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association des investisseurs en retournement l’enquête 11 Emmanuelle Duten, rédactrice en chef Capital Finance (groupe Les Échos) Difficile à appréhender, à capturer, à mesurer. Voilà la réalité du marché du retournement d’entreprises en France. Entre les dos- siers médiatiques qui font la Une, souvent pour des raisons liées au risque de « casse sociale », et les petites affaires, qui mettent la clé sous la porte faute d’avoir pu trouver les moyens de leur survie, quelles sont donc les entreprises qui intéressent les investisseurs profession- nels de la restructuration ? 500 dossiers éligibles par an Aucun rapport, aucune étude, aucun sondage ne permet de lever le voile sur la volumétrie en question. Il faut s’en remettre aux esti- mations des spécialistes du secteur, qui s’érigent una- nimement en faux contre la statistique des 60.000 défaillances émaillant la France, bon an, mal an. Ils s’accordent tous à estimer que près de 95% des entre- prises en défaut n’ont pas de véritable existence éco- nomique. Ils s’accordent à estimer à environ 500 le nombre de dossiers qui, chaque année, présentent les caractéristiques néces- saires à leur entrée au capi- tal – i.e., ils ont exclu là les « grosses » affaires de plus de 300 salariés qui aiguisent les appétits des investisseurs étrangers et qui s’apparen- tent parfois à des opérations à effet de levier en déshé- rence (on y voit d’ailleurs cer- tains fonds d’investissement « entrer » par la dette pour ensuite prendre le contrôle à coups de conversion de créances). Si le volume de 500 fait clairement consen- sus, les méthodes pour le LA FRANCE FACE AUX ENJEUX DE LA RESTRUCTURATION D’ENTREPRISES déterminer diffèrent quelque peu. Certains profession- nels s’appuient sur le cri- tère du chiffre d’affaires, en fixant le seuil minimum de leur intervention à 15 mil- lions d’euros. D’autres consi- dèrent plutôt le nombre de salariés minimal qu’ils fixent à une cinquantaine. Le rai- sonnement sous-jacent est le même : pour qu’une entre- prise passe avec succès toutes les étapes de son retourne- ment et confirme son rebond de manière pérenne, elle doit être « structurée » et, donc, disposer d’une certaine taille. Des actifs « abîmés » par les procédures Elle doit aussi ne pas être trop « abîmée ». Or, là aussi, la tâche des investisseurs professionnels n’est guère facilitée. « Une entreprise qui arrive en redressement judiciaire (R.J) après être passée en procédures amiables est aujourd’hui en très mauvaise posture. Poste client factorisé, stocks gagés, lease-back sur l’ou- til industriel et l’immobi- lier, autant de raisons qui expliquent qu’il n’y a souvent plus rien dans les caisses et que les schémas de reprise deviennent de plus en plus sophistiqués », explique François-Denis Poitrinal, qui pilote la holding d’in- vestissement Neopar. « En France, le critère d’ouver- ture de la procédure col- lective est la cessation des paiements. C’est un véritable acte de décès ! Quand une entreprise en arrive là, elle a déjà souvent vu partir ses bons managers, ses clients et fournisseurs ne lui font plus confiance. Il y a donc très peu de dossiers de cette nature qui sont éligibles à l’entrée d’un investisseur professionnel. La France s’inscrit dans une logique totalement différente que celle qui prévaut aux Etats- Unis avec le Chapter 11 : beaucoup plus souple, cette

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association des investisseurs en retournement

l’enquête 11

Emmanuelle Duten, rédactrice en chef Capital Finance (groupe Les Échos)

Difficile à appréhender, à

capturer, à mesurer. Voilà

la réalité du marché du

retournement d’entreprises

en France. Entre les dos-

siers médiatiques qui font

la Une, souvent pour des

raisons liées au risque de

« casse sociale », et les petites

affaires, qui mettent la clé

sous la porte faute d’avoir pu

trouver les moyens de leur

survie, quelles sont donc les

entreprises qui intéressent

les investisseurs profession-

nels de la restructuration ?

500 dossiers éligibles par an

Aucun rapport, aucune

étude, aucun sondage ne

permet de lever le voile sur

la volumétrie en question. Il

faut s’en remettre aux esti-

mations des spécialistes du

secteur, qui s’érigent una-

nimement en faux contre

la statistique des 60.000

défaillances émaillant la

France, bon an, mal an. Ils

s’accordent tous à estimer

que près de 95% des entre-

prises en défaut n’ont pas

de véritable existence éco-

nomique. Ils s’accordent

à estimer à environ 500 le

nombre de dossiers qui,

chaque année, présentent

les caractéristiques néces-

saires à leur entrée au capi-

tal – i.e., ils ont exclu là les

« grosses » affaires de plus

de 300 salariés qui aiguisent

les appétits des investisseurs

étrangers et qui s’apparen-

tent parfois à des opérations

à effet de levier en déshé-

rence (on y voit d’ailleurs cer-

tains fonds d’investissement

« entrer » par la dette pour

ensuite prendre le contrôle

à coups de conversion de

créances). Si le volume de

500 fait clairement consen-

sus, les méthodes pour le

LA FRANCE FACE AUX ENJEUX DE LA RESTRUCTURATION D’ENTREPRISES

déterminer diffèrent quelque

peu. Certains profession-

nels s’appuient sur le cri-

tère du chiffre d’affaires, en

fixant le seuil minimum de

leur intervention à 15 mil-

lions d’euros. D’autres consi-

dèrent plutôt le nombre de

salariés minimal qu’ils fixent

à une cinquantaine. Le rai-

sonnement sous-jacent est

le même : pour qu’une entre-

prise passe avec succès toutes

les étapes de son retourne-

ment et confirme son rebond

de manière pérenne, elle doit

être « structurée » et, donc,

disposer d’une certaine taille.

Des actifs « abîmés » par les procéduresElle doit aussi ne pas être

trop « abîmée ». Or, là aussi,

la tâche des investisseurs

professionnels n’est guère

facilitée. « Une entreprise

qui arrive en redressement judiciaire (R.J) après être passée en procédures amiables est aujourd’hui en très mauvaise posture. Poste client factorisé, stocks gagés, lease-back sur l’ou-til industriel et l’immobi-lier, autant de raisons qui expliquent qu’il n’y a souvent plus rien dans les caisses et que les schémas de reprise deviennent de plus en plus sophistiqués », explique François-Denis Poitrinal, qui pilote la holding d’in-vestissement Neopar. « En France, le critère d’ouver-ture de la procédure col-lective est la cessation des paiements. C’est un véritable acte de décès ! Quand une entreprise en arrive là, elle a déjà souvent vu partir ses bons managers, ses clients et fournisseurs ne lui font plus confiance. Il y a donc très peu de dossiers de cette nature qui sont éligibles à l’entrée d’un investisseur professionnel. La France s’inscrit dans une logique totalement différente que celle qui prévaut aux Etats-Unis avec le Chapter 11 : beaucoup plus souple, cette

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procédure permet d’antici-per et d’organiser la situa-tion en amont. Elle est, en somme, un véritable outil de gestion pour les mana-gers », estime Charles-Henri Rossignol qui dirige la hol-ding Equinox Industries.Voilà pourquoi la procédure de sauvegarde est vue comme bénéfique par de nombreux professionnels. « Influencée par le droit américain, la sauvegarde est profitable aux entreprises et aux dirigeants – qui se trouvent bien mieux protégés qu’en redressement judiciaire notamment eu égard aux engagements de caution. Quand une procédure de sauvegarde est ouverte, il est statistiquement beaucoup plus probable d’aboutir à un plan de sauvegarde et aucune «offre hostile» ne peut être émise. Dans le cadre d’un R.J, la probabilité d’un plan de redressement n’est que de 22%. La sauvegarde, comme le RJ, poursuivent les objectifs suivants : pérennité de l’entreprise, préservation de l’emploi et apurement du

passif. Globalement, les pro-cédures collectives s’avèrent souvent un formidable outil de réorganisation préalable à une transmission ou un adossement capitalistique », souligne Antoine Germain, avocat-associé au sein du cabinet Spinnaker. Mais si les investisseurs profession-nels veulent tirer leur épingle du jeu, ils doivent aussi se positionner sur un deal-flow d’une autre nature : celui généré par les grandes en- treprises. « Les filiales des grands groupes constituent une configuration particu-lièrement intéressante : elles sont, généralement, in bonis et disposent de bases saines

(fonds de commerce, relations clients, fournisseurs, etc.) qui peuvent assurer le succès de la reprise », poursuit Charles-Henri Rossignol.

Management : faire table rase du passé ?Une fois l’étape de l’inves-tissement franchie, se pose l’épineuse question du mana-gement, celle des prises de mannettes opérationnelles. Le retournement n’est pas un métier d’investisseur, c’est un métier de manager. Faut-il garder tout ou par-tie de l’équipe en place ou faire table rase du passé ? La réponse ne saurait être dogmatique, mais une vérité

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unanime se dresse : il faut injecter du sang neuf, pour redonner confiance à l’en-semble des partenaires de l’entreprise et penser le rebond en redessinant la stratégie en profondeur. « Il est très difficile pour le dirigeant en place de faire un diagnostic objectif et de changer radicalement la trajectoire qui a été suivie historiquement. C’est d’au-tant plus complexe quand le manager est le fondateur de l’entreprise ou quand il s’agit d’une entreprise familiale qui ne dispose d’un management « n-1 » structuré. Sans un tel relais dans l’organisation, le retournement sera très com-plexe à mettre en œuvre », estime Nicolas de Germay, qui préside la société d’in-vestissement Alandia et qui officie également à la tête de l’association AIR (Association des Investisseurs en Retour-nement). Dans les faits, la plupart des investisseurs prennent donc des man-dats sociaux.« Dans notre métier, il n’y a pas d’idée préconçue, pas

de dogme. Il y a des bonnes pratiques, mais pas de mét-hodes toutes faites. L’une des questions que nous devons nous poser, c’est « par qui le renouveau nécessaire peut-il être porté ? ». Le changement de l’équipe de direction n’est pas du tout un automatisme. L’équipe historique ne peut pas porter seule la responsabilité de

la situation. Une entreprise peut avoir un genou à terre pour un tas de raisons, com- me un conflit avec l’ancien actionnaire, l’arrivée de nou-veaux concurrents,… cela étant dit, le plus souvent, la fonction de président doit être réincarnée. », considère Delphine Inesta, chez Arcole Industries.La « méthode Arcole » s’arti-

cule autour de deux phases : dans les six à douze mois qui suivent la prise en main de la cible, le président nommé par Arcole, et qui est, le plus souvent l’un des associés d’Arcole, s’investit à temps plein dans la filiale, pour res-taurer la confiance, incar-ner et mettre en œuvre le changement, restructurer et stabiliser l’entreprise.

Une fois cette étape close, il fonctionne en binôme avec le directeur général, qui est appelé à monter en puis-sance et qui peut être issu ou non des rangs de l’entre-prise ou de ceux d’Arcole. « Nous restons toujours très humbles face aux situations. L’humilité est une qualité qui me semble essentielle dans le retournement. Il faut prendre la peine d’écouter les managers et les salariés, y compris les « n-1 », « n-2 », « n-3 », dont certains ont bien souvent une excellente connaissance de leur marché et une très bonne compréhension du fonctionnement de leur entreprise.»

Des holdings qui ont pris le pas sur les fondsLa conclusion qui en dé- coule ? Le leadership, le pro-jet industriel et stratégique, la relance des investisse-ments, voilà les ingrédients qui conditionnent une res-tructuration efficace et durable. Le retournement n’est pas une problématique

de fonds disponibles. L’argent n’est pas l’enjeu, même si au-delà de la mise de départ, il faudra bien sûr déployer les CAPEX et finan-cer le BFR. C’est pourquoi dans la famille des inves-tisseurs en retournement cohabitent deux modèles : celui des fonds (qui gèrent des véhicules pour le compte d’investisseurs institution-nels ou privés) et celui des holdings. Statistiquement, les deux modèles ont prouvé leur efficacité. Mais force est de constater que celui des holdings est aujourd’hui dominant, quand le pay-sage était plus équilibré il y a cinq ans encore. Pourquoi une telle évolution ? Pour beaucoup, la réponse réside dans la flexibilité qu’offrent les holdings (période de détention, diversité des par-ticipations en portefeuille, etc.). Certains pointeront surtout la difficulté à lever des fonds auprès d’inves-tisseurs institutionnels fri-leux à l’encontre d’une classe d’actifs qu’ils jugent « ris-quée ». D’autres accuseront

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la certaine « lourdeur admi-nistrative » des fonds, eu égard aux portefeuilles de participations resserrés qui sont bâtis dans l’univers du restructuring ou bien encore à la capacité à déployer les engagements dans un hori-zon de temps contraint.

Un horizon macroécono-mique qui s’obscurcitMais ce n’est pas là le débat qui doit s’ouvrir. Si la France veut garantir le rebond pérenne de ces entreprises en difficulté, elle doit choi-sir ses combats. S’engager dans un « choc de simpli-fication » : la boîte à outils réglementaires et législa-tifs est touffue, complexe, évolutive. Et donc illi-sible pour les personnes physiques qui pourraient reprendre les entreprises en difficulté « trop petites »

et insuffisamment structu-rées pour être éligibles aux critères des investisseurs professionnels. Alors, com-ment encourager les mana-gers extérieurs à emprunter cette voie ? En leur propo-sant des formations sur-me-sure, en faisant levier sur les centres de prévention des difficultés (développées par les chambres de commerce et les tribunaux). Sans quoi le petit tissu industriel français ne pourra se régénérer dans la durée. Bien sûr, les pro-fessionnels appellent aussi de leurs vœux un droit du travail ad hoc qui distingue les entreprises in bonis de celles qui sont en difficulté. Il faut agir et vite. Car les planètes macroéconomiques ne seront pas alignées dura-blement. « Dans un avenir proche, les entreprises ver-ront leurs marges s’éroder

par la revalorisation du coût des matières premières et par la remontée des taux d’intérêt. Elles seront aussi affectées par les faibles perspectives de croissance économique, explique Helen Lee Bouygues, partner au sein de McKinsey Recovery & Transformation Services. Comment relancer la pro-gression du chiffre d’af-faires ou, à tout le moins, assurer sa bonne tenue ? Le rapport 2016 publié par McKinsey et intitulé “ Quand le french paradox s’étend à sa consommation ” révèle qu’un quart des Français ne dépenseraient pas plus s’ils avaient davantage confiance dans l’économie. Or, 54% des Français interrogés craignent de perdre leur emploi (contre 50% pour la moyenne européenne). Même en cas de reprise, la situation sur le front de la consomma-tion ne s’améliorerait donc pas rapidement. »