La finalité de l'intelligence et le réalisme Garrigou-Lagrange (2).pdf

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    La finalit de lintelligence et le ralisme

    R. Garrigou-Lagrange

    Le ralisme du principe de finalit, Descle de Brouwer, 1932

    IImepartie, chapitre premier

    Le principe de contradiction est peut-tre ncessaire comme loi de la pense, mais le

    rel ny obit pas forcment. Tel est lun des prjugs les mieux enracins dans la

    pense moderne. Mais si lon met en doute les premiers principes de la raison, tout

    particulirement le principe de contradiction, les mots, lexpression de la pense, perdent

    toute signification. On aboutit une confusion gnralise, aucun tre na plus de

    nature, ou de manire dtre prcise et concevable, la diversit des choses entre elles

    svanouit.

    Tous ceux qui s'intressent l'tude des diffrentes sciences se rendent

    compte que toutes les sciences particulires, comme la physique, lesmathmatiques, la biologie, la psychologie, la morale individuelle et sociale,

    supposent desprincipes gnraux dont la valeur relle et la ncessit admises par le

    sens commun, sont nies par certaine philosophie, soit subjectiviste, soit

    empiriste et volutionniste, et sont dfendues par la philosophie traditionnelle.

    La physique qui tudie le monde des corps et ses mouvements, la

    mathmatique qui traite de la quantit, soit continue, soit discrte, la

    psychologie, qui considre notre me, ses fonctions et ses actes, la morale qui

    tudie les lois de l'agir humain par rapport la fin qu'il doit poursuivre, la

    sociologie qui recherche ce qu'est la socit, son origine, sa constitution, ses

    fonctions varies, sa fin, toutes ces sciences qui portent sur un aspect particulier

    du rel ou de l'tre, soit sur l'tre sensible et mobile comme tel, soit sur l'tre

    corporel comme quantitatif, soit sur l'tre vivant, soit sur l'tre pensant,

    raisonnable et sociable, supposent les lois plus universelles du rel comme rel ou de

    l'tre comme tre, en d'autres termes les principes les plus gnraux de l'intelligence

    et de l'intelligible. Ces principes quels sont-ils du point de vue de la raison

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    naturelle ou du ralisme de sens commun et celui-ci peut-il tre justifi par

    un ralisme critique ?

    * * *

    Lespremiers principes de la raison naturelle.

    La philosophie premire ou mtaphysique, comme le montre Aristote dans sa

    Mtaphysique, livre IV, doit prcisment traiter de ces principes les plus

    universels du rel, car sa spcialit consiste traiter des plus hautes gnralits,

    que toutes les autres sciences supposent, sans pouvoir en parler ex professo, leur

    objet particulier tant trop restreint.

    La mtaphysique traditionnelle telle qu'elle apparat dj dans les uvres

    d'Aristote a ramen ces lois les plus gnrales du rel aux principes suivants :

    Le principe de contradiction : l'tre s'oppose au non-tre, et aucune ralit

    ne peut en mme temps exister et ne pas exister . Sous une forme plus posi-

    tive, ce principe s'nonce : l'tre est l'tre, le non-tre est non-tre ; est, est; non,

    non; comme il est dit dans l'vangile, et par suite l'on ne saurait confondre

    l'tre et le non-tre, le oui et le non, le vrai et le faux, le bien et le mal, ou

    encore l'esprit et la chair ; l'esprit est esprit, la chair est chair. Sous cette formepositive, ce premier principe s'appelle, non plus principe de contradiction,

    mais principe d'identit.

    Il a pour corollaire le principe de substance : tout tre est un et le mme sous

    ses phnomnes multiples et successifs, outout tre qui existe comme premier sujet

    d'attribution est substance, ou existe en soi comme la pierre, la plante, l'animal,

    sans qu'il soit ncessaire pourtant qu'il existepar soi ou ncessairement.

    A ces principes premiers se subordonnent les principes de raison d'tre, de

    causalit efficiente, de finalit et de mutation. Tout tre a sa raison tre, soit en

    soi, s'il existe par et pour lui-mme, soit dans un autre s'il n'existe pas par et

    pour lui-mme. Tout ce qui arrive ou plus gnralement tout ce qui n'existe pas par

    soi a une cause efficiente. Tout agent agit pour unefin, sans quoi il ne tendrait

    pas vers quelque chose de dtermin et qui lui convienne, et il n'y aurait pas

    de raison pour qu'il agisse et pour qu'il agisse de telle faon. Ainsi les ailes de

    l'oiseau sont pour le vol, l'oreille pour entendre, pour voir.

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    Enfin toute mutation ou changement, soit matriel, soit spirituel, suppose un

    sujet qui reoit une modification nouvelle. Pas de flux sans fluide, de vol sans

    volatile, de rve sans rveur, de pense sans sujet pensant.

    De ces principes premiers en drivent beaucoup d'autres, par exemple,comme nous l'avons vu, des principes de causalit efficiente et de finalit

    drive le principe d'induction : une mme cause naturelle dans les mmes

    circonstances produit toujours le mme effet ; si donc la chaleur en telles

    circonstances dilate le fer, il en sera toujours de mme, autrement le

    changement dans l'effet sans changement pralable dans la cause et dans les

    circonstances serait sans raison d'tre, ni efficiente, ni finale. Ainsi on

    dcouvre par induction les lois de la nature.

    De mme du principe de finalit : Tout agent agit pour une fin proportionne

    drive ce corollaire : l'ordre des agents correspond l'ordre des fins, ou la

    subordination des agents celle des fins; par exemple, dans la socit, l'agent

    individuel qui poursuit son bien propre est subordonn l'autorit civile

    qui poursuit le bien commun de la cit, et cette autorit est ncessairement

    subordonne Dieu qui ordonne toutes choses la fin suprme de

    l'univers, c'est--dire la manifestation de sa bont.

    De tous ces principes le premier de tous, dit Aristote (Mt. 1. IV, c. 3) estle principe de contradiction, parce qu'il est immdiatement fond sur la toute

    premire notion prsuppose par toutes les autres, la notion d'tre ou de

    ralit et sur son opposition contradictoire au non-tre. Ce principe vident

    est ds lors absolument indmontrable, il ne repose pas sur un autre ; de

    plus si on le nie, les autres n'ont plus aucune vrit, et, au contraire si on

    l'admet, les autres peuvent se dfendre ou se dmontrer, non pas directement

    (par un moyen terme, car ils sont immdiats) mais indirectement ou parl'absurde ; par exemple un tre qui arriverait l'existence sans cause aucune

    est absurde comme un cercle carr ; de mme une tendance qui ne tendrait

    vers aucune fin est absurde.

    * * *

    Le problme de valeur du ralisme de sens commun.

    Ces principes sont admis par la raison naturelle ou par le sens commun

    comme tant ncessaires et comme ayant une valeur objective, en d'autres termes

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    comme lois ncessaires du rel et non pas seulement comme lois subjectives

    directrices de notre pense.

    Le subjectivisme au contraire, comme celui de Kant, n'y veut voir que des lois

    subjectives et ncessaires de notre pense, ou de l'tre en tant qu'il est pens parnous, non pas des choses en soi, qui demeureraient inconnaissables.

    L'empirisme, lui, voit dans ces principes des lois du rel, mais prtend

    qu'on ne peut tablir leur ncessit ; il se pourrait peut-tre, dit-il, qu'au-

    del des limites de notre exprience, des tres arrivent l'existence sans

    cause aucune, et qu'il y ait des tendances qui ne tendent vers aucune fin.

    L'volutionnisme absolu et panthistique, reprsent dans l'antiquit par

    Hraclite et chez les modernes par ceux qui admettent la philosophie, non de

    l'tre, mais du devenir, rduit aussi ces principes n'tre que des lois pour ainsidire grammaticales du discours, du langage (nominalisme absolu), ou de la

    raison raisonnante qui spcule sur des abstractions immuables. Le rel serait en

    effet un devenir perptuel sans causes extrinsques ni efficiente, ni finale, sans

    sujet distinct de lui, comme un flux, sans fluide, dans lequel s'identifieraient

    l'tre et le non-tre. C'est pourquoi Hraclite passe pour avoir ni la valeur relle

    du principe de contradiction ou d'identit, bien avant Hegel et ses disciples. De

    ce point de vue

    Dieu est absorb dans le monde, il s'identifie avec le devenir, avec l'volution

    cratrice. A une personne qui lui demandait : Dieu existe-t-il ? Renan rpon-

    dait du point de vue de la philosophie du devenir : Pas encore .

    Si au contraire le principe de contradiction ou d'identit est la loi foncire du rel,

    la ralit premire, source de toutes les autres, doit tre par soi et de toute

    ternit absolument identique delle-mme, souverainement simple et immuable, et

    donc rellement et essentiellement distincte du monde compos et changeant :Ego sum qui sum.

    La philosophie traditionnelle, surtout le ralisme aristotlicien approfondi

    par saint Thomas, dfend la valeur relle et la ncessit de ces principes, qui

    sont pour lui les lois ncessaires du rel ou de l'tre tel qu'il est en soi et non

    pas seulement les lois de notre esprit.

    Quelle est la valeur de ce ralisme traditionnel ? La scolastique est-elle

    seulement, comme l'a dit William James, une sur ane du sens commun, quia fait quelques annes d'universit ?

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    Les subjectivistes ont dit longtemps : sa doctrine est seulement le ralisme naf

    du sens commun, antrieur la rflexion critique.

    On reconnat aujourd'hui que le ralisme aristotlicien et thomiste n'est passeulement un ralisme naf de sens commun, car il examine mthodiquement

    (ce que ne fait pas le sens commun) les objections des sceptiques et des idalistes

    subjectivistes et montre que cet idalisme s'enferme strilement en lui-mme et

    ne peut arriver aucune connaissance du rel.

    Aristote en effet a montr, contre Hraclite et les sophistes (au livre IVe de la

    Mtaphysique, c. 4), que si l'on doute de la valeur relle et de la ncessit du

    principe de contradiction auquel se subordonnent tous les autres : 1 Les mots

    et le discours n'ont plus aucun sens dtermin, on est ds lors rduit au silence leplus absolu, comme le montrait Socrate aux sophistes ; 2 Il n'y a plus aucune

    essence, nature ou substance dtermine, l'or n'est plus distinct du cuivre ou de

    l'tain, la plante n'est plus distincte du minral, l'animal de la plante, et toutes

    les essences ou natures se confondent dans un devenir, dans un flux universel,

    et dans un flux sans sujet, sans fluide, comme le serait un coulement sans

    liquide, un vol sans volatile, un rve sans rveur, dans un flux sans cause

    efficiente et sans cause finale, dans lequel le plus parfait sortirait du moinsparfait, malgr l'absurdit manifeste d'un tel processus ; 3 Il n'y aurait plus

    aucune diversit des choses, si le principe de contradiction n'tait pas vrai, plus

    de distinction entre un mur, une trirme et un homme ; 4 Il n'y aurait plus

    aucune vrit, si le principe de contradiction tait faux, et si notre premire

    notion de l'tre ou du rel tait menteuse ; 5 Mme toute opinion simplement

    probable disparatrait, le scepticisme lui-mme ne pourrait affirmer qu'il est

    probablement la vrit ; 6 Tout dsir et toute haine disparatraient aussi, car s'il

    n'y avait plus d'opposition entre l'tre et le non-tre, il n'y en aurait pas

    davantage entre le bien et le mal ; il n'y aurait donc pas de raison de dsirer un

    fruit, ni de refuser de boire du poison ; 7Enfin il n'y aurait mme plus de degrs

    parmi les erreurs, elles seraient toutes aussi insenses, les plus petites comme

    les plus grandes, car toute norme disparatrait.

    Aristote ajoute : On dit qu'Hraclite a ni le principe de contradiction (ou

    d'identit), parce que selon lui tout se meut, tout change en nous et autour de

    nous. Mais tout ce qu'on dit il n'est pas ncessaire qu'on le pense . Si le

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    principe de contradiction tait faux, le mouvement lui-mme serait

    impossible, car il ne serait plus vrai de dire que le point de dpart n'est pas le

    point d'arrive, et alors on serait arriv avant d'tre parti.

    En d'autres termes nier la ncessit et la valeur relle du principe de

    contradiction ou mme en douter, c'est se condamner au nihilisme le plus ab-

    solu ; on ne pourrait plus rien dire, rien penser, rien dsirer, rien vouloir, ni rien

    faire.

    Cette critique du scepticisme a t complte par la critique de l'idalisme

    subjectiviste moderne ; elle montre qu'il ne saurait aboutir aucune connais-

    sance du rel, qu'il ne saurait sortir de la reprsentation subjective dans laquelle

    il s'est enferm, ni constituer par suite aucune philosophie viable, c'est--direconforme aux premires vidences de la raison naturelle et de l'exprience

    externe et interne ; l'idalisme en effet non seulement ne peut aboutir aucune

    mtaphysique ou connaissance de l'tre, du rel comme tel, au-dessus des

    sciences particulires, mais il ne peut fonder objectivement aucune morale

    individuelle ou sociale vraiment digne de ce nom. Le premier principe de la

    morale : il faut faire le bien et viter le mal suppose en effet la valeur relle et la

    ncessit du principe de finalit et de celui de contradiction. []

    * * *

    Le problme critique a t mal pos par Descartes. Pour juger de la valeur de

    notre intelligence, il ne faut pas commencer par nier sa finalit essentielle, ni par

    dire que le cercle carr est peut-tre ralisable, bien que inconcevable. Il faut

    commencer par examiner quelle est exactement cette finalit. Avant de chercher

    rsoudre le problme de la connaissance, il faut tablir mthodiquement

    quelle est sa lgitime position. Plusieurs problmes insolubles sont seulement

    des problmes mal poss, qui dplacent le mystre des choses.

    Si l'on veut rester au point de vue subjectif de Descartes, et partir du seul

    cogito, aprs avoir affirm qu'un cercle carr est peut tre ralisable quoique

    inconcevable, alors oui, on ne peut concevoir un ralisme critique. Nous

    admettons parfaitement ce sujet ce que dit M. Gilson de la mthode suivie par

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    le P. Picard qui, dans son livre Le Problme critique fondamental, revient

    constamment, dit-il, une attitude trs voisine de Descartes . Nous souscrivons

    aussi la dclaration de M. E. Nol que M. Gilson fait sienne : si nous partons

    de l'immanence subjective le principe de la causalit n'y changera rien : uncrochet peint sur un mur, vous ne suspendrez jamais qu'une chane galement

    peinte sur le mur (E. Nol, Notes d'pistmologie thomiste, p. 73). Mme si

    l'intelligence a une relle valeur objective, cette mthode ne permettra pas de

    s'en assurer.

    Pour que le principe de causalit puisse ici servir sortir de l'immanence et

    trouver l'tre extra-mental, il faudrait connatre dj la valeur ontologique de ce

    principe. Mais si la direction prise par Descartes est sans issue, le sens quel'idalisme cartsien donne l'expression critique de la connaissance n'est pas le

    vrai ; critiquer au sens exact c'est juger et conformment aux exigences de

    l'objet examiner.

    En ce sens, saint Thomas, dans la direction du ralisme, a pos les bases

    d'une critique de la connaissance, d'une pistmologie, qui ne part pas de l'tre

    mental de notre pense, ni de notre pense de l'tre extramental, ou de notre ide de

    l'tre en gnral (o l'esse et le percipi seraient difficiles distinguer). Leralisme critique, conu du point de vue d'Aristote et de saint Thomas, part de

    cette vidence primordiale (dont la valeur s'imposera de plus en plus par la

    rflexion de l'intelligence sur elle-mme) qu'il n'est pas seulement INCON-

    CEVABLE POUR NOUS, mais qu'il est RELLEMENT IMPOSSIBLE EN SOI

    qu'une ralit quelconque en mme temps existe et n'existe pas. C'est l une loi

    ncessaire de l'tre ou du rel en soi, et non seulement une loi de l'esprit ou du

    rel en tant que conu. Cette relle impossibilit oppose l'esse in se

    (impossibilitas est repugnantia ad esse) est ncessairement conue comme

    distincte de l'inconcevabilit oppose l'intelligi ou au percipi dont parlait

    Berkeley (incogitabile est quod non potest intelligi).

    L'tre intelligible, premier objet connu par notre intelligence1 (on vrifiera

    ensuite qu'il est abstrait des choses sensibles), n'est pas seulement ce que le

    nominaliste Berkeley appelle le peru (esse est percipi). Nous ne partons pas de

    1Cf. Saint THOMAS, Ia, q. 5, a. 2 ; Ia-IIae q. 94, a. 2 ; de Veritate, q. I, a. I.

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    notre ide du rel, pour dire, en recourant subrepticement au principe de

    causalit, dont la valeur relle serait encore en question : Je pense l'tre

    extramental, donc il existe en dehors de mon esprit, et il est comme je le pense

    . Non, mais la toute premire et indestructible vidence de notre espritest qu'un tre, qui en mme temps existerait et n'existerait pas, est non

    seulement inconcevable pour nous, mais rellement impossible en soi. Il y a l une

    premire et inluctable distinction du rel conu et du rel en soi, du percipi

    et de l'esse, de la chose comme concevable et de la chose en soi.

    Cette vidence primordiale et irrfragable, la premire de toutes pour notre

    intelligence, porte dj sur l'tre extramental,bien que nous ne le concevions

    pas encore positivement comme extramental, car nous n'avons pas encore

    rflchi sur notre pense (l'acte rflexe n'est possible qu'aprs l'acte directd'intellection qui a pour objet le rel intelligible) et bien que nous ne

    concevions pas encore l'tre extramental comme existant de fait, car nous ne

    parlons ici que de sa loi essentielle fondamentale confusment connue : S'il

    existe, il ne peut trs certainement pas en mme temps exister et ne pas exister

    , cela n'est pas seulement impensable, c'est rellement impossible.

    C'est ce que Descartes, fondateur de l'idalisme moderne, n'a pas vu,

    lorsqu'il a crit que Dieu, s'il l'avait voulu, aurait pu faire des cercles carrs

    et des montagnes sans valles. Descartes n'a pas compris qu'il commettait l

    dans l'ordre philosophique une faute irrmissible aussi grave que celle qui

    s'appelle dans l'ordre spirituel le pch contre le Saint-Esprit, ou contre la

    lumire libratrice. Ds l'aube de notre vie intellectuelle, nous avons cette

    absolue certitude, que ni Dieu, s'il existe et si puissant soit-il, ni aucun malin

    gnie, si pervers et rus qu'on le suppose, ne peuvent faire un cercle carr, car

    cela n'est pas seulement inconcevable pour nous, mais c'est rellement impossible ensoi.

    * * *

    Cela est confusment saisi ds l'veil de notre vie intellectuelle. Quand

    l'intelligence de l'enfant, pour la premire fois apprhende ou saisit l'tre, la

    ralit intelligible de quoi que ce soit, par exemple du lait, que la vue atteint

    comme color, le got comme doux et savoureux, elle n'affirme encore ni

    l'existence du sujet pensant, ni celle du lait. Pour parler comme les

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    scolastiques : Dum gustus attingit ens dolce ut dolce, intelligentia attingit ens

    dolce ut ens, sed nondum judicat de ejus existentia, nec de sua pro pria .

    L'intelligence apprhende l'tre, abstraction faite de l'tat de possibilit et de

    l'tat d'existence actuelle. Et aussitt apparat absolument vidente son oppo-sition au non-tre. Cette opposition est vidente non seulement comme

    opposition logique, sous cette forme : Il est impossible d'affirmer et de nier le

    mme prdicat du mme sujet sous le mme rapport mais comme opposition

    ontologique : quelque chose ne peut pas en mme temps exister et ne pas

    exister . En d'autres termes : l'absurde n'est pas seulement inconcevable,

    mais irralisable; et qui dit irralisable ou rellement impossible affirme

    dj une loi du rel valable en dehors de l'esprit, sans affirmer encore aucune

    ralit existante.

    Telle est l'vidence primordiale du ralisme immdiat, en vertu de laquelle

    l'intelligence avant de se connatre elle-mme par rflexion, avant de dire

    cogito, affirme, non certes sans en avoir quelque conscience directe, la valeur

    relle du principe de contradiction.

    * * *

    C'est seulement ensuite que par rflexion nous disons : cogito, et si nous

    doutions de la valeur relle du principe de contradiction, nous ne pourrions

    dire avec une vraie certitude je pense, mais seulement : Peut-tre qu'en

    mme temps je pense et ne pense pas, (o commence le conscient et o cesse

    l'inconscient ?) et qu'en mme temps je suis et ne suis pas ; qui sait si j'ai

    mme le droit de dire je ; peut-tre faut-il se contenter de dire d'une faon

    impersonnelle : il pense comme on dit il pleut . Au contraire aprs l'vidence

    primordiale de la loi foncire du rel, qui exclut la contradiction, nouspouvons dire fermement :je pense.

    Et non seulement l'intelligence connat par rflexion l'existence mme de son

    acte, mais la nature de celui-ci, tandis que les sens et l'imagination ne

    peuvent connatre la nature de leur propre opration. L'intelligence

    connat aussi par rflexion sa nature de facult intellectuelle et sa finalit

    essentielle d'tre conforme aux choses en les connaissant. Comme

    l'intelligence connat la finalit essentielle des ailes de l'oiseau faites pour

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    le vol, du pied fait pour la marche, de l'oreille faite pour entendre, de l'oeil

    fait pour voir, elle connat sa nature essentiellement relative l'tre

    intelligible extramental.

    C'est ce que saint Thomas explique dans un article classique du De Veritate

    (q. 1, a. 9) o il montre la valeur critique du ralisme traditionnel fond sur

    la connaissance de la nature mme de l'intellection et de l'intellect. Voici la

    traduction de ce texte bien connu.

    La vrit est dans l'intellect et dans les sens, mais pas de la mme

    manire. Dans l'intellect elle est comme la consquence ou proprit

    de son acte et comme connue par l'intellect. Elle est la consquencede l'opration intellectuelle, en tant que le jugement porte sur la

    chose selon ce qu'elle est ; et elle est connue par l'intelligence, en tant

    que l'intelligence rflchit sur son acte, et connat non seulement son

    acte, mais sa proportion (ou conformit) la chose; ce qui ne peut tre

    connu sans qu'elle connaisse la nature mme de l'acte intellectuel, qui

    son tour ne peut tre connue, sans que l'intelligence connaisse sa

    nature mme de principe connaissant, qui est d'tre conforme auxchoses. Au contraire la vrit qui est dans la sensation conforme la

    ralit, n'est pas en elle comme connue, car le sens, bien qu'il ait

    conscience de la sensation, ne peut connatre sa nature propre, ni celle

    de la sensation, ni sa proportion ou conformit aux choses.

    Cette rflexion de l'intelligence sur son acte et sur elle-mme peut se faire de

    deux faons, soit comme le fait le commun des hommes, lorsqu'ils s'assurent

    qu'ils ne rvent pas et vrifient ce qu'ils affirment, soit comme le fait lephilosophe en tudiant la nature de la connaissance intellectuelle et sensitive,

    selon les diverses thories qui en ont t donnes, et en elle-mme. Ainsi se

    constitue une rflexion critique au sens exact et non pas abusif de ce mot,

    comme celle que nous trouvons dans laMtaphysique d'Aristote (1. IV) et dans

    le De Veritate de saint Thomas (loc. cit.).

    Ainsi l'intelligence apparat elle-mme comme essentiellement relative

    l'tre extramental intelligible, dont la loi foncire, qui exclut la contradiction, a

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    t affirme tout d'abord puisque l'intelligence connat l'tre intelligible avant

    de se connatre soi-mme, comme essentiellement relative lui. Le primum

    cognitum ab intellectu nostro ne peut pas tre une relation, qui est inconcevable

    sans un fondement et un terme, il ne peut tre non plus la facult intellectuellerelative l'tre, c'est l'tre intelligible, sans lequel rien n'est intelligible ; comme

    la vue connat d'abord le color avant que ne soit connue la sensation de

    couleur, comme la volont veut le bien, avant de vouloir vouloir, ou de vouloir

    agir, car elle ne peut vouloir vide2. L'idaliste Berkeley dit, dans son

    nominalisme esse est percipi : tre, c'est tre peru . Le ralisme

    traditionnel rpond : aliquid simul existens et non existens evidentissime

    percipitur non solum ut incogitabile, sed ut realiter impossibile, et non ita

    evidentissime perciperetur, si non esset realiter impossibile, nam evidentia objectiva

    entis nihil aliud est quam ens evidens .

    C'est l l'vidence primordiale, antrieure au Cogito, et sans laquelle le Cogito

    ne tiendrait pas, car il se pourrait peut-tre que la pense soit non pense ,

    que je soit non-je et le je suis soit je ne suis pas .

    Cette vidence primordiale appartient la premire apprhension intellectuelle

    de l'tre ou du rel et au jugement ncessaire et universel, qui la suit immdia-

    tement ; ces actes directs sont ncessairement antrieurs la rflexion qui se

    fait sur eux-mmes. Puis cette vidence premire et indestructible se confirme

    par la rflexion de l'intelligence sur son acte, sur la nature de son acte et sur sa

    2 Dans la proposition de Berkeley esse est percipi, il y a, aux yeux du ralisme thomiste, une doubleerreur, celle qui s'oppose au sens moderne et au sens ancien du mot ralisme.Berkeley, par son idalisme ou mieux son immatrialisme, s'oppose au ralisme, au sens moderne de cemot, en ce qu'il nie la valeur relle de notre perception du monde extrieur.Par son nominalisme, il s'oppose au ralisme, au sens ancien, car il nie que l'universel existe ou ait mme

    un fondement dans les choses en dehors de notre esprit.Berkeley allait mme, dans son nominalisme, plus loin qu'Occam, il crivait dans les Principes de laconnaissance humaine,Introduction ; Mon ide d'homme doit tre l'ide d'un homme blanc ou noir oubasan, droit ou contrefait, grand ou petit ou de taille moyenne. Je ne puis par aucun effort de penseconcevoir l'ide abstraite. Berkeley ne pouvait voir ds lors le sens et la porte des lois de l'tre engnral. Et dire que plusieurs ont considr Berkeley comme un sage, et que toute histoire de laphilosophie doit citer son nom, en s'abstenant souvent de citer celui d'intelligences incomparablementsuprieures, comme celles des plus grands commentateurs de saint Thomas.Berkeley est un cas frappant, qui nous montre que les plus grandes erreurs, les plus opposes au senscommun et ce titre les plus insenses, ont t dites par de soi-disant philosophes, qui voulant traiter,non de commerce ou d'agriculture, mais de l'tre, de la connaissance et de Dieu, ont fait des erreurs

    proportionnes l'tendue du sujet trait.

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    nature elle, dont elle voit la finalit essentielle, comme elle voit la finalit de

    l'ilou de l'oreille. Par l mme l'intelligence voit que l'ide d'tre, imprime

    en elle et ensuite exprime par elle, est aussi essentiellement relative l'tre

    extramental,soit actuel, soit possible, tout diffrent de

    l'tre de raison,qui sedfinit, non pas ce qui est ou peut tre, mais ce qui est conu ou peut tre conu,

    comme un prdicat et son universalit, qui ne peuvent exister que dans l'esprit.

    Berkeley tait condamn par son nominalisme ne pas voir la valeur de cette

    distinction. C'est seulement de l'tre de raison qu'on peut dire esse est percipi aut

    intelligi. L'tre rel est ce qui est ou peut tre en dehors de l'esprit, et son

    existence (esse) est ce par quoi il est pos en dehors du nant et de ses causes. Il

    peut exister ainsi avant d'tre connu par nous, comme les corps qui existent

    dans les nbuleuses au-del de notre exprience, ou comme les mines d'orinconnues d'un continent non encore explor. Cela s'impose aux philosophes

    volutionnistes qui admettent que les tres connaissants n'ont apparu sur notre

    globe que longtemps aprs les tres infrieurs.

    Ainsi l'tre premirement saisi par notre esprit, ens quod primo cadit in intellectu

    nostro, n'est pas seulement l'ide d'tre mais l'tre intelligible, qui est exprim en

    elle et qui est trs distinct de l'tre de raison. C'est pourquoi nous voyons aussitt

    qu'il n'est pas seulement inconcevable, mais rellement possible qu'une chose enmme temps soit et ne soit pas. Et nous affirmons ainsi dj la valeur objective

    et ontologique du principe de contradiction avant tout jugement d'existence,

    avant de faire rflexion que cette affirmation premire suppose des ides, et

    avant de vrifier que ces ides nous viennent, par abstraction, des choses

    sensibles, saisies par nos sens.

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