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303 /Nº 127 / 13 6 L’avenir de la forêt française fera l’objet d’un débat parlementaire au début de l’année prochaine. Il s’agit là d’un sujet majeur, puisque la forêt concerne % du territoire métropolitain et est la source de produits aussi précieux que le bois – considéré à la fois comme matériau et comme énergie – mais également de services environne- mentaux de première importance tels que la qua- lité de l’air et celle de l’eau. Les trois quarts de ce patrimoine, constitué aux deux tiers d’essences feuillues, appartiennent à des propriétaires privés. Ces chiffres, rarement connus de nos concitoyens, sont sensiblement différents à l’échelle de la région des Pays de la Loire qui, comme tout le Grand Ouest, complète ses espaces forestiers par un maillage bocager remarquable. Les fonctions des forêts : une gestion à long terme Depuis des millénaires, les forêts fournissent à l’homme de quoi assurer sa survie : de la nourri- ture par le biais de la chasse, de la cueillette et des pâturages, du bois pour se chauffer et construire son habitation. Il a appris à gérer les forêts afin d’optimiser leur production suivant les besoins de chaque époque. Depuis la simple cueillette, les usages se sont progressivement modifiés avec la pression démographique et sous l’autorité des sei- gneurs propriétaires. Colbert, inquiet de la raréfac- tion du bois dont il avait besoin pour la marine, lança ainsi en une « Grande Réformation » des forêts royales. Il demanda aux réformateurs de proposer des règlements d’exploitation tenant compte de « l’état et la possibilité » de chaque forêt : on peut voir là l’émergence du concept de dévelop- pement durable. Les besoins ont évolué mais la notion de bonne gestion patrimoniale demeure. Aujourd’hui, les forêts européennes assurent toujours une fonction de production, mais leur valeur sociale est également reconnue : elles sont importantes pour la qualité de l’air et de l’eau, le paysage, les loisirs… Le forestier adapte sa ges- tion à chaque contexte, afin que la forêt fasse réel- lement partie intégrante de l’aménagement du territoire. Les forêts sont ainsi gérées à partir de documents basés sur un diagnostic des peuple- ments et de l’environnement – sol, climat, topo- graphie… –, qui fixent des objectifs déclinés dans un plan d’action à long terme : il faut en effet plus de cent cinquante ans pour produire un chêne mature, cent ans pour un hêtre et au moins cin- quante pour un pin ! Les forêts ligériennes Selon l’Institut national de l’Information géogra- phique et forestière, la forêt couvre hec- tares dans les Pays de la Loire. Même avec une marge d’erreur d’environ hectares, c’est sans doute la donnée la plus fiable dont nous puissions disposer, et l’on se tournera utilement vers les publications de l’IFN (Inventaire forestier national) pour une connaissance plus précise de la forêt (www.ign.fr). Cette surface correspond à un taux de boise- ment de %, évidemment très faible au regard de la moyenne nationale, qui frôle les %, mais l’importance des haies bocagères peut partielle- ment compenser ce déficit forestier local. Les for- mations boisées sont réparties de façon très iné- gale sur l’ensemble des Pays de la Loire : elles sont plus nombreuses et plus productives dans l’est et le nord de la région. Le territoire ligérien est aujourd’hui divisé en onze entités rattachées à des sylvo-écorégions. Chacune d’elles correspond à une zone où les condi- tions de production – et donc de croissance – des arbres sont homogènes : le climat et la nature des sols en sont les deux composantes principales. Le gestionnaire doit évidemment prendre en compte ces facteurs ; nos paysages forestiers sont ainsi la résultante des conditions naturelles et de la sylvicul- ture pratiquée. Composée pour deux tiers de feuillus et pour un tiers de résineux, la forêt ligérienne accorde une large place à trois essences principales : le chêne, le peuplier et le pin maritime. Le chêne Le chêne occupe une bonne moitié de la surface forestière de la région. Précisons que plusieurs espèces de chênes sont présentes. Les deux plus communes sont le chêne pédonculé et le chêne sessile, que le forestier se doit de savoir identifier car leurs comportements sont sensiblement diffé- rents, en ce qui concerne notamment les besoins en eau. De nombreux chênes pédonculés ont souf- fert des sécheresses fréquentes de ces dernières années et montrent des signes de dépérissement pouvant parfois entraîner un taux de mortalité important. Le promeneur aura du mal à les recon- naître ; le moyen le plus simple reste l’observation du mode d’insertion du gland, porté par une petite tige chez le chêne pédonculé, collé au rameau chez le chêne sessile. Plus près du littoral, une troisième sorte de chêne constitue l’essentiel de certaines forêts : il LA FORÊT DANS LA RÉGION DES PAYS DE LA LOIRE

LA FORÊT DANS LA RÉGION DES PAYS DE LA LOIRE€¦ · Les trois quarts de ce patrimoine, constitué aux ... Enfin, ce vaste ensemble de bois et de landes, dont la superficie a

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303/Nº127 / 136

L’avenir de la forêt française fera l’objet d’un débatparlementaire au début de l’année prochaine. Ils’agit là d’un sujet majeur, puisque la forêtconcerne % du territoire métropolitain et est lasource de produits aussi précieux que le bois– considéré à la fois comme matériau et commeénergie – mais également de services environne-mentaux de première importance tels que la qua-lité de l’air et celle de l’eau.Les trois quarts de ce patrimoine, constitué aux

deux tiers d’essences feuillues, appartiennent à despropriétaires privés. Ces chiffres, rarement connusde nos concitoyens, sont sensiblement différents àl’échelle de la région des Pays de la Loire qui, commetout le Grand Ouest, complète ses espaces forestierspar un maillage bocager remarquable.

Les fonctions des forêts : une gestion à long termeDepuis des millénaires, les forêts fournissent àl’homme de quoi assurer sa survie : de la nourri-ture par le biais de la chasse, de la cueillette et despâturages, du bois pour se chauffer et construireson habitation. Il a appris à gérer les forêts afind’optimiser leur production suivant les besoins dechaque époque. Depuis la simple cueillette, lesusages se sont progressivement modifiés avec lapression démographique et sous l’autorité des sei-gneurs propriétaires. Colbert, inquiet de la raréfac-tion du bois dont il avait besoin pour la marine,lança ainsi en une «Grande Réformation » desforêts royales. Il demanda aux réformateurs deproposer des règlements d’exploitation tenantcompte de « l’état et la possibilité » de chaque forêt :on peut voir là l’émergence du concept de dévelop-

pement durable. Les besoins ont évolué mais lanotion de bonne gestion patrimoniale demeure.Aujourd’hui, les forêts européennes assurent

toujours une fonction de production, mais leurvaleur sociale est également reconnue : elles sontimportantes pour la qualité de l’air et de l’eau, lepaysage, les loisirs… Le forestier adapte sa ges-tion à chaque contexte, afin que la forêt fasse réel-lement partie intégrante de l’aménagement duterritoire. Les forêts sont ainsi gérées à partir dedocuments basés sur un diagnostic des peuple-ments et de l’environnement – sol, climat, topo-graphie…–, qui fixent des objectifs déclinés dansun plan d’action à long terme : il faut en effet plusde cent cinquante ans pour produire un chênemature, cent ans pour un hêtre et au moins cin-quante pour un pin !

Les forêts ligériennesSelon l’Institut national de l’Information géogra-phique et forestière, la forêt couvre hec-tares dans les Pays de la Loire. Même avec unemarge d’erreur d’environ hectares, c’estsans doute la donnée la plus fiable dont nouspuissions disposer, et l’on se tournera utilementvers les publications de l’IFN (Inventaire forestiernational) pour une connaissance plus précise dela forêt (www.ign.fr).Cette surface correspond à un taux de boise-

ment de %, évidemment très faible au regardde la moyenne nationale, qui frôle les %, maisl’importance des haies bocagères peut partielle-ment compenser ce déficit forestier local. Les for-mations boisées sont réparties de façon très iné-gale sur l’ensemble des Pays de la Loire : elles sont

plus nombreuses et plus productives dans l’est etle nord de la région. Le territoire ligérien est aujourd’hui divisé en

onze entités rattachées à des sylvo-écorégions.Chacune d’elles correspond à une zone où les condi-tions de production – et donc de croissance – desarbres sont homogènes : le climat et la nature dessols en sont les deux composantes principales. Legestionnaire doit évidemment prendre en compteces facteurs ; nos paysages forestiers sont ainsi larésultante des conditions naturelles et de la sylvicul-ture pratiquée. Composée pour deux tiers de feuilluset pour un tiers de résineux, la forêt ligérienneaccorde une large place à trois essences principales :le chêne, le peuplier et le pin maritime.

Le chêneLe chêne occupe une bonne moitié de la surfaceforestière de la région. Précisons que plusieursespèces de chênes sont présentes. Les deux pluscommunes sont le chêne pédonculé et le chênesessile, que le forestier se doit de savoir identifiercar leurs comportements sont sensiblement diffé-rents, en ce qui concerne notamment les besoinsen eau. De nombreux chênes pédonculés ont souf-fert des sécheresses fréquentes de ces dernièresannées et montrent des signes de dépérissementpouvant parfois entraîner un taux de mortalitéimportant. Le promeneur aura du mal à les recon-naître ; le moyen le plus simple reste l’observationdu mode d’insertion du gland, porté par unepetite tige chez le chêne pédonculé, collé aurameau chez le chêne sessile. Plus près du littoral, une troisième sorte de

chêne constitue l’essentiel de certaines forêts : il

LA FORÊT DANS LA RÉGION DES PAYS DE LA LOIRE

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Au commencement était une forêt. Les sources lesplus anciennes, médiévales, l’appellent Born ouBort, un nom dont l’étymologie peu claire renvoieselon les auteurs à un anthroponyme gaulois,Burnus, ou à un terme germain désignant descabanes de clairière. Peut-être faut-il le rapprocherde « bournée », terme vernaculaire utilisé dans lesdocuments d’archives pour évoquer les ruisseauxboueux formés par les eaux pluviales qui s’écoulentle long des pentes du petit massif que couvre cetteforêt, à l’articulation entre le Poitou, la Touraine etl’Anjou.Puis vint une abbaye, et la forêt changea pro-

gressivement de nom pour prendre celui de forêtde Fontevraud. Ce nom de « Fons Ebraldi » – fon-taine ou source d’Evraud – apparaît pour la pre-mière fois au début du XIIe siècle, dans le contextede la fondation de l’abbaye par Robert d’Arbrissel(v. -), et désigne alors ce qui est sansdoute une petite clairière au sein du massif fores-tier, alors même que des contemporains du prédi-cateur donnent la vision inquiétante d’un désertinhospitalier, aux confins du monde.Un regard nourri d’une documentation riche et

diversifiée permet de mesurer ce qu’il en est d’uneforêt qui, dans ses premiers temps, semble être unterritoire marginal, mais qui fut pour les abbesses deFontevraud et ses autres détenteurs un espaced’affirmation politique et juridique et un capital fon-cier géré de façon scrupuleuse et utile à plus d’untitre. Enfin, ce vaste ensemble de bois et de landes,dont la superficie a pu varier et qui s’étend encoresur plus de mille hectares disséminés sur une dou-zaine de communes, de Brézé à Cinais et de Souzay-Champigny à Roiffé, fut toutefois – et demeure– unespace attaqué, dégradé et défriché de toutes parts,fragile tout au long de son histoire.

Une forêt marginale ?La forêt de Fontevaud est loin des pôles d’attrac-tion politique et économique d’Angers, Poitiers ou

Tours ; elle est même en marge des centres secon-daires que sont, plus près d’elle, Saumur, Loudunou Chinon. Forêt de marche, elle marque dès l’Antiquité

les confins des cités des tribus gauloises desAndécaves, Pictons et Turons. En l’absence de textes, l’analyse toponymique

seule ne permet pas d’assurer que cette forêtfrontière fut réellement mise en défense dans lespremiers siècles du Moyen Âge pour jouer le rôlede mur végétal susceptible d’éviter les incursionsmilitaires. Elle est toutefois au cœur d’un largesecteur qui fait l’objet des multiples luttes que selivrent les seigneurs d’Anjou, de Poitou et deTouraine.Vers -, alors qu’elle est depuis près

d’un siècle aux mains des comtes d’Anjou, la forêtsemble encore une limite floue, au point que lestrois évêques qui se la partagent viennent préciserle tracé des diocèses d’Angers, Poitiers et Tours enposant des bornes au carrefour actuel des com-munes de Montsoreau, Candes-Saint-Martin etFontevraud-l’Abbaye.Il est vrai que, dans les mêmes années, Baudri

de Bourgueil, auteur de la Vie du bienheureuxRobert d’Arbrissel, se plaît à évoquer le site où cedernier avait installé en sa communauté reli-gieuse comme un lieu sauvage et désert, « inculte etâpre, envahi de ronces et d’épines ». Bientôt, poursaluer les transformations imputables aux reli-gieux fontevristes, les textes insistent sur le topo-nyme de Tranche-Col et la légende du banditEvraud, qui aurait auparavant régné en maître surles lieux, détroussant quiconque s’y aventurait.Si le mythe régale encore les folkloristes, cer-

tains dangers étaient réels et à la fin du XVIe siècleles religieux qui visitent le domaine deBeaurepaire, en lisière de forêt, préconisent qu’ysoit érigé un mur pour « empescher les loups etaultres bestes sauvaiges d’entrer en la court deladite mestairie ».

Cependant, de nombreux textes en témoignent,avant même le XIIe siècle la forêt est parcourue etaccaparée : un ancien itinéraire, la chausséeSaint-Hilaire, la traverse ainsi pour mener de laLoire au nord Poitou. Les chartes de donation auxfontevristes montrent, à travers les divers topo-nymes utilisés, que le paysage forestier est jalonnéde repères et, mieux encore, que de nombreuxpossesseurs fonciers se partagent bois et clai-rières et y exercent leurs prérogatives. Vers ,Berlai de Montreuil cède par exemple, au sein dece domaine forestier, trois bois différents àFontevraud, dont la forêt de Grécie avec l’accord deGautier de Montsoreau. L’abbaye de Seuilly ou lesseigneurs du Coudray-Montpensier, entre autres, separtagent aussi certains de ces bois. À force de donset d’acquisitions poursuivis sur de longs siècles,c’est toutefois l’abbaye de Fontevraud qui en détientla plus large part : au XVIe siècle, un arpentage deses seuls bois et landes exploités en faire-valoirdirect parvient à un total de arpents.Cette mainmise ne se fait pas sans tensions

car des enjeux, même symboliques, pèsent sur cesbois. Les multiples procédures en justice au sujet del’«Arbre de mai » entre les seigneurs de Montsoreauet l’abbaye en témoignent et s’égrènent sur troissiècles, de à la fin de l’Ancien Régime avecparfois recours au Parlement de Paris. La tradi-tion était répandue de ficher un arbre en terre, leer mai de chaque année, et les abbesses en plan-taient un devant la Grande Porte de l’abbaye. Leseigneur de Montsoreau, lui, disposait du privi-lège de couper un chêne dans le bois de Grécie,domaine fontevriste, pour le mener en processionavec tous ses gens à travers Candes-Saint-Martinpour ensuite le planter devant son château deMontsoreau. Droit issu sans doute de l’anciennesuzeraineté montsorélienne sur Grécie, ce ritedéplaisait aux abbesses, d’autant qu’elles n’étaientsouvent pas d’accord avec le choix du chênecoupé, fréquemment jugé trop gros.

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DE LA FORÊT FRONTIÈRE AU CHAMP DE TIR

LA FORÊT DE FONTEVRAUD

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républicaines ne s’y hasardent qu’avec hésitation,sauf à entreprendre des battues, régulièrementinefficaces. La nature participe directement à laforme de la guerre, scandée de coups de main,d’embuscades meurtrières et d’espionnage. Après et surtout , quand de nombreux chefslocaux constituent des bandes plus ou moinscoordonnées entre elles, de véritables fiefs sontédifiés, souvent installés dans les forêts ou leszones peu accessibles. Dans la Sarthe, Louis Courtillé, dit Saint-Paul,

tient ainsi plusieurs années la forêt de la PetiteCharnie, les bois de Mézeray et la forêt de Courcelles,d’où il mène des opérations régulièrement. Il réussitmême à investir provisoirement les faubourgs duMans, même si l’action, insuffisamment préparée,échoue. Près de Sablé, Pierre-Marin Gaulier, ditGrand Pierre, commande une division d’au moinsmille cinq cents hommes dont cinquante cavaliers,sur les franges de la Mayenne. Guyot de la Poterie,alias Arthur, tient la forêt de Vibraye, non loin deChâteau-du-Loir.De façon significative, c’est au château de la

Jonchère que les chefs chouans se retrouvent, à lami-septembre , et décident de l’offensive d’oc-tobre . Le lieu est au cœur d’une zone chouanneentourée de forêts situées en Ille-et-Vilaine (Araize),en Maine-et-Loire (Pouancé, Maumusson, Ombrée)ou en Loire-Atlantique (Juigné). C’est de là que,sans être menacés par les républicains, les chefschouans forts d’une troupe de plus d’un millierd’hommes se lancent dans ce qui est appelé le« grand assaut ». L’épisode aurait pu être capital,puisque l’opération, du moins en théorie, combi-nait des attaques conjointes sur toutes les fron-tières françaises, de la Russie, de l’Angleterre etde l’Autriche, en même temps que les royalistesdevaient se lever dans l’Ouest et dans le Sud-Ouest, notamment à Toulouse. Faute de coordina-tion, l’offensive échoue et disparaît pratiquementde l’histoire de France.

Cet oubli presque complet d’un des momentsforts de la chouannerie mérite réflexion. La menacechouanne a compté parmi les raisons qui ontpoussé nombre de Français à soutenir le coup d’Étatde Bonaparte, dont l’un des premiers actes a été lerétablissement de la liberté religieuse dans l’Ouest.La chouannerie ne fut donc pas qu’une guérilla dechefs isolés, cachés dans leurs bois, sans ampleurnationale. Mais la complexité des combats, sou-vent enchâssés dans des querelles internes àchaque camp, n’a pas facilité la tenue de récitshistoriques unifiés et englobants. Là où la guerrede Vendée laisse un souvenir essentiel dansl’histoire nationale, les chouanneries demeurentéclatées et vues souvent de façon anecdotique.Finalement, ce n’est pas l’arbre qui cache la forêt,mais c’est l’image même de la forêt mythique,hors du temps, qui contribue au relatif effacementdes chouanneries à côté de l’éclat des affronte-ments en Vendée. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que Vendée

et chouanneries aient été autant comprises selondes grilles d’analyse symboliques et que lespoètes, les romanciers ou les cinéastes s’en soientemparés pour exprimer leurs opinions et leurspassions. Ces guerres ont d’autant plus marquéles mémoires qu’elles ont été proprement inter-minables : commencées en , arrêtées en ,elles reprirent en puis en , encore en et et enfin en , sans compter lesmultiples vengeances et conspirations qui émail-lèrent toutes ces années. Leur durée fut encoreallongée par le souvenir des massacres, des com-bats, des exodes, ainsi que par les blessures quiaffectèrent les corps et par les deuils qui en firentautant et plus encore aux esprits. Les souvenirsindividuels et collectifs jouent un rôle d’autantplus considérable que l’histoire nationale n’a pastrouvé de consensus sur ces temps tragiques. Lepassé n’est pas passé, loin de là. On comprendalors que les images littéraires et les traces

mémorielles aient pu composer une identitérégionale aussi vive et aussi imaginative. De là àce que le chêne, arbre de la guerre des Vendéens etdes chouans, puisse être élevé à la dignité d’unlieu de mémoire, c’est une autre histoire.

Jean-Clément Martin

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Isolées, modestes, à la fois singulières et banalesdans leur solitude verte, les maisons forestièresconstruites au XIXe siècle pour loger gardes et bri-gadiers signent dans la pierre l’âge d’or de la poli-tique de l’administration forestière.Le XIXe siècle est un grand siècle forestier. Dès

, la suppression des maîtrises des Eaux etForêts et la recomposition des forêts du royaumeimposent à la nouvelle administration forestière des’organiser, structurellement et humainement. Cequ’elle fera brillamment, à plusieurs reprises, créantpar ailleurs les conditions réglementaires d’unfonctionnement moderne, efficace voire exem-plaire. Dès , elle affirme sa volonté d’autono-mie. À partir de , elle évolue sous la seule auto-rité directe du ministère des Finances. La Directiongénérale des Forêts est créée en . Durant tout leXIXe siècle, et tout particulièrement sous le SecondEmpire, la politique forestière française se révèleparticulièrement active : boisement des montagneset des landes, conversion de taillis, aménagements,délimitations et bornages, construction de routes etde maisons forestières. L’ensemble des forêtsdomaniales est divisé en conservations (de vingt àquarante selon les époques) couvrant plusieursdépartements ; elles se subdivisent en inspections,cantonnements, brigades et triages. Strictementhiérarchisé dans ce cadre, le personnel est disci-pliné, rigoureux, conservateur. Aux officiers de l’Ancien Régime, l’administra-

tion a substitué des agents (conservateurs, inspec-teurs, sous-inspecteurs, gardes généraux), tandisque les anciens sergents et gardes des bois du roisont devenus des préposés (brigadiers, gardes). En, ce personnel subalterne payé par l’État repré-sente hommes. Encadrés par un brigadier etchargés d’un triage, les gardes sont responsables durespect des règlements, de l’ordre et de la sécuritédans les forêts domaniales. Le corps, en partieconstitué d’anciens soldats, connaît une militarisa-tion croissante, notamment après . Ces fores-tiers portent un uniforme vert, un équipement et unarmement réglementaires. « Rapprocher le fores-tier de la forêt » et «mieux organiser le service des

gardes », tels sont les objectifs de l’administrationforestière, qui vont l’inciter à faire construire duranttout le XIXe siècle des maisons de fonction pour lepersonnel subalterne, sur le terrain du service.Ce sont ces maisons de brigadiers et de gardes

qui nous intéressent. Leur étude réserve des sur-prises parce qu’elle nécessite le défrichement d’unchamp à la fois immense et modeste, celui du bâtid’une grande administration, représentant quelque maisons. S’apparentant à la maison deferme, voire aux maisons types d’éclusier ou degarde-barrière modélisées au cours de la mêmepériode, les maisons forestières n’ont pourtant faitl’objet d’aucune synthèse et sont rarement évo-quées dans les travaux scientifiques : le cataloguede l’excellente exposition Histoire de forêts leurconsacre une seule page. Les fonds archivistiquesrestants sont dispersés et, si la documentationgraphique est importante (les plans de la plupartdes maisons sont archivés), les sources iconogra-phiques, notamment les cartes postales anciennes,sont très rares. Le personnel que constituent les bri-gadiers et les gardes reste également méconnu danssa sociologie, sa mentalité, sa vie quotidienne : denombreux documents le concernant ont été détruitset les «mémoires » des intéressés font défaut.La conception de ces habitations révèle pour-

tant des traits caractéristiques de l’administrationforestière et, au-delà, de l’État au XIXe siècle, dans savolonté d’estomper les particularismes locaux. En, dans l’actuel périmètre de la région des Paysde la Loire, une cinquantaine de maisons forestièresétaient occupées à titre gratuit par des préposés enfonction : vingt dans la Sarthe autour des forêts deBercé et de Perseigne, dix-huit en Vendée autour desdunes du Pays de Monts, des forêts d’Olonne, deVouvant-Mervent, de Longeville et de La Tranche,huit en Loire-Atlantique (alors Loire-Inférieure)autour de la forêt du Gâvre, cinq dans le Maine-et-Loire dans les forêts de Chandelais, de Monnaie etde Pontménard, et une seule en Mayenne, dans laforêt de Bellebranche acquise par l’État en .Les constructions s’étaient échelonnées en

grande partie durant la première moitié du

XIXe siècle. Dans la Sarthe, neuf des dix construc-tions de la forêt de Bercé sont réalisées entre

et ; en forêt de Perseigne, les maisons datentégalement de la première moitié du XIXe siècle.Exceptionnellement, quelques logements de gardesont été installés dans des fermes du XVIIIe siècleproches du massif. En Loire-Inférieure, les mai-sons construites dès - dans la forêt duGâvre ont pour la plupart été reconstruites soixanteans plus tard. Dans le Maine-et-Loire, les maisonsdatent de la première moitié du XIXe siècle. EnVendée, elles sont bâties entre et , dans lecadre de la politique très dynamique du SecondEmpire, reprise par la IIIe République : les nou-velles plantations de pins destinées à fixer lesdunes du littoral nécessitent la présence, à proxi-mité, d’un personnel forestier.Régulièrement réparties à la lisière des forêts

domaniales, à quelques kilomètres à vol d’oiseaules unes des autres, les maisons forestièresbénéficient d’un splendide isolement. Cette évi-dence doit être nuancée : certaines ont été bâtiesdavantage dans la forêt, d’autres à quelques cen-taines de mètres d’une ferme, d’autres encore fontpartie d’un écart voire d’un bourg. L’emplacementde chaque maison était désigné et tracé par unagent forestier.L’environnement est systématiquement le

même. Desservies par un chemin, les maisonsdisposent d’un point d’eau –mare, fontaine, puitsou citerne (dont le plan est donné par une circu-laire de ) –, d’une courette et de lieux d’ai-sances. Elles sont entourées d’un jardin (potager)et d’une terre cultivable pour l’usage du préposé.La qualité de ces terrains varie considérablementselon les sites. En forêt de Bercé, des arbres frui-tiers – pommiers, poiriers, pruniers, cerisiers,néfliers…– y fleurissaient.Dès le début du XIXe siècle, ces maisons

répondent manifestement à un programmerationnel. Toutes présentent un aspect uniformeet un gabarit modeste. De fait, la Direction géné-rale des Forêts a élaboré et diffusé pendant desdécennies des modèles types qui devaient être

LES SENTINELLES DE LA FORÊT

PETITE HISTOIRE DES MAISONS FORESTIÈRES DANS LES PAYS DE LA LOIRE

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Leur territoire compte peu de bois et de forêts,mais les Pays de la Loire sont paradoxalementaujourd’hui la première région française dans ledomaine de l’ameublement et se situent audeuxième rang pour le travail du bois (scierie,charpente, emballages, etc.). L’activité industrielleactuellement liée au bois ne reflète cependant pasles liens historiques entre l’industrie et la forêt. Eneffet, depuis le XVe siècle et jusqu’au milieu duXIXe, le bois est le combustible unique de l’in-dustrie. Il participa ainsi au développement dela sidérurgie, de l’activité céramique et de la verre-rie. Il fut aussi le matériau essentiel de la construc-tion, notamment de la construction navale : auXVIIe siècle, les chantiers navals européens consom-maient des centaines de milliers d’arbres. À partirdu milieu du XIXe siècle, la généralisation de l’em-ploi du charbon fossile et le développement del’usage de la fonte et de l’acier transformèrent lerapport au bois. Il ne fut plus le principal matériaude construction et le moteur de l’industrie, maisseulement un des matériaux qui accompagnaientson développement, sous la forme par exemple destructures de soutènement dans les mines ou detraverses pour le chemin de fer. Des forges de Châteaubriant et du Maine à la

saboterie industrielle des Mauges en passant par lesconstructions en bois de Bessonneau et la manufac-ture d’allumettes de Trélazé, les exemples d’une uti-lisation industrielle du bois dans les Pays de la Loires’étendent du XVe siècle à nos jours…

Les forges de Châteaubriant et du MaineDe la protohistoire et jusqu’au XIXe siècle, lesforges sont implantées dans les forêts, au plus prèsdes gisements de fer. Au Moyen Âge, les fours sontdes équipements légers, animés par des équipesréduites se déplaçant au gré des ressources enbois. Celui-ci n’était pas utilisé brut, il devaitd’abord être transformé en charbon de bois. Eneffet, outre un meilleur rendement calorifique,seul le carbone contenu dans le charbon de boispermettait la réduction des oxydes de fer contenus

dans le minerai de fer. Ce charbon résultait de lacombustion partielle du bois dans un milieu où laquantité d’oxygène était contrôlée. Si plusieurs techniques de fabrication se sont

succédé au fil des siècles, comme celles des fossesou des fours, la méthode des meules fut la plus usi-tée dans la région jusqu’au milieu du XXe siècle. Lescharbonniers travaillaient de mars à novembre,lorsque les autres hommes dont le métier est liéà la forêt – bûcherons, fendeurs ou scieurs –l’avaient quittée. Ce procédé comprenait cinq opé-rations : le dressage des bûches, l’habillement, l’al-lumage, la cuisson et le défournement. En premierlieu, le charbonnier étalait une couche de copeauxsur le sol puis dressait un piquet en son centre. Lespremières charbonnettes étaient placées en tri -angle autour du piquet pour former la cheminée,puis disposées verticalement en rangs concen-triques sur deux étages. La meule mesurait environ, mètres de diamètre et , mètre de haut, soitdouze à quatorze stères. L’ensemble était couvertd’un manteau d’environ centimètres d’épais-seur, constitué de mousse, de feuilles et de terre.Pour mettre le feu, le charbonnier ôtait le piquetcentral et versait de la braise. La combustion se fai-sait à l’étouffée pendant quatre jours. La couleur dela fumée indiquait que la carbonisation était arri-vée à son terme ; le charbonnier enlevait alors lacouverture et retirait le charbon de bois à l’aided’un crochet. Pour obtenir mètres cubes decharbon de bois, mètres cubes de bois étaientnécessaires, mais la qualité du charbon obtenudépendait de la conduite de la carbonisation et dela nature du bois utilisé. Le charbonnier plaçaitensuite sa production dans des sacs de toile quiétaient convoyés par des « sacquetiers » utilisantdes chevaux bâtés jusqu’aux forges. Le mauvaisétat des chemins et la légèreté du charbon de boisavantageaient ce système de transport aux dépensdes charrois. La forge de La Hunaudière, en Loire-Atlantique, possédait ainsi à la fin du XVIIIe siècledeux cents chevaux et celle de Moisdon-la-Rivièrequatre cent sept, essentiellement affectés au trans-port du combustible.

Aux XVe et XVIe siècles, la technique du haut-fourneau fut importée du nord de l’Europe et mar-qua un tournant dans la sidérurgie. Sa principalequalité est la possibilité de monter à plus de °C la température de chauffe des fours et depermettre ainsi la fusion du fer. Cet accroissementest obtenu par une meilleure ventilation dessoufflets, actionnés non plus par des hommes maispar la force hydraulique. Cette innovation tech-nique permit la construction de fourneaux plushauts et plus imposants, donc gourmands en com-bustible et en minerai. Au lieu d’obtenir une massepâteuse, appelée la loupe, on obtint un métalliquide pouvant être coulé, la fonte. Cet alliage pou-vait être utilisé directement pour fabriquer desobjets comme des grilles, des ancres, des mar-mites, des caractères d’imprimerie ou des canons.Il pouvait aussi être transformé en acier ou en ferdans un atelier d’affinage, où là encore la présencedu charbon du bois était indispensable. Après avoirété chauffées dans les fours, les barres de fonte,appelées gueuses, étaient battues par un marteauà soulèvement en bois, actionné par une rouehydraulique. L’alternance de plusieurs phases deréchauffement et de martelage permettait l’élimi-nation progressive du carbone. Le poids du ferobtenu représentait environ les trois quarts dupoids de la gueuse de fonte initiale. Le fer était denouveau chauffé et martelé pour être façonné enobjets divers dans un atelier de forge. Un atelierde fenderie existait parfois dans certains établis-sements : le fer y était chauffé puis découpé enbarres plus minces dans un fendoir, ou écrasé dansun laminoir pour obtenir des plaques. Jusqu’au XIXe siècle, les usines sidérurgiques,

grandes consommatrices de bois, étaient les prin-cipaux débouchés des forêts. Deux hauts-four-neaux consommaient annuellement sacsde charbon de bois de kilogrammes de bois detaillis de vingt ans, soit une coupe de hec-tares. Afin d’éviter la déforestation du territoire etde concilier les différents usages, les forêts ainsisollicitées par les maîtres de forges reçurent desaménagements particuliers. Plusieurs décrets et

LE BOIS ET L’INDUSTRIE

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Dans les Pays de la Loire, l’exploitation et le travaildu bois racontent une aventure séculaire, la chro-nique d’un territoire au boisement faible mais dequalité, auquel l’Histoire a donné quelques atoutssupplémentaires. Entre la façade maritime, lebocage et les forêts, la filière bois ligérienne puiseses essences, ses traditions et ses savoir-faire dansce que le sol porte depuis des siècles et dans ce quele commerce maritime lui a fourni.

Sylviculture, négoce, transformation Bercé, Perseigne, Sillé-le-Guillaume, Mervent-Vouvant, Le Gâvre : le nom des forêts de la région estfamilier aux promeneurs, mais beaucoup ignorentleur potentiel environnemental, économique etsocial. Dans la Sarthe, le département ligérien leplus boisé avec le Maine-et-Loire, la forêt de Bercéest l’une des plus belles chênaies d’Europe, avecquelques spécimens vieux de ans. Perseigne,ancienne forêt royale devenue domaniale, abrite surplus de hectares hêtres, chênes et résineux.La forêt de Sillé-le-Guillaume, propriété de l’Étatdepuis , fut exploitée dès le XVIe siècle pourfournir le charbon de bois nécessaire à la métallur-gie. Continuer la liste serait égrener tout ce que les hectares d’espaces boisés de la région(,% du territoire) apportent à la filière bois : uneressource pour des métiers hérités de la tradition(exploitants forestiers, bûcherons, scieurs, menui-siers, charpentiers…), pour des activités techniquesde deuxième transformation (panneaux, charpenteset produits bois, ameublement, emballages…) etdes voies d’expansion éco-responsables (construc-tion bois, bois énergie…). Ce serait aussi pointerque, à part quelques cas exemplaires, la propriétéforestière dans les Pays de la Loire est morcelée,

constituée d’un tiers de domaines privés d’une tailleinférieure à hectares, détenus par pro-priétaires particuliers – une caractéristique aveclaquelle la filière doit composer. L’histoire forestière n’est toutefois pas seule

comptable du développement de la filière bois ligé-rienne. Si la collection de bois du Muséum d’his-toire naturelle de Nantes, constituée dans la secondemoitié du XIXe siècle, permet de comprendre etd’apprécier la diversité de la ressource, elle montreaussi le lien entre les bois de la région et le statut deNantes, premier port négrier français au XVIIIe siè-cle. En effet, pour assurer un tirant d’eau suffisantaux navires revenant à vide des Antilles, les équi-pages les garnissaient de fûts d’arbres, ensuiteabandonnés sur le quai de la Fosse. Cette matièrepremière disponible a donné aux artisans locauxl’idée d’en faire usage, et aux armateurs aviséscelle d’en protéger le potentiel avec de la résine decajou. Premières grumes exotiques de l’histoire, les« arbres à cajou » sont peu à peu devenus familiersaux Français sous le nom d’acajou. Aujourd’hui,l’importation par la mer de grumes dans les Pays dela Loire est très faible, mais le passé explique ledéveloppement des techniques de transformationdu bois dans un rayon de cent cinquante kilomètresautour de Nantes. Un savoir-faire qui demeure, uneindustrie qui fait la force de la filière bois régionale,en s’appuyant sur des talents à la fois hérités, perpé-tués et totalement modernisés.

Une économie vivante, entre mutations et innovationsDe l’arbre à l’homme, l’intimité organique et uneentente de circonstance ont ainsi construit patiem-ment la filière bois des Pays de la Loire, actuelle-

ment classée deuxième filière la plus dynamique deFrance en termes d’emplois, après celle de la régionRhône-Alpes, avec quelque emplois répar-tis entre entreprises. Entre la gestion forestière, le négoce, le bois

d’œuvre, le bois de trituration, la constructionbois, l’emballage, le bois énergie et l’ameublement,la filière bois ligérienne est à l’image de la filièrebois française : multiple. Elle couvre de nombreuxsecteurs et s’étend de l’entreprise de petite taille àla grande industrie rationalisée. Principalementinstallée en zone rurale, elle structure le territoireen fournissant de nombreux emplois et en offrantune palette de métiers attractifs aux jeunes qui ontsuivi des formations spécialisées, comme cellesque dispense l’ESB (École supérieure du Bois), àNantes. La région Pays de la Loire est la premièrerégion française pour le nombre de jeunes en for-mation ( ), avec une forte représentation desenseignements axés sur la mise en œuvre du maté-riau bois. La filière bois régionale est parfois pré-sentée comme une spécialité vendéenne, mais lesentreprises du secteur sont en fait localisées danstrois bassins principaux : le grand Nantes ( %des effectifs), le Choletais ( % des effectifs) etl’est de la Vendée ( % des effectifs). Tous lesdépartements sont cependant concernés, et chaqueterritoire entretient sa singularité : l’ameublementdans le Choletais et en Vendée, le papier-cartondans la Sarthe, la charpente et la menuiserie dansl’ouest de la Vendée. Dans certains endroits, son importance rela-

tive par rapport à d’autres activités fait de la filièrebois un élément fondamental du développementéconomique local. C’est le cas à Châteaubriant,dans le Segréen, le sud de la Mayenne ou encore

LA FILIÈRE BOIS DANS LES PAYS DE LALOIRE : VERS UN PÔLE D’EXCELLENCE

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« Je marche beaucoup à travers les forêts etj’ai avec moi-même de fameux entretiens. »

Friedrich Nietzsche, Correspondance1

L’inventionÀ la frontière du Brésil et du Venezuela, la SierraParima a longtemps constitué la part la plussecrète de la grande forêt amazonienne, quiaujourd’hui s’amenuise et dont les mystères parfoisterrifiants se sont effacés peu à peu avec la péné-tration des routes et le déboisement. Là, de mul-tiples sources alimentent ce qui devient bientôtl’Orénoque – « le superbe Orénoque », pourreprendre le titre que Jules Verne a donné à l’un deses «Voyages extraordinaires », paru en chezHetzel. De ce fleuve qui, « après avoir reçu troiscents rivières et parcouru deux mille cinq centskilomètres, va, par les ramures de cinquante bras,se jeter dans l’Atlantique », trois géographes rivauxprétendent situer précisément la source afin decouper court à leurs querelles nationales, pendantqu’un vieux briscard des campagnes napoléo-niennes, parti de Chantenay, à Nantes, recherche lecolonel de Kermor, accompagné de la fille de celui-ci déguisée en garçon… Très superficiellement, leroman emprunte ses références géographiques àJean Chaffanjon, qui remonta jusqu’aux sources del’Orénoque en . Pourtant importe surtout auxpersonnages de Jules Verne un imaginaire RioTorrida sur la rive duquel le colonel disparu auraitfondé une mission, lieu sublime d’apaisement et deréconciliation. On cherchera vainement à rapprocher l’évoca-

tion pittoresque d’une forêt amazonienne censéereceler de multiples périls et ce que décrit AlainGheerbrant en , lorsqu’il rapporte les diffi -cultés rencontrées au cours d’une mission d’explo-ration effectuée entre et . Il en livre lerécit dans L’expédition Orénoque-Amazone, uneexpérience et un témoignage qui impressionnèrentClaude Lévi-Strauss lui-même, malgré sa haine

« des voyages et des explorateurs ». Comme JulesVerne, Gheerbrant rappelle que la région duParima, si difficile d’accès, si redoutablementenserrée par la forêt, si dangereusement sauvagepour tout dire, fut, aux XVIe et XVIIe siècles, l’objetdes rêves et de la convoitise des conquérants euro-péens, persuadés d’abord que là se trouvait un lacgigantesque protégeant la fabuleuse cité de l’ElDorado. Des offrandes rituelles faites à ce lacsacré, dans lequel chaque année des trésorsétaient jetés en quantité incommensurable, prove-naient les paillettes d’or et les diamants charriésen aval par les eaux des fleuves, prétendait-on. Lepériple qu’il raconte n’offre cependant que bienpeu de ressemblances avec les épreuves incertainesque les héros romanesques affirment être prêts àaffronter avec courage. Dans ce « parfait ensemblede tout ce que la nature peut connaître de plus hos-tile au développement de l’humanité », où mous-tiques, araignées, fourmis et pluies « quasi conti-nuelles » se conjuguent, la forêt devient « un enferabsolument impénétrable ». De cet enfer, rien n’apparaît non plus dans le

deuxième grand roman dont Jules Verne situel’action dans la forêt amazonienne. Si, dans LeSuperbe Orénoque, il s’agit de remonter le fleuvejusqu’à sa source en même temps que Jeanne deKermor s’en retourne vers une origine perdueavec la disparition mystérieuse de son père, dansLa Jangada le périple suit le cours de l’Amazonejusqu’à ce que le radeau éponyme, imposanteconstruction de branchages et de terre, sur lequelles personnages ont édifié une accueillante maisonentourée d’un jardin, atteigne les eaux de l’océan,là où précisément les naufragés du Chancellortrouvaient leur salut. Orénoque et Amazone four-nissent au récit des parcours en sens inverses àl’issue desquels un mystère est levé, une énigmefamiliale résolue. Plus que l’espace traversé,importe le mouvement dont le déroulement estindispensable à la mise en forme du monde,

déroulement qui, formant une boucle symbo-lique, opère la clôture de ce qui, auparavant épars,dispersé et donc incompréhensible, sera dès lorsordonné. Dans Mythologies, Roland Barthes y voit« une sorte de cosmogonie fermée sur elle-mêmequi a ses catégories propres, son temps, son espace,sa plénitude, et même son principe existentiel. »L’imagination du voyage ne serait donc pas larecherche de l’aventure mais celle « d’un bonheurcommun du fini ». Dans chacun de ces ouvrages,l’exploration du monde – celle de la Terre, avec lescontinents sur les cartes desquels subsistent destaches blanches, celle du ciel à l’immensité inacces-sible ou des océans dont les abysses conserventleurs mystères – doit, pour Jules Verne, permettrede constituer une géographie parfaite, aux dimen-sions de l’expérience mais redoublée des possibili-tés de l’imaginaire. Tout est alors affaire de langage,et le voyage du lecteur passera par l’inventaire desformes de ce monde, inventaire inépuisable, ina-chevable mais favorable aux attentes d’une curio-sité émerveillée – un inventaire auquel la forêt,comme la mer, offre la profusion de ses res-sources. Dans La Jangada, les descriptions sontremarquables : les oiseaux, les moustiques et lesarbres constituent une sorte de cabinet de curio-sités. « Palmiers à cire, hauts de cent vingt pieds,larges de quatre à leur base, et qui donnent unbois inaltérable », « châtaigniers à aubier résis-tant », ou bien « “murichis”, recherchés pour lebâtiment », « barrigudos » et « bombax au tronclisse et droit, de taille superbe », et encore « des“quatibos” […] dont le bois, d’un violet clair, estspécialement demandé pour les constructionsnavales » comme celui de l’« “ibiriratea”, d’unechair presque noire, si serrée de grain que lesIndiens en fabriquent leurs haches de combat » ;« jacarandas », « coesalpinas », « sapucaias », auxformes et couleurs étonnantes… Sans doute laliste, que Verne ponctue régulièrement de virguleset points-virgules, pourrait-elle se poursuivre

L’ÉPREUVE DES FORÊTS

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des années , qui par rejet de l’institutionchoisirent d’aller explorer l’espace public nondomestiqué, et parfois la pénombre feuillue.Giuseppe Penone est de ceux-là. Dans la forêt deson village natal, à Garessio, il réalise plusieursinstallations qui confrontent le temps humain autemps végétal et cartographient les surfacesd’échange : moulage de sa main en bronze alorsqu’il enserre un tronc (Alpes maritimes. Il poursui-vra sa croissance sauf en ce point, ) ou lacis defil de fer dessinant le contour de son corps et posésur un tronc, qui en grandissant se modifie à lasuite de ce contact (Alpes maritimes. L’arbre sesouviendra du contact, ). À l’œuvre, Penonesous-tend le fantasme d’une fusion, où formehumaine et arbre s’épousent : il retrouve ainsi uneforme de panpsychisme archaïque, et s’inspirevolontiers de la tradition italienne nourrie deLucrèce (De natura rerum) et de Virgile. Dans une même attitude de dépassement de

soi ou de recherche transcendantale, HamishFulton, artiste marcheur qui sillonne la surface duglobe, rapporte de ses longues randonnées enforêt des photographies silencieuses accompa-gnées de mots ténus qui pointent la trace d’unrenard ou d’un cerf, et disent l’éclat fugace d’unepleine lune. Moins réservée et plus collective, l’expé-

rience que Pascal Yonet mène au cœur du dépar-tement de la Meuse s’intitule Le Vent des forêts :à ce jour, sur cinq mille hectares de forêt, quatre-vingt-dix œuvres d’art se sont inscrites dans lepaysage, conçues par des artistes attentifs aucontexte forestier. Parmi eux, la designer MataliCrasset a imaginé des maisons sylvestres,chambres au confort simple et rudimentaire, quiallient le bois d’acacia, le sapin de Douglas et l’aciergalvanisé. Ces quatre refuges (La Chrysalide,La Noisette, Le Champignon et Le Nichoir) semêlent aux ombres protectrices des sous-bois etinvitent leurs habitants d’une nuit à s’imprégner

de cet écosystème qui bruisse en permanence, età humer l’humus – la forêt comme matière par-fumée et sonore.

ÉchappéeProjetée sur trois écrans, l’installation vidéo del’artiste Eija-Liisa Ahtila dévoile une femme,Elisa, filmée alors qu’elle évoque posément sonbasculement progressif dans la folie. Elle sedéplace dans sa maison, accomplissant lestâches du quotidien, énonçant ce qui se passe enelle – l’interpénétration de l’espace et du temps,de l’intérieur et de l’extérieur, l’impression desortir de son propre corps. Dans l’une des scènesfulgurantes de la vidéo, Elisa s’élève au-dessusdu sol, puis flotte et traverse apaisée l’épaisseforêt de conifères qui entoure sa maison, sedéplaçant comme une caresse du vent sur lesbranches, vision qui porte en elle à la fois lamenace et le bonheur que procure à la jeunepsychotique cette totale absence d’ancrage. Uneforêt pour conscientiser le monde ou le perdre.Une forêt cocon et toison. L’équivalence entre un principe féminin

auréolé de mystère et la profondeur féconde dessous-bois fut admirablement posée par Magrittedans ce qui devint une œuvre icône du surréa-lisme, Je ne vois pas la … cachée dans la forêt. Surce petit tableau précieux comme un manifeste,pourtant on ne voit qu’elle, la femme, derrièrel’énoncé de sa disparition.

Épilogue-clairièreIl est curieux de constater que certaines puissantesmanifestations de la vie catalysent l’imaginaire defaçon fondamentale et, à peu de chose près,constante. César décrivit l’excitation d’une Gaulechevelue, les structures gothiques mimèrent le jail-lissement des futaies, les Romantiques chavirèrentpour les blocs d’ombre et de mélancolie enfouissous les ramures, et le monde contemporain perpé-

tue cette éclectique histoire de forêt, hanté par desimages dont il ne fait pourtant plus l’expérience auquotidien, raréfaction des bois aidant. Si les loupsdévoreurs de petites filles n’existent plus, si l’enferest moins ostentatoire dans nos étendues doma-niales aseptisées, si l’héritage païen des sylves s’estmué en folklore, à l’intérieur des hommes toutdemeure curieusement intact de cet espacemagique et illogique du passé, tapi dans l’art telleune part inaltérable de la psyché humaine. Commesi, observées à travers le prisme des forêts, nos viesrésonnaient davantage.

Éva Prouteau

Notes

1. Entretien en ligne sur www.grandrieux.com

2. Extrait de « Du bois », in Segovia, Tomás, Cahier du nomade, choix de poèmes 1946-1997, présentation et traduction de Jean-Luc Lacarrière, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2009.

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En comprenant que je t’avais perdue, j’ai égalementcompris que je m’étais perdu. Je lève les yeux et leciel demeure caché au-delà de l’entremêlement desbranches. La voiture est garée sur le parking duchêne Boppe, quelque part dans mon dos, à moinsque cela soit devant, sur ma droite ou à gauche, jen’en sais rien, pas plus que je ne sais dans quelledirection tu es partie. Partout, des arbres coupentla vue, érigent des impasses, bloquent les échap-pées. Il faut être le dernier des cons pour se perdreen pleine forêt, je pense, et j’aimerais shooter dansquelque chose, mais rien ne se présente à monenvie de violence : des épineux, des troncs, de laterre boueuse, des mousses, des bois au sol, rienque je puisse frapper, rien qui puisse servir audéfoulement de mes nerfs. L’électricité diffuse et mauvaise, je la garde en

moi, elle grésille à l’intérieur. La balade en forêt, la belle idée, le regard sur

Internet, la grande forêt de chênes, l’une des plusbelles de France. Cinq mille hectares à une petiteheure de route. Il ne pleuvra pas aujourd’hui, ondécide sur un coup de tête parce que l’on s’aimeet parce que l’on aime se prouver notre amour endécidant des choses par surprise. Et quelquesminutes après notre arrivée, la dispute, idiote etstérile. Dans ma colère, j’ai quitté le chemin, j’ai mar-

ché vite dans la direction opposée à la tienne. Je marche avec la curieuse sensation d’être

épié. Peut-être n’as-tu pas couru très loin ? Peut-être m’espionnes-tu ? Je me retourne brusque-ment à plusieurs reprises : les arbres, la boue, laforêt. Après coup, il est toujours possible dedécouvrir les signes avant-coureurs de la dispute.Les petites tensions sous-jacentes, les silencesappuyés, les regards qui s’évitent, les mots rete-nus. Je lutte pour ne pas faire l’inventaire desindices furtifs d’une chose rouge qui ne deman-dait qu’à éclater. Quelque chose détale à deux mètres de moi.

Se perdre en forêt est sans doute la plus vieilleterreur dont j’aie souvenir. Poucet et ses frères,trahis par leur propre père. Le conte le plus cruelde mon enfance. Mourir de faim ou de froid oudévoré par les loups. La forêt est le lieu du drame,de l’inconnu, de la perte et du danger. Je me sou-viens de ma mère m’ordonnant de ne pas m’éloi-gner, sinon j’allais me perdre et jamais jamaisjamais on ne me retrouverait. Des cocons suspendus se prennent dans mes

cheveux. Je repense à ton corps nu, à l’amour que nous

avons fait hier soir et me dis qu’il n’y a aucune dif-férence entre ce qui nous attire l’un vers l’autre etce qui nous pousse à nous engueuler chaque jour.Parfois, j’entre en toi avec l’énergie que je mettraisà te gifler. Et tu jouis comme si tu remportais uncombat. Pourtant, nous nous aimons. Une longue plainte au loin, les animaux se

parlent. Je marche, je marche, je marche, la forêt se res-

semble, rien dans ce que je vois n’est réellementfamilier, rien n’est particulier non plus. Partoutsimilaire, touffue, verte et brune, encombrée, dense,inextricable : la forêt sans horizon, sans lignes defuite hors celles dressées des plus grands chênes.Elle se cache à mesure que je marche. Et je me sou-viens de ces bandes dessinées où une fosse tapis-sée de pieux affûtés était dissimulée par des bran-chages. Toujours, le héros parvenait à saisir uneliane quelques secondes avant d’aller s’empaler aufond du piège. Pas de liane dans cette forêt, un peude lierre sur certains troncs. Pas de piège non plushors ceux que je me tends à moi-même. La sensa-tion d’être suivi du regard ne me quitte pas. J’aicessé de me retourner d’un coup. Je me sens un peuridicule. Le malaise picote ma nuque. La colère, il faudrait savoir la transformer en

larmes. J’écoute. La forêt est traversée de routes : je

pourrais en suivre une jusqu’à un village, expliquer

où est ma voiture, trouver des solutions, me sortirdu labyrinthe ; mais je n’entends rien en dehors duchant des oiseaux, du vrombissement des insecteset du grincement des branches dans le vent. Je n’aipas envie de partir sans t’avoir retrouvée. Je n’enpeux plus d’accumuler les défaites. Je marche horsdes sentiers, enjambe les broussailles. Parfois, lavégétation trop dense me force au demi-tour. Taper du poing contre l’écorce, quitte à s’en

briser les os. J’entre dans un cône de lumière. Le soleil

perce les feuillages. Je me tiens droit dans le filetéblouissant, une douche sans chaleur, trait verticalqui répond à la verticalité des arbres. La lumièrevacille un instant et s’éteint, mangée par l’ombred’un nuage. Le téléphone et son précieux GPS oubliés

dans la voiture. Je marche, je tente d’avancer en ligne droite,

espérant croiser un sentier, un cours d’eau, uneroute, un panneau, une indication, des promeneurs,un secours. Le danger, je n’y pense pas. Il fait fraismais pas froid, je n’ai pas soif, je peux marcher long-temps, je trouverai bien une issue. Encore une fois,un peu timidement, je crie ton nom. Quelque choseà nouveau détale sur ma gauche. J’ai l’impressiond’être une ampoule allumée en pleine nuit, je suisvisible à des centaines de mètres à la ronde alorsque je n’arrive pas à voir quoi que ce soit. Si tu n’espas cachée dans mon dos, occupée à me suivre, cesont des animaux qui me guettent. Je m’en veux pour la dispute, j’aimerais

– comme souvent – pouvoir faire marche arrière. Je veux m’asseoir sur un tronc abattu, je

regarde la mousse avec attention et réalise qu’ellegrouille de larves et d’araignées. La vie est partoutdissimulée sous la surface des choses, la vie enva-hit les écorces et les herbes, les branches et lestroncs. La vie vrombit, creuse, ronge et sape. Laforêt est une planète entière peuplée de milliersd’espèces étrangères. Je renonce à m’asseoir.

LA MEUTE