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Sylvie Caster LA FRANCE FOUT LE CAMP ! Chroniques Préface de Cavanna ÉDITIONS BFB

La France fout le camp !. Chroniques

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Sylvie Cas te r

LA FRANCE FOUT LE CAMP !

Chroniques

Préface de Cavanna

ÉDITIONS BFB

Page 2: La France fout le camp !. Chroniques

© Éditions BFB, 1982.

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PRÉFACE

Lettre de son pépé indigne à Sylvie Caster

Sylvie, J 'a i été de ceux qui « ne répondent pas aux lettres

pathétiques ». Qui ne savent pas — qui ne veulent pas ? — en déceler le pathétique sous la rassurante pudeur.

Nous nous sommes côtoyés, toi et moi, toi et moi et les autres, la fine équipe, pendant des années. Huit ? Dix ?... Longtemps. Côtoyés. Dans ce préau exaltant et dérisoire où se « bouclait » Charlie-Hebdo.

Tu es venue un jour, des feuillets plein ton petit sac. C'était du bon, c'était du tout toi, déjà. Tu as été toi- même du premier coup, chapeau. Tu venais de je ne sais quels marécages où tu rewritais je ne sais quels coasse- ments, c'est tout ce qu'ils condescendaient à te laisser faire. Les cons.

A Charlie-Hebdo, c'était très dur. On ne te disait pas « C'est bien » ou « Là, tu t'es plantée ». Personne ne le disait à personne. Ça ne serait pas venu à l'idée. Tu rames tout seul dans ta nuit. Je pense que, pour toi, ça a été tout spécialement dur.

On me disait : Mais que fait donc Sylvie Caster dans Charlie-Hebdo ?... Ceux-là venaient de te découvrir à la fameuse soirée d'Apostrophes où Pivot avait réussi à tirer de toi deux « Oui » et trois « Non ». Ceux-là t'avaient reçue de plein fouet, bien droite sur ta chaise, Cosette de la littérature, chat mal apprivoisé, petite sirène sur son rocher, princesse sur un pois, Cendrillon admise au bal, précieuse comme une porcelaine, hiératique comme une Salammbô, belle comme à Hollywood. Et muette. Ils ne savaient pas, ceux-là, l'effroyable trouille qui te serrait la gorge et te rendait, justement, muette... Ils attendaient

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une virago, ils avaient vu un ange. Qui avait écrit un livre déchirant et ravageur. Ceux-là étaient désarçonnés. Tu n'étais pas conforme à l'image Charlie-Hebdo, tu n'étais pas conforme à l'image Deux Magots. Il n'est pas forcément désagréable d'être désarçonné, c'est un truc comme un autre, ça réveille. Là, ça faisait beaucoup. Ils ne savaient plus sur quelle fesse tomber. Ceux-là ne t'avaient jamais lue dans Charlie-Hebdo parce qu'ils ne lisaient pas Charlie-Hebdo. Et alors, ayant vu l'ange, ils ne comprenaient pas ce qu'il pouvait bien aller faire sur ce fumier.

Or, Sylvie, et ces pages de toi que je viens de relire me le confirment, tu étais peut-être la plus vache de nous tous. Le plus authentiquement vache, je veux dire. Enragée. Écorchée vive. Sans doute parce que la plus vulnérable, la plus participante. Et la plus muette. Il faut bien que ça sorte, d'une façon ou d'une autre. La vacherie de la vie et, pire, la vacherie des gens, te ravagent, te rendent malade, littéralement malade, à sangloter, à t'enfermer, à te détruire.

Nous autres, les autres, nous étions nous aussi des insa- tisfaits chroniques, des grandes gueules, des dénonceurs, des redresseurs... Mais nous n'étions pas en permanence au plus haut de la crise, perchés sur la pointe de l'insoute- nable et de l'indignation. Nos gueulements et nos ricane- ments canalisaient le trop-plein d'horreur. On s'accom- mode. On s'émousse. On vit cahin-caha en ménage avec le monstre qui vous bouffe les tripes, même les sursauts devant les sommets de saloperie, on sait qu'ils retombe- ront.

Toi aussi, tu ne crois à rien. Tu sais que l'univers est vide, la vie sans but et sans lendemain. Tu sais parfaite- ment bien qu'il n'y a que la merde quotidienne et la pou- belle au bout : la hideuse vieillesse et puis la mort. Tu sais qu'il n'y a que le désespoir, pourtant tu n'y fais pas ton nid. Tu sais qu'il ne sert à rien de ne pas se résigner, et tu ne te résignes pas... C'est parce que tu veux croire qu'il y a quand même quelque chose qui vaut la peine, un petit, tout petit quelque chose, bien fragile, bien humble, et tu t'y cramponnes, Cendrillon. Tu veux croire que nos

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moments peuvent être, sinon heureux, du moins joyeux et chauds. Qu'on peut de temps en temps se rassurer, comme on se repose. Et ces moments-là, c'est quand il y a quelqu'un. Quand le petit chien perdu trouve un autre chiot perdu et qu'ils se serrent l'un contre l'autre, ventre tiède sur ventre doux, et se grognent, et se soufflent au nez, et se mordillent les oreilles...

J'ai bien peur que cette préface ne soit pas une bonne préface. Une préface, c'est un drôle de pensum. Plus on aime la personne, plus c'est dur. Ça frôle l'article nécrolo- gique si l'on parle de l'auteur, la thèse universitaire si l'on parle de ce qu'il fait. Je m'aperçois que j'ai sur toi trop à dire et que je te connais si peu... Peut-être ce que je viens d'en dire, et qui est ce qu'il m'est donné d'en connaître, te fera-t-il rire aux larmes. Tu as le rire prompt.

Oui, oui, monsieur le préfacier, mais a-t-elle de l'humour ? C'est que j'aime beaucoup l'humour, moi, monsieur, alors j'aime savoir si c'en est. Sans ça, c'est comme de manger des truffes sans savoir qu'on en a mis dans la dinde, je ne sais pas si vous voyez.

Je vais vous dire : c'est une marrante. J'ai même oublié de le mentionner, depuis que je parle, or c'est le principal. Ne me demandez pas une définition de l'humour, c'est le piège à cons, je n'y tomberai pas. Les colères de Sylvie, les exécutions de Sylvie, les désespérances de Sylvie, ses blas- phèmes et ses invectives, tout ça dégouline d'humour comme d'une tartine de miel, en quoi ça consiste je n'en sais rien, mais chaque phrase d'elle me met en joie « quel- que part », même si c'est triste atroce poignant révoltant, et si vous n'appelez pas ça humour appelez-le allégresse d'écriture, bonheur d'expression, malice, fantaisie, sur- prise, tournure d'esprit, appelez-le comme ça vous chante, mais à mon avis vous auriez aussi vite fait de dire « humour », ça ne vous écorcherait pas la gueule.

Et, dites voir. Si ce qu'on appelle «humour» était tout simplement le symptôme et le produit de ce qu'on appelle « intelligence », hum ? Vous en connaissez beaucoup, vous, des cons qui ont de l'humour ? De l'humour qui vous fait rire, vous, je veux dire. Ou, simplement, vous met en joie.

Sylvie, Sylvie Caster, je ne sais pas si on se reverra un

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jour. Autrement que p o u r un thé, un godet ou une croûte bébête. Se reverra devant les gabarits, en train de fa i re un journal. C'est cette Sylvie-là, la Sylvie aux doigts pleins d'encre, dont je me languis. J e crois qu'il n'y a d'amitié que dans le travail, je ne dis pas « commun », mais ensemble. E t la ricanade-défouloir d'après, quand on a gagné, qu'on est crevés-soulagés, qu'on a envie de folies, tu te souviens ?

Oh, Sylvie, Sylvie, dans tes véhémences même, dans tes cris de bête éventrée, tu te regardes hurlant, et ton œil te juge, et ça descend jusqu'à ta main sur le papier, ce pres- que clin d'oeil, cette « distanciation » dirais-je si je lisais ceux qu'il f a u t lire... Si c'est pas ça, l'humour, c'en est du moins la queue.

Ton vieux pépé qui regrette de ne pas t 'avoir mis la main au cul aussi souvent qu'il en avait envie.

Cavanna.

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1977

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L'intelligence à la portée des cons

ne concerne que les cons

99% des gens sont cons. Vous avez vos chances. Gardez- les mais ne les ruinez pas. Être con est salutaire. Avoir l'air con est rédhibitoire. Soyez assez intelligents pour saisir la nuance.

Premier exercice : Comment ne plus avoir l'air con. a) Le con parle pour ne rien dire. Ne dites rien. Vous ne

direz rien d'intelligent, mais ça vous empêchera de dire des conneries. Vous y gagnerez. Au lieu de se dire : « Quel con!», votre interlocuteur se dira: «Joue-t-il au con?». C'est un premier point.

b) Si vous avez vraiment envie de parler, ne vous retenez pas. Dites vos conneries. Et concluez : « Bon, j 'arrête de déconner ». Votre interlocuteur se dira : « Il joue au con ». C'est un deuxième point.

Deuxième exercice : Comment avoir l'air intelligent. Vous avez à votre disposition une série de mimiques qui

donnent — inévitablement — l'air intelligent. Soyez assez con pour les copier sans complexes.

a) L'air entendu : repérez la personne intelligente. Si vous êtes dans un groupe de dix, il y a neuf cons, dont vous. La personne intelligente est celle qui vous semble bizarre. Dès qu'elle dit quelque chose de bizarre, faites comme si vous compreniez. Même si vous n'y comprenez rien, les autres auront l'air plus con que vous.

b) L'air pénétrant : pensez très fort aux contraventions, aux impôts, à votre bagnole emboutie. N'en parlez surtout pas. Ça ferait con. Mais pensez-y. Si vous êtes vraiment très con, ça ne vous donnera pas l'air intelligent. Mais l'air emmerdé fait toujours bien quand on ne donne pas ses rai- sons.

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c) L'air pénétré : même exercice que le précédent, mais avec un compas dans le cul. Avantage : donne une dimen- sion souffreteuse.

Vous avez aussi à votre disposition une série d'attitudes. a) Le penseur de Rodin : asseyez-vous. Mettez votre

poing fermé sous votre menton et regardez dans le vide. C'est radical. Même si vous ne pensez à rien — ce qui est normal pour un con —, il se trouvera toujours un autre con pour vous dire : « A quoi penses-tu ? »

b) L'air du type qui n'en pense pas moins : on développe devant vous une théorie saisissante. Vous n'y comprenez rien. Reportez-vous au petit a) : l'air entendu. Pour corser, ayez l'air non seulement de comprendre, mais d'avoir votre idée pas con là-dessus. Appliquez le petit b) : l'air pénétrant.

c) Le rictus de connivence : hochez un peu la tête de bas en haut. Appliquez l'air pénétré (le compas vous aide à cris- per finement les maxillaires).

Méfiez-vous des révélateurs involontaires de votre conne- rie !

a) Surveillez votre regard. Votre œil vide et sans vie vous trahit. Par définition, vous êtes trop con pour avoir la pupille pétillante. Ne vous laissez pas abattre. Gardez l'œil fixe.

b) Fermez bien votre bouche. Rien ne fait plus con qu'une bouche entrouverte. Maîtrisez-vous : ne mâchez plus de chewing-gum. Si vous êtes trop con pour exécuter en même temps les exercices œil fixe-bouche close, utilisez le truc de la cigarette : tirez sur votre mégot et fixez la fumée.

Troisième exercice : Comment passer pour quelqu'un d'intelligent.

a) Ne perdez pas votre temps à lire des livres intelli- gents, à voir des films pensés... Vous n'y comprendriez rien et ça vous déprimerait. Lisez plutôt des critiques intelli- gentes. Apprenez-les par cœur et changez quelques mots.

Exemple : « Ce film a la beauté désertique d'une douleur sans fin » devient : « Ce film a la beauté squelettique d'une couleur sans teint ».

Vous ne plagiez pas vraiment et vous gagnez en hermé- tisme. L'hermétisme est le secret de ce troisième exercice. Quand vous dites des conneries, dites des conneries incom- préhensibles. Les cons les prendront pour des finesses qu'ils

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ne comprennent pas et, double avantage, les gens intelli- gents se sentiront cons.

b) Ne faites jamais de citations. Ça fait très con. Appro- priez-vous-les carrément. Mais attention, ne faites pas le con ! N'utilisez pas des citations trop connues. Si un autre con vous dit : « C'est de toi, ça ? », ne prenez pas l'air confus. Ne doutez pas de vous. Votre connerie native vous y aidera.

Voilà. Maintenant, vous passez à peu de frais pour quelqu'un d'intelligent. Méfiez-vous ! Des gens intelligents vont venir vous poser des questions intelligentes. Vous allez être trop con pour y répondre.

Comment faire ? Renvoyez la balle : « Pourquoi me poses-tu cette ques-

tion ? » Quand vous ne pouvez plus la renvoyer, affrontez l'adver-

saire. Utilisez les quelques célèbres formules qui répondront pour vous.

Par ordre chronologique : — Tu vois ce que je veux dire... (la formule qui sauve). — Il me semble que tu limites le problème (l'autre a l'air

con). — Tu crois vraiment ce que tu dis ? (l'autre a l'air hypo-

crite) . — C'est tout ce que tu trouves à dire, ben merde ! (l'autre

a l'air limité). — Tais-toi, tu m'atterres (l'autre a l'air très con). S'il se tait, vous avez gagné.

Ultime traquenard : la tentation de l'intelligence vérita- ble. Attention ! Ne tombez pas dans ce panneau démonia- que ! Les gens intelligents sont malheureux. Ils ont compris qu'on était là pour vieillir et crever. Avant, il n'y a rien, après non plus, et pendant, on en chie. Comprendre, c'est perdre les avantages du con. C'est connaître le doute, la solitude, la marginalité odieuse, l'insomnie, l'angoisse, les battements de cœur, la souffrance. Et tout ça pour rien puis- que vous serez toujours un con. Surtout, ne changez pas. Soyez assez intelligents pour rester cons. Et longue vie.

1 septembre 1977.

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Assassins sans crime

Je suis allée au meeting contre la peine de mort. C'était samedi soir, à la Mutualité. J'ai pas été déçue. A priori, les gens qui sont contre la peine de mort, ce sont des huma- nistes qui se sont regardé les pulsions et qui refusent la mocheté de tuer, même s'ils la portent en eux comme des fous. Ce sont des frangins en non-connerie, potes de la même planète. O.K., c'est ce que je croyais. J'ai d'abord vu Yvan Dautin. Il venait chanter pour pas un rond. C'était sympa. Il y avait un aveugle qui l'accompagnait au piano. Au moment des bravos, Yvan Dautin a cherché à lui refiler sa guitare. L'handicapé l'a loupée. Forcément, il n'y voyait rien. Alors Dautin lui a catégoriquement cogné l'instrument dans les bras ; les a parqués tous les deux dans un coin. Puis s'est avancé, modeste, sobre, en jeans et gilet, pour recueillir les bravos. C'est moche, des fois, les détails.

Ensuite, on s'est payé les discours. C'était le côté sérieux, chiant. Je me rappelle d'Isabelle de la Gueule ouverte, qui vous manageait tout ça très dur ; et de Françoise d'Eaubonne qui vibrait de toutes ses forces. Elle s'est ame- née, et elle a fait l'orateur : « Quand vous voyez quelqu'un qui est contre la peine de mort, demandez-lui quel est le reste de sa conception de la société... » Quand elle a atterri, elle s'est posée sur une jolie formule un peu longue : « Com- ment une société qui a fait son commerce du crime peut-elle condamner les tout petits artisans du crime que sont les assassins ? » On sentait que ça lui parle profond. Qu'elle ne cause pas pour rire. J'ai bien aimé. Après elle, je n'ai pas apprécié du tout. Une avocate rousse s'est avancée. Elle s'étalait sur Bontemps. Elle n'en finissait plus : cérémonial horrible, moment atroce, petite cigarette du matin, bour- reau sanguinaire et dernier tango, tout y était. Il y en avait qui buvaient. C'était bon. Moi, décidément, je ne peux pas blairer le catéchisme. Même quand c'est mes idées, le ton geignard, les curetons funèbres, ça me coupe l'élan.

Heureusement, ça a commencé à chauffer. Le premier hystérique est entré en scène. Du fond de la salle, il s'est mis à gueuler : « Et Buffet, faut parler de Buffet aussi. » Il avait lancé un truc : les perturbateurs au ton assassin ont com- mencé à sévir. Un type du C.A.P. hurlait à la tribune : «Je

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suis contre le meurtre froid, placide, calculé. » Il avait de bons yeux chauds exorbités. Les gens dans la salle s'inter- pellaient. On comprenait à peine ce qu'ils disaient. Un type au balcon hurlait pour l'Espagne et en profitait pour gueuler méchamment contre un type qui gueulait pour autre chose. On était entre convaincus. Tellement convaincus qu'ils se seraient étripés, les protagonistes ! Entre humanistes, c'est gênant. Les oraisons se sont poursuivies. Dans le panier de la peine de mort, on avait glissé la tête de la réclusion à per- pétuité. On était contre les deux. Un abbé particulièrement en forme a dit que « la peine de mort, on ne l'attend que quelques mois ; la réclusion a perpétuité, toute la vie ». C'était gracieux mais un peu hâtif. Dans l'élan, il a rajouté que « le problème de la justice masque celui de la santé mentale ». Le malade au couteau, il est trop difficile à com- prendre, alors on le boucle. C'était sur le thème : dingues et tuerie. On enfourchait le dada : justice bourgeoise et mort du peuple. Avec, en musique de fond, des agressifs trop gueulards pour la boucler sagement et trop lâches pour venir l'ouvrir sur l'estrade. On avait sorti le tableau mani-

chéen : méchants justiciers contre victime sociale. Alors, plus ça avançait, moins on voyait de solution.

Gentis absent (pas fou) avait envoyé une belle lettre. On nous l'a lue. C'était contre la lobotomie. On coupe un petit bout d'agressivité dans le crâne. C'est chirurgical. On fait ça tranquillement sans amocher, Gentis est tout à fait contre. Parce que ça dépend juste de l'agressivité qu'on prétend destructrice. On peut tirer sur la notion. Et demain, les aberrés, les désordonnés, tout ce qui dépasse, on peut leur faire la coupe idéale en gardant une belle âme blanche et des mains propres. La peine de mort, au moins, elle a pour elle d'être franchement dégueulasse. Il ne s'agit plus de soi- gner, mais de tuer. On le sait. On y réfléchit à deux fois. Les mains pleines de sang, ça ne fait pas propre pour un prési- dent.

Gentis était le premier à dire que quand on veut suppri- mer un mal odieux, il faut être sûr que ce n'est pas pour une atrocité pire encore. Ça m'a permis de tenir le choc jusqu'à Bedos. Aïe, le pauvre ! Il s'est retrouvé devant des gens qui le traitaient de démago, lui bousillaient son spectacle. Sur- tout pour son sketch sur la peine de mort : « Michel Sardou, il est pour la peine de mort. Moi aussi : je suis pour la mort

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de Michel Sardou. » C'était du deuxième degré ; facétieux, quoi... Seulement là, sous la banderole contre la peine de mort, si ça te faisait rire, on ne comprenait pas. Si tu le disais, t'étais un fasciste. C'étaient des puristes, dans la salle. Pas des humoristes, donc, Bedos n'a pas plu à tout le monde. Et tout le monde n'a pas plu à Bedos. Comme on ne le laissait pas parler, il s'est mis à improviser. C'était formi- dable. L'ennuyeux, c'est que si son public de gôche continue à être aussi con, Bedos va virer à droite. Il ne viendra plus se faire emmerder pour pas un rond. Faut être lucide, on a les artistes qu'on mérite. Et question connerie, le public de la Mutu, il était doté. Ça m'afflige encore, la connerie de gauche. Des braves mecs animés de bonnes intentions qui virent à l'hystérique, à l'obtus. On se croit ensemble et on est tout seul. Dans une assemblée de connards mous qui applaudissent au quart de tour. Gobant sans sourciller le poncif tout calibré. Claquant gentiment des mains pour des paroles contradictoires. C'est pénible. Avant Bedos, on s'est payé deux vedettes américaines : Mouna et la vieille Ger- maine. Je ne les ai pas trouvées émouvantes. J'ai vu deux cabots chiants du marginalisme. Mouna cherchant à piquer le micro à la vieille et la vieille se crispant dessus. Merde ! Pourquoi ils me guérissent tout net du faible que j'ai pour eux ? Pourquoi ils me laissent sans complice, sans missel, sans cathédrale ? Alors qu'on est d'accord. Tous. Tous contre la mort. Même celle des salauds. Tous, sauf une qui l'a dit bien haut: «Je donne raison aux camarades qui revendiquent l'assassinat de Tramoni. » On ne l'a pas vrai- ment huée. On ne devait pas être aussi d'accord que ça. Elle tombait à pic avec son histoire de Tramoni. Ça nous enfon- çait bien crûment dans nos contradictions. On fait le plon- geon, mais ça balance terrible: Le 25 février 1972, à 14 h 30, un petit con militant maoïste a dit à un gros con de vigile de chez Renault : « Tire si tu l'oses. » Il aurait mieux fait de la boucler. Le gros con Tramoni a tiré sans trembler. Le petit con Pierre Overney est mort, flingué en pleine poi- trine. On a beaucoup pleuré sur sa tombe. Il y avait des fleurs et des promesses de vengeance. C'était un bel enterre- ment. Mercredi, à 19 heures, le gros con Tramoni a reçu sans pouvoir refuser cinq balles de 11,43. Un salaud était mort. A Libération, certains ont amené du champagne. Cas- sez la flûte, je boirai sans soif.

Un noyau fringuant, dit « noyau armé pour l'autonomie

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populaire », revendique cet assassinat. « Tramoni, flic privé de Renault, a assassiné l'ouvrier révolutionnaire Pierre Overney. Tramoni est resté le symbole de la terreur patro- nale impunie. » Le noyau critique les « organisations dites révolutionnaires, incapables de tenir le serment de venger Pierrot et montre qu'aujourd'hui naissent de nouvelles forces décidées à accorder leurs actes à leurs paroles et à ne rien laisser impuni ». Il est un peu long le communiqué. Mais savourez lentement, il y a tout dedans. Tramoni, ce n'est rien. Ce qui compte c'est le flic privé de Renault. Pierre Overney, c'est rien non plus. Sinon, dans l'amour qui venge, Tramoni aurait été flingué en 72. Pas de nos jolis jours. Cinq ans après, c'est bien tard. Ça fait remâché dans un coin, drôlement inutile, et je ne vois pas de différence entre un macchabée politique et un autre macchabée. Je ne vois pas d'acte politique. Je vois un meurtre. Et une conne- rie dans le même paquet. Quand on voit se trimbaler un symbole charognard, faut laisser vivre. Ce n'est pas gran- diose, non-violent, bonnasse ni autres conneries paréos de l'esprit. C'est de la logique. Un salaud meurt. Dix repous- sent. On ne peut pas tuer la saloperie de tous les immenses salauds. On ne peut tuer qu'un bonhomme. C'est tellement peu et ça coûte si cher. Faut se satisfaire du minimum de méchanceté. Des fois, pour nous amuser, ils se tuent tout seuls. Ils savent qu'on aime rire. Ils tombent de cheval. Nous, on rigole. Evidemment, une mort aussi con... Et le rire, c'est tout ce qu'on a.

Il faut s'en contenter. Tuer, c'est le terrorisme primaire, l'honneur rétro. Ça ne se fait plus du tout. Maintenant, on ne s'attaque plus à la personne. On s'attaque à l'objet de l'aliénation. On va faire péter sa petite bombe sur le stade d'« Allez les Verts ». Cela fait réfléchir qui veut bien et ne tue personne. Le terrorisme prend un visage humain. Par- fois, on ne s'en sort pas. On s'appelle Ulrike Meinhoff. On fait sauter l'ordinateur qui programme les bombardements au Vietnam. Et on meurt suicidée. Il ne faut pas l'oublier : le terrorisme, c'est la dialectique infernale : la vie du révolté passe par la mort du système. La survie du système exige la peau du terroriste. C'est l'un ou l'autre, et, en général, c'est toujours le même.

Pourtant, je comprends bien. Je comprends l'élan de rage, la furie de gommer, l'envie d'écrabouiller, de broyer, sau-

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vage, immédiate. Si tous les cons pouvaient se dissoudre, quel pied ! Mes cons à moi, mes catégories de salauds, mes hiérarchies de pourris. Ceux qui viennent me bousculer mes fantasmes de liberté, de non-connerie, d'harmonie. « Toute vie est sacrée. »Je me dis ça. Je le pense profond. Mais il y a de bien dégoûtantes chenilles, en police, en armées. Et des fois, elles remontent mes impulsions de meurtre, mes tue- ries rentrées. Je fais mes juifs de salauds, et mentalement, je flingue, j'élimine. C'est pas ma brave petite âme qui me retient. C'est le flicage que je lui fais sans arrêt. Ce n'est pas ma sensibilité délicate, mon âme élevée. C'est la présence physique du mort. Voir sa trouille humaine, son regard, son sang, son gueulement syncopé d'humain.

Ça je ne supporterai pas. Mais si on inventait un meurtre abstrait, c'est-à-dire rapide, propre, sans punition. Avec rien de sanguinolent, style laser qui tue, qu'est-ce que je ferais ? Si j'avais, en plus, une haute idée pour justifier le coup de flingue dans une belle charogne, est-ce sûr, bien sûr, que je ne tirerais pas ? Ça me fait froid de me poser la question. De voir que ce n'est pas la morale qui me retient. Que la morale j'en ai pas beaucoup. juste assez pour embal- ler l'instinct et le retenir bien ficelé. Alors, j'espère seule- ment que tous les gens habillés de rideaux, de parkas et de belles pensées, en sortant du meeting, se sont assis devant un demi ; qu'ils ont vu flotter cette question devant eux ; qu'ils l'ont clairement regardée à travers le brouillard d'une clope ; qu'ils se sont demandés : « Et moi, qu'est-ce que je ferais ? »

Parce que s'ils n'ont fait que les bons scouts éternellement du côté de la victime, s'ils n'ont saisi que le tout-blanc du gauchiste bon teint qui se lave les mains de lui-même, ça ne valait pas la peine...

A trois heures du matin, je les voyais dans ma tête. Ils rentraient chez eux, à pied. Chacun se disait : «Je ne tuerai pas. Parce que je suis contre la mort de Tramoni, de Sar- dou, d'Overney, contre la mort des phoques, les petits et les grands, contre la mort de tous, salauds, pourris, enchan- teurs et joviaux. Parce que je suis contre la mort. Parce que la mort est toujours plus horrible, plus salope, plus inadmis- sible que le pire salaud humain. »

On était tous devenus des assassins sans crime. 13 mars 1977.

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J'ai vu deux procès dans ma vie. Le premier, c'était en Turquie. On avait eu un accident. Les flics turcs ramassent tout : les témoins, les coupables, les bagnoles esquintées. Des fois, ça prend du temps. En Turquie, le temps, c'est rien. Le second, c'était à Aix, jeudi. En France, c'est diffé- rent. Les flics canalisent tout : ex-avortées, sympathisantes, chevelus qui chantent. Il y a des barrières et on perd du temps.

D'abord, j'ai compris une chose : le procès était public. Ça veut dire que n'importe qui peut entrer. Faire des bruits, des commentaires, des hou-hou qui gênent la justice, lui troublent la majesté. Alors, on ouvre une demi-porte. On choisit la 5e chambre correctionnelle, la minuscule salle pour 60 personnes. On exige patte blanche et convocations. On y entasse témoins, avocats, journalistes. Ensuite, on déduit. Restent vingt-cinq places debout dans le fond. Là, on est sûr que ça sera correct. On peut laisser venir le tribu- nal. Il entre à 8 h 30. Il y a une dame à frisettes qui voudrait bien être ailleurs. Un type qui roupille derrière ses lunettes. Un gros tout désemparé qui cherche son lit, et Brunat, le président. En le voyant, on a parié que tout le long du pro- cès il aurait l'air d'un con. On a gagné. Quand on parle au tribunal, on dit : Messieurs. C'est comme une anomalie. Ça ne sera pas la dernière. Les inculpées veulent entrer avec des copines. Brunat veut les inculpées, pas les copines. Les inculpées entrent. Elles sont six. Ni belles, ni moches, ni vieilles. Ursula est enceinte et ça se voit vraiment. Elles trimballent de lourdes accusations : pratique illégale de la médecine et pratique habituelle d'avortements. (Le M.L.A.C. d'Aix en a pratiqué neuf cents). Elles risquent de cinq à dix ans de prison. Tout de suite, on sent que c'est grotesque. Brunat enchaîne : «Je crois que l'une de vous est enceinte. » La salle rigole. Brunat, grandiose : « Qu'elle s'asseye. Je ne veux pas être responsable d'une interruption de grossesse. » On sent qu'il est content. Qu'il rit de l'inté- rieur. La salle re-rigole. Elle se fout de lui. Brunat croit que

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c'est son humour qui marque un point. Tout le monde est content. Ça démarre bien.

On passe aux faits. Les faits, c'est Chantal, 17 ans, apprentie-coiffeuse. Elle couche avec le fils de son patron. Pof, enceinte, c'est traditionnel. Elle est tombée sur un fils de patron traditionnel. Pour l'aider, il lui dit : « Va te faire avorter. Tu raconteras à tes parents que c'est un Parisien de passage. » Chantal a des parents traditionnels. Pour la remonter, ils la traitent de pute et ils lui filent des baffes. Chantal est dans la merde traditionnelle. Elle se retrouve au M.L.A.C. Elle n'a pas le temps d'aller aux séances prépara- toires. Le jour où on l'avorte, elle panique. Elle veut qu'on la conduise à l'hôpital. On l'y conduit. Le père a un brame- ment traditionnel : on lui a esquinté sa petite fille chérie. Il porte plainte.

Théoriquement, on est là à cause de lui. En fait, le tribu- nal juge le M.L.A.C., c'est-à-dire des femmes qui s'occupent d'autres femmes. Et les femmes jugent la loi. Les longueurs d'onde sont débranchées d'entrée. Toute la journée, les femmes vont parler de ventre, de gosse, de vie, de désir ou de pas désir. Toute la journée, le tribunal va leur rétorquer : lois, légalité, alinéas, article 317.

Le président débute dans la joie mauvaise. « Elle — l'avortée — n'a pas pu venir aux séances préparatoires parce que ses parents ne lui laissaient pas de temps. C'est ce que vous dites. Mais il semble qu'elle était libre, tout de même... » Il ricane en points de suspension. Il réattaque avec une expertise médicale. Là, c'est dur. L'expertise n'est pas favorable.

Le président : « A l'hôpital, elle a eu une hémorragie. » Une inculpée qui se cabre : « Pas plus que quand elle

avait ses règles. » Le président : « Mais elle a taché son pantalon. » La salle s'esclaffe. 1 à 0 et première révélation : le prési-

dent n'a jamais eu de règles. Ça le rend furieux. Il tape sur la table. Les inculpées lui coupent la parole, crient : « C'est pas vrai » quand il se trompe. C'est passionné, nerveux. Ça ne respecte rien. Il fulmine dans sa houppelande. D'habi- tude, il a le beau rôle. Pas aujourd'hui. Il s'énerve. Du coup, son accent prend des tas de coups de soleil. La salle s'esclaffe. Les inculpées en profitent. Elles sortent leur atti-

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rail : la pompe à vélo Karmann. Plus un panneau explicatif avec photos et textes. « Vous dites que notre méthode est dangereuse. C'est pas vrai. On va vous montrer. » Le prési- dent s'indigne. Il ne veut pas voir ça. Elles insistent. Il les laisse faire. Elles lui montrent leur engin, les canules : « C'est beaucoup moins désagréable que le spéculum tout froid. » Les constatations météo, ça le choque, le prési- dent. Il se détourne. Il fait des mimiques. Elles brandissent leur panneau : « Nous montrons son col de l'utérus à la femme qui vient nous voir. Parce qu'aucune femme ne voit jamais son col. » Le président s'exaspère. Voir son col ! Ça le dépasse, cette exigence des femmes. Il ne sait plus où il est. Il se raccroche à son rôle. Premier acte d'au- torité : il fait saisir la pompe et le panneau. Deuxième acte : il ordonne la mise sous scellés. A nouveau, tout le monde rigole.

Quand il interroge les trois accusées, la pagaille bat son plein. Devant lui, il a deux caissières, une dactylo, une infir- mière, une O.S., une chômeuse. C'est une couche sociale bien précise. C'est cette couche-là qui se retrouve en correc- tionnelle. Les autres couches n'ont pas d'ennui. Dans l'embrouillamini des déclarations, voilà le premier point net.

Deuxième point net : pour la libération des femmes, il y a encore du boulot. C'est Ursula qui le montre. L'avortement s'est passé chez elle. Elle répond: «Je n'ai pas osé refuser. Mais ça ne me plaisait pas trop, car mon mari est hostile à ce genre de choses. » Ça fait comme un onguent très doux sur Brunat-président, cette phrase. Il ne rame plus en pleine révolte. Il y en a au moins une de raisonnable dans le tas. Redopé, il attaque les vingt-cinq témoins. Défilent des ex- avortées, des militantes du M.L.A.C., des sympathisantes, des médecins. Ça manque de rythme. Certains témoins s'embrouillent, s'émeuvent. Le président ne parle pas aux médecins-hommes comme aux témoins-femmes. Mais il ne s'en rend même pas compte. Les témoins femmes embras- sent leurs copines inculpées. A chaque bise, Brunat verdit : « Nous ne sommes pas au cinéma. » Les avocats : « Si elles veulent s'embrasser, c'est leur droit. » Brunat accorde le droit aux bises.

Un témoin parle de sa belle-sœur : « Elle s'est retrouvée

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enceinte après la pose d'un stérilet. Quand elle est retour- née voir le médecin qui le lui avait posé, il a refusé de l'avorter. Elle en a vu trois autres. Au bout du compte, ça lui a coûté 1 000 F. »

De témoin en témoin, les médecins se dessinent. Ils n'ont pas le beau profil. Il y a le médecin catho. Avec celui-là, c'est franc. Il refuse d'emblée. Il y a le libéral qui n'ose pas avancer. Il fait rebondir la femme sur ses collègues. Quand elle lui revient, elle a passé le délai légal des dix semaines. « Désolé, madame. » Il regarde ses mains. Elles sont toutes propres. Il y a le sermonneur qui veut que ça vive quand on a décidé que ça ne vivrait pas. Il y a le lucratif qui fait de beaux avortements en clinique, bien chers. Puis c'est le tour des médecins en chair et en os. Charrier, Mouchy... et Fonty, le play-boy de la clinique des « Lilas », un peu déplumé et très bronzé. Là, c'est le festival. Le grand tableau allégorique. La médecine estampillée prenant la défense des francs-tireuses. C'est beau. C'est grand. C'est clair, surtout. Ils disent plein de choses : « On fait cinq avor- tements quand il en faudrait cinq cents. A l'école, les méde- cins n'apprennent même pas le BA ba abortif. Certains se sont instruits sur le tas avec les femmes du M.L.A.C. Les crédits manquent pour répondre aux demandes. Et surtout l'ouverture d'esprit. On se planque derrière la clause per- sonnelle. On est immaculé. On ne veut pas savoir. Sauf pour le pognon. A l'hôpital, on paie 2 000 F. Au M.L.A.C., rien du tout. A l'hôpital, on est de la bidoche avec un numéro. On laisse mariner dans l'attente, la culpabilité. Au M.L.A.C., on se fait des bises. »

Brunat-président se déconcerte. Messieurs compétence, savoir, légalité lui disent que Mesdames salopes, irresponsa- bles, petites connes sont très bien. Qu'un non-médecin aux ongles propres et à la technique nette peut pratiquer des avortements sans aucun danger.

Arrive Simone Iff, du Planning familial, ça ne s'arrange pas. Le Planning vient de faire une grosse enquête : il y a autant d'avortements que de naissances. Les travailleuses étrangères et les mineures sont presque toujours dans l'illé- galité.

Brunat ne comprend pas : « Mais il y a la contraception. »

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Horrible couic. Simone Iff lui répond que la contraception n'est pas appliquée en France. Du moins pas dans toutes les couches sociales. « D'ailleurs, le véritable procès, c'est ça. Pouvez-vous me dire pourquoi la contraception, depuis dix ans, n'arrive pas à être appliquée en France ? » Pour Brunat, c'est un problème, une question jamais posée. Il balaie d'un geste. Le Planning revient à la charge. « Et pouvez-vous me dire pourquoi, alors que l'avortement est soi-disant légal en France, aucun acte afférent n'est remboursé ? Si la femme a une transfusion, elle doit la payer. Si elle reste deux jours de plus à l'hôpital, elle doit payer aussi. Alors, si on met les femmes du M.L.A.C. en prison, on doit y mettre aussi le Planning, avec ses 2 000 militantes et ses 400 centres. »

A ce stade-là, c'est injugeable. Le substitut Pascal prend le rôle du méchant. Jusqu'à présent, il s'est tu. Il n'a parlé que deux fois, comme ça, pour remplir son rôle à guignol. Mais il n'a rien contre les inculpées. Il dit n'importe quoi. Il est payé pour ça. Il termine en demandant quatre mois et demi avec amende et sursis.

La plaidoirie est terrible. Six avocates en ballet noir et les filles du M.L.A.C. qui se défendent elles-mêmes. L'avocate Dhavernas qui déclare: «Je plaide en tant que femme. » Toute la défense qui se déclare solidaire. Et Brunat, qui n'a toujours pas son coupable :

— Qui a pratiqué l'avortement? — C'est un acte collectif. — Mais il y a bien quelqu'un qui... — Non. Plein de coupables, ça ne lui va pas.

On retrouve Chantal, le témoin numéro un. Quand on a fait entrer l'avortée, c'est une fille enceinte de

presque neuf mois qu'on doit faire asseoir. Hilarité incontrô- lable dans la salle. Ses parents l'ont chassée au cinquième mois de grossesse. Elle ne veut pas appliquer la contracep- tion. Brunat tient une irresponsable. Il pourrait l'enfoncer. Il ne le fait pas.

Le verdict du tribunal est un mois de prison avec amende et sursis pour Maria et deux mois pour les autres.

C'est le minimum. C'est déjà trop.

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Dehors, c'est la fin de l'après-midi. Il y a des centaines de gens entassés, serrés devant le palais. Devant, les flics et les barrières. Les gens chantent et lèvent le poing. Ils laissent juste un couloir tout maigre pour une personne. Quand on le traverse sous les poings qui chantent, ça fait une drôle d'impression au fond des tripes.

La loi vient d'être condamnée. Le tribunal est venu pour l'appliquer. Il s'est trouvé en face d'une boiteuse. Possible dans la théorie. Impossible dans les faits. Une même pas neuve, seulement un rebricolage de la loi de ; 20. On lui a gommé l'alinéa qui fait un crime de l'avortement. Et on a repeint par-dessus. La loi reste suspensive. Dans trois ans, on va la revoter telle quelle, ou la faire disparaître. Pendant ce temps, le M.L.A.C. continue. Car 1920, ce n'est pas 1975, et 75, ce n'est pas 77. Voilà des évidences que le légis- lateur ne connaît pas.

Résultat : on est passé d'une répression morale, « C'est pas bien, ça tue », à une répression technique : « C'est illé- gal. Ça risque de tuer. » L'avocate Dhavernas l'a très bien dit. Le tribunal l'a très bien entendu. Mais la répression est toujours là. Pourtant, qu'est-ce qu'elle peut, la répression ?

Il y a un grouillement de femmes. Ça bouge, ça se solida- rise, ça scissionne avec le M.L.A.C. central, vieille bique récupérée par Révo et par la Ligue. C'est une frange qui ne veut pas de salade politicarde, de militantisme chiant, col- leur d'affiches et mouton de mots d'ordre, qui se fout bien de la légalité. On essaie de la récupérer partout. Essayez.

17 mars 1977.

Samedi 18 mai, devant le tribunal d'instance prud'homal du X I arrondissement a lieu le procès Mireille Deconinck contre la société «Librairie des Femmes» (autrement dit le groupe « Psychanalyse et Politique », une des tendances du M.L.F.). Mireille a fait partie du mouvement des prostituées sous le nom de Barbara. Elle a été engagée en 1976 pour ouvrir une gérance de la « Librairie » à Lyon. Encore poursuivie par le fisc et la police, elle avait besoin de fiches de salaire. Elle les recevra toujours incomplètes. Le groupe « Psychanalyse et poli-

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tique » se veut un groupe militant de vingt et une sociétaires, sans hiérarchie, aux moyens collectivisés. Pour maître Colette Auger, « la pratique a démenti ce merveilleux discours ». Et dans un climat dur pour elle, Mireille a tenté de se suicider.

Maître Kiejman a défendu la « Librairie », l'avocate qui devait plaider pour elles ayant refusé de les défendre. Pour lui, les bulletins incomplets sont dus à une société artisanale en voie d'immatriculation et il semble tout à fait injuste d'attribuer à la seule « Librairie » le suicide de Mireille.

Mireille, Monique Pitton, ouvrière chez Lip, Erin Pizzey, animatrice d'un centre d'accueil pour femmes battues à Lon- dres, toutes trois auteurs de la « Librairie des Femmes », sont attaquées en diffamation par celle-ci. C'est leur témoignage sur la bande vidéo : « Il ne fait pas chaud, ou une édition contre des femmes » qui est incriminé. Elles y parlent des lettres lais- sées sans réponse, des coups de téléphone sans interlocuteur, des comptes demandés et jamais obtenus. Monique Pitton y expose le malaise qu'elle ressentait avec les filles de la « Librairie », et Mireille la démolition psychologique que les filles de la « Librairie » auraient entreprise sur elle et sur d'autres femmes.

La « Librairie des Femmes », c'est un bel exemple d'inconscience kamikase. Ou comment on se fait le juif de tout le monde. Ça vient très vite. Il suffit, chaque fois qu'on vous démolit (dans Libération, ça n'a pas été qu'une fois), de ne jamais utiliser le droit de réponse. De le prendre de haut, digne, bigrement au-dessus de ça. On se retrouve au trente-sixième dessous. Avec plein d'accusations mythiques ou réelles, mais qui collent à la peau et la salissent drôle- ment. Il suffit de tout confondre. De vouloir être à la fois le patron, l'analyste, l'amante de ses employées. De mélanger la psychanalyse, la détermination politique, le sectarisme, l'homosexualité, l'édition de bouquins. Et de croire que ça va faire bon ménage avec la réalité. La réalité qu'on ne connaît pas, enfermées qu'on est dans quelques mètres car- rés peints de frais et complètement étouffés rue des Saints- Pères. La réalité qui ne roule pas en Porsche, ne passe pas de vacances sur la côte d'Azur, ne bâtit pas sa clientèle d'analyste et sa richesse d'évoluée sociale sur le compte de quelques paumées qui érigent leur dérive en mystique. La réalité ne comprend pas un langage où on lui parle de « démarche chance-lente » parce qu'elle, elle se casse la gueule tous les jours. La réalité a des rêves petits-bourgeois parce qu'elle a fabriqué des montres toute sa vie. La réalité

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