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La fortune de Virginia

de Claire Delacroix

Résumé : Angleterre, 1871. Alors qu'elle brasse de la bière durant

la veille de Noël, Virginia de Kinfairlie voit arriver son époux, Merlyn Lammergeier, seigneur de Ravensmuir, qu'elle a quitté cinq ans plus tôt. Son cœur défaille, car elle l'aime encore, mais elle demeure inflexible : Merlyn s'est déshonoré en trafiquant des reliques, elle ne reviendra jamais auprès de lui. Le lendemain, Virginia apprend la mort de Merlyn, dont elle est la légataire. En compagnie de sa sœur et de leur jeune frère, elle regagne la citadelle de Ravensmuir. La présence du défunt, encore palpable dans ses appartements, la met mal à l'aise. Et plus encore, les rêves érotiques brûlants qui l'assaillent dans le lit conjugal qu'elle a déserté depuis si longtemps...

Lorsque, au petit matin, Merlyn surgit, bien vivant, des souterrains du château, Virginia comprend qu'elle a été jouée !

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24 décembre 1371

Veille de Noël Fête de saint Grégoire de Spolète,

de sainte Thrasilla et de sainte Emiliana

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1

Tout commença avec le corbeau. Il se posa sur le rebord de la fenêtre de la cuisine, chez

la femme de l'orfèvre, et croassa si fort que je faillis laisser tomber ma louche dans mon moût de bière brûlant. Je voulus le chasser.

— Maudit choucas ! Va-t'en ! File ! L'oiseau se contenta d'incliner la tête pour me regarder

fixement. Je connais la réputation de ces oiseaux-là : dans ma situation, il n'était pas question de me frotter à ces bêtes qui sont au cœur de toutes les superstitions.

La femme de l'orfèvre nous mettrait à la porte si, au village, on rapportait que j'avais apprivoisé un corbeau. Les gens ont vite fait de parler de sorcellerie et je ne voulais pas prêter le flanc au moindre ragot.

— Allez, ouste ! insistai-je en faisant claquer un torchon. L'oiseau noir se moquait bien de mes gesticulations. Il

pencha la tête de l'autre côté, l'air de me narguer : on aurait dit que ça l'amusait de voir mon impuissance.

— Fiche le camp ! Je ramassai un oignon et le lançai de toutes mes forces à

travers la cuisine, ratant ma cible de près d'un mètre. L'oignon s’écrasa contre le mur avec un bruit mou ; l'oiseau poussa un cri bref et s'envola, sain et sauf mais très offensé.

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Je m'essuyai le front et soupirai en voyant le gâchis. Il ne me restait plus qu'à nettoyer, maintenant.

Comme je sais depuis longtemps que l'on ne gagne rien à pleurnicher, réparai les dégâts et me remis à remuer le moût sans maugréer.

Je fais la meilleure bière blonde qui soit et j'en suis fière. Toutefois, comme je n'ai ni cuisine, ni matériel, ni mari, la loi m'interdit de brasser. Cela fait longtemps que la bière me permet de faire vivre ma famille ; je suis obligée de continuer. Je n'ai pas le choix : il faut que je m'associe avec une autre femme.

Ce fut donc Fiona, qui dut m'accepter sur ordre de son mari. Je ne suis pas complètement stupide : je sais bien que je fais le gros du travail et qu'elle garde le gros de l'argent.

L'orfèvre et sa femme nous toléraient par pure rapacité, non par sens du devoir ni par charité chrétienne. Sauf dans la mesure où charité bien ordonnée commence par soi-même...

Une fois mon énorme marmite filtrée et parfumée avec les aromates connus de moi seule, je me mis à espérer que les ventes iraient bon train pendant les fêtes.

Préoccupée, je mélangeai de nouveau le moût qui commençait à bouillir. La fabrication de la bière est un labeur ennuyeux et pénible, mais le travail ne me fait pas peur, au contraire. Une dure journée de travail assure une nuit de profond sommeil qui permet d'échapper, ne serait-ce qu'un temps, aux soucis.

Nous étions la veille de Noël, le premier de ce que l'on appelle les Douze Jours de la Nativité ; évidemment, j'allais devoir expliquer au jeune Tynan pourquoi il y a en

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réalité quatorze jours désignés sous ce nom. Cette perspective me fit sourire.

Le moût bouillait enfin à gros bouillons. C’est un véritable tour de force de retirer le chaudron du feu seule, mais j'allais devoir le faire une fois de plus. Je maudis Fiona, qui trouvait le moyen d'être absente chaque fois que son aide aurait pu m'être utile. La marmite est si grosse et brûlante que, même hors du feu, elle continue à bouillonner.

Je m'essuyais le front après cette rude tâche quand j'entendis une cavalcade. Je tendis l'oreille.

Je distinguai trois coursiers aux sabots ferrés. Ce n'étaient pas des chevaux de labour : ils avaient le pied léger. Des chevaux de selle peu chargés, sans doute… Puis, un quatrième, plus gros et plus rapide. Un frisson d'effroi me courut dans le dos. J'écoutais de toutes mes oreilles pour être certaine mais, déjà, mon cœur battait de ses propres certitudes.

La quatrième monture était un destrier, un cheval de combat. Cela ne faisait pas de doute. Je fermai les yeux et priai pour que le cavalier ne soit pas celui que je craignais. Il n'y avait pas de raison que ce soit lui ; après tout, les maigres dîmes de Kinfairlie faisaient l'objet de toutes les convoitises depuis que la ville avait perdu son seigneur et son château. Nous étions habitués à voir des nobles envahir la ville pour y lever tribut.

Surtout la veille d'une grande fête. Le bruit des sabots approchait. Quand le corbeau

croassa au loin, je sus. La maison de l'orfèvre donne sur la grand-place de

Kinfairlie ; c'est là qu'a lieu le marché et que l'on pend les

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criminels. C'est là que les cavaliers s'arrêtèrent. Le claquement des sabots sur les pavés se tut et le destrier hennit.

— Je cherche Virginia de Kinfairlie ! tonna une voix douloureusement familière.

Merlyn. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine. Pendant des années, j'avais imaginé la façon dont nous

nous retrouverions, dont je le tournerais en dérision du ton le plus cinglant. Et voilà que je murmurais son nom comme une jouvencelle éperdue ! En vérité, j'hésitais entre crainte et soulagement, joie et déception. Il s'était mis à ma recherche, après tout ce temps. C'était bon pour mon amour-propre, même si cela augurait mal de mon avenir.

— Virginia ! cria-t-il derechef. Je me demandai s'il était ivre et m'examinai pour voir

de quoi j'avais l'air. J'eus un sourire amer en remarquant les taches de malt fermenté sur mes jupes. Évidemment, mes cheveux s'étaient échappés de mon ruban et je devais avoir le visage aussi rouge que ma chevelure. On était loin des fières retrouvailles dont j'avais souvent rêvé et où, somptueusement vêtue, je le remettais à sa place de toute ma hauteur.

Pour l'heure, je ressemblais à une souillon. Tant pis ! Cela montrerait à mon époux l'importance qu'il avait - ou pas - à mes yeux.

Je traversai la cuisine et ouvris la massive porte. Bien que préparée au choc, le cœur me manqua. Merlyn était toujours aussi imposant et ses deux jeunes écuyers maîtrisaient à grand-peine leurs palefrois. Vêtu de noir et d'argent, les couleurs de sa maison, il avait l'air plus superbe et dangereux que jamais. Je jetai un coup d'œil à

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ses compagnons et reconnus Fitz, l'intendant, avec quelques rides de plus.

— Bien le bonjour, Merlyn ! lançai-je en feignant une indifférence que je ne ressentais pas. Quelle affaire t'amène à Kinfairlie ?

Il fit avancer son destrier et mit pied à terre. Son sourire était assuré, voire goguenard ; c'était plus qu'il n'en fallait pour mettre ma chair en feu. Il m'examina de la tête aux pieds et, sous son regard, je dus m'accrocher à la porte pour ne pas lui sauter dans les bras comme une catin. Son haleine formait un nuage de buée dans l'air hivernal.

— Le bonjour à toi, ma chère, murmura-t-il du ton intime qu'ont entre eux les amants.

Je m'empourprai d'un coup ; j'étais incapable de proférer un son.

Merlyn, le maudit, l'avait compris. Il eut un petit sourire satisfait et franchit la distance qui nous séparait.

Malgré ma certitude absolue d'être en face d'un damné, je mourais d'envie de le toucher de nouveau. Cela me rendit furieuse contre moi-même et pourtant, pendant toutes ces années de séparation, je ne m'étais jamais sentie aussi pleine de vie qu'à cet instant, devant lui, dans l'air glacé de décembre.

Je m'étais convaincue que mon attrait pour Merlyn n'avait été dû qu'à mon ignorance. Toutefois, en le regardant venir vers moi, prédateur sûr de lui, je constatai que, malgré mes yeux à présent dessillés, j'étais toujours sous le charme. Pire, j'y étais plus sensible que jamais !

Dire que je me croyais maligne... — L'affaire qui m'amène, c'est toi, ma chère, répondit-il

enfin d'une voix rauque.

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Je perçus l'odeur de sa peau et le désir m'enflamma tandis qu'affluaient les souvenirs des nuits - et des jours - passés dans les bras l'un de l'autre. Je relevai le menton, décidée à lui résister mais battue d'avance.

— C'est tout ? Il prit ma main et frôla mes phalanges d'un baiser ;

dans ses yeux brûlait un feu qui me fit frémir. Je me dégageai vivement, agacée d’être de nouveau sous

sa coupe, si vite et si fort. — Et il t'a fallu cinq ans pour te souvenir du chemin de

Kinfairlie ? Dieu du Ciel, Merlyn, même un enfant peut faire le trajet jusqu'à Ravensmuir à pied en un jour !

Je le saluai sèchement d'un mouvement de la tête, retournai dans la cuisine et me remis à brasser vigoureusement le moût qui sans cela risquait de brûler. Je savais pertinemment que Merlyn me suivrait, ce qui ne m'empêcha pas de frissonner quand il le fit.

— Tu pourrais au moins laisser la porte ouverte ! m'exclamai-je. Mais il est vrai que tu ne t'es jamais soucié de ma réputation...

— Je m'en suis toujours soucié, quoi que tu en penses. Je me tournai vers lui et nos regards ne se quittèrent

pas tandis que, du bout des doigts, il refermait la lourde porte.

— Tu... — Je suis légalement ton mari. Nulle loi n'interdit à un

homme d'être seul avec sa femme. Je me remis à brasser avec beaucoup plus d'énergie que

nécessaire.

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— Tu t'intéresses à la loi, maintenant ? On aura tout vu ! Je croyais qu'une seule chose t'intéressait dans les lois : les violer !

Merlyn éclata de rire. Je l'entendis qui retirait ses gants derrière moi. Il les jeta sur la paillasse et j'eus un coup au cœur en les apercevant. Avait-il mis à dessein ces gants écarlates ? Voulait-il réveiller des souvenirs ?

Je savais qu'avec Merlyn Lammergeier, rien n'est dû au hasard. Bien que le sachant tout près, je tressaillis quand il posa sa main tiède sur ma nuque. Je gardai les yeux fixés sur mon moût tandis que, du bout des doigts, Merlyn faisait le tour du décolleté de ma vieille robe. Je sentis un instant son haleine avant qu'il m'embrasse derrière l'oreille.

Du coup, je l'écartai d'un coup de coude et me réfugiai de l'autre côté de la marmite en le foudroyant du regard.

— Les braises sont encore chaudes, murmura-t-il, les yeux brillants.

À l'évidence, il jubilait de voir son pouvoir sur moi intact.

— Il n'y a pas de danger ! rétorquai-je en frottant la marque brûlante de son baiser, tandis qu'il riait gaiement.

Merlyn me lança un nouveau baiser par-dessus la marmite.

— Tu m'as manqué, chérie. — Ça se voit au temps qu'il t'a fallu pour me retrouver. Il me scruta quelques instants et fit claquer ses gants

contre sa paume. — Tu es piquée parce que je ne suis pas venu plus tôt.

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— Je n'attends rien de toi, Merlyn Lammergeier. Mieux, je préférerais ne plus te voir, précisai-je en lui désignant la porte. Es-tu encore assez galant pour obéir à une dame ?

— Pas cette fois, dit-il en reprenant son sérieux. Pourquoi as-tu quitté Ravensmuir ?

Il me fixait de son regard perçant. — Quel toupet ! N'était-ce pas assez évident ? — Non. — Eh bien, tu aurais dû poser la question plus tôt. Moi,

j'ai oublié. Je me remis à brasser avec ardeur ; j'étais rouge

jusqu'aux oreilles et avais du mal à faire comme s'il n'était pas là.

Quand il se décida à parler, ce fut dans un souffle. — J'étais sûr que tu m'aimais. J'eus un ricanement forcé ; j'aurais tant voulu qu'il

insiste avec douceur pour me convaincre de revenir... — Tu n'as jamais été le maître de mon cœur, Merlyn et,

quand bien même cela aurait été le cas, tu m'as perdue dès l'instant où j'ai appris que tu m'avais menti.

Il m'observait comme le chat qui va bondir sur une souris.

— Menti, moi ? — Parfaitement ! Tu as fait du trafic de reliques : je suis

au courant, figure-toi. — Mais c'était pour le service du Seigneur ! Afin que

tous les croyants soient assurés de la protection du Très-Haut, affirma-t-il avec un sourire fugace. En qualité de chrétien, je ne saurais mieux faire.

— Tu l'as fait pour l'argent ! — Il fallait que je rentre dans mes fonds...

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Il entreprit de faire le tour de la marmite, mais je veillai à rester aux antipodes.

— Et qui suis-je pour discuter avec des abbés ou des évêques tellement désireux d'acquérir tel prépuce ou telle boucle de cheveux qu'ils me proposent des sommes rondelettes ?

— Et qui es-tu pour garantir que la relique est authentique ?

— Ma chérie, il n'y a pas aujourd'hui dans toute la Chrétienté une seule relique dont l'origine soit au-dessus de tout soupçon.

— Sauf peut-être celles que vous avez fabriquées, toi et ton frère Gawain. Celles-là sont au-dessus de tout soupçon, n'est-ce pas ?

Merlyn eut un regard surpris, avec peut-être une lueur d'admiration.

— D'où sors-tu cela ? — Bah ! je crois que c'est Gawain qui me l'a dit, un jour. Merlyn se pencha, soudain attentif. — Est-ce pour cela que tu as quitté Ravensmuir ? À

cause de ce que mon frère racontait ? Je lâchai ma louche et mis les mains sur mes hanches. — Ce n’est pas Ravensmuir que j'ai quitté, Merlyn, c'est

toi. Je ne supportais plus de vivre avec un voleur, un faussaire et un menteur.

Les injures glissaient sur lui comme gouttes d'eau sur le plumage d'un canard.

— Je ne suis pas un voleur, chérie, rétorqua-t-il en ayant le culot de sourire. C'est un malentendu : dans notre affaire, c'est Gawain qui était chargé des acquisitions.

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— De toute façon, je ne voulais ni d'un faussaire ni d'un menteur.

Son regard se fit câlin, et mon cœur se mit à battre plus vite.

— Dommage que tu ne puisses vivre avec un simple menteur. En effet, cela fait longtemps que j'ai abandonné les contrefaçons à Fitz. Il a un talent fou, et un sens du détail à nul autre pareil.

— Menteur, donc. Tu m'as dit que tu faisais du négoce de textile. Je t'ai pris pour un honnête marchand, mais tu m'as bel et bien menti.

Merlyn prit un air si sérieux que, de toute évidence, il se moquait de moi.

— Et c'est ça le cœur du problème ? À un mensonge près, j'aurais pu être pendant tout ce temps un mari comblé ?

Il me lança un regard qui se voulait candide, mais je le connaissais trop pour m'y fier.

— Voilà qui eût été cruel pour une tripotée de jolies filles !

— Pas si sûr, rétorqua-t-il mollement en se retenant de rire.

Était-ce le fait que je sois jalouse qui l'amusait, ou la simple idée d'être monogame ?

Si je posais la question pour éclaircir ce point, je n'essuierais qu'une humiliation supplémentaire ; cette certitude me faisait écumer autant que mon moût. Vraiment, s'il y avait jamais eu sur terre un misérable, il était debout devant moi. Malgré tout, je trouvais Merlyn plus irrésistible que jamais ; la peau me brûlait encore là où il avait déposé son baiser.

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— Il n'y avait pas que le mensonge, insistai-je. Tu ne peux pas plaisanter avec tout, Merlyn. Je ne pouvais pas partager la vie que tu mènes, je ne voulais rien avoir à faire avec tes crimes. Je n'avais pas envie de devenir comme toi : un hors-la-loi qui se rit de la morale.

— Tu préfères vivre dans la pauvreté, observa-t-il en considérant cette cuisine qui devait lui paraître misérable et qui n'était même pas à moi.

— Je gagne honnêtement ma vie. Tu ne peux en dire autant. Combien de fois Gawain retourne-t-il voler ce que vous avez vendu, pour le revendre ensuite ?

Il rit, de nouveau surpris, et ses yeux brillaient comme un certain après-midi que je n'avais pas oublié. Je soutins son regard avec un visage de marbre.

— Les règles de ce métier, Virginia, veulent qu'on ne pose pas de questions. Je ne demande pas à mon frère où il trouve ses reliques.

— Et tu ne te demandes pas non plus pourquoi il existe trois couronnes d'épines, alors que le récit de la Passion n’en mentionne qu'une.

Son sourire n'était pas celui d'un homme bourrelé de remords.

— Qui sommes-nous pour décider de ce qui est authentique et de ce qui ne l'est pas ?

— Du coup, tu les vends au prix fort. C'est frauduleux. Mets-toi à la place de ces gens : ils croient toucher une relique sans prix alors qu'ils n'ont entre les mains qu'une poignée de ronces provenant d'un fossé de Ravensmuir.

— Mais non, nous avons notre dignité, quand même. Je me souviens de l'histoire dont tu parles, c'était il y a cinq ans. C'est Gawain qui t'a raconté ça ?

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— La plus grande partie, oui. Il était complètement ivre et très fier de lui.

— Qui d'autre a entendu ? — Personne, répondis-je avec l'étrange désir de protéger

Gawain du courroux de Merlyn. Il devait croire que j'étais déjà au courant et que cela m'amusait d'en plaisanter avec lui.

Merlyn retraversa la pièce et demanda d'un ton plus dur :

— Qui as-tu mis dans la confidence ? — Personne. Pourquoi ? Il m'empoigna le bras et m'obligea à le regarder dans les

yeux. — Vraiment ? — Quelle mouche te pique, Merlyn ? m'exclamai-je car il

me faisait un peu peur. À qui aurais-je pu en parler ? — Jure-le-moi, chérie ! Jure-moi que tu n'as jamais

parlé de cette histoire à quiconque. Je ne l'avais jamais vu si sérieux. — Qu'est-il arrivé, Merlyn ? — Je ne suis pas sûr que tu aies vraiment envie de le

savoir, répondit-il en me regardant sans ciller. Allons, jure !

Je soutins son regard un long moment, troublée moins par son intensité que par la peur qu'il suscitait en moi.

— Je n'ai parlé à personne. — Même à ta sœur Mavella ? Ou à ta mère ? — Ma mère est morte peu après notre départ de

Ravensmuir. Merlyn me lâcha le bras et ma gorge se serra en lisant

de la compassion dans ses yeux.

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— Je suis désolé, chérie. Je sais que vous étiez très liées. Je hochai la tête, gênée d'avoir les larmes aux yeux. Puis

je relevai mes manches et me remis à filtrer le moût, car je ne voulais pas prendre davantage de retard. Je ne tenais pas non plus à ce que Merlyn s'imagine que sa présence m'amenait à changer tant soit peu mes habitudes.

Vif comme l'éclair, il m'attrapa le poignet gauche et le tourna vers la lumière pour mieux voir l'intérieur de mon avant-bras. J'ai une cicatrice du poignet jusqu'au coude, que j'oublie souvent maintenant que la blessure est refermée, mais Merlyn ne l'avait jamais vue.

— Qu'est-ce que c'est ? Qui t'a fait ça ? À ma grande surprise, sa voix tremblait de fureur. — Le moût doit être filtré pendant qu'il bout, répondis-

je en tentant de me libérer. Il y a des gens qui ont des blessures pires que ça. Ce n'est rien…

— Ça te fait mal ? — Plus maintenant. Il passa lentement le doigt sur toute la longueur de la

peau plissée, ce qui éveilla en moi des sensations dont je me serais bien passée.

— Est-ce qu'on t'a bien soignée ? Je feignis l'impatience. — Une sorcière doit savoir se soigner elle-même. Il dressa l'oreille. — Qu'est-ce que tu racontes ? Qui t'a traitée de

sorcière ? — C'est sans importance. Nos vies ne sont plus liées,

Merlyn, et ce qu'il advient de moi ne te concerne plus. Ton cheval t'attend, et tes fausses reliques et tes drôlesses. Et

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moi, j'ai du travail ; alors, si tu veux bien m'excuser… Il me regarda soulever la marmite.

— C'est en essayant de verser seule le moût que tu t'es ébouillantée ?

Je le regardai avec sévérité. En vérité, je n'avais pas envie de recommencer devant lui.

— La femme de l'orfèvre n'est pas venue m'aider alors qu'elle était censée le faire ; ce n'est pas la première fois, comme tu peux le constater. Le moût aurait été perdu si je l'avais fait attendre et j'en aurais été de ma poche pour les produits utilisés. J'ai dû me débrouiller seule, comme maintenant.

— Et tu vas encore te brûler. Comment ta sœur et toi vivrez-vous, ensuite ? Tu es trop fière, chérie. Tu devrais demander de l'aide.

— Ma patronne n'en a cure. — C'est moi que tu aurais dû venir trouver. — Toi ? Pour que tu m'entraînes dans tes trafics et que

je me damne ? — Je ne plaisante pas. — Moi non plus ! m'emportai-je en tendant vers lui un

doigt vengeur. C'est un triste sort que d'être femme à notre époque : on est pauvre, méprisée ; on vous ment. Le péché d'Eve et l'infamie de la féminité pèsent sur moi, pour la simple raison que je suis née femme. Alors, j'ai fait mes choix et je survis de mon mieux...

— En laissant croire à tes voisins que tu es sorcière ? demanda-t-il en haussant un sourcil. Si quelqu'un t'accuse, tu risques le bûcher.

— Ce n'est pas moi qui ai lancé cette rumeur, mais il est vrai que je n'ai pas fait grand-chose pour la démentir.

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— Et ça, ce n'est pas un mensonge ? demanda Merlyn en se penchant au-dessus de la table.

— Si j'ai toléré le moindre mensonge, c'est parce que ma vie était en péril.

Il posa la main sur son cœur, — Ta douleur me fend le cœur, chérie. J'avais dépassé le

stade où l'on se fâche pour une remarque ironique. — Je l'espère bien ! Si moi, qui fais vivre ma petite

famille, venais à disparaître, qui s'occuperait d'eux ? Qui les nourrirait ? Qui ferait de la bière pour qu'ils aient ne serait-ce qu'un quignon de pain à manger tous les jours ? Qui les habillerait, les logerait ?

J'avançai droit sur Merlyn et lui posai sur le sternum un index accusateur.

— Toi ? Je te connais, figure-toi. Je préfère passer pour un peu magicienne plutôt que laisser certain loup franchir ma porte.

Les yeux de Merlyn brillèrent soudain de colère, et je me demandai pourquoi.

— Je n'y suis pour rien, rétorqua-t-il. Je savais que je risquais l'incident, mais je n'en avais

cure. — Qui d'autre alors ? Avais-je le choix ? Je ne suis plus

fille à marier, ni veuve, ni épouse en l'occurrence. Je n'ai aucun statut juridique. Je n'ai pas accès à la confrérie des brasseurs, contrairement à une jeune fille non mariée. Je ne peux pas non plus me remarier. Pire, tout le monde au village me méprise. Me faire traiter de sorcière, c'était l'option la plus honorable qu'il me restait. Sinon, j'aurais pu devenir voleuse, mendiante, abandonner ma famille ou me faire catin.

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— Mais tu as quitté Ravensmuir de ton plein gré, répliqua Merlyn. Et tu as le toupet de me traiter de menteur !

Je l'aurais frappé mais je me contentai de lui planter de nouveau le doigt entre les côtes. Il ne cilla pas.

— Oui, c'est toi que j'accuse. Si j'en suis là, c'est entièrement ta faute. Si tu t'étais bien conduit, Merlyn, je serais restée à tes côtés jusqu'à notre dernier souffle. Les serments que nous avons échangés devant l'autel sont sacrés. Je ne t'ai pas abandonné. Je t'ai quitté comme l'aurait fait n'importe quelle femme honnête.

L'air sombre, il croisa les bras. — Ainsi, nous en sommes là : le scélérat et la sorcière. — Je ne suis pas sorcière ! lançai-je avec humeur. Le

premier imbécile venu sait qu'une sorcière n'a pas besoin de travailler pour faire vivre sa famille. Elle utilise ses artifices pour attirer la richesse, ou un mari pour sa sœur, ou un repas pour son frère qui meurt de faim.

— Quel frère ? demanda Merlyn d'un ton si acerbe que j'en fus stupéfaite.

— Mon frère ! Ma mère est morte en le mettant en monde, précisai-je avec tant d'émotion que je dus lui tourner le dos. Va-t'en, Merlyn.

Je me remis à brasser mon moût, furieuse qu'il refroidisse, furieuse que ce soit à cause de Merlyn et surtout furieuse d'être encore à ce point attirée par lui.

Il ne bougea pas. En vérité, je ne m'attendais pas à ce qu'il s'en aille. Je fis comme s'il n'était pas là, mais l'atmosphère était tendue.

— Je suis venu te demander ton aide, chérie, dit-il doucement.

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— Je ne veux pas participer à tes mauvaises actions. — Même si je te donne ma parole de te dire toute la

vérité ? — Merlyn, répondis-je exaspérée, tu ne peux pas te

sortir d'un mensonge par un autre mensonge. — Comment se fait-il que Gawain - qui fait le même

métier que moi - t'inspire davantage confiance que moi ? insista-t-il, amer.

— C'est parce que tu ne m'as jamais donné ta parole. — Parce que tu n'as jamais eu le courage de m'accuser

en face ! — Quoi que tu dises maintenant, je ne te croirai pas. — Même si c'est la vérité ? — Je ne la recevrai pas comme telle. Il eut un grognement de frustration. D'un coup d'œil, je

remarquai son visage défait. Il s'approcha et me prit le menton.

— Et si je change de vie ? Si je te fais le serment d'abandonner le métier de mon père ? demanda-t-il d'une voix étranglée.

J'aurais tellement voulu le croire ! Puis je me souvins que, cinq ans plus tôt, j'avais eu la sottise de me laisser embobiner par ses mensonges.

— Je veux des preuves. — Je te le jure. — Ce n'est pas suffisant, Merlyn. Il est trop tard. Tandis qu'il scrutait mon visage à la recherche d'un

encouragement, j'espérai qu'il n'en trouverait pas. Peu à peu la déception envahit ses yeux et les lueurs qui y avaient toujours brillé s'estompèrent ; je me sentis misérable de ne pas lui accorder ce qu'il voulait.

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— J'espère que tu ne regretteras pas ton choix, chérie, soupira-t-il avant de m'embrasser avec une familiarité possessive.

Je fus si surprise que je manquai de fondre dans ses bras et me trahir, mais je me rappelai brusquement qu'il voulait obtenir quelque chose de moi.

Quelqu'un qui n'a rien à perdre et qui est totalement dénué de sens moral n'hésite pas à exploiter les faiblesses de l'adversaire. Je le laissai donc m'embrasser en feignant laborieusement l'indifférence.

Quand Merlyn releva la tête, son regard était de pierre et sa déception palpable.

— Tu n'aurais pas dû partir sans rien dire, insista-t-il. Il plongea longuement ses yeux dans les miens, et j'eus

le sentiment étrange de l'avoir trahi. Je savais pertinemment que ce n'était pas le cas mais, sous son regard, ma conviction vacillait. Est-ce que je lui avais donné sa chance ?

Désirait-il vraiment s'amender ? Avant que j'ose exprimer mes doutes, Merlyn tourna les

talons et ressortit. Il enfila ses gants en marchant et laissa la porte ouverte derrière lui. Il traversa la place sans un regard en arrière, ce que je jugeai révélateur, puis sauta en selle et éperonna son destrier. L'animal encensa violemment et s'élança au galop.

Quant à moi, dans ma faiblesse, appuyée au montant de la porte et en proie à mille doutes, je le regardai s'éloigner. Je faillis lui crier de revenir. Je l'aurais probablement fait si les garçons du village ne s'étaient pas approchés.

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Ils s'étaient attroupés pour admirer les chevaux et, maintenant que le grondement des sabots s'éloignait, ils firent cercle autour de moi.

Un jeune rustre impudent et qui se prenait pour un homme s'avança en se trémoussant.

— Virginia ! railla-t-il avec un regard concupiscent, ô Virginia, j'ai un message de ton époux ! Il paraît que tu as besoin d'un souvenir de ta nuit de noces !

Il prit à pleines mains ses attributs virils et fit un geste obscène tandis que ses joyeux camarades beuglaient mon nom.

Je claquai la porte et m'y appuyai, furieuse contre Merlyn. Décidément, il ne me fallait pas grand-chose pour oublier sa cruauté et ce dont il s'était rendu coupable à mon endroit !

— Maudit sois-tu, Merlyn Lammergeier ! m'exclamai-je dans la cuisine vide. Maudit sois-tu pour ta cruauté insouciante ! Et que la mâle mort m'emporte pour avoir oublié tes ruses !

Je retournai à mon moût de fort méchante humeur. En vérité, c'est surtout à moi que j'en voulais car j'avais fait preuve de mon incapacité à tirer des leçons de l'expérience. Quant à mon mari, il était tout bonnement resté le mufle que j'avais toujours connu. En me dandinant avec grand effort, je remis le chaudron sur le feu ; je savais que Merlyn allait revenir hanter mes rêves.

Je n'allais pas être déçue ; il est des choses pour lesquelles on peut compter sur lui.

*

* *

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Quelque cinq ans plus tôt, par une belle matinée de

printemps. C'est jour de marché au village de Kinfairlie. Le soleil

brille, la brise est tiède. Le mois de mai est là, il y a de la folâtrerie dans l'air comme c'est souvent le cas lors du redoux, après un hiver rigoureux. Tout le monde est de bonne humeur. J'ai tout juste dix-huit étés derrière moi et j'ai encore le pas léger.

J'entends arriver le seigneur avant de le voir. Il ne peut s'agir du cheval de quelqu'un d'autre ; ses sabots ferrés et son fier pas prouvent sa valeur, sa taille et sa naissance.

Le seigneur s'enfonce à cheval dans la foule et circule entre les éventaires, comme il le fait souvent. Le bruit des sabots de son énorme étalon domine les bruits du marché. Les gens se taisent en entendant ce rythme familier : les villageois ont peur de savoir ce que le seigneur va leur prendre cette fois.

Car il ne repart jamais les mains vides. Je sens sa présence, son regard sur mon dos. Et mes

joues s'échauffent quand je comprends que c'est moi qu'il a choisie. La terreur m'envahit. Son regard est si perçant que nul ne peut l'ignorer. Toutefois, j'essaie, sans grand espoir.

Je ne suis pas tout à fait une oie blanche ; je sais ce qu'il arrive à une paysanne qui suscite le désir de son seigneur ; ne parlons pas de celles qui osent croiser son regard...

Bien sûr, je me connais. Le fait que je sois rousse ne m'enlève rien car j'ai une chevelure longue, épaisse et

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toute bouclée. Je suis grande, bien plantée, et pas maigrichonne. Je sais que je suis désirable, aux yeux des hommes. Mais je n'ai pas l'intention de brader ma virginité.

Le mariage est ma seule chance d'échapper à ma condition. Et le mariage, ce n'est pas ce qu'offrent les hobereaux aux villageoises qui les excitent.

Il fait approcher son cheval jusqu'à se trouver à deux pas derrière moi. Je me sens rougir, mais je fais comme s'il n'était pas là. Les gens s'arrêtent pour regarder, hilares ; ils échangent des coups de coude, des commentaires à voix basse. Je me hâte de finir mes courses et il me suit patiemment. J'ai l'impression d'être une petite souris coincée dans une cuisine. Ne dit-on pas que les nobliaux aiment la chasse plus que tout ? J'espère contre toute espérance que celui-là va jeter son dévolu sur une proie plus consentante.

Si j'avais mieux connu Merlyn à l'époque, j'aurais compris l'inanité de cet espoir. Merlyn va toujours au bout de ses désirs. Il est le plus patient des hommes, ou peut-être le plus persévérant. Sa confiance en lui est illimitée, donc il ne lâche jamais une proie.

Et au diable la morale ! Je glisse un regard en arrière et le cœur me manque.

Le cheval du seigneur est d'une beauté indescriptible, plus noir que la nuit, plus grand qu'on ne saurait l'imaginer. Jamais on ne le croirait de la même espèce que les haridelles de labour de Kinfairlie. Alors, je détale, épouvantée à la vue de ce monstre. Pour ne pas attirer le prédateur chez moi, j'essaie de le perdre dans le dédale de Kinfairlie.

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Il rit et fait claquer sa langue ; je m'engouffre dans toutes les ruelles, et me glisse dans toutes les venelles qui devraient être trop étroites pour la monture et son cavalier mais je n'arrive pas à les distancer. Alors je reviens sur la place - c'est encore là que je suis le plus en sûreté - et, exaspérée et hors d'haleine, je me retourne pour l’affronter.

Au premier coup d'œil, sa vue me tétanise ainsi que son inquiétante proximité. Il est tout de noir vêtu et sa cape porte un oiseau d'or aux ailes déployées. Il ne peut être que l'héritier de la lignée Lammergeier, la famille qui a reconstruit le château de Ravensmuir. Ils ont une réputation ignoble, et ma terreur redouble.

En un clin d'œil, il est sur moi. Il faut que je lève haut le menton, au-dessus de son genou, pour croiser son regard. Et là, je suis perdue.

Dans toute sa félonie, quel bel homme ! Noir de cheveux et large d'épaules, un port fier et sûr de lui, une lippe ourlée en sourire entendu. Il est né riche, il est grand et porte beau. Son sourire en biais ne reflète que confiance en soi.

Ce sont ses yeux qui apaisent ma peur et éveillent ma curiosité. Ils pétillent de gaieté, comme s'ils étincelaient de mille étoiles. Ils semblent à la fois amusés et calculateurs. Oh ! qu'il a l'air d'en savoir long ! Que de noirs secrets n'a-t-il pas percés ! Cette certitude issue de sa prestance est confirmée par l'effet qu'il me fait.

— Que me voulez-vous ? demandé-je, connaissant d'avance la réponse.

Son sourire cynique s'élargit. Il se penche sur sa selle et, avec une grâce virile qui m'est inconnue, me tapote la

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joue de son doigt ganté. C'est un geste à la fois intime et possessif, qui n'échappe pas aux vieilles paysannes sur le marché. Elles chuchotent, elles gloussent.

Je suis pétrifiée. Son gant est doux, mais doux ! Je ne savais pas que l'on pouvait tanner du cuir à ce degré-là. Il est d'un pourpre presque cramoisi.

J'ai envie de fermer les yeux et de m'abandonner à cette caresse inattendue ; je suis tentée d'accueillir avec faveur cette douceur contre ma joue et d'oublier tous les avertissements que l'on m'a administrés depuis toujours.

Mais je ne succombe pas. — Je veux la même chose que tous ces hommes qui te

désirent, dit-il d'une voix délicieusement basse. Je désire tout ce que promet le balancement de tes hanches.

— Je ne promets rien à quiconque ! Et j'accorde moins encore.

— Tu es mariée, alors ? — Non. Je fais demi-tour et m'éloigne. Avec une facilité

surprenante, ma peur s'est muée en curiosité. Je m'attendais à ce qu'il se montre violent, qu'il m'enlève, qu'il me viole ! Pas à ce qu'il me questionne.

Il me caresse, il marivaude. J'ai du mal à retenir un sourire quand j'entends le trot de son destrier derrière moi.

— Est-ce qu'on a demandé ta main ? — Non. — Est-ce que tu veux prendre le voile ? — Non. — Quel est ton nom ? — Je suis décidée à ne pas me laisser connaître !

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— Eh bien, reprend-il rieur, lady Pas-décidée-à-me-laisser-connaître, que faudrait-il à un soupirant pour t'arracher un sourire ?

Je me retourne, outrée. — Vous n'êtes pas un soupirant ! Il feint un haut-le-corps indigné et je manque d'éclater

de rire. Toute cette situation m'émoustille car ce beau seigneur cynique n'est pas sans charme.

— Il suffi d'un regard et cette lady connaît déjà mes intentions. Quelle femme hors du commun ! Dois-je comprendre que tu entends «connaître» au sens biblique du terme ?

Je le toise de la tête aux pieds, de sa belle tête ébouriffée à sa fine botte sur l'étrier.

— Pour vous, tous les sens sont bons à prendre. Et les badauds de s'esclaffer. Il se porte la main au cœur et fait mine d'être blessé. — Cette lady me brise le cœur. L'attroupement grossit ; les croquants se donnent des

coups de coude, échangent des regards finauds. Je remonte mon panier contre ma hanche, rejette ma

tresse dans mon dos et je le défie. — Comprenez-moi bien, cynique seigneur. Cette

connaissance-là, je l'accorderais plus volontiers à un vilain qu'à une personne de votre rang.

Contrairement à ce que j'espérais, il ne s'offusque pas. Il rit de bon cœur et les villageois font chorus.

— Tu ne penses pas qu'un noble paie mieux ? — Oh ! je suis sûre qu'il en a les moyens, mais cela

m'étonnerait qu'il honore sa dette ! Sûre que la conversation est terminée, je le plante là.

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Il fait claquer sa langue, et le destrier me suit. La foule nous emboîte le pas, ravie de cette joute

oratoire. Leur intérêt me fait comprendre que ma conquête est devenue un spectacle. Je n'ai nulle intention de devenir un objet de pari. Le fait d'amuser les culs-terreux gâte mon plaisir de me mesurer avec ce beau seigneur.

En vérité, je sais ce qu'il veut, et je sais ce qu'il fera une fois qu'il l'aura eu.

— Pourquoi penser une chose pareille ? demande-t-il de sa belle voix grave.

Celle-ci me titille d'une façon qui me fait rougir. Toutefois, je n'ai jamais été timide, et je le prouve.

— Les seigneurs traitent les paysannes comme du bétail. Ils labourent notre sillon pour y semer leur graine et ils en abandonnent le fruit à d'autres.

Les manants de se gausser derechef. — Et à quel homme, belle damoiselle, accorderas-tu le

droit de labourer ton champ ? Est-ce que tu le choisiras uniquement sur son expérience agricole ?

Les badauds se bousculent ; Ils savent que nous parlons d'un type de labour un peu particulier.

— Bien sûr que non ! — Et alors ? — À mon avis, il est des labours que tous les hommes

connaissent de naissance. Par conséquent, une expérience considérable n'offre pas d'intérêt.

Il esquisse un sourire qui creuse une fossette dans sa joue et me scrute d'un œil de braise.

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— Alors ? demande-t-il d'un ton taquin bien que son regard soit soudain devenu sérieux. Quelles sont tes conditions, lady Pas-décidée-à-me-laisser-connaître ?

Il me défie ; il me croit incapable de me montrer à la hauteur.

Je souris, j'ai le cœur qui bat de le sentir tout près de moi, mais je sais qu'il ne va pas accepter mes conditions.

— Mon sillon est vierge, comme il se doit. Seul mon mari aura le droit de le labourer.

Quelques croquants hurlent de rire, d'autres restent bouche bée, convaincus que mon toupet met un point final à l'affaire. Je me détourne, sûre de non effet.

Mais le seigneur me saisit le coude et m'arrête là. Son regard brûle d'une avidité inattendue.

— Eh bien, épouse-moi ! lance-t-il Stupéfaite, je reste sans voix. Se moque-t-il ? Une folle

audace brille dans son regard. — Et bien sûr, il faut que je couche avec vous avant !

Ou alors on se marie nuitamment devant un prêtre connu de vous seul et qui, dès l'aube, s’avère n'être pas plus prêtre que vous et moi.

J'arrache mon bras à son étreinte et fais mine de décamper.

— Vous avez beau jeu de vous moquer de moi, beau sire, mais je ne souhaite pas en entendre davantage.

Je traverse le marché tout droit avec le sentiment désagréable que tout le monde se moque de moi.

— Je ne me moque point, insiste-t-il d'une voix si sonore et résolue que le silence tombe sur la foule.

Surprise, je me retourne pour le dévisager.

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Il me regarde fixement ; ses yeux ne pétillent plus et il a recouvré son sérieux. Il donne l'image de la plus ferme détermination, que je ne m'explique pas. Il y a dans son attitude une majesté qui attire tous les regards et impose le silence. Nous l'observons tous autant que nous sommes ; nous n'avons jamais vu quelqu'un comme lui.

Il soutient longtemps mon regard, puis s'adresse à la foule d'une voix de tribun.

— Mon nom est Merlyn Lammergeier, depuis peu seigneur de Ravensmuir par la volonté de mon père. Je cherche femme.

— Merlyn, dis-je à mi-voix, pour connaître l'effet produit par ce nom dans ma bouche.

Il tourne son cheval vers la foule saisie ; le vent soulève la cape de Merlyn et la queue de son étalon. Le bleu du ciel met en valeur la couleur des vêtements du seigneur ainsi que celle de ses yeux ; le soleil miroite sur les ors du fermoir de sa cape et l'argent du harnais de sa monture. Ils sont tous deux magnifiques, et complètement étrangers à notre vie quotidienne.

— Avis à la population ! Aujourd'hui même, j'épouserai honorablement cette femme, et je le ferai dans la chapelle devant quiconque désire être présent.

Atterrée, je reste bouche bée. Est-il fou ? Mais après tout, qu'est-ce que cela change ?

— Et les bans ? demande une femme plus délurée que les autres, tandis que je me débats dans l'extravagance de cette proposition.

— Il n'y a pas de consanguinité entre nous, déclare Merlyn, avant d'ajouter en se tournant vers moi : À moins que tu n'aies des parents en France ?

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Je secoue la tête, éberluée. Il hoche la sienne ; l'affaire est entendue. — Et je n'ai pas de parents ici. Je suis sûr qu'un legs en

faveur de la chapelle permettra de résoudre ces petites tracasseries. Nous nous marierons devant le prêtre que choisira cette dame, précise-t-il en se tournant de nouveau vers moi, les yeux brillants. Si cette dame n'a pas changé d'avis entre-temps...

Il sourit et baisse le ton, et j'ai soudain le sentiment de jouer aux dés avec le diable en personne.

— Si elle a autant d'audace en actes qu'en paroles... Les croquants sont hilares ; ils se bousculent devant

cette affaire incroyable et me regardent de tous leurs yeux. C'est la première fois - mais non la dernière - que Merlyn me stupéfie par l'impétuosité de ses choix.

Ce n'est pas la dernière fois non plus qu'il met mon cœur en grand émoi.

Un paysan l'apostrophe. — Vous êtes bien sûr de votre choix, messire Merlyn ?

Cette petite a la langue la mieux pendue de Kinfairlie. Le regard de Merlyn se charge d'orage mais son

sourire est désarmant. — Je n'ai rien contre les jouvencelles qui savent se

servir de leur langue. Il fait approcher sa monture et me tend la main. — Mais, gente damoiselle, feras-tu preuve dans tes

actes d'autant d'audace que dans tes paroles ? Oseras-tu m'accepter comme époux, moi l'héritier de la lignée Lammergeier ? Ou bien ai-je cru à tort que tu étais suffisamment déterminée pour relever un défi quand il se présente ?

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Me défierait-il pour savoir si je mérite de devenir sa femme ? À moins que ce ne soit une mise en garde...

À vrai dire, je ne m'en soucie guère. Tout ce que je sais, c'est que dame Fortune me sourit, que Merlyn est riche, qu'il est beau et intelligent. Et que mon cœur chavire à le voir. Même s'il est cynique, même s'il est fou, je pourrai vivre à l'aise une fois que nous serons mariés. Je sais qu'une telle chance ne se représentera pas.

Enfin, et par-dessus tout, j'ai envie de le surprendre. Il y a cette petite fossette qui me séduit, et ce toupet dans son regard.

Il est irrésistible et il me veut : je n'ai pas l'intention de lui laisser le temps de changer d'avis.

Je tends mon panier à une vieille voisine debout à côté de moi.

— Porte ça à ma mère, Anna, s'il te plaît, et dis-lui de filer à la chapelle si elle veut me voir épouser le seigneur Merlyn de Ravensmuir devant le curé de Kinfairlie.

Les vivats fusent mais je ne vois que Merlyn et son éblouissant sourire. Mon cœur bondit dans ma poitrine et je lui prends la main comme si c'était la chose la plus naturelle qui soit. Je suis tout étourdie de sa force et de sa sûreté quand il me saisit par la taille et, d'un élan, me hisse sur la selle devant lui.

En vérité, il m'assoit sur la preuve même de son désir et j'ai le souffle coupé quand ses lèvres effleurent mon oreille.

— Alors, c'est bien vrai ? dit-il d'un ton qui me fait frissonner. Je n'ai pas sous-estimé ton audace.

Il ne semble nullement rebuté par ce trait de caractère qu'on me reproche généralement.

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— Ta nature intrépide ne sera pas de trop à Ravensmuir.

Je me demande alors si ce que je connais de sa réputation est suffisant ; n'y a-t-il pas dans son besoin de prendre femme des motivations que je n'aimerais pas découvrir ?

En tout cas, ces questions ne font que m'effleurer. Il m'embrasse sans retenue, comme si j'étais déjà sienne. C'est merveilleusement excitant ; il attise l'étincelle qui a jailli entre nous, et celle-ci se transforme en brasier ronflant. Quand il relève la tête, il me sourit d'un air entendu : il est conscient de la faim qu'il a fait naître en moi.

— Je suis bien aise d'avoir trouvé femme, me souffle-t-il.

Il m'enveloppe de sa cape et éperonne son destrier pour filer vers la chapelle. Caché sous la cape, il m'a saisi un sein à pleine main. Ma chair s'émerveille et s'émeut d'une façon qui m'était jusque-là inconnue. J'ai la terrible certitude de me faire enlever par un démon, et de mon plein gré. Malgré cela, je ne me soustrais pas à la flamme allumée par Merlyn. Le démon m'a prise pour servante et, pour le moment, je ne m'y oppose en rien.

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25 décembre 1371

Noël Solennité de la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ

Fête de sainte Eugénie et de sainte Anastasie

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2

L'obscurité de la nuit commençait à s'estomper et la fraîcheur matinale pénétrait dans notre chambre par l'unique fenêtre, sous la peau en lambeaux qui faisait office de rideau. J'étais au lit avec encore sur les lèvres, à mon vif regret, le goût de Merlyn.

Je me dis qu'il était temps de nous lever pour assister à la messe, mais Tynan avait mis très longtemps à s'endormir et j'hésitais à le réveiller. Je traînai donc, abandonnée à mes rêveries, attendant la cloche de la chapelle.

De nouveau, j'entendis les sabots d'un coursier. Cela me tira de ma torpeur. Au son clair des sabots

ferrés, je sus que ce cheval n'était pas de ceux que l'on attelle à une charrue, ni une jument tirant un chariot. Non, celui-ci avait la jambe légère ; il dansait sur les pavés et les clochettes de son harnais tintaient avec un son argentin reconnaissable entre mille. C'était comme si j'avais rappelé Merlyn à mes côtés.

Une fois de plus. Je me levai et m'enveloppai de mes propres bras dans le

noir ; je savais qu'on allait frapper, je l'espérais et le redoutais à la fois ! Le pied d'un homme fit grincer une marche du seuil ; je retins mon souffle. Ma sœur Mavella s'assit et me jeta un regard inquiet.

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Nous étions habituées à nous faire embêter. Les ragots malveillants couraient à notre sujet et beaucoup éprouvaient une joie mauvaise à nous voir tombées aussi bas. Nous étions pauvres et méprisées, et la morsure de la misère était d'autant plus acérée que, il n'y avait pas si longtemps, je menais grand train.

J'avais pris la bonne décision en quittant Merlyn, mais il y avait des jours - et des nuits - où je regrettais de devoir le payer si cher. Nous avions tellement l'habitude de nous jouer de la mort que cela devenait presque banal. D'ailleurs, mon frère ne connaissait d'autre vie que celle-ci.

Quand on frappa discrètement à la porte, je ne m'affolai pas, mais Mavella pâlit. Contrairement à elle, j'avais la certitude que cela n'avait rien à voir avec nos ennuis habituels.

Ce devait être Merlyn. On frappa encore, des coups bien discrets pour être de

la main de Merlyn… Méfiante, je traversai la pièce mais n'ouvris pas. Mavella se leva et me regarda avec appréhension.

— Qui vient déranger ma maison à pareille heure ? m'enquis-je avec l'impatience de quelqu'un que l'on réveille pour rien.

— Lady Virginia ? Je reconnus cette voix : Fitz, l'homme de confiance de

Merlyn. Pourquoi se présentait-il chez moi ? Je jetai un coup

d'œil par la fenêtre : il n'y avait qu'une monture dans la ruelle et c'était bel et bien celle de Merlyn. Or, nul

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seigneur, même le plus généreux, ne laisse un domestique monter un destrier pareil.

Le fait que l'étalon soit là sans Merlyn ne présageait rien de bon.

— C'est Rhys Fitzwilliam, insista le visiteur. J'aimerais vous parler, milady.

J'ouvris la porte. Mes craintes redoublèrent en voyant la mine défaite de Fitz. Quelque chose de grave était arrivé.

Que dire de Rhys Fitzwilliam ? C'est un bon vivant dont le tour de taille atteste de la qualité de la table des Lammergeier. Il n'est pas gros, mais pas mince non plus. Nous avons la même taille, mais il a deux fois mon âge. Il a le visage bronzé et ridé et ses yeux peuvent se mettre à pétiller de gaieté de la façon la plus inattendue.

Pas ce matin, en tout cas. Il paraissait désolé et tendu comme je ne l'avais jamais vu.

Beaucoup de gens sous-estiment Fitz en raison de ses allures de brave homme simple essentiellement préoccupé de son petit bien-être. Bien sûr, il a parfois tendance à en dire plus qu'il n'en fait mais, comme Merlyn, il est doté d'une volonté de fer. Jamais je n'ai vu Fitz reculer devant une tâche ingrate ou pénible quand il fallait s'en charger.

Il est difficile de savoir ce qu'il pense, car il a dû apprendre l'impassibilité de son seigneur et maître. J'ignore depuis quand il est au service de Merlyn, peut-être depuis la naissance de ce dernier. En tout cas, beaucoup de secrets des Lammergeier ne sont connus de personne en dehors de la famille et de Fitz. Bien souvent, on lui a confié des missions discrètes, où des intérêts importants étaient en jeu.

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Le fait qu'il laissât voir son désarroi n'était, à mon avis, pas bon signe. Sans un mot, je l'invitai à entrer.

La présence sous notre toit de Fitz, vêtu comme l'homme de confiance d'un riche seigneur, avait quelque chose d'incongru. Je dois reconnaître à son honneur qu'il se montra discret dans notre minable logis. Je lui offris de la bière blonde et un siège devant notre table bancale.

Il n'accepta ni l'une ni l'autre, et resta debout. Malgré ses protestations, je lui versai de la bière car il avait du chevaucher à bride abattue.

— Messire Merlyn est mort, milady. dit-il d'une voix rauque.

Je suspendis mon geste, puis me remis à verser. C'était encore un mauvais tour de Merlyn. je le savais.

— Pas de fariboles, Fitz, ordonnai-je sombrement sous le regard ahuri de ma sœur. Ce sont les malades et les faibles qui meurent ! Merlyn est d'une vitalité exubérante. Il vivra a jamais, ne serait-ce que pour défier la mort. Assieds-toi et prends un peu de repos car j'imagine que tu es venu en toute hâte à sa demande.

— Je dis la vérité, milady. insista-t-il en baissant la tête. Nous l'avons perdu. Merlyn est mort.

Mavella se signa et murmura une prière. Tynan dormait toujours, inconscient de mon émoi et de la douleur sur le visage ridé de Fitz.

J'étais sûre de moi jusqu'au moment où je vis une larme quitter l'oeil de Fitz et couler sur sa joue. Il soutint mon regard sans bouger ni s'essuyer.

Ébranlée par sa détresse, je lui tournai le dos. — Non. Fitz. dis-je d'une voix tremblante. Pas Merlyn.

c'est impossible.

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Le silence de Fitz était plus éloquent que tout. J'entendis un froissement d'étoffe et me retournai :

il tenait la seule chose capable de me convaincre. — Sainte Marie ! s'exclama Mavella en se signant

derechef. Je reconnus, stupéfaite, le coffret finement sculpté que

Fitz posa sur notre table rustique. Il ne pouvait y en avoir deux identiques dans toute la

Chrétienté ; et celui que je connaissais était la fierté de Merlyn. Pendant la courte période pendant laquelle nous avions vécu comme mari et femme, je ne l'avais jamais vu se séparer de ce coffret. C'est là qu'il cachait ses trésors : pièces d'or, pierres précieuses, actes notariés et autres secrets. Jamais il n'en aurait laissé la garde a quiconque.

De son vivant, du moins. D'une main lasse, Fitz poussa le coffret vers moi. J'eus un mouvement de recul Le fait que Fitz soit en

possession de ce coffret et qu'il me le remette était une preuve.

Merlyn était mort. J'allai à la fenêtre et écartai la peau pour regarder

l'étalon, dehors. Des larmes me brûlaient les yeux, j'avais la gorge serrée.

Je n'arrivais pas à croire que Merlyn n'arrêterait plus jamais son coursier juste au bord d'une falaise, que plus jamais il ne cracherait au vent. Je n'arrivais pas à croire que quelque part il avait cessé de rire dans la tempête, ses yeux bleus pétillant de malice et de gaieté. Impossible que son coeur ne batte plus jamais la chamade sous les caresses de quelque drôlesse, que son sourire triomphant n'éclate pas dans l'ombre, en quelque lieu.

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— Où est-il? demandai-je en me retournant enfin. Il faut que je voie son cadavre pour y croire.

Fitz secoua la tête. — J'ai dû faire vite, milady, expliqua-t-il avec un gros

soupir. Je devais accomplir ce devoir avant que la nouvelle se répande. Personne n'accepterait d'ensevelir un Lammergeier en terre chrétienne.

— Où est-il ? — Je l'ai emmené dans un monastère dont je préfère

taire le nom ; j'ai dit que j'avais trouvé ce pèlerin, certainement assassiné par des bandits de grands chemins.

Merlyn en pèlerin, la chose aurait paru cocasse en d'autres circonstances.

— Je n'ai, pas donné de nom, poursuivit Fitz. Naturellement, ils m'ont pris pour un voleur devenu assassin sans le vouloir.

— Il faut que je le voie. — C'est impossible, milady. Cela risquerait d'éveiller

davantage leurs soupçons, dit-il d'un air mortifié. Je voulais tellement bien faire que je leur ai donné trop. Ils m'ont posé des questions : un pèlerin avec tant d'argent sur lui ? Et moi, pourquoi m'intéressais-je tant au repos éternel d'un parfait étranger.

Fitz était dans tous ses états. — Vous auriez pu l'enterrer à Ravensmuir, suggérai-je

avec douceur. L'intendant secoua la tête et répondit sans ambiguïté : — Cela fait longtemps que j'ai appris à ne pas me mêler

de ce qui ne me regarde pas. Mais, milady, il faut enterrer

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un homme comme un homme, et pas comme une bête ; un chrétien doit être enterré en terre chrétienne

— Même au prix d'un mensonge, observai-je contristée par cette fin sordide et par le fait que Merlyn n'avait pas eu le temps de se repentir.

Puis je me repris ; Merlyn avait eu toute la vie pour se repentir et décidé de ne pas le faire. Même si on lui avait proposé confession et absolution in articulo mortis, il n'aurait rien changé, j'en étais sûre.

— Comment est-ce arrivé ? demandai-je en regardant sans la voir la route en contrebas.

— On l'a attaqué par-derrière, à coups de poignard, et jeté dans un fossé.

— Tu n'étais pas avec lui ? — Il me l'avait défendu, expliqua Fitz en se raclant la

gorge. Je me suis mis à sa recherche dès que j'ai constaté son retard.

— Où était-il allé ? — Tout ce que je sais, c'est qu'il était tard et que je l'ai

trouvé. J'ai fait tout ce que j'ai pu, milady, mais il n'était plus temps.

Je l'entendis s'asseoir lourdement et boire sa bière à grands traits.

Mes doigts se crispèrent sur le rebord de la fenêtre et un désir inattendu de vengeance monta en moi.

— Qui a fait ça, Fitz ? — Dieu seul le sait. Son ton était tellement plein d'amertume que je me

retournai et lus dans ses yeux brillants le même désir que le mien. Fitz avait vraiment un air sinistre ; de nouveau il poussa le coffret vers moi.

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— C'est à vous, avec son contenu, à compter d'aujourd'hui, milady. Que Dieu vous aide à en porter le poids avec grâce, et ce qu'il faut de chance.

— C'est quoi, ce coffret ? — Ravensmuir. Je quittai la fenêtre ; je devais avoir mal entendu. — Comment ça ? — Merlyn a été formel, dit Fitz d'une voix forte pour

m'interdire de protester. L'acte de donation du fief est à l'intérieur, si vous voulez le voir.

Il prit une clef au bout d'une cordelette de soie, et j'ouvris des yeux ronds. Cette cordelette, Merlyn la portait au cou ; elle devait encore porter la tiédeur du corps de mon mari, même si lui était à présent froid.

Je dis la première chose qui me vint à l'esprit. — Je ne puis lire cet acte, Fitz. — Je vais vous le lire, alors. — Je te crois sur parole, Fitz. Laisse-le ou il est. Je

regardai de nouveau par la fenêtre ; l'étalon était toujours là mais maintenant, il me semblait abattu.

Il avait sans doute assisté à la mort de son maître. En frissonnant, je retournai m'asseoir en face du fidèle

serviteur et l'observai. — Pourquoi moi, Fitz ? Pourquoi Merlyn n'a-t-il pas

laissé Ravensmuir à son frère Gawain ? — Ils sont brouillés, milady. — Merlyn et moi aussi. Hier encore, nous nous sommes

disputés. — Il faut croire que ce qui le séparait de Gawain était

pire. — J'ai peine à le croire.

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— C'est pourtant vrai. A cet instant, je regrettai d'avoir refusé mon aide à

Merlyn la veille. Jamais je ne connaîtrais le fin mot de l'histoire, et c'était ma faute. Je soupirai, soudain très lasse.

— Ce sont des ruptures d'importance, Fitz, mais aucune n'est plus forte que celle qui sépare la vie du tombeau.

Le silence s'abattit sur nous tandis que, dehors, le village s'éveillait. Les chèvres que l'on trayait bêlaient, des femmes s'interpellaient, des poules caquetaient ; la cloche de la chapelle se mit à sonner.

C'était Noël, date qui cadrait mal avec la nouvelle apportée par Fitz. Comment se réjouir quand on a le cœur en deuil ?

Fitz reposa sa bière et me tendit de nouveau le coffret. La clef reposait sur le couvercle, avec sa cordelette de soie rouge sinueuse comme un serpent.

— Acceptez-vous le legs de Merlyn, lady Virginia ? Je m'apprêtai à refuser : la fierté m'interdisait de

ramasser les miettes tombées de la table de Merlyn. De plus, gagner de l'argent de façon malhonnête et accepter la vie luxueuse que cet argent procure ne faisait aucune différence à mes yeux. Mon sens du bien et du mal était le même aujourd'hui que cinq ans plus tôt.

Puis mon regard tomba sur mon frère Tynan, pelotonné sur notre paillasse. Mon cœur se serra à la pensée de toutes les privations que je lui faisais endurer car je n'arrivais à lui donner que fort peu.

Par le simple fait de quitter Ravensmuir, j'avais ruiné sa santé, je l'avais contraint à cette existence misérable

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même-si, au moment de prendre ma décision, j'ignorais qu'il allait bientôt naître.

Soudain, je réalisai que je pouvais me rattraper en acceptant Ravensmuir, ne serait-ce qu'au nom de Tynan. Comme cette idée faisait son chemin dans mon esprit, je me redressai.

Ma décision était prise. — Merlyn avait une dette envers moi, dis-je calmement.

Ce n'est pas, loin s'en faut, le dédommagement que j'aurais demandé. Mais puisque c'est ce que l'on m'offre...

Je pris une profonde inspiration et croisai le regard de Fitz.

— Je me contenterai de Ravensmuir comme solde de tout compte.

Une ombre de sourire passa sur le visage de l'intendant. Peut-être était-il soulagé de voir le vœu de son maître réalisé si facilement - personne ne devait s'attendre à la moindre docilité de ma part.

Ma sœur me regardait, un peu perdue. Je m'obligeai à lui sourire.

— Pour une fois, nous passerons Noël au chaud et bien nourris. Es-tu prête à partir ?

*

* *

Il faisait un froid mordant quand nous quittâmes Kinfairlie. J'avais inventé une histoire pour l'orfèvre Malcolm Gowan et m'étais arrachée aux griffes de sa femme en lui proposant de vendre la bière à son seul

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profit. Toutes ces palabres m'auraient irritée bien davantage sans la perspective de jours meilleurs.

Quel que soit l'état dans lequel nous trouverions Ravensmuir, nous y vivrions mieux que dans ce village.

Le ciel était sombre et menaçant, les nuages formaient une couverture plombée que le soleil ne parvenait pas à percer. Un orage approchait et nous marchions d'un bon pas, en espérant atteindre Ravensmuir avant l'arrivée de la pluie.

Nous étions quatre : Mavella, Tynan, Fitz et moi-même. Plus l'étalon noir, bien sûr. Fitz m'avait proposé de le monter, mais je ne connais pas grand-chose aux chevaux et celui-ci m'effrayait. Le destrier de Merlyn ressemblait à son maître, sauvage et indomptable.

Je me refusai à évoquer sa visite de la veille, à envisager le fait que j'aurais pu empêcher sa mort en prenant une décision différente.

Après tout, cela faisait un criminel de moins ; le pays ne s'en porterait pas plus mal, n'est-ce pas ? Hélas ! au fond de moi, je n'en étais pas si sûre. Le monde me paraissait sinistre, sans la perspective de revoir Merlyn. J'essayai de me convaincre que mon humeur était due à ce temps exécrable, mais je savais pertinemment que je me mentais.

Je me répétai que, cinq ans plus tôt, j'avais pris la décision qu'il fallait. Merlyn et moi ne pouvions vivre ensemble : pas plus qu'un faucon et un lièvre ne peuvent cohabiter.

Notre bref mariage n'avait pas été tout rose, mais pas tout noir non plus. Bien qu'ayant pris l'initiative de la rupture, je conservais de mon mari de tendres souvenirs. Merlyn était ce que peu d'hommes ont le courage d'être : le

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plus beau, le plus viril, le plus amoral et le plus séduisant que Dieu ait jamais créé. Oui, s'il ne s'était pas conduit en criminel et en assassin, j'aurais partagé son lit jusqu'au bout.

C'est-à-dire jusqu'à aujourd'hui. Plus jamais je ne coucherais en sa compagnie, maintenant. Je réalisai avec surprise que j'entretenais encore un mince espoir de réconciliation et que cet espoir venait de mourir avec Merlyn.

En fin d'après-midi, nous arrivâmes en vue du sombre château juste au moment où la pluie commençait à s'abattre. Ravensmuir occupe un cap dominant les flots gris de la mer du Nord. Le château lui-même est d'une hauteur spectaculaire ; il offre du côté de la terre une muraille de pierre unie, à peu près orientée nord-sud, bâtie pour résister aux pires assauts. Le littoral est rocheux et plein d'embûches ; la houle s'y brise en écumant avec une violence semblable à celle qui a fait la réputation de la famille Lammergeier.

Il n'y avait pas la moindre lumière aux fenêtres, aucun brin de verdure pour décorer les portes ; tout était gris et désolé. Ce temps épouvantable faisait paraître le château encore plus menaçant et, curieusement découragés par le spectacle de notre destination, nous continuâmes à avancer en silence.

On n'entendait que le martèlement des sabots de l'étalon, la pluie qui tombait et les vagues qui s'écrasaient en grondant. Même Tynan, qui n'avait cessé de cribler Fitz de questions, se taisait à présent.

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L'accès à la cour intérieure de Ravensmuir se fait par un tunnel qui passe sous le château. Ce tunnel, barré par trois herses en fer forgé, abrite la salle de garde.

Je me demandai si Fitz avait les clefs. Un moment, je craignis de devoir passer la nuit sous la pluie glacée puis je m'aperçus que les portes étaient grandes ouvertes. Notre arrivée devait être signalée depuis longtemps : c'est dans ce but que la dernière demi-lieue de route menant au château est rigoureusement rectiligne.

Un garçonnet et une femme nous attendaient dans le tunnel, à l'abri de la pluie. Je sus immédiatement de qui il s'agissait, bien que j'eusse mille fois préféré me tromper.

La femme fit un pas en avant sans paraître se soucier de la pluie et le cœur me manqua. Ada Gowan, n'avait guère changé : elle était si sévère et si rigide qu'on l'aurait crue sculptée dans la pierre. Bien qu'à peine cinq ans nous séparent, elle semblait de vingt ans mon aînée.

Ada portait de coûteux vêtements noirs. Je ne l'avais jamais considérée comme vaniteuse, car elle n'est pas particulièrement jolie. Toutefois, ce jour-là, elle portait des vêtements si luxueux que j'en fus surprise. Elle était en grand deuil, chose que ne peuvent se permettre que les personnes richissimes. Une guimpe noire lui montait jusqu'au menton et un voile de même couleur entourait son visage, soulignant ses rides amères. Je me demandai comment elle avait si vite appris la mort de Merlyn.

Son frère Arnulf était là lui aussi, inexpressif comme à son habitude. Il est très grand et solide, pour un gamin de dix ans. Son esprit n'est pas bien vif, mais il est costaud et capable de travailler sans relâche.

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Ada nous regarda approcher d'un air dédaigneux. Je levai fièrement le menton et serrai ma sœur contre moi pour la protéger.

— Inutile d'annoncer vos nouvelles, Rhys Fitzwilliam, dit Ada d'une voix dure. Nous savons la vérité.

— Pardon ? demanda Fitz. Sa surprise me confirma qu'il n'était pas allé au château

pour annoncer la mort de Merlyn. Ada désigna la cour derrière elle.

— Nous savons, insista-t-elle, les yeux brillants, que messire Merlyn est mort. Les corbeaux sont tous partis à l'aube. Cela prouve que la quête de notre seigneur a échoué.

À cette sinistre nouvelle, je ne pus m'empêcher de frissonner.

C'est une vieille légende de la région : quiconque s'établit en un endroit sait que le site est béni si les corbeaux s'y installent. S'ils repartent, cela signifie que la famille n'y connaîtra que malheur.

La famille de Merlyn croyait dur comme fer à cette superstition. Il y a des années de cela, il me l'avait racontée en riant, mais quelque chose de solennel dans son regard ne m'avait pas échappé. Il prenait soin des corbeaux, à l'époque, et avait donné un nom à chacun. Je l'accusais de se tromper en les nommant car, à mes yeux, ils se ressemblent tous et il y en avait bien trois douzaines.

L'annonce d'Ada me glaça jusqu'aux os, et mon frère ouvrit des yeux terrorisés. Je devais le rassurer.

— Superstition ridicule ! dis-je avec mépris : Ils rentreront ce soir.

— Évidemment, lança Fitz.

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Ada eut une moue dépitée et, brusquement, se tourna vers ma sœur. Mavella tressaillit et détourna les yeux.

Ada esquissa un sourire de triomphe, ce qui me mit en colère. N'avait-elle pas fait assez de mal comme ça ? Nous nous défiâmes du regard.

— Je vois que tu es venue faire main basse sur les dépouilles, Virginia. Il est bien dans ta nature charognarde de convoiter le bien d'autrui.

J'aurais pu la gifler, mais je préférai rester digne, ne fût-ce que pour la décevoir.

— Je suis ici car Merlyn m'a confié Ravensmuir. À partir de ce jour, Ada, je suis lady de Ravensmuir, en qualité de veuve et héritière de Merlyn.

— Non ! s'exclama-t-elle en blêmissant. — Oh si ! insistai-je en souriant, décidée à mieux

défendre qu'elle les apparences. — C'est la vérité, trancha Fitz avec autorité. Tous les

documents de la succession sont réunis. Ada se décomposait de rage. Il lui fallut un moment

avant de pouvoir articuler un mot. Je m'attendais à l'entendre, mais il me blessa quand même.

— Sorcière ! — Ada… commença Fitz. D'un geste, je le fis taire. Je voulais savoir ce qu'Ada me

reprochait. — Les présages se réalisent ! hurla-t-elle horrifiée. Le

malheur a frappé Ravensmuir. Un malheur préparé de longue main, depuis que Merlyn a été envoûté pour te prendre comme femme.

Elle cracha par terre devant moi.

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— La mort de messire Merlyn représente le commencement de la fin, conclut-elle.

— Je suppose que c'est la douleur d'avoir perdu messire Merlyn qui affecte ton sens de l'hospitalité, observai-je froidement. Nous avons tous besoin d'un bain et d'un repas chauds.

La bouche d'Ada se serra tant que ses lèvres disparurent.

— Nous n'étions pas prévenus de votre arrivée. — Mais vous aviez pris vos dispositions pour le retour

de Merlyn, puisqu'il habitait encore là il y a quelques heures.

Puis je baissai le ton. — Je te conseille, Ada, de faire attention. Tu vas nous

préparer nos bains, faire chauffer les pièces, et veiller à ce que nous ayons un repas chaud. Que l'on tire aussi du vin, que la grande salle soit éclairée et les lits faits. Et tout cela, rapidement ! Je n'exigerai ton serment d'allégeance que demain.

Les yeux d'Ada flamboyèrent et ses pommettes se marbrèrent de rouge. Elle ouvrit la bouche, puis la referma.

— Il n'est pas question de... — Dans ce cas, tu es libre de partir immédiatement et de

chercher d'autres maîtres. Cela ne me dérange pas, dis-je avec une indifférence parfaite. Le château le plus proche, c'est Dunbar, je crois ; si tu marches d'un bon pas, tu y seras dans quelques jours. Naturellement, je n'ai pas l'intention de mettre un cheval ou un chariot à la disposition de quelqu'un qui quitte mon service.

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De nouveau, je souris : mon calme la faisait littéralement écumer. J'étais enchantée de l'avoir prise à son propre piège. Mavella, Tynan et Arnulf restaient muets. Fitz toussota dans le creux de sa main ; je le savais trop digne pour croire que c'était une façon de cacher un rire. Finalement, Ada s'inclina avec raideur.

— Comme vous voudrez, milady, conclut-elle comme si on la forçait à avaler du poison.

Elle fit demi-tour et retourna à grands pas vers les portes. Son frère hésita un instant puis la rejoignit au trot, en nous laissant tous les quatre sous la pluie.

N'importe qui aurait été découragé, mais pas moi. Cette première escarmouche venait de se conclure en ma faveur.

— Vous comptez rester sous la pluie ? m'exclamai-je gaiement.

La fortune nous souriait et j'étais décidée à ne pas me laisser abattre, ne serait-ce que pour oublier la douleur que me causait la mort de Merlyn.

— Après tout, insistai-je auprès de mon frère et de ma sœur qui ne pipaient mot, c'est Noël, et notre sort s'est beaucoup amélioré. N'y a-t-il pas lieu de se réjouir ?

J'adressai un signe de tête à Fitz et m'avançai dans la cour de Ravensmuir d'un pas décidé, comme en terrain conquis. Car tel était bien le cas.

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3

Quand un malheur s'annonce, quelque chose dans l'air vous avertit. Les chiens s'agitent, les chats se pelotonnent au coin du feu et ouvrent l'œil. Quant à moi, depuis ma brûlure, c'est ma cicatrice que je sens.

À peine avions-nous franchi le seuil de Ravensmuir qu'elle commença à me démanger. J'étais certaine que l'on m'observait, que quelqu'un m'épiait. Cette sensation étrange me donna la chair de poule.

Je l'imputai à l'accueil d'Ada, et refusai de céder devant sa malveillance.

La grande salle était froide et nue ; il n'y avait même pas une bougie allumée dans ce vaste volume qui semblait hanté par la présence de Merlyn. Il avait dû séjourner là dernièrement et le vide béant du château paraissait faire écho à son absence.

Je scrutai tous les coins comme si je m'attendais à l'y voir. Plus de dix fois, je jetai un coup d'œil par-dessus mon épaule, comme si j'allais le découvrir tapi dans l'ombre, riant de sa bonne farce.

Or, il n'y avait qu'ombres, poussière et souvenirs. Des larmes inattendues me vinrent aux yeux ; je les refoulai en cillant. Je refusais de pleurer Merlyn Lammergeier car j'en savais trop long sur lui pour porter son deuil.

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Toutefois, cela ne m'empêchait pas de me sentir mal à l'aise. Peut-être le fantôme de Merlyn aurait-il préféré que je porte son deuil avec pompe, comme Ada. Eh bien, son spectre pouvait bien attendre toute l'éternité !

J'avais envie de faire la fête pour me venger, pour décevoir ce faible espoir qu'il avait peut-être placé en moi.

— Regardez-moi cette salle ! m'exclamai-je. Cela fait des années que l'on n'y a pas fêté Noël dans la joie. Tout cela va changer.

— La jonchée est d'une saleté incroyable, constata Mavella en poussant du bout du pied quelques déchets.

— Nous allons faire nettoyer tout ça ! décida Tynan avec l'enthousiasme de quelqu'un à qui cela ne coûtera pas grand travail.

Il nous fallait nous occuper. Nous allumâmes des bougies et, puisque nous ne nous étions pas encore lavés, nous nous mîmes à balayer les vieux joncs et la poussière hors de la salle. Je ne m'attendais pas à ce qu'Ada nous aide car, à l'évidence, elle ne s'était pas souciée du ménage depuis des lustres. Fitz entonna une chanson et Tynan l'imita avec si peu de sens musical que Mavella et moi nous sentîmes obligées de nous joindre à eux.

— Il nous faut une bûche de Noël ! dis-je, car la cheminée vide était non seulement froide, mais décourageante.

— Qu'est-ce que c'est, une bûche de Noël ? demanda Tynan.

Je lui ébouriffai affectueusement les cheveux. Mavella et moi échangeâmes un regard plein de

remords, car le petit ne connaissait rien en matière de fêtes. Elles coûtent cher et, depuis la naissance de mon

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frère, tout notre argent passait en nourriture et bois pour le feu. Nous considérions que nous avions de la chance quand nous pouvions acheter du suif pour faire une chandelle le jour de Noël.

— Tu es trop jeune pour te rappeler la joie des Noëls précédents, répondit gaiement Fitz en souriant à Tynan. Dans une grande salle, il faut une grosse bûche pour réchauffer les cœurs et les mains de tous ceux qui viennent à l'occasion de cette grande fête.

— Qui viendra, Virginia ? s'enquit Tynan en me tirant la main.

Je jetai un coup d'œil à Fitz, qui ne dit mot, puis je haussai les épaules.

— La tradition voudrait que tous les paysans viennent profiter de la table de leur seigneur.

Tynan fronça les sourcils. — Quels paysans ? — Je ne sais pas s'il y a encore des serfs et des vilains

sur les terres de Ravensmuir. En tout cas, il n'y avait ni village ni terres cultivées à

proximité. Initialement, Ravensmuir était la résidence d'été du seigneur de Kinfairlie. Autrefois - longtemps avant ma naissance -, il vivait des fermages payés par les fermes inféodées à Kinfairlie. La destruction de son château avait eu lieu juste avant la première épidémie de peste, qui avait tué près de la moitié des croquants du voisinage. Peut-être que les survivants s'étaient tout bonnement emparés des terres tombées en déshérence autour de Kinfairlie.

Les Lammergeier avaient revendiqué la suzeraineté de Ravensmuir, mais j'ignorais quoi d'autre.

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Fitz haussa les épaules : soit il n'en savait rien, soit il refusait d'en parler. Je me dis que s'il y avait des vilains attachés aux terres de Ravensmuir, ils allaient se présenter à la porte pour profiter du banquet.

Tynan était perplexe. — À Kinfairlie, aucun seigneur ne nous offrait de

festin... — Non, parce que le château de Kinfairlie a été incendié.

Le village n'est plus inféodé à qui que ce soit, désormais. Tu connais cette histoire : Kinfairlie n'a plus de seigneur.

Le visage de Tynan s'éclaira. Il se mit tout de suite à me raconter cette histoire qu'il avait entendue tant de fois. C'était l'une de ses préférées car, comme tous les garçons, il aimait les récits de chevalerie.

— Car le château de Kinfairlie a été attaqué par des méchants qui voulaient s'en emparer.

— Et quand le seigneur de Kinfairlie a refusé de se rendre, continua Mavella, ils brûlèrent le château avec le seigneur et sa famille dedans.

— Ensuite, enchaîna Tynan, ils ont brûlé son autre résidence, celle de Ravensmuir. Ils espéraient ainsi avoir raison du seigneur par la peur, mais celui-ci était trop courageux.

— Assez ! intervins-je. Mais l'enthousiasme de Tynan était indomptable. — On dit que les incendies de Ravensmuir et de

Kinfairlie furent aussi brillants que la lumière du soleil. Et personne n'en réchappa, sauf maman.

— Maman, acquiesça Mavella, qui était au service de la dame de Kinfairlie, fut envoyée sur les dangereuses

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falaises dominant la mer pour demander l'aide de Tantalion et de Dunbar.

— Une fois Kinfairlie en cendres, les méchants semèrent du sel sur les terres voisines et quittèrent définitivement Kinfairlie, leur projet ayant échoué, poursuivit Tynan.

Il se tut un instant, parut réfléchir, puis m'interrogea. — Mais nous sommes ici à Ravensmuir, et rien n'est

brûlé, comment cela se fait-il ? — C'est parce que Ravensmuir a été reconstruit, mais

pas Kinfairlie. — Par qui ? Je m'accroupis à côté de lui. — Ravensmuir a été reconstruit par Avery

Lammergeier, qui a traversé la mer pour revendiquer le domaine. Une fois le château construit, il le confia à son fils aîné, Merlyn. Et à sa mort - ma voix s'étrangla et je dus me racler la gorge avant de poursuivre - Merlyn m'a légué Ravensmuir. Dorénavant, c'est nous qui vivrons ici.

Tynan fronça les sourcils devant cette nouvelle imprévue.

— Mais pourquoi ? — Parce que Merlyn est, ou plutôt était, mon mari. — Dans ce cas, insista-t-il en plissant le front, pourquoi

vivions-nous au village et pas ici ? Fitz parut attendre lui aussi la réponse et ma sœur

détourna la tête. — Parce que Merlyn Lammergeier était méchant,

répondis-je aussi calmement que possible. Au moment de l'épouser, j'ignorais qu'il était un mauvais homme. Mais dès que je l'ai su, j'ai quitté Ravensmuir. C'est pourquoi nous vivions au village de Kinfairlie.

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Je n'avais fait que piquer davantage la curiosité de Tynan.

— Qu'avait-il fait de si mal ? — C'était un voleur, coupai-je pour ne pas énumérer

tous les crimes de Merlyn. — Alors, il doit être en enfer, déclara Tynan avec une

tranquille certitude. Tu es triste qu'il soit mort, Virginia ? J'effleurai sa joue du bout du doigt et reconnus à peine

ma voix quand je répondis : — Oui, Tynan. Oui, je suis triste. Fitz se détourna. — Il nous faut une bûche de Noël, répétai-je d'un ton

sans réplique avant que mon frère n'enchaîne avec de nouvelles questions.

À mon grand soulagement, cette fois, on s'occupa de chercher la fameuse bûche.

*

* * Nous descendîmes au bûcher et repérâmes le plus fort

tronc qui n'avait pas encore été débité. Sous les yeux d'Ada et Arnulf, nous déclarâmes que c'était notre bûche de Noël et la décorâmes avec de la verdure.

Pour fêter ça, nous chantâmes un chant d'autrefois que maman nous avait appris, à Mavella et à moi, et que, selon elle, on chantait jadis à Kinfairlie. Fitz paraissait le connaître. Nous dansâmes autour de la bûche, chacun s'efforçant d'être gai, puis nous la traînâmes jusqu'à la grande salle. Elle tenait tout juste dans la grande cheminée

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et s'enflamma tout de suite, jetant une lumière joyeuse dans la pièce.

— Qu'elle est grosse ! chuchota Tynan. — Il faut qu'elle brûle jusqu'à l'Epiphanie, expliquai-je.

Chaque jour, nous la pousserons un peu plus dans l'âtre. — Et le jour de l'Epiphanie, nous prendrons la dernière

braise et nous la rangerons dans le cellier pour nous porter bonheur jusqu'au Noël suivant, ajouta Mavella. Je me souviens de ce que racontait maman à Kinfairlie.

Tynan était rêveur. — J'aurais aimé entendre ces histoires, soupira-t-il. — Eh bien, répondis-je aussi gaiement que je le pouvais,

nous essaierons de te les raconter toutes. J'avais l'impression que le fantôme de ma mère se tenait

près de moi. Peut-être était-ce sa présence que je sentais la nuit, et non celle de Merlyn. En tout cas, je préférais cette idée.

Nous nous réchauffâmes les mains et nous félicitâmes de nos efforts, puis nous prîmes avec délectation notre bain chaud, qu'Ada était venue nous annoncer sèchement. Fitz se retira dans les écuries en bredouillant quelque excuse à propos de chevaux et d'écuyers. Ada finit par nous apporter un ragoût de gibier brûlant et du pain bis, sans s'excuser de la simplicité du repas ni de son retard.

C'était étrange de dîner dans cette grande salle qui pouvait recevoir une centaine de convives. Nous étions tous les trois au même bout de la table d'honneur, et les rires de Tynan résonnaient haut et clair entre les murs lugubres.

Malgré notre confort, notre affection fraternelle, l'excellent ragoût et la flambée crépitant dans l’âtre, je ne

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pouvais me défendre d'un certain malaise. Celui-ci s'aggravait d'ailleurs avec la venue du soir. Cela ne venait pas du sinistre accueil d'Ada, ni du fait que mes souvenirs de cet endroit me ramenaient à Merlyn, ni du vide sonore des salles désertes ni non plus du fait que ma mère me manquait. La vérité, c'est que j'avais des remords.

Aurais-je pu empêcher la mort de Merlyn en l'aidant ? Je sentais des spectres tapis dans l'ombre, qui

proféraient des accusations à mi-voix, qui dénonçaient des actes survenus tout près, juste hors de mon champ de vision. Je sentais quelque chose en préparation. Des crimes avaient eu lieu dans cette pièce, et ce n'était pas fini. Ma cicatrice me démangeait comme jamais, et c'était mauvais signe.

De fait, je ne cessais de regarder derrière moi. Pour la centième fois, un éclat de voix de Tynan me fit

sursauter ; je croisai le regard de ma sœur qui s'inquiétait. — Tu dois être lasse, me dit Mavella avec un pauvre

sourire. La journée a été fertile en événements. — C'est vrai, admis-je. Je vais aller me coucher. Je vous

souhaite à tous les deux une bonne nuit sous notre nouveau toit.

— Nous allons dénicher un bon édredon, et nous trouver chacun une chambre, déclara Mavella.

Tynan ouvrit des yeux ronds ; depuis sa naissance, la famille avait toujours partagé une pièce unique.

On s'embrassa, et l'affection de mon frère et de ma sœur me réconforta.

Je quittais la table pour aller chercher une lanterne quand je réalisai une évidence. En tant que châtelaine de

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Ravensmuir, il me revenait de dormir dans la chambre seigneuriale, et dans le lit qui s'y trouvait.

Ce lit où les ardeurs de la chair nous avaient jetés ensemble tant de fois, Merlyn et moi.

Mon cœur battit violemment. Alors que j'étais sur le point de retarder l'épreuve de vingt-quatre heures, Ada sortit de l'ombre, le regard brillant.

— Je vais vous accompagner, milady, annonça-t-elle avec une excitation non dissimulée. Je ne pense pas que vous ayez oublié le chemin, mais il me faut déverrouiller les portes pour vous.

— Comme c'est gentil à toi, Ada, dis-je avec une douceur qui me faisait grincer les dents.

Manifestement, elle éprouvait un plaisir pervers à me voir retrouver ces lieux que j'avais quittés un lustre plus tôt. Elle se régalait à l'idée de mon trouble, mais je n'allais pas lui donner cette joie.

Elle prit une lanterne et je la suivis à l'autre bout de la grande salle. Par la fenêtre, j'aperçus la mer. Il y avait un navire au mouillage.

— Y a-t-il des invités à Ravensmuir ? demandai-je. — À part vous ? — Je parle de ce navire à l'ancre. — Messire Merlyn est arrivé à bord de ce navire,

répondit Ada. J'ai l'impression qu'eux aussi attendent un chevalier qui n'arrivera plus jamais. Je me demande ce qu'ils vont devenir.

Je m'interrogeai sur le sort de la cargaison en espérant ne pas avoir à m'en occuper. Je n'avais aucun désir de ramasser les morceaux du commerce auquel se livrait Merlyn. Peut-être était-ce la raison pour laquelle il m'avait

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légué le château : une plaisanterie macabre, une vengeance consistant à m'entraîner malgré moi dans ses odieux trafics.

Je me frottai la tempe d'une main lasse en me disant que la nuit me porterait conseil.

*

* * Il n'y avait qu'une antichambre à traverser entre la

grande salle et les appartements seigneuriaux. Ada s'arrêta un moment pour fouiller dans son trousseau de clefs. Elle finit par trouver la clef, la tourna dans la serrure et poussa la porte. L'obscurité la plus totale régnait ; je reconnus une faible odeur de mèche consumée et de cire d'abeille.

— Messire Merlyn a travaillé tard lors de sa dernière nuit ici, dit-elle, ravie de me montrer qu'elle en savait plus long que moi sur les derniers jours de Merlyn.

Savait-elle qu'il était venu me trouver ? La flamme vacillante de la lanterne fit apparaître la

grande table massive et les chaises, les lambris et les lourds coffres. Il y avait une autre odeur dans cette chambre, discrète mais familière et vite dissimulée par l'odeur plus forte de l'huile en combustion.

C'était l'odeur musquée d'un homme, d'un homme en particulier et de son cheval, de la mer, du vent ; celle de Merlyn.

Je faillis en tomber à genoux. Rien de plus poignant qu'une odeur pour éveiller des souvenirs. Je sentais de nouveau sur mon corps tous les baisers de Merlyn et mon cœur s'emballa.

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Paradoxalement, Ada ne savait plus quelle réaction elle souhaitait épier chez moi. Elle se tourna vers l'escalier en colimaçon donnant accès à la chambre haute. Je m'armai de courage pour affronter les souvenirs que j'allais y trouver et la suivis comme son ombre. Elle traversa rapidement la pièce pour allumer le brasero puis se tourna vers moi afin de ne rien rater de mon expression.

Je m'étais composé un visage impassible et posai le regard sur chaque détail de cette pièce familière comme si je ne l'avais jamais vue. J'examinai tout sauf le vaste lit, car je savais que j'aurais du mal à garder mon sang-froid en le voyant.

De riches tapisseries rouge et or ornaient les murs ; il y avait des bougies et des braseros un peu partout, même sur les nombreux coffres. Rien n'avait changé depuis mon départ, si ce n'est qu'un peu de poussière s'était accumulée dans les coins. J'aurais pu me croire revenue cinq ans en arrière, à un détail près.

Une paire de gants en cuir rouge gisait sur un coffre. C'étaient les gants de Merlyn, ceux qu'il avait fait claquer contre sa paume la veille. Je sentis mon cœur se serrer, et m'obligeai à regarder autre chose.

Sur le mur opposé se trouvent trois petites fenêtres fermées par des volets à cause du vent d'ouest. Je les ouvris tour à tour et jetai un coup d'œil sur la campagne endormie. Il y avait des étoiles au firmament, et la lune à son dernier quartier ; j'inspirai à pleins poumons l'air glacial de la nuit. Ada émit un claquement de langue désapprobateur.

Je me tournai vers elle en souriant. — Merlyn aimait l'odeur du vent.

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Elle détourna un moment le visage et je me demandai de nouveau à quel point ce décès la contristait.

Si tant est qu'elle fût au courant. J'en eus la chair de poule et résolus de m'enfermer pour

la nuit. Tant que je n'en saurais pas davantage, je comptais bien me méfier de tous au château.

Le moment était venu de découvrir le lit. Serrant contre moi le coffret de Merlyn, je me tournai, consciente qu'Ada m'épiait.

Je m'étais préparée, mais ce fut quand même un choc. Ce lit est vraiment unique. Ce n'est même pas le lit d'un

grand seigneur ; c'est celui, somptueux et gigantesque, d'un potentat. Peut-être certains rois dorment-ils dans des lits semblables, mais j'en doutais. Je doutais même qu'il y en eut un autre tel que celui-ci.

À chaque angle se dresse une forte colonne, qui monte jusqu'au plafond en bois. Elles sont toutes quatre sculptées ; un griffon cabré en forme la base puis le fût s'élève en torsade. Au pied du lit, un énorme oiseau de proie étend ses ailes entre le sommet des deux colonnes. La pointe de ses rémiges dépasse même les colonnes et le bec du rapace est grand ouvert, comme s'il était prêt à dévorer le cœur de tout inconscient venu dormir là sans y être invité.

C'est un gypaète, prédateur dont la famille de Merlyn a pris le nom allemand, le même dont la silhouette est gravée dans le couvercle du coffret que je tenais, et qui ornait aussi le fermoir de la cape de Merlyn.

Le lammergeier est un vautour capable d'enlever un mouton ; c'est le plus grand oiseau de proie connu. Il est originaire des montagnes de l'Est, des montagnes mal

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connues et que nul n'a cartographiées. C'était l'oiseau sacré des Scythes et des Goths, craint pour sa force et la férocité de ses assauts.

Merlyn m'avait raconté tout cela lors de notre nuit de noces, tant j'étais choquée par cette représentation si réaliste. Il m'avait aussi dit que cette sculpture était à peu près grandeur nature : l'envergure de cet oiseau est une fois et demie la taille d'un homme.

C'est un formidable animal, doté d'une sorte de grâce sauvage.

Un peu comme l'homme qui portait son nom. À part cette sculpture, ce lit est banalement riche si tant

est que l'on puisse considérer la richesse comme banale. Il est protégé par des tentures de brocart d'un indigo si foncé qu'il semble noir, brodé de fils d'argent à la se trouve héraldique de l'oiseau de proie qui se trouve sur les armoiries de Merlyn. Ces tentures sont doublées de velours de la même couleur, une étoffe somptueuse que je n'ai vue qu'une fois dans ma vie.

Dans ce lit. Avec Merlyn. Sa présence ici semblait encore plus forte ; même son

odeur s'imposait à mes sens, comme s'il allait sortir de l'ombre d'un instant à l'autre. Mes souvenirs revenaient en foule, mes lèvres brûlaient de son récent baiser.

Je fermai les yeux et crus sentir comme une caresse fantôme glisser sur ma peau ; je me raidis pour ne pas rougir.

— J'espère que cela ne vous dérangera pas : je n'ai pas aéré la literie, expliqua Ada d'un ton réjoui qui signifiait exactement le contraire de ce qu'elle disait. Messire Merlyn n'a été absent qu'une nuit.

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— Il n'était pas ici hier soir ? — Non, il n'est pas rentré, répondit-elle avec un mince

sourire. Je suis désolée pour ma négligence, mais vous êtes si fatiguée de votre voyage que vous dormiriez aussi bien dans une écurie.

— Naturellement, ça t'arrangerait, dis-je presque malgré moi.

Nos regards se croisèrent ; Ada ne dissimulait plus son hostilité.

— Jamais il n'aurait dû vous léguer Ravensmuir, cracha-t-elle. C'est une erreur. C'était sans doute une boutade, et il ne pensait pas qu'on la prendrait au sérieux. Eût-il vécu un jour de plus, il vous aurait déshéritée.

Elle fit un pas en arrière, effrayée d'en avoir trop dit, et se mit la main sur la bouche.

Je ne pus m'empêcher d'enfoncer le clou. — Messire Merlyn appréciait le franc langage, soufflai-je

méchamment. Peut-être est-ce son fantôme qui fait sortir la vérité de nos lèvres.

— Ne dites pas ça ! J'avançai d'un pas vers une Ada terrifiée. — Peut-être est-ce justement pour cela qu'il m'a légué

Ravensmuir : pour que je le rappelle d'entre les morts. Tu connais ma réputation comme tout le monde, Ada.

— Vous ne ferez pas ça ! — Ah bon ? N'est-ce pas toi qui m'as appelée la sorcière

de Kinfairlie ? Est-ce que tu n'as pas été la première à y croire ?

Ada pâlit et recula encore d'un pas. Sous l'œil féroce du grand rapace, tous les tours de sorcellerie semblaient possibles. Je la suivis, implacable.

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— Peut-être vais-je me servir des talents que tu m'as accusée d'avoir. Peut-être vais-je invoquer Merlyn dès ce soir pour qu'il hante ce château. Peut-être enverrai-je son spectre te tourmenter, Ada Gowan, pour venger ta méchanceté vis-à-vis de ma sœur.

Ada lança des coups d'œil inquiets autour d'elle puis répondit avec insolence, sans lâcher le crucifix qu'elle portait au cou.

— Que savez-vous de messire Merlyn ? Vous avez déserté son lit au bout de quinze jours !

— J'étais l'épouse de Merlyn. Je suis aujourd'hui sa veuve et son héritière.

— Vous étiez sa catin ! Cette fois-ci non plus, vous ne resterez pas, insista-t-elle en s'éloignant vers l'escalier. Vous ne tiendrez même pas toute la nuit !

— Peut-être est-ce toi qui t'enfuiras en pleine nuit, prédis-je en espérant que cela arrive.

— Vous auriez dû être brûlée pour sorcellerie ! L'intensité de sa haine me donnait à réfléchir. Je soutins son regard et tentai de comprendre ses

accusations. — À qui crois-tu que Merlyn aurait dû léguer

Ravensmuir ? À toi, peut-être ? — Vous ne saurez ni ce que je crois, ni ce que je ne crois

pas, gronda-t-elle avec un rictus haineux. Était-ce de la peur ? De l'avidité ? Il fallait que je

réfléchisse à ses paroles et à ce qu'elles impliquaient. Mais plus tard, après une bonne nuit de sommeil, quand j'aurais les idées plus claires.

Comme si cette chambre ne me perturbait en rien, j'ordonnai avec autorité :

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— Je compte déjeuner de bonne heure demain matin, afin que nous puissions faire l'inventaire.

— Comme vous voudrez, milady, acquiesça-t-elle avec un regard noir.

Elle fit mine de repartir mais je l'arrêtai d'un geste. — Tu me laisses les clefs, je te prie. — Vous n'en avez pas besoin. — Bien sûr que si. Pour tout te dire, je ne me sens pas

en sécurité ce soir, et j'ai l'intention de m'enfermer. — Jamais messire Merlyn n'a verrouillé la porte de sa

chambre ! — Merlyn est mort. Et j'aimerais autant ne pas le

rejoindre dès cette nuit. Je n'ai pas non plus envie me retrouver séquestrée à l'aube, tandis que les clefs à ta ceinture prendraient le chemin de Dunbar.

— Vous n'êtes plus la même, Virginia. — Eh non ! Je n'ai plus dix-huit ans et il n'est plus aussi

facile de m'intimider. Ces dernières années m'ont beaucoup appris, Ada. Donne-moi ces clefs. Immédiatement.

À mon étonnement, elle renonça à discuter. Je craignais d'avoir à les lui prendre de force, mais elle les détacha de sa ceinture et me tendit avec aigreur le plus petit trousseau.

— Voici les clefs de votre chambre, milady. Elle me décernait mon titre en grinçant presque des

dents, mais je commençais à m'y habituer. — Et les autres ? — Je dois mettre les provisions sous clef ce soir, milady.

Je ne voudrais pas vous déranger en venant vous rendre les clefs en pleine nuit.

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Elle mentait et nous le savions toutes deux. En vérité, j'aurais besoin d'Ada dans les jours à venir,

même si cela m'irritait de le reconnaître. Par ailleurs, il y avait quelque chose qu'elle voulait

obtenir de moi, et cette chose - que je comptais bien découvrir - l'obligeait à me faire cette concession. Je décidai donc de mettre de l'eau dans mon vin, afin de préparer la bataille décisive.

— Eh bien, bonne nuit, Ada, conclus-je avec un sourire. Fais de beaux rêves.

Elle faillit dire quelque chose puis se ravisa. L'écho de ses pas s'éloigna dans l'escalier ; je l'entendis refermer la porte à l'étage en dessous.

*

* * J'allumai une bougie aux braises du brasero et

descendis à mon tour. Je cherchai dans le trousseau et finis par trouver la clef de la porte extérieure. Puis je remontai et barricadai la porte en haut de l'escalier, heureuse que les Lammergeier eussent été aussi soucieux de leur sécurité. J'étais à présent seule dans cette chambre, et nul n'y pénétrerait de la nuit.

Cela m'ôtait un poids considérable. Je restai un moment adossée à la porte et fermai les yeux, respirant profondément la présence de Merlyn, appréciant ce moment de solitude. La pluie cinglait les murs de pierre, mais le vent était tombé. Cela faisait un bruit de fond paisible et rythmé qui, peu à peu, m'apaisa.

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Je déposai sur l'oreiller le coffret de Merlyn et lissai du doigt la marqueterie du couvercle. Le coffret est en bois, un bois sombre et exotique ; il mesure deux fois ma main dans le sens de la longueur, une fois en largeur et autant en hauteur. La marqueterie représente un lammergeier blanc, ailes déployées et bec ouvert.

Il y a cinq ans, jeune mariée, je me suis retrouvée dans cette chambre face à mon époux. Merlyn avait caressé du pouce la marqueterie, d'un geste que je reproduisais involontairement, en m'expliquant que l'oiseau était en ivoire. J'ignorais ce qu'était l'ivoire, ce qui l'amusa ; il rit de bon cœur lorsque je lui expliquai que les éléphants n'existent que dans les légendes, comme tout le monde le sait.

C'est ce que je croyais, à l'époque. À présent, je caressais la marqueterie en souriant. J'avais beaucoup appris de Merlyn en deux petites semaines, le temps où nous avons vécu comme mari et femme.

Peut-être en avais-je appris plus que je ne l'aurais souhaité.

Le coffret contenait ce qu'il avait de précieux ; documents, actes officiels, pièces d'or, ainsi que des clefs et quelques pierreries. C'était toujours le cas bien que mon unique trésor - qui n'avait de valeur qu'à mes yeux - se trouvât à présent lui aussi à l'intérieur. La clef suspendue à la cordelette de soie rouge était à présent à mon cou, plus à celui de Merlyn.

Je la saisis du bout des doigts. Une boule se forma dans ma gorge quand je crus sentir la chaleur du corps de Merlyn encore présente dans la cordelette. J'étouffai un

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sanglot et me détournai brusquement. Mon regard tomba tout de suite sur la paire de gants.

Ses gants pourpres. Je traversai la pièce sans réfléchir et restai debout

devant cette preuve du goût de Merlyn pour les belles choses. C'étaient des gants luxueux, doublés d'hermine, sa fourrure blanche préférée, et ils étaient à peine usés.

Je soupirai son nom bien malgré moi. J'effleurai la fourrure et sa douceur soyeuse me fit frissonner. Je caressai la fine peau du haut en bas, puis pris le gant.

Malgré sa finesse, il était lourd, avec la paume déjà patinée par l'usage. Les doigts avaient pris une courbure en se moulant sur la main de Merlyn, main souvent serrée en poing pour tenir les rênes du destrier. Je m'attendais presque à trouver la fourrure encore chaude. Je portai le gant à mon visage et le mis en coupe sous mon menton. Puis je fermai les yeux.

Ah, que de souvenirs ! Et quel manque... Les larmes aux yeux, j'enfilai le gant. Il était un peu

grand pour ma main, mes doigts y flottaient légèrement mais ils en sentaient la merveilleuse douceur. La collerette au poignet me venait presque jusqu'au coude. Je fus envahie par l'odeur de Merlyn, le souvenir de son tempérament enjoué, la certitude de sa mort...

Merlyn n'était plus. J'inclinai le visage sur ce gant si fin, et en marquai le

cuir de deux larmes. Je croyais n'avoir que quelques larmes à verser pour

Merlyn mais, une fois le barrage rompu, le flot se libéra. Je ne pouvais plus m'arrêter. Je pleurais à lourds sanglots

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mon mari mort, la solitude de cette chambre où s'attardait encore son odeur. Je pleurais à la pensée de ne jamais le revoir, de l'avoir perdu à jamais.

Quand mes larmes se tarirent enfin, je me sentis égarée, perdue comme une enfant, tenaillée par un ardent besoin d'être consolée.

Impulsivement, je traversai la chambre en me débarrassant de mes vêtements que je laissai par terre. Toute nue, je me glissai entre les lourdes tentures et m'aperçus que je tenais toujours le gant de Merlyn. Je me pelotonnai sur l'oreiller, à côté du coffret. C'était absurde, je le savais, mais je me sentais incapable d'écarter de moi quoi que ce soit lui ayant appartenu.

Pas cette nuit en tout cas. J'embrassai chaque doigt de cuir, puis me glissai sous le

couvre-lit. J'y fus accueillie par la douceur des fourrures qui habillaient encore le matelas ; je fus submergée par l'odeur de Merlyn qui imprégnait les oreillers et m'enfonçai dans d'exquis souvenirs.

Merlyn était mort et enterré ; plus jamais il n'aimerait ni ne rirait. Et moi, je le pleurerais dans la solitude, mais jamais devant les autres.

Alors, dans l'intime alcôve formée par le baldaquin, je passai un marché avec son spectre. Dans ma faiblesse, j'acceptai qu'il me hante cette nuit, mais cette nuit seulement.

Tel que je connaissais Merlyn, il ne laisserait pas passer cette occasion. Mes paupières se fermèrent tandis que le bout de mon doigt caressait la collerette du gant. Le sommeil vint me cueillir et je m'abîmai dans mes rêves.

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* * *

La chambre est fraîche et silencieuse, après l'animation

de la petite fête, dans la grande salle. Je frissonne de froid et de nervosité ; c'est maintenant que j'ai peur de ce que j'ai fait. C'est la première fois que je monte dans cette chambre ; de ma vie, je n'ai jamais été seule avec un homme.

Je n'ai jamais été seule avec cet homme. En fait, je ne sais pour ainsi dire rien de lui mais il est mon mari, nous avons échangé nos consentements. S'il a de mauvaises intentions, aucun de ceux qui célèbrent notre mariage dans la grande salle ne m'entendra crier.

J'ai fait mon choix, il me faut maintenant en payer le prix. Quelle malchance de sentir mon courage m'abandonner à ce moment précis !

Le reflet de la lanterne jette une lumière dorée sur un cadre d'un luxe inouï à mes yeux. De l'or et du laiton incrustés de pierreries. Des meubles en bois sculpté polis comme des miroirs. Du verre, de l'argent. Des soieries brodées d'or, des fourrures venant de contrées lointaines. Des richesses à foison, mais néanmoins la chambre d'un homme avec des armes de guerre, des bottes, des livres. Le repaire de mon seigneur et maître.

Mon époux s'écarte de moi et j'observe sa silhouette plus mystérieuse encore dans la pénombre. Il allume une bougie, me sourit puis en allume une douzaine de plus. Puis encore une douzaine et une troisième ; une illumination !

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— Quelle dépense, messire ! Vous n'êtes pas raisonnable.

Il a un rire grave et se tourne vers moi. Les bougies éclairent le mur derrière lui. La lumière souligne ses larges épaules, sa taille élancée ; elle allume un miroitement bleu dans ses cheveux de jais. Seuls ses yeux étincellent tandis qu'il me regarde et, inexplicablement rassurée, je frémis mais ce n'est plus de peur.

— Un homme heureux n'a qu'une nuit de noces, murmure-t-il d'une voix si grave que je tressaille. Peu importe la dépense : je veux voir ma magnifique épouse.

Je me sens trop jeune et trop banale pour soutenir longtemps le regard de cet homme.

— Oui, messire. — Non, murmure-t-il. Il traverse la pièce d'un trait avec une souplesse féline,

sans un bruit, comme un prédateur fondant sur sa proie. Sa proie, c'est moi, mais il n'est pas dans ma nature de

fuir. Soudain, il prend mon visage entre ses mains, son

regard embrasé est sur moi. Gênée, j'essaie de me dégager, mais il me tient fermement. Avec douceur, mais fermement.

— Pas « messire », dit-il. Peut-être suis-je complètement séduite. Peut-être est-ce

pour cela que j'ai la bouche sèche et que je ne peux pas bouger.

— Nous sommes mariés, Virginia, et dorénavant, tu m'appelleras par mon nom.

— Si tel est votre bon plaisir, messire. Son sourire étincelle, dangereux, irrésistible.

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— Oui, c'est mon bon plaisir. Et mon nom est Merlyn. Je manque de perdre le souffle quand il m'effleure la

gorge du bout des doigts et glisse, sur mon cou. Quand je croise de nouveau son regard, j'y vois de l'étonnement. Surpris, lui ? Je comprends soudain que moi aussi, j'ai un certain pouvoir dans ce jeu-là.

Malgré tout, j'ai peur, même si je ne sais pas exactement de quoi. Je sais en gros ce qui se passe entre les hommes et les femmes : au village, on cause. Mais cette chambre, cette tanière me déconcertent. Cette solitude à deux me trouble. De même que ce silence.

En vérité, c'est mon époux qui me déconcerte et me trouble. Mon accord impulsif donné à Merlyn Lammergeier m'apparaît tout à coup comme la plus grosse bêtise que j'aie jamais faite. Nous sommes si différents, nos attentes sont tellement divergentes...

Il attend, et je sais ce qu'il veut de mot. — Oui, Merlyn, dis-je avec une audace venue je ne sais

d'où. Il me récompense d'un sourire qui me chavire

complètement. Et ce sourire, je le lui rends. L'air s'échauffe entre nous, je vois une faim prédatrice dans son regard ; une faim maîtrisée et admirative. Il murmure mon nom, son souffle passe sur ma peau comme une caresse ; de nouveau, je frémis.

Ses doigts glissent dans mes cheveux, je ferme les yeux et appuie la nuque contre ses paumes. Ses lèvres frôlent les miennes, elles déchaînent mille fourmillements féeriques. Dans cet effleurement ardent mais retenu, il y a une question muette, qui me rassure énormément.

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Il me laisse la liberté du choix. Tel est le cadeau nuptial que me fait mon époux sans même s'en rendre compte, le trésor sans prix qu'il m'offre, involontairement. Et du fait même qu'il me laisse libre, je me sens obligée. Il a allumé en moi une flamme aussi brûlante. D'un seul baiser, il a échauffé ma chair. Je tremble, mon cœur bat la chamade, mon désir grandit et je sais que lui seul peut me rassasier.

Il me désire et je le désire : voilà la fondation de notre union, le roc sur lequel nous allons bâtir notre couple.

J'imite son geste et glisse mes doigts dans sa chevelure soyeuse. Je me laisse aller contre lui et sens les muscles de son torse ; je sens son membre viril contre mon ventre.

Du bout des doigts, je dessine le contour de ses lèvres ; moi aussi, je suis heureuse de tant de lumière qui me permet de voir tout de mon mari. Je vois ma main trembler légèrement quand il prend avec douceur le bout de mon doigt dans sa bouche. Il le mordille, nos regards se croisent et ne se lâchent plus. Il m'observe, sa langue passe et repasse sur le bout de mon doigt, je fonds de désir.

— Oui, Merlyn, dis-je dans un murmure. Oh oui ! J'entrevois son sourire puis il prend mes lèvres pour un

baiser possessif. Et dans ce baiser, tout ce qui n'est pas Merlyn Lammergeier disparaît.

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26 décembre 1371 Saint Etienne

Fête de saint Dionysius

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4

À mon réveil, j'avais les joues rêches de larmes séchées. Par les fenêtres orientées à l'est, le soleil entrait à flots et il faisait froid. Bien reposée, je m'attardai un moment au lit, savourant mon dernier rêve qui s'effilochait dans mon souvenir. Sans doute avais-je connu le plaisir charnel pendant la nuit, car je me sentais alanguie et comblée.

À ce moment, je perçus nettement une odeur qui n'était pas la mienne et que je n'avais pas sentie la veille au soir. Elle était là malgré les portes verrouillées et malgré la barrière plus formidable encore me séparant du monde de l'au-delà.

Je sentais l'odeur de Merlyn, plus précisément, son odeur séminale.

À cet instant, je compris que je n'étais pas veuve, que Merlyn n'était pas mort.

Cela signifiait que j'avais été trompée. Pire, ma stupidité m'avait poussée à me jeter tête

baissée dans un piège si caractéristique de mon mari. Ma naïveté me mit en rage comme rien n'aurait pu le faire.

Le traître ne m'avait pas seulement trompée, il m'avait possédée alors même que je pleurais sa mort ! Il savait que jamais, au grand jamais, je ne lui aurais accordé mes faveurs en étant lucide. Il était donc venu à la faveur de la nuit, en se jouant de mes rêves.

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Ô rage ! Ce matin-là, rien ne m'aurait donné plus de plaisir que de le tuer de mes propres mains ! Je sautai du lit et me vêtis en hâte.

Quand je rejoignis Ada à la cuisine, mon humeur était massacrante. Elle parut stupéfaite de me voir arriver, sans doute à cause de l'heure très matinale, et les deux écuyers attablés me regardèrent d'un air éberlué avant de remettre promptement le nez dans leur écuelle. Arnulf m'examina longtemps, croyant que je ne le voyais pas.

— Oui, milady ? demanda Ada. — Donne-moi les autres clefs, je te prie. — Et si je ne me laisse pas prier ? — Hier soir, nous étions d'accord : c'est ce matin que tu

devais me les remettre. — Eh bien, répondit Ada en haussant les épaules, j'ai

changé d'avis. — Tu refuses de m'obéir ? Elle me défia du regard en silence, puis eut une moue

méprisante. — Exactement. Je me dis qu'Ada ne montrait un tel culot que parce

qu'elle connaissait la vérité. Ma fureur monta d'un cran. J'étais convaincue qu'elle était de mèche avec Merlyn pour ne pas me remettre les clefs ; tous les deux, pour une raison que j'ignorais, conspiraient contre moi. Si elle avait changé d'avis, c'était à la demande de Merlyn.

L'injustice de cette situation m'apparaissait criante. — Tu sais la vérité ! hurlai-je. Ada fit quelques pas en arrière, mais je ne lui laissai nul

répit car son recul prouvait à mes yeux sa culpabilité.

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— Tu sais pertinemment où est Merlyn. Tu es dans le coup ! Tu me le caches et tu lui obéis à lui plutôt qu'à moi !

— Non, je... Elle porta la main à sa taille et j'entendis tinter les clefs

dans les plis de sa robe. Je la saisis par la manche. — Alors, comment as-tu appris sa mort ? Fitz n'est pas

rentré et personne d'autre n'est venu. — Les corbeaux... — Foin des superstitions, Ada ! Ne te fais pas plus bête

que tu n'es. En disant cela, je n'étais plus si sûre de moi, car elle

paraissait effrayée. Un des écuyers bafouilla une prière et se signa. Les deux

garçons s'étaient levés de table ; Arnulf avait reculé jusqu'au tas de bois. Tous me regardaient comme si j'étais devenue folle.

Je fis un effort pour me maîtriser et lâchai la manche d'Ada qui s'écarta vivement. Je baissai le ton mais la colère faisait trembler ma voix.

— Ada, dis-moi où il est. Elle se rebiffa. — Il est mort ! Il ne fait aucun doute que l'on peut

trouver messire Merlyn dans un cimetière quelque part. — Je n'en crois rien. — Demandez à Rhys Fitzwilliam, répondit-elle en me

défiant du regard. — Non. C'est toi qui vas me le dire ! Elle lissa sa robe d'un geste étudié, sans me lâcher du

regard. — Je n'ai pas de temps ce matin pour vos délires,

Milady. D'ailleurs, je n'ai pas de réponses à vos questions.

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— Alors, donne-moi les clefs. — J'en ai besoin. — Eh bien tu me les demanderas au fur et à mesure. Ces

clefs sont à moi, Ada, et tu le sais pertinemment. — Alors comme ça, Votre Seigneurie sait tenir un

château, maintenant ! rétorqua-t-elle, sarcastique. — Donne-moi les clefs ! — Non ! Son insolence me mit hors de moi. D'un geste vif, je

saisis l'anneau. Je le lui arrachai malgré sa résistance. — Et si tu ne peux pas t'empêcher d'avertir Merlyn, dis-

lui que cela va chauffer quand je le trouverai. — Vous avez l'air d'oublier, milady, que messire Merlyn

est mort, lança-t-elle, furieuse. — Je sais que c'est faux, insistai-je en les regardant tour

à tour. Je le sais aussi bien que vous. Je sortis de la cuisine sans attendre leur réponse et me

mis au travail. À l'évidence, Merlyn ne voulait pas que je le trouve, mais je suis têtue et, de plus, j'étais en colère.

Il fallait que nous ayons une petite conversation, lui et moi.

*

* *

Ravensmuir n'est pas un très vieux château, mais le site est habité depuis l'Antiquité. Ce que j'en sais, je le tiens de ma mère ou de Merlyn. Les terres de Kinfairlie, autrefois prospères, furent l'enjeu de batailles sanglantes ; à l'issue de la dernière en date, le château de Kinfairlie a été rasé.

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Tout ce qu'il reste de ce beau fief, c'est le village de Kinfairlie, qui n'a désormais plus de château à servir. C'est un endroit où régnent la pauvreté et le découragement ; c'est là que j'ai été élevée et où je suis retournée quand j'ai quitté Ravensmuir et Merlyn. Du fait de la guerre et de la peste qui a suivi, le village de Kinfairlie n'a plus de seigneur ; il est donc victime de toutes sortes d'hommes armés qui ont besoin de fonds.

Après la destruction du château de Kinfairlie et l'épidémie de peste, les Lammergeier revendiquèrent discrètement les ruines abandonnées de Ravensmuir. Merlyn m'avait dit un jour que l'endroit leur convenait, mais sans préciser pourquoi.

Maintenant, j'imagine facilement que sa famille appréciait l'isolement et la discrétion. Le père de Merlyn, Avery Lammergeier, construisit son nouveau et formidable château à Ravensmuir sans guère de témoins. Les autres seigneurs de la région se cessaient de guerroyer entre eux ou contre l'Anglais. Quand ils découvrirent les activités d'Avery et décidèrent de passer à l'action, il était trop tard : la forteresse était construite et Ravensmuir imprenable.

Une fois Ravensmuir achevé, c'était une formidable citadelle. Un solide rempart barrait complètement la presqu'île. Du côté ouest, c'est-à-dire en direction de l'intérieur des terres, on avait creusé de profonds fossés remplis de fange ; les arêtes qui les séparent sont plantées de bruyères. Une seule route mène aux portes, et elle est rectiligne sur plus d'une demi-lieue. Même un cheval isolé ne peut échapper à la tour de guet, longtemps avant son arrivée.

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On peut en conclure que les Lammergeier tenaient énormément à leur intimité, ou qu'ils avaient beaucoup à cacher. Derrière le rempart, deux petites ailes s'étendent vers l'est, de façon symétrique. L'aile sud est occupée par les cuisines : la grande cheminée se trouve à l'extrémité est de l'aile. Les domestiques dorment à l'étage et le toit est en chaume.

L'aile nord abrite les écuries et les resserres. À l'étage dorment les bergers et les palefreniers, quand il y en a qui habitent au château. À l'extrémité est de cette aile se trouve la forge, où le feu peut facilement être contrôlé.

Le château lui-même comporte plusieurs étages. Le rez-de-chaussée n'est guère luxueux mais sombre et humide. C'est là qu'habite le garde ; les domestiques du seigneur dorment tout bonnement dans le hall. L'étage est plus grand et imposant : la hauteur sous plafond est de quatre fois la taille d'un homme.

L'essentiel de cet étage est occupé par la grande salle, qui possède deux rangées de petites fenêtres vers la mer, et de riches tapisseries suspendues en dessous. C'est une pièce majestueuse à quatre cheminées, toutes décorées aux armes des Lammergeier. Quand les tapisseries sont éclairées par la lumière des chandeliers, que les tables sont mises avec de jolies nappes et que les feux crépitent dans les âtres, c'est une pièce à la fois impressionnante et accueillante : c'est ainsi que je l'ai vue la première fois.

À l'extrémité nord de la grande salle s'étendent les appartements du seigneur : deux pièces superposées où je venais de passer la nuit. Au-dessus de la grande salle et des appartements du seigneur se trouve un autre étage assez bas de plafond qui occupe toute la longueur du bâtiment.

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L'extrémité sud est indépendante, on y accède par une échelle depuis la salle de garde ; c'est une petite salle de guet dont les fenêtres s'ouvrent vers l'ouest, le sud et l'est. Des escaliers aux deux extrémités de la grande salle donnent accès au reste de l'étage, qui offre un dédale de petites chambres à dormir, toutes chauffées par les cheminées de la grande salle.

Les deux ailes et le château lui-même délimitent les trois côtés de la cour centrale comme deux bras ouverts sur la mer. Il y a un puits au milieu de la cour, et un potager en descendant vers la mer. Sur la pointe qui s'avance dans les flots, se dresse la chapelle de Ravensmuir, en forme de pain de sucre. Le jour où je suis arrivée, le sentier qui y conduisait était envahi par les mauvaises herbes.

Ravensmuir est un vaste château, dont la plus grande partie est aujourd'hui inutilisée. Toutefois, j'en fis le tour pièce par pièce, étage par étage et placard par placard ; à chaque pas, mon sang bouillait plus fort.

Je découvris ma sœur endormie dans une chambre du deuxième étage ; on aurait dit un ange avec ses cheveux d'or et son visage si fin. S'il y a jamais eu chez les humains un enfant oublié par les fées, c'est bien Mavella : son visage est si délicat qu'on a du mal à la prendre pour une simple mortelle.

Je traversai sa chambre sur la pointe des pieds et trouvai Tynan dans la pièce à côté. Même endormi, il donnait l'impression d'être sur le point de faire quelque bêtise. Ses joues avaient une belle couleur et j'eus le sentiment que j'avais bien fait de revenir ici. J'écartai une mèche rebelle de son front avec un geste tendre puis je me

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coulai hors de la pièce, fermai la porte et poursuivis mes recherches. Merlyn m'évitait.

Évidemment, il le faisait exprès. À chaque nouvelle pièce vide, ma fureur redoublait et je continuais à ouvrir pour rien les placards les uns après les autres. Je découvris des antichambres et des recoins dont je ne soupçonnais même pas l'existence ; mais de mari, point. Je sentais qu'il m'épiait, je reconnaissais son odeur et je crus même plusieurs fois l'entendre rire.

Mais impossible de le trouver. Le maudit !

* * *

Quand j'arrivai enfin dans les écuries, j'étais plus blême

que jamais. Je savais que Merlyn avait soigneusement organisé toute l'affaire pour me montrer qu'il était plus malin que moi. Avec une furieuse vigueur, je fouillai les stalles une par une. Je poussai du coude les placides montures qui me regardaient faire sans trop comprendre et j'osai même jeter un œil dans la stalle du destrier.

Un chien-loup au pelage argenté m'avait accueillie à la porte de l'écurie ; il me suivait à trois pas, comme une sentinelle chargée d'observer mes mouvements. Quand j'explorai la dernière stalle, il eut un air bizarre, comme s'il se demandait pourquoi je cherchais Merlyn là.

Même le chien paraissait en savoir plus que moi ! Je criai ma déception, et regardai autour de moi. J'avais

fouillé tout le château, pour rien. Je donnai un violent coup de pied à une balle de foin et cela me fit tant de bien que je recommençai.

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— Je te maudis, Merlyn Lammergeier ! J'éventrai une autre balle d'un nouveau coup de pied,

donnant libre cours à ma colère. La paille volait en gerbes dorées et s'éparpillait sur le sol.

— Traître, félon ! hurlai-je en continuant mes destructions.

Le chien vit là un jeu fort amusant. Il se mit à bondir sur les balles, arrachant du foin à pleine gueule en grondant. Cela me fit sourire ; le voir jouer ainsi était le meilleur antidote à mon exécrable humeur.

J'expédiai un nouveau ballot de paille vers le chien qui bondit, en saisit un paquet dans sa gueule en plein vol puis se mit à courir autour de moi, triomphant.

En riant, je recommençai. — Maudit sois-tu, Merlyn ! Maudits soient tous les

Lammergeier en enfer et sur le chemin qui y mène ! Le chien s'écarta soudain et se mit à aboyer ; il avait vu

quelque chose ou quelqu'un derrière moi. Je compris avant même d'entendre la voix.

— Voilà qui me rassure, j'aurai de la compagnie pour ce long voyage.

Je me retournai d'un bond, le cœur dans la gorge. C'était Merlyn qui, manifestement, s'amusait beaucoup.

Moi, j'étais incapable d'articuler un son. Bien que certaine qu'il fût en vie, le fait de le voir me laissait sans voix. Comme d'habitude.

Merlyn s'appuyait à une porte qui s'ouvrait dans le mur et qui n'était pas là un moment plus tôt. Étrangement, je me dis que mes imprécations l'avaient rappelé de l'Enfer.

En le regardant plus attentivement, je m'aperçus qu'il paraissait épuisé, comme s'il avait eu à se battre avec

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acharnement depuis notre dernière rencontre. Sa chemise de lin blanc bâillait sur son torse bronzé, et il y avait de la crasse sur ses manches. Ses hauts-de-chausses étaient déchirés aux genoux et ses fines bottes de cuir éraflées, chose qu'il n'aurait normalement jamais tolérée. Il était pâle sous son hâle et des ombres étaient tapies dans son regard.

Ce n'étaient pas les seuls changements, constatai-je en le scrutant avec soin. Il assistait à mes observations avec le sourire entendu que je connaissais bien, mais n'avait jamais paru aussi circonspect en ma présence. Il y avait quelque chose de contraint dans son sourire, une tension dans son maintien qui étaient nouveaux.

Il n'aurait pas pu avoir l'air plus mortel, même s'il l'avait voulu. Je me demandai, de mon côté, comment il me trouvait puis me souvins de la passion avec laquelle nous nous étions unis la nuit précédente. Je rougis comme une pucelle.

Du coup - maudit soit-il ! - il ricana, retrouvant en un instant son insolente insouciance. Le chien remua la queue en l'entendant, ce qui prouvait que le maître de céans n'en était pas à sa première visite. Merlyn tendit la main et l'animal alla vers lui. Il gratta le chien derrière l'oreille : je fus frappée, une fois encore, par la douceur dont il pouvait faire preuve quand il le voulait bien. Par contraste, les moments où il se montrait dur semblaient encore plus cruels.

Merlyn ne me quittait pas des yeux et je finis par répondre à sa remarque en gardant mes distances pour bien lui prouver ma résolution.

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— Je n'ai pas l'intention de t'accompagner, ni en enfer ni ailleurs.

— On verra, dit-il d'une voix grave qui me fit frissonner. Alors, ma chère épouse, es-tu déçue que je sois encore vivant, ou soulagée de me trouver vigoureux ?

Il n'était pas si en forme que cela, le premier imbécile venu aurait pu le voir. Toutefois, je préférai ne pas m'étendre sur le sujet.

— Je suis déçue que tu ne sois pas mort mais soulagée d'avoir ainsi une chance de te tuer moi-même.

Voyant que j'étais toujours bravache, Merlyn m'observait avec un amusement non déguisé.

J'étais mal à l'aise, nous avions tous les deux en mémoire la façon dont nous avions passé la nuit. Brusquement, l'écurie me parut étouffante ; j'avais la bouche sèche et le corps en feu.

Il fallait que je parte, je le savais. Je devais m'arracher à ce charme sous lequel il me tenait avec tant de facilité et mettre de la distance entre nous. Il était dangereux de m'attarder, mais je n'arrivais pas à me décider à bouger. Pas tout de suite en tout cas.

Merlyn me parcourait du regard, comme s'il me caressait.

— Je te trouve bien jolie, ce matin. Je croisai les bras, bien décidée à ne pas me laisser

conter fleurette. — Et toi, je te trouve affreux. — Je te remercie, chérie, de ce charmant compliment. Comme je ne répondais pas, il haussa les épaules.

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— Quel soulagement, poursuivit-il, que de rencontrer une femme à laquelle on n'a pas appris à dissimuler ! Ta sincérité est le trait de ton caractère que je préfère.

— Pourquoi ? Parce qu'il contraste avec ton art de la fausseté ?

— Moi ? Il feignait l'innocence d'une façon qui jadis me faisait

rire. — Oui, toi ! Ton repentir est bien superficiel. Je m'approchai, intrépide, et lui brandis sous le nez un

doigt menaçant. — Même en oubliant la raison pour laquelle je te

cherchais ce matin, je suis vraiment en colère contre toi. — Oui, c'était particulièrement clair cette nuit. Je traitai par le mépris ce commentaire inutile. — Tu as envoyé Fitz me mentir, Merlyn. Tu l'as fait

mentir pour m'attirer ici, pour quelque obscure raison. — Afin de te séduire pour de bon, j'imagine. — Ou pire... — Tu aurais dû protester avec plus de véhémence,

chérie, repartit-il d'un ton taquin. On peut facilement se méprendre sur tes intentions quand tu te comportes comme tu l'as fait.

— Ce qui veut dire ? — Que je ne projetais nullement de te séduire. Je n'étais

venu que pour te parler. Merlyn suivit du bout du doigt le contour de ma bouche.

Cette douce caresse si inattendue me bouleversa. De nouveau, je fus certaine que je devais fuir, mais je n'avais ni l'envie ni la force de détaler.

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Merlyn était vivant et, quelque part au fond de moi, j'avais la sottise de m'en réjouir.

— Jusqu'au moment où tu as commencé à gémir, bien sûr.

Merlyn se pencha, m'effleura la joue des lèvres et soupira. Un gémissement m'échappa, à ma grande honte, et je me sentis rougir jusqu'aux oreilles.

— Oui, chérie, comme ça ! Ses doigts glissèrent le long de ma mâchoire puis vers

ma gorge. Je levai le menton et le défiai du regard, avide de ce contact.

— Jusqu'à ce que tu te cambres contre ma main, comme ça, murmura-t-il d'une voix rauque.

Il posa les lèvres derrière mon oreille, sur l'endroit le plus sensible. Je fermai les yeux. Sa main glissa sur mon sein dont il frôla le mamelon avec le pouce.

— Merlyn ! Son nom m'avait échappé, tout à fait involontairement.

Le souffle de son petit rire me frôla. — Jusqu'à ce que tu dises mon nom ; exactement

comme ça. Oui, répéta-t-il plus enroué. Exactement comme ça, chérie.

Il allait m'embrasser, je le savais. Je savais aussi que j'étais incapable de l'en empêcher. J'ouvris les yeux : il me regardait de tout près, heureux comme un chat qui découvre une proie à sa merci.

Je lui offrais une victoire trop facile. Je le repoussai et essuyai d'un geste théâtral le baiser qu'il avait imprimé sur ma chair.

— À moins que tu n'aies aussi menti à Fitz ? demandai-je avec une hargne exagérée.

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Aux yeux de quelqu'un d'autre, l'expression de Merlyn aurait été sans signification particulière ; mais je le connaissais, moi, et elle me contraria. Il parut soudain plus grand et plus sombre, plus menaçant bien qu'il n'eût pas bougé. Son regard était plus vif et plus froid, ce qui n'augurait rien de bon.

— Si tu veux m'entendre en confession, il va falloir que tu m'accompagnes.

Il désigna l'ouverture béante dans le mur derrière lui, et me tendit la main.

Je reculai d'un pas, sans savoir si j'étais davantage effarouchée par le mystère de ce passage obscur ou par l'énigme de l'homme qui m'invitait à m'y engager. Assurément, je n'avais nulle hâte de me retrouver dans un espace restreint avec un homme capable de me convaincre si facilement de me laisser séduire.

Craignais-je que Merlyn me supprime, maintenant que je le savais vivant ? Non, pas pour l'instant. Je le soupçonnais d'avoir besoin de moi mais n'arrivais pas à comprendre pourquoi. Le fait que je lui sois nécessaire me protégerait quelque temps. J'avais des peurs plus concrètes : je me méfiais de ma propre faiblesse, ou de devoir la révéler à un homme capable de s'en servir ensuite contre moi.

— Je ne crois pas devoir accepter, rétorquai-je. Tout ce que tu as à dire, tu peux le dire ici, même si c'est demander pardon.

— Demander pardon de t'avoir accordé ce que tu désirais de façon si manifeste ?

— Je ne désirais pas t'avoir dans mon lit. Merlyn faillit sourire.

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— Je répète, chérie, tes réactions ne l'exprimaient pas clairement.

Je me raidis. — Bon, je vais être claire. Je n'ai pas l'intention de

quitter cette écurie avec toi pour quelque raison que ce soit ni de pénétrer dans ce trou noir en ta compagnie.

Merlyn balaya toute l'écurie du regard. — J'aimerais te faire confiance, mais on n'est pas en

sécurité ici. — Dans ton propre repaire ? demandai-je, surprise et

intriguée. Voilà que Merlyn me faisait des confidences, à présent !

Ça valait peut-être la peine de prendre quelques risques. — En présence de la famille de l'héritière que tu as toi-

même désignée ? Tu fais une montagne d'une taupinière, Merlyn.

— Tu crois ? demanda-t-il d'un ton plus sec. — Mais oui ! Je crois que j'ai beaucoup à perdre en te

suivant dans le noir. Suis-je la seule à savoir que tu es vivant ? Est-ce que tu m'as fait revenir à Ravensmuir pour te remettre avec moi ?

— Cette perspective est plutôt alléchante, je dois le reconnaître.

— Tu trouves alléchant tout ce qui t'est utile, lançai-je. Il ne nia pas. Comme pour me convaincre, Merlyn

s'écarta de l'ouverture dans le mur et vint vers moi. Il posa la main sur ma joue et, de nouveau, me caressa avec le pouce. Je le regardais sans ciller, espérant qu'il ne se rendait pas compte de la réaction qu'il déchaînait en moi avec tant de facilité.

Son sourire s'élargit et je sus que mon espoir était vain.

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— Tant de choses nous lient encore, chérie, murmura-t-il.

Il y a quelque chose d'ensorcelant dans la voix de cet homme, surtout quand elle se fait grave. Une femme peut faire n'importe quoi sous l'empire de cette voix splendide. Elle représente à elle seule une tentation de péché.

— Beaucoup de questions sont encore sans réponses, poursuivit-il. Toutefois, il y a une que j'aimerais obtenir de toi. As-tu souhaité ma mort ?

Comme il ne me lâchait pas des yeux, il vit ma stupéfaction.

— Avant ce matin ? Avant maintenant ? Merlyn eut un petit rire : il semblait rassuré, et en tout

cas nullement effrayé par moi. — Avant que je vienne bavarder avec toi au lit, hier soir. — Ce n'est pas pour bavarder que tu es venu. — Mais si ! Je ne devais pas avoir l'air très convaincue car il sourit ;

cependant, son regard était encore lourd de doutes. — Alors, chérie ? — Non, Merlyn. — As-tu dit à quiconque que tu m'avais vu ? — Mais enfin ! Tu es entré dans Kinfairlie à cheval en

plein jour. Personne n'avait besoin de me demander si tu étais venu, puisque tout le monde t'a vu.

Il insista ; son regard était de plus en plus perçant. — Est-ce que tu as fait prévenir quiconque de ma

présence ? — Non, Merlyn. J'avais à faire. — Jure-le-moi, chérie !

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J'étais à la fois étonnée et perplexe de le voir aussi insistant.

— Je te le jure. Son soulagement était palpable, de même que le fait

qu'il se sentait plus libre de se montrer chaleureux. Il n'avait pas vraiment cru que j'aie pu faire quoi que ce soit, mais il voulait en avoir le cœur net.

J'étais bizarrement heureuse qu'il m'ait crue sur parole. — Pourquoi es-tu venu, alors ? — Tu me manquais, souffla-t-il en regardant mes lèvres. — Et tu as mis cinq ans à t'en apercevoir ? Je tentais la dérision, alors que j'étais haletante. — J'ai du mal à déceler de l'enthousiasme dans ton

attitude. — Est-ce que tu t'attendais à ce que je me lance sur ta

piste comme un chien de chasse ? rétorqua-t-il les yeux brillants.

Je levai le regard et ce fut une erreur. Je fus captivée par les mille secrets qu'il hébergeait, séduite par l'ombre de sourire qui ourlait ses lèvres. Nous étions fascinés l'un par l'autre, prisonniers de notre mutuel désir. Le temps s'arrêta. Je sentais dans mon ventre ce que seul Merlyn pouvait provoquer, et que lui seul pouvait apaiser. Il plongea les doigts dans ma chevelure puis prit mon visage entre ses paumes.

Il a des yeux à la fois gris et bleu, gris autour de la pupille et bleus sur les bords de l'iris. Ils deviennent plus foncés dès que la passion le saisit, ce qui peut survenir à chaque instant. Je pensai qu'il allait m embrasser, mais il s'écarta brusquement et me lâcha si brusquement que je

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trébuchai. Il s'éloigna vers la porte béante devant laquelle il se retourna, impassible.

— Il n'y a pas eu assez de confiance entre nous, et trop de non-dits.

— Je suis incapable de faire confiance à un faussaire… — Peut-être me suis-je amendé ? — Peut-être les poules ont-elles des dents ? — Fais-moi confiance, maintenant, insista-t-il en me

tendant la main. Pour la première et la dernière fois. C'est toi, chérie, qui as ma vie entre tes mains.

J'étais déçue qu'il ne me trouve qu'utile, et plus encore qu'il ne m'ait pas embrassée.

— Tu n'es pas le premier à attendre quelque chose de moi, Merlyn Lammergeier, ni le dernier. Et je n'ai pas envie de faire ce qui t'arrange.

Merlyn me scruta de son regard intense. — Je parie que je suis le premier disposé à te payer en

échange de ton aide. — Sur l'oreiller ? demandai-je avec malice. — Si c'était si simple… Il eut un sourire fugace puis se rembrunit. — Je t'ai légué Ravensmuir en guise d'acompte. Cela

mérite bien quelques bontés de ta part, non ? — Et si je refuse de t'aider ? Cette fois, il eut un vrai sourire cynique, ce voyou qui

avait volé mon cœur. — Dans ce cas, je devrai bel et bien revenir de l'enfer. Si

je suis vivant, tu n'hérites plus. Et je récupère le château... Je frissonnai à l'idée que Tynan soit à nouveau dans le

besoin. — Je ne me laisserai pas faire !

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Merlyn était redoutablement sérieux à présent. — Tu n'auras pas le choix. Présente ça à n'importe quel

juge, et tu seras déboutée. Un testament n'entre en vigueur qu'en cas de décès.

Il avait raison et je le savais. Je me détournai et il continua d'un ton pensif qui m'inquiéta.

— Je m'étais demandé si tu n'allais pas refuser Ravensmuir, car tu es une femme à principes. J'ai eu peur que tout mon projet ne s'effondre à cause de cela. En vérité, chérie, ton enthousiasme à revenir en cet endroit que tu avais fui avec tant de hâte m'a beaucoup surpris.

Merlyn m'avait appâtée avec Ravensmuir ; j'étais tombée dans le piège, mais il ignorait pourquoi.

Si je lui avouais pour quelle raison j'avais accepté son legs, il devinerait mon secret le plus précieux. Or, je ne voulais pas lui fournir une arme supplémentaire centre moi.

Toujours sous son regard inquisiteur, je feignis l'insouciance.

— La richesse me manquait, et tout cela est arrivé à point nommé.

Il fronça les sourcils et je lui souris avec effronterie. — Bon, et si tu me racontais ta petite histoire,

maintenant ? De nouveau, il me tendit la main. — Ici, c'est dangereux, dit-il avec une telle force que je le

crus. Fais-moi confiance, chérie. Je croisai son regard et y lus une supplication qu'il ne

pouvait exprimer avec des mots. Il avait bel et bien besoin de moi. Je sus alors que j'allais le suivre, fût-ce sans savoir pourquoi.

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*

* * Quand j'avançai, Merlyn sourit et me prit la main. Sa

poigne était ferme et je frissonnai lorsqu'il m'attira vers lui. Il ordonna au chien de ne pas bouger puis attrapa quelque chose dans l'ombre et remit en place le mur de l'écurie. Le dispositif se verrouilla avec un déclic. Nous étions à présent dans le noir, main dans la main, et je commençai à m'interroger sur le bien-fondé de ma décision. Le chien gémissait dans l'écurie ; ses reniflements résonnaient dans notre réduit. Ça sentait la pierre, le sel, l'eau, et le grondement des vagues sur le rivage s'entendait plus fort que de l'écurie. L'air était froid et humide, l'obscurité absolue.

Mon cœur se mit à battre la chamade, et une goutte de sueur froide coula entre mes seins. Je fermai les yeux sans pour autant cesser de trembler ; Merlyn m'attira plus près de-lui, dans sa chaleur.

J'eus un instant de répit puis il me lâcha la main et me poussa dans le dos pour me faire avancer.

— Ici, c'est plat. Dans un moment, tes yeux vont s'habituer à l'obscurité.

Cela n'apaisa pas ma peur. Mes yeux commençaient en effet à s'accoutumer, mais pas assez pour me rassurer. C'est tout juste si j'apercevais vaguement le passage juste devant moi. Le trajet était sinueux et d'innombrables ouvertures se présentaient des deux côtés, avec des ombres menaçantes ; Merlyn suivait à l'évidence la voie principale.

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Rapidement, je perdis le sens de l'orientation. Si Merlyn avait l'intention de m'égarer, il avait trouvé une façon magistrale de le faire. Je n'aurais certes pas pu revenir sur mes pas pour retourner à l'écurie. De toute façon, j'aurais été incapable d'ouvrir le mur dans le noir. Malgré mes hésitations, je m'approchai de mon compagnon car j'avais le sentiment aigu de dépendre totalement de lui.

Je suis vaguement claustrophobe et je n'aime pas le noir. Le fait d'être entourée de rochers et enfermée m'oppresse. Je ne pouvais imaginer venir seule dans un tel endroit et encore moins y survivre. Même avec Merlyn, même avec la certitude qu'il connaissait la sortie, je me sentais extrêmement angoissée.

Rien ne m'assurait qu'il avait l'intention de me laisser sortir. Je réalisai un peu tard qu'avec Merlyn, tout se paie. Il m'avait convaincue de venir dans ce lieu où je me trouvais en situation d'infériorité. Comme je n'aurais pas le choix, je serais obligée d'en passer par où il voudrait. La stupidité de ma décision me donnait presque la nausée.

Comment avais-je pu oublier quel genre d'homme est mon mari ? Pourquoi lui refaisais-je confiance à chaque fois, tout en sachant pertinemment qu'il n'en était pas digne ? Je connaissais ses crimes et je savais que je devais me méfier du désir qu'il m'inspirait. Malgré cela, chaque fois qu'il se tournait vers moi, j'allais à sa rencontre.

Merlyn s'arrêta soudain et se pencha vers moi. J'avais le souffle court.

— Tu es troublée, observa-t-il. Je répondis d'un ton assuré pour cacher ma peur. — Quelle femme ne le serait pas, enfermée de la sorte

avec un homme dont elle ignore les motivations ?

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— Sois assurée, chérie, qu'avec moi tu ne risques rien. Je lui aurais bien répondu, mais Merlyn m'enlaça.

J'étais si faible et si soulagée par ce contact que je m'accrochai à lui. Il m'embrassa avec cette aisance possessive capable de faire oublier à une femme jusqu'à son propre nom. Prise de court, enhardie par l'obscurité et par ma propre ardeur, je lui rendis son baiser.

Je le sentis surpris et mon baiser se fit plus passionné. Quand je posai la main sur sa poitrine, je trouvai fort gratifiante la violence des battements de son cœur. Notre baiser devint vite sauvage, vorace. Nous en voulions toujours plus ; c'était grisant.

Sur le moment, j'en oubliai ma peur du noir. J'étais tellement reconnaissante du réconfort qu'il m'offrait que j'aurais fait n'importe quoi pour lui. L'ardeur de ma réponse l'étonna, et je goûtai un instant le plaisir d'avoir stupéfié l'homme le plus imprévisible que je connaisse.

Nous nous écartâmes à contrecœur, le souffle court. Il bougonna mon nom comme un juron, puis recula. La panique m'envahit à nouveau à l'idée de me perdre. Je préférais que Merlyn continue à me toucher.

— Merlyn ! — Je vois que la confiance règne, marmonna-t-il. Un instant plus tard, je l'entendis frapper un silex et fus

soulagée de le voir allumer une bougie. La lumière vacillante faisait paraître Merlyn encore plus

diabolique. Il était tout décoiffé et, quand il me sourit, je crus me trouver mal.

— Ça va mieux ? J'acquiesçai et m'assis sur un rocher pour cacher le fait

que mes genoux se dérobaient sous moi. L'ombre

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menaçante semblait écraser le halo de la bougie, mais un peu de lumière vaut mieux que pas de lumière du tout. J'essuyai mes paumes moites contre ma robe et inspirai profondément pour me calmer.

Avant que je puisse le remercier, Merlyn reprit la parole.

— Qui est le garçon ? Je sursautai, surprise, et détournai le regard. — C’est de cela que tu voulais parler ? — Qui est-ce ? — C'est mon frère, Tynan, dis-je sur un ton badin. Il est

né à Kinfairlie après notre retour : c'est pour ça que tu ne le connais pas.

Merlyn ne dit rien mais je sais qu'il ne me croit pas. — Qui veux-tu que ce soit ? demandai-je, agacée par ce

silence lourd de sous-entendus. Qui crois-tu que ma mère ait mis au monde ? C'est moi qui l'ai accouchée. J'ai posé l'enfant dans ses bras alors qu'elle était en train de mourir.

Je me levai et lui tournai le dos en sentant mes yeux se remplir de larmes. Ma mère me manquait tellement !

Soudain, Merlyn se racla la gorge. — Quand Elizabeth est-elle morte ? — Moins d'un an après notre départ d'ici. Elle était trop

âgée pour avoir un enfant, précisai-je en frissonnant. C'est en rendant son dernier soupir qu’elle a mis son fils au monde.

Je me rappelai comme si c'était hier mon angoisse de l'avoir perdue. Merlyn garda le silence ; je craignis d'éclater en sanglots et de me montrer vulnérable devant lui.

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— Je te présente mes condoléances, dit-il enfin doucement. Elle doit te manquer.

Ses mots de compassion m'ébranlèrent ; je ne m'attendais pas à ce qu'il comprenne mon chagrin, encore moins qu'il le partage.

—- Et Tynan ? continua Merlyn avec la même douceur. Évidemment, comme il n'a pas connu sa mère, elle ne peut lui manquer.

— Est-ce que tu m'as amenée ici pour me provoquer ? — Il ressemble à un Lammergeier, répondit Merlyn. — Il ressemble à un enfant, rétorquai-je sèchement. — Virginia... Le fait qu'il m'appelle par mon prénom était une mise

en garde. Je m'obligeai à continuer d'un ton égal. — Il est vrai que j'ignore qui est son père, Merlyn, mais

il est peu élégant de ta part de me contraindre à le dire. — Ce qui veut dire ? — Peut-être, hasardai-je en haussant les épaules, as-tu

trouvé ma mère séduisante. C'est une hypothèse sordide, mais elle n'est pas à exclure.

Merlyn rit, mais sans gaieté. — Ce n'est pas moi. Moi… j'avais mieux à faire pendant

ces deux semaines. Mon ombre se projetait devant moi sur la paroi de

pierre. Une autre ombre grandit à côté quand Merlyn s'approcha. Il posa la main sur mon épaule et je frémis.

— Peut-être te souviens-tu que ma mère aimait bien ton frère, ajoutai-je en hâte. Gawain et elle ont passé beaucoup de temps ensemble, à l'époque.

— Toi aussi. — Je ne lui ai parlé qu'une fois.

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De nouveau, le silence dura. Merlyn finit par le rompre. — Ma nature méfiante m'oblige à remarquer que ni

Gawain ni Elizabeth ne sont là pour confirmer tout cela, ou l'infirmer.

— Gawain est mort ? — Non. — Eh bien, pose-lui la question, quand tu le verras. — Cela ne risque guère d'arriver, répondit Merlyn en

crispant les doigts sur mon épaule. La vérité, je préférerais l'obtenir de toi.

— Mais c'est fait ! — Non, rétorqua-t-il d'un ton menaçant. Tu mens,

Virginia, tu mens à propos de cet enfant. — C'est faux ! m'écriai-je en m'arrachant à sa poigne. Tu

es tellement retors que tu vois des mensonges partout, Merlyn. Je ne mens pas. Le mensonge est ta spécialité, pour autant que je sache !

Il se détourna enfin. — Pardonne-moi si je t'ai offensée, toi la sorcière de

Kinfairlie. Il se retourna vers moi ; ses yeux étincelaient d'une

colère qu'il maîtrisait difficilement. — Vas-tu me maudire maintenant ? demanda-t-il. Je serrai les poings, furieuse qu'il m'attaque par ce qui

me faisait le plus souffrir depuis quelque temps. — Je le ferais si c'était en mon pouvoir. — Tu n'es pas sorcière, mais tu te fais passer pour telle. — Je laisse les autres dire ce qui leur chante. — Tu ne démens pas une rumeur qui est fausse, et tu

prétends ne pas mentir ! s'exclama-t-il d'un ton cinglant. Il

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fut un temps, Virginia, où tu avais soif de vérité. Tu ne supportais que l'honnêteté la plus stricte.

— Il fut un temps où je croyais mon seigneur et mari, et où j'avais confiance en lui. Cette époque est révolue, mais ma passion pour la vérité est intacte.

Il me décocha un regard perçant. — Alors, pourquoi me mens-tu à propos de ce garçon ? — Je ne mens pas. — Si, insista-t-il, les dents serrées. — Non ! — Tu mens ! trancha Merlyn en s'éloignant avec la

bougie. — Comment oses-tu affirmer que je mens, en l'absence

de toute preuve ? Il ne prit pas la peine de me répondre. — Et au nom de quoi revendiques-tu la vérité ? m’ecriai-

je en haussant le ton à chaque question. N'as-tu pas consacré ta vie à berner les gens ? Ne gagnes-tu pas ta vie en cultivant le mensonge ?

Merlyn poursuivait son chemin. — N'as-tu pas menti à ta propre femme à propos de ton

métier ? N'es-tu pas allé jusqu'à te faire passer pour mort ? Ne m'as-tu pas fait revenir à Ravensmuir au prix d'une machination en me faisant croire que tu me cédais ton titre ?

Je hurlais à présent. — On dit que bon sang ne peut mentir : en as-tu une

seule goutte ? Du coup, il s'arrêta et se retourna pour me regarder

froidement.

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— Peut-être que non, mais laisse-moi te donner un conseil pour mieux mentir, madame ma femme, car il est clair que tu ne maîtrises pas cet art.

Je reculai d'un pas, effrayée par son ton menaçant. — Il ne faut pas élever la voix, commença Merlyn. Il ne

faut pas devancer la demande. Il ne faut pas donner de détails inutiles car toutes ces façons de faire sont autant de preuves de ta malhonnêteté.

Je me mis à craindre pour mon avenir car il parlait vite et avec précision, comme sous l'empire d'une immense colère.

— Merlyn... Il ne me laissa pas poursuivre. — Choisis bien tes mensonges et surtout choisis bien à

qui tu mens. Moi, par exemple, je me serais moins mis en colère si tu avais avoué avoir eu un enfant de moi à mon insu, ou qu'il soit de mon frère. Car il y a une chose qui ne fait pas de doute : cet enfant est un Lammergeier. Dire le contraire est stupide.

J'eus un haut-le-corps mais Merlyn était lancé. — Il est dans ma nature de mal supporter qu'on me

prenne pour un imbécile. — Merlyn... Il revint vers moi, plus grand, plus sombre, plus

dangereux et plus imprévisible que je n'en avais le souvenir. Ses yeux flamboyaient.

— Et enfin, chaque fois que tu mens, débrouille-toi pour ne pas te faire prendre sur-le-champ. En général, les gens n'aiment pas être trompés. Les choses risquent de mal se terminer pour toi si ta ruse est découverte alors que tu es en situation d'infériorité.

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Son regard ne me lâchait pas ; la panique me gagna. — Merlyn ! Il souffla la bougie. La caverne retomba dans

l'obscurité, laissant dans ma mémoire l'image de son visage farouche.

Je hurlai son nom mais il ne répondit pas. J'entendis son pas s'éloigner puis revenir et me dis qu'il utilisait à mon détriment sa connaissance parfaite des lieux.

Quand il reprit la parole, son ton était amer. — Je suis revenu te trouver, Virginia, uniquement à

cause de ta passion pour la vérité. J'avais besoin d'une alliée honnête, en qui je pouvais avoir confiance. Niaisement, j'ai cru trouver cette alliée en toi.

J'essayai de le localiser, mais en vain. J'errai à tâtons, en tentant désespérément de le toucher. Mais Merlyn, quand il le souhaitait, pouvait se déplacer avec la grâce silencieuse d'un félin.

— Je suis venu te trouver, pour que tu m'aides à faire la lumière. Je croyais que toi, surtout toi, tenais la vérité en haute estime

Ce qu'il me disait m'était égal. — Je t'ai crue noble, continua-t-il. Je t'ai crue différente

des autres femmes. J'ai cru pouvoir te faire confiance. Et que t’es-tu empressée de faire ? Hein, Virginia ?

— Merlyn, pitié ! — Tu as menti ! tonna-t-il si bruyamment que je

craignis que la voûte ne s'effondre sur nous. Sa voix semblait venir de partout et de nulle part, ses

cris se répercutaient autour de moi. Ce qui me faisait le plus peur, c'était l'obscurité. Je

voulais par-dessus tout rejoindre la lumière. Jamais je

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n'avais eu aussi peur de ma vie. Désespérée, je criai, de nouveau son nom.

— Si tu n'as maintenant que mépris pour cette vérité que tu adorais, grinça-t-il, nous n'avons plus rien à nous dire désormais.

Je compris qu'il allait me laisser toute seule dans le noir. À jamais.

— Merlyn ! Non ! Malgré tous mes efforts, je n'entendis plus rien. Pas un

souffle, pas un frôlement, pas un gravier remué. . — Si je n'ai plus la même estime de la vérité, c'est ta

faute ! hurlai-je. J'ai fait ce qu'il fallait pour survivre. Merlyn, prends pitié de moi !

Il n'y eut pas de réponse. Merlyn était parti. Je tournai sur place, ne sachant où aller. J'implorai, je

suppliai, je sanglotai sans honte pour obtenir sa clémence. En vain.

Quand mes supplications se turent enfin, je n'entendis plus que le grondement de la mer et le martèlement de mon cœur affolé.

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5

Tel que je le raconte, ce qu'a fait Merlyn peut sembler cruel. Toutefois, à sa décharge, je dois dire qu'il ignorait que je craignais le noir.

Lors de mon premier séjour à Ravensmuir, notre chambre était rarement plongée dans l'obscurité totale. Nous allumions des bougies quand nous faisions l'amour et c'est ce que nous faisions presque tout le temps, presque chaque nuit. Même la nuit dernière, le mince croissant d'argent de la lune éclairait la pièce. C'est pour cette raison précise que j'avais ouvert les volets en arrivant.

Merlyn et moi n'avions pas vécu ensemble assez longtemps pour qu'il connaisse tous mes secrets, surtout celui-ci que je cachais avec soin. Même s'il l'avait soupçonné, il n'aurait certainement pas saisi qu'il s'agissait d'une véritable phobie. N'étant pas craintif, peut-être n'aurait-il pas compris que l'on puisse avoir peur à ce point.

Peut-être me montrais-je trop indulgente… Toujours est-il que lorsque je parvins enfin à me calmer un peu, je distinguai au loin une lueur vacillante.

Merlyn m'avait laissé un repère. Soulagée, je tombai à genoux et sanglotai un moment avant de reprendre contenance. Peut-être était-il moins cruel que je ne l'avais cru. Peut-être avait-il encore besoin de moi, mais cela

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m'était égal tant j'étais reconnaissante pour ce don de lumière.

Merlyn était la dernière personne que je désirais voir pour le moment, mais cette lueur m'attirait irrésistiblement. Je redoutais moins Merlyn que l'obscurité. Je me levai, époussetai mes jupes et partis à sa recherche.

Il ne faisait aucun doute que c'est ce qu'il s'attendait à me voir faire.

*

* *

La lumière de la lanterne se précisa tandis que j'avançais dans le souterrain. À mon grand soulagement, je m'aperçus que le tunnel était légèrement oblique, ce qui cachait une partie de la lumière ; celle-ci était plus vive que je le croyais. Le bruit des vagues et l'odeur de la mer se renforçaient aussi à chaque pas.

Au terme d'une longue montée, je parvins un peu essoufflée sur le seuil d'une pièce brillamment éclairée par trois lanternes à huile.

Dans cette cavité creusée dans le roc, je découvris Merlyn, assis sur une caisse de bois. Il avait ôté sa chemise et Fitz se tenait près de lui. Ni l'un ni l'autre ne levèrent le nez à mon arrivée.

Merlyn grimaçait tandis que son serviteur soignait une profonde coupure assez vilaine, qu'il avait derrière l'épaule. De toute évidence, il avait été blessé lors de ses récentes aventures et Fitz recousait d'un air réprobateur la plaie qui saignait encore.

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La nuit dernière, quand il était venu me rejoindre, Merlyn avait gardé sa chemisé et je comprenais maintenant pourquoi. J'avais senti le tissu sous mes doigts mais pas le pansement. Ainsi s'expliquait donc sa pâleur ; Merlyn n'avait pas trouvé la mort mais il l'avait frôlée.

Le raccommodage était douloureux ; cela se lisait sur son visage. Il avait la peau grisâtre et la mine plus renfrognée que dans les écuries ; mon cœur chavira. Cela me perturbait de le voir autrement, qu'en majesté, mais j'étais heureuse d'échapper pour un temps à son regard perçant.

Cela me rappela que quelqu'un avait bel et bien tenté de l'occire. D'après la taille de la blessure, il s'en était fallu de peu. Je me dis que le plus étonnant, c'est que personne n'ait tenté d'en finir plus tôt avec lui.

J'observai qu'il avait perdu du poids, depuis notre séparation ; à bien y regarder, il était plus mince que maigre. Tout en nerfs et en muscles, comme le redoutable prédateur dont sa famille porte le nom.

Je détournai le regard, gênée par la violence de l'attrait charnel que j'éprouvais. La pièce était remplie de caisses, assurément amenées par le navire à l'ancre dans la baie ; il avait dû arriver la cale pleine de ces articles de contrefaçon dont la famille de Merlyn tirait sa fortune.

Aiguillonnée par mon indignation, je m'annonçai. — C'est le coup qui t'a tué, je suppose ? Ni le maître ni le serviteur ne semblèrent surpris de

mon observation. Fitz grommela quelque chose, puis s'appliqua à coudre

son dernier point. — C'est presque fini, messire. Tenez bon.

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Merlyn serrait les dents ; il me regarda d'un air las. — On dirait que cela te fait plaisir, chérie. Je dois reconnaître en faveur de Merlyn que ses sautes

d'humeur, quoique effrayantes, ne sont ni violentes ni longues. Il dit ce qu'il a à dire, parfois en donnant de la voix, mais une fois l'orage passé, le soleil revient vite. Il semblait à présent calmé.

Sur ce point, nous nous ressemblons. — Certains diraient que tu ne l'as pas volé. — Comment cela ? — C'est un prêté pour un rendu, non ? dis-je en

pénétrant dans la pièce. Cela ne me surprend pas que l'on veuille t'assassiner. Ce qui me surprend, c'est que personne n'ait sorti sa lame plus tôt.

— Quel venin ! Ainsi, tu t'es réjouie de ma mort ? — Et pourquoi pas ? Je suis maintenant châtelaine de

Ravensmuir, et veuve respectable. Je pourrais me remarier, étant donné mon changement de situation. Mais oui, Merlyn, tu m'es plus utile mort que vivant.

— Ce n'est pas l'impression que j'ai eue cette nuit ! — C'est vrai qu'un homme m'est apparu en rêve,

rétorquai-je, confuse que Fitz soit dans la confidence. Comment peux-tu savoir avec qui je rêvais que j'étais ?

Merlyn me foudroya du regard et je rougis jusqu'aux oreilles, sûre de l'avoir appelé par son nom au moment suprême. Je me détournai de lui et passai en revue le contenu de la pièce avec une curiosité qui n'était pas entièrement feinte.

Il y avait des caisses et des ballots de toutes les tailles. Le sol était à peu près plan et le seul accès était la porte à double battant par laquelle je venais d'entrer. Les murs

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étaient creusés de niches naturelles ou artificielles dans lesquelles se trouvaient les lanternes.

L'endroit n'était pas inconfortable, juste un peu humide. Je n'étais jamais venue là et n'avais même jamais imaginé l'existence de ce souterrain. Pourtant, pendant toutes ces années, je m'étais dit qu'il devait y avoir une sorte d'entrepôt quelque part, à l'abri des regards indiscrets.

— C'est quoi, là-dedans ? demandai-je en touchant une caisse du bout du pied.

— Mieux vaut pour ta sécurité que tu oublies cette pièce, répondit sombrement Merlyn. Et surtout, que tu n'en connaisses pas le contenu. Aie le bon sens de tenir ta langue jusqu'à ton dernier soupir, chérie, sinon tu risques de partager ce qui a failli être mon sort.

Ce souci apparent de ma survie me toucha malgré moi. Merlyn remit sa chemise avec des gestes saccadés et je le regardai faire en m'efforçant de paraître impassible.

Merlyn Lammergeier est un bel homme, mais je crois l'avoir déjà dit. Il se déplace un peu à la façon d'un grand félin.

Vous est-il arrivé de voir ces lions que les rois font venir de pays lointains ? Moi, je n'en ai jamais vu mais j'en ai entendu parler et je me demande si Merlyn ne leur ressemble pas.

Sauf le poil, qui chez lui est noir. Peut-être son frère Gawain ressemble-t-il à ces animaux de couleur fauve, car ses cheveux ont un reflet blond. Finalement, cela leur va bien, aux deux frères : Merlyn sombre comme un démon échappé de l'enfer, Gawain le charmeur touché par la faveur du soleil. Je me suis toujours dit que la lumière et la

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noirceur de leurs chevelures respectives devaient refléter un peu de leur caractère.

Oui, c'est Gawain qui rit et se montre joyeux, qui séduit les femmes avec de jolies phrases et de belles promesses, qui est aussi gai qu'un fugace rayon du soleil. Et c'est Merlyn qui est sombre et inquiétant, qui chuchote une moitié de secret et ne dévoile pas le reste, dont la présence emplit les oreilles et s'impose à la chair.

Peut-être y a-t-il un attrait malsain entre l'obscurité et la lumière ; peut-être mes cheveux de feu me désignaient-ils au prédateur sensuel qu'est Merlyn Lammergeier...

Troublée, je lançai la première question qui me vint à l'esprit.

— Comment peut-on être assez bête pour te croire mort ?

— Ce compliment me touche d'autant plus que tu n'en es guère prodigue, chérie.

— J'aurais préféré que le coup passe un peu plus loin, bougonna Fitz.

Son ton était maussade, mais Merlyn semblait retrouver sa vigueur.

— Quel intérêt présente une vie sans risques, hein, Fitz ? demanda-t-il. Pourquoi vouloir vivre soixante ou soixante-dix ans, si l'on ne taquine pas la mort de temps en temps ? Celui qui ne prend pas plus de risques qu'un cadavre finit par vivre comme un cadavre.

— C’est vous qui le dites, soupira Fitz en rangeant les linges propres.

— Et toi qu'en dis-tu, chérie ? demanda Merlyn avec douceur. Tu es pour le risque ou pour la sécurité ?

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— Disons un peu des deux. Après les années que je viens de passer, je ne serais pas fâchée d'être sûre de manger à ma faim ; évidemment, cet avantage perdra de son intérêt au fil du temps.

J'avais dû faire montre de plus de résignation que je n'en avais l'intention, car il soupira en me regardant.

— Ainsi, demandai-je, ta décision est prise ? Tu es vivant et je repars vivre à Kinfairlie ? Tout reprend comme par le passé ? Tu gardes tes secrets et tu te grises de risques et moi, je regarde souffrir mon frère et ma sœur, en espérant manger chaud une fois de temps en temps ? Pourquoi m'as-tu fait venir ici, Merlyn ? Pour me regarder pleurer quand tu reprendras ton prétendu cadeau ?

— J'ai du mal à t'imaginer pleurant devant quiconque, riposta-t-il d'un ton cinglant. Tu n'as pas eu la vie facile, depuis ton départ d'ici.

S'imaginait-il que j'allais lui faire des confidences ? — J'ai fait de mon mieux pour joindre les deux bouts, et

prendre les décisions qui s'imposaient, répondis-je. Cela n'a rien à voir.

— Tu es en colère contre moi, observa-t-il, surpris. — On le serait à moins. Tu me lègues un château, puis

tu prétends le récupérer. Tu m'envoies Fitz m'annoncer ta mort, puis tu me révèles que tu es vivant. Tu viens me trouver comme dans un rêve, et tu m'inondes de ta semence comme un homme de chair et de sang. Tu me surprends, tu m'entraînes dans le noir, puis tu m'accuses de mentir et tu me plantes là. Pire, j'aurais dû m'en douter. J'aurais dû prévoir tes coups tordus, mais j'ai eu la niaiserie de te faire confiance. Oui, Merlyn, je suis en colère contre toi ; à ma place, qui ne le serait ?

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— Je vous l'avais bien dit, murmura Fitz, qu'elle n'admettrait pas votre façon de faire.

Merlyn se leva, traversa la pièce puis me prit la main. Sans me quitter des yeux, il me baisa le dos de la main avec une insistance gênante. Un frémissement s'éveillait au plus profond de moi, sapant mes capacités de raisonnement.

— Arrête ! ordonnai-je en essayant de retirer ma main. Non seulement il ne me lâcha pas, mais il se mit à

m'embrasser la paume, ce qui me donna mille fourmillements. Il épiait ma réaction et je savais qu'il voyait monter mes désirs intempestifs sous ses attouchements.

— Je suis désolé, chérie, dit-il en sorte que moi seule l'entende. Ce n'est pas une excuse, mais j'étais très fâché contre toi ; c'est pourquoi je me suis conduit de façon peu chevaleresque. Je te croyais incapable de mentir...

— Tu présentes des excuses quand tes projets l'exigent. Évidemment, tu as besoin de mes services à présent.

— Bien sûr que j'ai besoin de toi. Je voulus protester contre ce glissement sémantique,

mais Merlyn continuait à m'embrasser la paume en m'enveloppant de regards brûlants. Il me mordilla le pouce et frôla ma peau avec sa langue d'une façon destinée à me mettre une faiblesse dans les genoux.

Il y arriva. Je voyais dans l'encolure de sa chemise la toison sombre qui lui couvrait la poitrine ; plus bas, j'observai une saillie dans son haut-de-chausses. Et je sentais la chaleur de sa peau.

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Ma résolution faiblissait devant mon désir. Il continuait à m'embrasser la paume avec passion, pleinement conscient du pouvoir de ce contact.

— Pardonne-moi, chérie. — Je sais que tu as quelque chose à me demander,

répondis-je d'un ton moins sec que je ne l'aurais voulu. Fitz eut un rire bref. — Je vous avais bien dit qu'elle ne rendrait pas les

armes si facilement. Il hocha la tête dans ma direction d'un geste

approbateur. — Elle n'est pas sotte, cette fille que vous avez épousée,

messire. Vous ne seriez pas le premier homme à regretter un tel choix.

— Je ne le regrette pas, rétorqua Merlyn en se redressant.

Il posa ma main à plat sur sa poitrine, prisonnière contre son cœur qui battait la chamade. Son regard brûlant me tenait à merci, j'avais la bouche sèche.

— Bien au contraire. C'est sur l'intelligence de ma lady que je dois à présent me reposer.

— Tu as besoin de quelque chose. — Je t'ai dit que je me suis repenti de mes crimes et que

je veux mener une vie honnête. En vain, j'essayai une fois encore de lui arracher ma

main. — Il est dans l'ordre des choses de se repentir quand on

a échappé de justesse à la mort. Mais chassez le naturel, il revient au galop.

— Mais non, chérie.

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— Tu me crois vraiment capable de croire un menteur ? Tu me dis ce que j'ai envie d'entendre pour obtenir mon aide, c'est tout.

— Tu as cru mon frère sur parole, et tu as gâché ta vie pour ça.

Je parvins à libérer mes doigts et m'écartai d'un pas. — C'était différent. — Comment ? — Il m'avait dit la vérité sur toi. — Il n'en reste pas moins, reprit Merlyn d'un ton durci,

que tu l'as cru, alors que moi tu ne me crois pas. Je pourrais en être offensé.

— Eh bien… sois-en offensé. Cela m'est égal. Tu es un pécheur endurci et cynique et je sais désormais qu'il ne me faut pas croire tes mensonges.

Agacé, Merlyn se mit à faire les cent pas. — Je te demande seulement de découvrir qui a voulu

me faire tuer. Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le par esprit de justice.

Mon intuition me soufflait qu'il me cachait une partie de la vérité.

— Ada m'a dit que tu es parti la veille de Noël. — J'ai reçu une convocation du comte de March,

confirma Merlyn d'un air sombre. Il m'a demandé d'arriver tard à Dunbar et de ne me faire voir par personne. Le garde devait m'attendre.

— Et alors ? — Je ne suis jamais arrivé au château. J'ai été attaqué

par-derrière en chemin. — Tu t'es laissé surprendre.

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— Il y a des endroits dans la Chrétienté, chérie, où un homme doit être vigilant. Cela n'a jamais été le cas pour moi ici. On dirait que les choses ont changé.

— On dirait que le comte de March est celui que tu cherches.

— Pas forcément. Peut-être n'est-ce pas lui qui a envoyé la convocation ou, même si c'est lui, il pouvait ignorer les projets de mon agresseur.

Malgré moi, j'étais intriguée. — Et si je démasque le responsable, que se pas-sera-t-

il ? — Je m'occuperai du reste, répondit Merlyn, évasif mais

menaçant. — C'est-à-dire que tu feras justice. — Parfaitement. — La justice, c'est ce que l'on obtient du roi ou de ses

représentants, pas ce que l'on obtient tout seul en se vengeant. Tu as l'intention de tuer ? Et tu voudrais que je t'aide ? En échange de quoi ? En vérité, Merlyn, dans cette affaire, tu n'as pensé qu'à te venger. Et si je juge qu'un meurtre est répréhensible, moi ?

— Tu ne sais pas tout. — Et bien entendu, tu comptais tout me raconter ! Peut-

être quelqu'un a-t-il voulu te tuer pour se venger de ce que tu as pu faire naguère. Ou pour une raison gratuite. Peut-être aussi que tu ne me dis pas tout car cela donnerait de toi une image peu flatteuse. Ou alors tu ne peux pas tout me dire, même si tu le souhaitais… Tu sais, Merlyn, terminai-je en mettant les mains sur mes hanches, nul n'est mieux placé que moi pour comprendre qu'on puisse avoir envie de te supprimer.

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Il s'assit sur une caisse et me regarda. — Peut-être ai-je surestimé l'intérêt que représente

Ravensmuir pour toi. — C'est possible, confirmai-je en piquant droit sur lui. À

moins que ton plan ne comporte un petit défaut. — Ce qui veut dire ? — Que tu es dans l'incapacité de m'obliger à faire ce que

tu veux. Un cadavre ne peut pas modifier son testament. — Je t'ai prévenue que je peux facilement revenir à la

vie, dit-il avec un regard flamboyant. — Oui, et donner à cet assassin une chance de finir ce

qu'il a commencé. C'est un bon plan ! Quelqu'un a voulu te tuer, Merlyn. Ne doute pas que cette personne souhaite en finir avec toi, d'autant plus que toi seul peux témoigner de la première tentative de meurtre. Ainsi, insistai-je en baissant le ton, si tu as vraiment l'intention de vivre, tu n'as pas intérêt à risquer de retourner dans la tombe.

Fitz eut un petit sifflement admiratif. Merlyn se leva et fit le tour de la pièce. Je pensais l'avoir

déçu mais, quand il croisa de nouveau mon regard, j'en fus moins sûre. Il se tenait, certainement à dessein, dans l'ombre.

— Je pensais que tu m'aiderais à découvrir la vérité. — Eh bien, tu t'es trompé, dis-je en croisant les bras. La

justice appartient au roi et à lui seul. — Je vais te dire tout ce que tu as besoin de savoir. — Au lieu de me dire tout ce que tu sais ! Comme cela te

ressemble, Merlyn ! A une époque, tous tes mystères m'intriguaient. À présent, je sais que tu caches ta perfidie aux yeux de ceux qui sont susceptibles de la condamner.

Merlyn se taisait.

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— Je veux que tu réalises ce que tu me demandes, Merlyn. Je viens de passer cinq ans à me ronger en me demandant de quoi je m'étais rendue coupable pendant la brève période où j'avais été liée avec les Lammergeier. J'étais innocente, j'ai fui ce château dès que j'ai su la triste vérité, Merlyn. Malgré tout, j'ai souffert de mon lien éphémère avec ta famille.

Merlyn allait protester mais je ne lui en laissai pas le temps.

— Pire, ma famille a souffert. Est-ce que ma mère serait morte si j'avais pu convaincre un médecin où un guérisseur de venir ne serait-ce qu'à son chevet ? Mon frère n'aurait-il pas mangé à sa faim si on ne nous avait pas régulièrement trompés sur ce qu'on nous devait ? Est-ce qu'il ne serait pas aujourd'hui plus grand et plus fort ? Ma sœur n'aurait-elle pas trouvé un conjoint convenable si sa réputation n'avait pas été ternie par notre séjour à Ravensmuir ?

Je brandis vers lui un doigt vengeur. Il s'était muré dans l'impassibilité mais je me moquais bien de heurter son amour-propre.

— Toi, tu aurais pu t'en sortir avec ton argent ; je n'avais pas cet avantage. Je refuse d'être mêlée à tes projets. Je refuse d'aggraver les choses en devenant coupable par-dessus le marché. Je ne veux pas être complice de tes crimes, et surtout pas d'un meurtre.

— Même si cela veut dire retourner à Kinfairlie, à la pauvreté ?

— Oui. Nous nous dévisageâmes en silence. Je m'attendais à un

long débat, propre à ébranler mes convictions. Je pensais

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que Merlyn allait déployer son charme pour me faire changer d'idée. Or, il ne le fit pas.

Il parut soudain las, plus âgé. Peut-être, sa blessure l'affectait-elle plus qu'il ne voulait le montrer. J'eus des remords. Et s'il voulait vraiment changer de vie, repartir de zéro, ne devais-je pas l'aider à le faire ?

Fitz observa aussi vite que moi le changement d'humeur de Merlyn. Il s'approcha.

— Je sais que vous avez beaucoup à faire aujourd'hui, messire, dit-il avec bonne humeur. Quant à moi, il faut que je retourne au château. Peut-être devrais-je ramener milady jusqu'au hall...

— Je n'ai rien de plus pressant à faire que de dormir, et tu le sais, Fitz.

Il avait dit cela d'un ton dédaigneux, comme si je n'avais pas été là.

— Dois-je escorter milady jusqu'au château ? insista Fitz.

— Si tu veux, Fitz. Mais bande-lui les yeux, je te prie. Ce ne serait pas une bonne idée de la part de Virginia de revenir ici seule.

L'usage de mon prénom au lieu du terme d'affection habituel était destiné à me peiner. J'étais ainsi également avertie de ne jamais revenir et, plus précisément, de ne pas fouiller les caisses et les ballots de Merlyn.

Fitz me présenta ses excuses et me banda les yeux. Il me fit faire plusieurs tours sur moi-même afin de me désorienter puis me prit par le coude et m'emmena, titubante, hors de la pièce.

— L'affaire n'est pas entendue, Virginia, conclut tranquillement Merlyn.

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J'ignorais à quelle distance il se trouvait, mais j'en eus la chair de poule. Je me demandai s'il reviendrait dans mon lit pour me convaincre ; je n'arrivais pas à imaginer quelle méthode il emploierait pour me faire changer d'avis.

Une petite voix coquine en moi ne demandait qu'à découvrir ses méthodes de persuasion.

*

* *

Fitz et moi marchâmes longtemps en silence ; on n'entendait que le bruit de nos pas et le murmure de la mer. Le trajet fut si long que nous aurions pu aller à Edimbourg et en revenir. J'avais faim et mal aux pieds mais nous marchions toujours.

Enfin, nous arrivâmes sur un sol plat qui semblait être en bois. Fitz s'arrêta et me parla. Je sentais l'odeur d'un feu et d'un ragoût en train de cuire. Mon estomac gargouillait si fort que je faillis ne pas entendre ce que me murmurait Fitz.

— Il croyait que vous étiez la seule âme de toute la Chrétienté en qui il pouvait mettre sa confiance, à part moi, dit-il d'un ton accusateur. Et vous lui avez menti.

— Non, je lui ai dit la vérité. — Il croit que vous avez menti et cela revient au même.

Vous devriez lui pardonner et lui faire confiance. — Lui pardonner ? Mais il m'a manipulée ! Il ne m'a

révélé que des fragments de vérité, et il menace de me reprendre Ravensmuir si je ne fais pas ce qu'il veut.

J'arrachai le bandeau de mes yeux. Un mince rayon de lumière se glissait sous le lambris devant nous.

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— Je ne lui pardonnerai pas. — Il faut que vous l'aidiez. — Je ne veux pas participer à un crime, fût-il commis

par mon seigneur de mari. — Vous ne connaissez pas toute l'histoire. — Et personne n'a l'intention de me la raconter,

rétorquai-je, amère. Qu'est-ce que c'est que toute cette sanie ? Il prétend avoir besoin de mon intelligence, et me traite comme une enfant irresponsable, incapable de discerner le bien du mal.

— Cet homme a été trahi, et vous êtes devenue comme une étrangère. Comment voulez-vous qu'il vous fasse confiance ?

— Ce qu'il me demande, c'est une confiance qu'il ne mérite pas. Allons, Fitz, j'ai déjà été bernée par Merlyn. Il est normal que je me méfie quand il me demande quelque chose.

Fitz m'observa avec attention et j'eus le sentiment que lui aussi, je le décevais.

— Faites ce que vous croyez, dit-il enfin. Mais comprenez que vous et moi sommes seuls à savoir que messire Merlyn est en vie ; si quelqu'un le trahit cette fois, il saura qui.

Le sous-entendu était clair : Fitz ne trahirait jamais son seigneur, donc la trahison ne pourrait venir que de moi.

— Si cette trahison devait entraîner sa mort, je n'aurais plus rien à craindre, rétorquai-je avec l'intention de ne pas me laisser intimider.

— Ce serait compter sans moi, ma petite, riposta Fitz avec un sourire froid.

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Son regard se durcit et je compris que je n'avais nulle pitié à attendre de cet homme s'il réussissait me prendre en défaut.

— Puis-je partir ou comptez-vous me garder prisonnière à jamais ?

Fitz leva un loquet et une petite porte, pas plus large que celle d'un placard, s'ouvrit devant nous. Je me glissai par l'ouverture, sans très bien savoir où je me trouvais. Quand je me retournai, Fitz avait refermé sans faire de bruit, et je n'arrivai même pas à voir l'ouverture. Je m'appuyai contre cette paroi en bois et la palpai longuement sans trouver la moindre trace de porte. L'éclairage était médiocre, il faut dire, et je résolus de revenir plus tard avec une lanterne.

J'examinai les lieux et, en regardant mieux, compris que je me trouvais dans l'une des offices, dans l'aile des cuisines. Je quittai la pièce et descendis au rez-de-chaussée ; j'entrai dans la cuisine à l'instant précis où Ada y arrivait par la porte d'en face.

Elle ricana. — Alors, vous avez trouvé lord Merlyn à l'office ? Vous

avez eu tort ce matin de croire que vous le trouveriez vivant.

Il eût été tentant de lui clouer le bec, mais je ne voulais pas trahir la présence de Merlyn. Toutefois, je ne pus résister à la tentation de me moquer d'Ada, après tous les tourments qu'elle nous avait infligés, à moi et aux miens.

— Tu as raison, bien sûr. Je l'ai retrouvé mort, répondis-je. Il n'était pas fantôme, comme je l'avais redouté, mais démon. Cela confirme que messire Merlyn a

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été expédié en enfer, comme tant de personnes l'en ont menacé.

Il faut reconnaître que je ne mentais pas vraiment — Cessez de blasphémer ! s'exclama Ada en blêmissant. — Il est même un démon de haut rang. Il a fait un pari

avec moi. Tu veux savoir lequel, Ada ? Elle secoua la tête et leva la main jusqu'à son crucifix,

mais ses yeux brillaient de curiosité. — Si je consacre toutes les journées de ma vie à sa

mémoire, soufflai-je tout excitée, il passera en échange toutes les nuits à s'occuper de moi, pour l'éternité.

J'étais parvenue à la choquer mais elle n'était pas indifférente aux détails salaces.

— Maudite gueuse ! s'exclama-t-elle. J'éclatai de rire, ravie, et secouai mes cheveux. — Est-il vrai, Ada, que quand une sorcière porte les

cheveux lâches, c'est le chaos ? Dorénavant, je crois que je ne vais plus me faire de tresses.

Ada se signa tandis que je quittais la cuisine. Pour une veuve éplorée et doublement menacée avant son petit déjeuner, je me sentais plutôt bien. Une chose était sûre, toutefois : mon humeur n'avait rien à voir avec le fait que Merlyn soit toujours vivant.

*

* *

Après mon expédition dans le labyrinthe, je n'étais pas vraiment à mon avantage. Je n'avais pas commencé la journée dans mes plus beaux atours, certes, et après mon entretien avec Merlyn, je ressentais le besoin de me

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changer les idées. Je savais que ma décision était la bonne, mais je ne pouvais me défaire du sentiment de l'avoir trahi.

Naguère, Merlyn avait jugé bon de vêtir sa jeune épouse, et il avait fait des achats avec son manque habituel de mesure, sans regarder à la dépense. À l'époque, je n'avais guère touché ces vêtements et j'espérais que le coffre se trouvait toujours dans la chambre. Après tout, Merlyn avait été absent de Ravensmuir, et pour peu que le coffre soit resté bien fermé, les mites n'avaient pas dû faire de dégâts.

Les vêtements sont faits pour être portés et j'avais l'intention de les partager avec ma sœur, à moins qu'Ada n'ait fait main basse dessus en notre absence.

J'espérais surtout avoir meilleure allure lors de ma prochaine entrevue avec mon mari. Je ne doutais pas de le revoir bientôt et une personne bien mise en impose davantage. Avec Merlyn, je devais utiliser toutes les armes en ma possession.

Le fait est qu'il me désirait probablement autant que je le désirais. Peut-être pourrais-je retourner cette arme contre lui et, dans le feu de la passion, obtenir des concessions. Cette perspective me fit traverser le château d'un pas léger.

Le coffre était toujours là. Je l'ouvris vivement et souris. Un coup d'œil à l'intérieur me suffit pour que je décide de brûler ma vieille robe bleue, si longtemps portée et tellement raccommodée.

Je commençai par sortir une chemise de lin écru : je n'avais pas oublié mon émerveillement devant la finesse

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de ce tissu. Qu'il était doux sur ma peau, à côté des rêches lainages que je portais !

Des objets de luxe, il y en avait d'autres : le coffre en était plein. Je ne sais pas combien de temps je passai à sortir les vêtements un par un et en admirer tous les détails.

Finalement, j'optai pour une robe d'un vert profond, en laine si fine qu'elle glissait entre les doigts comme de la soie. Le tissu à lui seul était plus riche que tout ce que j'avais connu, et il y en avait une longueur considérable dans les somptueux drapés de la jupe. Ce vêtement était destiné à une femme qui n'a pas besoin de mettre les pieds dans la boue, ni de travailler pour vivre. Du coude au poignet, les manches étaient fermées par de minuscules boutons d'ivoire terriblement difficiles à boutonner.

J'y parvins pourtant. Le corsage me moulait de près et mettait ma silhouette en valeur ; pour une fois, je ne regrettai pas d'avoir si souvent abandonné mon repas à Tynan.

Ensuite, j'enfilai un surcot de brocart ajusté, avec des fentes sur le côté et un ourlet doublé d'hermine ; il descendait juste au niveau des hanches. Le brocart était épais et brodé de fils d'or.

Merlyn m'avait dit autrefois que, lorsque j'étais ainsi vêtue, mes yeux paraissaient plus verts. « Tu es ensorcelante », avait-il murmuré un jour que je portais cette robe. J'hésitai à me changer puis me dis que, si je l'ensorcelais de nouveau, il accepterait peut-être mes conditions.

C'était peu probable mais cela valait la peine d'essayer.

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Je trouvai les bas de dentelle ainsi que les jarretières que Merlyn m'avait une fois retirées avec les dents. Tout en les enfilant, je rougis à ce souvenir. Je fouillai un moment et retrouvai les poulaines en cuir vert à la longue pointe. Soigneusement emballées tout au fond du coffre, elles étaient bourrées de chiffons pour bien garder leur forme. Ce n'était pas moi qui les avais ainsi rangées ; je n'aurais pas pensé à cette astuce.

Qui avait donc rangé mes vêtements ? Qui les avait pliés avec tant de soin ? Qui les avait touchés pendant mon absence ?

J'écartai de mon esprit ces considérations stériles et me coiffai ; je torsadai mes cheveux sur les côtés et les nouai avec un ruban vert qui les laissait pendre dans le dos. Bien que n'ayant pas de bijoux, je me sentais mise comme une reine.

J'entendis des pas dans l'escalier et me tournai en souriant lorsque je vis entrer ma sœur.

Elle ouvrit de grands yeux et me fit une profonde révérence, comme à une haute dame de la noblesse.

— Je vous prie de me pardonner, gente dame, je cherche ma sœur et c'est pour cela que je vous dérange.

Je ris et lui pris la main. — Ça ne fait rien, je vais te couvrir de vêtements

somptueux comme si tu étais ma propre sœur ! Mavella frôla la manche de ma robe. — Je me souviens de celle-là. — Toute ma garde-robe est encore là. J'ouvris de nouveau le coffre. Mavella soupira et se

pencha pour caresser l'étoffe damassée d'un surcot.

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— Ah ! Merlyn ! soupira-t-elle. Il savait ce qui plaisait aux femmes.

— Choisis quelque chose pour toi. — Est-ce que tu as l'intention de dilapider ses cadeaux ? — Je les partage. Elle m'observa un moment avant de répondre. — Tu as la langue bien pendue, Virginia, mais bon cœur.

Tu as eu des mots durs, hier ; j'ai pensé que c'était ta façon de porter le deuil de Merlyn. Et aujourd'hui, tu es gaie. Il y a une lueur dans tes yeux, de la couleur sur tes joues...

Je détournai le visage, et tâchai de camoufler mon humeur.

— C'est Noël, c'est un temps de réjouissances. Ce soir, pour la première fois depuis des années, nous allons faire un bon repas. Je fête notre bonne fortune.

— Ton deuil est-il donc si superficiel ? insista Mavella peu convaincue.

Je lui désignai de nouveau le coffre, refusant de trahir le secret de Merlyn.

— Choisis un vêtement, n'importe lequel, puis nous irons ramasser une jonchée pour la grande salle.

Ma sœur ne bougea pas ; elle ne me lâchait pas des yeux.

— Je croyais que tu aimais Merlyn. — Non ! répondis-je avec un feu tel que cela la rendit

encore plus soupçonneuse. Merlyn était un escroc. J'étais soulagée d'être débarrassée de lui à l'époque, et davantage maintenant.

— Vraiment ? — Tu sais ce qu'il en est, Mavella !

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— Pas le moins du monde ! Tu as quitté l'homme que tu aimais pour une question de principe. Tu avais raison, mais tu t'es retrouvée seule et pauvre.

— Je ne regrette pas le choix que j'ai fait… Ma sœur me coupa la parole. — Il y avait un pétillement en toi, Virginia, quand tu

étais en présence de Merlyn. Cette étincelle, elle t'a quittée quand tu l'as abandonné. Et tu es restée fragile pendant toutes ces années de malheur.

— Tu ne peux pas affirmer que j'étais malheureuse. — Nous l'étions toutes les deux, confirma Mavella avec

un sourire triste. Dans mon cas, c'était dû à un choix que l'on avait fait à ma place ; mais toi, tu as pris ta propre décision. Toutes les deux, nous avons choisi de ne pas recommencer, de ne pas panser nos blessures : ni pardon, ni oubli.

Elle me regarda encore. — J'avais oublié combien tu as de beaux yeux quand ils

pétillent et combien une bonne mine te va mieux que n'importe quel fard.

— Mavella, je te répète que je ne ressens pas le besoin de porter le deuil de Merlyn.

— Je me moque de la raison, Virginia. Mais je suis surprise que sa mort ne t'affecte pas davantage.

Je me sentis rougir. Heureusement, elle s'intéressa de nouveau au coffre et sa main frôla une robe de soie.

— Nous sommes presque au début d'une nouvelle année et je voudrais faire un pari avec toi.

— Lequel ?

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— Merlyn nous a offert un nouveau départ. Profitons-en. Accueillons l'année nouvelle de grand cœur. Oublions et pardonnons, tirons un trait sur le passé.

Mavella parlait d'un ton féroce qui ne lui ressemblait pas ; elle serrait les poings de façon si convulsive qu'elle en tremblait.

— Vivons, que diable ! Soyons heureuses, Virginia. Du malheur, j'en ai eu suffisamment pour le reste de mes jours. Réjouissons-nous d'être encore vivantes, car la mort peut frapper à tout instant.

— Amen ! m'écriai-je en l'embrassant. Je resserrai mon étreinte en la sentant trembler comme

une feuille. — J'ai vu Alasdair, avoua-t-elle d'une voix tremblante

en s'agrippant à ma robe. Avant notre départ de Kinfairlie. Je m'écartai pour la dévisager. — Mais… tu ne m'as rien dit ! — J'étais incapable d'en parler, expliqua Mavella sans

lever le nez. — Était-il seul ? Elle secoua la tête. J'en avais mal pour elle. Alasdair

avait été son amour et la lumière de sa vie, jusqu'à ce qu'il l’éconduise et quitte Kinfairlie. Je savais que ma sœur se remettait mal de cet amour perdu.

— Est-ce qu'il t'a vue, lui ? Est-ce qu'il t'a parlé ? — Non, soupira-t-elle. Il portait un jeune enfant, et ils

riaient tous les deux. Ce n'étaient donc pas des ragots, il en a épousé une autre. Et il est heureux. Et moi, non...

Je l’étreignis de toutes mes forces, l'injustice de sa situation me mettait les larmes aux yeux. Puis elle parla avec détermination.

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— Il faut que cela me serve de leçon. Alasdair a passé ces années à vivre, Virginia, alors que moi, j'attendais. Il a tourné la page, et il a bien fait, pendant que je continuais à ruminer tout ça. On ne m'y reprendra plus. Parie avec moi que nous allons vivre vraiment cette année qui vient !

— Pari tenu, Mavella. En disant cela, je me souvins de Merlyn qui affirmait

que la vie sans risques ne vaut guère la peine d'être vécue. Je me surpris à être d'accord avec lui. Nous nous embrassâmes étroitement, essuyâmes

quelques larmes, puis Mavella soupira de nouveau. — Que Dieu bénisse Merlyn de nous donner cette

chance ! Que Dieu le bénisse de m'avoir sortie de ma somnolence ! Je me moque de ce qu'il a pu faire de son vivant, Virginia, mais en mourant il a fait un bon choix. Il a réglé sa dette à notre égard, et il nous a donné une chance précieuse. Cette bonne action jouera sûrement en sa faveur au jour du jugement. Que Dieu bénisse Merlyn Lammergeier !

Comme je ne manifestais pas mon enthousiasme, elle me lança un regard interrogateur Je la regardai fixement, incapable de bénir Merlyn et encore plus de reconnaître qu'il était toujours en vie.

— Oui, dis-je enfin avec effort. Le regard de Mavella s'adoucit et elle me toucha la joue

du bout du doigt. — Tu en portes le deuil. C'est vrai que tu as perdu la tête

pour lui, escroc ou pas. Je me détournai et repérai dans le coffre une robe

couleur saphir, coupée dans un tissu chatoyant venu d'Orient. Il comportait des fils d'argent, était brodé

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d'argent sur les ourlets et décoré de dizaines de minuscules boutons d'argent également.

— En voilà une qui va t'aller comme un gant, déclarai-je en sortant la robe du coffre.

— Non, Virginia, c'est impossible ! s'exclama-t-elle, mais ses yeux brillaient comme jamais depuis des années.

D'une main timide, elle se hasarda à effleurer le tissu. — Je crois qu'elle est trop petite pour moi de la taille et

des hanches, insistai-je. Il faut que tu la mettes ou bien elle sera perdue.

Je n'eus pas grand mal à la convaincre d'enfiler la robe. — Mais elle est trop longue ! — Pas du tout ! Elle fait une traîne tout à fait

charmante. — Ce n'est pas pratique, Virginia, continua-t-elle sans

pouvoir en détacher les yeux. Je risque de la tacher avant la fin du jour.

— Et comment ? À présent tu es une femme oisive, Mavella, et cette robe te convient à merveille. Nous pourrons reprendre l'ourlet plus tard, si tu le souhaites.

Mavella se mit à tourner sur elle-même, émerveillée par la qualité du tissu. Je savais qu'elle allait accepter. La robe lui allait à ravir, sa couleur vive la rajeunissait de plusieurs années. Elle se tourna vers moi avec un sourire radieux, comme je ne lui en avais pas vu depuis six ans. J'avais oublié à quel point elle était belle.

J'en eus la gorge nouée. — Je te remercie, Virginia, dit-elle en faisant une

révérence de grande dame. C'est le plus beau cadeau que l'on m'ait jamais fait.

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— Et ça, dis-je en effleurant du bout des doigts ses lèvres souriantes, c'est le plus beau cadeau que l'on m'ait fait à moi.

Elle rit comme si je plaisantais, mais j'étais sincère. Le sourire de ma sœur et sa foi en l'avenir étaient les plus beaux cadeaux de Noël imaginables.

Je m'aperçus, à mon vif regret, que c'est à Merlyn que je devais ce moment de bonheur. Ce qui avait été une question de principe claire et nette devenait glissant comme une anguille.

C'était peut-être le but qu'il recherchait, mais le sourire de Mavella suffisait-il pour me faire accepter les conditions de Merlyn ?

*

* *

Je ne doutais pas que Merlyn viendrait. Il avait besoin de moi, je le savais, et il n'abandonnait jamais. Sans doute allait-il surgir brusquement pour jouer de l'effet de surprise quand il déciderait de me faire changer d'avis.

Ce soir-là, je restai assise dans la chambre haute à l'attendre, prête à le recevoir.

Sous l'ombre du lammergeier sculpté, les heures passèrent sans que Merlyn se manifeste. Je m'étonnai d'abord, puis m'inquiétai. Était-il absent parce qu'il ne pouvait venir, ou parce qu'il ne le voulait pas ?

Comment allait sa blessure ? Pourquoi avais-je la sottise de m'inquiéter de son bien-être ?

Dans le noir, je ruminai mes doutes. Était-il possible qu'il veuille vraiment changer de vie ? Pour quelle raison

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avais-je si facilement cru Gawain, alors que la même chose me semblait impossible vis-à-vis de Merlyn ? Simplement parce qu'à l'époque, j'étais encore jeune et crédule ?

Je donnai des coups de poing dans mes oreillers, et fis les cent pas dans la chambre glaciale.

Debout à la fenêtre, j'observai le croissant de lune ; l'aube n'allait plus tarder, maintenant, et Merlyn n'était pas venu.

Je me sentis déçue à l'idée qu'il n'avait peut-être pas autant besoin de moi que je le croyais. Intriguée, aussi, car j'étais curieuse de savoir qui l'avait agressé, et pourquoi.

Mes pensées tournaient en rond, à la recherche de réponses que je ne pouvais trouver, faute d'éléments. Finalement, je tombai dans un sommeil agité.

*

* *

Il fait nuit et je suis dans mon lit, seule, pour la première fois depuis mon arrivée à Ravensmuir, dix jours plus tôt. Mon mari ne vient pas. Je ne l'ai pas vu depuis midi et chaque heure qui passe nourrit mes doutes.

M'a-t-il quittée ? A-t-il une maîtresse ? Le château est si vaste qu'il peut en avoir une sous notre toit sans que je le sache.

S'est-il lassé de son épouse roturière ? À la pointe de l'aube, il arrive enfin ; il est furieux de

me trouver éveillée. Il se calme vite et fait appel à tout son charme pour me présenter élégamment ses excuses. Il me sourit, mais son sourire n'atteint pas ses yeux. Son regard

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me fuit, une ombre s'étend sur son visage et je sais qu'il ment alors qu'il me dit où il a passé la nuit.

C'est la première fois qu'il me ment. Cela trouble l'atmosphère, comme un parfum qui a

tourné, et fait naître maints doutes et questions dans mon esprit. Alors, quand nous faisons l'amour, je reste sur la réserve. Quelque chose s'est interposé entre nous et je ne puis m'empêcher de lui en vouloir car c'est lui qui a mis cet obstacle entre nous en mentant.

Rien ne sera plus pareil entre nous. Je rêve, cette nuit-là et les suivantes, d'un trésor sans

prix qui échappe à mes doigts gourds. Le joyau scintille un instant puis glisse et tombe. Je suis incapable de le tenir fermement, incapable de l'empêcher de dégringoler dans un abîme sans fond.

Tandis qu'il disparaît, avalé par l'obscurité, le soleil quitte soudain le ciel de midi. Deux points douloureusement lumineux brillent à l'horizon et je tends les mains vers eux, pleine d'espoir.

L'obscurité béante les dévore tous deux. Je tremble de terreur. Une ombre a avalé le monde, une ombre si noire que je ne peux voir ma propre main devant mon visage.

Alors que je n'en puis plus, un cri monte dans le lointain. Son volume augmente ; il est grinçant comme des ongles sur la pierre et m'emplit les oreilles, ma tête menace d'éclater.

C'est un enfant, je le sais, un enfant apeuré qui a besoin de réconfort. Je m'avance en titubant dans le noir, espérant pouvoir l'aider, mais je sais que je n'arriverai pas à temps. Le hurlement atteint un volume terrifiant et

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si plaintif que je crains que cet enfant ne soit perdu pour toujours.

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27 décembre 1371 Jour de saint Jean l’Évângéliste

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6

Je m’éveillai en sursaut, le cœur battant. Aucun enfant n'appelait au secours. Dans ma vaste

chambre, tout était calme : je sentais à l'odeur de l'air qu'il allait encore pleuvoir et j'entendais gronder les vagues sur les rochers. Je pris une profonde inspiration pour me calmer.

Soudain, je sursautai en voyant un petit objet brillant tourbillonner de l'autre côté de la chambre.

J'aperçus la silhouette indistincte d'un homme qui tenait la main en l'air : le petit objet était à l'évidence suspendu à une cordelette. Je compris ce dont il s'agissait.

La clef du coffret de Merlyn ! Cette clef qui pendait à mon cou au bout de sa

cordelette de soie rouge. Je portai la main à ma poitrine : elle n'y était plus.

— Merlyn, soufflai-je en espérant ne pas me tromper. Je vis son sourire briller dans l'ombre. — La beauté s'éveille sans avoir besoin de mon baiser

pour sortir de ses rêves, dit-il d'une voix grave. Je suis déçu, chérie.

— C'est le baiser d'un prince qui réveille la damoiselle dans le conte de fées, et non celui d'un infâme, rétorquai-je en tirant la fourrure sur ma poitrine nue.

Merlyn eut un petit rire et vint s'asseoir au bord du lit.

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— Alors que l'infâme n'est venu que pour ravir la damoiselle ?

— Exactement, dis-je en tendant la main avec une majesté impérieuse. J'ai l'impression que tu as quelque chose qui m'appartient.

Merlyn fit rouler la cordelette entre son pouce et son index, s'amusant de nouveau à faire tournoyer la clef.

— Tu devrais la porter sur toi en permanence, chérie. Si tu laisses traîner tes trésors, n'importe quel gredin peut te les dérober à la faveur de la nuit. ...

Le fait que j'étais précisément en compagnie d'un gredin en possession de mon trésor prouvait qu'il avait raison. Je n'avais pas la certitude qu'il ne parlait que de la clef, mais je n'étais pas d'humeur à accepter le compliment qu'il sous-entendait.

Je tendis la main vers la clef mais Merlyn la garda hors de ma portée.

— Cela prouve, rétorquai-je d'un ton sec, que le fait de verrouiller et de barricader la porte ne suffit pas pour se mettre à l'abri des gredins.

Il sourit, et tint la cordelette des deux mains pour que je puisse passer la tête à l'intérieur. Ainsi, je devrais me pencher vers lui, ce qui lui offrirait une vue plongeante sur mes seins.

Le voyou ! Nos regards se croisèrent en un défi silencieux. Je laissai un peu glisser les fourrures, en sorte qu'elles couvrent à peine mes mamelons, puis baissai la tête et me penchai en avant. En entendant son souffle s'accélérer, je souris. Lorsqu'il lâcha la cordelette, je sursautai au contact du métal froid sur ma peau. La clef, descendit entre mes seins et je vis Merlyn en surveiller la

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glissade. Ravie d'éveiller son intérêt, je rejetai ma chevelure en arrière.

— Alors, tu es venu me convaincre d'accepter tes conditions ?

— Tu as parlé à Ada d'un pari, chuchota-t-il. Il s'approcha encore et je sentis ma bouche s'assécher. — Voyons, quels en étaient les termes, au juste ? Il fit la moue comme s'il cherchait à s'en souvenir. À cet

instant, il était aussi diabolique que dans mes souvenirs et mon cœur battit plus vite.

— Ton aide le jour en échange de mes faveurs la nuit, je crois. C'est bien cela, chérie ?

— Non, Merlyn. — Et pourquoi pas ? C'étaient tes conditions, et elles me

conviennent parfaitement. Tu crains de ne pouvoir te laisser convaincre ? À mon avis, tu es incapable de pousser si loin la réticence. Et je ne pense pas non plus que je trouverai la tâche pénible.

C'était précisément le contraire que je redoutais : que ses caresses brûlantes me convainquent d'abandonner mes derniers vestiges de bon sens. Ses lèvres m'effleurèrent la tempe, m'arrachant un soupir.

La chaleur de Merlyn faisait fondre mes résistances, ses doux baisers dissipaient ma détermination à le combattre. Il savait que l'usage de la force me conduirait à le rejeter ; alors il taquinait, effleurait, lutinait. Ses lèvres s'en prirent successivement à mon front, à ma tempe, à mon oreille, à la commissure de mes lèvres. Je brûlais qu'il continue, j'aspirais avec ardeur au plaisir que je le savais capable de me donner, attendant fébrilement le feu que nous étions capables d'allumer l'un chez l'autre.

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Au prix d'un pénible effort, je détournai brusquement le visage.

— Je ne peux pas t'aider sans en savoir plus, observai-je d'une voix si rauque que je la reconnus à peine. C'est trop me demander.

— Alors, tu es prête à m'aider ? Je me retournai vers lui et affrontai son regard avec

calme. — Je ne puis prendre de décision, faute de détails. Et

puis, Merlyn, il est plus sûr de s'attacher une personne qui donne son accord de plein gré, plutôt qu'une à qui on arrache cet accord par la force.

Il sourit et s'appuya sur le coude. — Je t'arrache quelque chose, chérie ? La dernière chose dont il avait besoin, c'était d'être

conforté dans son arrogance. Je remontai mes fourrures pour ne pas lui donner le plaisir de me voir chercher une chemise, puis lui décochai un regard blasé.

— Pas le moins du monde. Dis-moi ce que tu as à me dire, qu'on en finisse.

Merlyn ne dit rien et ne bougea pas. Il me scruta si longuement que je frissonnai. Son regard glissa de mon visage à mes cheveux, puis à mon épaule nue avant de revenir à mon visage.

— Tu as changé, constata-t-il avec douceur, comme surpris.

— Non, j'ai vieilli, comme tout le monde. Bien sûr que j'avais changé, mais je n'avais pas

l'intention d'expliquer mes choix à Merlyn. — Non, il n'y a pas que ça...

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La pénombre lui donnait un air mystérieux. Il s'approcha encore et étendit ses jambes sur le matelas à côté de moi ; il m'étudiait avec attention.

— Tu te trompes, insistai-je en bâillant avec application pour cacher mon émoi.

Mon mari était revenu dans mon lit, et sa seule présence éveillait mes sens. Comment ne pas évoquer les moments merveilleux que nous avions passés à cet endroit précis ?

— C'est magnifique, Merlyn. Nous avons trouvé un nouveau sujet de désaccord.

— Tu n'as jamais autant parlé de ce que tu penses, affirma-t-il avec une certitude tranquille. Tu es plus dure : tu juges, tu condamnes. Tu n'es plus la villageoise naïve que j'ai connue.

Sa perspicacité m'inquiéta et me délia la langue. — Si tu t'es jamais occupé de volailles, Merlyn, sans

quoi tu saurais que celles qui ont la chair tendre ne survivent pas : les vieilles poules sont celles qui ont la viande la plus coriace.

Tout mon beau parler s'effondra quand il glissa la main sous la fourrure et emprisonna mon sein. Il passa le pouce sur mon mamelon, qui se raidit. Ses yeux brillèrent en me voyant retenir mon souffle.

— J'espère, chérie, que tu ne te sens pas une vieille poularde. Je trouve cette chair bien tendre...

Je le défiai du regard — Dis-m'en davantage, ou va-t'en. Merlyn retira sa main, ce qui ne me plut qu'à moitié. Il

se leva, et je craignis qu'il ne s'en aille.

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— Et en plus, tu es méfiante, dit-il d'un ton presque contrit. C'est de moi que tu tiens ça ?

Je refusai de baisser les armes. — Il se peut, Merlyn. En tout cas, tu m'as appris que les

choses ne sont pas toujours ce qu'elles ont l'air d'être, ni ce que quelqu'un prétend qu'elles sont.

— Cite-moi un exemple de ce que j'ai fait pour te rendre aussi aigre, poursuivit-il d'un ton plus dur. Ne me parle pas des racontars de Gawain ou de qui que ce soit, mais de choses que tu as observées par toi-même.

Je n'eus pas à chercher longtemps. — C'est facile, Merlyn : la façon dont tu as réagi à ma

demande d'annulation. — Et alors ? Tu as envoyé une lettre et j'ai répondu. Où

est le crime ? — Tu savais que je ne serais pas capable de lire ta

réponse ! C'était une blessure ancienne et le fait de la rouvrir me

mit en colère. — Tu savais pertinemment que je serais obligée de me la

faire lire et que le seul endroit possible était le marché. Tu savais que le village entier serait au courant.

J'espérais qu'il me donnerait une explication plausible prouvant son innocence ; j'en fus pour mes frais.

— Bien sûr que je le savais. — Tu as fait exprès de m'humilier ! m'écriai-je. — J'ai éclairci la situation entre nous, pour le plus grand

profit de tout le monde. — Profit ? répétai-je, indignée. Si tu crois que ta réponse

m'a apporté du profit, c'est que tu es plus bête que je ne l'imaginais, Merlyn Lammergeier.

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— Comment cela ? rétorqua-t-il vivement. Tu avais demandé une annulation, et je t'ai expliqué pourquoi ce n'était pas possible.

— Tu m'as fait passer pour une imbécile ! — En aucune façon. — Ah ! pardon, messire Merlyn, mais nos souvenirs sur

ce point diffèrent complètement. — Je t'écoute. Couchée nue dans notre lit, j'avais un peu de mal à

argumenter de façon cohérente, mais je fis de mon mieux. — Tu étais désolé de m'apprendre qu'un mariage ne

pouvait être annulé que pour trois raisons. — Exactement. — La première, dis-je en brandissant mon pouce, c'est le

défaut de consentement. Or, je t'ai accepté en toute liberté ; donc, cette, cause est à exclure.

— Je te suis… — La deuxième, continuai-je en tendant mon index,

c'est si les deux époux ont un degré de consanguinité inacceptable. Tu savais parfaitement, que ce n'était pas le cas non plus.

Merlyn acquiesça de la tête. J'hésitai un instant puis vis le pétillement dans ses

yeux : il savait parfaitement ce qui m'avait fait sortir de mes gonds.

Il m'obligeait cependant à le dire. Le voyou ! De nouveau furieuse, je tendis le majeur. — La troisième, c'est si le mariage n'a pas été

consommé.

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— Exact, murmura Merlyn. Tu as quelque chose à redire à mes connaissances en droit canon ?

J'avais le sentiment qu'il se moquait de moi, même si son expression demeurait sérieuse.

— Non. Ce que je te reproche, c'est de t'être rappelé avec tant de plaisir la façon dont le mariage a été consommé pendant notre nuit de noces.

— Je n'ai toujours pas oublié. — Et tu as proposé, pour le cas où ma mémoire serait

défaillante, de revenir à Kinfairlie pour me la rafraîchir, et le plus volontiers du monde.

— C'est vrai, concéda Merlyn en souriant. Est-ce que le fait que je dise la vérité t'a agacée ?

— Tu savais pertinemment que je ne pouvais pas lire ta lettre moi-même ! hurlai-je, furieuse qu'il refuse de voir l'évidence. Tu savais que je serais obligée de la porter à l'écrivain public, sur la place du marché, et qu'il la lirait à haute voix.

Merlyn se tut et m'observa, pensif. — Je suis restée un mois sans oser reparaître sur la

place du marché. Aujourd'hui encore, des garnements me harcèlent ; ils prétendent que j'ai une lettre de mon mari. Et pour mieux se faire comprendre, ils font des gestes obscènes : ils attrapent à pleines mains leurs attributs virils.

— Chérie, se récria Merlyn, je n'ai jamais eu l'intention de te manquer de respect...

— Eh bien, je ne sais pas ce qu'il te faut ! Tu ne sais pas comment ça se passe, dans un village ? Tu ignores à quel point les gens peuvent être méchants ? On se moquait déjà

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de moi - tu l'imagines facilement - pour m'être fait éconduire par le seigneur de Ravensmuir.

— Mais je ne t'ai jamais éconduite ! — Je leur ai laissé croire ce qu'ils voulaient ; or, c'est

cela qu'ils avaient envie de croire. Pour rien au monde, je n'aurais mis au grand jour les sinistres secrets de mon mari.

— Ainsi, tu m'as protégé… — J'ai décidé de ne pas alimenter les ragots de

Kinfairlie, coupai-je avant qu'il ne s'embarque plus avant sur ce chemin. On nous accusait depuis longtemps de nous croire au-dessus du commun des mortels, et cela ne nous valait aucune bienveillance.

— En tout cas, ta mère ne s'est jamais conduite en paysanne.

— Elle n'était pas une paysanne ! Elle était la suivante d'une dame de la noblesse ; quand elle est devenue orpheline, on l'a envoyée servir chez un ancien allié de son père. Elle exigeait de nous que nous parlions convenablement, comme on le lui avait appris, au lieu d'employer le langage des gens du commun.

— Oui, vous avez fait des jaloux. Et ton retour à Kinfairlie a dû relancer les ragots.

— Certes ! Cela prouvait que nous ne valions pas mieux que les autres. Que tu te repentais de ta cour précipitée. Que tu déplorais d'avoir si mal choisi ta femme. Bref, les pires ragots étaient avérés au centuple. Mais après ta lettre, cela a été dix fois pire.

Je fermai les yeux et revis cet épouvantable après-midi, ces dizaines de visages au regard mauvais, goûtant mon humiliation.

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— Je me rappelle que j'avais le visage brûlant de honte, que je me suis fait conspuer dans la minute. Aujourd'hui encore, j’ai peur de me retrouver coincée quelque part et qu'ils ne décident de me molester en s'y mettant à dix s'il le faut en sorte que je ne puisse pas les arrêter. Tu sais bien, Merlyn, qu'il n'y a pas de justice à Kinfairlie, car il n'y a pas de seigneur. Tu as une idée de ce que c'est, d'être terrorisée dès que l'on entend des pas derrière soi ?

— Tu aurais pu quitter le village. — Pour aller où ? De nouveau, mes larmes jaillirent, comme ce jour-là, et

je ne pus les retenir. — As-tu jamais éprouvé le désespoir, Merlyn ? Je

n'allais pas bien, ma mère était très malade, nous n'avions pas un sou : ni revenus, ni protecteur. En plus, un enfant allait naître sous notre toit dans l'année. Nous étions piégées à Kinfairlie aussi sûrement que si les portes de la ville avaient été murées. Non, nous n'avions pas le choix et tu nous as dépouillées des seules alternatives que nous avions.

— Certainement pas ! — Comme j'étais encore mariée, je ne pouvais pas me

remarier pour nous mettre en sécurité. Comme je n'étais pas célibataire, je n'avais pas droit à une licence pour brasser de la bière. Et je ne pouvais pas en obtenir en tant que femme mariée, puisque c'est le mari qui se porte garant. Tu ne m'as ni vraiment chassée, ni certes gardée. Tu m'as laissée dans la pauvreté, Merlyn, rendue impuissante par ton choix.

— Tu aurais pu revenir ici.

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— Vers l'homme qui m'avait menti ? Oui s'était moqué de moi ? Non, je ne crois pas.

— Virginia ! implora Merlyn d'un ton plus conciliant. — Ce jour-là, au marché, je t'ai haï de toutes les fibres

de mon corps. Il me regarda sans rien dire. Quelque chose dans mon

ton lui avait cloué le bec. Nous nous observâmes un long moment et cela n'apaisa pas ma fureur.

Toutefois, maintenant que je l'avais exprimée, ma colère commençait à se calmer. Colère et amertume sont deux sentiments étranges : ils restent tapis dans les coins sombres de notre cœur et, une fois exposés en pleine lumière, ils se dispersent comme des spectres.

Une fois déchargée du fardeau de mon ressentiment, je me sentis soudain plus nue et croisai les bras sur ma poitrine. En y repensant, je crois que j'avais honte de m'être aussi facilement dévoilée.

— Je suis navré, chérie. Je n'aurais jamais cru… La voix de Merlyn se brisa d'une façon qui lui

ressemblait peu. Véritablement troublé, il se passa la main dans les

cheveux en jurant. Puis il me prit la main, sans me laisser la chance de la lui arracher.

— C'est vrai, je savais que tu ne pouvais lire cette lettre toi-même ; je m'attendais à ce que tu te la fasses lire au marché.

Il se tut un long moment tandis que je ruminais ma déception de le trouver coupable des fautes que je lui reprochais.

— Je pensais que tu aurais la vie plus facile si les gens savaient que ton mari ne se désintéressait pas de ton sort.

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Il prit une profonde inspiration et me leva le menton du bout du doigt, comme pour me contraindre à le croire.

— Je pensais que mon nom te protégerait, chérie, ou la peur que les gens ont de moi. Ma seule intention était d'instiller la terreur des Lammergeier chez tous ceux susceptibles de te tourmenter. Manifestement, précisa-t-il en souriant de cette taquinerie, j'avais sous-estimé ta réputation.

J'étais à deux doigts de le croire. Je désirais me convaincre qu'il avait tenté de me protéger et je souhaitais lui pardonner. Cependant, l'horreur de cette journée me dévorait encore.

Je me détournai et lui retirai sa main. — Puisque mon bien-être te tenait tellement à cœur,

c'est tout de même curieux que tu ne m'aies jamais fait chercher.

Merlyn soutint mon regard ; ses yeux étaient bleu sombre, couleur d'orage.

— Je l'ai fait il y a quelques jours à peine, et tu m'as fort mal accueilli.

Je ne pouvais guère prétendre le contraire. — Tu t'es enfuie de chez moi sans un mot d'explication

et tu as demandé l'annulation du mariage. Il était facile d'imaginer que mes prévenances ne seraient pas les bienvenues.

En réalisant ce que ces mots sous-entendaient, je me figeai.

Avais-je fait souffrir Merlyn en le quittant ? Cette éventualité me sidérait. Je me posai sérieusement la question et jugeai révélateur qu'il fuie mon regard.

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À moins qu'il ne s'agisse d'une nouvelle stratégie pour obtenir mon soutien ?

— Je ne suis pas dupe, Merlyn, dis-je calmement. Tu parles sans cesse de confiance entre nous. La seule chose que tu désires, c'est que je te fasse confiance sans la moindre restriction, et surtout sans que tu aies à faire l'effort de le mériter. Je crois que la caractéristique des Lammergeier, c'est leur refus de faire confiance à quiconque n'est pas de leur sang.

Je m'attendais à ce qu'il réagisse mais il se contenta de me regarder.

— Je n'ai pas l'habitude de partager mes secrets, chérie, avoua-t-il, avec quelque chose d'hésitant que je ne lui connaissais pas. Je n'ai pas ton talent pour parler de façon claire et passionnée de choses cachées depuis longtemps. Et tu me convaincs que mes choix n'ont pas toujours été les meilleurs.

Voilà qui était plus sincère, mais je restais sceptique. — Je ne saurais t'aider, Merlyn, si tu ne me confies pas

tout. Il entrouvrit la bouche, puis la referma d'un air buté.

Décidément, Merlyn n'est pas homme à faire confiance. Une semaine plus tôt, j'aurais ri au nez de quiconque

aurait insinué que j'avais quoi que ce soit d'important à partager avec Merlyn.

Je sais faire confiance, alors que Merlyn en est incapable. Je sais protéger ce qui m'appartient au nom de l'amour, et parfois de l'amour seulement. Merlyn protège ses biens par ses droits de suzerain, d'acheteur ou de négociant, et à la rigueur par devoir. Son malaise, ses doutes et son silence me confirmaient cela. Je compris que

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s'il avait vraiment l'intention de s'amender, ce ne serait pas facile et décidai de l'y encourager.

Je tendis les bras et pris son visage entre mes mains ; stupéfait, il croisa mon regard.

— La confiance ne s'obtient pas sur un pari et ne s'achète pas, Merlyn.

J'écartai de son front une mèche rebelle et mes doigts glissèrent dans son épaisse chevelure.

— Quand j'écoute, je suis parfois moins dure que tu ne le crois, ajoutai-je.

Il me sourit avec une ironie désabusée. — Tu crois ? En fait, tu exiges la vérité, toute la vérité,

rien que la vérité. Et tu as le toupet de prétendre que c'est la moindre des choses.

— Tout dépend du lien qui nous unit. Je me redressai et frôlai sa bouche de mes lèvres.

Décontenancé, Merlyn ne bougea pas. — Dis-moi tout, Merlyn, et je t'écouterai. Une fois que

tu auras commencé, tu verras que ce n'est pas si difficile. Pour appuyer mon affirmation, je ponctuai ma

demande d'un baiser insistant. C'était la première fois que je prenais avec lui l'initiative

d'un baiser. Il eut un doux gémissement et m'enlaça étroitement. Il me laissait l'initiative mais réagissait avec un enthousiasme non feint. Notre baiser brûlait d'une chaleur familière ; je plongeai mes doigts dans ses cheveux et me cambrai contre lui comme une libertine. Je l'embrassais avec une voracité que je ne lui avais jamais révélée, et il répondait sur le même registre.

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Puis il s'écarta et me sourit après un instant d'hésitation. Je vis dans son regard une résolution nouvelle.

— Je vais accéder à ta demande, chérie, dit-il, mais tu vas peut-être le regretter.

*

* *

Merlyn se mit à arpenter la chambre comme un fauve en cage. La décision qu'il venait de prendre le tourmentait, je le savais. Je lui laissai donc le temps dont il avait besoin.

À le voir ainsi, je compris qu'il allait tenir parole. J'étais fascinée et un peu grisée ; jamais je n'aurais cru que Merlyn me confierait un jour ses secrets.

Il devait avoir bien plus besoin de mon aide que je ne l'imaginais.

J'attendis, satisfaite de le laisser prendre son temps. Dehors, le soleil se levait dans un ciel couleur d'argent bruni. Un rayon de lumière entra dans la pièce et toucha le mur.

Enfin, Merlyn parla. — Tout est parti d'événements anciens et aussi du fait

que mon père faisait commerce de reliques. Quand j'étais enfant, soupira-t-il en s'asseyant sur le bord du lit, je croyais que mon père était un puissant sorcier car il pouvait faire apparaître les objets les plus rares au moment le plus opportun.

Merlyn me jeta un regard. — Imagine à quel point c'est magique pour un enfant

qui admire éperdument son père… Mettons que nous

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sommes en visite chez des personnes de notre connaissance. À un moment donné, en général après un bon repas, notre hôte nous annonce qu'il veut faire un legs à une église ou au monastère du coin ; il exprime le désir d'acquérir une belle relique pour marquer le caractère sacré de sa donation. Bien sûr, il faut que cette relique soit prestigieuse, en rapport avec la gloire de ce seigneur. Elle doit faire affluer les pèlerins et garantir que le legs restera en sécurité pour toujours, en sorte que ce cadeau et la grâce qui l'accompagne soient éternels.

— Bien sûr. — Notre hôte s'étend alors sur le type de relique qu'il

envisage. En général, il a déjà réfléchi à la question et il ne lui manque qu'un auditoire pour exposer ses rêves.

Les bras croisés autour des genoux, j'écoutais, captivée par l'histoire de Merlyn et sa belle voix grave.

— Et ton père écoutait. — Il se montrait toujours le plus charmant des invités. Une seconde, nous échangeâmes un regard complice… — Et moi aussi, j'écoutais. Sans y réfléchir, je lui posai une question. — Quel genre de reliques demandaient vos hôtes ? — Par exemple, l'os d'une phalange d'un saint de la

région connu dans toute la Chrétienté, ou une boucle de cheveux d'une grande sainte. Le crâne d'un apôtre censé avoir évangélisé la région… En général, l'importance de la relique reflétait l'image que l'hôte se faisait de sa propre importance.

— Et de sa fortune ! Merlyn acquiesça d'un signe de tête, avec un regard

pour les tapisseries et les richesses de la chambre. Sans

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doute tout cela avait-il été acquis par son père grâce à ce trafic. Je me mis à les regarder moi-même d'un œil neuf. En fait, tout le château devait avoir été construit avec de l'argent mal acquis. Je n'avais pas imaginé que les choses pouvaient remonter si loin.

— Notre hôte regarde alors mon père, qui est connu pour avoir beaucoup voyagé. Il espère que mon père sait où l'on peut se procurer ce genre de relique.

— Et ton père la sort de son coffre ? demandai-je. — Non. Mon père soupire et hoche la tête. Il avoue ne

jamais avoir entendu parler d'un objet si précieux car cela fait toujours grand bruit quand une relique sans prix est achetée ou déplacée.

— Il fait traîner les choses pour souligner la rareté de l'objet convoité.

— Tu m'as l'air sceptique, chérie. — Tu sais, plus rien ne m'étonne de la part des hommes. Merlyn me scruta mais je ne baissais pas les yeux. — Je veux bien te croire, finit-il par dire. Il s’éclaircit la gorge et poursuivit. — Ils discutent alors des autres reliques de ce saint en

particulier : l'endroit où elles se trouvent, les miracles qu'on leur attribue… Pour finir, mon père promet à notre hôte d'ouvrir l'œil au cours de ses prochains voyages.

Merlyn se mordit la lèvre. — Le plus curieux est qu'inévitablement, au bout d'un

an environ, mon père, avait non seulement entendu parler de cette relique mais, mieux, il s'était débrouillé pour l'acheter à un prix faramineux pour rendre service à son grand ami.

Je ris, mais sans trouver ça drôle :

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— Oui, ça semble tellement clair, aujourd'hui… L'ami en question est fou de joie ; non seulement, il rembourse à mon père le prix de son acquisition, mais il le dédommage pour sa fidélité et le mal qu'il s'est donné. Le tout bien sûr dans la plus grande discrétion, pour protéger l'acheteur d'éventuels vandales.

— En réalité, c'était pour que ton père reste au-dessus de tout soupçon.

— Oui. C'est ainsi que les reliques étaient tout à coup découvertes dans le trésor de famille du seigneur en question. On les prétendait oubliées depuis quelques générations : depuis le retour de croisade du cousin George, par exemple.

— Mais d'où venaient les reliques ? Ton père faisait-il des faux ?

— Non, pas au début. Il exploitait les renseignements fournis par son hôte qui en général en savait déjà beaucoup sur les reliques existantes, et les endroits où elles se trouvaient.

— Alors, ton père les volait ? — Là non plus, je ne pense pas qu'il l'ait fait au départ

même si, par la suite… Je crois qu'il s'est engagé dans ce domaine avec une certaine innocence. Ma famille exerçait depuis longtemps le commerce des étoffes, de la soie en particulier. Je ne t'ai jamais menti sur ce point. Mon père allait souvent en Orient, trois fois par an ou plus, et il en connaissait long sur les étoffes de luxe. On nous reconnaît à tous un certain talent pour dénicher des objets intéressants. Je ne doute pas du fait qu'il ait acheté à plusieurs reprises tel os du pouce ou tel fémur à Damas ou à Tripoli. Peut-être les croyait-il authentiques… Peut-être

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aussi les savait-il faux mais pensait-il faire plaisir à une personne de sa connaissance.

— Mais pourquoi se donner tant de mal ? — Qui sait ? Peut-être y a-t-il vu le moyen de s'assurer

de nouvelles alliances utiles pour son principal commerce. Les reliques ne prennent guère de place à bord d'un navire, et elles plaisent aux nobles. Or, les nobles sont justement les premiers acheteurs de soieries. Je présume qu'à un moment donné mon père a dû regarder le vague tas de rognures d'ongles qu'il venait de se procurer pour un prix exorbitant en se disant qu'il pouvait faire mieux.

— Et en tirer un meilleur prix, suggérai-je. — Comme tout homme exerçant ce commerce, mon

père attachait la plus grande importance à la présentation. Mon premier travail pour l'aider a consisté à fabriquer des reliquaires. Mon père disait qu'un cadeau doit être présenté avec la splendeur qu'il mérite. Comme j'ai fait preuve très tôt de prédispositions pour le travail du bois, mon père me mit en apprentissage à l'âge de neuf ans chez un artisan de sa connaissance, un chrétien du Caire qui fabriquait de ravissants coffrets en bois précieux, avec des couvercles incrustés.

Je regardai le superbe coffret qui contenait les papiers et les sceaux de Merlyn.

— C'est toi qui l'as fait ? — Non, je n'ai jamais appris l'incrustation. Je pense que

mon père n'a jamais eu l'intention de me faire apprendre le métier à ce degré de spécialisation.

Ses doigts caressèrent le coffret.

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— C'est Joseph qui me l'a offert en cadeau d'adieu, quand je l'ai quitté. C'étaient de braves gens et ils ont été bons pour moi.

Je compris qu'ils étaient morts et gardai le silence pour laisser passer ce moment de deuil.

— J'étais capable de faire un reliquaire ordinaire, poursuivit Merlyn, et si le bois était assez beau, ses veines suffisaient comme ornement. Mon père me ramenait des bois exotiques. Je fabriquais les boîtes et ma mère leur confectionnait une jolie doublure en soie. Je me rappelle ma fierté la première fois que j'achevai un reliquaire. Mon père le prit, hocha la tête d'un air approbateur et le laissa tomber sur le dallage.

J'eus un hoquet de surprise et Merlyn continua d'une voix dure.

— Ce n'était pas par hasard. Il salit ensuite la doublure avec de la cendre de la cheminée et griffa l'extérieur du reliquaire. Ensuite, il l'enterra pendant un mois dans le jardin, puis considéra le résultat comme satisfaisant. Il disait que l'important, pour le client, c'est de croire que tout ce qu'il achète est très ancien.

— Mais pour faire pourrir de la soie, il faut un siècle, observai-je.

— En contact avec une relique ? Voyons, chérie, tu vas me faire douter de ta foi !

— Ma foi est irréprochable. C'est la qualité des reliques qui ne l'est pas.

— Bah ! les clients n'y voyaient que du feu. Tu sais, chérie, les gens croient ce qu'ils ont envie de croire. Dans toute tromperie, il y a deux responsables : celui qui trompe et celui qui se laisse tromper.

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Faisait-il allusion à notre relation ? Je n'osai me poser la question.

— Donc, tu estimes que les clients de ton père méritaient de se faire escroquer ?

— Non. Je dis simplement que s'ils avaient gardé leur sang-froid - ne serait-ce qu'en s'interrogeant sur l'état de conservation de la soie par exemple - ils n'auraient sans doute pas été escroqués.

L'argument était valable mais, à mes yeux, Merlyn et sa famille n'en étaient pas moins coupables. Mon opinion devait se lire sur mon visage car il n'insista pas.

— Le fait que mon père vieillisse artificiellement le reliquaire me troubla car cela ressemblait à une tromperie, mais il m'affirmait que ce n'était pas grave. Longtemps, j'ai cru - espéré - que cela représentait la partie la moins honnête de la transaction.

— Et puis tu as découvert le pot aux roses. — J'avais douze ou treize ans et je voyageais de plus en

plus souvent avec mon père pour apprendre le métier. C'est pour cela que j'ai dû quitter Joseph et sa famille : mon père avait besoin de mon aide. Il y avait trop de travail pour lui tout seul, et il voulait me confier la responsabilité de certains aspects des opérations. Il ne me fallut pas longtemps pour me poser des questions sur la stupéfiante corrélation entre les désirs des nobles et les découvertes opportunes de mon père. Au début, évidemment, je n'osais rien dire.

— Pourquoi « évidemment » ? — Notre famille avait des ennuis, soupira Merlyn. Mes

parents s'étaient toujours disputés, mais ils le faisaient à présent avec plus d'acrimonie, et de façon moins discrète.

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On a dit, chérie, que l'argent n'achète pas tout… Notre situation s'était considérablement améliorée depuis mon enfance ; nous habitions une maison plus belle, remplie d'objets somptueux. Au lieu d'une soubrette, ma mère avait cinq domestiques ; pourtant, les soucis lui creusaient le front.

— Cela a dû troubler ton père ? — À l'époque, il ne faisait plus attention à grand-chose,

si ce n'est à ses affaires… où les étoffes ne jouaient plus aucun rôle. Il prenait des risques, ses découvertes défiaient le bon sens.

— Les gens devaient se poser des questions ? — Moi, oui. Un jour, j'ai voulu en avoir le cœur net. Je

lui ai demandé comment cela se faisait que l'on n'ait pas encore découvert la mâchoire de saint Jean-Baptiste, alors que son crâne était prétendument conservé en deux endroits différents.

— Qu'a-t-il répondu ? Il t'a menti ? — Pis ! dit Merlyn en serrant les poings. Il m'a mis dans

la confidence. Je me demandai comment un garçon peut supporter de

savoir que son père est un criminel car, bien sûr, il était inimaginable qu'il trahisse sa confiance. Le fait qu'Avery ait mis Merlyn dans le secret ne plaidait guère en sa faveur.

Quel genre d'homme est capable d'inviter son fils à lui succéder dans une affaire de ce genre ? Dans de telles circonstances, le fils avait-il le choix ?

— Qu'as-tu répondu ? Merlyn me transperça du regard. — À ton avis ?

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Il était enroué et ses yeux brillaient comme jamais. Il était soudain distant, fuyant, incompréhensible.

Merlyn attendit sans bouger un cil. Je compris que ma réponse allait déterminer ce qu'il me révélerait de plus.

Rien, peut-être, mais j'étais incapable de lui mentir, fût-ce pour entendre la fin de l'histoire.

— J'aimerais croire que tu t'es récrié. Que tu as refusé d'entrer dans la combine. Que Gawain m'a menti. Mais comme tu l'as remarqué, les années m'ont rendue sceptique.

D'un ample geste, je désignai toute la pièce, avant de continuer.

— Il est clair que ton père a trouvé grâce à tes yeux, puisqu'il t'a fait son héritier. Ainsi, tu as de l'argent à profusion et des caisses dans le souterrain. Tu t'enrichis avec ce trafic sacrilège.

— Tu aimerais croire que je ne m'y suis pas mêlé parce que ce commerce est immoral ? Ou parce que tu crois que mon cœur n'est pas aussi noir que celui de mon père ?

— Je ne sais pas. Tu es tantôt si cruel et tantôt si gentil, Merlyn. J'ignore quelle est ta vraie personnalité.

— Mais que te dit ton cœur ? Il avait senti le doute en moi et s'engouffrait dans la

brèche. — Tout ce qu'il y a de mal en toi, je le connais à cause de

ta réputation et grâce à mes déductions personnelles, répondis-je en m'étranglant presque car je venais malgré moi de découvrir une vérité stupéfiante. En revanche, tout ce que je connais de bon en toi, c'est par expérience directe.

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Mon mari sourit et ce fut comme un rayon de soleil dans la nuit. Il se mit à parler avec une calme ferveur.

— Peut-être y a-t-il quelque chose de moi que tu ignores, et qui mettrait ensemble ces deux moitiés.

— Eh bien, Merlyn, dis-la-moi. Il prit une profonde inspiration. Il avait les bras croisés

et le regard fixé sur une étoile attardée dans le ciel déjà clair.

— Je n'ai pas succédé à mon père de gaieté de cœur, chérie. Nous nous sommes disputés, je l'ai quitté ainsi que le domicile familial. J'ai fui cet argent sale.

Mon cœur se gonfla d'espoir, l'espoir que Merlyn soit vraiment l'homme que j'avais autrefois cru qu'il était.

— Qu'as-tu fait ? — J'en savais assez sur le commerce des étoffes pour

reconnaître la qualité, et estimer le juste prix. Je me suis installé comme négociant en tissus à Venise et, au prix de beaucoup de travail, j'ai accumulé un capital suffisant pour investir dans une opération commerciale avec l'Orient. Dans l'ensemble, cela s'est bien passé, bien que j'aie eu plus d'une fois des moments difficiles. Mon argent était honnêtement gagné, et mes efforts ainsi justifiés.

Je jubilais, car ce qu'il m'avait raconté des années plus tôt n'était pas entièrement faux.

— Ce n'était pas facile de me débrouiller seul, sans parents ni amis, dit-il, amer.

Je lui touchai la main et il referma ses doigts sur les miens.

— Quand je suis parti, j'avais la certitude de ne jamais revoir ma famille. Quelle ne fut pas ma stupeur quand, un beau jour, je vis mon père entrer dans mon magasin. Il

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disait vouloir se réconcilier avec moi et m'a invité à le suivre à Ravensmuir pour que nous renouions des liens.

— L'as-tu cru ? — Il avait beaucoup vieilli. Ce fut un choc pour moi,

autant que d'apprendre que ma mère était morte entre-temps. J'étais tenté de refuser, mais je me sentais tenu par mon devoir filial : il y avait trop de non-dits entre nous. J'ai cru que je pourrais le changer.

— Eh bien, dis-je d'un ton taquin, tu étais bien optimiste quand tu étais jeune !

Merlyn ne sourit pas. Je me levai, m'enroulai dans un drap et m'assis à côté de lui, à seule fin de l'encourager. Il ne me regarda pas, mais prit ma main et la serra contre son torse. Je sentais son cœur battre : comme c'était rassurant !

— Quand nous arrivâmes ici, j'eus la surprise d'apprendre que mon père comptait me léguer Ravensmuir, afin de faciliter nos retrouvailles. J'avais du mal à en croire mes yeux quand il rédigea l'acte, mais j'assistai à la signature et à celle des témoins. J'étais le nouveau maître. Comme j'avais toujours aimé ce château, j'étais heureux d'en être le seigneur.

Il me glissa un bref coup d'œil. — Ainsi, je devenais aussi suffisamment riche pour

mettre fin à ma solitude. J'ai alors cherché une épouse avec qui partager ma bonne fortune, une femme aimant la vie autant que moi et ne redoutant pas la réputation de ma famille.

— Moi ! dis-je la bouche sèche. — Je l'ai su dès l'instant où je t'ai vue, chérie, dit Merlyn

en souriant de ma surprise. Quelques jours plus tard,

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j'appris que mon père voulait que je l'aide dans un nouveau projet. Il affirmait être en possession d'une relique authentique, d'une telle valeur historique qu'elle atteindrait un prix inouï.

— Mais je n'ai jamais rencontré ton père. Il n'était pas là.

— Si, chérie, mais il restait dans les souterrains. Il refusait que quiconque soit au courant de sa présence.

J'aurais pu m'étonner mais je me contentai de l'observer avec plus d'attention. Des bribes de souvenirs me revinrent. La fois où il était resté absent de notre chambre presque toute la nuit ; il m'avait expliqué avoir fait un mauvais rêve concernant son destrier et être allé à l'écurie pour s'assurer que tout allait bien...

Je me souvenais de son regard fuyant, de ma certitude qu'il mentait.

— Il est venu la nuit où tu as prétendu avoir fait un mauvais rêve.

— Oui, confirma Merlyn, la nuit où je t'ai dit que j'allais à l'écurie ; en réalité, j'étais dans le labyrinthe, en train de me disputer avec mon père.

Ma bouche devint sèche. Je me rappelai aussi que Merlyn avait disparu pendant toute une journée et que Gawain m'avait trouvée seule et désespérée. C'est ce jour-là qu'il avait instillé le venin dans mon esprit.

Je me demandais à présent à quel point il avait dit la vérité.

— Et le dernier jour, Merlyn, où étais-tu ? Que s'est-il passé ?

Il se contenta de secouer la tête, et poursuivit son histoire.

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— Mon père était en difficulté car il avait proposé ce trésor à trois nobles et tous trois le voulaient. Évidemment, chacun avait appris la convoitise des deux autres, et insistait pour être livré. Je ne l'avais jamais vu aussi excité, agité et mal à l'aise. Il affirmait qu'on avait essayé de le tuer pour lui arracher la relique.

— Pourquoi ne l'a-t-il pas livrée à l'un des trois ? — Il était décidé à obtenir le meilleur prix, et à ne céder

qu'à ses propres conditions. Il avait un sens infaillible pour détecter quand un client est disposé à payer davantage et soutenait que l'un des trois allait doubler le prix si on lui laissait quelques jours. Il ne fait aucun doute que c'est la raison pour laquelle ils se connaissaient, ne serait-ce que de réputation.

L'écœurement de Merlyn était manifeste. — Qui étaient-ils ? — Il ne m'a jamais dit les noms. J'ai pensé qu'ils

devaient être du même tonneau que ses clients habituels : des rois, de puissants abbés, des pairs du royaume.

Je sentis un lien entre le passé et le présent, j'avais hâte d'en savoir plus.

— Dis-m'en davantage sur cette relique. — Je ne l'ai pas vue et j'ignore où elle se trouvait. Je me

suis dit que c'était encore un bobard inventé par mon père. Je n'en pouvais plus de le voir me manipuler et je lui en voulais de m'avoir arraché à un commerce tout à fait légitime pour me livrer à ce genre de comédie.

— Tu ne croyais pas que la relique était authentique ? — Je n'étais même pas sûr qu'elle existe ! Il ne me l’a

jamais montrée et ne m'a pas dit de quoi il s'agissait. Et je ne croyais pas que quelqu'un essayait de le tuer. Je pensais

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qu'il exagérait pour se faire plaindre, et obtenir mon aide. Oh ! nous nous sommes disputés plus d'une fois, lui et moi !

— Tu ne m'as jamais dit ça. — Je pouvais difficilement le faire, chérie. Et qu'aurais-

tu pensé des Lammergeier si je t'avais raconté les exploits de mon père ? Je t'avais dit que je ne participais pas à ses affaires et voilà qu'il m'attirait au cœur même de ses ennuis. Qu'aurais-tu dit si je t'avais annoncé que j'avais l'intention de le seconder ?

— Et pourquoi l'aurais-tu fait ? — Il m'a proposé de m'abandonner purement et

simplement les bénéfices de la relique si je l'aidais. — Et dans le cas contraire ? — Alors, il ferait annuler la donation de Ravensmuir. Le

legs n'avait pas encore été visé par le roi ; j'ignorais que ce détail pouvait être utilisé contre moi.

Je sursautai. — Sans fief, tu n'aurais pas eu le droit de te marier. Merlyn tendit le bras et remit derrière mon oreille une

mèche échappée. — Et toi, chérie, tu étais déjà passée dans mon lit.

J'avais juré de t'épouser en bonne et due forme, sans comprendre pourquoi mon père me poussait à prendre femme si vite. Plus que les intentions de mon père, je craignais de justifier tous tes soupçons et préjugés contre les nobles.

— Ainsi il t'a mis en main, un marché diabolique. — C'est ce que je lui ai dit… Finalement, par faiblesse

pour mon propre sang, j'ai cédé. Tel père, tel fils.

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— Pas tout à fait, rétorquai-je pleine d'espoir car je savais déjà que Merlyn n'était pas exactement comme son père.

Mon mari porta mes doigts à ses lèvres et se rembrunit sans que je comprenne pourquoi.

— Tu t'es absenté deux jours à la fin, ajoutai-je. J'ignorais ce qu'il était advenu de toi.

Merlyn écarta ma main et fit quelques pas dans la pièce, en me tournant le dos.

— Ce qui s'est passé ce jour-là, c'est que mon père est mort et que j'ai hérité de ses affaires. J'ai hérité aussi de Ravensmuir, du droit de me marier et d'une bourse bien garnie.

Il se retourna brusquement vers moi le regard flamboyant.

— Ce qui s'est surtout passé ce jour-là, c'est que ma femme a préféré écouter les calomnies de mon frère plutôt que les vérités que je lui avais apprises. Et la mariée a pris ses jambes à son cou au lieu de m'exposer ses soupçons.

Sa colère m'exaspéra. Tout cela n'était pas ma faute ! — Des soupçons qui n'étaient pas infondés ! m'écriai-je. — Mais j'ai toutes les réponses. — Alors, expose-les-moi. — Promets d'abord de m'aider ! Nous campions tous les deux sur nos positions. — Tu ne m'en as pas dit assez, Merlyn. — Je t'en ai dit plus qu'à quiconque, affirma-t-il

impatiemment. Et cela ne m'a rien rapporté. Quelle perte de temps ! Alors, est-ce que tu jures de m'aider, ou pas ?

Je croisai les bras, inflexible.

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—Non ! Je ne donne pas ma parole sans connaître tous les termes de l'accord. Qui a tenté de te tuer ? Que sais-tu sur cette affaire ? Où est la relique ? Trop de questions restent en suspens, Merlyn, pour que je te donne mon accord en te faisant aveuglément confiance.

— Tu crains pour ta peau. — Je crains de risquer celles de mon frère et de ma

sœur. — Tu ne comprends donc pas, Virginia ? s'exclama-t-il

en approchant. Ce risque, tu l'as déjà pris. Quelqu'un a tenté de me tuer pour obtenir cette relique que mon père avait promise mais jamais livrée ; cette relique, ils croient que c'est moi qui l'ai. À présent, c'est toi la nouvelle cible, sachant que tu as hérité de la relique en même temps que de Ravensmuir.

Je réalisai soudain les implications de ce qu'il disait mais ne détournai pas le regard.

— Dans ce cas, j'ai deux possibilités : une ignorance totale de toutes tes combines, ou une connaissance complète de tout ce qui s'est passé jusqu'à ce jour. Il ne saurait y avoir de demi-mesure, sachant que des vies sont en jeu.

— Je n'ose pas t'en dire davantage sans ta parole d'honneur. Donne-la-moi.

— Non, Merlyn. — Et si je te demande d'en prendre le risque ? — Ce serait un pari absurde, insistai-je résolument. Et je

risque de.ne pas vivre assez longtemps pour pouvoir le regretter.

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Il pinça les lèvres et traversa la pièce si vite que je ne vis pas exactement de quelle façon il ouvrit le panneau dans le mur. Il s'arrêta sur le seuil et se retourna vers moi.

— C'est ton dernier mot ? J'acquiesçai, beaucoup moins sûre de moi que je ne

voulais le paraître. —- Eh bien, je te souhaite de bien dormir, malgré ses

conséquences. Avant que j'aie le temps de lui demander ce qu'il voulait

dire, Merlyn disparut et le mur reprit sa place derrière lui.

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7

Quand je descendis prendre mon petit déjeuner, j'étais encore exaspérée par les exigences de mon mari. Le fait de n'avoir eu que la moitié de l'histoire me laissait avec plus de questions nouvelles que de réponses.

Tout en sachant ce que je savais et en redoutant ce que j'ignorais, j'étais tentée d'accéder à la demande de Merlyn. Le fait qu'il m'ait confié ne serait-ce qu'un de ses chers secrets me touchait, car cela lui avait demandé un effort significatif.

Naturellement, mon insomnie ne m'avait pas mise de meilleure humeur.

Quand j'entrai dans la grande salle, Ada n'y était pas ; mon frère et ma sœur pas davantage.

En revanche, un inconnu était là, qui tripotait distraitement la bûche de Noël. Étonnée, je m'immobilisai sur le seuil.

Il ne s'agissait pas d'un homme du commun. Avant même qu'il ne se retourne au bruit de mes pas, je compris que j'avais affaire à quelqu'un de riche, de privilégié. C'était un chevalier en grande armure. Son tabard était taillé dans une lourde étoffe rouge qui valait une fortune dans nos régions et richement brodé. Il avait le teint clair et les cheveux d'un blond cuivré. Je me demandai un instant si ce n'était pas Gawain, venu refaire connaissance

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après tant d'années. Toutefois, l'inconnu était plus grand, plus large d'épaules et plus solidement bâti. De plus, Gawain ne se promenait pas en tenue de combat, bien que sa mise ne fût pas moins riche. Ses armoiries m'étaient inconnues : cerf d'or sur champ de sable.

Quand il se retourna, je découvris qu'il était aussi plus âgé que Gawain. Merlyn, l'aîné, avait environ dix ans de plus que moi, et son frère un peu moins. Mon visiteur comptait une vingtaine d'années de plus que moi. Il portait beau mais ses tempes étaient argentées. Son sourire détendu et son regard admiratif dégageaient une forte impression de virilité.

Est-ce qu'on le connaissait, ici ? Était-ce un camarade de Merlyn ? Je n'arrivais guère à imaginer d'autres raisons pour lesquelles on l'aurait fait entrer dans la grande salle sans mon approbation - sans même m'en aviser ! - et laissé seul. Je n'ai jamais commandé de place forte, mais on ne construit pas un château capable de soutenir un siège pour laisser le premier venu en franchir les portes quand ça lui chante.

— Lady Virginia, je suppose ? dit-il en s'inclinant profondément.

Le fait qu'il sache mon nom confirmait à mes yeux qu'il connaissait Merlyn. Il avait une belle voix sonore, agréable à l'oreille. Il me fit un baisemain des plus courtois, en s'attardant toutefois un peu : il était clair que je ne lui déplaisais pas.

Je trouvai son attitude un peu cavalière, voire déplacée, mais j'ignorais tout de l'amour courtois et des us de la noblesse. En vérité, je n'étais pas mécontente d'avoir

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affaire à un homme dont les pensées se déchiffraient si facilement.

— Vous avez un point d'avance sur moi, dis-je, consciente d'avoir rougi. Je n'ai pas le privilège de connaître votre nom.

— Sir Calum Scott de Dunkilber, répondit-il sans se formaliser. Je dois dire, lady Virginia, que vous me surprenez agréablement.

— Voyez donc ! — Je m'attendais à rencontrer une douairière qui aurait

poussé des hauts cris en me surprenant chez elle. — Même en saison de fêtes ? — Même alors ! Nous eûmes un rire de convenance mais je me

demandai pourquoi il ignorait mon âge, s'il était ami de Merlyn. Un homme n'épouse pas une femme nettement plus âgée que lui, en tout cas s'il désire des enfants ; et Merlyn, à en juger par son comportement entre mes draps, en souhaitait.

Il en souhaitait même toute une ribambelle. Des souvenirs récents m'assaillirent, et je rougis de plus belle. Cela n'échappa pas à Calum, qui se rengorgea comme si sa présence en était la cause.

— Et quelle est la raison de votre venue, demandai-je d'un ton léger, si vous n'êtes pas invité et que vous vous attendiez même à vous faire tancer ?

— Je suis venu, cela va de soi, pour vous présenter mes condoléances. C'est mon devoir, et l'on ne doit pas s'en laisser détourner par les ragots de tel ou tel.

Avec un sourire, Calum me prit la main et, bras dessus bras dessous, nous fîmes le tour de la pièce en nous

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arrêtant devant chaque tapisserie, comme si chacune nous passionnait.

— Pourquoi pensiez-vous que j'étais vieille ? — Merlyn ne l'était-il pas ? Je pouffai de rire. — Pas précisément. Ne le connaissiez-vous donc pas ? — Nous n'avons jamais eu l'occasion de nous

rencontrer. Cela fait trois ans à peine que je tiens Dunkilber et, chaque fois que je suis venu ici, le seigneur était à l'étranger.

Il me décocha un clin d'œil. — Si j'avais su la châtelaine si charmante, je serais venu

plus souvent. Ainsi, Calum ignorait tout de notre étrange mariage ;

sans doute pensait-il que j'accompagnais Merlyn dans ses voyages. Voilà qui simplifiait les choses.

Je le soupçonnais d'être un homme à femmes mais, à vrai dire, je ne détestais pas ses galanteries. Cela faisait bien longtemps que nul n'avait badiné avec moi, surtout avec autant d'aplomb.

— J'aime les femmes qui n'ont pas peur de dire ce qu'elles pensent, affirma-t-il avec grande conviction. Et je suis ravi, lady Virginia, que nous soyons désormais voisins.

— Vraiment ? — Vous ne sauriez ignorer que le manoir de Dunkilber

est à moins de deux lieues d'ici. — Si, je l'ignorais. J'avais entendu citer le nom de Dunkilber une fois ou

deux, mais ne me souvenais pas à quel propos. À vrai dire, j'ignorais où il se trouvait.

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Décidée à connaître ses motivations et sûre qu'il me dirait tout, je le gratifiai d'un sourire charmeur. Il me semblait homme à ne pas avoir de secrets ; s'il mentait, cela devait se voir comme le nez au milieu de la figure.

— Alors, vous êtes venu me prêter allégeance ? demandai-je, taquine.

Il rit et déposa un baiser galant sur mes phalanges. — Que n'est-ce le cas, belle dame ! En vérité, je suis déjà

vassal du comte de March, du château de Dunbar. Toutefois, il existe d'autres liens d'allégeance entre homme et femme.

Il brûlait de me conter fleurette. Cela me changeait agréablement de tous ceux qui me maudissaient, m'injuriaient ou tentaient de me plier à leurs funestes desseins.

— Avez-vous l'intention de me faire la cour, messire ? demandai-je, ravie.

— Accordez-moi un doigt, belle dame, et j'aurai tôt fait de vouloir le reste.

— Mais j'ignore tout de vous, si ce n'est que vous vous êtes présenté ici en tenue de guerre. La conquête de mon cœur est-elle la seule que vous envisagiez ?

Calum rit, très à l'aise. — Ah ! Quelles rumeurs n'entend-on pas quand un

seigneur rencontre la mort prématurément ! Je ne savais qu'attendre de ma visite en vos murs. Sachez que le comte craignait que des brigands ne s'emparent de cette forteresse ; il m'a demandé, en qualité de vassal de confiance, de m'assurer que tout allait bien. Je suis venu du fait de mon suzerain, milady, paré à toute éventualité, et j'ai eu l'heureuse surprise de vous voir ici.

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Je me demandai aussitôt si le comte ne convoitait pas Ravensmuir. Ses terres s'étendaient au sud de celles de Kinfairlie, et cela faisait des années qu'il portait la couronne comtale. Il devait déjà être comte à l'époque où le père de Merlyn s'était mis en quête d'un acheteur pour sa mystérieuse relique. Je résolus d'adresser un message au comte, par l'entremise de son séduisant chevalier.

— Ravensmuir m'a été légué par mon mari, et l'acte de donation est en ma possession. Messire Merlyn et moi-même étions mariés devant Dieu et devant les hommes - et que nul ne conteste la validité de notre union ! dis-je avec le sourire mais d'un ton ferme.

— J'imagine le bonheur d'un homme marié à une si jolie femme, répondit Calum les yeux brillants, mais prudent dans ses paroles. Sachez toutefois, milady, que la région ne manque pas d'hommes capables de s'emparer de ce qu'ils convoitent. Votre château est situé entre les fiefs de deux puissants seigneurs et l'équilibre des pouvoirs a changé avec l'accession au trône d'Ecosse d'un nouveau roi.

— Vraiment ? — Vraiment. Le comte William de Douglas, dont le fief

de Tantallon s'étend au nord de celui-ci, a les faveurs du roi Robert II, qui vient d'être couronné. Quant au comte George de March, qui possède le château de Dunbar, au sud, il a perdu un allié de poids avec la mort du roi David II. Ainsi, milady, vous voilà prise entre le marteau et l'enclume.

Il fit le tour de la pièce d'un regard de connaisseur. — Malgré l'absence de terres cultivées et de croquants

diligents, Ravensmuir semble ne manquer de rien. Soyez

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prudente, belle dame, car certains convoitent aussi bien le château que la source de ses revenus.

Je pris ces mots comme un avertissement : le suzerain de Calum avait des intentions dont je devais me méfier.

— Je vous remercie de cette mise en garde. La voix de Calum se fit plus douce encore et il se

rembrunit. — Si vous êtes attaquée, si vous avez besoin de défendre

ce château, sachez que vous pouvez faire appel à moi. — Fût-ce contre votre suzerain, le comte ? — La beauté, ô dame si belle, et la justice ne sont-elles

pas suzeraines au-dessus de toute suzeraineté ? Avec la plus grande audace, il m'embrassa alors sur les

lèvres. Il m'avait prise par surprise et je n'eus pas le temps d'esquiver. Ce baiser était loin d'être désagréable, mais sans rapport avec ceux de Merlyn.

Je songeai une seconde à le repousser comme j'aurais dû le faire, mais je savais que j'avais besoin d'alliés. Prenant sa mise en garde au sérieux, je lui rendis son baiser avec une audace équivalente.

Après tout, un chevalier et sa troupe pourraient me rendre de grands services car je ne pouvais pas rappeler mon mari des enfers à la demande. En outre, un baiser - si audacieux fût-il - ne représentait qu'un faible gage pour encourager un homme de guerre à me soutenir.

L'audace n'est-elle pas une qualité souhaitable chez les chevaliers ?

*

* *

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Nous passâmes la matinée ensemble, Calum et moi, et ce fut pour moi une agréable distraction. Il manquait manifestement de compagnie féminine et me laissa entendre qu'il cherchait femme. Je crus comprendre que la richesse et la sécurité matérielle ne lui étaient venues que sur le tard mais ne lui demandai pas de détails ; l'histoire de la région était pour le moins agitée depuis quelques décennies.

J'étais quelque peu irritée que ma sœur ne daigne pas se montrer. J'avais là un seigneur à marier désireux de faire alliance avec Ravensmuir, et Mavella faisait la grasse matinée !

A midi, Ada m'annonça que Fitz avait emmené Tynan et Mavella faire le tour du château et de l'enceinte. Voilà qui effaçait mes griefs contre Mavella, et me fournissait l'opportunité de parler de mon frère et de ma sœur à Calum.

Calum était séduisant, et pouvait s'avérer utile. Avec lui, pas de secrets ni de mystère. Les hommes simples à vivre ont leur attrait, surtout avec un faire-valoir comme Merlyn. Nous déjeunâmes de façon frugale et, à mon grand soulagement, il ne fit pas de commentaires sur la chiche pitance que je lui offrais. Il me prodigua des conseils sur la façon de me faire aider, critiquant sans se gêner les erreurs de gestion de la famille Lammergeier. Il semblait croire que j'avais vécu à l'étranger, tandis que mon mari dirigeait le château sans le secours d'une main féminine. Cela m'amusait d'être considérée comme une fragile créature exotique venue d'au-delà des mers, moi que l'on avait toujours prise pour une solide roturière, coriace et bien de chez nous.

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Calum prenait congé quand, à mon soulagement, Mavella vint nous rejoindre. Elle rayonnait dans sa robe saphir, et cela n'échappa pas à Calum.

Si ces deux-là pouvaient se marier, ce serait parfait. Calum aurait enfin une femme et Mavella un mari agréable ; en outre, nous bénéficierions tous de l'appui d'un guerrier et de son armée pour défendre nos portes.

Calum s'en alla après nous avoir adressé maintes louanges. Mavella, rougissant jusqu'aux oreilles, fut parfaite. Non sans se retourner plusieurs fois, il rejoignit ses écuyers qui attendaient devant les portes et tous partirent au galop en soulevant toute la poussière de la route de Ravensmuir.

— Où est Tynan ? demandai-je tandis que nous les saluions encore de la main.

— Il avait envie de voir encore les chevaux, soupira Mavella, mais je n'en pouvais plus.

— De ses questions en rafale ? Nous échangeâmes un sourire. — Tu l'as dit. Il a posé tant de questions à Fitz que le

pauvre homme avait à peine le temps de répondre. De plus, il ne cesse de courir dans tous les sens.

Je ris de bon cœur, heureuse de voir mon frère et ma sœur si pleins de vie de nouveau.

— Peut-être se couchera-t-il tôt ce soir. — Tu rêves, ma sœur ! rétorqua Mavella en secouant ses

jupes. Regarde, j'ai taché l'ourlet dans les écuries. Je te l'avais dit, la jupe est trop longue. En vérité, je n'ai pas envie d'ôter cette magnifique robe, ne serait-ce que le temps de la nettoyer et de refaire un ourlet.

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— Èh bien, prends-en une autre, dis-je en claquant des doigts.

— Oh ! madame est trop bonne ! s'écria Mavella avec une révérence si basse qu'elle perdit l'équilibre et faillit se prendre les pieds dans son ourlet.

Je la rattrapai par le bras, et nous éclatâmes de rire toutes les deux.

— Il est charmant, ce Calum, tu ne trouves pas ? demandai-je.

Mavella reprit son sérieux instantanément. — Il est vieux, Virginia. — Allons, ne fais pas ta timide ! Il ne t'a pas quittée des

yeux. En fait de mari, tu pourrais tomber plus mal que sur un chevalier fieffé.

La voix de Mavella se radoucit. — Je me moque de ce qu'un homme possède. Ce dont je

veux être sûre, c'est de posséder son cœur. — Eh bien, prends celui de Calum. Elle regarda dans la direction où il était parti, et secoua

la tête. — Je ne suis pas sûre qu'un homme de guerre puisse

garder un cœur tendre, et encore moins en faire don à une femme.

Soudain, elle parut triste. Sans doute pensait-elle à Alasdair.

— S'il est une femme capable d'attendrir le cœur d'un chevalier, c'est toi, dis-je en la prenant dans mes bras.

Puis j'ajoutai gaiement : — Tu sais qu'il y a une douzaine de robes dans mon

coffre ; viens, tu vas en choisir quelques-unes.

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— Je te laisse choisir pendant que je vais demander à Ada du fil et une aiguille pour raccourcir celle-ci. L'oisiveté ne me convient pas, je viens de le prouver !

Nous éclatâmes de rire en même temps et Mavella fila à la cuisine d'un pas décidé.

Tandis que je traversais la grande salle déserte, je me dis que celle-ci avait besoin d'invités et de musique pour être bien mise en valeur et je me demandai comment organiser quelque chose.

Un mariage, bien sûr, serait un excellent commencement.

J'allais consacrer le reste de l'après-midi à bavarder tranquillement avec Mavella, et à m'assurer qu'elle serait à son avantage la prochaine fois qu'elle verrait Calum de Dunkilber. Je montai vivement l'escalier conduisant à la chambre haute et, quand j'arrivai en haut, mon sourire s'effaça.

Merlyn se tenait dans la chambre, en proie à une vive fureur.

*

* *

Ses yeux étaient couleur d'orage. Je sus que j'allais passer un mauvais quart d'heure.

Dehors, le ciel s'obscurcissait déjà ; une seule lanterne luttait pour dissiper les ténèbres de l'hiver. La flamme de la bougie mettait des reflets dorés sur le visage de Merlyn, mais j'ignorais la nature exacte de ses sentiments.

Je me dis qu'il était en colère à cause de la façon dont nous nous étions quittés ce matin. Le fait qu'il ne se soit

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pas au moins un peu calmé depuis m'étonnait mais, avec lui, j'allais de surprise en surprise.

Il était vêtu tout de noir, d'une tunique aux armes des Lammergeier, d'un haut-de-chausses et de grandes bottes. Il portait une cape qui lui descendait jusqu'aux chevilles, retenue sur l'épaule par un joli fermoir en or représentant l'oiseau de proie, emblème de la famille ; la doublure de fourrure argentée luisait légèrement à chacun de ses mouvements.

Un instant, je me demandai comment j'avais pu croire, la veille, dans le souterrain, que sa vigueur avait diminué. De nouveau, il était indomptable.

Il prit la parole d'une voix grave. — As-tu changé d'avis ? Vas-tu m'aider ? Je fis non de la tête en redoutant de le voir partir. Il

m'examina de haut en bas et je fus déçue de ne voir nulle lueur de désir dans ses yeux. J'espérais - inconsciente que j'étais - qu'il allait me culbuter sur le lit pour me convaincre d'épouser ses vues.

— C'est bien ce que je craignais. Sache, chérie, que j'ai décidé de te convaincre par d'autres moyens.

Son ton me fit peur. — Qu'est-ce que tu veux dire ? Sans un mot d'explication, il traversa la pièce et leva la

main contre le mur. Le lambris s'effaça et une ouverture béante apparut de l'autre côté du lit.

— Ce château est un vrai dédale, bougonnai-je. Il y a des passages secrets partout.

— Cela permet des allées et venues discrètes. — Oui, les scélérats doivent pouvoir échapper aux

témoins de leurs méfaits.

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— Et toi, chérie, es-tu entièrement innocente ? Je ne crois pas.

Ce n'était pas exactement une question et son ton était d'une dureté surprenante ;

— Qu'est-ce que cela signifie ? — Il semble que tu n'aies pas perdu de temps pour

trouver un soupirant. À l'évidence, tu as hâte d'en finir avec ton statut de veuve. Peut-être est-il temps que je disparaisse, afin que tu puisses profiter de ce lit sans craindre d'être dérangée.

Je posai les mains sur mes hanches, refusant de lui dévoiler le moindre de mes projets.

— Et toi, tu as vécu dans la chasteté, toutes ces années ? Combien de jolies garces auraient été déçues si j'étais restée dans ton lit ?

— Je ne leur ai rien donné, rétorqua-t-il. — Sauf un enfant ou deux ? Je prêchais le faux pour savoir le vrai, et j'ignorais

pourquoi. En tout cas, je n'étais pas jalouse des femmes qui attiraient Merlyn !

Pas plus que Merlyn ne pouvait être jaloux de Calum. Non, il voulait simplement contrôler mes moindres faits et geste, et je savais qu'il n'avait pas invité notre visiteur.

Ses yeux flamboyèrent. — Tu as l'intention de te marier et d'offrir Ravensmuir

sur un plateau à un inconnu avant que je puisse prouver que je suis vivant ?

— Et si je le faisais ? demandai-je, indisposée par le fait que son seul souci fût Ravensmuir. Je vais prendre mille amants et leur offrir à chacun une pierre de cette salle, ne serait-ce que pour te contrarier.

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— Tu ne feras pas ça ! s'écria-t-il en me menaçant du doigt.

— Tu t'intéresses soudain à moi pour la seule raison qu'un autre homme a exprimé son désir, et parce que Ravensmuir est en jeu.

Je rejetai ma chevelure en arrière et le considérai sans tendresse. Malgré cela, une chaleur familière montait entre nous. Mon sang bouillait alors que toute une journée en compagnie de Calum ne m'avait fait ni chaud ni froid.

— Tu as d'étranges méthodes pour convaincre une femme d'épouser ta cause, Merlyn.

— Est-ce que tu en préférerais une autre ? Il s'approcha. Mon cœur s'emballa et des

fourmillements me parcoururent. Chaque pouce de ma peau clamait mon désir de son contact. Oui, nous nous étions aimés une fois après une futile dispute et je n'oublierai jamais la fureur majestueuse de cette union.

Pour le moment, je ne pouvais penser à rien d'autre qu'aux baisers brûlants de Merlyn, à la chaleur de sa virilité en moi. Nous avions roulé l'un sur l'autre, nous nous étions mordus et tourmentés sans retenue.

Je sentis mon visage en feu, mes mamelons en érection et serrai les poings. Sans doute se souvenait-il lui aussi de cet accouplement échevelé car ses yeux étaient devenus plus sombres, comme s'il brûlait d'un secret désir.

Brusquement il se détourna. — Je n'ai pas de temps pour ça ! bougonna-t-il en

repartant vers le passage ombreux. Comme s'il suffisait de me planter là ! — Tu me caches de nouveau tes pensées, chéri, lançai-je

avec audace.

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Merlyn s'arrêta sur le seuil ténébreux et se retourna vers moi.

— Tu m'accuses de te mentir à propos de mes affaires, et tu te disposes à épouser en toute hâte le premier venu alors que tu en sais encore moins sur lui que tu n'en savais sur moi. Virginia, tu ne tires décidément pas de leçon de tes erreurs.

Tiens, il ne m'appelait plus «chérie»… J'observai même qu'il avait craché mon nom comme s'il lui brûlait la langue.

— Qui parle de mariage ? Ce chevalier est venu en voisin.

— Et vous vous embrassez sur la bouche ! Et ce baiser, tu ne t'es pas contentée de l'accepter, tu le lui as rendu avec feu. Donc, ce que tu as offert à ton voisin, c'est soit le mariage, soit une liaison honteuse.

— Tu m'espionnais ! m'écriai-je en me jetant sur lui. Merlyn m'attrapa par le menton, les yeux étincelants. — Évidemment que je te surveille ! Mon destin dépend

tellement de tes décisions que je n'ai pas le choix. Et quand tu en viens à te fier à un individu tel que Calum Scott, ce n'est pas le moment de relâcher la surveillance.

— Tu insultes ce chevalier sous l'empire de la jalousie ! — Je te mets en garde, chérie. — De n'accorder mes faveurs à nul autre qu'à toi. Oui,

j'ai bien compris ça, Merlyn Lammergeier. Mais sache que je n'en ferai qu'à ma tête. En attendant, tu es mort, mon cher mari, et une veuve doit assurer son avenir.

Une lueur familière brillait dans les yeux de Merlyn. Son pouce glissa le long de ma mâchoire, nos souffles se firent plus courts, ses mots plus graves.

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— Dis-moi, souffla-t-il, comment trouves-tu son baiser par rapport aux miens ?

Je n'eus pas à entendre longtemps pour que Merlyn s'empare de mes lèvres, avec toute la fougue possessive que j'espérais. Il n'y avait pas de comparaison et il le savait pertinemment : après tout, il avait assisté à ma tiède étreinte avec Calum.

Quand il finit par relever la tête, nous étions tous deux à bout de souffle. Il appuya sur mes lèvres son pouce ganté avant que j'aie pu me prononcer. Ses mots furent sans pitié.

— Ne me mens pas en prétendant que son baiser était plus brûlant que le mien. Je sais la vérité.

Je me dégageai. — Ce n'est pas avec des baisers que tu vas me

convaincre de me plier à ta volonté. Merlyn eut un sourire propre à alimenter mes craintes. — C'est bien pour cela que j'ai pris la liberté de te

procurer quelques encouragements. — Quel genre d'encouragements ? — Tu as vu le garçon, cet après-midi ? demanda-t-il

avec une innocence feinte. Puis il claqua des doigts comme si la mémoire lui

revenait. — Mais non, où avais-je la tête ? Tu étais occupée... Épouvantée, je l'attrapai par la manche. . — Qu'as-tu fait de Tynan, Merlyn ? Dis-moi ! Il eut un sourire méchant. — Je l'ai invité à participer à une aventure. Avec

l'intrépidité de la jeunesse, il a accepté. J'étais assommée.

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Il me surveillait attentivement, observant mes moindres réactions.

— Tu l'as enlevé ! m'exclamai-je, incrédule. Qu'est-ce que tu vas lui faire si je refuse de me plier à tes volontés ?

— Peu importe, répondit-il avec un feu surprenant. Ce qui compte, c'est ce dont tu me crois capable.

Je n'avais jamais eu aussi peur de ma vie. — Je t'en supplie, Merlyn, cet enfant n'a rien à voir avec

nos affaires ! Je ferai n'importe quoi... — Maintenant, tu me proposes un marché… dit-il

comme si mes décisions l'attristaient. Il est clair que j'ai enfin trouvé le moyen de te motiver, puisque la confiance ne suffisait pas.

— Comment pourrai-je mettre ma confiance en toi avec ce que je sais ?

— Tu ne sais rien de moi ! s'exclama-t-il. Exaspéré, il m'écarta brusquement et descendit

rapidement les marches à demi cachées par l'obscurité. En quelques instants, l'écho de ses pas se tut. Je restai

penchée sur l'escalier dérobé, le cœur en déroute ; ça sentait l'humidité, l'obscurité et Dieu sait quoi d'autre.

— Merlyn ! criai-je. Le silence fut sa seule réponse.

* * *

Par hasard ou à dessein, Merlyn n'avait pas refermé le

passage. Jamais je ne l'aurais poursuivi si la vie de Tynan n'avait été en jeu. Ma terreur face à l'obscurité n'était rien à côté de la nécessité de protéger mon frère.

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Le temps pressait. Je pris la lanterne et la levai bien haut, le cœur battant à l'idée de ce que j'allais faire. Je serrai les dents et m'engageai dans l'escalier.

J'avais le pied sur la sixième marche quand un courant d'air sentant fortement la marée souffla la flamme de ma lanterne.

L'obscurité s'abattit soudain sur moi. Je poussai un cri et remontai vivement vers la lumière. Dans ma hâte, je trébuchai, me rattrapai au mur et touchai sans le vouloir le mécanisme de fermeture. Avec un chuintement discret, le passage se referma. Il y eut un déclic, puis le silence.

La nuit m'enveloppait comme un linceul et je manquai défaillir. De mes mains fébriles, je palpai le pourtour de la porte mais ne trouvai que le bois lisse et la pierre. Gela ne fit qu'accroître ma frénésie et ma terreur. Je martelai la porte des poings en hurlant, sans me soucier de dévoiler les secrets de Merlyn.

Personne ne répondit. Qui aurait pu m'entendre, d'ailleurs ? La chambre ne donnait pas sur la grande salle et Mavella était dans les cuisines avec Ada. Nul écuyer n'avait à faire par ici. Quant à Fitz, il était complice de Merlyn et Tynan avait disparu.

J'étais piégée. Je tremblais comme une feuille et avais du mal à

respirer. Je m'appuyai contre la porte et me mis à gémir comme une enfant, malgré mes efforts pour me maîtriser.

— Merlyn ! hurlai-je à pleins poumons. Évidemment, nul ne répondit. Je me dis que Merlyn

avait prévu cette situation pour vaincre ma résistance. Il avait fait la même chose la veille. Je n'avais pas le choix : il fallait que je parte à sa recherche.

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Terrorisée, je descendis à tâtons l'escalier, sachant que je ne pourrais sortir de là seule. Il fallait que je trouve Merlyn.

J'ignore combien de temps je suis restée dans ces grottes. Pour moi, ce fut comme une éternité. Je respirais l'odeur de ma sueur, de ma terreur. Je m'éraflais les mains contre la pierre et tombai à plusieurs reprises en trébuchant sur l'ourlet de ma robe d'apparat.

Souvent, je sentais des ouvertures béantes de part et d'autre ; j'avançais en essayant de toujours choisir le côté de la descente, Car je me figurais que c'était la direction que Merlyn avait prise. L'air devenait plus humide et plus froid à chaque pas ; je redoutais d'avoir fait un mauvais choix. De loin en loin, j'appelais Merlyn. En vain. Malgré ma peur et ma conviction croissante que chaque pas me rapprochait de l'enfer, je continuai néanmoins.

À un moment, j'arrivai en haut d'un escalier sans m'en rendre compte et dégringolai cinq ou six marches en hurlant. Le caractère sinueux de ces tunnels me sauva. Un mur contre lequel j'atterris avec un choc sourd mit fin à ma chute. Le temps de reprendre mes esprits, je restai appuyée contre la pierre froide. À ma droite, c'était le vide.

Mon genou me faisait mal. Quand je la palpai, je sentis sous mon bas en lambeaux que la plaie était chaude et visqueuse ; cela me souleva le cœur.

Je me relevai toute tremblante, et repris ma descente. Au pied de cet escalier irrégulier et sinueux, les parois s'écartaient tout à coup. Etendant les bras en tous les sens, je ne rencontrai que le vide. Je compris que j'étais arrivée dans une salle dont l'écho moqueur me renvoyait mes cris.

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Étais-je sous Ravensmuir ? Sous la cour intérieure ? Ou dans une grotte marine près de l'océan ? Je l'ignorais et me sentais incapable de retourner à mon point de départ.

Peut-être étais-je perdue à jamais. J'allais mourir de faim. Où pire… Quelles créatures habitaient ce labyrinthe ? Y avait-il un démon qui m'épiait, avec un regard plus perçant que le mien ?

J'eus une crise de terreur en songeant aux êtres vivant autour de moi, que je ne pouvais voir. J'imaginai des araignées qui me grimpaient dessus, des serpents enroulés à mes pieds ou des parois s'effondrant pour m'ensevelir.

Lorsque je me retournai pour m'enfuir par où j'étais venue, je me heurtai à un mur de pierre qui semblait se prolonger indéfiniment, à droite et à gauche.

Là, j'eus une véritable crise de nerfs. Évidemment, je m'étais trompée de sens et ne me trouvais peut-être qu'à un mètre ou deux de mon objectif, mais la panique m'empêchait de réfléchir.

Je martelai la pierre jusqu'à avoir les poings en sang, tellement épouvantée que je ne sentais même pas la douleur. Je griffai la paroi avec mes ongles, la criblai de coups de pied, certaine qu'une porte s'y cachait. J'essayai même de l'escalader.

Je gémis, criai, hurlai sans me soucier d'avoir l'air d'une folle, puisque personne ne pouvait me voir. Quelque chose de doux me frôla le bout des doigts, peut-être une araignée ou sa toile ; je me mis à hurler comme une démente, sûre que c'était la mort en personne qui, sous quelque hideux déguisement, m'avait trouvée.

C'est alors que j'entendis un bruit. Un bruit de pas. D'abord, je crus que qu'il s'agissait d'un tour de mon

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imagination. Puis je regrettai que ce ne soit pas le cas, persuadée qu'il s'agissait d'un être condamné à vivre dans le noir, et qui me poursuivait.

Enfin, je me dis que c'en était fait de moi. J'allais être torturée et dévorée par ce monstre sans nom, mais j'essayai quand même de fuir.

J'eus un hoquet de soulagement en trouvant une ouverture dans la paroi. Je m'y engageai sans hésiter, sans me soucier de savoir où elle menait, et me mis à courir sur un sol inégal, trébuchant, sanglotant de terreur et faisant rouler des cailloux à chaque pas. La créature me poursuivait avec une détermination sans-faille ; le bruit de ses pas résonnait derrière moi avec une régularité terrifiante. Elle ne trébuchait pas, ne changeait pas de direction. Elle me suivait aussi sûrement qu'un chien affamé suit un sac d'os.

Le couloir se terminait de façon si brutale que je m'écrasai contre le mur du fond. Dans le choc, je me mordis les lèvres et le goût du sang m'emplit la bouche tandis que je palpais fébrilement la paroi à la recherche d'une issue.

Derrière moi, le bruit des pas approchait rapidement. On ne construit pas un couloir en-cul-de-sac ! Je

refusais de croire qu'il s'agissait d'une voie sans issue, d'autant que cela revenait à admettre que j'étais condamnée.

Mon poursuivant arrivait. Je me retournai et me plaquai à la paroi, scrutant l'obscurité pour essayer de le voir. Je crus distinguer la silhouette d'une énorme bête comme privée de jambes. Elle semblait dotée d'ailes et ses yeux luisaient.

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En un éclair, je compris. Les Lammergeier conservaient sous leur château le rapace dont ils portaient le nom ! C'était ça, le sinistre secret de Ravensmuir. Cela expliquait le départ des corbeaux : ils avaient compris que le prédateur allait être lâché, et s'étaient enfuis par instinct de conservation.

L'animal dressa ses serres dans ma direction, et je me mis à hurler à pleins poumons en me couvrant le visage des mains.

— Ne me faites pas de mal, je vous en supplie ! Je ferai tout ce que vous voudrez…

L'animal me saisit entre ses serres redoutables. Je me débattis en gémissant et essayai même de le mordre.

— Chérie, dit doucement Merlyn en me secouant par les épaules. Qu'ai-je donc fait pour que tu me craignes autant ?

*

* *

Je me figeai. Il me fallut longtemps pour réaliser que c'était Merlyn qui me tenait, et non quelque créature sortie de l'enfer.

— Chérie ? Il me secoua de nouveau, de plus en plus inquiet. — Merlyn ! À ma grande honte, je m'accrochai à mon mari. Il

m'enlaça étroitement et m'abrita contre lui. J'étais dans un tel état que je n'arrivais pas à réaliser que c'était lui.

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— Tu m'as appelé, m'expliqua-t-il en me caressant les cheveux comme on console un enfant réveillé par un cauchemar. Tu ne pensais pas que j'allais te secourir ?

— Non. Pourquoi est-ce que tu commencerais maintenant ?

Je frissonnai et enfouis mon visage contre son torse. Il eut un petit rire qui cessa quand il glissa la main

jusqu'à ma gorge. Il voulait me prendre par le menton, ce geste m'était familier, mais il hésita en sentant la palpitation éperdue de mon pouls.

— Tu es vraiment terrorisée, observa-t-il, surpris. Moi qui croyais que tu n'avais peur de rien...

— Je n'ai peur que du noir, avouai-je en me disant que je le regretterais probablement. Seulement des grottes.

Je frissonnai de nouveau et son étreinte se resserra. Je m'aperçus alors qu'il était physiquement troublé par ma présence et cela me rassura infiniment : même terrorisée à ce point, il me trouvait quand même attirante.

— Et tu es allée jusqu'à affronter ta pire phobie pour m'arracher le garçon, constata-t-il avec un respect admiratif. Décidément, tu me crois capable de tout.

J'avais trop besoin de son aide pour lui rappeler la liste de ses crimes.

— Je ne veux pas qu'il serve d'enjeu à nos différends, Merlyn. Laisse-le tranquille, je t'en supplie. Prends-t'en à moi autant que tu veux, mais pas à Tynan.

Il mit longtemps à me répondre... — Est-ce que tu veux revenir à la chambre ? — Où est Tynan ? Merlyn me frôla la joue du bout du doigt ; il remarqua

sans doute que je tremblais.

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— Tu t'inquiètes beaucoup pour lui, plus qu'on ne pourrait s'y attendre.

— Peut-être dans ta famille, mais pas dans la mienne. Il est de mon sang. Tynan est tout ce qu'il me reste de ma mère. Je ne supporterais pas de le perdre.

— Il n'est pas dans mes intentions de te le faire perdre, chérie, répondit-il d'un ton glacial.

Je n'eus pas le temps de poser de questions. Il me prit par la main et repartit d'un pas assuré. Tout en avançant, il m'avertissait de chaque danger et me prenait par le coude quand je n'arrivais pas à le suivre. Il me guidait avec une sûreté que je lui enviais, et tout cela sans lumière. Soit il connaissait ce souterrain comme sa poche ; soit il voyait dans le noir, comme les rapaces. Ce que j'avais pris pour des ailes, c'était sa cape, qui flottait derrière lui tandis qu'il marchait.

Je soupirai de soulagement quand nous nous mîmes à monter des marches ; nous grimpions vers la lumière, vers ce qui représentait pour moi le salut. Merlyn me suivait de tout près pour s'assurer que je n'allais pas retomber en arrière ; il me guidait à chaque tournant, à chaque embranchement. Il gardait une main sur ma taille et ce contact me rassurait. Mes sentiments allaient toutefois au-delà de la gratitude. J'aimais le poids de sa main sur mes reins, sa sûreté, son aptitude à me protéger. J'aimais qu'il me ramène à la lumière, ainsi que la chaleur qu'il faisait sourdre en moi. Je voulais le récompenser dans notre lit de s'être montré plus chevaleresque que je ne l'aurais cru. Je voulais moi-même me sentir à nouveau pleine de vie.

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Bien qu'incapable de maîtriser mes réactions instinctives, je n'osais y donner libre cours. Du moins pas tant que Merlyn ne m'aurait pas rendu Tynan.

Merlyn, heureusement indifférent à mes rêveries, s'arrêta devant un mur lisse. Je ne vis pas ce qu'il fit mais il y eut un déclic et le lambris s'écarta : nous étions arrivés à la chambre haute. J'en franchis le seuil avec un soulagement non dissimulé.

Merlyn s'attarda dans l'ombre, m'observant avec attention.

— Ta terreur n'était pas feinte... — Quelle idée ! — Si je ne le voyais pas de mes propres yeux… Je baissai les yeux sur moi-même et faillis crier en

voyant ce qu'il restait de ma belle robe, sale et déchirée. Je soulevai l'ourlet et j'observai mon genou en sang, mon bas collé par la croûte. Je sentis enfin ma lèvre qui me lançait et j'y portai la main.

Incrédule, je croisai le regard de Merlyn qui me sourit avec une chaleur inattendue.

— Ce sont des bobos qui guériront en quelques jours, chérie ; quant à la robe, c'est sans importance : ça se remplace. Heureusement que je t'ai trouvée avant que tu ne te fasses davantage de mal.

Il allait faire demi-tour ; je courus à lui et le saisis par la manche.

— Merlyn ! Et Tynan ? — Je constate que le moyen que j'ai choisi pour obtenir

ta coopération est le plus efficace. Cela va même au-delà de ce que j'avais imaginé.

— Non ! m'écriai-je horrifiée. Tu dois le libérer.

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— Vraiment ? Je ne lâchai pas sa manche. — Merlyn, tu m'as fait une révélation aujourd'hui. Eh

bien, moi aussi, je vais t'en faire une. Je vais te dire quelle est ma plus grande peur.

— L'obscurité ? — Non. Je parle de la vraie terreur qui me tourmente

depuis des années. Tout le temps que j'ai passé à Kinfairlie, ma plus grande peur concernait Tynan. Je craignais que lui, si intelligent, si beau ne soit détruit par notre situation. Chaque nuit et chaque jour, je redoutais de le voir mourir. L'hiver, j'avais peur qu'il ne voie pas le printemps par ma faute. J'avais peur que ma décision, prise alors que j'ignorais qu'il allait naître, ne lui soit fatale.

Mes larmes coulaient déjà, mais je ne voulais pas m'arrêter.

— Il n'a ni père ni mère. Je ne pouvais pas le confier à un monastère en qualité de frère convers, faute d'argent pour lui assurer une place. Alors, j'ai fait le peu que je pouvais. À chaque repas, je lui servais la meilleure part, je brassais de la bière à en tomber de fatigue. Quand je me suis brûlée, j'ai continué à travailler comme si de rien n'était. J'ai gagné ma vie comme j'ai pu, pour nous assurer un toit chaque nuit, et de quoi manger chaque jour. Et mes forces, je les puisais dans le spectacle de sa douce innocence, de son visage de chérubin.

Merlyn m'écoutait toujours en silence. — Et oui, j'ai menti pour Tynan. Chaque mensonge que

j'ai proféré, c'était pour lui et je recommencerais sans l'ombre d'un remords.

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J'étais incapable de lever les yeux sur Merlyn. — Il était ma joie et mon espoir, mais j'avais peur pour

lui, tout le temps. Ce poids m'a rendue plus dure, car il n'est pas facile de voir ceux que l'on aime souffrir à cause des choix que l'on a faits.

Les sanglots m'étouffaient presque, mais je continuai. — C'est dur de savoir que l'on a raté l'occasion de

vendre son âme en échange de leur confort matériel. C'est dur de savoir qu'il est trop tard pour réparer les malheurs qu'on leur a infligés.

Je m'écartai d'un pas. — Ma première réaction a été de refuser ton legs : mais

c'est pour Tynan que j'ai accepté Ravensmuir. Pour qu'il ait un avenir, pour lui donner une chance. Si tu ne m'avais pas trompée au départ, Tynan n'aurait pas grandi de cette façon-là. Il m'a semblé juste, quand Fitz m'a appris la nouvelle, que ta mort rétablisse l'équilibre.

Nous nous regardions à présent à travers la chambre. — Ne prends pas Tynan, Merlyn, dis-je dans un

murmure en revenant vers lui. Ne sacrifie pas cette vie que je me suis donné tant de mal à sauver. Ne sois pas cruel à ce point.

Le visage de Merlyn avait changé, j'espérais l'avoir convaincu.

— Par amour, tu es capable de férocité, chérie, dit-il doucement avec un rien de méfiance dans le regard. Un enfant tant aimé ne peut qu'être bien élevé.

J'étreignis les doigts robustes de Merlyn, je voulais connaître la vérité.

— Alors dis-moi que tu ne vas pas l'emmener.

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Merlyn porta ma main à ses lèvres et m'embrassa la paume. Il fit cela avec lenteur, comme ralenti par un terrible chagrin. Je supposai qu'il regrettait sa décision. Toutefois, quand il parla, il me brisa le cœur.

— Il est trop tard, chérie. Il vaut mieux que tu ne te tourmentes plus à ce propos.

Tandis que je le regardais, foudroyée de stupeur, un appel retentit dans la pièce à l'étage au-dessous.

— Virginia ? Merlyn porta un doigt à ses lèvres et, en un clin d'œil,

disparut dans le passage dérobé. Le lambris reprit sa place avec un déclic. Je me tournai juste à temps pour voir les blonds cheveux de ma sœur dans l'escalier, la tête baissée pour ne pas rater une marche.

— Ces marches étroites sont un vrai casse-cou ! commença-t-elle avec le sourire, puis elle me vit.

— Que t'est-il arrivé ? — Moi ? Mavella me gronda affectueusement. — Tu t'es coupée à la lèvre et ton genou saigne. —Je suis tombée… Dans cet escalier. J'ai dû me cogner

la tête. Mavella courut à moi et me prit la main en ouvrant de

grands yeux. — Et tu es toute sale, en plus ! — J'ai l'impression qu'Ada n'est pas vraiment une fée du

logis. Elle me prit le coude comme si j'étais incapable de

marcher. — Viens, assieds-toi sur le lit, laisse-moi te soigner...

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Ainsi ma sœur se laissa-t-elle distraire sans s'attarder sur les détails de mon histoire échafaudée en quelques secondes. Tout cela me rendait malade ; non seulement, je n'étais pas arrivée à récupérer Tynan, mais j'avais raconté à ma propre sœur un nouveau mensonge.

Merlyn Lammergeier faisait de moi une menteuse. Il me piégeait dans un réseau de mensonges qui se resserrait autour de moi.

*

* *

Dans la grande salle, beaucoup plus tard, Mavella s'aperçut enfin de l'absence de Tynan. Il ne ratait jamais un repas, même à la maison ; ne parlons pas de Ravensmuir, où la bonne chère faisait de lui un vrai glouton.

— Rhys Fitzwilliam l'a emmené dans un château voisin, expliqua aigrement Ada à ma sœur.

Je me demandai si elle disait cela parce qu'on lui avait dit de le faire.

— Comment cela ? Pourquoi ? Tu étais au courant ? s'exclama Mavella.

Une fois encore, Merlyn m'obligeait à mentir. Je ne pouvais dire la vérité sans mettre Tynan en danger. Écœurée d'être tombée si bas, je haussai les épaules.

— Il voulait apprendre à monter, dis-je, faute de trouver une meilleure raison.

— Et tu l'as laissé partir seul avec un homme que nous n'avons pas vu depuis des années ? Comment savoir s'il va

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lui obéir et si Fitz sait s'y prendre avec les enfants ? Et à cheval, en plus ! Virginia, il risque de se blesser !

— Je me suis dit qu'il était temps pour lui de vivre un peu avec des hommes, au lieu d'être toujours fourré avec nous. Il va devenir un homme, Mavella, et il doit apprendre des choses que nous sommes incapables de lui enseigner.

Mavella prit un air pincé. Elle ne m'approuvait pas, d'autant que j'avais pris la décision sans elle. Ce qu'elle ignorait, c'est que cette décision ne venait pas de moi...

*

* *

Je ne mangeai guère ce soir-là. J'avais l'impression de mâcher de la sciure de bois et Mavella n'avait pas le cœur à la conversation.

Mon malaise ne fit que croître une fois que je fus seule dans la chambre haute. Merlyn ne vint pas : il avait bel et bien quitté Ravensmuir. Je me rongeai toute la nuit en me demandant où ils étaient.

Qu'est-ce que Merlyn allait faire de Tynan ? De très bon matin, mon insomnie me fit descendre dans

la grande salle. Par la fenêtre, je regardai la mer, cherchant une réponse dans les scintillements du clair de lune sur les vagues. Mon regard se posa sur la silhouette obscure du navire mouillé en rade, ce bateau qui, selon Ada, avait amené Merlyn à Ravensmuir.

Je vis que l'on hissait les voiles ; on aurait dit qu'un équipage fantôme s'était emparé du navire pendant la nuit mais je savais que Merlyn n'aurait jamais laissé faire chose

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pareille. Peu après, le navire mit lentement cap à l'est et s'éloigna.

Soudain, je compris tout. Merlyn venait de s'assurer que je ne pourrais ni me disputer avec lui ni récupérer Tynan. Il avait enlevé mon frère et prenait le large.

Agrippée au rebord de la fenêtre, je pleurai toutes les larmes de mon corps. Je savais que je ne reverrais peut-être plus Tynan. La mer est une maîtresse dangereuse, qui peut à tout moment prélever son tribut.

J'avais trahi Tynan en n'assurant pas sa sécurité et le mal était irréparable. Mes pires cauchemars se réalisaient.

Une froide résolution s'empara de moi tandis que le navire disparaissait au loin. Je redressai les épaules avec une détermination nouvelle. Oui, il y avait une chose que je pouvais faire : résoudre l'énigme que Merlyn me posait.

Le fait que tout allait se passer précisément comme Merlyn l'avait prévu ne me consolait en rien. J'aurais dû le haïr, mais le souvenir de son récit me revint. Mon mari avait appris tout jeune que la seule façon d'être assuré qu'une personne fera ce qu'on lui dit, c'est de ne pas lui laisser d'alternative.

Je réalisai avec amertume, au moment où il me quittait peut-être pour toujours, que moi seule aurais pu lui montrer que les choses pouvaient être différentes.

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28 décembre 1371 Fête des Saints Innocents

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8

Une loi imprescriptible doit être écrite quelque part dans les étoiles : quand on s'est fait un ennemi, on a tôt ou tard besoin de lui, au pire moment. Quand le soleil se leva ce matin-là, je compris que la clef pour résoudre l'énigme laissée par Merlyn devait être en possession d'Ada Gowan.

J'allais devoir lui demander son assistance. Espérant qu'Ada serait plus encline aux confidences si

je m'habillais en paysanne, je mis ma vieille robe bleue. Mes chances étaient minces, car nous n'étions guère intimes, mais si je me vêtais de mes plus beaux atours, je susciterais à coup sûr sa colère.

J'ignorais comment Merlyn saurait que la tâche qu'il m'avait laissée était achevée, mais je savais qu'il en serait informé. Peut-être Fitz, toujours tapi dans l'ombre, avait-il les moyens de lui faire tenir un message. Après tout, peu importait : j'avais l'intention de faire le travail au plus vite, afin que Tynan revienne.

Je tressai mes cheveux et descendis à la cuisine sans me presser car je n'avais pas encore décidé de la façon d'aborder la question.

Ada me mit sur la voie. Elle me décocha un regard mauvais, et me tourna le dos.

— Si c'est pour votre serment d'allégeance, il va falloir attendre que le pain soit cuit et que la viande soit sur la

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broche, dit-elle en guise de salutation. Autrement, les grands seigneurs qui logent ici n'auront rien à se mettre sous la dent à midi, milady.

Elle me décernait ce titre comme on crache sur un tas de fumier.

Je m'assis à la table usée par les ans et étalai mes jupes comme si de rien n'était.

— Ce n'est pas pour cela que je suis venue, mais j'attendrai que tu sois disponible.

Elle me lança un regard soupçonneux ; j'avais éveillé sa curiosité.

— C'est à quel sujet ? — Je ne veux pas te déranger dans tes occupations, Ada,

dis-je avec un sourire paisible. Dis-moi : y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour t'aider ?

— Je vois ce que vous avez derrière la tête. Vous m'offrez gentiment votre aide, pour ensuite me reprocher de ne pas arriver à tenir la maison seule. Vous ne voulez pas me renvoyer de but en blanc. Il faut d'abord m'humilier et m'accuser de paresse. Vos projets sont cousus de fil blanc, Virginia, je ne suis pas complètement idiote.

Les mains sur les hanches, elle me regarda méchamment.

— Je ne vous laisserai pas faire. J'irai jusqu'au bout de mon labeur, vous n'arriverez pas à me prendre en défaut !

Je brûlais de lui demander pourquoi dans ce cas elle ne prenait pas directement la porte, mais je compris qu'elle devait avoir autant besoin de moi que moi d'elle. Peut-être n'avait-elle nulle part où aller...

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Je décidai de ne pas polémiquer ni de la questionner sur la nécessité de faire cuire l'énorme pièce de gibier qu'elle préparait. Il ne faisait pas de doute que cette viande avait été destinée au retour de Merlyn et que, si on ne la cuisait pas, elle allait se gâter. Pour moi, il n'y avait en général que des restes : si elle faisait rôtir ce superbe morceau, c'est qu'elle n'avait pas le choix.

— Merlyn t'aurait certainement autorisée à prendre une ou deux filles au village pour t'aider.

— Je n'ai besoin ni de curieuses ni de mauvaises langues dans ma cuisine.

La porte donnant sur la cour s'ouvrit brusquement. Le frère d'Ada entra avec une lourde charge de bois de chauffage. Elle se précipita pour le guider et Arnulf empila les bûches à côté de l'âtre ; il me regarda plusieurs fois mais je gardai le silence jusqu'à ce qu'il s'en aille. Je pris une figue sèche dans une coupe et me régalai de cette gâterie.

Ada me regardait faire d'un air vindicatif. — Profitez-en tant que vous pouvez, Virginia. — Qu'est-ce que ça veut dire ? — Vous n'êtes pas plus noble que moi, et même moins.

Cette situation ne durera pas. — Je ne suis pas la première à changer de rang par le

mariage ; en tout cas, c'est moi qui suis en possession du sceau de Ravensmuir et du titre de propriété.

Je me souvins un peu tard que j'avais laissé dans ma chambre le coffret de Merlyn ; il faut dire que j'avais verrouillé la porte moi-même et que je portais la clef autour du cou. Devant les petits yeux méchants d'Ada, je

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me demandai combien il existait d'exemplaires de cette clef.

Peut-être la mise en garde de Merlyn n'était-elle pas vaine.

Ada tisonna le feu et plaça la viande sur la broche qu'elle installa dans le foyer. Puis elle se mit à tourner la manivelle, en regardant les flammes lécher le rôt.

Je m'obligeai à prendre un ton conciliant. — Si tu le souhaites, Ada, tu peux te faire aider en

cuisine. — Pour que vous m'accusiez d'être vieille, faible et

incompétente ? — Ce qui me fait plaisir, c'est de ne pas accabler mes

subordonnés. — Et si ça me plaît, à moi, d'être accablée ? Vous croyez

que cela donne plus de travail de vous avoir, vous et votre sœur, que messire Merlyn et son homme de confiance ? Peut-être ne resterez-vous pas ici plus longtemps qu'eux.

Je reportai mon attention sur les figues, mais ses sous-entendus m'intriguaient. Si je montrais trop d'intérêt, Ada refuserait de parler à seule fin de me contrarier.

— Je croyais que cela faisait cinq ans que Merlyn était absent.

— Il n'est pas venu vous chercher, alors vous en concluez qu'il n'était pas là ! dit-elle avec un rire grinçant.

Elle se tourna vers moi, triomphante. — Il est venu plus d'une fois ! Et chaque fois, il est resté

une quinzaine, voire davantage. Il aurait eu largement le temps d'aller à Kinfairlie, s'il l'avait souhaité. Vous devriez regarder la vérité en face, Virginia : si vous n'aviez pas abandonné Merlyn, c'est lui qui vous aurait fichue à la

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porte. Il savait que vous ne le valiez pas, ni par la naissance, ni par la fortune. Pour sûr, votre départ lui a évité une corvée.

— Mais Ada, s'il ne m'aimait pas, pourquoi m'a-t-il laissé Ravensmuir ? demandai-je doucement.

— Par erreur, bien sûr. — Tu veux dire que Fitz est un menteur ? — Peut-être que messire Merlyn n'avait nulle intention

de mourir. Elle retourna à sa venaison et se tut. À l'évidence, elle en

savait plus. Je préparai un trait à ma façon. — Tu as raison sur un point. Personne n'a envie de

mourir avant son heure ni surtout ne choisit la date. Mais à part cela, je pense que tu es dans l'erreur. Merlyn n'était pas du genre à signer des actes officiels par étourderie. D'ailleurs, il est venu me voir la veille de sa mort...

— C'est faux ! — Tiens-toi au courant : tout Kinfairlie en a parlé. Elle se remit à tourner la manivelle avec fureur et je

continuai à l'abreuver de mensonges. — Il voulait me convaincre de reprendre la vie

commune. J'ignore pourquoi il a tant attendu, mais il a dit que notre mariage était très important pour lui...

— Il n'a jamais souhaité votre retour ! Il était heureux d'être débarrassé de vous !

Je gardai le silence, Ada fulminait. — Il s'est fait avoir, ça crève les yeux. Il s'est fait avoir

par ce maudit Rhys Fitzwilliam, qui a toujours eu un penchant pour vous. Messire Merlyn était mourant, il a signé n'importe quoi.

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— Quand il est venu me voir, nous nous sommes étreints : son testament n'est que le reflet de ses sentiments.

Je m'assis, pour essuyer une invisible larme. — Comme c'est triste que ces bandits l'aient attaqué

alors qu'il venait me rejoindre dans mon lit ! Nous aurions pu vivre à nouveau heureux ensemble.

Pour Ada, c'en était trop. Elle lâcha tout et vint sur moi. — Vous mentez ! Ce n'est pas chez vous qu'il allait. J'écarquillai de grands yeux innocents. — Où allait-il, alors ? — Il avait une missive à remettre, et ce n'était pas à

vous. — À qui ? Elle ouvrit la bouche puis la referma. — Vous essayez de me faire parler pour ensuite

m'accuser d'indiscrétion ! — Non, Ada. Mais, je veux savoir qui a tué Merlyn. — Pourquoi ? — Pour que justice soit faite. — Pour que vous m'accusiez de calomnier mes

supérieurs ? Non, tout ça est cousu de fil blanc. Ses supérieurs ? Était-elle au courant de la convocation

du comte ? J'attendis la suite, en vain. — Je traînerai en justice l'assassin de Merlyn, Ada. Je le

vengerai. — Ça, ça ne risque pas. — Pourquoi ? Le responsable est-il de trop haut rang ? — Qui suis-je pour le savoir ? lança-t-elle avec un

sourire narquois. Le crime s'est passé sans témoin, à ce qu'on dit.

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Elle se moquait de moi, c'était un comble. — Tu as servi Merlyn pendant des années, et son père

avant lui. Le fait que son assassin soit impuni te laisse indifférente ? Ou as-tu part au complot, Ada ? Es-tu stipendiée par ceux qui en voulaient à sa vie ? Que t'a rapporté la mort de Merlyn ?

— Comment osez-vous me poser cette question, à moi, alors que vous avez fait main basse sur tout le château ? hurla-t-elle. Et qu'est-ce que ça vous a coûté ? Une quinzaine de jours sur le dos, c'est tout. Moi, j'ai transpiré sept ans et je n'ai obtenu de Ravensmuir que les cuisines. Même ça, vous risquez de me le prendre.

Elle avança vers moi en brandissant un index vengeur. Je me levai, stupéfaite.

— Comprenez bien ceci, grande dame que vous vous croyez. Ce que je devais aux Lammergeier a été payé, et avec usure. Mais ce qu'eux me doivent n'est pas réglé. Moi, je ne leur dois plus rien et à vous moins encore.

— Mais… Que te doivent-ils, à la fin ? — Ça, répondit Ada en recouvrant son sang-froid, vous

le saurez avant de mourir, Virginia de Kinfairlie. — Qu'est-ce que ça veut dire ? Tu parles par énigmes. — Messire Merlyn est mort parce que sa quête a échoué,

rappela Ada, les yeux brillants. Et la personne ruinée par cet échec viendra tôt ou tard se rembourser ; il y a quelques jours, elle s'est remboursée de ce que devait messire Merlyn. Mais vous, vous ne pourrez pas fournir ce qu'on vous demandera. Et je ne dirai rien pour vous mettre sur la voie. Je danserai le jour où vous partagerez le sort de messire Merlyn. Pour ça, vous pouvez compter sur moi.

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Elle se remit à tourner sa broche en sifflotant. Il me fallut un moment pour retrouver la parole.

— Tu nous as toujours haïes, Ada. — Qui a de l'affection pour une famille de gueuses ? — Mais nous ne sommes pas des... — Allons donc, tout Kinfairlie est au courant ! Votre

mère n'a-t-elle pas gagné son château sur l'oreiller ? Je savais que le fait d'exploser ne me rapporterait rien,

mais Ada venait bel et bien d'insulter ma mère. — Ma mère s'est servie de son intelligence et de ses

talents pour nous nourrir. — C'est une façon de raconter l'histoire. Mais on savait

bien à qui adresser un puceau avant sa nuit de noces. — Tu mens ! — Vous êtes bien la fille de votre mère, pas d'erreur. En

échange de vos charmes, vous avez ramassé le gros lot : rien moins que Ravensmuir ! Votre souillon de mère aurait été fière de vous.

C'en était trop. — Quelle est ta blessure cachée, Ada ? Qu'est-ce qui

nourrit ta haine ? Alasdair ou Ravensmuir ? Ada me gifla. Ma tête fit un quart de tour sous la

violence du choc. L'atmosphère de haine était incroyable mais je m'en moquais. Ce qui était tu depuis si longtemps allait enfin sortir, et j'en étais ravie.

— Alasdair était à moi ! vociféra-t-elle. Mais votre catin de sœur me l'a volé.

— Tu le laissais indifférent, rétorquai-je, et c'était la triste vérité. Mais dès qu'il a aperçu Mavella, il lui a donné son cœur.

— Sorcellerie ! grinça Ada.

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— Non, de l'amour ! Elle me gifla derechef, puis me donna un coup de pied

dans les jambes. Elle était forte mais je m'accrochai à elle et l'entraînai au sol ; En dépit de sa petite stature, elle était très musclée et la fureur décuplait ses forces. Nous roulâmes sur les dalles en nous tirant les cheveux, en nous giflant, en nous donnant des coups de coude dans les côtes. Je heurtai violemment le mur et en perdis le souffle. Ada en profita pour se remettre debout, hors d'haleine et échevelée.

— L'amour, ça n'existe pas, Virginia. Il y a les appas dont on se sert et la fortune que l'on s'assure.

Elle cracha dans la jonchée qui recouvrait le sol. — Vous, la fille d'une putain et d'un inconnu, vous

devriez comprendre ça. Je me levai à mon tour et ajustai ma robe tandis qu'Ada

retournait à son rôti. — Seule la sorcellerie a pu détourner Alasdair de

Mavella. Elle se retourna brusquement, surprise de m'entendre

dire ça. — Non. C'est la sorcellerie qui a détourné son regard de

moi. Il a éconduit votre sœur après s'être débarrassé du sort qu'elle lui avait jeté.

— Dans ce cas, Ada, pourquoi ne t'a-t-il pas épousée ? — Peut-être que je ne voulais plus de lui. — Tu voulais rester servante toute ta vie ? À d'autres ! Nous nous regardâmes un moment comme chiens de

faïence. Je savais que je n'obtiendrais rien de plus ce jour-là, mais j'avais surtout envie de quitter cette cuisine.

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J'étais assaillie par de pénibles souvenirs et furieuse. Il me fallait sentir le vent de la mer sur mon visage, me nettoyer l'esprit et identifier l'assaillant de Merlyn.

*

* *

Tant de hargne de la part d'Ada n'avait rien de surprenant. Elle avait froidement détruit l'amour de ma sœur et n'en concevait nul remords. Ce qu'Ada avait contre moi n'était rien par rapport à ce premier crime.

Je me souvenais parfaitement du visage ravagé de Mavella quand son Alasdair chéri lui avait délibérément tourné le dos devant tout le monde, à Kinfairlie. Depuis, elle n'avait plus jamais été la même. Le passé me collait à la peau comme des toiles d'araignée et m'empêchait de résoudre l'énigme du départ de Tynan.

Je descendis vers la mer avec le sentiment que je ne réussirais pas : il y avait tant de questions et si peu de réponses. Qui avait convoqué Merlyn ? Le comte ? Peut-être. À une journée de cheval autour de Ravensmuir, il devait y avoir une cinquantaine de nobles susceptibles de s'offrir les reliques d'Avery.

Quant aux allusions voilées d'Ada… elle non plus n'avait pas tous les éléments. Elle avait peut-être voulu parler de supériorité spirituelle : moines, ermites, religieuses, évêques ? Ou peut-être aussi un noble. Je soupirai : il y avait plusieurs monastères, dans la région. Et combien d'ermites et de prêtres ?

Même si j'entreprenais de les interroger tour à tour, que leur demander ? Ma détermination vacilla devant ces

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obstacles et mon regard tomba sur la chapelle abandonnée, isolée à l'extrémité de la pointe rocheuse.

Peut-être le moment était-il venu de demander l'assistance d'En-Haut pour mener à bien ma tâche apparemment irréalisable.

*

* *

Je me dirigeai d'un bon pas vers la chapelle mais ne pus aller bien loin. Des fourrés d'ajoncs et de ronces me barraient le passage ; cela faisait des années que personne n'était passé par là.

Une autre fois, j'aurais fait demi-tour mais mon impuissance me rongeait et j'avais grand besoin de faire quelque chose d'utile.

J'allai au château prendre une faux et me mis à dégager le chemin. Les ronces me déchiraient les mains et les vêtements. À chaque pas, ma vieille robe partait en lambeaux.

C'était le genre de travail qu'il me fallait : dur, mais avec des résultats visibles. Mon but n'était plus de démêler les secrets tortueux de Merlyn mais de venir à bout de ces ajoncs. Des oiseaux gazouillaient dans le lointain et j'entendais le grondement des vagues juste derrière la chapelle.

Une fois que j'eus trouvé le rythme, je me sentis capable de continuer indéfiniment. Toutefois, j'arrivai bientôt au bout du fourré. Je me redressai, m'étirai, et regardai derrière moi.

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Un large passage était à présent ouvert. Il mesurait deux enjambées de large, et les tiges étaient coupées à ras du sol : elles ne repousseraient pas de sitôt.

Je posai ma faux, et m'essuyai les mains sur mes jupes. La chapelle était plus grande que je ne l'aurais cru. C'était un bâtiment de pierre rectangulaire, avec de toutes petites fenêtres haut placées sans vitraux, ce qui prouvait le grand âge du bâtiment ; à l'extrémité est se dressait un clocher carré et trapu.

Une plante rampante avait envahi le sol autour de la chapelle qui semblait donc se dresser au milieu d'une clairière.

Je fis le tour de l'édifice et soulevai mes tresses pour exposer ma nuque à la caresse fraîche du vent. La mer brasillait jusqu'à l'horizon, que je scrutai de nouveau à la recherche du navire de Merlyn. L'horizon était vide.

Je revins sur mes pas, pour m'assurer qu'il n'y avait pas d'autre sentier venant du château. À part les ronces rampantes, il n'y avait que le rocher et la côte. Soudain, j'eus la sensation que l'on m'observait et me tournai vers le château, doré et innocent au grand soleil. M'épiait-on d'une fenêtre ? En tout cas, je ne vis personne.

Lentement, je me dirigeai vers la double porte de la chapelle. Les deux battants formaient une arche gothique, mais le bois avait pris du jeu, et il n'y avait plus que quelques traces de peinture ocre.

Les charnières grincèrent quand j'ouvris. Je regardai à l'intérieur. Plusieurs rais de lumière dans lesquels dansaient des grains de poussière tombaient du toit percé. L'endroit donnait une impression d'abandon que

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renforçait l'envol par un trou dans le toit d'une douzaine de pigeons effrayés par mon arrivée.

Malgré tout, la chapelle n'était pas désagréable. Les fenêtres du clocher étaient en losange, une au sommet de chaque mur. Le soleil y entrait à flots. Il y avait une grande table à tréteaux, manifestement l'autel, et une superbe sculpture représentant un Christ en croix sur le mur au fond du chœur. Je fis le signe de la croix, inspirai profondément et m'avançai.

Il y avait des pierres tombales au sol, de grandes dalles sculptées à l'effigie de chevaliers et de dames, avec des textes gravés relatant probablement leur nom et leurs hauts faits. Une douzaine en tout : ces gens devaient être bien riches pour avoir de telles tombes.

Cela sentait la pierre humide et le sol était constellé des crottes des pigeons qui nichaient au-dessus.

Je faillis m'évanouir quand quelqu'un toussota derrière moi et me retournai vivement : une silhouette familière était appuyée au montant de la porte. .

— Tu es dure, chérie, dit Merlyn.

* * *

Consciente de m'être laissé surprendre peu à mon

avantage, je rejetai ma chevelure en arrière. — Parce que je te reproche tes crimes ? Il eut un petit sourire. — Non, vis-à-vis d'Ada. Vous, ne vous aimez guère,

toutes les deux.

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— Tiens donc ! Tu me trouves dure avec cette pauvre chère innocente d'Ada. Crois-moi, Merlyn, elle est loin d'être innocente.

— Tu accuses beaucoup, chérie, et tu ne prouves pas grand-chose.

Être accusée d'injustice m'agaça. Je lui désignai une stalle.

— Assieds-toi et je vais t'en donner, moi, des preuves. À ma surprise, il s'exécuta et attendit. — Laisse-moi te dire quelques petites choses sur Ada

Gowan. Bien qu'elle soit à Ravensmuir depuis longtemps, elle est native du village de Kinfairlie. Elle y a été élevée dans une famille plus aisée que la nôtre.

Je m'assis sur un banc, à distance de lui, et arrangeai mes jupes, surprise de l'importance que j'accordais au fait que Merlyn comprenne, afin qu'il ne me méjuge pas.

— Elle est l'aînée de trois frères, dont l'orfèvre Malcolm Gowan, qui est de mon âge. Il y a aussi Michael, qui vient entre les deux premiers. C'est un garçon doué que son père destinait au sacerdoce. Malcolm a bien sûr appris le métier de son père. Et puis, il y a eu Arnulf, venu sur le tard, et un peu simplet. La mère d'Ada est morte en couches et Arnulf ne pouvait guère se passer d'une maman. C'est à Ada qu'échut la tâche de l'élever.

— Sur ce point, tu as de la sympathie pour elle. — Sur ce point, oui. Mais c'est bien le seul. Elle a tout

fait pour que l'on ne puisse éprouver la moindre compassion pour elle. Après tout, elle n'était pas à plaindre ; son père vendait des parures jusqu'à Edimbourg et dans le North Berwick. Personne à Kinfairlie n'avait les moyens de s'offrir ses œuvres, mais le fait qu'il voyage

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ajoutait à son prestige. Il ne manquait de rien et l'on peut dire que, dans leur famille, on se sentait au-dessus du lot. Le père d'Ada adorait sa fille unique. Peut-être lui rappelait-elle sa femme, je ne sais pas, mais elle fut choyée et gâtée de cent façons, bien qu'elle n'eût pas un physique très excitant.

— Chérie ! — Malheureusement pour elle, Ada était fière ; les

bijoux de son père ne lui allaient pas car elle les portait sans grâce. Elle prenait de grands airs au marché, notre Ada, comme une princesse au milieu de la populace. Elle ne donnait rien aux mendiants, ne parlait à personne et grimaçait si l'un d'entre nous osait approcher d'elle.

Je lissai les plis de ma jupe entre mes doigts. — Ainsi atteignit-elle l'âge de vingt ans, sans mari ni

fiancé. Elle était trop fière pour parler aux hommes qu'elle considérait tous comme ses inférieurs. C'est là qu'ont débuté mes démêlés avec elle.

— Raconte-moi ça. — Tout a commencé avec Alasdair, le fils du meunier. — Le fils du meunier est généralement un bon parti, dit

Merlyn. — Bien sûr. Même dans un village pauvre, le meunier

s'en sort toujours. Tout le monde a besoin de faire moudre son grain. Ada comprit cela toute seule ou peut-être l'aida-t-on un peu, mais elle se considéra comme promise au fils du meunier. De son avis, ils allaient bien ensemble puisque tous deux venaient de familles aisées de la bourgade.

— Et le fils du meunier ?

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— Alasdair était honnête et travailleur, le genre d'homme peu sujet à boire, ou à rosser sa femme. Tous les parents de Kinfairlie auraient été heureux de l'avoir pour gendre.

— Mais... — Il s'intéressait à Mavella. — Elle est charmante et douce, et gracieuse avec ça. Je ne pus m'empêcher de sourire et me hâtai de

détourner le regard ; il me fallait me méfier de Merlyn ! — Alasdair était amoureux de Mavella et elle de lui.

Tout le village trouvait leur cour charmante. Mavella rentrait à la maison avec des fleurs dans les cheveux et le regard pétillant. Quant au fils du meunier, il était gai comme un pinson et sifflait tout le temps. Mais il y en avait une, pendant ce temps, qui ne riait pas.

— Ada Gowan. — Je la savais déçue, bien sûr, comme tout le monde, et

peut-être n'étais-je pas la seule à sous-estimer l'étendue de sa méchanceté.

Merlyn vint me rejoindre sur le banc et me prit la main. — Qu'a-t-elle fait ? Son contact me rassura, car ces souvenirs me

perturbaient. Il avait la cuisse contre la mienne et je goûtai son contact, sans vouloir l'admettre. J'eus la faiblesse de ne pas retirer mes doigts.

— Comment va Tynan ? — Bien. Je l'interrogeai du regard et conclus qu'il me disait la

vérité : — Fitz a une grande expérience avec les jeunes garçons.

Il s'en est bien tiré avec moi. Il se ferait tuer plutôt que de

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laisser le moindre mal arriver à son protégé. Ce n'est pas à la légère que je lui ai confié Tynan, chérie.

J'étais un peu rassurée, mais pas tout à fait. — Des bruits se mirent à courir dans le village peu après

que le fils du meunier eut déclaré sa flamme, poursuivis-je néanmoins. On chuchota que nous étions des sorcières, qu'Alasdair était victime d'un sort. Quelques-uns demandèrent que l'on nous juge pour sorcellerie. Avec mes cheveux roux, j'étais la première soupçonnée. Puis, il y eut plus que des cancans. Dans les endroits que nous fréquentions, on retrouvait des choses étranges, des cadavres de petits animaux avec des signes cabalistiques marqués par le feu, et troussés de fil rouge. Les pauvres bêtes !

Je repris mon soufflé, alors que Merlyn attendait la suite.

— Au début, ces fables étaient accueillies avec scepticisme puis l'opinion changea. L'étonnante beauté et la jeunesse de ma mère faisaient jaser, ainsi que la facilité avec laquelle elle attirait les hommes. Bien sûr, ce n'était pas de la sorcellerie : elle ne demandait rien, mais leur offrait du plaisir.

— Elizabeth avait une capacité rare à goûter les plaisirs de la vie.

Il n'y avait nulle critique dans le ton de Merlyn. — Ce n'était pas une prostituée. — Bien sûr que non ! confirma-t-il. Mais elle ne faisait

pas comme tout le monde. Elle était un véritable rayon de soleil, chérie ; pendant notre brève vie commune, j'ai vu qu'elle était capable de séduire n'importe quel homme. Elle avait une âme généreuse et tu en as hérité.

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Cela me réchauffait le cœur que Merlyn ne retienne pas contre elle la nature sensuelle de ma mère.

— On s'est mis à raconter que le blé serait ensorcelé si Mavella épousait Alasdair. Les choses tournèrent à la folie, les pires délires se mirent à circuler : les hommes abandonneraient leurs femmes si Mavella touchait le blé, les femmes abandonnées sombreraient dans la misère, les hommes deviendraient nos esclaves, à nous trois...

— On a du mal à croire que les gens croient des absurdités pareilles.

— C'est pourtant ce qu'ils firent. Peu à peu, aussi sûrement que le soleil se lève chaque jour, les assiduités du fils du meunier s'espacèrent.

— Peut-être son père l’a-t-il convaincu, suggéra tranquillement Merlyn. Il n'avait pas envie que les gens aillent faire moudre leur grain ailleurs.

— Peut-être Ada a-t-elle raison quand elle dit que l'amour n'existe pas, qu'il y a les appas dont on se sert et la fortune que l'on s'assure.

Merlyn me serra les doigts à me faire mal et haussa brusquement le ton.

— Ne crois jamais ça, chérie ! Je fus surprise par sa véhémence. Il sourit alors d'une façon qui me réchauffa les reins.

Son regard était si ardent que j'en perdis le souffle. — Tu es surprise, murmura-t-il. Nos regards ne se quittaient plus, ma chair frémissait. A

cet instant précis, j'avais envie de l'amour de Merlyn. Je voulais sa chaleur en moi, ses mains sur ma peau. Je voulais lui faire dévoiler tous ses secrets et lui livrer les miens. C'était folie, et je me repris.

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— Comme c'est curieux d'entendre cela de ta bouche, répondis-je sèchement.

— Ne t'ai-je pas dit que j'avais l'intention de m'amender ? Je me suis engagé à abandonner le commerce de mon père.

Je haussai les épaules. — Peut-être n'est-ce que pour me séduire. — Peut-être… Tu m'as manqué, chérie. Tu ne me l'avais

jamais dit en face mais, dans mon cœur, je connaissais la raison de ton départ. Tu es une femme probe et honnête. C'est justement la raison pour laquelle je ne t'avais jamais parlé de la proposition de mon père. Je savais que tu ne l'approuverais pas.

Merlyn avala sa salive, preuve surprenante de son malaise.

— J'ai compris que la seule façon de sauver notre couple était d'abandonner mes affaires. Je suis revenu à Ravensmuir avec l'intention d'en finir avec les trafics, et de te faire de nouveau la cour.

Je n'arrivais pas à en croire mes oreilles. — Pourquoi, Merlyn ? — Parce que je t'aime, chérie.

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9

Voilà un aveu que je n'aurais jamais cru entendre dans la bouche d'un homme. Venant de Merlyn, c'était renversant. Il me souriait, me mettait au défi de le croire.

Était-ce l'amour ? Je retirai ma main et me levai pour mettre un peu de

distance entre nous. Je fis quelques pas dans la chapelle, puis me retournai vers lui. Dieu, comme il avait l'air sincère !

Justement, cette faculté de convaincre n'était-elle pas son principal atout dans son métier ?

— Tu ne m'avais jamais dit ça. — Il a fallu que je te perde pour apprécier le trésor qui

m'échappait. Il a fallu que tu me quittes pour que je sache que c'est toi qui possèdes mon cœur.

C'était une révélation. Comme, j'avais envie de le croire ! Quelque chose en moi désirait s'abandonner complètement, tout de suite, mais il avait enlevé Tynan pour m'encourager à me soumettre.

— Pardonne-moi si je doute. Mon accord rendrait les choses trop faciles pour toi.

— Je ne t'ai pas demandé ton accord. Enfin pas encore, précisa-t-il avec douceur. Tout ce que je te demande, c'est d'écouter et de ne pas fermer ton cœur.

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Nous nous regardions ; l'atmosphère était lourde de mille désirs, de mille doutes aussi. Mon cœur frappait douloureusement mes côtes, j'avais la bouche sèche.

Avais-je le droit de le croire ? — Je n'ose mettre ma confiance en l'homme qui a enlevé

mon frère. — Peut-être ai-je plus d'une raison de l'éloigner de

Ravensmuir, dit Merlyn d'un ton résolu. Je t'ai dit maintes fois que je protège ce qui est à moi.

Je lui tournai le dos pour mieux réfléchir. De quoi protégeait-il Tynan ? Disait-il la vérité ? Je le souhaitais ardemment.

— Raconte-moi la fin de l'histoire, chérie, insista-t-il doucement.

J'étais soulagée d'avoir de nouveau à me concentrer sur mon récit.

— Un jour, ma sœur alla au marché retrouver Alasdair, comme d'habitude. Elle avait treize ans, et était en grand émoi à cause de ce grand amour. J'entends encore son cri de joie quand elle aperçut Alasdair. Elle traversa la place comme une flèche pour le rejoindre. On aurait dit qu'elle avait des ailes. Puis je la vis se raidir : elle avait senti que quelque chose n'allait pas.

— Il ne l'a quand même pas rejetée publiquement ? demanda Merlyn.

— Si. Je n'oublierai jamais son visage de marbre quand il s'est adressé à elle. Il lui a dit sèchement de le laisser dorénavant tranquille. Puis il lui a tourné le dos, comme si elle ne méritait pas qu'il s'en occupe plus longtemps.

Merlyn posa les mains sur mes épaules. Je sursautai mais ne me retournai pas.

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— Elle était terrassée, tu sais. Jamais on ne lui avait infligé un coup si cruel. Sa blessure, elle l'avait reçue devant tout le monde. Depuis, elle n'a plus jamais été la même, jusqu'à cette semaine, où elle a résolu de vivre de nouveau.

— Et Ada, dans tout cela ? — C'est elle qui a fait changer Alasdair. — Comment le sais-tu ? Je baissai le nez, car j'avais honte de cet épisode. — Ce jour-là, en serrant Mavella dans mes bras, j'ai

aperçu Ada dans la foule. Elle avait le sourire satisfait de quelqu'un dont le projet a réussi. Elle était radieuse. J'ai renvoyé Mavella chez nous et j'ai suivi Ada en catimini. Elle quitta la place du marché d'un pas vif, en fredonnant. À l'évidence, elle voulait être dans sa cuisine quand le fils du meunier viendrait lui demander sa main. Elle était si sûre d'elle qu'elle ne se méfiait pas.

— Et elle s'est laissé prendre. — J'avais deviné où elle allait, et je l'ai devancée dans sa

propre cuisine. Il ne m'a pas fallu longtemps pour trouver les cadavres de six souris, les yeux exorbités, leurs petits corps torturés par les séances de sorcellerie. Il y avait aussi le rouleau de fil rouge dont elle s'était servie pour les trousser. Elle a d'abord été surprise puis elle m'a ri au nez, en disant que personne ne me croirait. Elle était d'une famille en-vue, et nous n'étions que des gueux. J'étais jeune et folle de rage, j'avais peur qu'elle n'ait raison. Je l'ai giflée et nous nous sommes battues comme des chattes en colère. Nous étions seules dans la maison, personne n'a rien entendu. Quand je l'ai laissée, elle était en larmes, avec un œil au beurre noir,

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— En larmes ? — Bien sûr. Elle ne pouvait pas se montrer au marché

avec un bleu pareil, à moins d'en expliquer l'origine. Ainsi arrangée, elle ne risquait pas d'enlever le cœur d'un soupirant.

— Tu l'as fait exprès ? — Je l'ai frappée, et la Providence a fait le reste. Ada

était obligée d'attendre chez elle qu'Alasdair vienne. — Et il n'est pas venu. — Il s'est marié en toute hâte, mais pas avec Ada. Il a

épousé la fille d'un bourgeois de la ville, une brune rebondie aussi différente de Mavella qu'une femme peut l'être. Elle est morte en couches la même année, et le bébé n'a pas survécu.

— Quelle tragédie ! — La tragédie, ce sont les calomnies d'Ada. Elle disait

partout que j'avais jeté un sort à la jeune mariée, pour venger Mavella.

Le moment, était venu de convaincre mon mari. — Nous ne sommes pas des sorcières, Merlyn. S'il y a

une sorcière là-dedans, c'est Àda. Elle sème la méchanceté et, comme dit le proverbe, qui sème le vent récolte la tempête. Elle n'a pas eu de chance avec ses ambitions, alors que sa naissance et sa fortune lui ouvraient toutes les portes.

— Es-tu superstitieuse, chérie ? — J'essaie de faire du bien à ceux qui m'approchent en

espérant être payée de retour. Ada est la seule exception, car elle cherche à nuire à ceux que j'aime.

— De nouveau, cet amour féroce se dévoile.

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Il me caressa la joue du bout du doigt, déchaînant une salve de frissons dans ma chair sans vergogne.

Je me mis à parler plus vite pour en finir avec cette histoire et pouvoir filer.

— Le fils du meunier a quitté Kinfairlie après la mort de sa femme et s'est installé quelque part dans le sud chez des parents. Le bruit a couru qu'il s'était remarié. J'ai entendu dire qu'il était revenu récemment, mais seule Mavella l'a aperçu. Elle l'a vu avec un garçonnet, son fils sans doute, mais lui n'a pas fait attention à elle.

— Et Ada ? — Elle ne s'est pas éternisée à Kinfairlie. Sa mère est

morte vers la même époque, et elle avait Arnulf à charge. Sa belle-sœur, Fiona, est avare : peut-être n'avait-elle pas envie de nourrir deux bouches de plus. Je ne sais pas. Je ne sais pas non plus pourquoi au juste le frère d'Ada avait tellement envie de nous faire la charité quand nous sommes revenues à Kinfairlie.

— Tu t'es dit qu'il avait des remords pour ce que sa sœur avait fait ?

J'acquiesçai. — Et le père d'Ada, qui l'adorait tant ? — Il est mort à peu près cinq ans après l'histoire de

Mavella. Je soupirai. — Le père d'Ada était un homme bon, généreux de ses

biens et apparemment aveugle aux fredaines de ses enfants. Je le connaissais bien et je l'ai beaucoup pleuré. .

— Comment se fait-il que tu le connaissais si bien ? Je me détournai, sachant que ce point pouvait être mal

interprété.

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— La vie ne semblait pas gaie chez les Gowan ; Robert Gowan venait souvent chez nous et s'y attardait. Il disait que ma mère le faisait rire.

Merlyn sourit à ce souvenir. — Oui, confirma-t-il rêveur, elle avait ce don. — Je crois que cela lui faisait du bien de se détendre, et

de rire avec nous. C'était un homme de bonne compagnie et il nous donnait maints conseils paternels, à Mavella et à moi.

Merlyn m'écoutait avec attention ; il me tenait toujours la main.

— Il est mort dans le lit de ma mère, avouai-je. Elle m'a toujours dit qu'au moment suprême, il souriait comme un ange. Quant à Malcolm, il faisait une mine d'une aune de long quand il est venu récupérer la dépouille de son père.

— Peut-être est-ce la raison de l'animosité d'Ada à ton égard ? suggéra Merlyn.

Je réfléchis une seconde à cette hypothèse, puis haussai les épaules.

— Peut-être. Non seulement son père adoré était beaucoup moins sérieux qu'elle ne l'avait cru, mais elle découvrit cette vérité en même temps que le reste du village. Il y avait des gens pour dire que cette vérité aurait dû éclater depuis longtemps : quelle humiliation pour ceux qui s'imaginaient meilleurs que les autres !

Merlyn avait du mal à garder son sérieux. — Il est difficile d'imaginer Elizabeth de cet avis,

observa-t-il. Nos regards se croisèrent et nous eûmes un sourire

affectueux au souvenir de cette bonne vivante.

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— Oh non ! Elle était ravie que Robert soit mort entre ses cuisses. Elle disait à qui voulait l'entendre que c'est là qu'il était le plus heureux.

— Que Dieu bénisse son âme généreuse ! lança Merlyn en m'embrassant légèrement les doigts, ce qui me mit dans un émoi profond. Et Elizabeth, chérie, comment est-elle morte ?

Mon sourire s'effaça, les larmes me vinrent aux yeux. — Misérablement. Le corps couvert de pustules et de

furoncles, la chair en feu et l'esprit en folie. — Et avec un nourrisson à allaiter, me rappela-t-il avec

une douce insistance. — Oui, bien sûr, confirmai-je avec une véhémence

inutile. Il y avait ça aussi. — Tu étais à son chevet. — Je lui tenais la main. Je lui ai dit que nous étions

revenues à Ravensmuir pendant son sommeil et qu'elle allait avoir les plus beaux atours ; elle n'a jamais compris pourquoi j'avais quitté cet endroit.

— Moi non plus. — Elle t'aimait bien. Cela fit rire Merlyn. Il était ravi. — Moi aussi j'aimais bien Elizabeth, mais uniquement

en tant que mère de ma femme. Je ne relevai pas son insistance un peu lourde. — Elle a très mal pris notre départ ; dès que nous

revînmes à Kinfairlie, sa santé a décliné. Je lui ai donc menti vers la fin, je lui parlais des vins fins et des mets de choix qu'il y avait sur la table pour elle. Je lui parlais des somptueuses étoffes drapées autour de son lit, et des luxueuses fourrures qu'on lui remontait sous le menton.

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Dans l'état où elle était, elle ne s'est jamais aperçue que je mentais.

Merlyn me passa le bras autour des épaules, et m'embrassa sur la tempe.

— Je suis sûr que tes paroles l'ont réconfortée. Elizabeth avait le goût du luxe.

— C'était un mensonge, Merlyn, dis-je en m'arrachant à son étreinte. Un mensonge de plus dans une longue série : je n'arrête pas depuis mon départ d'ici.

Les bras croisés, je m'éloignai de quelques pas. — Pendant des années, je me suis dit que c'était ta faute

si j'étais devenue menteuse. En fait, c'est moi qui ai décidé de mentir, et je me dégoûte. Tu as choisi une mauvaise alliée pour ta quête de vérité, Merlyn. Tu t'es trompé en me croyant intègre. Je ne peux pas t'aider.

*

* *

Le silence s'installa, seulement rompu par les oiseaux qui voletaient au-dessus de nous. Puis Merlyn eut un lent geste de dénégation.

—Non, chérie. Il vint à moi comme un grand félin, en me clouant sur

place du regard. — Je ne me suis pas trompé de personne. Je protestai mais il me posa vivement un doigt sur les

lèvres, ce qui me réduisit au silence aussi efficacement que son regard plein d'admiration.

— Ton loyalisme est indéniable, dès lors que tu l'as accordé. Quant à ta soif de justice, je n'en ai jamais

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rencontré de plus grande. Tu t'es délibérément sacrifiée pour le bien de ceux que tu aimes.

— Eh bien, dis-je en me dégageant, rends-moi Tynan. En articulant ces mots, je savais que j'irriterais Merlyn. — Ne t'ai-je pas déjà donné ma garantie ? Est-ce que ma

parole ne te suffit pas ? — Comment oses-tu m'en demander autant ? rétorquai-

je avant de filer à l'autre bout de la chapelle. La mer est dangereuse, Merlyn. Même toi, tu es incapable de maîtriser tout ce qui peut arriver.

— C'est vrai, confessa-t-il. — Et bien sûr, rectifiai-je en toute hâte, il y a ton

mystérieux projet pour cet enfant. D'une enjambée, il me rejoignit et leva un doigt pour

remettre derrière mon oreille une mèche de cheveux folâtre. Son doigt fit doucement le tour de mon oreille, dans une caresse qui m'engourdit de plaisir.

— Ça, c'est mon côté cruel, chuchota-t-il contre ma tempe. Que tu as eu le tort d'oublier, ne serait-ce qu'un moment.

Ce qu'il considérait, comme un triomphe je le voyais comme un échec.

— Je croyais que tu avais quitté Ravensmuir, et bon débarras.

— Ah ! rétorqua-t-il avec un sourire étincelant, mais nous avons un marché, chérie ; c'est toi qui en as fixé les termes. Maintenant que je t'ai convaincue de m'aider, il serait impoli de ne pas récompenser tes efforts diurnes par mes exploits nocturnes.

Je m'empourprai et Merlyn eut un petit rire qui ne fit rien pour me mettre à l'aise. Il me rejoignit une fois encore

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et je fermai les yeux en sentant son souffle contre ma nuque et ses doigts sur ma gorge.

— De quoi as-tu rêvé cette nuit, chérie ? — Je n'ai pas fermé l'œil. Il plongea les doigts dans ma chevelure. — Moi non plus, murmura-t-il. Ses lèvres étaient sur mon oreille, son souffle sur ma

tempe ; l'ardeur de mon désir était telle que je serrai les poings.

— C'est le remords qui t'a gardé éveillé, affirmai-je d'un ton péremptoire pour cacher la faiblesse qui me faisait trembler les genoux.

Merlyn eut encore un petit rire. Son autre main vint se placer sous mon sein. Je tentai de me dégager, mais il me tenait étroitement.

— Tu aimes avec vigueur et ténacité, chérie, et tu n'attends rien en retour, chuchota Merlyn.

Je levai le regard. Dans ses yeux il n'y avait qu'admiration ; c'était inquiétant.

— Je suis la plus forte. C'est à moi qu'il échoit de protéger mon frère et ma sœur. Je ne fais que mon devoir.

Merlyn se pencha et m'embrassa avec une tendresse si vigoureuse que mes orteils se recroquevillèrent.

— Tu donnes aux autres plus que ce à quoi ils s'attendent, et même peut-être plus que ce qu'ils méritent.

— Non, je... — Chut ! Si un homme s'avérait digne de ta confiance,

l'aimerais-tu avec cette féroce ardeur ? Je savais bien que Merlyn ne parlait pas du premier

venu, mais de lui-même. Je sentais que l'amour naissant

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que j'avais autrefois éprouvé pour lui était toujours là ; puis je me rappelai qu'il m'avait menti.

Ce n'est pas le genre d'homme à qui une femme donne son cœur si elle a un minimum de jugeote. Cependant, il m'avait confié une partie de son histoire, ce qui représentait un cadeau rare, et je brûlais de connaître le reste.

— Je n'ai pas encore rencontré d'homme digne de ma considération. Et si je le rencontrais, je ne sais pas si je l'aimerais.

Merlyn sourit, comme s'il était content de cette réponse pourtant décourageante.

— Tu ne m'as toujours pas trouvé à ton goût, mais ce qui me console, c'est que ton soupirant de Dunkilber n'a pas fait mieux.

Je changeai de sujet. — Est-ce qu'un tunnel de ton labyrinthe aboutit dans

cette chapelle ? — Non. Il y a des ouvertures tout le long de la falaise.

Plusieurs aboutissent à un sentier ; il y en a un qui serpente juste au bord de cette falaise.

— Alors, si on se perd dans ce labyrinthe, on n'est pas vraiment prisonnier ? On peut circuler dans tout le château ?

— Pas tout à fait. Les tunnels ne mènent pas loin à l'intérieur des terres : ce sont ceux du château qui vont le plus loin.

— Comment ta famille a-t-elle trouvé le temps et la main-d'œuvre pour creuser ce réseau de galeries ?

— La plupart sont naturelles ; d'autres ont été ajoutées et aménagées par des contrebandiers au fil des ans.

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— C'est à cause de cela que Ravensmuir convenait si bien à ton père.

Merlyn acquiesça et fronça soudain les sourcils. Il traversa rapidement la chapelle, et se pencha derrière l'autel. Quand il se redressa, il tenait une assiette.

— Est-ce que tu es venue récupérer ceci ? C'était une assiette en faïence de belle qualité, dont le

décor m'était plus que familier. L'émail était marron foncé, avec un liseré bleu cobalt le long du bord et, du même bleu, un oiseau aux ailes étendues au centre. Un lammergeier.

— Non, répondis-je en caressant le bel objet. Elle vient du château ?

— Oui. — Personne ne pouvait arriver par où je suis venue sans

ouvrir un sentier. — Je croyais que seuls Fitz et moi connaissions le

labyrinthe. Il y avait sur l'assiette une croûte de fromage et un

morceau de pain ; à première vue, ils n'y étaient pas depuis plus de quinze jours.

Sur ce point, nous ne pouvions nous soupçonner réciproquement ; cela me soulageait, et je ne devais pas être la seule. Je me mis à examiner, la chapelle d'un regard neuf, cherchant des traces de passage.

À bien y regarder, les pierres du dallage n'étaient pas disposées de façon aussi régulière que cela. J'en repérai une, non loin de moi, marquée de boue. Je me penchai et Merlyn comprit mon intention. Il parvint à soulever un angle de cette dalle relativement petite : on voyait que le sol en dessous avait été récemment remué.

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— Quelqu'un a creusé là, dis-je. Quelqu'un cherche les reliques que ton père n'a pas livrées.

— Et, logiquement, il les cherche dans la maison de Dieu.

— Est-ce toi ? Il eut un geste de dénégation. Nous fîmes le tour de la chapelle, chacun dans un sens,

et trouvâmes des éraflures récentes sur les pierres tombales les plus grandes ; il y avait des restes de terre, et de nombreux endroits où le mortier manquait. Une dalle plus raclée que les autres au fond du chœur attira mon regard et je la déplaçai au prix d'un effort considérable, avant que Merlyn ne me rejoigne.

En dessous, il y avait des outils : une petite pelle, un seau, une truelle et un couteau. Nous n'y touchâmes pas et Merlyn remit la pierre en place.

— Quelqu'un s'est réfugié ici à la recherche du trésor. — Peut-être qu'il est toujours dans le coin, observa

sombrement Merlyn. Mon regard se posa de nouveau sur l'assiette. — Et il a l'audace de voler dans les cuisines de

Ravensmuir. — À moins qu'il n'ait l'appui de quelqu'un à l'intérieur

des murs. Cette évidence me donna la chair de poule. — Il faut que tu saches, chérie, que cette fois, je suis

venu à la demande de mon frère. Je fus choquée de cet aveu, et par le fait qu'un autre

Lammergeier se cachait de moi. — Gawain est là ?

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— Il était là ; son message venait d'ici. Mais quand je suis arrivé, il était parti.

— Et Ada ? — Elle affirme ne pas l'avoir vu cette année. — Elle ment. — Possible. — Est-ce qu'il connaît le labyrinthe ? repris-je. — Pas à ma connaissance, mais pourquoi pas ? — Est-ce ton père qui te l'a montré ? — Non. Je connaissais son existence car il en parlait, et

j'avais découvert plusieurs entrées quand j'étais petit. C'est seulement après sa mort que j'en ai mesuré toute l'étendue.

— Lors de tes visites répétées, précisai-je avec aigreur. Chaque fois que tu n'es pas-venu me voir à Kinfairlie.

Au lieu de me répondre, Merlyn me tourna le dos et reporta son attention sur l'assiette.

— Est-ce vrai, ce qu'Ada m'a dit ? Que tu es revenu souvent ?

Il garda le silence. De nouveau, j'eus l'intuition que mon départ l'avait blessé plus profondément qu'il ne voulait l'avouer.

— Peut-être es-tu venu voir quelqu'un d'autre, suggérai-je. Peut-être Ada. Elle semble convaincue que Ravensmuir aurait dû finir en d'autres mains, les siennes manifestement.

— Ada ? releva Merlyn éberlué. Au nom de quoi pourrait-elle avoir cette prétention ?

— Peut-être a-t-elle partagé ton lit en mon absence. Cette fois, il s'esclaffa et me donna une pichenette au

menton, non sans gaieté.

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— C'est pour ça que tu mettais tant de cœur à m'épuiser ?

Son ton moqueur m'agaça. — Elle est convaincue d'avoir des droits. — Sept ans de travail ne donnent aucun droit sur un

château, rétorqua Merlyn en me relevant le menton. Peut-être considère-t-elle cet endroit comme lui appartenant mais, pour autant que je sache, c'est sans fondement juridique.

— Es-tu venu souvent ? — Plusieurs fois. La relique doit être cachée ici, quelque

part. Il était troublé et je crus deviner qu'il n'arrivait pas à

exprimer quelque chose. — Sauf si Gawain l'a trouvée. Merlyn reposa l'assiette sur les dalles et s'accroupit,

pensif. — Gawain est le meilleur voleur que je connaisse. — Ah bon ? Tu en as connu beaucoup ? Il ne releva pas ma question. — Il ne laisse nulle trace de son passage. Il ne laisse

jamais d'indices, ni le moindre signe que le sanctuaire a été visité. Jamais il n'aurait laissé quelque chose d'aussi révélateur que cette assiette.

— Sauf s'il a été dérangé. — Ou pire, soupira Merlyn. Je compris le sous-entendu. Ceux qui convoitaient la

relique étaient prêts à tout pour mettre la main dessus. Gawain l'avait-il trouvée et payé cette découverte de sa

vie ? Était-ce la raison pour laquelle il n'était pas là à l'arrivée de Merlyn ?

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Je frissonnai. La chapelle était remplie d'ombres et de froissements d'ailes d'oiseaux

Soudain impatient, Merlyn se releva. — Cela fait trop longtemps que tu es là, chérie. Même

les dévots ne s'abîment pas en prières aussi longtemps. Les gens vont se poser des questions.

— Ils risquent de venir me chercher. Il ramassa l'assiette et s'arrêta devant moi. L'espoir que

je lisais dans ses yeux lui donnait un air juvénile. — Si un homme te faisait la cour, chérie, serait-il

récompensé de ses efforts ? — Si un homme m'avouait tout ce qu'il sait, je ne

pourrais que l'écouter, répondisse. Une ombre de sourire effleura les lèvres de Merlyn. Il

m'embrassa le bout du nez et s'en alla.

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10

L'adieu de Merlyn aurait parfaitement convenu à une enfant, et il m'irrita grandement. Pour cette raison, je m'abstins de le suivre jusqu'à la porte, et ne le regardai pas s'en aller. Je retournai vers l'autel, m'agenouillai et priai pour obtenir de l'aide.

Il y eut une rafale de vent et j'entendis un petit bruit. Le son venait d'un chapelet en bois suspendu à un bras

du crucifix accroché derrière l'autel. Il se balançait au vent et heurtait la poutre centrale.

Je ne l'avais pas remarqué auparavant. Il était couvert de poussière, fait d'un bois aussi sombre que le crucifix et pendait dans l'ombre profonde sous les fenêtres.

Sa présence en cet endroit n'avait rien de remarquable. Je me demandai un instant qui l'avait laissé là : un pèlerin peut-être, un prêtre ou un pénitent oublié depuis longtemps.

Je me sentis tout à coup bien seule et m'apprêtai à repartir. Avant de me relever, je jetai un dernier regard au chapelet qui se balançait et là, je vis quelque chose.

Coincé entre la croix et le crucifié il y avait un petit paquet d'étoffe attaché avec une cordelette.

Peut-être ai-je un don de double vue car j'eus d'un coup une certitude : c'était la relique du père de Merlyn, le trésor d'Avery !

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Toutefois, il se trouvait hors d'atteinte. Impossible de m'en emparer sans l'aide de Merlyn. Celui-ci était parti Dieu sait où et je ne pouvais me mettre à l'appeler.

*

* *

Après m’être donné du mal et bien contorsionnée, je dus admettre à contrecœur que je ne pouvais faire grand-chose. Ce paquet, s'il s'agissait de la relique, était là depuis des années et même la personne venue fouiller la chapelle ne l'avait pas découvert.

Merlyn serait content, et cette perspective me réjouissait. Impatiente de le revoir mais sachant que je devais être prudente, je récupérai ma faux et retournai en sifflotant au château. J'entrai dans la cuisine en coup de vent, en m'essuyant le front d'un geste théâtral.

— Quel travail ! déclarai-je à la cantonade. — Personne ne vous a demandé de le faire, riposta Ada

d'un ton agressif. Ainsi, elle savait où jetais allée. — Mais personne ne l'aurait fait à ma place. Comme les

corbeaux sont partis, j'ai pensé que les habitants de ce château avaient besoin de quelque grâce divine.

Ada eut un ricanement méprisant. Son frère me regardait bouche bée, en oubliant de tourner la broche. Je me demandai s'il avait deviné la vérité concernant Merlyn, grâce à ce sixième sens qui n'appartient qu'aux simples d'esprit. Je me détournai de ce regard étrangement perçant.

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— J'ai besoin d'un bain avant le déjeuner, Ada, continuai-je d'un ton plus conciliant, heureuse de pouvoir prendre ma rude activité physique comme excuse. Pourrais-tu me fournir un ou deux seaux d'eau chaude ?

— Vous croyez que je n'ai que ça à faire ? demanda-t-elle en désignant le repas qu'elle était en train de préparer.

— Je ne saurais venir toute sale à ce beau repas. — Effectivement, vous avez de nouveau un invité

aujourd'hui. — Ah bon ? — Calum de Dunkilber a jugé bon de revenir vous voir.

Il est aux écuries avec ses chevaux et ses écuyers. La moutarde me monta au nez, et pas seulement à cause

d'Ada. — Ada, tu n'as pas à donner accès à la grande salle ni

aux écuries du simple fait que quelqu'un se présente à la porte !

— Oh ! Mais je croyais, milady, qu'il était votre ami intime. Si j'avais su qu'il s'agissait d'un ennemi, je ne l'aurais pas laissé entrer.

— Ce n'est pas un ennemi, expliquai-je avec un calme que je ne ressentais pas. Mais il n'est pas convenable de laisser entrer des visiteurs sans l'approbation de la châtelaine. Et la châtelaine, dans le cas où tu l'aurais oublié, c'est moi.

Elle me toisa de la tête aux pieds. — Est-il convenable pour une châtelaine de

débroussailler ses terres ? Je n'insistai pas sur ce point où je n'aurais jamais le

dessus.

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— Apporte-moi deux seaux d'eau, Ada, et en vitesse. Et dorénavant, personne n'entrera sans ma permission.

— Arnulf va les monter, répondit-elle alors que j'allais partir.

Je m'arrêtai sur place en me demandant quel mauvais tour elle voulait encore me jouer. Je pris un ton faussement résolu.

— Qu'il les pose devant la porte de la chambre et frappe pour me faire savoir qu'il est là. Nul homme n'entre dans mes appartements.

Cette maudite Ada éclata de rire. Une fois dans ma chambre, je me demandai si elle avait

simplement voulu m'exaspérer ou si elle en savait plus long sur la survie de Merlyn que celui-ci ne le pensait.

*

* *

Je pris en hâte un bain tiède puis m'escrimai sur les dentelles d'une jolie robe avant de descendre dans la grande salle. Mavella était là, riant des bons mots de Calum. Ada apportait un plat fumant et son frère suivait avec le rôti ; toute la pièce sentait bon. Les deux écuyers de Merlyn se tenaient à côté de la table, prêts à trancher.

La bûche de Noël réchauffait toute la pièce et crépitait gaiement ; les décorations vertes que nous avions eu tant de mal à accrocher donnaient un air de fête. Ada et Arnulf étaient si appliqués à leur tâche qu'ils paraissaient presque aimables.

La table était joliment apprêtée et des braseros brûlaient de chaque côté ; Ada était manifestement d'avis

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que la visite d'un noble voisin valait la peine de faire des frais, frais inutiles pour la seule châtelaine. Le soleil entrait par les fenêtres vitrées et dessinait des motifs dorés sur le dallage. Les écuyers de Calum étaient groupés d'un côté, et de l'autre se tenait une jeune fille, debout, seule.

Mavella était ravissante et riait gaiement. Le fait qu'elle se soit habillée avec recherche en l'honneur de Calum était significatif.

Sans l'absence de Tynan et l'atmosphère de mystère, la scène m'aurait réjoui le cœur. Mavella et Calum se retournèrent tous les deux pour me sourire, et je leur rendis leur accueil avec grâce.

— Bien le bonjour, lady Virginia ! s'écria Calum avec la jovialité qui lui était habituelle. Comment vous débrouillez-vous avec ce château pour le moment ?

— Très bien, depuis hier. Quel plaisir inattendu de vous revoir après si peu de jours !

Sa prévenance était un peu envahissante, mais nullement désagréable. D'un geste large, il désigna l'ensemble de la pièce.

— Vous avez complètement changé l'atmosphère de cette salle. Mes conseils n'étaient pas si mauvais, ajouta-t-il en décochant un clin d'œil complice à Mavella.

Je ne lui précisai pas qu'Ada avait organisé le repas et que, s'il n'avait pas été là, nous aurions sans doute dû chercher notre pitance aux cuisines nous-mêmes.

— Bien sûr que non ! admis-je. Venez, passons à table. Calum fit signe, aux membres de sa suite. — Dans ce cas, j'espère que vous ne m'en voudrez pas si

je vous fais une nouvelle suggestion.

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Il désigna la jeune fille, et je devinai son intention avant qu'il ne parle.

— Voici Berthe, la fille de mon sénéchal. La jeune fille s'avança, salua d'un signe de tête et resta

devant moi les yeux baissés. Elle sourit, attendant un encouragement de ma part. C'était une belle fille aux joues rebondies, avec de beaux yeux noisette et une chevelure rebelle plus ou moins tressée.

Calum poursuivit, étalant sa propre générosité. — Vous n'avez pas de jeune servante ici, et une

chambrière pourrait vous être fort utile. Comme il n'y a pas de dame dans mon manoir, les talents de Berthe pour tout ce qui concerne les colifichets féminins sont inemployés.

— Où a-t-elle appris ça ? demanda Mavella. Le sourire de la jeune fille s'évanouit et elle parut

nerveuse. — Il n'y a pas de honte à le reconnaître, confessa Calum

en rougissant. Berthe et sa famille étaient à Dunkilber quand j'ai pris possession du fief...

— Tu servais la précédente châtelaine ? deman-dai-je à la fille, en supposant que les anciens maîtres étaient morts.

Il n'était pas rare qu'un fief retombe en possession du suzerain et soit attribué à un vassal fidèle. Je me dis que Calum devait avoir obtenu ces terres après des années de service diligent auprès du comte.

— Elle a été assassinée, répondit-elle avec raideur en jetant à Calum un regard accusateur. Pendant le siège de Dunkilber.

Le sourire de Calum se figea.

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— La guerre, c'est la guerre ! C'est pourquoi les gens sensés éloignent les femmes avant de refuser les termes de la capitulation qu'on leur propose.

Je fus momentanément surprise par le ton glacial de Calum. Puis je me dis que les hommes ne cessent de s'emparer par la force de ce qu'ils convoitent et que je ne devais pas m'en formaliser. Toutefois, l'expression de Calum me perturbait et je vis Mavella s'écarter d'un pas.

Berthe pinçait les lèvres d'un air rebelle et fixait le regard dans le lointain. Calum haussa les épaules comme si la réaction de la fille pouvait être dédramatisée par une plaisanterie mais, en réalité, il était furieux. Il devait y avoir une bonne raison pour le pousser à caser Berthe ailleurs. Peut-être se sentait-il mal à l'aise de la garder à Dunkilber si elle affichait ainsi son animosité.

— Si Berthe désire rester à Ravensmuir, nous serons enchantées de l'y accueillir, dis-je, ce qui me valut un grand sourire reconnaissant. Je suis sûre que tu trouveras de quoi t'occuper, ici. Nous manquons de personnel.

— Oui, milady. J'en serai très heureuse, milady. Je souris à Calum. — Je ne sais comment vous remercier pour cette

délicate attention. — Un baiser suffira, belle dame, proposa-t-il tout sucre,

tout miel. Je lui tendis ma main. Bien sûr, il s'attendait à quelque

chose de plus intime. Il eut un regard rapide pour ma sœur qui ne perdait rien de la scène et pour Berthe qui ouvrait de grands yeux. Puis il sourit et s'inclina profondément pour un baisemain.

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Prestement, il glissa la langue entre mes doigts et j'eus un haut-le-corps devant tant d'audace. Ses yeux brillaient de malice, il me fit un clin d'œil. Je me dressai de toute ma hauteur et me forçai à sourire.

— Peut-être devrions-nous passer à table avant que l'excellent repas d'Ada ne refroidisse. Dites-moi, Calum, savez-vous où je pourrais me trouver un sénéchal ?

J'imaginais que les parents de Berthe ne devaient pas être non plus en très bons termes avec leur nouveau seigneur, mais Calum ne semblait pas désireux de s'en séparer. Nous en discutâmes tout en prenant place et l'un des écuyers tranchants commença à découper les viandes.

Au moment où le jeune homme déposa une part de viande devant moi, je m'aperçus que mon assiette était identique à celle que Merlyn avait trouvée dans la chapelle.

Je regardai le reste de la table et vis que les mêmes assiettes avaient été posées devant Calum et Mavella ; quant aux domestiques, ils disposaient de simples tranchoirs en pain.

Dès lors, j'eus du mal à suivre la conversation.

* * *

Après le départ de Calum, je me rendis aux cuisines

sous prétexte de présenter Berthe à Ada, mais avec l'espoir de découvrir ce qu'elle savait de ces assiettes. Elle m'écouta avec un visage de marbre.

— Dans ma cuisine, dit-elle à Berthe, c'est moi qui commande. Si tu n'obéis pas, je te rosserai. Tu feras ce que je te dis, tout de suite et sans poser de questions. Tu

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n'auras pas le droit de parler avec mon frère ; tu mangeras et boiras ce qu'on te donne et tu ne chiperas pas dans les plats en les portant à la grande salle ; et tu ne toucheras jamais les assiettes.

Berthe regarda les étagères ; elle comprenait mal ce dernier ordre.

— Il y avait trois assiettes à table... — Oui, trois. Ne les touche pas aujourd'hui, ni jamais. — Mais... — Mais rien du tout ! C'est la maladresse des servantes

qui ruine les seigneurs, proféra Ada qui s'échauffait. Et en voici la preuve : le premier seigneur de Ravensmuir, Avery, père de feu messire Merlyn, avait acheté vingt-quatre assiettes. Il les avait commandées spécialement en Italie pour les offrir à sa femme et les a transportées à bord de ses propres navires. Sur vingt-quatre, il n'en reste que la moitié - la moitié ! Les autres ont été cassées par des servantes négligentes.

Je m'abstins de lui faire remarquer que les douze assiettes cassées l'avaient été pendant que la cuisine était sous sa responsabilité.

— Tout récemment, nous en avons perdu une de plus : il y en avait treize la dernière fois que je m'en suis servie, il n'en restait que douze ce matin.

— Tu en as cassé une autre ? demandai-je sans pouvoir me retenir.

Ada prit ma remarque comme un soufflet, mais elle se trompa sur mes motivations.

— Treize porte malheur, mais il y a deux explications possibles pour la disparition de cette assiette. La première,

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c'est qu'un imbécile a jugé bon de la prendre, et l'a sans doute cassée.

— Mais qui ? — Rhys Fitzwilliam a l'habitude de prendre ce qui n'est

pas à lui. S'il a jamais l'impudence de refranchir ce seuil, j'exigerai de savoir si c'est lui qui a cassé une assiette, et ne l'a pas avoué.

— Et la seconde hypothèse ? — Par quelque sorcellerie, on l'a subtilisée sous mon

nez, à cause de la perversité du chiffre treize. — Inutile de couper les cheveux en quatre, dis-je

calmement car Berthe semblait s'inquiéter. D'après mon expérience, l'explication la plus raisonnable et la plus banale correspond en général à la vérité. Sans doute est-ce toi ou Arnulf qui l'avez cassée.

— Ce n'est pas moi ! Et Arnulf ne touche à rien dans cette cuisine, sauf ce qu'on lui demande.

— Es-tu certaine qu'elles sont bien empilées ? Il y en a peut-être une qui est tombée.

Ada ouvrit à la volée la porte de l'office et désigna une étagère en hauteur.

— Regardez ici ! Il y a neuf assiettes empilées. Elles sont là et y resteront, bien propres, jusqu'à ce que j'aille les prendre.

Berthe fronça les sourcils et se mordit la lèvre. — Mais… il y en a dix, observa-t-elle en regardant Ada.

Vous voyez ? Et elle les compta soigneusement à voix haute. Ada l'écarta d'une bourrade et recompta elle-même.

Puis elle retourna à la cuisine : trois assiettes, salies de

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sauce étaient empilées sur la table. Dix plus trois : on était de nouveau au chiffre maléfique de treize.

J'avais une idée précise de la façon dont l'assiette manquante avait rejoint les autres : il y avait un lambris en bois dans l'office tout comme dans la cuisine et ils ressemblaient à s'y méprendre à ceux qui s'effaçaient pour donner accès au labyrinthe.

Nous étions tous dans la grande salle pendant que l'on servait la viande. Je ne pus m'empêcher de penser que quelqu'un cherchait à obtenir mon approbation et cette perspective m'arracha un sourire.

— Comme c'est curieux, Ada, ce maudit chiffre treize ne te lâche pas.

Ada était en colère. — Quelque chose se trame à Ravensmuir, pour sûr !

s'écria-t-elle avant de se tourner vers Berthe. J'exige de tous ceux qui servent dans cette salle le plus grand soin et la plus grande responsabilité. Tu m'entends ?

Berthe acquiesça humblement dé. la tête. — Oui, Madame. Je n'ai jamais cassé de vaisselle. Et je

n'entends rien à la sorcellerie, mais alors rien du tout. — Eh bien, tâche de ne pas commencer ici, répondit Ada

d'un ton acide. Et vous, milady, avez-vous d'autres soucis ou vous attardez-vous par pur plaisir de notre compagnie ?

— Non, Ada. C'est tout. Pourrais-tu trouver de quoi occuper Berthe ? Je n'aurai pas besoin d'elle avant ce soir.

— Je suis à votre disposition, Ada, confirma Berthe avec quelque fierté.

Elle semblait décidée à prouver à Ada que sa première impression était erronée.

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Je les laissai ensemble et remontai dans ma chambre. Il fallait que je trouve un cadeau pour Calum, en sus.de mes doigts à baiser. Peut-être lui rendrais-je visite à Dunkilber. Ou plutôt, j'enverrais Mavella à ma place. J'entrevoyais un avenir charmant pour ma sœur et me surpris à fredonner.

*

* *

Je me tus en arrivant dans ma chambre, sûre que Merlyn y était. Il allait demander récompense après sa petite farce avec les assiettes, et je frissonnais d'aise à cette perspective. J'ouvris la porte doucement, espérant le surprendre pour une fois.

Il n'y avait personne. Je montai à pas de loup jusqu'à la chambre haute, veillant à ne pas faire grincer les marches.

Rien, sinon cette impression de plus en plus familière et inquiétante d'être espionnée. Je fis halte en haut de l'escalier et restai là un long moment.

Le soleil avait dépassé l'angle où ses rayons entraient directement par les fenêtres. La pièce avait quelque chose de secret, d'obscur, mais tout paraissait normal, dans l'état où je l'avais laissé. Toutefois, ma brûlure me démangeait, ce qui n'était pas bon signe.

Je traversai la pièce jusqu'au lambris que Merlyn avait ouvert et tentai de le mouvoir, en vain. Comme cela lui ressemblait d'être absent au moment où sa présence était le plus désirée !

Déçue et découragée, je retirai ma ceinture et ma robe ainsi que mes bas et mes chaussures. Je défis mes tresses et secouai ma chevelure, puis m'étendis paresseusement

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en travers du lit. Courbatue après mes efforts de la matinée, je fermai les yeux pour un moment de repos.

*

* *

Quand je m'éveillai, la nuit était tombée et j'avais faim. Je m'habillai et descendis dans la grande salle. J'étais en retard pour le dîner, mais Mavella ne me posa pas de question

Je remontai tôt. Du fait que j'avais dormi avant, ou peut-être parce que j'espérais la venue de Merlyn, je n'avais pas sommeil. Je verrouillai la porte et pris le coffret de Merlyn, dont je n'avais jamais étudié complètement le contenu.

Après avoir disposé des lanternes tout autour du lit, je m'étendis à plat ventre et ouvris le coffret. Le contenu, comme je m'y attendais, était magique.

Il y avait un épais parchemin doré, fermé par des rubans et des sceaux de cire rouge : ce ne pouvait être que le titre de propriété de Ravensmuir. Et puis, un sceau, probablement celui de Ravensmuir, représentant un château avec un oiseau juché dessus.

Je sortis trois ou quatre actes notariés, pas aussi splendides que celui de Ravensmuir, que je mis de côté. Leur contenu demeurerait mystérieux jusqu'à ce qu'une personne de confiance me les lise.

Sous les parchemins, je découvris une cinquantaine de pièces de monnaie, trésor relativement modique, mais intéressant. Il n'y avait pas deux pièces identiques :

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certaines étaient en or, d'autres en argent, et elles paraissaient presque neuves.

Je les disposai en rangées sur le dessus-de-lit indigo et, une lanterne à la main, les étudiai une par une. Les inscriptions qu'elles portaient étaient différentes, certaines plus cursives et d'autres plus anguleuses mais toujours mystérieuses. Les rois semblaient nobles et renfrognés.

Il y avait aussi une petite bourse en velours et je fus surprise quand j'en éparpillai le contenu sur le lit. C'étaient des pierres précieuses étincelantes : rubis, saphirs, émeraudes ; il y avait également des perles noires, d'autres nacrées, des améthystes et de l'ambre, des opales et de l'onyx.

J'avais devant moi de quoi payer la rançon d'un roi et, dans cette bourse que je pouvais cacher au creux de ma main, suffisamment de pierres précieuses pour un diadème. Je jouai avec un moment, et regardai la lumière se refléter dans leur profondeur. Je les comptai puis les remis dans la bourse que je refermai avec un nœud bien serré.

Je repris dans le coffret la seule chose qui m'appartenait en propre, une lettre pliée et repliée jusqu'à devenir toute souple avec ce contenu secret, ma seule contribution à ce coffret de trésors. Je l'y avais glissée le matin même où Fitz me l'avait confié et c'était le seul objet que j'avais rapporté de chez nous.

C'était pour moi la chose la plus précieuse, tout ce qu'il me restait des secrets de ma mère. Elle avait emporté dans la tombe des centaines de choses, et notamment le nom de mon père et de celui de Mavella, qui ne faisaient peut-être qu'un.

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Le fait de naître bâtarde est un destin auquel une femme s'habitue peut-être, mais qu'elle espère toujours voir changer. Je n'attendais rien de mon père, ni argent, ni nom, ni biens ; j'aurais simplement voulu savoir qui il était. Je voulais pouvoir regarder des personnes de ma parenté et y chercher des ressemblances, connaître le détail de mon existence. Cela, on me l'avait toujours refusé.

Mes chances d'être fixée un jour étaient minces ; ma mère devait avoir eu ses raisons pour ne pas divulguer son nom. Après sa mort, il ne restait sans doute personne qui connaisse l'identité de mon père. Peut-être ne l’avait-il jamais su lui-même ; peut-être ne le savait-elle pas elle-même.

Je dépliai la lettre avec soin et la posai à plat sur le lit. Elle était couverte d'un bord à l'autre d'une écriture noire serrée, au recto et au verso ; aux marques des plis, l'encre avait passé. Je l'avais trouvée dans la chemise de ma mère, lors de sa toilette funéraire. Depuis lors, j'avais souvent déploré de ne pas savoir lire, mais le fait que ma mère y attache grand prix me suffisait.

Mon expérience de lecture publique sur la place du marché avait été cuisante. Je n'avais soufflé mot à Mavella de cette trouvaille car il eut été cruel de lui brandir sous le nez une missive que nous étions incapables de déchiffrer. Je me penchai sur le parchemin, et en humai l'odeur, reste ténu de ce qu'avait été ma mère. Déjà, l'odeur de cèdre du coffret de Merlyn prenait le dessus. Je fermai les yeux et eus l'impression qu'elle était à côté de moi, la main sur mon épaule, tant d'amour dans le regard...

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Le silence régnait sur Ravensmuir tandis que je remettais mes trésors dans le coffret. Au loin, les vagues roulaient sur la grève. Je restai longuement assise, espérant encore que Merlyn viendrait.

Il ne vint pas et je m'endormis juste avant l'aube, de nouveau déçue par la mystérieuse absence de mon mari.

*

* *

Je suis sous le porche de la petite chapelle de Kinfairlie, dans le soleil printanier. C'est le jour de mon mariage. Les villageois sont venus en masse, ma mère est radieuse. L'homme qui va devenir mon seigneur et mari me tient fermement la main. Quelqu'un m'a coiffée d'une couronne de primevères mais je tremble tant qu'elle a glissé. Quant à Merlyn, il est solide comme le roc quand nous entrons.

Le prêtre est mécontent. Nous avons échangé nos consentements sans avoir publié de bans et malgré sa réprobation. Une généreuse donation l'a calmé, mais voilà qu'il demande les alliances.

Nous n'en avons pas. — Je suis sûr que ce n'est pas grave, suggère Merlyn. — Je suis sûr que cela porte malheur, bougonne le gros

ecclésiastique. Je lève les yeux et Merlyn sourit, le regard pétillant.

Son visage bronzé est tout sourires, il n'est pas tourmenté par les présages.

— C'est le prix de l'impulsivité, souffle-t-il à mon oreille.

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Je réprime un sourire que le curé aurait trouvé irrévérencieux.

— Je ne puis prononcer le mariage, gémit-il. J'ai le sentiment qu'il est ravi de son importance ; lui,

un membre du bas clergé, arrive à contrevenir aux désirs du seigneur de Ravensmuir.

— Je ne vous déclare pas mari et femme. — Tenez, la voilà, votre alliance ! s'exclame Mer-lyn en

enlevant de son petit doigt une bague en argent. Il me fait un clin d'œil et la passe à l'annulaire de ma

main gauche. Elle est trop grande pour moi ; nous nous sourions.

Je n'ai jamais vu d'anneau comme celui-ci. Il porte trois étoiles et trois mots gravés. Il est lourd et couvre presque toute ma phalange.

— C'est un bijou de famille, souligne ma mère avec satisfaction. Cela porte bonheur d'avoir un objet ancien au doigt.

— Ma propre mère la portait, confirme Merlyn. C'est tout ce qu'il me reste d'elle.

Je regarde la bague, la gorge serrée. Ce seigneur que je connais à peine me fait cadeau de quelque chose de précieux pour lui et je suis touchée par sa confiance.

— Dans ces conditions… reprend le prêtre. — Un instant ! coupe Merlyn. Il se penche vers moi, tandis que l'ecclésiastique ne

cache pas son impatience. Merlyn touche tour à tour les noms gravés sur la bague.

— Trois noms séparés par trois étoiles, souffle-t-il. Une étoile comme celle de Bethléem.

— Trois rois ?

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En fait, j'ai déjà deviné. — Celui-ci, c'est Melchior, dit Merlyn en souriant. Du bout du doigt, je touche après lui. Je ne sais pas lire,

mais je reconnais la différence entre les lettres, et je m'applique à les mémoriser.

— C'est le plus petit, dis-je, car je connais cette histoire comme tout le monde. Le roi de Nubie, qui a fait un don en or à la naissance du Sauveur.

— Et ici, c'est Balthazar. — Le roi de Chaldée, qui a porté l'encens. — Et ici, Gaspar. — Le plus grand des trois, un Éthiopien gigantesque,

roi de Tarsis ; c'est lui qui a apporté la myrrhe. Je regarde mon mari avec une crainte respectueuse. — Mais, ce n'est quand même pas une relique des Rois

Mages ? — Non, c'est un objet pieux destiné à demander leur

protection, répond Merlyn avant de m’embrasser sur le front. Pour les moments - puissent-ils ne jamais venir - où tu auras besoin de ma protection et où je ne serai pas là.

Je soutiens son regard, j'ai peur du présage. Le prêtre lève la main pour bénir notre union et nous déclare mariés mais, dans les yeux de Merlyn, il y a un avertissement.

La chapelle s'estompe soudain avec la soudaineté que l'on trouve dans les rêves. De lourds nuages s'amoncellent puis il fait nuit. La lune brille dans le ciel et je suis seule sur la lande, sans même une cape. Merlyn est parti.

Ma mère est partie, les villageois aussi. Même le prêtre a disparu.

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La lourde bague est toujours à mon doigt. Je me demande ce que je fais là. J'entends un bruit de sabots et j'ai peur. Les nuages cachent la lune, le vent se lève, les corbeaux crient et loin, très loin, un enfant hurle de terreur.

C'est Tynan, je le sais, et je ne puis le sauver. Je cours vers lui en me guidant au son, car je n'y vois rien. J'ai peur qu'un signe ne me montre la mort de Tynan.

Car c'est moi la responsable du péril où il se trouve. Je me débats dans mon sommeil, je m'emmêle dans

mes draps. Mon cauchemar m'oppresse, m'étouffe. Je m'entends gémir, sans pouvoir me retenir. L'enfant hurle de nouveau, très loin : je sais que je vais arriver trop tard.

Puis une main se pose sur mon front, des doigts me caressent le visage avec douceur. Ma terreur s'envole comme par enchantement. Une voix d'homme me prodigue des mots apaisants.

Je reconnais ces doigts, cette odeur, cette caresse. Mon mari me caresse sans fin, il allume un feu dans ma chair, un feu qu'il n'est pas facile de rassasier. La chaleur de mon amant m'envahit. Son corps musclé s'allonge contre le mien. Je sens un baiser rassurant sur mon épaule, une main qui glisse sur mon sein. Et je me tourne vers lui, le meilleur remède qui soit contre un cauchemar.

Dans un recoin de ma conscience, j'ai peur d'être étendue seule dans le grand lit des Lammergeier par une nuit d'hiver glaciale. Je garde les paupières fermées pour fuir la réalité. Dans l'obscurité et la solitude, j'avoue le besoin ardent que j'ai de mon mari, cette faim de lui que je n'ose exprimer qu'en rêve.

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Dans l'obscurité de la nuit, je gémis le nom de Merlyn.

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29 decembre 1371 Fete de saint Marcellus, de saint Evroul

et de saint Thomas Becket

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11

Un cri terrible m'éveilla en sursaut et j'ouvris brusquement les yeux.

Un corbeau se tenait sur l'appui de la fenêtre. Il croassa et pencha la tête. Il y eut un éclair argenté ; quelque chose s'échappa de son bec et tomba dans la chambre avec un tintement métallique. L'oiseau se pencha, comme s'il cherchait ce qu'il avait lâché.

Je bondis du lit, craignant un peu qu'il n'entre dans la chambre. Le petit objet brilla dans la pâle lueur du jour, roula un instant puis s'arrêta. Le corbeau, les yeux luisants, se pencha davantage pour mieux voir. De nouveau, il coassa et battit des ailes. Je ramassai vivement l'objet et restai bouche bée.

La bague ! C'était ma bague, celle que Merlyn avait ôtée de son

doigt dans l'église de Kinfairlie pour la passer au mien. C'était cet anneau que, cinq ans plus tôt, j'avais laissé

sur ce même lit, symbole puissant de mon rejet de tous les aspects de notre mariage. Et il était de nouveau dans ma paume.

Mes doigts se refermèrent dessus d'instinct. Je levai le regard sur le corbeau. Où cet oiseau avait-il trouvé ma bague ?

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Il me toisa un moment puis, avec un dernier cri, déploya ses ailes et s'envola. Très vite, il disparut dans le ciel pâle, emportant avec lui les réponses à mes questions.

Je tournai le bijou entre mes doigts, observant de nouveau ces noms qui m'étaient familiers. Comme c'était étrange que le corbeau n'ait retrouvé la bague qu'après mon retour à Ravensmuir ! Et moi qui venais d'en rêver juste la nuit précédente !

Ce devait être un message. Soudain, la voix de Merlyn résonna dans mon esprit : «

Pour les moments - puissent-ils ne jamais venir - où tu auras besoin de ma protection et où je ne serai pas là ».

Et puis : « Toi, chérie, tu es mieux placée que quiconque pour savoir que je protège ce qui m'appartient. »

J'en eus la chair de poule. Ma mère m'avait souvent dit que les corbeaux sont des

oiseaux à part ; leur intelligence est celle d'un enfant brillant, et ils ont en outre la capacité de percer le voile qui nous cache, l'avenir.

Pourquoi Merlyn n'était-il plus capable de m'aider ? Et contre quoi ou contre qui avais-je besoin de lui ?

Je frissonnai avec le pressentiment que ce corbeau m'apportait un avertissement de Merlyn ; il avait dû partir et j'étais en danger ; il fallait que j'en tienne compte.

Soudain, j'entendis un bruit de sabots, de chevaux lancés au galop.

Je grimpai sur un coffre pour jeter un coup d'œil : deux cavaliers arrivaient à bride abattue, sur des palefrois. Vu l'heure matinale, ils devaient avoir chevauché de nuit, ce qui était insolite. Il faut être fou ou désespéré pour se

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déplacer à cheval la nuit, à cause des bandits de grands chemins.

Sur la longue ligne droite menant aux portes de Ravensmuir, ils semblaient faire la course. Ils étaient tout près, à présent, et portaient des couleurs différentes.

Je pensai à mes puissants voisins, le comte de March et le comte de Douglas annonçant leur arrivée prochaine. Leurs estafettes faisaient la course, chacun voulant se présenter le premier dans ma grande salle.

Calum m'avait avertie que les richesses de Ravensmuir exciteraient les convoitises. J'ignorais à qui Ravensmuir était inféodé. Les comtes se disputaient-ils mon serment de vassalité ? Avaient-ils l'intention de m'arracher Ravensmuir si je ne me soumettais pas ? Et comment satisfaire deux rivaux alors que je n'avais qu'une parole à donner ?

Du bout des doigts, je tambourinai sur le rebord de la fenêtre. J'allais devoir me montrer diplomate car je n'avais pas de troupes, ni la possibilité de lire le titre de propriété de Ravensmuir.

À moins qu'ils né convoitent la relique ? La gorge serrée, je m'habillai rapidement mais avec

soin, et frottai ma bague pour m'assurer la protection des rois mages. J'allais en avoir besoin.

Sur le seuil de la grande salle, je fis une pause pour récapituler mes options. Je n'avais ni courtisans, ni domestiques ni alliés, mais je n'étais pas complètement démunie. J'avais mon courage, le contenu du coffret de Merlyn et cette bague à mon doigt.

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Toutefois, à la pensée que plusieurs centaines d'hommes d'armes devaient être en train de converger vers ma porte, mon courage faiblit.

Une bague au doigt, c'était bel et bon, mais il me fallait un allié capable de mordre si nécessaire. Je passai aux cuisines prendre quelques morceaux de viande et descendis aux écuries pour m'attirer les bonnes grâces du chien de Merlyn.

Quant aux hérauts, ils n'avaient qu'à attendre la châtelaine de Ravensmuir.

*

* * Le chien m'accueillit devant l'écurie en remuant la

queue avec tant d'enthousiasme qu'il pouvait à peine marcher. Il ne fit qu'une bouchée de la viande, et me lécha les doigts avec délices ; j'étais ravie de bénéficier de sa bienveillance.

Cela faisait longtemps que nul n'avait manifesté en me voyant autant de plaisir que ce chien-loup. Je le flattai et le caressai avec vigueur puis dégageai ses yeux dissimulés par son rude poil argenté. Il avait un regard intelligent et amical ; j'espérai qu'il me défendrait en cas de besoin.

Je le sifflai et entrai dans l'écurie, avec l'intention de chercher la porte du labyrinthe. À peine avais-je fait quelques pas que je m'aperçus que je n'étais pas seule. La tête d'Arnulf apparut à l'autre bout des stalles. Le chien fila vers lui pour lui faire fête, puis revint vers moi et m'encouragea à avancer.

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Arnulf me regarda venir d'un air soupçonneux. Il était en train de bouchonner le grand destrier noir couvert d'écume et de sueur. Je me rappelais parfaitement le grondement de sabots de mon rêve : j'avais sous les yeux la source de ce bruit. Le fait que le coursier de Merlyn soit ici sans son maître m'inquiéta. Mon mari avait-il de nouveau été agressé ? Et, cette fois-ci, était-il mort ?

— Qui a sorti le cheval, Arnulf ? Je doutai que le frère d'Ada soit assez audacieux et bon

cavalier pour monter l'étalon de son seigneur. Il se renfrogna, grogna et continua son travail comme si

je n'étais pas là, mais ma présence le rendait nerveux. L'étalon encensa, hennit et écarquilla les naseaux. Il ne demandait qu'à courir encore, donc il n'était pas venu de bien loin. Indifférent à mes soucis, le chien frottait sa tête contre ma jambe, en quête d'une caresse.

Malgré le cadre paisible où nous nous trouvions, ma blessure me démangeait fortement. Je me sentais à nouveau épiée, tout en me disant que c'était parce que Merlyn m'avait surprise là la première fois.

Je posai quand même la question fatidique : — Arnulf, as-tu vu messire Merlyn aujourd'hui ? Arnulf secoua la tête, fit une grimace furieuse, et alla

frotter l'autre flanc de l'étalon qui piaffait et tirait sur sa longe.

J'avais peur que Merlyn ne gise dans quelque fossé, sans Fitz pour le retrouver ni personne pour savoir où il était.

Agacée, j'allai jusqu'au mur que Merlyn avait ouvert, et en palpai la surface. Évidemment, je ne trouvai rien, ce qui ne me calma pas.

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Merlyn m'avait-il confié tant de secrets en sachant qu'il partait pour une mission dont il risquait de ne pas revenir ? Pourquoi ne me l'avait-il pas tout simplement dit ? Ah ! maudits soient ses secrets ! Nul ne pouvait le trahir, mais on ne pouvait pas non plus l'aider. Était-il assez stupide pour se croire invincible ?

Je me faisais tant de souci pour lui que je l'aurais étranglé. Je martelai la paroi des poings.

— Merlyn ! hurlai-je. Ouvre-moi, Merlyn ! Arnulf émit un gémissement inarticulé et le chien se mit

à renifler le sol pratiquement à mes pieds. Je baissai le regard : il y avait du sang. Merlyn était là et

il était blessé. Seul. Prise d'une véritable frénésie, je me jetai contre la

barrière qui nous séparait en tapant du poing et du pied. — Merlyn ! Laisse-moi t'aider hurlai-je. Merlyn, tu ne

vas pas te laisser mourir dans ce trou comme un rat ! La peur me donnait une voix suraiguë. — Merlyn ! Ouvre, vite ! Affolée, je frappai le panneau comme une folle. — Merlyn ! Merlyn ! criai-je d'une voix de plus en plus

stridente. Arnulf se précipita sur moi, m'empoigna et me propulsa

contre le panneau. Je m'y aplatis, le souffle coupé. Quand je me redressai pour le combattre, il me saisit à bras-le-corps et me repoussa de l'autre côté de l'écurie. Je tombai dans la stalle la plus proche.

Je me relevai avec effort et m'avançai lentement, calmement, vers Arnulf qui m'attendait, bien campé sur ses jambes, les poings serrés.

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Nous nous regardâmes un long moment, puis il se baissa, ramassa la paille tachée de sang et la serra contre sa poitrine.

Je compris ma sottise et la justesse de son attitude. Arnulf ne voulait pas que je trahisse la présence de son seigneur. Il l'avait vu, bien sûr, se retirer dans sa cachette et j'avais risqué de tout compromettre en hurlant qu'il était là.

Il m'avait arrêtée de la seule façon dont il était capable. Je le regardai effacer la preuve de la présence de Merlyn en me disant qu'on ne saurait avoir plus loyal serviteur.

Lorsqu'il eut fini son ramassage, il tomba à genoux devant moi sans lâcher la paille, il avait les larmes aux yeux et gémissait. Peut-être me suppliait-il.

Le chien-loup s'assit pour nous regarder. — Je ne te ferai pas de mal, Arnulf, chuchotai-je. Il se balançait d'avant en arrière, en me lançant des

regards craintifs. Je tendis la main par-dessus son épaule afin d'atteindre

le mur pour être sûre d'avoir bien compris : Arnulf gémit, me saisit le poignet, le repoussa vers moi et me lâcha tout de suite. Puis il se mit à se balancer de plus belle en sursautant quand mon regard se posa sur lui.

Il craignait que je ne le frappe parce qu'il m'avait touchée, mais il redoutait surtout que je trahisse Merlyn en dévoilant le secret du souterrain.

— Arnulf, dis-je, Merlyn a de la chance d'avoir un serviteur si fidèle sous son toit.

Il me regarda comme s'il ne me croyait pas. Je lui souris et il rougit.

— Est-ce que Merlyn est gentil avec toi ?

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Arnulf lança un regard significatif à l'étalon, puis à moi. — Il te laisse monter son cheval ? Le garçon se redressa avec fierté. Peut-être Merlyn le

prenait-il en croupe, à moins qu'il ne le laisse monter seul. De toute façon, il était clair qu'Arnulf s'était attaché au cheval et que Merlyn était gentil avec lui.

Je m'accroupis et lui pris la main. — Merci de m'avoir avertie, dis-je avec douceur. Je

comprends ton souci. Je ne devrais pas essayer d'ouvrir le passage alors qu'il y a des inconnus à nos portes. Tu as raison de me donner ce conseil.

Je me levai et lui tendis la main. — Viens, allons brûler cette paille, que personne ne la

voie. Il me précéda avec enthousiasme jusqu'à la forge

éteinte, au bout de l'écurie. Il mit la paille dans le foyer et, d'un doigt hésitant, me désigna le silex pendu au mur. Sans doute lui avait-on interdit de toucher au feu, ou peut-être s'était-il brûlé. De toute façon, il ne voulait pas s'occuper du silex.

Je fis jaillir une flamme et allumai la paille sèche. Arnulf ne me lâchait pas d'une semelle et me montrait de petits brins de paille qui avaient échappé au feu. Lorsque tout fut consumé, il parut satisfait.

Il grogna et retourna à la stalle pour finir son travail. L'étalon eut un petit hennissement quand Arnulf revint, et celui-ci répondit d'un son guttural. Il se remit à bouchonner l'animal sans me perdre de vue car il ignorait mes intentions.

Déjà le fait que l'étalon avait couru se voyait moins. Il n'y avait plus de sang sur la paille et j'égalisai le sol ; ainsi,

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nul ne verrait qu'il en manquait. J'étais inquiète pour Merlyn : comment pouvais-je l'aider sans entrer dans le labyrinthe ? S'attendait-il à ce que je le retrouve dans la chapelle ou dans notre chambre ?

Était-ce son sang que j'avais vu ou bien s'agissait-il d'une ruse pour feindre de nouveau de disparaître ?

Comme j'aurais voulu qu'Arnulf m'en dise davantage ! — Milady ? Berthe se tenait sur le pas de la porte. Je m'avançai vers

elle. — Milady, deux hérauts sollicitent une audience. — Merci, dis-je avant de siffler le chien qui arriva au

trot. Je viens tout de suite. La jeune fille se récria. — Oh non ! milady ! Il faut vous coiffer

convenablement. Ce sont les hérauts des comtes et il faut que vous fassiez...

— Où avais-je la tête ? Je jetai un coup d'œil vers le fond de l'écurie et vis la

tête d'Arnulf disparaître derrière l'étalon. Rien à craindre de ce côté-là : il ne pouvait ni ne voulait dire à quiconque ce à quoi il avait assisté.

C'était un triste réconfort car j'ignorais ce qu'il savait des affaires de Merlyn, mais je devais m'en contenter.

*

* * Comme je m'y attendais, les hérauts venaient annoncer

l'arrivée de leurs seigneurs pour le lendemain matin. Je fis balayer la grande salle par Ada et Berthe, envoyai les

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messagers manger à la cuisine et me retirai dans ma chambre avec l'espoir d'y trouver Merlyn.

En arrivant dans la pièce du bas de mon appartement j'eus la surprise d'y trouver un homme installé tout à son aise, les bottes sur un coffre.

— Bien le bonjour, Gawain, dis-je avec un aimable sourire. Qu'est-ce qui t'amène à Ravensmuir ?

Gawain me toisa de haut en bas avec un sifflement admiratif puis sourit suavement. Quelle différence entre ses manières et celles de Merlyn ! Je n'en revenais pas d'avoir accordé crédit à ce qu'il racontait. ,

— Je suis venu contester ton héritage, bien sûr. Je claquai la porte derrière moi car je ne tenais pas à ce

qu'on entende ses sottises. — Sous quel prétexte ? Il fit la moue. — Ravensmuir aurait dû me revenir. — Tu n'es pas le fils aîné. — J'étais le préféré, et celui qui a travaillé jusqu'au bout

avec notre père, pendant que Merlyn cherchait ailleurs. Gawain se leva et se mit à faire les cent pas avec la grâce

féline de son frère. — En outre, mon père me l'avait promis. — C'est toi qui le dis. — C'est vrai qu'il n'a pas eu le temps de consigner sa

promesse par écrit, répondit-il en se tournant vers moi. Mais seulement parce que Merlyn ne lui en a pas laissé le temps.

Il avait la parole facile et agréable à entendre, même s'il n'était guère convaincant. Chez Merlyn, les mots sortaient

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avec lenteur, lourds d'histoire et de conséquences, lourds de vérité aussi.

Cependant, je savais à présent qui croire et à qui faire confiance ;

— Tu m'as trompée autrefois avec tes belles paroles, Gawain, mais ce temps est révolu.

— Crois ce que tu veux de Merlyn, s'exclama-t-il avec une étrange désinvolture. Mais sache une chose de tes voisins, Virginia. Ils ont hâte que tu te remaries : ils craignent pour la sécurité de ce fief qui jouxte les leurs.

— Et quel est le rapport avec toi ? — Si demain, devant tout le monde, je remets en cause

tes droits de suzeraineté, qui croira-t-on, à ton avis ? Il ne me laissa pas le temps de répondre à cette menace

et ajouta : — Peut-être devrions-nous nous mettre d'accord, toi et

moi, et résoudre du même coup le dilemme de Ravensmuir.

— À quel genre d'accord penses-tu ? — Un mariage. Ainsi, tu auras la joie de vivre à

Ravensmuir et moi celle de posséder tous ses biens. Nous aurons tous les deux ce que nous voulons.

— Jamais je ne t'épouserai ! — Je ne crois pas que tu aies le choix, rétorqua-t-il

tranquillement. Ma pire crainte était qu'il n'eût raison : les comtes

voisins seraient certainement séduits par cette solution. Toutefois, je ne pouvais révéler que Merlyn était vivant, de peur d'envenimer la situation.

— Gawain, Merlyn m'a dit un jour une chose particulièrement vraie.

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— Laquelle ? — Que tu étais le meilleur voleur qu'il connaissait. Je

n'ai jamais vu de tentative de captation d'héritage plus effrontée que celle-ci.

— Et si j'avais un autre atout dans la manche ? — Les seules choses que je souhaite entendre de toi, ce

sont l'aveu de tes mensonges et tes adieux. Je traversai la pièce avec hauteur. Il attendit que je sois

au pied de l'escalier de ma chambre pour me lancer une dernière flèche.

— Ça t'intéresserait de savoir que Merlyn est blessé et a besoin de ton aide ?

Je pivotai comme une toupie. Gawain était impassible. — Si la nouvelle ne t'intéresse pas, tant pis. Moi aussi,

j'aime mieux mon frère mort que vif. Je me hâtai de revenir vers lui. — C'est toi qui l'as agressé ? — Je suis un voleur, Virginia, s'esclaffa-t-il, pas un

assassin. Je peux laisser gésir un blessé jusqu'à ce que mort s'ensuive - si cela m'arrange - mais je ne plongerais le fer dans son sein.

Je l'observai avec attention, ne sachant si je pouvais me fier à lui.

— Dis-moi où il est ! — Pas si vite ! D'abord, nous avons un accord à

conclure. — Je ne t'épouserai pas. — Évite de te montrer discourtoise ! N'oublie pas que

j'ai l'avantage... Il s'approcha encore et s'appuya au mur, avec une

nonchalance étudiée.

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— Virginia, parlons franc. — Je doute que tu en sois capable. — Rien ne coûte d'essayer. — Au fait ! Que veux-tu ? — Je vais être clair. Mon vrai désir n'est pas de

t'épouser ni de posséder Ravensmuir. — Dans ce cas... — Ce que je veux vraiment, c'est la relique que mon père

m'a promise, dit-il d'un ton durci. — Si Avery ne te l'a pas donnée, c'est qu'il a dû changer

d'avis. — Il n'en a pas eu le temps ! éclata Gawain soudain

furieux. Merlyn savait que la préférence de mon père allait vers moi, et il l'a tué avant de tout perdre. Il voulait Ravensmuir depuis toujours, mais il voulait le reste aussi. Il savait que notre père allait me léguer la relique, et il l'en a empêché de la façon la plus efficace qui soit.

Je m'écartai d'un pas, effrayée par sa fureur. — Il faut regarder la vérité en face Virginia, insista

Gawain en me suivant. Merlyn a assassiné notre père.

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— Non ! m'écriai-je, ne sachant que croire. — Oh ! que si ! Mon père voulait faire croire à sa mort. Il

a commis l'erreur de demander l'aide de Merlyn. Et Merlyn est revenu seul.

— Peut-être Avery a-t-il feint la mort... — Son cadavre a été rejeté à la côte devant Ravensmuir

trois jours plus tard, les poches pleines de pierres. Je détournai le regard, égarée par cette révélation. Je

voulais que Merlyn fût innocent. — Où est-il ? — Il a commis l'erreur de me demander mon aide,

gronda Gawain. Après tout ce qu'il m'a volé… De nous deux, c'est lui le voleur le plus adroit. Cette relique devrait être en ma possession depuis cinq ans.

J'étais horrifiée de tout ce que j'apprenais, et aussi de l'amertume de Gawain.

— Qu'attends-tu de moi ? — La relique, répondit-il tout net. — Merlyn a dû la vendre. — Non. Il n'a rien vendu de valeur depuis des années.

Sa chance a dû tourner. — Je croyais que vous travailliez ensemble. — Après le meurtre de notre père ? s'esclaffa Gawain.

Après le vol de mon héritage ? Nous ne sommes plus

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associés en affaires. Il m'a refusé cela tout ce temps, mais maintenant j'aurai la relique. Elle était dans la chapelle, je le sais, insista-t-il en m'étreignant l'épaule d'une poigne de fer. Mon père me l'avait dit sans me préciser l'endroit exact. J'y suis allé il y a un mois et j'ai tout retourné. Je ne l'ai pas trouvée parce que Merlyn l'a cachée ailleurs.

— Tu ne peux pas savoir... — Je crois qu'il l'a trouvée, c'est pour cela que je lui ai

fait savoir que je l'attendais ici, pour que nous fassions un compromis. Hélas ! il n'est plus en état de révéler grand-chose.

Mes entrailles se tordirent d'angoisse. — Conduis-moi à lui ! — Je pense que tu sais où est la relique. Donne-la-moi

et je te dirai où se trouve Merlyn ; il est en train de se vider de son sang. Tu ferais bien de te dépêcher. Quand je l'ai quitté, l'hémorragie était grave.

— Félon ! — Alors, tu acceptes ? Il m'offrait un choix qui n'en était pas un, et il le savait. — J'ai trouvé quelque chose, mais je ne suis pas sûre de

ce que c'est. — Eh bien, allons voir. — Dis-moi où est Merlyn. — Promis ! Une fois que j'aurai la relique. Gawain avait tout son temps, moi pas : je me pris à le

haïr pour savoir si bien se jouer de moi, pour voler un objet appartenant de plein droit à Merlyn.

— Quand tu auras ce que tu veux, tu quitteras Ravensmuir à jamais, insistai-je, la mâchoire serrée.

— Si c'est bien ce que je cherche, tu ne me reverras plus.

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— Voilà qui me convient. Quand j'ouvris la porte de la chapelle, quelques pigeons

s'envolèrent. Tout était plongé dans la pénombre. — C'est là, dis-je en désignant le paquet derrière le

crucifix. — Tu l'as ouvert ? — Je ne peux pas l'atteindre. Il croisa les mains pour me faire la courte échelle, mais

j'hésitai avant de poser le pied. — Et Merlyn ? —Attrape ça d'abord, dit-il en souriant. Ne sois pas

niaise, Virginia. Je peux le prendre, avec ou sans toi, et tu n'auras ce que tu demandes que si je suis satisfait de ton aide.

Je grommelai une injure, montai sur ses mains offertes, et dégageai le paquet. Il était de la taille d'une miche de pain, rond et pas très lourd, enveloppé dans une rude étoffe et soigneusement ficelé.

Comme j'avais déplacé pas mal de poussière, j'éternuai, ce qui faillit nous faire tomber tous les deux. Gawain prit le paquet, triomphant.

— C'est ce que tu voulais ? — Qui sait ? dit-il en examinant la poussière, les nœuds

et la décoloration de la ficelle. On ne l'a pas touché depuis longtemps. Plus d'un an.

— Le temps presse. Ouvre ! Il prit son couteau à sa ceinture et coupa la ficelle. Puis

il posa le paquet sur l'autel, où un rayon de soleil donnait de la lumière et défit avec soin l'étoffé extérieure. Il y avait une couche de cire en dessous, qu'il prit le temps d'examiner.

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— Dépêche-toi ! — Ne confondons pas vitesse et précipitation. — Et Merlyn ? — Ce n'est pas une femmelette. Gawain observa de nouveau le paquet et je fus surprise

par son expression pensive. Il se mit à couper avec soin la couche de cire. Celle-ci enveloppait deux autres épaisseurs d'étoffe.

Intriguée, je me penchai pour mieux voir. C'était sans doute un reliquaire précieux, vu le soin avec lequel on l'avait emballé. J'étais tellement fascinée que j'eus un cri de déception quand Gawain écarta enfin le dernier morceau de tissu et découvrit un morceau de bois parfaitement ordinaire.

— Du bois ! Ce n'est que du bois ! Mon incrédulité fit vite place à l'indignation. — Qui peut être assez fou pour envelopper de la sorte un

morceau de bois ? Et pourquoi le cacher ? Je mis les mains sur les hanches et soufflai

furieusement. — Quelle perte de temps ! Puis je me tus, terrifiée à l'idée qu'il n'allait pas tenir

parole et que Merlyn mourrait faute de soins. Gawain ne paraissait nullement déçu. Il tournait le

morceau de bois dans ses mains, dans le rayon de soleil. — Et c'était caché derrière le crucifix observa-t-il avec

un ricanement. Il passa le doigt sur des lettres profondément gravées

dans le bois d'un côté et me lança un regard entendu : l'inscription devait être importante.

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— « Et Ponce Pilate fit rédiger une affiche, et la fit mettre sur la croix. Il y était écrit : Jésus de Nazareth roi des juifs. Cette affiche fut lue par beaucoup de Juifs car l'endroit où Jésus avait été crucifié se trouvait non loin de la ville. Et le texte était écrit en hébreu, en grec et en latin. »

Je regardai Gawain ; j'avais parfaitement reconnu ce passage.

— C'est un extrait de la Bible, tiré du récit de la crucifixion du Christ.

— Oui, confirma-t-il. De l'Évangile de saint Jean. Chapitre 19, verset 19, je crois.

— Tu ne vas pas me dire que c'est un morceau de la vraie croix !

— Non. Mais ce pourrait être ce que l'on appelle le Titulus Croce. La pancarte accrochée au-dessus de Jésus crucifié pour expliquer son crime.

— Jésus de Nazareth, le roi des Juifs, soufflai-je. — Iesus Nazarenus Réx Iudaeorum en latin, abrégé en

INRI. Gawain traça du doigt les quatre initiales sur la

poussière de l'autel. Je reconnus les lettres de l'inscription placée au-dessus du crucifix dans l'église paroissiale de Kinfairlie.

— Mais ce n'est pas ce qui est écrit sur le bois. — Nazarenus, dit-il en écrivant de nouveau dans la

poussière. De Nazareth. — Mais ce n'est pas pareil. — Les Romains écrivaient nazarenvs. Et si l'on rajoute

le début du mot suivant, qui est rex, ce qui veut dire roi, on obtient nazarenvsre.

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J'observai le morceau de bois, c'était bel et bien ce qui y était sculpté, sur la première ligne.

— Et cette ligne-là ? — C'est du grec. Hélas ! je ne sais pas le grec. La

troisième ligne est probablement de l'hébreu, que je ne connais pas non plus.

Dieu du ciel, et si c'était authentique ? Et si le désir de posséder pareil trésor était la cause de tout ce déchaînement ?

Je regardai le morceau de bois, impressionnée mais pas convaincue.

— C'est impossible. Pareille relique n'a pas de prix : on la garderait en sécurité quelque part, sans doute à Rome.

— Justement, on dit que c'est là qu'elle est restée très longtemps.

— Et puis ? — On perd sa trace. On estime que la dernière fois qu'on

l'a montrée, c'était au XIIe siècle à peu près. Gawain m'adressa un clin d'œil et refit le paquet. — Merlyn aurait su. Il a toujours été meilleur que moi

pour ce genre de détails. Je reconnais que tu as parfaitement rempli ta part du marché, conclut-il.

Puis il mit le paquet sous son bras et me tira sa révérence.

— Eh bien, bonne chance, Virginia. Comme convenu, nos chemins ne se croiseront plus.

— Et Merlyn ? — Merlyn ? répéta Gawain avec un petit sourire. Mais…

il est mort, tu n'es pas au courant ? Je fus indignée par ce qu'impliquaient ces mots. — Tu m'as-dit qu'il était blessé, tu m'as promis, tu...

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— J'ai menti, Virginia. Il ne faut pas croire tout ce que les gens racontent, surtout les gens comme moi, dit-il en s'en allant d'un bon pas.

— Mais attends, attends ! Je contournai l'autel et m'élançai à sa poursuite. Je le

rattrapai dehors, au bord de la falaise. — Et l'assiette ? Il y avait une assiette dans la chapelle.

Tu l'y as laissée ? — Je ne suis pas chargé de faire la vaisselle ! s'écria-t-il

avec un grand rire. — C'est toi qui t'en es servi ? — Je ne refuse jamais un repas préparé par Ada pour

moi. — Mais comment te l'a-t-elle porté ? Les ajoncs

n'étaient pas coupés. Il secoua la tête d'un air incrédule. — Quelle cruche, cette Virginia ! s'exclama-t-il hilare.

Serais-tu la seule à ignorer l'existence du souterrain ? Là-dessus il s'éloigna pour de bon. J'essayai de le suivre,

mais il allait plus vite que moi et, à l'évidence, connaissait le trajet sinueux du sentier qui descendait à flanc de falaise. Quand j'arrivai en vue de l'ouverture béante du souterrain, Gawain n'était plus là, ni le Titulus.

Jamais je ne le retrouverais dans ce dédale obscur ! Mortifiée, je remontai jusqu'à la chapelle, récitai une prière et retournai dans la grande salle de Ravensmuir.

Je réalisai un peu tard que je venais de me faire dépouiller d'un cadeau qui eût fait la fierté d'un comte.

Quand j'entrai dans la cuisine, Berthe parut soulagée. — Milady, je vous ai cherchée partout ! Vous avez de la

visite.

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Ce devait être Merlyn, enfin. La joie me donnant des ailes, je courus presque à la grande porte. Un homme se tenait à vingt pas, regardant par-dessus son épaule. Non loin, une jument attendait, attelée à une charrette.

Le visiteur était vêtu avec simplicité de hauts-de-chausses sombres et ses bottes usées étaient souillées de boue. Il portait une lourde cape de couleur foncée ; ses boucles blondes descendaient sur le col. Il tournait nerveusement son chapeau dans ses mains, et s'arrêta quand il me vit.

— Virginia ? demanda-t-il incrédule. — Alasdair ! Nous étions tous deux stupéfaits, chacun se demandant

ce que l'autre faisait là. Nous avions vieilli de plusieurs années ; il avait la taille moins fine et quelques cheveux argentés, mais encore belle prestance.

À son annulaire, point d'alliance. Après un moment de silence, nous avançâmes l'un vers

l'autre et commençâmes à parler en même temps. — Ne me dis pas que tu es la châtelaine de

Ravensmuir... — Qu'est-ce qui t'amène à notre porte… Nous eûmes un rire embarrassé. Je congédiai Berthe

qui brûlait de curiosité. — Nous sommes de vieux amis. Merci, Berthe. Retourne

à ton travail, s'il te plaît. Elle fit une courbette et, après un dernier long regard,

disparut à regret dans les entrailles du château. — Virginia ! s'exclama Alasdair. C'est donc bien toi ! — En chair et en os, oui, et je suis châtelaine de

Ravensmuir.

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Je m'abstins de faire le moindre commentaire quant aux mariages bien assortis. Alasdair se tripotait le menton.

— Ta présence ici me permet de comprendre ce qui s'est passé.

— Que veux-tu dire ? — Et Mavella ? Est-elle mariée ? Va-t-elle bien ? Est-elle

ici ? Ou quelque puissant l'a-t-il prise pour femme ? Je jugeai préférable de ne pas répondre tout de suite. — Dis-moi plutôt pourquoi tu es à Ravensmuir,

Alasdair. Il eut un sourire enfantin. — Tu vas me prendre pour un fou. — Pas sûr. Il haussa les épaules et regarda dans le lointain, sur la

route. — Peut-être sais-tu que mon père est mort l'hiver

dernier. — Je l'ai appris. Je te présente mes condoléances. — Merci. Je suis revenu à Kinfairlie pour gérer le

moulin dont j'ai hérité. Je ne voyais aucune raison pour retarder ce que j'avais à

dire. — Avec un enfant. — Oui, le fils de mon cousin. Comme je n'ai pas

d'enfants et qu'il a cinq frères, il n'héritera pas de grand-chose ; j'ai décidé de le prendre comme apprenti et futur héritier.

Le geste était élégant et digne de l'Alasdair que j'avais connu. Tout au moins avant qu'il ne brise le cœur de ma sœur.

— Tu ne t'es pas remarié ? demandai-je.

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— Je ne pouvais pas… L'image de Mavella me poursuit toujours, nuit et jour. Je sais que j'ai été lâche en cédant aux exigences de mon père. Et je n'ai pas aimé la femme que j'ai épousée comme elle l'aurait mérité, car le souvenir de Mavella s'interposait entre nous. J'ai commis une erreur et beaucoup en ont souffert. Je ne pouvais me remarier, cela aurait encore aggravé les choses. Je savais cela depuis longtemps mais hier soir, on m'a rappelé ma folie.

— Comment cela ? — Tu vas te moquer de moi. — J'essaierai de rien n’en faire. Alasdair avait du mal à

trouver ses mots. — Hier soir, un démon est sorti de l'enfer pour venir

chez moi. Tu vas me prendre pour un fou mais je ne pense pas avoir rêvé. J'étais et je demeure certain que j'étais éveillé, que ce démon s'est présenté en chair et en os.

— Un démon ? — Ça a l'air fou, je sais. Il était vêtu de noir, très grand et

épouvantable. Il avait une peau pâle, des yeux brillants et un coursier qui soufflait le feu, plus grand qu'un cheval ordinaire. Je n'ai jamais vu quelque chose de plus terrifiant. Il m'a appelé de dehors et quand j'ai barricadé ma porte pour l'empêcher d'entrer, il a éperonné sa monture.

L'agitation d'Alasdair n'était pas feinte. — Le coursier a enfoncé la porte, et le démon est entré

chez moi. Il a arrêté sa bête devant ma paillasse. Il s'est penché, les yeux brillants, et ma attrapé par la chemise. Il m'a secoué comme un pantin, et a dit qu'il était venu venger mon crime.

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Alasdair frissonna et reprit son souffle. — Il a dit que, dans le temps, j'avais trompé une femme,

que j'avais fait litière d'un amour accordé par la grâce divine et prêté l'oreille à des ragots malveillants alors que mon cœur aurait dû être pur. Il a dit que j'avais fait de l'amour un mensonge et que, si je ne me repentais pas, il me torturerait l'âme à jamais. J'ai tout de suite su qu'il parlait de Mavella. Nulle personne de bon sens n'ajoutera foi à mon histoire, mais...

— Je te crois. — Vraiment ? insista Alasdair plein d'espoir. J'avais une petite idée de qui pouvait être le démon et

souris. — Oui. Et je ne crois pas que tu es fou. — Bien, bien ! s'exclama-t-il en tournant son chapeau

entre ses mains. — Que s'est-il passé ? — J'étais terrifié, j'implorais sa clémence. Et le démon

parla de nouveau. Il dit que je pouvais réparer mes torts et que, si un amour honnête brûlait encore dans mon cœur, il ne voulait pas de mon âme. Il ne veut que ceux dont le cœur est noir et froid. Il me dit que c'était ma dernière chance pour me racheter.

— Mais de quelle façon ? — Il m'a dit de filer à Ravensmuir à bride abattue et

d'arriver avant le coucher du soleil. Sinon, il reviendrait et m'entraînerait dans les profondeurs infernales pour l'éternité.

Alasdair croisa mon regard. — J'ignorais comment ma venue ici me donnerait la

possibilité de présenter mes excuses à Mavella, mais je

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suis venu. Je n'osais me soustraire à cet ordre. À présent, les choses semblent plus claires. Je t'en supplie, Virginia, si tu as des nouvelles de Mavella, donne-les-moi. Il faut que je la voie avant le coucher du soleil.

— Sinon le démon va revenir ? — J'ai peur de lui, bien sûr. Mais il ne m'a dit que des

choses que je savais. J'aurais dû me mettre en quête de Mavella dès mon retour à Kinfairlie, mais je craignais qu'elle n'ait épousé quelqu'un d'autre. Je craignais de la voir aussi heureuse avec un autre que moi malheureux tout seul. Je sais que je ne mérite rien de moins...

J'étais profondément touchée par l'intervention de Merlyn en faveur de ma sœur.

— Peu importe si Mavella est mariée, du moment qu'elle est heureuse. Tant pis si elle me crache au visage, mais j'aimerais la revoir ne serait-ce qu'une fois. Il est temps que je lui dise ce que j'ai sur le cœur et que je lui présente les excuses qu'elle mérite. Dis-moi, Virginia, je t'en supplie, quoi que tu aies pensé de moi naguère.

Sa sincérité était évidente. — Elle est là, je vais la chercher. Son regard s éclaira, et je me rappelai mes devoirs

d'hôtesse. — Veux-tu une place au coin du feu, et une chope de

bière blonde ? Il y a tout ce qu'il faut dans la cuisine et dans la grande salle.

— Non, je vais rester avec mon cheval. — Je vais t'envoyer une chopine. — Non, Virginia, je n'ai besoin de rien, pas même de ton

excellente bière. D'ailleurs, j'aime mieux être à jeun pour plaider ma cause.

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Je retournai vers la porte du château, avec l'intention de réunir deux cœurs trop longtemps séparés. Je m'arrêtai un instant, incapable de résister.

— Si tu vas à la cuisine, tu tomberas sur quelqu'un de ta connaissance. C'est là que travaille Ada Gowan.

— Ada Gowan ? répéta Alasdair en faisant un effort de mémoire.

— La fille de l'orfèvre. — Oh ! dit-il en faisant la grimace. Je préfère attendre

ici, si cela ne te dérange pas. Cela ne me dérangeait en aucune façon.

* * *

Mavella était dans la grande salle. Je lui glissai un mot à

l'oreille et elle se leva d'un bond, intriguée. Elle me suivit en me criblant de questions mais, sans dire un mot, je l'entraînai sous la herse.

— Que fais-tu ? Tu me chasses du château ? demanda-t-elle en souriant de mes façons mystérieuses.

Je l'attrapai par les épaules, l'embrassai sur la joue et la fis pivoter, face à Alasdair. Malgré la distance, elle le reconnut du premier coup d'œil. Quand il se tourna vers nous, elle agrippa ma main qui était toujours posée sur son épaule.

— Quelle est cette farce, Virginia ? murmura-t-elle d'une voix tremblante.

— Ce n'est pas une farce. Alasdair est venu te présenter des excuses. Le garçonnet, c'est le fils de son cousin ; il l'a choisi comme héritier, car il n'a ni femme ni enfant.

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— Oh ! Alasdair ne la quittait pas des yeux. J'étais heureuse que

Mavella soit aussi élégante ; cela le rappellerait à l'humilité car, je le savais, elle allait lui pardonner sans un instant d'hésitation.

— Que dois-je faire ? — Vivre, Mavella ! Profite de l'occasion et vis, comme tu

as décidé de le faire. Elle m'embrassa sur la joue : il y avait une étincelle dans

son regard, un sourire sur ses lèvres. Elle ressemblait à une princesse de conte de fées.

Je restai dans l'ombre de la porte, riant toute seule de la voir, à mi-chemin, trousser ses jupes et se mettre à courir. Alasdair poussa un cri de joie et lui ouvrit grands les bras.

Ils s'embrassaient, se touchaient le visage et chuchotaient tout en s'éloignant du même pas, main dans la main ; ils avaient tant de choses à se dire, depuis le temps. Leurs têtes étaient inclinées l'une vers l'autre, dorées par la lumière du couchant, comme elles l'avaient été si souvent autrefois. Je me détournai, les larmes aux yeux et la gorge serrée.

Ah ! Merlyn… Que refuser à un homme qui prend tellement à cœur mes causes les plus chères ? J'avais le cœur gonflé d'amour à éclater. Je savais où son coursier était allé, je connaissais le démon d'Alasdair. J'aimais Merlyn pour cela. Je l'aimais de tout mon cœur et de toute mon âme, avec toute la violence qu'il attendait de moi.

*

* *

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Cette nuit-là, dans la solitude de ma chambre, Merlyn ne se montra pas et les mensonges de Gawain me donnèrent le vertige tant ils ouvraient d'hypothèses. Je repensai au sang dans l'écurie, je craignais que Gawain ne soit parti d'une vérité pour aboutir au mensonge. Ma blessure me démangeait énergiquement, et même le chien gémissait dans son sommeil, lui aussi hanté par des rêves.

*

* *

J'inspire profondément l'air marin et froid, la chaleur du soleil couchant me caresse le visage. Le bleu intense du ciel d'été est zébré d'orange et d'or par le couchant. Je suis debout sur le rivage, bien droite, pleine de vigueur. J'ai le sourire car je connais ce rêve et l'optimisme débordant qu'il me donne. Je suis incapable de l'évoquer à volonté, mais il se présente quand tout va mal.

C'est un cadeau, venu je ne sais d'où. Je l'accueille avec plaisir. Je renverse la tête en arrière et lève les bras, je ris quand le vent me soulève de terre.

Je suis libérée, invincible. Je vole. Je vole comme une mouette, nue comme au

jour de ma naissance. Je survole le paysage, je frôle les ruines du manoir de Kinfairlie, puis je monte très haut et mon ombre passe sur la façade interdite de Ravensmuir. Je ris, je cabriole et je tournoie, je pique au ras des vagues qui s'écrasent contre les falaises.

Puis, comme toujours dans ce rêve, je continue mon vol vers le grand large, attirée par Merlyn comme un papillon de nuit par une flamme. Le ciel est plus sombre à

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l'est, d'un bleu marine si intense qu'à l'horizon on ne saurait distinguer où finit le ciel et où commence la mer. Il y a des étoiles, mille étoiles qui constellent le ciel comme diamants sur du velours.

Je repère très vite le navire, ses voiles gonflées par le vent. Il est près, mon Merlyn, plus près que d'habitude, à cause de l'importance qu'il a dans mes pensées cette nuit.

Son navire fait route vers moi. Mon cœur se pince douloureusement quand je le vois les yeux braqués vers le ciel, les pieds bien calés sur le pont et sa chemise blanche qui flotte au vent. Il me cherche, comme s'il m'avait fait appeler, mais je sais que ce n'est pas vrai.

C'est moi qui ai décidé de partir vers lui. Peut-être m'attend-il toujours, peut-être attend-il que

je rêve de lui, que j'aille à lui. Je crie en piquant vers lui et j'aperçois son sourire éclatant. Les choses sont claires dans mon rêve : il n'y a pas de non-dits entre nous, et nous n'attendons l'un de l'autre que la joie de nous retrouver. Les choses sont si faciles que j'en sanglote presque de reconnaissance : car rien n'a jamais été simple entre nous.

Mon mari a l'air d'un autre homme. Il y a de la joie dans son sourire et un millier d'étoiles dans ses yeux. Il n'a pas de soucis, il est ouvert et chaleureux, son étreinte est déterminée. Son baiser a un goût de sel et de mer et de Merlyn lui-même. Sa langue exige, ses mains caressent. Je me love autour de lui, je plonge mes doigts dans sa chevelure, je vais au-devant de son contact. Je ne veux rien de moins que tout ça, je lui rends son baiser avec l'ardeur d'une dévergondée ; je n'exige pas moins que tout

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le plaisir qu'il est en mesure de me donner, et je suis prête à lui accorder tout ce que j'ai à donner.

Car je l'aime. *

* *

Je me réveillai en frissonnant et aperçus, au dehors, le ciel étoile. Il n'y avait nulle odeur sur les oreillers, nulle main sur ma poitrine, nul creux encore chaud dans le lit à côté de moi. Le chien, pris par son propre rêve, gémissait doucement.

J'eus peur comme jamais. Peur que Merlyn ait eu ce rire si insouciant seulement parce qu'il avait rendu son dernier soupir. J'eus peur qu'il n'ait choisi de venir me faire ses adieux en rêve, car il n'était plus en mesure de le faire autrement.

Cette perspective me terrifiait, comme celle de devoir affronter seule l'avenir. Mon anneau et mon chien ne suffiraient pas à remplacer mon Merlyn.

J'avais réalisé trop tard la profondeur de mon amour pour lui.

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30 décembre 1371 Fête de saint Sabin et ses compagnons martyrs

de sainte Anysia et de saint Maximin

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13

Malcolm Gowan fut le premier à se présenter aux portes de Ravensmuir.

Berthe vint m'annoncer la nouvelle tandis que je prenais mon bain ; je lui dis de le faire entrer dans la grande salle. Je ne doutais pas qu'il soit venu pour avoir les preuves de ma fortune nouvelle, et peut-être pour s'attirer mes bonnes grâces.

Malcolm dépassa mes attentes. Il s'inclina très bas sur ma main et s'attarda à admirer ma bague d'un œil expert.

— C'est un héritage ? — C'est la mère de mon mari qui la portait. — Très belle pièce, observa-t-il. Comme il s'éternisait dans son examen, je finis par

retirer mes doigts... — Votre sœur est dans la cuisine, si vous êtes venu lui

présenter vos vœux pour l'année qui vient. — Je vais le faire, mais d'abord, que je vous donne votre

dû. Il leva une petite bourse et sourit de ma confusion. — C'est la vente de votre bière, précisa-t-il en me

mettant la bourse dans la main. Elle contenait une douzaine de pennies d'argent ; c'était

plus que ma part sur cette vente.

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— Cela fait beaucoup d'argent pour une marmite de bière.

— Il convient de solder les comptes avant l'année nouvelle. Je vous présente mes excuses si cela n'a pas été fait les années précédentes, dit-il en rougissant.

Je ne voyais nulle raison de me chamailler avec lui sur ce point. Nous connaissions tous deux la nouvelle donne : désormais, il n'était plus rentable de m'exploiter. Je m'écartai d'un pas, affligée de cette triste vision de la nature humaine.

— Si vous avez besoin d'un orfèvre... — En tant que veuve, coupai-je avec un regard glacial, je

ne vends ni n'achète… pour le moment. — Mais à l'avenir… — Je sais où vous trouver et je connais la réputation de

votre famille. Il rougit jusqu'à la nuque et baissa le regard : mon sous-

entendu ne lui avait pas échappé. Je regardai mes piécettes gagnées depuis tant de temps et restituées maintenant pour la seule raison que mes bonnes grâces pouvaient être utiles aux orfèvres Gowan.

*

* *

Quand le soleil du matin toucha les tours de Ravensmuir, j'étais debout à la porte du château avec Mavella à ma droite et le chien assis à ma gauche. Nous entendîmes les comtes approcher au grondement d'innombrables sabots, au pas lourd des hommes d'armes. Je me sentais nerveuse.

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Ils avaient beau affirmer venir en paix, j'étais sceptique. Quand ils furent en vue, je m'appliquai à rester impassible, comme si cet étalage de richesse ne m'impressionnait pas, mais j'eus du mal à cacher mon éblouissement. Tant de pompe me coupait le souffle.

Venaient en tête les hérauts du comte de Douglas, qui sonnaient de la trompette. Ensuite se présenta le porte-étendard, dont la jument caracolait fièrement. L'étalage de richesse était stupéfiant. Les bagues d'un simple écuyer nous auraient nourris un an tous les trois, mon frère, ma sœur et moi, de la meilleure chère et des plus fines victuailles de Kinfairlie. Ensuite, arrivèrent les chevaliers sur leurs énormes destriers. Leurs jambières et leur heaume étincelaient au soleil ; ils avaient relevé leur visière et accroché leur bouclier à leur selle. Ils devaient être une dizaine en tout, soudards sinistres stipendiés pour se souiller les mains de sang. Quelques-uns étaient sans doute des mercenaires : leur mise était moins riche et leurs armoiries moins connues.

— Dieu du ciel ! murmura Mavella. Il y en a bien mille. Les chevaliers se disposèrent en demi-cercle, un peu en

retrait du porte-étendard et des hérauts, faisant place à leur seigneur.

— Non, deux cents tout au plus. — Que veulent-ils, Virginia ? — Ravensmuir, je dirais. — N'est-ce pas l'étendard du comte de Douglas ? — Sir William, gardien de Tantallon, seigneur de

Liddesdale, confirmai-je. — Sa célébrité, dit Mavella en faisant la moue, est aussi

considérable que son âge.

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J'acquiesçai. Même nous, nous avions eu connaissance de la vieille histoire du retour de William après qu'il fut allé guerroyer à l'étranger ; quand il rentra, il trouva son oncle, parrain et homonyme - sir William Douglas, chevalier de Liddesdale, à la férocité légendaire - seul obstacle entre lui et son héritage.

C'était en 1358 ; le neveu avait agressé son oncle en forêt d'Ettrick. Seul William le Jeune était sorti des bois vivant. Liddesdale lui fut attribué par un édit du roi aujourd'hui défunt. William avait construit sa place forte juste au nord de Ravensmuir pour montrer son pouvoir, non seulement sur ses terres, mais sur les environs.

Mavella n'avait jamais fait attention aux querelles entre féodaux. Moi, en revanche, cela me passionnait, tout comme ma mère. À mes yeux, leurs différends prouvaient qu'ils avaient la même nature que nous autres villageois. Quand notre mère mourut, je continuai à glaner des anecdotes sur le sujet. J'en confiai un échantillon à ma sœur.

— On a dit sur le marché de Kinfairlie que, cette année même, il a revendiqué la couronne d'Ecosse que briguait Robert Stuart.

— Comment cela ? demanda Mavella. Je voyais bien que toutes ses pensées allaient vers

Alasdair, qui était retourné au moulin de Kinfairlie. — Le nouveau roi a nommé William sénéchal de tous les

territoires au sud du Firth, dès lors qu'il renonçait à ses visées sur le trône d'Ecosse.

Mavella était perdue.

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— Mais je croyais que c'était sir Robert Erskine, le sénéchal. Il avait les faveurs du roi et on disait qu'il touchait également les revenus de Stirling.

— Le roi dont il avait les faveurs est mort, Mavella ! Même la faveur d'un roi ne s'exerce pas outre-tombe ; en outre, les libéralités royales ne survivent pas souvent à ceux qui les ont faites.

Mavella fit la moue : — Donc, celui-ci a l'appui du roi. Sois prudente, ma

sœur. J'acquiesçai car il n'y avait rien à répondre. Sir William

était un puissant seigneur, qui avait déjà fait usage delà force pour arriver à ses fins. Nous étions loin de la cour du roi et je n'avais aucune illusion : entre la justice d'un côté et de l'autre l'influence et la richesse, un roi n'hésite guère.

J'allais devoir réfléchir avec célérité si je voulais pouvoir transmettre Ravensmuir à Tynan. Je roulais l'anneau de Merlyn sur mon doigt, car je me sentais dramatiquement mal préparée à cet affrontement.

Le comte montait seul, avec un espace suffisant autour de lui pour que son identité ne puisse échapper à quiconque. Il avait ôté son casque et sa blanche chevelure brillait au soleil matinal. Une fois qu'il eut franchi l'espace à lui réservé, les chevaliers resserrèrent les rangs. Une troupe d'écuyers et de serviteurs formaient l’arrière-garde. Tous se groupèrent derrière les chevaliers sur trois rangs au moins.

Je n'avais aucune idée des provisions de bouche conservées dans les dépendances de Ravensmuir, mais j'espérais qu'il y en avait en abondance. J'avais devant moi

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un invité qu'il valait mieux ne pas offenser par une maigre chère.

*

* *

William fit avancer son cheval droit sur moi. C'était un bel homme pour son âge, avec des yeux bleus, un regard calculateur. Il fit arrêter sa monture, mais ne mit pas pied à terre pour me saluer. C'était un affront ; je soutins son regard d'un air de défi.

— Lady Virginia, lança-t-il en inclinant la tête. C'est un plaisir de faire enfin votre connaissance.

Son ton était un peu accusateur mais je ne m'en formalisai pas.

— Pour moi, aussi, messire. Comme c'est aimable à vous de faire le déplacement jusqu'à mon château !

Il me regarda sans savoir quelle contenance prendre puis continua avec plus de prudence.

— Les convenances veulent que je présente mes condoléances à la veuve du seigneur de Ravensmuir.

J'observai qu'il ne s'adressait pas à moi par mon titre. — La châtelaine de Ravensmuir accepte ces

condoléances avec reconnaissance, répondis-je en citant précisément mon titre.

Était-il possible qu'il fût venu dans un esprit de paix ? N'allait-il pas prendre Ravensmuir dès que ses hommes seraient installés dans la grande salle ? Avais-je un autre choix que de les y introduire ? Le visage de William ne trahissait aucune de ses pensées. L'autre comte n'allait pas

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tarder à arriver à son tour. Peut-être pouvais-je les mettre en concurrence.

William se racla la gorge. — Ce fut un choc pour moi d'apprendre la mort de

Merlyn, bien sûr. Il est triste d'apprendre qu'un noble ne peut se déplacer qu'en mettant en péril sa sécurité.

— Je suis de votre avis. — Est-ce que messire Merlyn était seul ? Son intérêt pour ce détail était étrange. — J'estime de mauvais goût d'évoquer des détails

sordides pendant mon deuil, dis-je. Qu'est-ce que cela change ? Mon mari est mort, qu'il ait été seul ou pas.

William mit pied à terre et fit une profonde révérence. — Je vous présente, milady, mes excuses les plus

sincères. Les hommes de guerre oublient parfois la sensibilité féminine. Je me demandais simplement comment on avait retrouvé Merlyn, comment on l'avait ramené ici et quand il avait été enterré.

Ce qui le perturbait, c'était de ne pas avoir vu le cadavre de Merlyn. Peut-être ne croyait-il pas à sa mort. Peut-être me prenait-il pour une menteuse.

Les conclusions qu'il en tirait m'étaient indifférentes dans les deux cas.

— Vous êtes trop bon de vous soucier de l'âme immortelle de mon mari, dis-je d'un ton qui signifiait le contraire. N'ayez nulle crainte, sir William. Merlyn a été enseveli en terre chrétienne et muni des sacrements de l'Église, mais je préfère ne pas m'étendre sur le sujet.

Ce disant, je le regardai bien en face, comme Merlyn m'avait dit de le faire chaque fois que je proférerais un mensonge.

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J'ignorais si William me croyait ou pas. — Tous mes regrets, milady, répondit-il en s'inclinant

de nouveau avec une ombre de sourire. Je serais venu à la messe de funérailles si j'avais su où et quand elle a eu lieu. Merlyn était un homme d'exception.

— De mon côté, sir William, je vous présente mes excuses, dis-je d'un ton radouci. Je n'avais pas assez fréquenté les connaissances de mon mari pour leur faire part de son décès ; je me suis réfugiée auprès des membres de ma famille.

Il eut un sourire froid qui n'atténua guère la dureté de ses traits.

— Savez-vous à présent qui a commis cet ignoble forfait ?

— Non. Et vous ? — Me croirez-vous, lady Virginia, si je jure de trouver le

meurtrier ? Son ton n'avait rien d'accusateur, quels que soient les

soupçons que je nourrissais vis-à-vis de lui-même ou de quiconque. Il avait évalué ma situation et conclu qu'elle était mauvaise.

— Je n'oserai me fier à aucun homme, messire, tant que l'agresseur de mon mari ne sera pas déféré en justice.

Son sourire s'élargit. — On ne peut tenir grief à personne de faire preuve de

prudence à l'approche du danger. Je ne savais que faire de son changement d'humeur. — Vous avez parlé de famille. Merlyn et vous, avez-vous

des enfants ? — Hélas ! non. C'est mon jeune frère qui héritera de

Ravensmuir.

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— Quel âge a-t-il ? — Quatre ans. Pour le vieil homme, c'était une mauvaise nouvelle. — Un âge dangereux pour les enfants. — Que voulez-vous dire ? Le regard de William était d'acier. — Un héritier trop jeune atteint rarement l'âge de la

majorité. Les enfants sont sujets aux accidents. Mon sang se glaça. Brusquement, je fus heureuse que

Tynan ne soit pas là pour affronter ces hommes au cœur de pierre.

— Et le frère de Merlyn, Gawain, est-il à Ravensmuir ? — Il n'y habite plus, déclarai-je en prenant la main de

Mavella. C'est ma sœur qui me console dans mon deuil. — Gracieuse dame ! s'empressa William en faisant le

baisemain à Mavella. Il tendit le bras pour gratter les oreilles du chien, mais

celui-ci gronda. Je me dis que la viande que je lui donnais était un bon investissement.

— Pardonnez-moi, mais cette bête est un bon chien de défense.

Je grattai le menton du chien-loup qui me lécha les doigts sans lâcher le comte du regard.

— Je vous conseille, milady, de ne laisser personne d'autre le nourrir ; la fidélité d'un chien que l'on nourrit est à toute épreuve.

— Êtes-vous venu me mettre en garde, sir William ? Il se tourna vers ses hommes avec un visage fermé. — Oui, mais ce n'est pas tout. Je n'eus pas le temps de lui demander des

éclaircissements car le clairon d'un autre héraut résonna

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sur la lande. Nous nous tournâmes comme un seul homme : le comte de March arrivait avec sa suite, aussi richement mise mais un peu moins nombreuse.

— George Dunbar, comte de March, bougonna William. — Oui, il m'a avertie de son arrivée imminente. — Ah bon ? — Les écuries de Ravensmuir sont à votre disposition,

messire, mais je dois m'excuser pour l'absence de palefreniers et d'écuyers à Ravensmuir. Nous avons une domesticité réduite, étant donné la rareté des visites. J'espère qu'il y a suffisamment de fourrage pour toutes vos montures.

William opina de la tête avec brusquerie. — Je suis sûr que tout ira bien. J'en étais moins sûre, mais continuai sur le même ton. — J'apprécierais que les chevaux du comte de March

trouvent eux aussi place dans les écuries. Je ne voudrais pas que mon hospitalité à son endroit ait à souffrir de votre présence : mais je vous laisse régler ces détails entre hommes.

— Comme il convient en effet, répondit William en levant la main pour faire signe à ses gens. Mais vous savez, milady, March peut parfaitement se contenter de mes restes. C'est une leçon que j'aime bien lui donner en ce moment.

Il serait parti là-dessus, mais je le rappelai. — Un instant, messire. L'assassin de mon mari court

toujours. Vous comprendrez ma répugnance à faire entrer des hommes en armes dans mes murs, alors qu'il existe une menace contre ma famille et ma maison.

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Il ne répondit pas mais savait où je voulais en venir ; il comprenait ma façon de penser mais cela lui coûtait de me céder.

— Je vous demanderai, sir William, de me remettre votre épée pour la durée de votre séjour au château. Et je vous demande votre parole sur ceci : tous vos hommes laisseront leurs armes hors mes murs.

— Vous savez que pareille requête est inusitée. — Les conditions dans lesquelles je me trouve sont

inhabituelles, et cela m'impose de mettre des conditions à mon hospitalité.

— Il est indigne d'un chevalier d'accéder à une telle demande.

— Je reconnais que cela convient mieux à la piétaille. Peut-être que vous-même et le comte de March pourriez vous contrôler réciproquement afin de garantir que ma volonté sera respectée dans mes murs et la sécurité de ma famille assurée. Je vous demande cela en me fondant sur votre esprit chevaleresque et votre honorable réputation

William considéra un instant les remparts et les portes pour en apprécier les qualités défensives ; puis il me regarda, toujours à la recherche d'un point faible.

À mon grand soulagement, il parut se résigner. J'ignorais s'il me protégerait de lui-même ou du comté de March, ou s'il cherchait simplement à gagner ma confiance.

Il s'inclina, défit le baudrier de son fourreau et me tendit son arme.

— J'accède à votre désir, lady Virginia, et je m'engage à venger moi aussi le meurtre de Merlyn Lammergeier.

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— Dans ce cas, sir William, je vous souhaite la bienvenue à Ravensmuir.

Il s'inclina et fit signe à ses gens d'entrer. Les chevaliers s'écartèrent et six chariots chargés à crouler s'avancèrent. Je supposai qu'ils transportaient la literie et l'armement, mais au moment où ils franchirent les portes, je réalisai qu'ils étaient bourrés d'aliments et de vins.

— Que Dieu le bénisse ! murmura Mavella reconnaissante.

Je restai réservée quant aux motivations de mon puissant voisin. Je me demandais quel prix j'aurais à payer pour que William se montre compréhensif.

*

* * J'accueillis ensuite George Dunbar, ses condoléances

dédaigneuses et sa suite beaucoup plus modeste. Notre nouveau roi avait choisi - ou avait dû choisir - sir William plutôt que lui ; sir George ne semblait pas apprécier ce changement de statut. Le bruit courait que la sœur du comte George, Agnès, devait épouser le roi David ; mais la toiture du château d'Edimbourg s'était effondrée sur David et ses hommes avant que les consentements eussent été échangés.

Le comte George était d'humeur morose ; quand il apprit que William l'avait devancé à Ravensmuir, il ne fut pas surpris mais poussa un gros soupir. En confisquant l'épée de William, j'avais établi un précédent : George reconnut l'arme au premier coup d'œil et, pour ne pas être en reste, se hâta de me remettre la sienne.

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Calum faisait partie des chevaliers de sir George ; je me souvenais qu'il avait été adoubé à Dunbar. Il me gratifia d'un imperceptible sourire, sans lâcher son suzerain d'un pas.

Chose curieuse, j'eus l'impression que le comte évitait Calum ; mais son attitude était si discrète que n'importe qui n'y aurait vu que du feu.

Dans la grande salle, j'observai que les chevaliers ne parlaient guère à Calum. Je me souvins que Merlyn le trouvait indigne de confiance.

De toute façon, les relations entre hommes sont compliquées par des questions d'alliances et de préséances. Peut-être d'autres convoitaient-ils Dunkilber et déploraient-ils que Calum ait obtenu non seulement le manoir, mais aussi la gloire de l'avoir enlevé au terme d'un siège. La vérité ne m'importait guère, j'évitai donc de trop y penser.

D'innombrables détails sollicitaient mon attention. Par bonheur, les caves de Ravensmuir regorgeaient de vins fins. Ces réserves que j'ignorais posséder reçurent le meilleur accueil.

Nous mangeâmes tard, bien après midi. Les hommes avaient une faim de loup et s'empiffraient à qui mieux mieux, toute leur attention accaparée par leurs tranchoirs et leurs chopines. Pour une fois, la grande salle était pleine à craquer et j'appréciais d'avoir un grand feu qui crépitait dans la cheminée et autant de place pour accueillir.

Je siégeai entre George Dunbar et William Douglas. Ils n'étaient ni amis ni même alliés ; leurs rares échanges de paroles étaient laconiques. Le fils de sir George, John, était

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assis à la gauche de celui-ci, et Mavella à la droite de William.

Bien qu'ayant leurs épées en ma possession, je ne pus avaler grand-chose. Ils étaient certainement venus se disputer Ravensmuir et il fallait que je me débrouille pour sauver mon patrimoine.

— Je suppose que nous sommes venus pour la même raison, affirma George en repoussant les restes de son repas.

— Je le suppose aussi, convint William. Vous comprenez bien, milady, que la succession de Merlyn doit être assurée à Ravensmuir, avec ses plus proches voisins comme témoins.

— Je ne suis pas au courant, répondis-je. N'est-ce pas le privilège du roi que de régler ce genre d'affaire ?

— En qualité de sénéchal, je représente le roi dans la région, affirma William d'un ton glacial.

— En tant que baron du royaume, j'offre un recours contre l'autorité de la couronne en ces matières, précisa George en foudroyant William du regard.

— Je ne saisis pas pourquoi Ravensmuir éveille un tel intérêt, répondis-je en me tamponnant les lèvres avec ma serviette. Le manoir ne recèle nulle richesse. Il n'a ni champs, ni vilains, ni dîmes.

— Son emplacement est stratégique : il serait désastreux qu'il tombât en des mains ennemies, répondit William.

George acquiesça et tous les deux me regardèrent avec espoir.

— À qui avez-vous l'intention de prêter serment de Vassalité ?

— J'avoue ignorer la tradition de Ravensmuir.

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Nous savions que la tradition est source de loi, en dehors des questions de haute justice.

— Mon mari ne s'est jamais entretenu de ceci avec moi, ajoutai-je.

— Comme l'exigent les convenances, acquiesça William. Ce n'est pas le rôle d'une femme que d'entrer dans ce genre d'arrangement.

George s’éclaircit la gorge. — Je ne suis pas de cet avis. Ma propre mère a défendu

Dunbar en l'absence de mon père. — « Que j'arrive tôt, que j'arrive tard, / Je trouve Agnès

sur le rempart», cita William. Les hauts faits de votre mère, comte, sont connus de tous, mais votre famille tend à oublier qu'il n'y aurait pas eu à défendre Dunbar si votre père ne l'avait traîtreusement offert au roi d'Angleterre.

George s'empourpra. — Toujours est-il que la valeur d'une femme ne doit pas

être sous-estimée. — Pas plus que son patrimoine, insista William avec un

sourire carnassier. Pouvons-nous voir la preuve que vous avez hérité de Ravensmuir, milady ?

Si tout n'était pas parfait sur le plan juridique, ils allaient tous deux se précipiter pour dénoncer ma qualité d'héritière. A moins qu'ils ne s'emparent tout bonnement du château.

— Naturellement, répondis-je. J'allai chercher le coffret de Merlyn et le posai sur la

table. Le silence tomba sur la salle quand j'en sortis le titre de propriété de Ravensmuir, avec ses rubans écarlates et les sceaux prouvant son authenticité.

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Je savais depuis longtemps que je n'avais rien à gagner en admettant ne pas savoir lire. Je fis donc semblant de connaître le document par cœur et le tendis à sir George - celui qui admirait la force des femmes. Il sourit.

— Je vous charge, sir George, de lire ce titre à haute voix, de peur que l'on ne m'accuse d'en modifier les termes à mon avantage.

Il y eut un brouhaha d'approbation et sir George commença sa lecture. Le titre, comme tous les documents de cette nature, décrivait en détail les terres de Ravensmuir, ses limites et ses bâtiments, et le droit qu'a son suzerain de tenir lit de justice pour les paysans liés à son fief, le défendre contre tout assaut et lever les différentes taxes et dîmes susceptibles d'être perçues.

Mais c'est là que s'arrêtait la ressemblance. Sir George fronça les sourcils, premier indice que tout

n'était pas conforme à ses attentes. — Je croyais, dit-il à William, que Ravensmuir était

votre vassal et donc celui du roi. William se pencha pour lire le texte lui-même. — Et moi, je croyais qu'il était votre vassal et donc celui

du roi. Les deux hommes bredouillaient de façon inintelligible

tout en lisant. Mavella me jeta un regard inquiet. Malgré ma peur, je restai impassible comme si le document m'était familier.

— Je suppose que tout cela vous satisfait ? — Nullement ! gronda William. Il s'adossa à son siège, vida sa coupe de vin et la reposa

brutalement sur la table. George se racla la gorge et relut le document.

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— J'ai l'impression que l'on n'y peut pas grand-chose. — La garantie est de la main du roi David. Je reconnais

son écriture, observa William en touchant du doigt l'une des signatures apposées au bas du parchemin.

George acquiesça d'une grimace. Je trépignais d'entendre enfin quelqu'un poser la question évidente.

— Alors, qu'est-ce qui est écrit ? demanda enfin John, le fils de George.

Et George lut à voix haute. — « En reconnaissance des services rendus par Avery

Lammergeier, Ravensmuir lui est accordé en fief, sans conditions ni taxes ni droits à quelque suzerain que ce soit, y compris le roi d'Ecosse en personne, et ce bénéfice écherra après Avery aux héritiers que lui et ses héritiers désigneront dorénavant. Avery, nommé seigneur de Ravensmuir par cet édit et l'héritier qui lui succédera ne devront nulle allégeance ni dîmes, et ne devront allégeance qu'au roi d'Ecosse personnellement. Proclamé ce 5 avril de l'année du seigneur 1350 par David II, roi d'Ecosse, en présence de John Randolph, comte de Moray, Maurice Moray, comte de Strathearn, Robert Erskine… »

— Un fief inaliénable ? coupa John stupéfait. Qu'a donc fait Avery pour mériter tel privilège sur Ravensmuir ?

En d'autres termes, quel cadeau avait-il apporté ? Le roi David avait la réputation de faire des legs aux monastères et aux églises en vue de son salut et de son honneur.

Toutefois, le roi David était mort depuis près d'un an. Ce ne pouvait être lui, ni quiconque désireux d'obtenir ses faveurs, qui avait attaqué Merlyn.

— Voilà chose fort rare, bougonna George, déconfit.

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Les deux hommes faisaient grise mine car ils avaient manifestement espéré faire main basse sur le fief. Je m'attendais à ce qu'ils cherchent à m'intimider jusqu'à ce que j'abandonne le droit qu'Avery s'était acquis. Or, je n'étais pas disposée à faire de concession.

— Nous ne saurions laisser un château de cette importance si mal défendu, insista George. Il représente un point faible dans la défense des territoires du roi, d'autant qu'il y a rumeur de troubles dans le sud.

Je tapotai le parchemin du bout du doigt en faisant le pari que Fitz m'avait dit la vérité.

— Ce document ne fait-il pas de moi l'héritière légitime de mon mari ?

George consulta le parchemin. — Si, il y a deux addenda, tous deux signés par les

témoins idoines. Le premier désigne Merlyn Lammergeier, fils aîné d'Avery, comme son héritier et le deuxième - probablement de la propre main de Merlyn - nomme sa femme Virginia son héritière.

— À moins que ce deuxième addenda n'ait été ajouté après la mort de Merlyn, insinua William en pesant bien ses mots. En effet, il est non seulement mort jeune, mais de façon inattendue.

Tout de suite, je compris ce qu'il insinuait. — Vous pensez que c'est moi qui ai modifié ce

document ? L'hypothèse était risible, mais je n'osai admettre que je

ne savais pas écrire, de peur que l'on ne se serve de cet aveu contre moi.

— Qui donc cela pourrait-il être ? — Quels sont les témoins de l'addenda ?

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— Il n'y en a qu'un, Rhys Fitzwilliam. William parcourut l'assemblée du regard. — Il est clair que c'est l'homme de confiance de Merlyn,

mais est-il ici pour attester qu'il s'agit bien de sa signature ?

Fitz, bien sûr, était absent. — Sa signature, prouve qu'il est témoin. Un homme n'a

nul besoin de témoin pour certifier sa propre signature, insistai-je.

— Sauf si sa signature n'est pas de notoriété publique, rétorqua George. La question est posée, milady, et l'enjeu considérable.

— Mais c'est de la folie ! m'exclamai-je. L'heure n'était plus aux minauderies. Mes deux voisins

se détournèrent et Mavella blêmit de mon audace. Je me préparai à me battre, mais n'eus pas le temps d'émettre mes objections.

*

* *

— Au contraire ! s'écria Ada du fond de la salle. Cela fait des années que je n'ai pas entendu chose aussi sensée. Ce n'est qu'une brasseuse illettrée, de Kinfairlie ; une vile roturière, indigne d'être châtelaine de Ravensmuir !

Tous les regards étaient braqués sur elle, les deux comtes étaient inquiets mais je souris.

— Merci, Ada, d'attester que je n'ai pas modifié le titre de propriété de Ravensmuir.

Elle rougit, mais ne céda pas.

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— C'est une vulgaire brasseuse. Fille d'une catin et de père inconnu.

— Est-ce que tu remets en question le fait qu'elle ait hérité ? demanda William.

— Oui. Cet héritage, je le mérite plus qu'elle, s'exclama-t-elle à l'hilarité générale.

— Sur quoi est fondée ta revendication ? demanda George à son tour.

Malcolm arriva dans la salle mais Ada l'ignora. Les hommes se donnaient des coups de coude entendus, montrant le tablier d'Ada et échangeant des opinions sur les ambitions des soubrettes. Un instant, j'eus pitié d'elle.

Elle brandissait le poing, les yeux fous. — J'ai des preuves ! Avery Lammergeier avait juré de

m'épouser, mais il est mort. Un nouvel éclat de rire général ajouta à la confusion.

Malcolm souffrait manifestement pour sa sœur. — Il m'a fait un enfant ! hurla-t-elle par-dessus le

brouhaha. Il m'avait juré de m'épouser. Il m'a attirée dans son lit, et je lui ai donné un fils.

Arnulf traînait à la porte derrière elle ; il eut un geste pour se cacher quand Ada le désigna.

— Je l'ai appelé mon frère par crainte du scandale, mais c'est un Lammergeier. C'est lui l'héritier légal de Ravensmuir.

Le brouhaha reprit de plus belle et je faillis me sentir mal. Ada se tourna vivement et pointa sur moi un doigt accusateur.

— Celle-là m'a volé tout ce que j'ai convoité, et me l'a arraché.

Elle vint droit vers moi, écumante.

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— Ça ne suffisait pas que mon père meure couvert d'opprobre et que tout Kinfairlie se moque de sa faiblesse. Ça ne suffisait pas que Mavella séduise l'homme que je méritais d'épouser. Ça ne suffisait pas que l'on m'arrache le dernier vestige de respect dont je jouissais, que l'on me déshonore, que l'on me traîne dans la boue. Non, tout cela ne suffisait pas.

Elle s'arrêta juste devant la table d'honneur. — Il fallait en plus que tu séduises Merlyn. Par

sorcellerie, tu l'as conduit à t'épouser en toute hâte. Tu m'as raflé Ravensmuir sous le nez, tu m'as condamnée à la cuisine à perpétuité. Mais justice va être faite, Virginia, et tout ce que tu m'as volé me sera rendu au décuple. Je serai châtelaine de Ravensmuir, car ce titre me revient, et toi, tu passeras la serpillière dans mes cuisines.

Elle s'adressait à présent aux deux comtes. — Gawain ne revendique rien, cela veut dire qu'Arnulf

est le seul héritier par le sang de la succession d'Avery. Ravensmuir lui revient de plein droit.

— Non, Ada ! s'exclama Malcolm du fond de la grande salle. Deux mensonges ne font pas une vérité.

— Qu'est-ce que tu en sais ? siffla Ada. — Je sais qu'Arnulf n'est pas le fils d'Avery. — Et moi je sais qui est sorti de mon sein. Je sais ce

qu'Avery m'a promis. — Et moi je sais ce qui s'est passé chez nous. Malcolm hocha la tête et approcha à son tour. Un silence absolu régnait à présent ; cette histoire

passionnait tout le monde plus qu'une légende chantée par un barde.

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— Un homme qui viole sa femme n'encourt aucun châtiment, celui qui bat ses enfants non plus, surtout s'il ne les a pas engendrés et qu'il est condamné à les élever.

— Malcolm, tu mens ! — Je dis la vérité, Ada. Il est temps, il est grand temps

de la dire. — C'est moi qui dis la vérité ! — Non, c'est moi, insista Malcolm avec un air sinistre.

Après la mort de mon père, ma mère s'est remariée et mon beau-père a violé ma mère d'innombrables fois. Quand elle fut enceinte, il tourna sa convoitise vers ma sœur. Ma mère comprit alors la noirceur du cœur de cet homme, et eut peur de mettre un autre enfant au monde sous ce toit. Si c'était une fille, elle aussi risquait de se faire violer toute jeune.

— Non, Malcolm, ne nous couvre pas de honte avec ces sornettes ! rétorqua Ada. Nous pouvons avoir Ravensmuir. Il nous revient de plein droit.

— C'est faux. Nous n'avons aucun droit sur Ravensmuir. Ma mère est allée trouver dans les bois une faiseuse d'anges ; elle lui a demandé une potion pour faire passer l'enfant. Mais sa grossesse touchait à son terme et la bonne femme a refusé. Le risque était grand, si près du terme, que ma mère meure et non le bébé. Ma mère n'a rien voulu entendre car elle était au désespoir.

Malcolm grinça des dents et se détourna d'Ada. — Quand je suis rentré, elle se vidait de son sang ; mon

beau-père était parti et Ada presque inconsciente de ce qu'elle venait de subir. Ma mère est morte ce jour-là dans notre cuisine, mais le bébé a survécu. C'était Arnulf, né prématurément. On ne saura jamais s'il est ainsi à cause

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de la potion ou à cause des mauvais traitements de mon beau-père.

J'étais horrifiée d'apprendre ce qui s'était passé chez les Gowan, derrière des portes closes. Ce qu'Ada et sa mère avaient subi était épouvantable.

Ada fondit en larmes et Malcolm se radoucit pour lui parler.

— Raconte-leur Ada, raconte-leur tout. — Tu as tout gâché ! lui cracha-t-elle. Mon histoire était

crédible, nul ne pouvait la réfuter. — Sauf moi, dit Malcolm en lui passant le bras autour

des épaules. Assez de mensonges, Ada. Que chacun récolte ce qu'il a semé et personne ne sera à blâmer. Pas même Virginia, châtelaine de Ravensmuir.

— Avery m'avait promis qu'il m'épouserait. — Mais Arnulf est-il son fils ? Ada fit non de la tête ; elle pleurait à chaudes larmes. De

nouveau, j'eus un sentiment de compassion, mais elle pointa vers moi un index accusateur.

— J'ai cru que son fils remettrait tout en ordre et exécuterait les volontés de son père, mais non. Virginia a lancé des sorts, mijoté ses potions et psalmodié ses malédictions ; elle s'est emparée de Merlyn Lammergeier. Vous n'allez pas laisser une sorcière régner sur Ravensmuir, alors que ses crimes méritent le bûcher ?

Cette fois, son accusation éveilla un réel intérêt. *

* *

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Tout le monde se remit à parler. Les comtes échangèrent un regard et mon sang se glaça. Une accusation de sorcellerie est plus facile à lancer qu'à réfuter et je le savais pertinemment.

— As-tu des preuves pour étayer ton accusation ? demanda William en se penchant, beaucoup trop intéressé à mon goût.

— Comment expliquer, répondit Ada d'un ton sarcastique, qu'un riche et beau seigneur épouse l'enfant illettrée d'une fille de joie ?

— On a vu des hommes se marier pour des tas de raisons, rétorqua William en souriant.

— Vous ne savez pas tout, cria Ada. Je prouverai que c'est une sorcière et je veillerai à ce qu'elle en subisse les conséquences.

— Ça suffit, Ada, intervint Malcolm en la tirant par le bras. Tu as fait assez de dégâts comme ça.

Déchaînée, elle lui assena un coup de poing. — Moi ? Et toi ? Qu'as-tu fait pour venger notre mère ?

Pour faire en sorte que ce misérable ait ce qu'il mérite ? Rien ! Non, Malcolm, tu étais trop occupé à forniquer avec ta femme pour te soucier de ta famille. Tu l'as laissé s'enfuir sans rien faire, aussi sûrement que si tu lui avais fourni un cheval.

— C'est faux ! — Et quelle aide nous as-tu donnée, Malcolm ? Qu'as-tu

fait après avoir vu ce que tu avais vu ? Tu es parti, n'est-ce pas ? Tu t'en es allé et tu m'as laissée dans ce gâchis pour aller retrouver cette vipère de Fiona. Tu n'avais pas le temps...

— En voilà assez ! hurla Malcolm.

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Ada s'apprêtait à continuer ses imprécations, mais il la souffleta. Le bruit de la gifle résonna dans la pièce, et ce fut le silence.

Il s'avança d'un pas, tout contrit. — Pardon, Ada, je... Le visage dans les mains, Ada se mit à pleurer. Les

sanglots lui secouaient les épaules et elle semblait toute ratatinée dans sa défaite.

— Viens chez moi, Ada, supplia Malcolm. Fiona t'accueillera.

— Non ! — Mais si. Je l'exigerai. Tu as raison de dire que j'ai trop

longtemps ignoré ma famille. Viens chez nous. Elle se laissa emmener vers les cuisines en sanglotant

convulsivement. J'avais pitié d'elle. Je savais ce que c'était que de dépendre de la charité de Fiona Gowan et je ne souhaitais cela à personne, même à la pire criminelle.

— Nous n'avons aucune preuve de sorcellerie, maugréa William, déçu.

George sourit comme si tout cet intermède était nul et non avenu.

— Ce qui nous ramène à la question du mariage de cette dame, avec un prétendant convenable. Mon fils John, par exemple, précisa-t-il après s'être raclé la gorge, est bon à marier.

Je croisai le regard du fils en question qui me gratifia d'un sourire vainqueur.

— Quant à moi, l'un de mes hommes du nom d'Ethan cherche femme, intervint William en me désignant un quadragénaire qui s'inclina.

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J'étais fort inquiète car, à ce train-là, je serais remariée avant le coucher du soleil.

— Mon mari n'est pas mort depuis une semaine ! Les convenances voudraient que je prenne le temps de faire mon deuil.

— Tout le monde sait que vous étiez séparés, insista George, vous n'avez pas besoin de rester veuve une éternité.

— Des fiançailles suffiraient pour le moment, reprit William, à condition bien sûr que vous permettiez à votre fiancé d'occuper et de défendre le château immédiatement.

— Et de partager mon lit avant l'échange des consentements ?

Je me levai d'un jet et jetai ma serviette. — Vous avez tous perdu l'esprit ! Vous n'avez ici nulle

autorité, nul droit de me contraindre à épouser qui que ce soit. Si je me remarie, ce sera de mon plein gré, le moment venu, à l'issue d'une cour qui m'agrée.

— Nous n'attendrons sûrement pas… commença George.

— Qu'on me trouve un messager ! criai-je. J'en appelle à Sa Majesté, qu'elle me défende contre la rapacité de mes voisins.

— Vous n'avez pas le droit, commença George avec feu. Il n'alla pas plus loin car un terrible vacarme éclata au

fond de la salle. On entendait approcher un galop d'enfer. Ce cheval

était déjà dans l'enceinte du château ! — Je suis indignée ! criai-je. Je vous accueille comme

des invités, et vous profanez mon intérieur. Je suis

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révoltée par ce manque de respect. Sir William, vous avez une curieuse conception de la justice du roi !

— Mais je ne suis pas au cour... Un énorme destrier noir fit irruption dans la grande

salle, il encensa et se cabra avec un hennissement sonore qui nous fit tous taire. Les hommes se bousculèrent pour s'écarter de son chemin ; des tables se renversèrent et du vin se répandit sur le dallage.

L'animal approcha au trot de la table d'honneur, levant haut les jambes et courbant l'encolure. Les clochettes d'argent de son harnais tintinnabulaient.

Je vis que le cavalier portait une grande cape noire, doublée de fourrure argentée. Seul l'éclat d'un sourire cynique était visible dans l'ombre de son capuchon.

Mon cœur bondit et je me mis à rire.

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14

Les deux comtes qui prétendaient m'imposer leur volonté s'étaient tus.

Merlyn guida son destrier jusqu'à nous. Il s'arrêta devant la table d'honneur et se découvrit brusquement tandis que son coursier s'ébrouait et frappait du sabot.

Ce fut William qui prononça son nom. Les deux comtes, blêmes, se signèrent comme s'ils voyaient un fantôme.

Merlyn descendit de selle et s'avança pour prendre ma main, qu'il baisa.

— Pardon, chérie, pour ce retard indépendant de ma volonté. Je constate que tu t'es superbement défendue.

J'acquiesçai, incapable d'articuler un mot. J'étais à la fois ravie qu'il fût sain et sauf, et terrorisée à l'idée qu'il ne le restât pas.

— Vous nous avez menti à propos de votre mort, protesta enfin William.

— Je suis vivant, il est vrai, confirma Merlyn en me serrant légèrement les doigts. Je savais que vous fondriez sur Ravensmuir pour obliger ma femme à épouser un homme à vous sans qu'elle ait le temps de demander la protection du trône. Par conséquent, j'ai jugé bon d'en appeler moi-même au roi.

Sa voix portait haut et clair ; toute l'assemblée retenait son souffle.

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— Non ! protesta George. — Vous n'avez pas le droit d'usurper mes

responsabilités, contesta William. — J'ai tous les droits, riposta Merlyn d'un ton cinglant,

sans me lâcher la main. Un viol aurait suffi en guise de consommation, nous connaissons tous la jurisprudence sur ce point. Ma femme aurait-elle échappé à vos ambitions ce soir, quelque protestation qu'elle fît ?

George et William étaient dans l'embarras. Je remarquai que Calum semblait fou de rage mais j'ignorais si l'objet de sa fureur était Merlyn ou son suzerain. En effet, il n'avait pas été proposé comme prétendant.

— Il y a un assassin dans vos rangs, poursuivit Merlyn, ou un homme prêt à commettre un meurtre ; tant qu'il ne sera pas démasqué, on ignorera qui est ami de Ravensmuir et qui ne l'est pas. Vous vouliez contraindre ma femme à en épouser un autre alors qu'elle n'est même pas veuve et vous vous disposiez à ignorer les droits accordés à Ravensmuir par Sa Majesté. Ma femme a eu bien raison de s'assurer que vous n'entriez pas armés dans ma grande salle.

Une dispute générale éclata alors, chaque comte cherchant à justifier ses actions, et plus d'un demandant à en savoir plus sur mon mari. Merlyn finit par lever la main pour demander le silence.

— J'ai rencontré le roi à Haddington. Écoutez ! Votre suzerain arrive !

L'écho d'une trompe nous parvint ainsi que le grondement d'innombrables chevaux ferrés.

Le roi et sa justice arrivaient à Ravensmuir, et ce n'était pas trop tôt.

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*

* * Une fois le roi installé à la table d'honneur et son

appétit rassasié, la salle fut organisée en cour de justice. Merlyn narra l'attentat dont il avait été victime. Les comtes s'indignèrent de ma qualité de roturière et surtout d'héritière, exigeant que le titre de Ravensmuir fût modifié.

Je compris qu'ils s'attendaient encore à ce que Merlyn se fasse tuer.

— Croyez-vous que le meurtrier soit parmi nous ? demanda le roi.

Merlyn acquiesça. — Mais c'est une honte ! s'exclama George. Vous n'avez

pas le droit d'accuser de meurtre des hommes d'honneur. Merlyn le foudroya d'un regard glacial. — Quel honneur y a-t-il à attirer un homme dans un

piège mortel ? — Je vous demande pardon ? — J'étais sur le chemin de Dunbar à votre demande et à

l'heure fixée par vous quand j'ai été attaqué. — Mais je ne vous ai jamais fait mander, répondit

George en blêmissant. — Si ! Vous souhaitiez que nous parlions d'une relique

que vous pensiez être en ma possession. George était catégorique. — Je ne savais même pas que vous étiez à Ravensmuir !

J'ai toujours apprécié vos visites, Merlyn, mais je ne vous ai pas invité.

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— Il est curieux qu'un homme à vous m'ait affirmé le contraire ! observa Merlyn en scrutant l'assemblée.

Je remarquai que Calum le défiait du regard. — J'ai été convoqué à Dunbar, expliqua Calum, et on

m'a dit de vous donner le message que je vous ai remis. — Par qui ? demanda George. Calum désigna le fils de George. — Par le fils de mon seigneur, John. Ce dernier se leva d'un bond et donna du poing sur la

table. — Mensonge ! — Décidément, les mensonges se multiplient, dis-je. — Et vous n'êtes pas la dernière à en proférer, riposta

William d'un ton acerbe. Merlyn le prit à partie. — Vous n'êtes pas né de la dernière pluie, sir William.

Comment croire à la mort d'un homme dont on n'a pas vu le cadavre ?

— J'ai demandé à le voir, rétorqua William. — Et vous, sir George, continua Merlyn, quelle sottise

que de vouloir usurper les droits inhérents à Ravensmuir ! Virginia est mon héritière, conformément à l'addendum sur le titre. Je vous souhaite à tous d'avoir pour épouse une femme aussi déterminée que la mienne.

Plusieurs hommes, croyant l'affaire résolue, lancèrent des acclamations. Seul Calum faisait grise mine.

Le roi était songeur ; les difficultés soulevées par les deux comtes ne lui semblaient pas négligeables.

— Merlyn, dit-il, vous ne pouvez ignorer leur point de vue. Il y a de l'agitation aux frontières et un château tenu par une femme peut facilement tomber. Votre épouse est

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roturière, elle risque de ne savoir que faire si elle devait se retrouver veuve.

— Elle a de l'autorité, rétorqua Merlyn, mais le roi n'eut pas l'air convaincu.

Mon mari changea d'arguments. — Et si le château est bien armé, et ses terres cultivées ? — Cela fait des décennies qu'elles sont en friche et vous

n'avez pas été présent assez souvent pour veiller à ce que cela se fasse.

— J'ai l'intention de résider à Ravensmuir. — Et vos affaires ? — Je les ai abandonnées. Mon frère est le seul

Lammergeier qui voyage à l'étranger, désormais. J'ai une femme et un château à défendre.

Le roi m'observa un instant. — Avery a dû accumuler des trésors considérables,

murmura-t-il. Le cœur me manqua quand je me rappelais que le seul

cadeau qui nous aurait à coup sûr valu l'accord du roi avait disparu : par ma faute, Gawain était parti avec.

Merlyn sourit. — Bien sûr que les trésors de mon père sont toujours là,

dans ce château même et à ma disposition. Comme je me suis retiré des affaires, il ne me reste plus qu'à en faire cadeau.

Le roi fit la moue, évaluant le prix de sa grâce. Je m'inquiétai que Merlyn fasse si clairement allusion à son immense fortune : nombreux étaient les hommes de l'assistance qui échangeaient des regards entendus. La réputation d'Avery était bien établie.

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— C'est le temps du renouveau pour Ravensmuir, le temps de dévoiler toutes les vérités, affirma Merlyn. Je voudrais faire éclater une autre vérité avant que vous ne preniez une décision, sire. Donne-moi la lettre de ta mère, chérie.

Je fus stupéfaite de sa demande et serrai son coffret contre ma poitrine ; ce n'est pas tant le contenu de la lettre que je redoutais, mais le fait qu'il fût dévoilé devant tous ces hommes.

— Merlyn, pas devant tout le monde, suppliai-je à voix basse.

J'étais encore hantée par le souvenir de la lecture publique au marché de Kinfairlie.

— Si, chérie, ici et maintenant. Il est temps d'en finir avec certaines questions. Fais-moi confiance.

La conviction de Merlyn était contagieuse. À l'évidence, il connaissait le contenu de la lettre de ma mère. Il l'avait lue. Il avait retrouvé Alasdair pour Mavella et avait mis Tynan en sécurité, loin de ces comtes qui parlaient de jeunes héritiers et d'«accidents» ; enfin, il était allé chercher le roi pour défendre nos droits. Il s’était proclamé vivant devant une assemblée entière pour m'éviter l'obligation d'en épouser un autre.

Pour toutes ces raisons plus celles que je ne pouvais nommer, je fis confiance à Merlyn.

*

* * La gorge serrée, j'ouvris le coffret et tendis le parchemin

à mon mari. Merlyn m'adressa un sourire fugace,

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conscient de l'importance de ce que je faisais. Les deux comtes observaient avec une curiosité évidente.

— Où as-tu trouvé cette lettre ? me demanda Merlyn. Il faut que toutes les personnes présentes ici le sachent.

J'inspirai profondément, mais en tremblant. — Je l'ai trouvée cousue dans la chemise de ma mère en

faisant sa toilette funèbre. Je ne l'avais jamais vue avant et j'en ignore encore le contenu.

— Mais moi, chérie, je le connais, affirma Merlyn avec sa tranquille assurance.

Soudain, je me rappelai l'avoir vu dans l'ombre de ma chambre, faisant tournoyer la clef au bout de sa cordelette en soie.

Il se tourna vers l'assemblée suspendue à ses lèvres. — C'est une lettre d'une mère dévouée à sa fille, à sa fille

qu'elle sait illettrée. Comme Ada l'a dit, Virginia ne sait ni lire ni écrire car elle n'a jamais eu la chance qu'on lui apprenne. Elle est aussi incapable d'avoir modifié le titre de propriété de Ravensmuir que d'avoir composé cette lettre.

— C'est vrai, confirma Mavella. Je croisai fébrilement les doigts, brûlant de connaître le

contenu de cette lettre, et craignant d'être déçue. D'un geste inattendu, William posa une main encourageante sur mon épaule.

Merlyn déplia la lettre et commença sa lecture ; on aurait entendu voler une mouche.

«Ma très chère fille, Virginia, Tu trouveras ci-dessous la vérité sur mon identité et

sur ton origine. Tu trouveras le récit d'une nuit déjà

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ancienne et d'un mensonge que j'ai entretenu pour ta sécurité. J'ai longtemps dit aux gens que j'avais été servante à Kinfairlie et prétendu avec insistance avoir tout oublié de l'incendie du manoir mais ces deux affirmations sont fausses. Je n'ose me confesser à un prêtre. J'ai peur de te mettre en danger, et je redoute de faire confiance à quiconque, de crainte d'être trahie.

Notre vie à Kinfairlie m'a enseigné que la trahison peut venir de n'importe quelle direction.

On m'appelle Elizabeth de Kinfairlie mais ce n'est pas mon vrai nom. Je n'ai jamais été servante à Kinfairlie, bien que je l'aie prétendu. J'y ai vécu, c'est vrai, mais mon vrai nom est Marie Elise ; je suis la troisième fille du dernier comte de Kinfairlie et de sa femme. Je suis la seule personne du château ayant survécu à sa destruction.»

— Elle a survécu ! s'exclama William stupéfait. Je compris qu'il avait dû connaître ma mère ou

entendre parler d'elle quand elle était jeune à Kinfairlie. Les auditeurs se penchaient pour mieux entendre,

captivés. Je fermai les yeux. J'entendais les phrases se succéder, comme si ma mère les prononçait ; j'étais au bord des larmes.

«Nul ne me connaissait à l'époque. Peu de gens

m'avaient été présentés, à peine plus m'avaient aperçue. J'avais à peine treize ans quand Kinfairlie fut attaqué ; j'étais jeune et on m'avait toujours protégée. Mon père craignait que des hommes convoitent ses filles ; il nous

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gardait à l'abri des murs. Mon père redoutait les hors-la-loi, mais ils sont venus mettre le siège devant son château.

Quand la meute de ces loups est venue hurler à notre porte, nous avons cru que l'on viendrait à notre aide. Chaque jour du siège, nous pensions qu'une armée de secours arriverait sur les sombres landes et attaquerait nos ennemis. Mais personne ne vint. Au bout de plusieurs semaines, je lus dans les yeux de mon père qu'il ne croyait plus à la venue d'éventuels secours.

Avec la bravoure et l'inconscience d'une enfant, je me dis que l'absence de secours n'était pas due au fait que mon père avait peu d'alliés, qu'il s'était rarement porté à l'aide de ceux qui en avaient besoin, ou que sa demande d'assistance avait été rejetée. Avec une conviction absolue, je pensais que si les nombreux amis de mon merveilleux père n'accouraient pas, c'est parce qu'ils ignoraient notre détresse.

Je décidai de redresser la situation. Un vieux château compte beaucoup d'accès, et seuls les

enfants les connaissent tous. Il y avait un passage à travers les caves qui débouchait dans un amas rocheux sur la lande. De là, je pouvais aller à pied à Dunbar. J'avais vu ce château juché sur la côte dans le lointain. Je ne savais pas grand-chose du monde, mais j'ai beaucoup appris au cours de cette matinée où je suis sortie chercher de l'aide.

Par une sinistre coïncidence, c'est ce jour-là que l'assaut fut donné. Dès l'aube, les assaillants catapultèrent par-dessus nos murs des seaux de feu grégeois. Ce fut la panique quand le toit des écuries s'enflamma et je compris que je devais partir sans délai.

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Ma mère nous avait vêtues avec simplicité, mes sœurs et moi, en sorte que, si les portes étaient forcées, on ne puisse nous distinguer des domestiques. Je me glissai dans la cave et courus, certaine de représenter le seul espoir pour ma famille.

En vérité, il n'y avait plus d'espoir. Quand j'atteignis l'extrémité du souterrain, j'entendis des hurlements derrière moi, et le crépitement des flammes. Je me glissai dehors et grimpai au sommet de l'éboulis pour regarder la catastrophe.

Ce fut mon erreur. Des mercenaires cernaient nos murs tandis que l'incendie faisait rage, mais j'étais aveugle à leur présence. Ils ne pouvaient approcher du château à cause de la chaleur, et moi je ne pouvais détacher mes yeux de ce spectacle.

Kinfairlie n'était qu'un brasier. J'entendais les hurlements de tous ceux que j'aimais et que je connaissais. Terrassée, j'éclatai en sanglots. Je me souviens du soleil qui se voila ; tout l'horizon s'obscurcit.

Je suis restée là longtemps sans bouger, puis un homme s'est approché lentement. Il était jeune, grand, vêtu en chevalier et avait le visage noir de suie. Il semblait en colère ; ses yeux brûlaient d'un autre feu quand il me cria quelque chose.

Je m'enfuis et courus aussi vite que je pus, mais il était beaucoup plus grand que moi et habitué à la course et au combat. Il me rattrapa, me jeta à terre et me fouilla pour trouver des bijoux. Il me frappa car il n'en trouva pas. Comme je roulais sur moi-même pour lui échapper, il me saisit brutalement par les hanches. Je hurlais, mais il m'empoigna les cheveux et me cloua au sol.

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Il me viola trois fois. Puis il me repoussa comme un paquet de chiffons.

J'avais mal, je saignais. Quand il se tourna pour regarder le château, je le frappai à la tête avec un caillou. Il rit et se jeta de nouveau sur moi.

Je le frappai derechef, furieuse de ce qu'il avait fait et craignant qu'il ne recommence. La pierre le heurta à la tempe, le sang jaillit et il tomba à genoux.

Je profitai de ce répit pour filer et dévalai jusqu'à la côte. Je sanglotais en courant, les larmes me brouillaient la vue. Je l'entendais crier derrière moi. Mais Dunbar était trop loin ; bien avant de m'en être rapprochée de manière significative, j'étais à bout de souffle.

C'est alors que je me mis à douter de mon projet. Qui me croirait ? Je n'avais nulle preuve de mon origine, aucun moyen de prouver qui j'étais. Je n'avais rien et j'étais une femme. Je connaissais le blason de mon assaillant mais pas son nom. Et si quelqu'un avait endossé ses couleurs ? Même si je le revoyais, si je l'accusais, je craignais que personne ne me croie.

Surtout s'il était puissant. Je me tapis donc au milieu des rochers, aux aguets pour savoir s'il me poursuivait - ce qu'il ne fit pas car il avait eu ce qu'il désirait. Et je regardai en pleurant Kinfairlie brûler.

Cela dura trois jours. Quand les ruines cessèrent de fumer, je rampai hors de

ma cachette. Les soudards étaient partis ; les terres de mon père étaient ravagées et les récoltes saccagées. Je retournai sur les cendres du château où j'avais joué, et inventai mon histoire.

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Puis j'allai au village de Kinfairlie et racontai ce que tu connais. Ce n'est pas la vérité, Virginia. J'ai échafaudé cette histoire pour survivre. Je craignais le retour du chevalier, et ce qui m'arriverait si je l'accusais.

Au bout de quelques semaines, je sus que je ne pourrais jamais dire la vérité. Un enfant se développait en moi : sa présence confirmerait peut-être mon accusation, mais cet ignoble chevalier n'hésiterait pas à le supprimer. J'étais jeune, mais je savais que tu serais ma famille et que tu remplacerais dans mon cœur tous ceux qui m'avaient été arrachés.

Je ne revis jamais ce chevalier et je ne sais même pas si je le reconnaîtrais. Le pire, c'est que toi ma fille, tu te crois roturière. Tu n'es pas une croquante, une bâtarde née d'amours ancillaires. Tu es la petite-fille du dernier seigneur de Kinfairlie et de sa femme, la progéniture de leur fille Marie Elise et d'un chevalier inconnu. Tu es de noble lignage, Virginia, et cela personne ne peut l'enlever de ton sang.»

Les deux hommes entre lesquels je siégeais avaient

changé de visage. Je regardai Merlyn : c'était lui mon point d'ancrage dans ce monde devenu fou.

«Pardonne-moi de ne pas t'avoir dit cela de vive voix.

J'ai failli le faire lors de ton mariage avec Merlyn : j'étais heureuse, que tu t'installes à Ravensmuir, qui faisait autrefois partie du fief de mon père. Sans doute Merlyn Lammergeier avait-il d'instinct senti ta haute naissance. J'étais fière de la façon dont tu te tenais, dont tu parlais, dont tu assurais avec aisance ton rôle.

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J'ai tu la vérité, afin de ne pas jeter d'huile sur le feu et aussi par peur que tu ne me reproches toute cette vie de mensonges. Nous avons toujours été proches, Virginia, et, au soir de ma vie, je ne veux pas te perdre.

Je regrette de ne pas t'avoir appris à lire et à écrire. Je suis la première victime de cette erreur car je ne peux qu'espérer, maintenant. Espérer que tu trouveras cette lettre à ma mort, espérer qu'une personne de confiance t'en apprendra le contenu… Je n'ai que l'espérance, Virginia ; c'est tout ce qu'il me reste depuis l'incendie de Kinfairlie, mais cela a été suffisant.

Que Dieu te bénisse, Virginia. Sache que rien n'empêche un enfant conçu dans la fureur de naître dans l'amour. Et absous-moi de t'avoir caché cette vérité que tu méritais de connaître.

Ainsi s'achève mon ultime confession : il n'y manque que l'absolution d'un prêtre. Prie pour moi, Virginia, car mon seul désir fut de te protéger.

Bien à toi dans le Christ, Marie Elise de Kinfairlie» Merlyn replia soigneusement la lettre qu'il me rendit.

Nos doigts se frôlèrent et je baissai les yeux devant son regard compatissant. Le silence régnait dans la grande salle.

D'une main tremblante, je remis le document dans le coffret puis je le tendis à mon mari ainsi que la clef. Il ne contenait plus rien qui n'appartînt qu'à moi seule. Quant aux mots de ma mère, ils résonnaient dans ma tête et resteraient gravés en moi à jamais.

Il revenait à présent à Merlyn de conserver les preuves de la haute naissance de sa femme.

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— Je vous prie de m'excuser, dis-je d'une voix rauque. Comme je m'éloignais de la table, ma sœur et mon mari

murmurèrent mon nom mais je les ignorai. Tout ce que je voulais, c'était être seule.

Je fis quelques pas et perdis connaissance.

* * *

Quand je repris conscience, je vis d'abord le sourire de

Mavella assise près de moi sur le bord du lit. Des voix d'hommes me parvenaient de la grande salle. Je voulus m'asseoir mais ma sœur me retint.

— Repose-toi, dit-elle. — Je dois savoir de quoi ils parlent. Notre avenir est en

jeu ; je ne vais pas rester au lit ! — Mon avenir est tout tracé, répondit Mavella. Et le tien

aussi puisque, manifestement, Merlyn est en vie. Sachant qu'elle ne me laisserait pas me lever, je me

rallongeai à contrecœur. — Tu le savais, affirma-t-elle. Incapable de mentir, j'acquiesçai. — Oui. Il est venu me voir le premier soir et m'a tout dit. — C'est pour ça que tu avais l'air si heureuse... — Je n'osais rien dire. — Tu as bien fait. Oh ! Virginia, je suis si heureuse pour

toi ! Je m'assis au bord du matelas et pris la main de ma

sœur. — Tu avais deviné le secret de maman ? Mavella fit non de la tête.

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— Moi non plus, avouai-je. Maintenant, je comprends pourquoi elle veillait sur notre langage.

— Et pourquoi elle aimait la bonne chère ! — Et pourquoi elle ne voulait pas de métier, ni de mari

roturier... — Et aussi pourquoi elle se jugeait au-dessus de tout le

village de Kinfairlie, conclut Mavella en soupirant. Ils s'en sont aperçus : ils l'admiraient et lui en voulaient en même temps.

— Sa lettre ne dit rien de ton père, observai-je. — Elle m'a parlé de lui il y a longtemps. Je croyais

qu'elle avait fait pareil pour toi. Je savais que nous n'avions pas le même père.

— Qui est-ce, alors ? — Tu te souviens de Rodney ? — Comment l'aurais-je oublié ? C'était un oncle

délicieux. Il venait souvent, avec des cadeaux merveilleux pour les fêtes. Mon premier souvenir, c'est maman et Rodney en train de rire en buvant du vin à table.

— Avant de forniquer, s'esclaffa Mavella sous mon regard stupéfait. Tu n'étais pas la seule à les entendre faire, ma sœur. Et évidemment, cela avait commencé avant que nous soyons d'âge à le remarquer.

— Ainsi, il était ton père. — Maman a dit qu'il refusait d'abandonner sa fille

malade : c'était à lui de s'en occuper et il ne voulait pas nous imposer les inconforts de sa maladie. Maman disait qu'un homme a besoin de consolations pour supporter le fardeau de la vie. Elle était sans remords.

— Elle l'aimait.

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— Et lui aussi l'aimait, je pense. Mais ils se sont rencontrés trop tard : Rodney avait déjà de lourdes responsabilités, il n'était plus temps qu'ils se découvrent faits l'un pour l'autre.

— Ils avaient raté leur chance mais ils ont profité du bonheur quand il s'est présenté, observai-je tranquillement. C'est une leçon à retenir.

— Une leçon que nous avons eu la sottise d'ignorer jusqu'à ce qu'il fût presque trop tard.

Nous échangions nos souvenirs à mi-voix quand Merlyn entra.

— J'aimerais avoir ton avis, chérie, dit-il d'un ton neutre.

De Merlyn, je m'attendais à tout mais certes pas à ce ton de notaire.

— Comment cela ? demandai-je en me levant. — C'est aujourd'hui que le roi va trancher la question de

la succession de Ravensmuir. — Ils ont tous peur que tu te fasses tuer, répondis-je en

serrant, les poings. — En effet, répondit-il avec un sourire bref. Je ne suis

pas immortel et ils le savent. — Juridiquement, Virginia est ton héritière, lui rappela

Mavella. — Et cela ne les rassure pas. Ravensmuir occupe un

endroit stratégique et il est imprenable. Malgré le jeu des allégeances, le danger est là.

— Qui revendique Ravensmuir peut facilement attaquer Dunbar ou Tantallon, dis-je en comprenant l'importance des enjeux.

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— Et nous n'avons ni chevaliers ni mercenaires, au moins pour le moment. Nous aurions donc du mal à défendre le château.

— Surtout moi, en tant que femme, précisai-je un peu amère.

— Oui, cela les inquiète. Mavella était indignée. — Ils vont te forcer à choisir Gawain, prédit-elle. Il n'a

pourtant ni mercenaires ni chevaliers lui non plus. Quant à moi, je préfère mille fois être défendue par Virginia que par Gawain.

— Moi aussi, confirma Merlyn. Mais j'aimerais voir ces hommes vider les lieux.

— Tu crains une trahison ? — Je crains une impasse. L'appât est dans la tapette,

chérie, mais la souris ne s'y risquera pas tant que la salle sera pleine de chats affamés.

Mon sang se glaça en me souvenant de ce qu'il avait dit : une vie sans risques ne vaut pas la peine d'être vécue.

— Tu as vraiment envie de mourir ? — J'ai envie de résoudre la question, chérie. Pour

demander justice, il faut des preuves. Je vais contraindre mon agresseur à recommencer mais, cette fois, je suis prêt à le recevoir.

— Merlyn... — Je crois savoir de qui il s'agit, chérie. — Mais tu n'as pas de preuves. — Pas encore. Je compris qu'il n'en dirait pas plus pour le moment. — Lègue Ravensmuir à Tynan ! implorai-je. — Pourquoi ? demanda Merlyn les yeux brillants.

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— Nous avons déjà évoqué nos doutes sur l'identité de son père. Il est peut-être un Lammergeier. Ainsi, il pourra se préparer à devenir seigneur et tous sauront sa destinée.

— Mais s'il y a un tueur à la poursuite des Lammergeier, Tynan est en danger ! observa Mavella, terrifiée.

— Dieu soit loué, il est loin, répondis-je. Est-ce pour cela que tu l'as enlevé ?

— Je savais qu'ils allaient venir, acquiesça Merlyn. Ils ne pouvaient faire autrement. Et je craignais, c'est vrai, que les Lammergeier soient tous pourchassés. C'est un point à résoudre si nous voulons un jour vivre en paix.

— Tant mieux si Tynan est à l'étranger, repris-je avec un profond soupir. Le fait d'être reconnu héritier sous la protection du roi contribuera à le protéger.

— N'as-tu pas d'autres raisons de le choisir, chérie ? Je fus sur le point de livrer mon secret, mais la présence

de ma sœur m'en empêcha. — C'est mon frère et j'en suis responsable. Moi aussi, je

suis mortelle, et je crains pour Tynan en mon absence. Ravensmuir assurerait son avenir.

Merlyn me scruta un moment puis hocha la tête et se tourna vers Mavella en souriant.

— Un homme est venu me demander ta main, Mavella. Il a précisé qu'il n'a pas besoin de dot, tant il t'aime.

— Alasdair ! s'écria ma sœur, radieuse. — Tu partages ses sentiments ? — Que oui ! — Je vais lui présenter mes félicitations, alors, et lui

suggérer de demander au curé de Kinfairlie de publier les bans. Je voudrais que tu partes avec lui dès demain, Mavella. Tant pis pour le scandale, mais tu seras plus en

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sécurité au village qu'ici. Malcolm Gowan et sa femme te recevront comme il convient jusqu'au mariage.

— Si tu insistes… répondit Mavella en m'interrogeant du regard.

— Et je te demanderai, ajouta-t-il, d'emmener ta sœur avec toi...

— Pas question, Merlyn ! me récriai-je. Je ne te laisserai pas seul ici. Nous sommes mariés pour le meilleur et pour le pire et...

Il me ferma la bouche d'une douce pression du pouce. — Je n'en attendais pas moins de toi ! répondit-il,

amusé. Il m'embrassa rapidement sur le front et me tendit son

coffret. — Garde-le pour moi, chérie ; ce soir, notre grande salle

n'est pas un bon endroit pour garder un trésor. Il se pencha pour me baiser la main et me souffla à

l'oreille un ordre stupéfiant. Puis il sourit et s'éloigna vers l'escalier.

Je le rattrapai et le saisis par l'épaule. — Tu risques gros en te dévoilant, Merlyn, lui dis-je à

l'oreille. — Tu as peur pour moi, chérie ? La gorge serrée, j'acquiesçai. — Ta blessure s'est rouverte. J'ai vu du sang dans

l'écurie. Il haussa les épaules mais son regard était grave. — J'ai pas mal poussé mon cheval pour venir à

Ravensmuir, dans ma hâte de combler les désirs de ma dame.

— Et tu es allé à Haddington par-dessus le marché.

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— Bientôt, dit-il avec un sourire, tout cela appartiendra au passé, chérie.

— Si tu y survis. — J'ai toujours eu une chance diabolique. — Comme il convient à un démon ! Nous échangeâmes un sourire, mais nous avions

surtout envie l'un de l'autre. Malheureusement, le temps nous manquait. Je lui posai un baiser léger sur le front, comme il l'avait fait tant de fois avec moi.

— Prends garde à toi, Merlyn. Je ne saurais vivre sans toi, tu sais.

— Il n'y a rien à craindre ce soir, chérie, car ils se surveillent les uns les autres.

Merlyn m'embrassa le creux de ma main. — C'est à leur départ que le danger commencera. Je savais qu'il avait raison.

* * *

Dans la grande salle, les hommes buvaient et faisaient

la fête en vidant les caves de Ravensmuir. Assise sur le grand lit, Mavella me contait gaiement ce

qu'Alasdair lui avait dit. J'ouvris le coffret de Merlyn et y pris la petite bourse contenant les pierreries. Je la vidai dans la main de Mavella, stupéfaite.

— Virginia ! Qu'est-ce que c'est ? — Ta dot, répondis-je en souriant. Une dot digne de la

fille de Marie Elise de Kinfairlie. — Non, Virginia, tu ne peux pas...

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— C'est l'idée de Merlyn, et il a raison. Cela assurera ton avenir et celui de tes enfants.

— Mais... — Prends-le comme un cadeau de mariage. — Mais... — Tous les gens font une mauvaise récolte une fois ou

l'autre. Prends, Mavella : je te souhaite de rester en bonne santé toute ta vie, et de ne jamais en avoir besoin.

Elle m'enlaça de toutes ses forces, presque à m'étouffer. — Décidément, Dieu a des bontés pour nous dans cet

endroit, dit-elle, émerveillée. Je n'aurais jamais rêvé d'une chance comme celle que j'ai trouvée à Ravensmuir.

Nous remîmes les pierreries dans la bourse. Je savais que ce n'était pas la chance mais mon mari qui assurait ainsi le bonheur et la prospérité de ma sœur.

— Tu as besoin d'une robe pour ton mariage et nous allons la choisir dans ce coffre, dis-je gaiement.

— Virginia, je ne peux rien accepter de plus. — Tu vas prendre quelques atours, et ce sera aux yeux

de tous mon cadeau. Nous raccourcirons l'ourlet ensemble dès ce soir, en formulant des vœux de bonheur à chaque point. Et quand nous aurons fini, dis-je en secouant la bourse de pierreries, ce petit sac sera vide et tu auras toute ta richesse à tes pieds : nul dans la grande salle ni sur mes terres n'en saura rien.

— Oh… murmura Mavella. Elles sont volées ? — Non, répondis-je, en espérant que c'était vrai.

Simplement, nous n'avons pas envie de nous faire taxer par ces comtes rapaces.

Nous ouvrîmes mon coffre, et notre choix se porta sur une robe de samit rouge bordée d'hermine, un vêtement

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royal. Mavella n'osait la prendre mais j'insistai : sa couleur n'allait pas avec celle de mes cheveux.

Elle accepta finalement et nous appelâmes Berthe pour l'essayage ; nous mesurâmes l'ourlet, en sorte que tout le monde sache que nous y avions travaillé, puis envoyâmes la servante se coucher.

Mavella et moi cousîmes très tard dans la nuit et j'eus tout le temps d'entendre chanter les louanges d'Alasdair. Toutefois, mes pensées étaient ailleurs. J'avais très peur de ce que l'avenir réservait à Ravensmuir.

Mavella finit par s'endormir sur mon lit tandis que j'arpentais la chambre. Merlyn ne vint pas, même après qu'on n'entendit plus dans la grande salle que les ronflements sonores des hommes ivres morts.

Mes craintes m'interdisaient le repos, Les choses se précipitaient et le pire, c'est que Merlyn était décidé à risquer sa vie.

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31 décembre 1371 Fête de saint Sylvestre, de sainte Colomba

et de sainte Melanie la Jeune

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15

Le soleil se leva, disque écarlate au milieu de nuages menaçants. Je frissonnai ; par les hautes fenêtres de notre chambre, je regardais le vent d'est malmener l'océan. Une tempête approchait, elle serait terrible.

C'était un mauvais présage pour la journée. Mavella dormait paisiblement, ses cheveux blonds

étalés sur l'oreiller. Enfin heureuse, elle souriait aux anges et mon cœur fondait en la regardant.

Merlyn avait raison. Le moment était venu de dévoiler les vieux secrets, y compris celui que j'avais tu si longtemps. J'étais déterminée à le faire.

*

* *

Les comtes et le roi quittèrent Ravensmuir à midi avec leurs suites un peu plus dépenaillées que la veille. Ils avaient bu toute la nuit à la santé de Merlyn et à l'avenir de Ravensmuir. Nous n'avions pas craint de manquer de nourriture pour la journée car la plupart des hommes étaient incapables d'avaler quoi que ce soit

Merlyn était calme et attentif. Je brûlais de lui révéler mon secret, mais je tenais à le faire en privé.

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Malcolm et Ada partirent pour Kinfairlie, suivis de près par Mavella et Alasdair. Les écuyers traînaient dans la cuisine et Arnulf resta introuvable. Je me dis qu'il devait être parti avec sa famille, mais j'aurais aimé qu'il vienne me dire au revoir. J'étais inquiète sans véritable raison et agacée de voir Merlyn si à l'aise en pareille circonstance.

Cerné par le tonnerre des vagues sur la côte, Ravensmuir sonnait creux, plein d'échos de secrets et de crimes anciens. J'étais debout devant la cheminée, mais le froid me glaçait les os. Quand la pluie froide et violente se mit à tomber, je fermai les yeux.

— Tu devrais recruter des chevaliers, dis-je à Merlyn qui se versait une coupe de vin.

— Je n'ai pas le temps, chérie, répondit-il d'un air sombre.

Je frissonnai. Il allongea les jambes vers le feu, pensif. Je savais qu'il était en train de récapituler tout ce qu'il avait vu et entendu, ensuite, il déciderait. Merlyn était loin d'être aussi impulsif qu'il voulait le faire croire aux gens.

— Qu'as-tu l'intention de faire ? demandai-je avec impatience.

— Attendre, lança-t-il. — Tu es fou ? m'exclamai-je, indignée. Tu vas rester

assis là jusqu'à ce que l'assassin se manifeste ? Ma question l'amusa. — Que me conseilles-tu de faire ? — Recrute des chevaliers et des gens d'armes. Ferme les

portes, poste une sentinelle. Noue des alliances. Je ne m'y entendais guère, mais je ne voulais pas perdre

de nouveau mon mari. Les larmes me brouillaient la vue ; je me détournai.

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Merlyn se pencha pour me prendre la main. — Cela ne ferait que retarder les choses. — Les retarder à jamais n'est pas une mauvaise

solution. — Je veux qu'il agisse sous le coup de la colère,

convaincu que je ne me doute de rien. Je veux qu'il agisse vite, sans projet clair, et que cela le pousse à l'erreur. Il faut qu'il pense que je considère que l'affaire est close et que je me crois en sécurité. Il n'en sera convaincu que si je ne change rien.

— Mais tu peux te faire tuer ! — Je ne vais pas tolérer cette menace pour le reste de

nos jours, chérie. Il faut en finir, et vite. — Et moi, je ne veux pas te perdre. — Je n'ai nulle intention de mourir, chérie. Il ouvrit les bras et je m'assis sur ses genoux, la tête sur

son épaule. Nous bûmes du vin ensemble en regardant les flammes. Couché aux pieds de Merlyn, le chien rongeait un os en bâillant de temps en temps avec une vigueur qui nous faisait sourire.

Comme nous étions ainsi pelotonnés, je racontai à Merlyn ce qui s'était passé en son absence.

Il fut très surpris que Gawain ait exigé la relique. — Qu'a-t-il dit exactement ? Je lui citai mot pour mot les paroles de son frère. — Le Titulus, soupira-t-il. — Tu étais au courant ? — Non. Je savais seulement que ce devait être quelque

chose d'énorme. Je me demande comment mon père est entré en possession d'un tel trésor.

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— Peut-être que Gawain le savait parce que c'est lui qui l'avait volé.

— À moins que mon père - cela lui ressemblerait assez - ne nous ait dit à chacun que la moitié de l'histoire.

— J'ai mal fait de la lui donner ? Merlyn me serra contre lui. — Je ne puis te blâmer d'avoir été bernée par Gawain.

Et comment te reprocher d'avoir voulu sauver ma peau ? Il me sourit avec tant de chaleur que je rougis. — Mais j'aurais bien voulu voir cette merveille, et la

toucher ne serait-ce qu'une fois. — Pour obtenir la protection d'En-Haut ? demandai-je

d'un ton taquin. Mais Merlyn ne sourit pas. Il me remit debout, se leva et

fila dans la pièce située sous notre chambre. Intrigué, je le suivis. Le chien poussa un profond soupir, ramassa son os et nous emboîta le pas.

Debout devant une étagère, Merlyn cherchait un livre. J'en profitai pour soulever sa chemise et écarter le pansement de sa plaie.

La blessure était saine, en cours de cicatrisation. Il n'y avait pas d'infection. J'ôtai le pansement à présent inutile.

— Tu as de la chance, Merlyn. — À double titre, répondit-il en me gratifiant d'un petit

sourire qui me fouetta le sang. Pourrais-tu me tenir ceci ? Je pris la lanterne qu'il me tendait, en sorte d'éclairer

les livres. Enfin, je n'y tins plus. — Qu'est-ce que tu cherches ? — Des renseignements. Je ne connais pas tout sur le

Titulus. — Pourquoi ?

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— Cela pourrait m'éclairer sur mon agresseur. — Je croyais que tu avais deviné son nom... — Un soupçon demande toujours à être corroboré. Je ne pouvais guère le nier. — Ah ! dit-il en saisissant trois volumes. Je posai la lampe sur le coffre qu'il me désigna. Il ouvrit

précautionneusement l'ouvrage et se mit à le feuilleter. Le vélin était vieux, tout patiné. L'encre était noire

comme de la poix, et l'écriture dense et serrée. La marge était large, séparée du texte par un épais trait rouge et décorée de place en place par des animaux fantasmagoriques et des symboles religieux.

Je regardai les yeux de Merlyn aller et venir sur ces caractères que j'étais incapable de déchiffrer et je l'enviai. J'avais envie de connaître les secrets inscrits sur ce parchemin ; ces secrets dont l'accès m'était interdit.

Du bout du doigt, je frôlai les enluminures dorées marquant la lettre capitale de chaque nouveau chapitre.

— Qu'est-ce que c'est ? — Hein ? La Vita Constantini, d'Eusèbe de Caesarea. — Qu'est-ce que ça raconte ? — La vie de Constantin, l'empereur romain... — Qui fut le premier à se convertir au christianisme. Je

le connais de réputation. Merlyn ouvrit un autre livre. — Celui-ci, c'est le récit d'Égérie ; elle est allée à

Jérusalem entre l'an 381 et l'an 384. — Vraiment ? — Oui, dit-il en se mettant debout derrière moi. J'étais, coincée entre le haut coffre et ses hanches.

Contre mes fesses, je sentais son érection et me frottai

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contre lui tandis qu'il passait les bras autour de mes épaules. Sa chair avait une texture différente de la mienne, plus lourde et plus lisse. Ses poils noirs ressortaient bien sur sa peau bronzée. J'aimais voir ma main sur la sienne, mon pied sur le sien, mon bras autour de sa taille. Nous étions différents mais nous allions bien ensemble.

J'avais une petite idée sur la façon dont nous pourrions passer le temps jusqu'à ce que son piège fonctionne. Merlyn se pencha, et fourra le visage au creux de mon cou. Je me cambrai à sa rencontre. Il m'enlaça ; il tapota le texte d'une main et de l'autre me saisit un sein.

— Ce texte a été copié et recopié peut-être des centaines de fois mais ici, pendant son récit des fêtes de Pâques à Jérusalem, Égérie parle du Titulus.

Il désignait certaines lignes du livre. — Elle parle des cérémonies du Vendredi Saint,

continua Merlyn. Ses doigts taquinaient mon mamelon, qui s'érigeait. — Elle cite précisément l'ostension du Titulus et d'un

morceau de la Vraie Croix. Elle signale qu'un pèlerin a volé un morceau du saint objet en bois.

— Comment est-ce possible ? Il devait être bien gardé, demandai-je en tentant désespérément de me montrer intéressée.

Son petit jeu me plaisait et je ne voulus pas être en reste. Glissant la main entre nous, je défis le lacet de son haut-de-chausses. Quand je passai les doigts sous le tissu, Merlyn eut un haut-le-corps.

— Bien sûr, comme tous les trésors. Il se pencha et m'embrassa. Sa langue roulait dans ma

bouche, son baiser me taquinait et me tentait, sa main me

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faisait fourmiller les seins. Quand il releva la tête, j'avais le visage en feu et le sang en ébullition. À son air malicieux, je sus qu'il préparait quelque chose : effectivement, il passa la main sous mes jupes et me toucha effrontément.

Il glissa les doigts entre mes cuisses et sa caresse me fit gémir. Merlyn s’éclaircit la gorge et continua sa lecture.

— On permet aux fidèles d'embrasser la relique, et c'est pendant cette cérémonie que l'un d'eux en a volé un morceau avec les dents.

Je ne pus m'empêcher de rire. — Décidément, les chrétiens sont partout pareils, n'est-

ce pas ? — Bien sûr. Et c'est pourquoi, à mon avis, ce qu'Égérie a

vu et embrassé n'a pas été entièrement perdu. J'avais du mal à mettre de l'ordre dans mes pensées. Les

doigts de Merlyn me rendaient la tâche de plus en plus ardue, et je me serrai contre lui à la façon d'une fille de joie.

— Tu crois que c'est le morceau volé ? On n'arrache pas un morceau de cette taille d'un coup de dents.

— Il a pu être volé ultérieurement, dit-il en soulevant de sa main libre le premier volume qu'il avait ouvert.

— Eusèbe et l'empereur... — On dit que c'est la mère de Constantin, Hélène, qui,

lors d'un pèlerinage à Jérusalem, a découvert la Vraie Croix et le Titulus. Mais, précisa Merlyn en fronçant les sourcils, cela n'est cité nulle part. Eusèbe accompagnait l'impératrice lors de ce voyage. Après la visite d'Hélène, il y a eu de grands travaux de construction, notamment une église somptueuse sur le site de la crucifixion.

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— Peut-être a-t-elle été construite pour abriter une merveilleuse relique.

Merlyn souleva le troisième volume. — Ce qui nous conduit à Cyril, nommé évêque de

Jérusalem en 349, après le départ d'Eusèbe et d'Hélène. J'aime son commentaire car il n'a pas eu peur de dire ce que d'autres taisaient, et cela lui était égal d'être souvent banni de son siège.

— Je comprends, observai-je en souriant, que tu te sentes des affinités avec un ecclésiastique si peu conventionnel.

Merlyn eut un petit rire qui résonna contre mon dos. — Mieux : dans la lettre dont je me souviens, il se plaint

de la prolifération des saintes reliques, et notamment du nombre de morceaux de la Vraie Croix.

Ce document-là, il le connaissait, car il trouva ce passage sans hésiter. J'étais émerveillée. Combien d'ouvrages comme celui-ci Merlyn avait-il lus ?

— Là ! Dans sa lettre à l'empereur Constantin II, il parle de la Vraie Croix et du Titulus qui sont la fierté de Jérusalem.

Merlyn se passionnait, au point que ses caresses devenaient plus étourdies.

— Ainsi, on l'avait trouvé. — Et on le vénérait. — Déjà, certains mentaient quant à la provenance du

bois qu'ils offraient ou vendaient à d'autres. — Il y a une chose que tu n'as pas comprise, chérie,

insista Merlyn. La Vraie Croix et le Titulus avaient été trouvés. Certains de ces fragments étaient authentiques. Dans certains milieux, on se demande si le Titulus n'a pas

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été partagé après la découverte d'Hélène : la partie de l'inscription concernant Nazareth aurait été emportée par elle à Rome, le reste laissé à Jérusalem. Ce fragment-ci, personne ne l'a vu depuis des siècles. Quant au fragment romain, la dernière ostension publique remonte au début du XIIe siècle.

— Dans certains milieux ? répétai-je. C'est pour ça que tu possèdes ces ouvrages ? Pour pouvoir fournir une explication vraisemblable si tu cherches à vendre une relique ?

— Je t'ai dit que j'ai quitté ce métier, chérie. — Et je ne comprends toujours pas pourquoi tu l'as

choisi au départ. — Il y a plusieurs raisons, répondit-il, pensif, en

caressant la reliure de cuir d'un des livres. Entre autres parce que les vraies reliques, ça existe : seuls ceux qui les recherchent avec diligence les trouvent.

Il paraissait si passionné que j'entrevis quelque chose que je ne soupçonnais pas. Cette quête le passionnait, le grisait.

Il y croyait. — Les vraies reliques, chérie, c'est quelque chose. On

sent presque la puissance de l'intercession qui les traverse. On touche du doigt ce qui a donné du réconfort à tant d'âmes. C'est un honneur que d'en tenir une, ne serait-ce qu'un instant. Il convient que pareil trésor demeure à la portée des fidèles. Dans ce métier qui grouille de scélérats, il y a place pour un honnête négociant.

Il fallait que je me fasse l'avocat du diable. Il fallait que j'apprenne tout du pire, pour savoir le meilleur.

— Même si tu fais également commerce de faux ?

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— Si je n'avais de preuve ni dans un sens ni dans l'autre, je le disais à mon acheteur. Si la relique était manifestement fausse, je n'y touchais pas. C'était la seule façon pour moi d'être en paix avec cette activité.

— Tu crois que ce que j'ai trouvé est authentique ? — Je sais que oui, chérie. Je le sais, mais pas par les

mots que j'ai lus ou les évidences qui s'y rattachent. Je le sens au fond de mes tripes et mon instinct ne me trompe pas. Si elle est authentique et que ça se sait, cela renforce les motivations pour s'en emparer par tous les moyens.

— Comment cela ? — Le Titulus, peu l'ont vu mais beaucoup le

connaissent. Au fil des siècles, on l'a cherché partout. C'est une des plus grandes reliques qui soit. Son pouvoir sera considérable.

— En tout cas, elle a une puissante influence sur le destin de ta famille.

— Et ici, en Ecosse… poursuivit-il comme s'il ne m'avait pas entendue. Nous venons d'enterrer un roi et d'en couronner un autre dont l'accès au trône fut combattu par de puissants ennemis. La faveur de ces rois a fait et défait des fortunes ; selon qu'ils savent ou non se faire obéir, cela change tout. Je parie que quelqu'un avait besoin de l'accord du roi, au point qu'il voulait lui offrir cette relique.

Je compris tout de suite ce que cela impliquait. — Quelqu'un voulait acheter la faveur du roi, et même

l'acheter deux fois. — Exactement. Reste à savoir qui. Je pensai au comte de March, qui avait tant perdu au

couronnement de Robert Stuart.

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— George Dunbar n'a eu les bonnes grâces du roi David qu'à la fin de son règne, quand Agnès, sa sœur, a attiré l'œil du roi.

Merlyn hocha la tête, les yeux brillants. — Et maintenant, il sait quelles richesses la faveur du

roi apporte. Sa disgrâce n'en est que plus amère. — Pourquoi as-tu choisi ce métier ? demandai-je car je

détestais la situation dans laquelle nous nous trouvions. Pourquoi as-tu renoncé au commerce de la soie ?

— Ce choix m'a été imposé, chérie, à cause de la réputation dont j'ai hérité à la mort de mon père. Réputation qui m'a d'ailleurs sauvé la vie plus d'une fois.

— Comment cela ? — Dans ce milieu pareil, il peut être utile d'avoir une

réputation d'homme sans scrupules. — Gawain a dit que tu as tué ton père, dis-je en le

regardant en face. Est-ce vrai ou pas ? — Je l'ai tué, affirma-t-il tranquillement. Il ne manifestait nulle trace de remords. Je me souvins

qu'une fois déjà, j'avais cru Gawain sur parole et cela avait été une fois de trop.

*

* * Je voulu connaître le fin mot de l’histoire. — L'histoire ne s'arrête pas là, Merlyn. — Même si c'est mon frère qui a proféré cette

accusation ? demanda-t-il en haussant un noir sourcil. — Mon mari n'est pas un voleur cynique et menteur, à la

différence de son frère. Je sais qu'il y a une autre façon de

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voir les choses, une façon qui montre mon mari sous un meilleur jour. Tu vas revenir au coin du feu et tout me raconter !

Je lui pris la main et l'entraînai tandis qu'il éclatait de rire. Il m'empoigna, me souleva et me porta jusqu'au fauteuil de la grande salle, devant le grand feu.

— Tu es une perle, chérie, conclut-il après m'avoir examinée un instant. Tu es toujours belle mais, aujourd'hui, il y a quelque chose de radieux dans tes yeux.

— Tu crois ? — Je crois que tu es amoureuse. — Peut-être, dis-je en lui passant les bras autour du cou.

Est-ce que tu es jaloux de l'heureux élu ? — Je devrais ? Je l'embrassai de façon assez tendre pour écarter tout

doute de son esprit. Puis, je le lâchai mais la chaleur entre nous était plus forte que celle dégagée par la bûche de Noël.

Merlyn m'offrit une coupe de vin, mais je refusai ; il but une bonne rasade avant de parler.

— Il faut que je te parle de mon père, chérie. Il voulait faire semblant de mourir pour échapper aux conséquences de ses nombreux parjures. Il a insisté pour que je l'aide. Tu as vu l'îlot rocheux, juste devant Ravensmuir ?

— Il n'est pas bien grand. — En effet, et il est nu. Mon père m'a dit qu'un de ses

navires viendrait le chercher sur cet îlot pendant la nuit ; tout ce que j'avais à faire, c'était de l'y conduire en barque, en plein jour. Nous y allions de temps en temps quand j'étais petit, pour explorer les grottes, et nous revenions le soir, toujours en barque.

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— Mais lui n'avait pas l'intention de revenir ? — En effet. Il voulait que je rentre seul, affolé, pour

raconter qu'il était tombé à la mer et s'était noyé. Je n'y croyais guère car tout le monde le savait excellent nageur. Il a insisté en disant que la mer était houleuse et que les meilleurs nageurs sont incapables de s'en sortir par gros temps. Nous nous sommes beaucoup disputés à cause de ce mensonge ; à la fin, je me suis dit que ce n'était pas bien grave, et que cela lui permettrait peut-être de vivre un peu plus vieux. Il avait quelque chose de désespéré ; je le soupçonnais d'avoir failli se battre en duel contre un client éventuel.

— Alors, tu as accepté. Merlyn fit une grimace et but une gorgée de vin. — Il m'a demandé de l'emmener sur l'îlot dès l'aurore.

Quand nous sommes partis, tu dormais encore. Je me souvenais de m'être réveillée seule ; personne

n'avait voulu me dire où Merlyn était parti. — Pour me récompenser d'avoir été le fils modèle qu'il

souhaitait, il m'a trahi, poursuivit-il d'un ton amer. Il se tut et je me pelotonnai contre lui. Je ne doutais pas

qu'il dise la vérité, car j'avais vu les mensonges dont Gawain était capable.

— Qu'a-t-il fait ? — Il m'a attaqué. Il a attendu que nous soyons de l'autre

côté de l'îlot, là où nul ne pouvait nous voir. Il m'a frappé et m'a jeté dans la mer.

— Non ! — Oh que si ! Il était costaud, mon père ; plus que moi,

et il avait l'effet de surprise pour lui. J'ai eu la présence d'esprit de m'accrocher à ses vêtements, et nous sommes

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passés par-dessus bord. La barque a chaviré. Ça ne faisait rien, nous continuions à nous battre dans l'eau. Mon père me tenait coincé sous son bras et je compris qu'il avait l'intention de me tuer.

— Il était fou ! — Il voulait me faire payer le fait que je ne conduisais

pas mon existence comme il le souhaitait. À ses yeux, j'étais un fils indigne, car j'avais dédaigné sa succession.

— Tu as un sens moral exceptionnel. — J'étais traître à ses yeux… J'ai eu du mal à reprendre

l'avantage, mais j'étais plus jeune, je luttais avec l'énergie du désespoir et j'étais furieux, comme je te l'ai dit. Il était bien meilleur nageur que moi, et j'ai bu un fameux bouillon. Nous avons coulé à pic. J'étais terrorisé, mû par le seul instinct de conservation. J'essayais tantôt de me dégager, tantôt de nous sauver tous les deux.

Je n'avais jamais imaginé que Merlyn ait pu vivre des horreurs pareilles.

— Je suis revenu à la surface presque bleu ; il me regardait en souriant d'un air mauvais. Il a levé la main et j'ai vu la pierre qu'il tenait. J'ai pu esquiver le coup. Alors il m'a pris par les jambes et tiré vers le fond.

— Il voulait te tuer ! Quel monstre ! Mais tu as fini par lui échapper.

— Oui, confirma Merlyn. Je lui ai abandonné mes bottes. Il a essayé de me rattraper mais je me suis libéré. Il m'a poursuivi et je l'ai atteint d'un coup de pied. J'ai senti le coup porter et n'ai pas regardé en arrière.

Horrifiée, je me cachai la bouche de la main. — J'ai fini par regagner la surface, hors d'haleine, glacé

jusqu'aux os.

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— Et alors ? — Il avait disparu. — Qu'as-tu fait ? — J'ai plongé pour le retrouver. C'était mon père, après

tout… Quand finalement je l'ai aperçu, il coulait. J'ai pu le saisir, mais il était inerte et dérivait. Il était si lourd que je n'arrivais pas à le ramener à la surface. J'avais le choix entre mourir avec lui et le lâcher.

— Il était peut-être déjà mort. — Possible. Son corps a été rejeté plus tard sur les

rochers, sous Ravensmuir. — Gawain m'a dit que ses poches étaient pleines de

pierres. — C'est pour ça qu'il coulait si vite. Il voulait

m’entraîner, puis vider ses poches et remonter à la surface. C'était un excellent nageur, il pouvait retenir sa respiration beaucoup plus longtemps que moi. Peut-être son navire est-il venu cette nuit-là. Je n'en sais rien.

Je réalisai que ma conduite, ce jour-là, n'avait pas arrangé les choses pour Merlyn.

— Et quand tu es revenu, ta femme était partie. Merlyn toucha la bague en argent. — Le seul cadeau que je lui avais fait, elle l'avait posé au

milieu de notre lit pour que je ne me méprenne pas sur le caractère définitif de son départ.

— Je te demande pardon, Merlyn. — Non, nous nous sommes trompés tous les deux.

J'aurais dû te dire la vérité et te demander conseil. — Pourquoi ne m'as-tu pas rejointe ?

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— Quand je suis revenu à Ravensmuir, j'ai mesuré le machiavélisme de mon père. Gawain m'attendait sur le rivage, et il m'a traité d'assassin.

— J'en viens vraiment à détester ton frère, dis-je avec irritation.

— Tu l'as cru sans hésiter. — Oui, malheureusement. — Je pense qu'il a cru cette histoire, chérie. Comme

toujours, mon père avait tout prévu. Gawain affirmait que notre père lui avait dit que je l'avais menacé sous prétexte qu'il me refusait un navire pour mes affaires qui se développaient.

— Était-ce vrai ? — Je n'avais pas de navire à moi, à l'époque, ni les

moyens d'en acheter un, dit Merlyn avec feu. Mais je n'ai jamais demandé à mon père de m'en acheter un et ne l'ai jamais menacé. Seulement c'est ce qu'il a raconté et tout le monde y a cru. C'est alors que je me suis aperçu d'une chose : ce qui compte, ce n'est pas ce qu'un homme fait, mais ce que les gens croient qu'il fait.

Merlyn soupira. — J'étais censé être un assassin ; ma réputation était

détruite. De plus, le fait que mon père m'ait légué la totalité de ses biens confirmait aux yeux de tous que j'avais voulu hâter la succession. Peut-être redoutait-il l'issue à laquelle nous sommes finalement arrivés : il me savait désormais plus fort que lui.

— Peut-être a-t-il voulu faire croire que tu l'avais tué. — Je l'ai tué. Je ne suis pas arrivé à le sauver de lui-

même, ni de la mer. Il était machiavélique. — Et il a détruit tous tes contacts commerciaux.

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— Ce qu'un commerçant a de plus précieux, c'est sa réputation. La mienne était anéantie. Mon magasin à Venise ferma faute de clients. Plus personne ne voulait faire affaire avec moi.

— Mais comment ont-ils su ? Ravensmuir est un trou perdu.

— Mon père avait semé le doute de longue main. Peut-être quand il est parti me chercher. Et Gawain, aigri comme il l'était, répandait la nouvelle avec diligence. Mon père et lui étaient très proches.

— Ton absence a duré deux jours, précisai-je doucement.

— J'ai abordé plus loin, au sud de Ravensmuir. Et je n'ai pas marché vite pour rentrer, car je ne savais comment te dire ce qui s'était passé.

— Tu aurais dû crier ton innocence, Merlyn ! Tu aurais dû dire la vérité et préserver ta réputation.

— Oui, j'aurais pu. Mais les rumeurs sur ma famille ne datent pas d'hier et tu as constaté toi-même comme les gens ont tôt fait de mettre tout le monde dans le même panier. J'aurais pu nier à pleins poumons le témoignage de mon propre frère et tous les faits qui m'incriminaient. Mais qui m'aurait cru, chérie ? Qui ?

J'avais mal à la pensée de ce que le père de Merlyn lui avait enlevé : le don de croire en la bonté et en la parole d'autrui. Non seulement son père l'avait trahi et presque assassiné, mais il lui avait pris la vie.

Je pris son visage entre mes mains pour lui dire des mots qui, je l'espérais avec ferveur, le toucheraient.

— Moi, Merlyn ! Moi, je te crois.

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J'aperçus à peine son sourire avant que ses lèvres ne se posent sur les miennes. Il m'enlaça si fort qu'il me coupa le souffle. Je m'abandonnai à son étreinte et lui rendis son baiser. Je l'aimais, j'avais confiance en lui et je voulais tout ce qu'il avait à me donner.

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16

Je tirai mon mari jusqu'à notre chambre, décidée à faire avec lui ce que nous aurions dû faire depuis longtemps. Je ne m'étais jamais jetée à la tête d'un homme, mais le sourire approbateur de Merlyn me prouva que je savais m'y prendre.

Je défis ma ceinture puis glissai mes doigts sous ma pelisse et m'en débarrassai sans un regard, en dépit de son coût. Ma robe suivit immédiatement puis je défis le cordon de ma chemise sous les yeux avides de Merlyn. Je traversai la pièce à grands pas, sachant que la lumière des bougies dévoilait tout de moi à travers la fine étoffe, pour verrouiller la porte.

— Maintenant, murmurai-je, tu ne m'échapper ras pas. Merlyn sourit. Le décolleté de ma chemise de tulle était froncé à

l'encolure. Je desserrai le col et elle glissa sur mes épaules. Je m'arrêtai devant Merlyn, soutins son regard et lâchai le vêtement qui tomba à mes pieds.

Il en eut le souffle coupé. Puis, j'ôtai les épingles de mes cheveux. Tandis que je

défaisais mes tresses, il regardait mes seins, mon visage. Je passai les doigts dans ma chevelure pour la libérer complètement et elle tomba en cascade dans mon dos, masse cuivrée qui descendait jusqu'à mes fesses. Je la

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secouai en sachant que la lumière jouait à travers et m'approchai de mon mari : je savais ce que je voulais.

Debout à dix centimètres de lui, je posai les mains sur sa ceinture. Merlyn ne fit rien pour m’aider ni me chasser ; il avait les yeux brillants. Je la dénouai, elle tomba sur le dallage. Puis je lui retirai sa chemise, laissant mes doigts s'attarder sur sa peau hâlée.

Je le poussai à la renverse sur le lit ; il se laissa aller sans résistance en souriant. Appuyé sur un coude, il tendit le bras et saisit la clef qui pendait à mon cou. Il m'attira doucement à lui par la cordelette de soie rouge. Je le laissai me voler un baiser, si tendre et doux qu'il me faisait fondre, puis je me dégageai.

— Pas encore, murmurai-je, pas encore. Je voulais que notre union reste dans nos mémoires, la

première d'une alliance qui aurait dû être la nôtre cinq ans plus tôt. Je voulais tout donner à Merlyn, sans hâte.

Mais sans retard. — Tu ne peux pas te coucher tout habillé, dis-je d'un ton

taquin. Je lui embrassai les deux paumes tour à tour et les

reposai sur le matelas. — Laisse-moi faire. Je le sentais tendu, mais il attendit. Je me mis à cheval

sur sa jambe - lui offrant le spectacle de mes fesses nues - pour lui retirer sa botte. Comme je lui enlevais la deuxième, je sentis ses mains se poser sur moi ; il caressa la courbe de ma croupe, fit le tour de mes hanches, m'attira plus près de lui. Je lui tombai dessus en riant, roulai sur le matelas et pris le lacet de son haut-de-chausses entre mes dents.

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Les yeux brillants, il me regardait faire. Des dents et des doigts, je défis le lacet, sa virilité dure

et brûlante m'invitant à me hâter, même si mon penchant m'inclinait à prendre mon temps. Sur une impulsion et avec une audace inattendue, je le pris dans ma bouche. Merlyn eut comme un hoquet et chuchota mon nom de la façon la plus délicieuse.

Je n'avais pas besoin de plus d'encouragements pour l'accabler d'insupportables délices en le taquinant avec les lèvres, les dents et la langue. J'étais ravie, en me redressant pour reprendre mon souffle, de voir Merlyn - oui, Merlyn ! - tout rouge et embarrassé. Il tendit les bras vers moi mais je me reculai jusqu'à la tête du lit.

— Je vous ordonne, messire, de me retirer mes chaussures et mes bas avant que je vous satisfasse, dis-je en soulevant impérieusement un pied.

Merlyn eut un petit rire : au lit, il ne m'avait jamais fait regretter mon audace ni refusé quoi que ce soit.

Ce qui ouvrait maintes perspectives intéressantes. Il enleva son haut-de-chausses puis rampa sur le

matelas avec la grâce souple d'un félin. Il prit mon pied dans sa main, en ôta la pantoufle et me caressa le cou-de-pied avec le pouce. La sûreté de son geste inonda ma chair de milliers de frissons : je le voulais en moi presque jusqu'à la douleur.

Puis, sans me lâcher le pied, il s'étira pour défaire mes jarretelles avec les dents. Nos regards se croisèrent et je retins ma respiration ; je savais qu'il se rappelait aussi bien que moi la nuit où nous nous étions réconciliés sur l'oreiller : il avait fait la même chose et cela m'avait rendue folle de désir.

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Ma chair s'échauffait à la perspective de recommencer. Ses baisers me brûlaient la peau tandis qu'il suivait la

descente du bas le long de ma jambe, me caressait le cou-de-pied, me chatouillait entre les orteils. Il se déplaçait avec une lenteur insupportable ; je frissonnais de désir, à deux doigts de supplier. Toutefois je ne dis mot, et il ne se hâta point ; l'entrée en matière était exquise.

Merlyn répéta son approche avec l'autre jarretière et en profita pour me caresser de façon plus lente et plus approfondie. Lorsqu'il leva la tête pour me regarder, je vis entre mes genoux ses yeux brûlant d'ardeur. Je l'observai longtemps, sachant exactement ce qu'il me demandait, sachant à quel point je le désirais. J'aurais voulu que cet instant dure toujours.

Quand je n'y tins plus, quand il avala sa salive, j'écartai doucement les cuisses. Son sourire heureux me faisait battre le cœur.

Je me laissai aller à la renverse sur les oreillers, fermai les yeux et gémis de plaisir. Sa langue se déplaçait avec une exquise langueur, ses mains me tenaient fermement en place, son souffle m'excitait. J'enfonçai les doigts dans sa chevelure pour le faire approcher davantage, sans savoir si j'allais supporter longtemps ce traitement, dont j'étais incapable de me passer. Je coinçai mes talons sous ses épaules pour l'encourager et il continua avec une vigueur renouvelée. Il déchaînait la tempête en moi et je m'y engloutissais ; mes hanches se mirent à tressauter toutes seules.

Mon sang bouillait, j'avais la tête qui tournait, mais je voulais que nous arrivions au sommet ensemble. Je lui pris les cheveux à pleines mains et lui relevai la tête.

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— Ça ne suffit pas, dis-je, haletante. — Non, chérie, il nous en faut plus. D'un élan, Merlyn fut sur moi, s'enfonça en moi, me

possédant de nouveau comme sa femme. Je m'accrochai à ses épaules fermement. Il me prit par la nuque et me bloqua d'un baiser impérieux. Je me cambrai sous lui en roulant des hanches et lui plantai mes ongles dans le dos.

Je voulais de lui tout ce qu'il pouvait me donner et il me l'abandonna, tout en exigeant ma propre capitulation. Et le torrent jaillit, fort et rapide, et je basculai plus violemment et plus rapidement que je ne l'avais jamais fait. Je m'entendis crier, j'entendis Merlyn rugir et je ne sentis plus rien que la chaleur en moi de l'homme que j'aimais.

*

* * Je restai immobile, écoutant l'orage au-dehors, clouée

sous le poids de Merlyn qui s'assoupissait. Nos jambes étaient entremêlées, sa main reposait dans mes cheveux et son souffle caressait ma joue. Le matelas était doux et les draps fins.

Le silence régnait dans le château. Le chien ronflait quelque part au pied du lit, le vent sifflait et la pluie giflait la pierre. Je glissai les doigts dans la chevelure soyeuse de Merlyn. Pour le moment, j’étais heureuse ; les choses entre nous étaient simples.

*

* *

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Une odeur de fumée me réveilla. La pièce était sombre, le vent faisait plus de bruit que la pluie. Je voulus me redresser, mais quelque chose m'empêcha de bouger.

J'avais les mains entravées, liées à une colonne du lit. Mes pieds aussi étaient attachés ensemble mais pas au lit. Je frémis, incapable de comprendre ce cauchemar.

Ce n'était pas un rêve. Je tirai fort sur mes liens mais ne réussis qu'à

m'écorcher les poignets. Je criai et une femme rit, tout près.

En la cherchant, je réalisai que Merlyn n'était plus là. Ada Gowan se tenait devant moi, les yeux fous. Elle

brandit une lanterne et rit à nouveau quand la flamme toucha l'une des tapisseries pendues au mur. Celle-ci s'embrasa et le feu se mit à ronfler.

— L'heure des comptes a sonné, Virginia de Kinfairlie ; voici le moment du bûcher promis aux sorcières, sans les aléas d'un procès devant des gens que tu risquerais de plier à ta volonté.

— Je ne suis pas sorcière et tu le sais bien ! m'écriai-je en me débattant.

— Une fille de joie, alors, brûlée sur son lit de luxure, reprit Ada en se penchant sur moi. Foin des détails, Virginia ! Tu es mauvaise, et tu m'as privée des plaisirs qui me revenaient. Mais c'est fini, Virginia. Bien fini. Tu n'auras ni Ravensmuir, ni Merlyn. Le supplice de te voir heureuse me sera épargné.

— Merlyn ne t'épousera pas, dis-je pour qu'elle continue à parler, afin de gagner du temps.

— Merlyn est sans doute déjà mort, comme il aurait dû l'être depuis des jours ! Il ne peut plus t'aider, Virginia.

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— Où est-il ? — Je lui ai fait savoir que son navire n'allait pas tarder à

approcher de la côte. Mais il ne l'atteindra pas car un piège est tendu dans son propre château. Cette fois, Merlyn n'y échappera pas.

— Un navire ? demandai-je, terrifiée. — Mais oui, Virginia. Le fameux navire. Je vais être

débarrassée de Rhys Fitzwilliam, qui ne m’a jamais aimée, et toi, tu seras débarrassée de ton frère du même coup.

— Non ! — Je les connais, les secrets des Lammergeier. Je

connais le signal qu’ils donnent à leurs navires depuis la côte, avec unique lanterne ; et je sais où elle doit se trouver, cette lanterne, pour que le navire se glisse sain et sauf entre les récifs.

— Tu n'auras pas cette cruauté. — Oh si ! Cette nuit, curieusement, le feu n'a pas été mis

à la bonne place. C'est bien triste ! Avec le temps qu'il fait, personne à bord ne s'apercevra de rien jusqu'à ce qu'il soit trop tard ; alors, le navire déjà engagé entre les récifs se jettera sur les rochers. Il n'y aura que peu de survivants, et ceux qui arriveront jusqu'au rivage mourront là.

— Jamais ils ne risqueront cette approche délicate par un temps pareil.

— Tu sous-estimes le loyalisme de Rhys Fitzwilliam ! Seul Lammergeier place le feu, et l'on ne peut désobéir à un ordre.

— Le seigneur n'a pas allumé le feu cette nuit. — C'est le nouveau seigneur qui a allumé la flamme ; il a

fait en sorte de ne pas laisser de traces. Pas question de laisser vivant un enfant de Marie Elise de Kinfairlie,

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susceptible de briguer Ravensmuir. Ravensmuir doit échoir à son nouveau seigneur et à sa nouvelle châtelaine.

— Et Mavella ? — Sois tranquille, son heure viendra. — Qu'as-tu fait de Merlyn ? Elle jeta un coup d'œil au feu qui bondissait d'une

tapisserie à l'autre. — Tu connais ma fidélité. Je ne pouvais qu'attirer son

attention sur l'erreur de cap du navire. — Tu lui as tendu un piège, remarquai-je en me

débattant de nouveau. — C'est à toi que j'ai tendu un piège. La porte de la

chambre est barricadée de l'extérieur, pour le cas où tu serais assez folle pour franchir ces flammes. Et nous connaissons tous ta terreur du noir. Imagine, Virginia, ton seul espoir de t'en sortir, c'est le labyrinthe. De toute, façon, je refermerai le passage secret derrière moi, pour te compliquer la tâche. Mon amant a tendu un piège à Merlyn : mon seul regret est de ne pas avoir vu la mort du Lammergeier.

Elle s'assit au bord du matelas. — Je trouve particulièrement délectable que l'homme

venu ici te faire la cour se soit finalement épris de moi. Cela me plaît de t'avoir damé le pion. Cela me plaît beaucoup. En quelque sorte, nous sommes quittes.

— Qui est le prochain seigneur ? Gawain ? — Cette fripouille ? Jamais de la vie ! C'est un

irresponsable. — Qui, alors ? — Tu ne devines pas ? — L'un des comtes ?

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Ada rit de plus belle. — Comment un homme marié pourrait-il demander ma

main ? — Le fils du comte de Mardi ? — Non. Calum de Dunkilber. — Mais... — C'est le frère bâtard du roi, un enfant illégitime,

jamais reconnu. Les comtes et le roi affirment que ses prétentions ne sont pas fondées. Ils lui ont refusé son dû. Le comte de March ne lui a accordé ni fief ni statut. Ils l'empêchent de s'enrichir. Ils espèrent qu'il mourra dans la pauvreté. Ils le haïssent et le craignent, mais son jour est arrivé. Nous nous comprenons, Calum et moi ; nous avons tous les deux connu l'adversité et nous nous vengerons ensemble.

— Si tu brûles le château, il ne sera jamais à toi. — Ravensmuir a déjà été reconstruit. Ne t'en fais pas : je

serai châtelaine de Ravensmuir, mais d'un château plus grand et plus beau que celui-ci.

Elle traversa vivement la pièce et ouvrit le coffre contenant les vêtements que Merlyn m'avait achetés. Elle saisit une robe.

— Et tu n'auras rien, Virginia. Toute trace de ta présence ici sera effacée.

Elle mit le feu à la robe et, au moment où la flamme allait frôler ses propres vêtements, elle la jeta dans le coffre. Tout s'embrasa.

— Tout ce que tu as tenté d'avoir, je l'aurai. Quel bonheur !

— Tu es folle !

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— Je t'avais dit, Virginia, que tout bien doit être assuré. Les miens le seront.

Avec le sourire, elle lança la lanterne contre la porte conduisant à l'escalier. L'huile gicla contre les lambris et les flammes s'en emparèrent. Le bois sec se mit immédiatement à crépiter.

Ada était toute fière de sa machination. — Pauvre Virginia, née pour mourir de cette façon si

douloureuse... Elle leva la main et actionna l'ouverture du passage,

avec la sûreté d'une longue habitude. Un courant d'air frais attisa l'incendie.

— Tu connais le labyrinthe ! m'exclamai-je. — À quoi crois-tu que j'occupais mes longues journées

et nuits solitaires ? — C'est Avery qui t'en a parlé ? — Avery ne m'a pas dit un mot, mais les Lammergeier,

tous autant qu'ils sont, ne sont pas aussi malins que moi ! N'importe quel idiot aurait pu voir avec quelle facilité ils disparaissaient… et deviner la vérité.

— Et l'assiette, Ada ? demandai-je, folle de terreur. Si elle me quittait, c'en était fini de moi. — L'assiette dans la chapelle était la treizième, insistai-

je. Gawain m'a dit que c'est toi qui la lui avais apportée. — C'est mon devoir de nourrir la famille du seigneur. Il

m'a menti : il m'a fait des promesses sans intention de les tenir. Il a pris l'assiette dans le labyrinthe et l'a mise je ne sais où. C'est toi qui l'as remise en place pour me faire peur. Je comprends, maintenant.

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Elle prit une grosse chandelle de suif et traversa la pièce pour allumer la mèche avant de revenir vers le lit. Ses yeux brillaient de méchanceté.

— Maintenant, Virginia, à toi de brûler ! Elle jeta la chandelle sur le lit, les draps prirent feu tout

de suite et les tentures commencèrent à fumer. Je hurlai. Avec un rire nerveux, Ada enjamba le seuil, prête à m'abandonner à une mort horrible.

— Ada ! hurlai-je désespérée. Tu es folle de détruire la relique !

Elle s'arrêta net. — Quelle relique ? — Le Titulus Croce, pour lequel Avery s'est fait tuer. Il

est là, dans ce coffre. Si tu fais ça, il n'en restera que des cendres.

— Tu mens ! s’écria-t-elle sans conviction. — Non. Il est vraiment là. Je me tordais pour échapper au feu, le lit crépitait sous

moi. Le baldaquin n'était que flammes. — Je l'ai trouvé dans la chapelle. — Mais Gawain est parti avec une relique. — J'ai menti au menteur ! insistai-je. Il a pris un faux. Cette fois-ci, Ada me crut. Elle évalua la distance

jusqu'au coffre que je lui indiquai et s'élança. Tous les rideaux du baldaquin brûlaient, à pressent. Je

tirais frénétiquement sur mes liens lorsque je sentis la chaleur sur mes poignets ; la corde qui me liait à la colonne était en feu.

Je m'arc-boutai, avec toute l'énergie du désespoir, et la corde cassa net tandis qu'Ada fourrageait dans un coffre dont je ne connaissais même pas le contenu.

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La chambre était noyée de fumée. Je roulai du lit en heurtant lourdement le mur.

Cependant, j'étais encore pieds et poings liés. Le seuil du labyrinthe était tout près, mais si je sautais dans le noir, je risquais de dévaler l'escalier jusqu'en bas.

Il fallait que je me libère. Je plongeai les mains dans les flammes en espérant que la corde brûlerait la première. J'étouffai un cri de douleur et tentai d'écarter mes poignets. Les liens cédèrent. Il était temps.

— Il n'y est pas ! hurla Ada dans la fumée. Sale menteuse !

Elle se précipita vers moi et me trouva debout. D'une bourrade, elle me fit basculer sur le matelas, se jeta sur moi, et me prit à la gorge.

Je tâtonnai à la recherche d'une arme et ma main se referma sur un chandelier en laiton, dont le métal était déjà chaud. Je l'abattis de toutes mes forces.

Ada me lâcha la gorge et tomba en arrière. Je me retrouvai debout, essayant de reprendre mon souffle et me préparant au nouvel assaut mais il ne vint pas. Une balafre en travers du front, Ada gisait immobile sur le matelas en feu. J'allais tendre la main lorsque le baldaquin s'effondra.

En une seconde, tout le lit ne fut plus qu'un brasier. Je me précipitai dans le labyrinthe et cherchai à tâtons

le mécanisme sur lequel j'avais appuyé la dernière fois par inadvertance. Les flammes, alimentées par le courant d'air frais, étaient tout près ; je craignais qu'il ne fût trop tard.

Soudain il y eut un déclic et le panneau glissa. Pour la première fois de ma vie, je fus soulagée de me trouver au frais dans le noir. Je dénouai l'entrave à mes chevilles et dégringolai l'escalier.

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Un piège attendait Merlyn. Je devais le trouver et l'avertir avant qu'il ne soit trop tard.

*

* * Ma peur pour Merlyn surpassait ma peur du noir et me

poussait en avant. À chaque embranchement, j'écoutais le vent et me

dirigeais systématiquement vers la mer. Plus d'une fois, je pataugeai dans l'eau froide et rebroussai chemin. Par deux fois, j'aboutis à des culs-de-sac mais je revins sur mes pas ou trouvai une autre issue.

Je me dépêchais. Pieds nus et en chemise, j'étais gelée. Mes poignets, endoloris par les liens et les brûlures, me faisaient mal. Cependant, je ne pensais qu'à Merlyn. Il me semblait être dans un autre monde, tandis que je me trouvais seule dans un univers de cauchemar.

Après un coude de la galerie, le vent fraîchit et ma sueur se glaça sur ma peau. Je pressai le pas et arrivai brusquement à la fin du tunnel où je faillis tomber dans la mer démontée. En contrebas, les vagues déchaînées s'écrasaient sur les rochers. La pluie avait cessé, mais le ciel était tumultueux.

Il y avait un sentier sur ma droite, qui montait à flanc de falaise. Je m'y engageai et longeai la paroi à tâtons, fébrile et terrifiée.

Le sentier aboutissait à la pointe derrière la chapelle. C'est par ce chemin que Gawain s'était enfui. Derrière la chapelle, je vis un nuage de fumée s'élever de Ravensmuir, tout noir dans la tempête. Brusquement, une main gantée

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s'abattit sur ma bouche ; une autre me bloqua les poignets dans le dos.

— Quelle charmante surprise ! me souffla Calum à l'oreille. Un pion de plus sur mon échiquier !

J'eus beau me débattre, il me traîna vers la chapelle et me poussa contre le mur. J'étais bloquée entre la pierre glacée et son armure.

— D'ici, vous serez aux premières loges pour voir votre amant affronter son destin.

Son gant m'étouffait. — Virginia, vous allez être témoin de la mort de l'ancien

seigneur et de la conquête du fief par le nouveau, murmura-t-il.

Presque étouffée, je ne parvins à dire qu'un mot. — Ada ! — Celle-là ! ricana Calum. Elle m'a dit ce que j'avais

besoin de savoir, et a la niaiserie de croire que je vais l'épouser. Elle est trop vieille pour me donner des fils et trop roturière pour mes ambitions. J'épouserai une jeune fille de haute noblesse, même s'il me faut l'enlever.

J'eus un grognement horrifié qui l'amusa. — Vous l'avez tuée ? J'ai parié avec mon écuyer que

vous l'emporteriez. Je le mordis, mais son gant étaient épais, et il émit juste

un grognement. — Regardez, dit-il en me faisant pivoter pour que je

voie. Très loin, au-delà des écuries et de la forge, la flamme

d'une lanterne vacillait au vent. — Le voilà, le feu qui va guider le navire dans la

tempête, lui permettre d'atteindre un port familier.

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J'aperçus au loin la silhouette d'un navire qui roulait et tanguait. La menace d'Ada n'était donc pas vaine.

Des vagues énormes s'écrasaient sur les brisants vers le nord : les récifs s'étendaient loin au large. Je vis l'îlot, à moitié caché par la crête des vagues, piège mortel pour tout navire égaré à cet endroit.

La dernière fois que j'avais vu le navire de Merlyn, il était ancré au sud de la chapelle. Je savais donc où se trouvait l'abri sûr des Lammergeier. Les taillis que j'avais fauchés interdisaient l'accès de la pointe à tout intrus susceptible de découvrir les grottes et de surveiller les allées et venues des navires. La lanterne guidait Fitz et Tynan à leur perte.

Que pouvais-je faire ?

* * *

— Regardez ! s'écria Calum, radieux. Tandis que je m'inquiétais du sort du navire, un homme

sortit en courant des écuries de Ravensmuir : je reconnus sans effort sa longue foulée athlétique. Il courait vers les falaises, contre le vent ; d'un coup de pied, il expédia la lanterne dans la mer. La flamme s'éteignit, plongeant la côte dans l'obscurité.

— Tout ça, c'était prévu ! m'expliqua Calum, très excité. Merlyn était maintenant tourné vers la mer. Calum riait

dans mon dos. Le navire approchait irrésistiblement et tanguait dangereusement.

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— Il est peut-être trop tard, souffla Calum qui n'avait d'yeux que pour Merlyn. De toute façon, il va venir vers moi à présent.

C'est exactement ce que fit Merlyn. Il traversa la cour, et s'élança vers la chapelle à toute vitesse.

Je vis la lumière sur la côte trembloter à nouveau, mais Merlyn ne pouvait voir ce qui se passait derrière lui. Calum me poussa dans la chapelle.

Il y faisait noir ; seules miroitaient la lame de son épée et celles de ses deux écuyers tapis dans l'ombre.

— Il va venir prendre une lanterne pour la mettre sur la falaise, et vous, vous allez vous taire.

Il me parlait à l'oreille et avait posé la lame de son couteau en travers de ma gorge. Elle était si tranchante que je sentis mon sang couler.

Les trois hommes étaient tendus, surtout les deux jeunes gens de chaque côté de la porte. Leur mission devait être de distraire Merlyn ou de le fatiguer, pour que Calum le prenne par surprise.

Je fermai les yeux et priai en silence. Les portes de la chapelle grinçaient au vent, les vagues martelaient la côte. J'essayai de visualiser l'arrivée de Merlyn sachant que je n'aurais qu'une chance de l'avertir.

Il ne devait plus être loin ; mon cœur battait la chamade. Quand je crus entendre son pas, je bougeai.

Je mordis la main de Calum de toutes mes forces, au risque de me casser une dent. En même temps, je donnai un coup de talon dans ses jambes :

Il poussa un juron et lâcha prise ; je hurlai. — Merlyn !

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Une seconde plus tard, il ouvrait la porte d'un coup de pied, l'épée au poing, et se mit à ferrailler avec les deux écuyers. Le premier, vite désarmé, disparut dans la nuit. L'autre affrontait vaillamment Merlyn, dont la force était bien supérieure.

Le fait que Merlyn soit venu armé prouvait qu'il se doutait de quelque chose avant d'entendre mon cri. Je voulus m'élancer vers la porte, mais Calum me retint par les cheveux qu'il enroula autour de son poing. Je criai de douleur. Merlyn régla son compte au deuxième écuyer, puis se tourna vers Calum. Sa chemise était déchirée, ses cheveux hirsutes et son regard flamboyait. Il avait l'air indomptable et dangereux.

Calum recula d'un pas en m'entraînant. — Je vais la tuer. Merlyn vint droit sur nous. — Je n'en doute pas. — Je vais l'égorger sous vos yeux. — Tout le monde n'est pas capable d'égorger sa propre

fille. — Qu'est-ce que vous racontez ? — Dans sa lettre, Marie Elise de Kinfairlie décrit les

armoiries de son agresseur : cerf d'or sur champ de sable. Je poussai un cri de surprise en reconnaissant les armes

de Calum. — Vous n'avez pas lu ça devant tout le monde, rétorqua-

t-il d'un ton mal assuré. — Parce que j'ai du tact, moi. Calum était presque le dos au mur de l'abside.

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— Mais je l'ai porté à la connaissance du roi, continua Merlyn. Vous en entendrez parler très bientôt et Dunkilber retournera à qui de droit.

— Ils ne peuvent pas m'en déposséder ! — Non seulement ils le peuvent, Calum, mais ils le

feront et vous imposeront une lourde amende par-dessus le marché. À moins, bien sûr, que vous ne vous repentiez de vos crimes ici et maintenant.

— Jamais ! Il me poussa brusquement sur le côté, tira l'épée et

porta une botte à Merlyn. Celui-ci esquiva le coup et passa à l'attaque. Le tintement des lames d'acier qui virevoltaient comme du vif-argent était assourdissant. Je reculai vers la porte : je savais que j'aurais dû m'enfuir pour me mettre en sûreté, mais j'étais incapable de ne pas regarder jusqu'au bout.

Calum poussa un cri quand la pointe de l'épée de Merlyn lui fit une balafre à la gorge, au-dessus du justaucorps. Il répondit par un coup d'estoc, mais Merlyn le détourna et se mit à rire quand Calum, fou de rage, se précipita imprudemment.

Merlyn était plus jeune, plus agile et plus rapide que Calum. Celui-ci le savait mais refusait de l'admettre. Il redoutait d'avoir le dessous.

Quand je sentis une main m'attraper la cheville, je réalisai que tout n'était pas fini. L'écuyer me regardait d'un œil lubrique ; il me fit tomber à genoux.

Je connaissais ce genre de regard chez un homme, mais celui-ci ne m'aurait pas.

Surtout, je ne devais pas distraire Merlyn. Ce combat allait être le mien.

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Je me relevai vivement et frappai mon agresseur d'un coup de poing en plein visage. Il tomba en arrière et se releva en grognant. À son expression, je sus que non seulement il voulait me violer, mais également me faire mal.

Je cognai des pieds et des poings, mais l'adolescent portait des gants en maille : chacun de ses coups valait trois des miens. Il me frappa à la bouche ; je sentis le goût du sang et lui crachai au visage. Il me donna un violent coup de poing au ventre qui me plia en deux puis, d'un coup de pied, me fit tomber à terre.

Son camarade qui s'était enfui devant Merlyn se glissa alors à l'intérieur de la chapelle comme la vermine qu'il était. Il me saisit par les poignets tandis que l'autre m'écartait les jambes. Je perdis courage.

Tous deux se mirent à rire quand celui installé entre mes genoux commença à délacer son haut-de-chausses. Je me débattis et écopai d'un coup de plus qui m'arracha un gémissement.

— Virginia ! hurla Merlyn. À entendre la fureur de son cri, je sus qu'il avait vu. L'adolescent ricana et s'allongea sur moi sans la

moindre peur. Je compris bientôt pourquoi : Merlyn avait trébuché et Calum riait. Mon mari était blessé.

— Non ! hurlai-je en me débattant de plus belle. Je ruais, mordais, et soudain celui qui tenait mes

poignets me lâcha. Au même moment, l'autre s'affala sur moi comme une

loque. Je le repoussai, me dégageai et découvris Berthe, une pierre à la main, le visage convulsé de fureur.

— Plus jamais ! s'écria-t-elle.

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L'écuyer qui m'avait lâché les poignets sortit son couteau, mais je me précipitai sur lui et le projetai contre le mur, Berthe le frappa à son tour et il s'effondra à côté de son camarade.

J'eus un coup au cœur en voyant Merlyn sans connaissance contre le mur au fond de la chapelle, Calum penché sur lui. Mon mari saignait abondamment au côté et paraissait ne pas respirer.

Je criai son nom et fis un pas vers lui. Calum se redressa. — Misérable putain ! hurla-t-il en venant vers nous.

J'aurais mieux fait de te tuer à Dunkilber. — Peut-être, oui, rétorqua Berthe en crachant sur son

tabard. Calum poussa un rugissement et leva lentement son

épée. Pendant ce temps, Merlyn s'était relevé et, malgré sa

blessure manifestement douloureuse, s'approchait à pas de loup, immobiles, Berthe et moi nous tenions par la main, confiantes.

Merlyn se campa derrière Calum et leva lui aussi son épée.

Puis il siffla.

* * *

Surpris, Calum se retourna au moment où l'épée de

Merlyn s'abattait. Berthe et moi nous cachâmes chacune le visage au creux de l'épaule de l'autre, tandis que la lame de Merlyn touchait Calum au cou.

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Le sang gicla sur nous et sur les murs de la chapelle. À moitié décapité, Calum tomba à la renverse devant nous, son sang se répandant par saccades sur le dallage poussiéreux.

Merlyn l'enjamba et me prit par le menton. J'avais beau me vouloir forte, mes lèvres tremblaient et je m'accrochai à lui.

— Chérie ? Je me mis à trembler : j'avais failli perdre tout ce que

j'ai de plus cher. — Es-tu blessée ? Je secouai la tête, ce qui libéra mes larmes. — Plus de peur que de mal. Et j'ai froid, c'est tout. Et

toi ? — Juste une égratignure ! — Et le navire ? A cet instant précis, une sorte de beuglement résonna

devant la chapelle. Merlyn sourit et m'entoura de son bras. Escortés par

Berthe, nous sortîmes en plein vent. Arnulf était là, avec un fier sourire, tenant par le collet le troisième écuyer de Calum, les mains liées derrière le dos.

J'observai qu'il n'y avait plus de lanterne traîtresse au bout de la pointe. Par contre, un énorme feu brûlait derrière la chapelle.

— Beau travail, Arnulf ! lança Merlyn au garçon, qui rougit.

Berthe lui donna un baiser sur la joue, ce qui le fit virer carrément au pourpre. Il entra dans la chapelle et en ressortit peu après avec les deux autres écuyers mains liées. Il les fit asseoir par terre, adossés au mur ; les deux

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violeurs avaient toujours leurs hauts-de-chausses à mi-cuisses. Ils gémissaient en se tortillant tandis qu'il leur attachait les chevilles mais, comme ils ne pouvaient plus faire de mal, nous les ignorâmes.

Puis nous regardâmes tous quatre vers le large. Là-bas, l'équipage du navire luttait vaillamment pour changer de cap.

Merlyn me prit la main et la serra très fort.

* * *

J'ignore combien de temps nous restâmes là, main dans

la main. Le vent tomba progressivement. Les vagues se calmèrent un peu et le navire mit enfin cap au sud.

Ce spectacle nous arracha des cris de joie. Merlyn dépêcha Berthe et Arnulf au château pour chercher des vêtements. Ni lui ni moi n'arrivions à nous arracher au spectacle du navire, avec les gens que nous aimions si proches de nous.

Faute d'avoir pu trouver une robe pour moi, Berthe revint avec la cape doublée de fourrure de Merlyn qu'elle avait dénichée dans la grande salle. Merlyn m'en enveloppa et me serra contre lui.

Le soleil se leva tandis que le navire entrait lentement dans la baie parfaitement abritée. L'équipage chantait en chœur. Lorsqu'ils jetèrent l'ancre, nous vîmes qu'il y avait foule sur le pont.

Alors qu'ils se préparaient à débarquer, la surface de la mer devint nacrée ; la matinée s'annonçait magnifique, comme souvent après la tempête. Une silhouette râblée et

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familière descendit l'échelle de coupée et se dressa bientôt dans l'eau jusqu'à la taille.

L'homme cria un ordre et un garçonnet fut soulevé au-dessus du pont et passé de bras en bras jusqu'à ceux de Fitz qui l'attendait. Même à cette distance, je voyais que Tynan était à l'aise avec ces rudes matelots.

Tous les hommes rirent quand Fitz le jucha sur ses épaules. Tynan gesticulait comme un héros du stade et le spectacle de son bonheur me mit les larmes aux yeux.

— Virginia ! s'écria-t-il quand il m’aperçut. Il faillit faire tomber Fitz qui le rappela à l'ordre ; les

matelots s'esclaffaient à qui mieux mieux. A peine l'eût-on déposé sur la grève que Tynan se mit à gambader.

— Tu vois, chérie ? me dit Merlyn. Ton frère était en sécurité avec Fitz. Ne t'avais-je pas donné ma parole ?

Je voyais Merlyn de profil, les yeux fixés sur les hommes qui débarquaient ; les pitreries de Tynan lui mettaient le sourire aux lèvres. Son affection était si évidente que j'en aurais pleuré.

Merlyn n'était pas seulement l'homme de mes rêves ; il était mieux que cela. Plus vaillant, plus protecteur, plus prévenant et plus affectueux. Indubitablement, il défendait ce qui lui appartenait.

Je décidai qu'il était temps de lui dire mon secret. — Merlyn, dis-je, Tynan n'est pas mon frère. Mon mari se tourna vers moi sans surprise. — Non ? — C'est mon fils, commençai-je en lui caressant la joue.

Notre fils.

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L'éclat du sourire de Merlyn aurait éclipsé celui du soleil si j'avais eu le temps de le voir vraiment. Mais ses lèvres se posèrent sur les miennes et je fermai les yeux.

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6 janvier 1372 Epiphanie

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17

Le jour des Rois, nous allâmes à cheval à Kinfairlie, sur les ruines du château.

Selon Merlyn, il était important que je voie l'ancienne résidence de la famille de ma mère. Par bonheur, le temps était clair et ensoleillé ; je redoutais vaguement d'y rencontrer des spectres qui me hanteraient.

C'était un étrange but de promenade, à mon avis ; Merlyn parut surpris quand je le lui dis.

Le mariage de ma sœur et d'Alasdair devait avoir lieu à la fin du mois ; Mavella n'avait pas formulé d'objections au fait que le neveu d'Alasdair hérite. Ils formaient à présent une petite famille heureuse, et cela me faisait plaisir.

Tynan adorait Ravensmuir. Arnulf et lui nouèrent une amitié fondée sur l'amour des chevaux ; Arnulf était muet mais Tynan se chargeait de parler pour deux.

Mon fils apprit la vérité le concernant. J'ignore s'il comprit tout mais, pour le moment, il était heureux d'avoir Merlyn pour père. Non seulement Merlyn le fascinait, mais cela signifiait aussi pour lui qu'il pouvait rester à Ravensmuir, où il y avait des chevaux, des bateaux et Fitz, et où son bol n'était jamais vide.

Au château, la chambre haute avait été détruite par l'incendie mais, une fois le toit brûlé, la pluie avait éteint les flammes avant qu'elles ne se propagent aux étages

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inférieurs. Les dégâts étaient réparables, mais les livres de Merlyn et son fameux lit étaient définitivement perdus. Par un curieux clin d'œil du destin, nous retrouvâmes dans les cendres, intact, le coffret de Merlyn.

Quand je dis en plaisantant que son vieux maître avait dû protéger l'objet par quelque charme, Merlyn se contenta de sourire.

Dunkilber était revenu au comte de March, qui devrait l'attribuer à quelqu'un d'autre.

Berthe et ses parents - le sénéchal de Dunkilber et sa femme - avaient pris leurs quartiers à Ravensmuir, avec un fameux groupe de domestiques. La grande salle débordait de vie comme jamais et j'avais pris soin, le matin même, de ranger à la cave un morceau de la bûche de Noël. On s'en servirait pour allumer celle de l'année prochaine. D'après la tradition, le fait de garder ce morceau dans nos murs nous garantissait contre tout risque d'incendie.

Je n'étais toujours pas capable de monter à cheval seule. De toute façon, je préférais de loin le faire avec Merlyn. Nous fîmes le trajet dans un silence complice, savourant le plaisir d'être ensemble.

Il arrêta son destrier devant ce qui restait de Kinfairlie. De l'herbe poussait à présent entre les ruines carbonisées et les pierres noircies se couvraient de mousse. Merlyn mit pied à terre, puis me tendit les bras.

— Pourquoi ici ? demandai-je lorsqu'il m'eut déposée par terre.

— Pourquoi pas ? dit-il avec un air mystérieux qui éveilla mes soupçons.

— Avons-nous besoin d'autres fantômes à Ravensmuir ?

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— Oh non ! Mais j'ai quelque chose à te dire, et j'ai pensé que cet endroit était parfait pour ça.

Il me prit la main et me conduisit jusqu'à un éboulis de moellons. Après avoir épousseté la pierre du haut, il y étala sa cape. Lorsque je fus assise, souriant à toutes ces simagrées, il sortit un parchemin roulé de son tabard et me l'offrit avec une courbette.

— Qu'est-ce que c'est ? — La réponse du roi à ma pétition faite en ton nom. Il attendait que je devine ce qu'il avait fait. Je crus

d'abord à une plaisanterie, et examinai le rouleau de vélin. Un épais sceau rouge arrêtait le ruban noué autour de la lettre ; celle-ci n'avait pas encore été ouverte.

— Tu sais bien que je ne sais pas lire ! — Pas encore ! — Tu m'apprendras ? — Je crois que cela ne te fera pas de mal. Je réfléchis, puis le regardai droit dans les yeux.

Soudain, je sus ce qu'il avait fait : Merlyn avait demandé ce que je n'aurais jamais osé revendiquer, même si c'était mon droit de naissance.

— Kinfairlie ! — Kinfairlie est à toi, chérie, comme il se devait en toute

équité. — Tu veux dire qu'il est à nous ; il a été accordé à mon

mari, puisque nous sommes mariés. Je connaissais la loi, mais j'étais heureuse de partager

mon héritage avec Merlyn, lui qui m'avait tant donné. Quand je lui tendis le parchemin, Merlyn refusa de le

prendre et me fit signe de briser le sceau. Je m'exécutai et

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déroulai le document. Je restai bouche bée devant la beauté de la calligraphie.

Merlyn s'assit à côté de moi, passa le bras autour de ma taille et lut lentement en suivant les lignes du doigt.

«Nous, Robert II, roi d'Ecosse, concédons

solennellement comme fief héréditaire les territoires de Kinfairlie à la fille aînée de Marie Elise de Kinfairlie, Marie Elise étant la seule enfant de cette maison à avoir enfanté, et ses filles étant les seules survivantes de cette lignée. Kinfairlie et ses villages, ses dîmes, gabelles et autres droits, la responsabilité de ses cours de basse justice et la défense de ses territoires sont par la présente accordés à la main de Virginia, née de Kinfairlie, aujourd'hui châtelaine de Ravensmuir, en échange de six chevaliers et de leur armement, sur demande de la Couronne pour la défense collective de nos terres. »

Je jetai à Merlyn un regard incertain. — Mais comment fournirai-je cela ? Je ne sais rien des

chevaliers, et n'ai pas d'argent pour en engager ! Une lueur amusée passa dans les yeux de Merlyn. — Dans ce cas, belle châtelaine de Kinfairlie, tu vas

avoir encore besoin de moi. Peut-être devrions-nous envisager une alliance entre Ravensmuir et Kinfairlie.

— Il va bien falloir que tu t'occupes, maintenant que tu as changé de métier. Sinon, tu vas tourner en rond dans la grande salle et te mettre à boire pour passer le temps.

— Il y a de meilleures façons de passer son temps, dit-il en me décochant un baiser appuyé.

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Quand il leva la tête avec une lueur coquine dans le regard, je lui souris.

— Je t'aime, Merlyn. Je t'aime depuis le jour où tu m'as défiée sur le marché de Kinfairlie, mais je n'avais jamais eu le toupet de te le dire.

— Et moi, chérie, je t'aime comme je n'aurais jamais imaginé que quiconque pût aimer.

Merlyn eut un sourire polisson. — Ça me fait penser qu'il va nous falloir un autre fils

pour assurer la relève de ce nouveau fief. Je lui passai les bras autour du cou. — Peut-être devrions-nous fêter la nouvelle, dis-je en

m'étirant avec langueur pour lui embrasser l'oreille. Pourquoi ne pas concevoir cet enfant sur ce qui sera son patrimoine ?

— Cela te surprendrait si j'acceptais ton invitation. — Tu crois ? Tu m'as l'air si réticent que je me sens dans

l'obligation de te mettre au défi. Les yeux brillants, il m'enleva dans ses bras d'un seul

élan et bondit de l’éboulis si vite que je m'accrochai à ses épaules de peur de tomber. Il courut jusqu'à un bosquet de jeunes arbres et s'arrêta dans une minuscule clairière.

— Cela t'apprendra à me mettre au défi, chérie. — Tu m'en diras tant, Merlyn...

* * *

Le soleil se couchait quand nous prîmes le chemin du

retour, fourbus, rouges de plaisir et pas fâchés de notre sort. Comme nous approchions de Ravensmuir, un cri

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rauque résonna. Stupéfaite, je scrutai le ciel déjà sombre et aperçus la silhouette d'oiseaux noirs.

Les corbeaux descendaient en spirale, leurs ailes étendues comme de grandes ombres.

— Les corbeaux sont revenus ! m'écriai-je, jubilante. Merlyn éperonna le destrier et nous nous engouffrâmes

dans le tunnel ; quand nous arrivâmes dans la cour, les oiseaux commençaient à se poser. Les domestiques étaient tous sortis des cuisines.

Le chien se déboula en aboyant et Tynan, téméraire comme à son habitude, courut derrière lui en riant et en imitant leurs cris. Les corbeaux ne lui prêtèrent guère attention, mais Fitz le surveillait avec une vigilance indulgente.

— Il faudra que j'apprenne leurs noms à Tynan, dit Merlyn.

Il siffla et leva le bras : un oiseau s'envola, décrivit un cercle au-dessus de nous et se posa lourdement sur le bras de Merlyn. Il croassa en le regardant avec ses petits yeux noirs. Puis il tourna la tête vers moi, comme si j'avais besoin d'être présentée. Je tendis la main vers le superbe plumage noir aux reflets bleu nuit ; l'oiseau pencha la tête en observant ma bague.

— Mathusalem a de la mémoire, observa Merlyn avec un sourire paisible.

— Je suis heureuse que les présentations soient faites, Mathusalem.

Le corbeau me scruta longtemps, puis tourna la tête et croassa avant de s'envoler dans un grand claquement d'ailes. Tynan n'avait rien perdu de la scène : il demanda à Merlyn comment faire la même chose.

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Nous mîmes pied à terre et Merlyn alla rejoindre notre fils. La main sur le ventre, je me dis qu'une fois de plus la semence de mon seigneur et maître m'avait fécondée et que Tynan aurait bientôt un petit frère ou une petite sœur. J'eus le sourire d'une femme heureuse de son secret. Un secret que je ne confierais à mon mari qu'une fois ma certitude totale.

Je savais à présent que c'est l'honnêteté qui permet à l'amour non seulement de durer, mais de s'épanouir. Merlyn et moi avons appris cette leçon et n'étions ni l'un ni l'autre près de l'oublier.