universi-taire qui tend à mettre en avant les spécificités

(4) Annales d’histoire économique et sociale, 1, 15 janvier 1929, p. 1-2.

(5) Nous empruntons cette image à Reinhart Kosel-leck : « Forschung ist in gewisser Weise ein Blicken durch die Linse einer Kamera » (d’une certaine façon, la recherche est en regard à travers l’objectif d’un appareil photographique) (Reinhart Koselleck, « Hinweise auf die temporalen Struktu-ren », in Hans Erich Bödeker (dir.), Begriffsgeschichte, Diskur-sgeschichte, Metapherngeschichte, Göttingen, Wallstein, 2002, p. 29-47, p. 33).

Cette réorientation nous invite à mobiliser la notion d’« histoire-problème » que l’histo-rien allemand Hans Günter Hockerts a réintro-duit en Allemagne en référence à Marc Bloch 1. Cette approche n’entend pas interroger la pré-sence du passé dans le présent via l’analyse des cultures mémorielles. Le temps présent est considéré comme un passé proche, une « pré-histoire de tendances actuelles 2 ». Mais il paraît intéressant de prolonger cette perspective en considérant le temps présent comme libéré des chaînes des césures chronologiques arbitrai-res. L’histoire du temps présent redevient une perspective ouverte dans le temps dont la pro-fondeur historique est définie par le problème posé par l’objet étudié 3. L’historien du temps présent serait en quelque sorte le spécialiste de la profondeur historique du présent. Une telle position lui permet d’entretenir des liens étroits aussi bien avec les spécialistes des autres sciences sociales portées vers l’étude du pré-sent qu’avec les historiens des autres périodes.

L’histoire comme science sociale du présent

Si l’on part d’une conception tripartite du temps partagé entre passé, présent et futur, on peut estimer que la répartition des champs d’action était clairement définie depuis l’émer-gence de la conception scientifique de l’his-toire et le processus de professionnalisation et de distinction des différentes sciences sociales au début du 20e siècle. Laissant le présent en jachère, réservé par voie de conséquence aux

que constitutive de la science historique depuis Wilhelm von Humboldt.

(1) Pour une réflexion de l’histoire comme « histoire-problème » en Allemagne, voir Gerhard Otto Oexle (dir.), Das Problem der Problemgeschichte, 1880-1932, Göttingen, Wallstein, 2001.

(2) Hans Günter Hockerts, op. cit., p. 125.(3) Une position assez similaire était déjà défendue dans les

années 1960 par l’historien anglais Geoffrey Barraclough dans Introduction to Contemporary History, Londres, Penguin Books, 1964, 1967, p. 9-42.

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intellectuelle intéressante dans la mesure où des sociologues, comme Christian Topalov et Bénédicte Zimmermann, et des politistes, comme Michel Offerlé, Yves Déloye, Nicolas Mariot, Olivier Ihl et François Buton, ont développé à partir d’une étude sur archives une véritable ambition historienne, produisant d’excellents travaux historiques. Cette démar-che mobilisant un terrain d’étude historique, une conceptualisation sociologique et un cor-pus de sources, défend une conception unitaire des sciences sociales à l’ère d’un savoir frag-menté et hyperspécialisé. L’approche socio-his- torique est bien plus novatrice que la « révo-lution intellectuelle » initiée par l’école de Bielefeld dans les années 1970 en Allema-gne de l’Ouest. Autour d’historiens comme Jürgen Kocka, l’histoire entendait s’affirmer pleinement comme une science sociale et cette mutation passait par l’utilisation des autres dis-ciplines comme d’une boîte à outils ou d’une réserve de modèles explicatifs. Actuellement, on ne trouve pas en Allemagne l’équivalent d’une socio-histoire à la française, sensible à une démarche unitaire des sciences sociales. Les liens entre histoire, sociologie et science politique restent plutôt ténus outre-Rhin.

C’est dans ce contexte dépassionné et apaisé, dans l’entrelacs de ce dialogue (même s’il se résume le plus souvent à considérer la socio-logie et la science politique comme une boîte à outils pour chercher des clés d’interprétation du réel 8) que nous souhaitons poser de nouveau la question du rapport de l’histoire du temps présent aux autres sciences sociales. Dans ce champ interprétatif hautement concurrentiel qu’est le présent, le rôle social de l’historien du temps présent doit-il se réduire à produire une « expertise sur les mémoires » ? Pour relancer

çois Buton et Nicolas Mariot (dir.), Pratiques et méthodes de la socio-histoire, Paris, PUF, 2009, p. 23-44.

(8) Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.), La Fabrique inter-disciplinaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.

de chaque communauté 1, des liaisons parfois orageuses, parfois fructueuses ont vu le jour entre histoire, sociologie et science politi-que. Depuis la querelle de 1903 entre François Simiand et Charles Seignobos, et celle de 1958 entre Georges Gurvitch et Fernand Braudel 2, la géographie des disciplines a évolué, les fron-tières sont devenues plus perméables notam-ment depuis le « tournant critique » des Anna-les en 1989 et le « tournant historique » de la science politique 3. En 1990, Bernard Lepetit, alors secrétaire de rédaction des Annales, plai-dait toutefois pour une interdisciplinarité limi-tée, rappelant avec pragmatisme et un soup-çon d’ironie qu’il n’était « pas certain d’être un bon historien », mais qu’il était « sûr de ne pas être un bon économiste » 4. Dans le prolon-gement de ce rapprochement prudent, émer-gea un courant labellisé « socio-histoire » s’ap-puyant entre autres sur la revue Genèses 5 et sur une collection dirigée depuis 1996 par Gérard Noiriel et Michel Offerlé aux éditions Belin. Ce mouvement intellectuel incarne l’union de l’histoire et des sciences sociales autour de l’idée qu’une réflexion critique sur la société contemporaine qui ne prendrait pas en compte son histoire est sans valeur 6. La socio-his-toire, encore peu revendiquée comme telle par les historiens 7, a produit une révolution

(1) Rudolf Stichweh, Zur Entstehung des modernen Systems wissenschaftlicher Disziplinen - Physik in Deutschland, 1740-1890, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1984.

(2) Alain Maillard, « Les temps de l’historien et du sociolo-gue : retour sur la dispute Braudel-Gurvitch », Cahiers interna-tionaux de sociologie, 19, 2005, p. 197-222.

(3) Annie Collovald, « Les liaisons dangereuses : histoire, sociologie, science politique », Politix, 6, 1989 ; Yves Déloye et Bernard Voutat (dir.), Faire de la science politique : pour une socio-histoire du politique, Paris, Belin, 2002.

(4) Bernard Lepetit, « Propositions pour une pratique res-treinte de l’interdisciplinarité », Revue de synthèse, 111 (3), juillet-septembre 1990, p. 335.

(5) Gérard Noiriel, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, « Repères », 2006.

(6) « Manifeste : sciences sociales et histoire », Genèses, 1, 1990, p. 2-3.

(7) François Buton, « Portrait du politiste en socio-histo-rien : la “socio-histoire” dans les sciences politiques », in Fran-

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indigènes et critique des catégories savantes employées par l’historien du temps présent correspond à la méthode historique de critique des sources 3, sans correspondre vraiment à une singularité du temps présent comme champ historiographique. Néanmoins, la réflexion de nos collègues allemands constitue selon nous une solide base de réflexion qu’il faut simple-ment prolonger en nous interrogeant sur les conditions nécessaires pour faire de l’histoire une science sociale du présent.

Grâce à l’histoire du temps présent, l’histo-rien peut partager avec les représentants des autres sciences sociales un terrain d’enquête, le présent. Mais nous pensons qu’il peut apporter une véritable valeur ajoutée à la connaissance des sociétés humaines, par la façon dont il tra-vaille et sa capacité à penser le temps présent non seulement comme une chronologie his-torique (le temps comme continuum, comme durée) mais bien comme le point de conver-gence de multiples temps sociaux, technolo-giques, économiques, etc. Nous voulons à cet endroit souligner l’importance fondamentale des catégories de « temps » et de « temporalité » dans les sciences sociales 4. En dépit des effets de mode représentés par la valse (bien davan-tage allemande que française) des turns (linguis-tic, cultural, spatial, iconic, performative turns) 5, nous pensons que le temps reste le sujet sérieux, ultime des sciences sociales, d’autant plus qu’il ne sépare plus les objets des uns et des autres. Nous n’avons nullement l’intention, à cinquante

(3) François Buton et Nicolas Mariot, « Socio-histoire », Dictionnaire des idées, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2006, vol. 2, p. 731-733.

(4) Rüdiger Graf, « Zeit und Zeitkonzeptionen in der Zeitgeschichte », Docupedia-Zeitgeschichte, https://docupedia.de/zg/Zeit_und_Zeitkonzeptionen?oldid=80719 (26 septem-bre 2011).

(5) Doris Bachmann-Medick, Cultural Turns : Neuorientie-rungen in den Kulturwissenschaften, Hambourg, Rowohlt, 2006. Le numéro 117 (3) de la revue American Historical Review pro-pose en outre une analyse critique de ces « turns » historio-graphiques.

la question du dialogue avec les représentants des autres sciences sociales, nous nous appuyons sur un débat ouvert en Allemagne par deux jeu-nes historiens. Dans un récent article intitulé « Le temps présent dans le monde des sciences sociales », Rüdiger Graf et Kim Priemel posent une question centrale à l’adresse de leurs collè-gues allemands : « Quel est le savoir-faire spé-cifique de l’historien du temps présent 1 ? » Cette interrogation implique de se demander quelle est la valeur ajoutée du regard de l’histo-rien du temps présent par rapport à un socio-logue ou à un politiste. Rüdiger Graf et Kim Priemel plaident pour la fin du dilemme cor-nélien entre ce qu’ils appellent la capitulation de l’histoire devant les autres sciences sociales, qui consiste à se contenter d’écrire une histoire factuelle, descriptive, positiviste, sans recou-rir à des théories explicatives issues des scien-ces sociales, et la récapitulation, autrement dit l’utilisation non critique des modèles et des concepts issus des sciences sociales. Au milieu des années 1990, Pierre Bourdieu parlait déjà d’effet « Canada Dry 2 » pour dénoncer cette attitude de récapitulation. Pour sortir de cette impasse, les deux historiens allemands propo-sent d’utiliser les théories des sciences socia-les d’abord et surtout comme des sources en faisant l’effort de les recontextualiser dans leur champ d’origine. Mais cette solution reste insa-tisfaisante dans la mesure où l’on peine à dis-tinguer encore le véritable apport du regard de l’historien du temps présent. Cette analyse de la tension entre mobilisation des catégories

(1) Rüdiger Graf et Kim Priemel, « Zeitgeschichte in der Welt der Sozialwissenschaften : Legitimität und Originali-tät einer Disziplin », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 59 (4), 2011, p. 479-508, p. 480 ; la réponse de Bernhard Dietz et Christopher Neumaier, « Vom Nutzen der Sozialwissens-chaften für die Zeitgeschichte : Werte und Wertewandel als Gegenstand historischer Forschung », Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 60 (4), 2012, p. 293-304.

(2) Pierre Bourdieu, « Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, mars 1995, p. 108-122.

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LA FIN De L’HISToIRe DU TeMPS PRéSeNT

l’abandon du temps présent comme champ his-toriographique singulier, il nous semble impor-tant d’abandonner le paradigme événementiel, trop étroitement lié aux catastrophes histori-ques et à la tyrannie des mémoires, et d’accor-der plus d’attention non seulement à la pro-fondeur historique, mais aussi à la simultanéité de différentes temporalités passées. Davan-tage qu’un appel à prendre en compte la lon-gue durée, à dépasser la césure entre passé et présent au profit d’une « histoire des profon-deurs 5 », nous préférons insister sur la néces-sité d’arriver à penser ces couches de passé qui s’entrelacent dans le présent. En ce sens, les travaux de Karl Schlögel semblent offrir une source d’inspiration pertinente 6.

Cet appel à travailler un temps pluriel conduit enfin à essayer de repenser le « rôle social de l’historien ». Pris par son souci d’ob-jectivité et la volonté de ne pas se laisser instru-mentaliser, l’historien du temps présent lutte pour se soustraire à la demande sociale. En montrant que son approche des temps lui per-met une compréhension plus dense du social, l’historien doit pouvoir continuer à jouer un rôle d’expert du présent 7 dans le champ des médias, sans être cantonné au rôle de spécia-liste de la mémoire ou des usages sociaux et politiques du passé. Il peut produire au service de la collectivité de l’intelligibilité, c’est-à-dire éclairer les différents passés présents dans le présent. Il doit expliquer car « par malheur, à force de juger, on finit presque fatalement par perdre jusqu’au goût d’expliquer 8 ». Ce goût pour l’explication permet ensuite de ser-vir des fins d’utilité publique dans la mesure où

(5) Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997.

(6) Par exemple, Karl Schlögel, Im Raum lesen wir die Zeit : über Zivilisationsgeschichte und Geopolitik, Munich, Carl Han-ser, 2003.

(7) Martin Sabrow, Ralph Jessen et Karl Große Kracht (dir.), op. cit.

(8) Marc Bloch, op. cit. p. 157.

ans d’intervalle, de relancer un « projet impé-rialiste » d’unification des sciences sociales sous l’égide de l’histoire 1. Nous entendons, au contraire, profiter de ce contexte apaisé pour montrer tout l’intérêt de penser le temps pré-sent comme un champ fructueux des sciences sociales dans lequel l’histoire a toute sa place. Le temps historique n’est pas une hypostase, mais un objet complexe composé de multiples couches de temporalités sédimentées. Fernand Braudel écrivait déjà que nous vivions « tout à la fois dans le temps court et le temps long 2 ». Le temps présent constitue un moment privi-légié pour étudier la cohabitation entre diffé-rentes temporalités, la discontinuité temporelle existant entre différents segments de société. Cette approche nous conduit donc à relativi-ser une histoire du temps présent axée sur les notions d’« événement » ou de « moment » 3.

Les premières générations d’historiens du temps présent en France ont mis l’accent sur le « retour de l’événement » pour légitimer la sous-discipline (re)naissante. Loin d’être le « nez sur l’écume », des historiens comme Pierre Nora, François Bédarida et Henry Rousso ont insisté sur la profondeur historique que l’on pouvait donner à cette nouvelle histoire événe-mentielle. Si on peut nourrir des doutes sur la pertinence de considérer le 20e siècle comme un « siècle événementiel » (Henry Rousso), l’un des apports de l’histoire du temps présent depuis les années 1970 consiste en l’étude de l’événement comme un moment doté d’une épaisseur temporelle, analysé à la fois en amont et en aval 4. Mais dans la perspective de

(1) Fernand Braudel, « Histoire et sciences sociales : la lon-gue durée, Annales : économies, sociétés, civilisations, 13 (4), octo-bre-décembre 1958, « Débats et combats », p. 725-753, rééd. dans id., Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 41-96.

(2) Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capi-talisme, xve-xviiiesiècle, Paris, Armand Colin, 1979, t. III, p. 68.

(3) Michèle Zancarini-Fournel, Le Moment 68 : une histoire contestée, Paris, Éd. du Seuil, 2008.

(4) François Dosse, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris, PUF, 2010.

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EMMANUEL DROIT ET FRANZ REICHHERZER

En outre, une approche ouverte de l’histoire du temps présent permet de dépasser les logi-ques propres à chaque discipline au profit d’une conception unitaire des sciences sociales, sou-cieuses d’historiciser et d’interpréter des objets dans un cadre temporel et théorique à géogra-phie variable. Chaque objet d’étude a une pro-fondeur historique qui lui est propre, non défi-nie préalablement par le carton d’archive pour reprendre une expression de Michel Offerlé.

Cet article a pour vocation d’initier un débat entre historiens français et allemands, voire au-delà. Nous espérons notamment que les histo-riens du temps présent attachés à défendre une certaine singularité de ce champ historiogra-phique répondront à cet appel à débattre et que nous engagerons collectivement une réflexion plus large autour de la façon de faire de l’his-toire et des sciences sociales au 21e siècle 2 !

Emmanuel Droit, Université Rennes-II, Centre de recherches

historiques de l’Ouest (CERHIO), CNRS, 35043, Rennes cedex, France.

Frank Reichherzer, Humboldt Universität,

Institut für Geschichtswissenschaften, 10099, Berlin, Allemagne.

(2) Ce texte a bénéficié des regards critiques d’Étienne François et de Gabriele Metzler. Il s’est enrichi des échanges avec Perry Anderson, Safa Sarafoglu, Ibrahima Thioub. Nous tenons également à remercier tous les participants du sémi-naire d’histoire de l’Europe occidentale et des relations trans-atlantiques de l’Université Humboldt de Berlin au cours du semestre d’hiver 2011. La richesse des discussions a indénia-blement joué un rôle moteur dans l’écriture de cet article dont une version allemande devrait être publiée dans le courant de l’année 2013.

l’historien éclaire l’historicité d’une pratique, d’une institution, d’un groupe d’acteurs.

Fille de son temps, l’histoire du temps présent s’est enracinée dans la double conjoncture du présentisme et de la « tyrannie de la mémoire ». Son succès n’interdit pas de chercher à poser aujourd’hui la question de sa pertinence. Plaider pour l’abandon du concept, comme nous l’avons fait dans cet article, ne signifie pas remettre en cause la légitimité d’institutions existantes ou expulser le présent du territoire de l’historien. Il s’agit, au contraire, de prôner le retour de cette sous-discipline dans le giron de l’histoire. Il semble que le moment « histoire du temps pré-sent », qui a consisté à théoriser et à justifier une forme d’écriture singulière de l’histoire, appar-tient au passé. À l’appui d’une démarche com-parée franco-allemande, nous appelons donc non seulement à tourner la page d’une histoire nationalo-centrée traumatique, trop portée sur « les pages sombres », mais surtout à favoriser l’ouverture temporelle de ce champ historio-graphique. Adopter une telle posture engage de relativiser la perspective dominante de l’histoire politique et de l’histoire de la violence sans pour autant abandonner le politique comme champ d’étude. Cela implique de sortir de la concep-tion du temps présent défini comme un temps de moyenne durée pour penser l’histoire comme la science des hommes insérés dans des couches multiples de passés présents dans le présent. Cette perspective offre la possibilité de dialo-guer et d’échanger de nouveau avec des histo-riens médiévistes, modernistes, comme le font déjà certains historiens du temps présent. Une échelle comme le transnational présente par exemple un point d’ancrage pour un travail de réflexion fécond avec les médiévistes 1.

(1) Michael Borgolte et Matthias M. Tischler (dir.), Trans-kulturelle Verflechtungen im mittelalterlichen Jahrtausend : Europa, Ostasien und Afrika, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesell-schaft, 2011.

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LA FIN De L’HISToIRe DU TeMPS PRéSeNT

Frank Reichherzer est chargé de recherche à l’Univer-sité Humboldt de Berlin, rattaché à la chaire d’histoire de l’Europe occidentale et des relations transatlantiques. Il tra-vaille actuellement à une histoire des transformations de l’Occident depuis les années 1970 à partir de l’étude des com-missions trilatérales États-Unis, Communauté économique européenne, Japon. Il vient de publier un livre issu de sa thèse de doctorat sur la polémologie allemande entre 1914 et les débuts de la guerre froide, « Alles ist Front ! » Wehrwissens-chaften und die Bellifizierung der Gesellschaft im Zeitalter der Weltkriege (Ferdinand Schöningh, 2012). ([email protected])

emmanuel Droit est maître de conférences à l’Université Rennes-II et membre du Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO). Il est actuellement résident-chercheur à l’Institut des études avancées de Nantes (IEA) et travaille à une histoire transnationale du bloc de l’Est à partir de l’étude des polices politiques communistes. Il a codirigé, avec San-drine Kott, Die ostdeutsche Gesellschaft : eine transtionale Perspektive (Links Verlag, 2006) et publié Vers un homme nou-veau ? L’éducation en RDA (Presses universitaires de Rennes, 2009) et La Stasi à l’École : surveiller pour éduquer en RDA (Nou-veau Monde, 2009) ([email protected])

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