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Un commencement ? Évolution ; Retour à Hésiode. Voici un récit de création : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; (…) « Dieu dit que la terre fasse végéter toutes sortes de végétations, l’herbe portant sa semence, l’arbre fruitier formant son fruit selon son espèce, renfermant sa semence (…) « Dieu dit que les eaux pullulent d’êtres doués de vie, de volatiles volant sur la surface de la terre vers l’étendue du ciel. « Dieu dit : que la terre produise des animés selon leur espèce, le bétail, les reptiles et les ani- maux sauvages terrestres selon leur espèce (…) « l’éternel Dieu forma l’homme de poussière de la terre et lui souffla dans les narines le souf- fle de la vie, ainsi l’homme devint un être animé ». Et un récit de commencement : « Donc avant tout fut Chaos (abîme) ; puis Gaia (Terre) aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants, et Amour, le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt les membres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sage vouloir. » Et une affirmation : « Jamais de naissance, jamais de mort ; personne n’a commencé ni ne cessera d’être. » Le premier texte ouvre le livre par excellence que Moïse écrivit sous la dictée de Dieu et que nous appelons Bible, le deuxième se trouve dans le poème d’Hésiode nommé Théogonie, j’ai extrait le troisième de la Bhagavad-Gîtâ. Ces trois textes répondent aux mélancoliques questions que se pose l’Homme quand, assis sur une souche moussue à l’orée d’un bosquet verdoyant, il contemple le ciel rougi et immense d’un crépuscule d’été alors qu’autour de lui courent de craintifs lapins et tournoie sous des traî- nées cotonneuses de nuages candides une prédatrice buse et il se demande, cet Homme son- geur, comment tout cela a commencé et pourquoi l’univers et pourquoi la vie… Les réponses apportées sont de nature très différentes : pour la Bible est un être éternel et incréé qui crée par l’action de sa volonté la matière et le vivant, et ce dernier de telle sorte qu’il puisse se reproduire lui-même ; pour Hésiode, il y a d’abord un « vide » puis, sans lien de causa- lité, sans acte, il y a des êtres qui vont engendrer des dieux (très semblables aux hommes dans leur conduite, mais immortels et dotés de ce que l’on appelle, dans le langage des comics, des super-pouvoirs… ; pour la création des hommes par Zeus, et par essai et erreur, cf. Les travaux et les jours) ; pour la Gîta, ni commencement ni fin (même si l’hindouisme connaît un Brahma créa- teur tout en réduisant toute origine et tous dieux, ou tout dieu, à l’unique syllabe OM, mais nous ne sommes pas dans le même univers conceptuel que les Hébreux ou les Grecs…). Pendant fort longtemps, ces réponses ont satisfait les hommes auxquels elles s’adressaient (et je n’ignore pas qu’il existe beaucoup d’autres réponses, mais je ne vais pas ici citer le Popol Vuh ni la cosmogonie mongole, le comparatisme religieux n’étant pas de mon propos) ; elles furent enrichies (?) de commentaires et d’interprétations (germes de scepticisme) puis est apparu (et je me limite ici volontairement à l’Occident) l’esprit scientifique fondé sur l’observation, et les faits observés ont été de plus en plus nombreux (ce sont des découvertes) et de plus en plus difficiles à intégrer aux récits – si bien qu’à ceux-ci a été substituée une théorie explicative de l’origine des espèces et de la Vie, théorie qui se dit elle-même scientifique. Cette théorie ne se trouve pas en un livre unique et canonique, elle est disséminée dans une multitude d’ouvrages que l’on peut considérer, pour ses partisans, comme les pierres d’un même édifice et que je vais résumer grossièrement, sous la forme simplette qui s’est aujourd’hui imposée : il y eut à l’origine une sorte de noyau originel qui explosa (le big-bang), formant un La Chronique des Belles Lettres 1 LA BIBLE. (Torah, Nevihim et Ketouvim). Bibliophane. Traduction de S. Cahen et introduction de M.-A.Ouaknin. LXXXIV-1280 p. Relié toile. 1994. 55,64 e Hésiode Théogonie. - Les Travaux et les Jours.- Le Bouclier. CUF,série grecque Texte établi et traduit par P.Mazon. XXX-242 p. Index. (1928) 16 e tirage 2002. 24 e 31 mars 2006 Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous propose une libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique. Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leur proposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement. D E S B E L L E S L E T T R E S LA CHRONIQUE 6

Chroniques 6

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Chroniques Michel Desgranges

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Page 1: Chroniques 6

Un commencement ? Évolution ; Retour à Hésiode.

Voici un récit de création :« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; (…)« Dieu dit que la terre fasse végéter toutes sortes de végétations, l’herbe portant sa semence,

l’arbre fruitier formant son fruit selon son espèce, renfermant sa semence (…)« Dieu dit que les eaux pullulent d’êtres doués de vie, de volatiles volant sur la surface de la

terre vers l’étendue du ciel.« Dieu dit : que la terre produise des animés selon leur espèce, le bétail, les reptiles et les ani-

maux sauvages terrestres selon leur espèce (…)« l’éternel Dieu forma l’homme de poussière de la terre et lui souffla dans les narines le souf-

fle de la vie, ainsi l’homme devint un être animé ».Et un récit de commencement : « Donc avant tout fut Chaos (abîme) ; puis Gaia (Terre) aux larges flancs, assise sûre à jamais

offerte à tous les vivants, et Amour, le plus beau parmi les dieux immortels, celui qui rompt lesmembres et qui, dans la poitrine de tout dieu comme de tout homme, dompte le cœur et le sagevouloir. »

Et une affirmation :« Jamais de naissance, jamais de mort ; personne n’a commencé ni ne cessera d’être. » Le premier texte ouvre le livre par excellence que Moïse écrivit sous la dictée de Dieu et que

nous appelons Bible, le deuxième se trouve dans le poème d’Hésiode nommé Théogonie, j’aiextrait le troisième de la Bhagavad-Gîtâ.

Ces trois textes répondent aux mélancoliques questions que se pose l’Homme quand, assissur une souche moussue à l’orée d’un bosquet verdoyant, il contemple le ciel rougi et immensed’un crépuscule d’été alors qu’autour de lui courent de craintifs lapins et tournoie sous des traî-nées cotonneuses de nuages candides une prédatrice buse et il se demande, cet Homme son-geur, comment tout cela a commencé et pourquoi l’univers et pourquoi la vie…

Les réponses apportées sont de nature très différentes : pour la Bible est un être éternel etincréé qui crée par l’action de sa volonté la matière et le vivant, et ce dernier de telle sorte qu’ilpuisse se reproduire lui-même ; pour Hésiode, il y a d’abord un « vide » puis, sans lien de causa-lité, sans acte, il y a des êtres qui vont engendrer des dieux (très semblables aux hommes dansleur conduite, mais immortels et dotés de ce que l’on appelle, dans le langage des comics, dessuper-pouvoirs… ; pour la création des hommes par Zeus, et par essai et erreur, cf. Les travaux etles jours) ; pour la Gîta, ni commencement ni fin (même si l’hindouisme connaît un Brahma créa-teur tout en réduisant toute origine et tous dieux, ou tout dieu, à l’unique syllabe OM, mais nousne sommes pas dans le même univers conceptuel que les Hébreux ou les Grecs…).

Pendant fort longtemps, ces réponses ont satisfait les hommes auxquels elles s’adressaient (etje n’ignore pas qu’il existe beaucoup d’autres réponses, mais je ne vais pas ici citer le Popol Vuhni la cosmogonie mongole, le comparatisme religieux n’étant pas de mon propos) ; elles furentenrichies (?) de commentaires et d’interprétations (germes de scepticisme) puis est apparu (et jeme limite ici volontairement à l’Occident) l’esprit scientifique fondé sur l’observation, et les faitsobservés ont été de plus en plus nombreux (ce sont des découvertes) et de plus en plus difficilesà intégrer aux récits – si bien qu’à ceux-ci a été substituée une théorie explicative de l’origine desespèces et de la Vie, théorie qui se dit elle-même scientifique.

Cette théorie ne se trouve pas en un livre unique et canonique, elle est disséminée dans unemultitude d’ouvrages que l’on peut considérer, pour ses partisans, comme les pierres d’unmême édifice et que je vais résumer grossièrement, sous la forme simplette qui s’est aujourd’huiimposée : il y eut à l’origine une sorte de noyau originel qui explosa (le big-bang), formant un

La Chronique des Belles Lettres 1

LA BIBLE. (Torah, Nevihim et Ketouvim). Bibliophane.

Traduction de S. Cahen et introduction de M.-A.Ouaknin.

LXXXIV-1280 p. Relié toile.1994. 55,64 e

HésiodeThéogonie. - Les Travaux et les Jours. - Le Bouclier.

CUF, série grecqueTexte établi et traduit par P.Mazon.

XXX-242 p. Index.(1928) 16e tirage 2002. 24 e

31 mars 2006

Chaque vendredi, Michel Desgranges, Président des Éditions Les Belles Lettres, vous proposeune libre promenade autour de livres d’hier et aujourd’hui. Cette Chronique est diffusée hebdomadairement par courrier électronique.Pour les amis des Belles Lettres qui n’utilisent pas cette technologie, nous avons souhaité leurproposer ces textes sous forme imprimée, et regroupés mensuellement.

D E S B E L L E S L E T T R E S

LA CHRONIQUE6

Page 2: Chroniques 6

univers en expansion (?), l’un des débris de cette explosion fut notre terre sur laquelle se trouvade l’eau, cette eau était une sorte de soupe originelle où apparut la vie, cette vie se développaselon les lois de l’évolution qui nous expliquent la diversité des espèces, évolution culminant avecl’Homme.

Cette théorie a le mérite de prendre en compte un certain nombre de faits (encore que j’ai-merais que quelqu’un me montrât le point fixe par rapport auquel l’univers est en expansion), ellediffère fondamentalement de ce que nous nommons lois physiques (même si elle en utilise cer-taines, ce qui n’est pas la même chose) en ce sens tout bête qu’elle ne peut pas être vérifiée parl’expérience – elle n’est qu’une construction historique qui, au lieu de s’appuyer sur des textesou des monuments préservés, repose sur des observations actuelles pour dire un passé que nousne pouvons reproduire.

Elle est ainsi fabriquée sur le modèle du roman d’énigme classique dans lequel le détectiverecueille un certain nombre d’indices qui vont lui permettre, en les ordonnant selon des rapportsde causalité, de dévoiler ce qui s’est effectivement passé et était auparavant inconnu ; je note quedes auteurs comme Pierre Véry ou John Dickson Carr fournissent, dans leurs meilleurs romans,plusieurs solutions successives – et s’excluant mutuellement – de la même énigme, prenant tou-tes en compte les mêmes indices et également satisfaisantes pour la raison.

Moins doués que Véry ou J. D. Carr, nos savants contemporains se contentent d’une théo-rie unique, dont le cœur est le darwinisme (à l’évolution des espèces, conçue comme un mouve-ment en direction d’une fin – le « connu » – correspondra une évolution de la matière qui explosevers… le connu), malheureusement, ce darwinisme est très éloigné de l’œuvre de Charles Darwin(1809-1882), authentique savant humble et prudent – entre l’expédition du Beagle (1831-1836),temps des premières observations et interrogations, et la publication de son œuvre fondamen-tale, en 1859, que je préfère citer sous son titre exact : On the Origin of Species by Means ofNatural Selection, or the Preservation of Favoured Races in the Struggle for Life, plus de vingt anss’écoulèrent, vingt ans de recherches, réflexions, remises en cause, études de phénomènes etencore est-ce sous la pression d’un évènement extérieur que Darwin se décida à publier la syn-thèse de son méticuleux labeur.

L’ouvrage de Charles Lenay Darwin expose avec la plus grande clarté la pensée authentique deDarwin, l’extraordinaire révolution qu’elle entraîna dans notre perception de la Vie, les boulever-sements qui s’ensuivirent dans tous les domaines, philosophiques ou politiques, dépassant très vitela seule biologie (mais que seraient une philosophie ou une politique ignorant la nature du vivant ?et que sont une philosophie ou une politique qui se trompent sur cette nature ?…), les multiplesdérives idéologiques abritées sous l’étiquette de darwinisme – mention particulière au « darwi-nisme social »… –, son intégration, plus ou moins légitime, dans l’actuelle génétique : CharlesLenay nous dit avec une extrême honnêteté ce qu’est le darwinisme, et ce que l’on en a fait.

Et nous rappelle que le mot aujourd’hui tant vénéré d’évolution ne figure qu’une seule foisdans « L’origine des espèces »…

Charles Darwin nous propose une explication convaincante de la sélection naturelle parmi lesespèces telle que nous pouvons aujourd’hui l’observer mais il ne nous dit rien de l’origine de lavie et encore moins du monde – lui-même se disait théiste et s’est bien gardé de s’aventurer surce terrain –, et donc ne répond en rien, malgré ce qui est enseigné hâtivement aux enfants desécoles en confondant hypothèses, théories et spéculations, aux questions que se pose l’Hommesongeur évoqué au début de cette chronique.

« Je suis hélas ! de ces irréductibles qui, malgré tous les efforts de la doctrine officielle etuniverselle, et malgré leurs propres efforts pour s’y conformer, ne croient ni au Progrès, ni à laScience ».

Cette audacieuse profession de foi donne le ton de l’essai brillant et provocant de BernardDeforge, professeur d’Université et Directeur du Centre de Recherches sur l’Antiquité et les Mythes,essai intitulé sans détours Le commencement est un dieu – Le Proche-Orient, Hésiode et les mythes.

Bernard Deforge n’est pas un farfelu mystique mais un savant (soit : un homme qui com-mence par s’informer) qui s’appuie sur la raison pour analyser, étudier, comparer les croyancesdes hommes, qu’elles s’expriment par la tragédie, l’épopée, les rituels pour les civilisations anti-ques, ou la pensée scientifique pour nos contemporains, celle-ci parfois mêlée de philosophie…

Prenant Hésiode pour guide, le complétant par d’autres œuvres classiques et le confrontantà des récits d’autres civilisations (sumérienne, égyptienne, indienne etc.), dans un voyage fasci-nant dans la diversité et l’unité de la pensée humaine, Bernard Deforge dégage les quatre grandsschémas cosmogoniques qui révèlent la « création » du monde ; il dénonce l’erreur communeconsistant à opposer muthos et logos (mythe, ou « faux », contre raison, ou « vrai ») et proclamela modernité du mythe, qui peut aujourd’hui se vêtir d’oripeaux rationalistes ; j’ajouterai pour mapart que jamais le mythe ne s’est donné pour tel, et que c’est seulement dans quelques sièclesque nos connaissances scientifiques contemporaines si assurées seront, pour tout ou partie, étu-diées sous le nom de mythe…

LA BHAGAVAD-GÎTÂ Classiques en Poche [69]Traduction du sanskrit,introduction et notes

par E. Sénart.XVIII-80 p. 2004. 7 e

2 La Chronique des Belles Lettres

Charles Lenay Darwin

Figures du savoir176 p. 1999. 13 e

Bernard DeforgeLe Commencement est un dieu.

Le Proche-Orient,Hésiode et les mythes.

Vérité des Mythes192 p. Bibliographie. Illustrations.

1990. 22 e

Page 3: Chroniques 6

Et l’Homme, lassé de son repos, se lève de la souche, et s’étire, levant les bras vers un ciel querien ne clôt ; à ses questions, il n’a reçu que trop de réponses et de toute la connaissance humaineaccumulée il tire pour seule certitude que sont plus nombreux qu’aux temps de Moïse ou Hésiodeles faits qu’il connaît et ne comprend pas, et sauf à se réfugier dans la croyance, le mystère des ori-gines lui demeure fermé, puis il voit rentrer vivement dans un terrier une maman lapin suivie de sespetits, et il sait que cette Vie dont le commencement lui est impénétrable est là, pour toujours.

P. S. 1. J’ai cité la Bible (Torah, Nevihim, Ketouvim) dans notre édition, qui est la traductionqu’en donna, en 1830 et en 18 volumes, Samuel Cahen, directeur de l’École israélite ; elle nerépond pas aux normes philologiques actuelles, mais à la demande du peuple pour qui est sacréce texte et pour cette raison je la juge bonne et fidèle ; quant à l’introduction du rabbin Marc-Alain Ouaknin, elle apporte sur la Bible un éclairage indispensable à sa lecture.

P. S. 2, pour régler un compte. L’expression « survival of the fittest » est un remarquable rai-sonnement circulaire : survit le plus apte, et qui est le plus apte ? Celui qui survit.

Bonnes manières ; Mise en abyme ; Une maxime pro domo.

Un délicat soleil printanier illumine la fête annuelle de mon village. Sur le parking municipal,terrain vague boueux orné de ronds de béton entourant des primevères fanées, se dresse unevaste estrade, dont le plancher, hissé à quelques deux mètres du sol, accueille la douzaine deconcurrents du concours du plus gros mangeur de tripes.

Départ de l’épreuve. D’une marmite géante, un aide sort des louchées de l’appétissantmets, les verse dans des assiettes creuses et l’engloutissent gloutonnement des hommes et desfemmes farouchement déterminés à vaincre. L’emporte un bûcheron, qui vit dans une cahuteà l’orée d’une forêt seigneuriale avec une gitane colporteuse de paniers d’osier, et a dévoré 5kilos et 400 grammes de grasses et bonnes tripes en 4 minutes et 39 secondes – tout est peséet chronométré.

Le héros dresse les bras en l’air face à la foule qui l’acclame, puis son sourire d’athlète triom-phant se transforme en hoquets, et il vomit, en un jet puissant et dans une bassine disposée àcet effet, les bons boyaux amoureusement mitonnés par le charcutier local.

Les spectateurs apprécient et redoublent d’applaudissements, tandis que les vaincus fontsubir un sort identique à la spécialité du canton hâtivement ingérée mais eux tournent honteu-sement le dos aux spectateurs.

Une pensée poético-commerciale m’envahit… ; je vois l’image du bûcheron, homme desbois authentique et copieusement barbu, bouche grand ouverte pour laisser jaillir le flot titanes-que, en réclame d’une enseigne de la grande distribution pour des produits bio servis naturellementchauds, sans le secours d’un four à micro-ondes dont les radiations provoquent le cancer despoils pubiens, ni d’une cuisinière à gaz consommatrice d’énergies fossiles sans souci des généra-tions futures.

Ce concours du plus gros mangeur de tripes, comme ceux des plus gros dévoreurs decamemberts, croissants, boudins, œufs durs etc. pratiqués dans les communes voisines et rivalesest promu, selon le syndicat d’initiative, comme un monument patrimonial, permanence d’unefête séculaire, médiévale même, mais un bref coup d’œil sur l’histoire locale m’apprend que cesexploits ne sont apparus que dans les années vingt ou trente du siècle dernier.

L’interrogation qui m’importe, alors que je recule de quelques pas, me méfiant des éclabous-sures, est autre que l’ancienneté des coutumes ancestrales mais : le geste du bûcheron est-ilconforme aux règles élémentaires du savoir-vivre ?

Consultons l’autorité : la baronne Staffe et son classique Usages du Monde, ou Règles dusavoir vivre dans la Société Moderne (Paris, 1893, 83e édition). Le chapitre « Rendu de noces » medonne un faux espoir ; las, sous cet intitulé alléchant la baronne ne désigne que l’usage imposéaux nouveaux mariés d’aller visiter proches et amis à leur retour de leur premier voyage enépoux.

Mais que fait-on après une ingestion excessive de nourriture lorsque l’on est coincé à unetable superbement dressée, entre un cardinal et une duchesse ? Modeste, la baronne ne se pen-che que sur le problème discret du noyau de cerise : « il ne faut pas cracher ses noyaux dans l’as-siette, intime-t-elle, ni les recueillir avec la main pour les déposer dans l’assiette, mais approcherla cuiller à dessert de sa bouche, y déposer le noyau – petite opération facile à faire avec les lèvres– et, de là, remettre le noyau dans l’assiette ». Et elle ajoute « exercez-vous en famille, et vousexécuterez tous ces mouvements avec une aisance véritable et gracieuse ».

Je sens que, trop inscrite dans la modernité, la baronne ne me sera d’aucun secours, et, recu-lant de quelques siècles, j’ouvre le Grobianus (1549) de Friedrich Dedekind (1525-1598), pour enextraire ce conseil : « Dès que tu auras commencé à marcher dans la rue et que ton repas t’aura

Friedrich Dedekind Grobianus

Petit cours de muflerie appliquée pour goujats débutants ou confirmés Le miroir des humanistes

Bilingue. Présenté et traduit par T.Vigliano.

240 p. 2006. 23 e

La Chronique des Belles Lettres 3

7 avril 2006

Page 4: Chroniques 6

donné la nausée, évacue-le en vomissant tout ce qui te barbouille, même si ce mal au cœur tevient au beau milieu de la grand-place. Et si une foule très nombreuse t’entoure de toutes parts,ne te laisse pas perturber : rends tout ce qui te pèse sur l’estomac ».

Allemand, fils de boucher et plus tard pasteur luthérien, Friedrich Dedekind rédigea en latinet en distiques élégiaques (un hexamètre dactylique suivi d’un pentamètre identique…) ce« petit cours de muflerie appliquée pour goujats débutants ou confirmés ». L’œuvre s’inscrit dansun genre fort prisé depuis le Moyen Âge (même si certains auteurs le voulaient florissant dansl’Antiquité classique, se référant essentiellement au De officiis de Cicéron), celui des manuels decivilité, qui culmina en 1530 avec la Civilité puérile d’Érasme.

Dans son Grobianus, Dedekind en prend l’exact contre-pied pour arriver au même enseigne-ment : son cours de mauvaises manières n’a pour fin, comme il le souligne lui-même dans sa pré-face à l’intention du lecteur naïf ou négligent, que de nous apprendre les bonnes manières ; ilécrit, dirions-nous aujourd’hui, au second degré, je préfère employer : avec une constante ironie.

Et c’est alors qu’un vertige saisit le lecteur attentif : ce texte, qui provoque le rire par sesoutrances et incongruités, il faudrait le lire en comprenant exactement le contraire de ce quenous lisons (et à ce moment disparaîtra ce qui fait naître notre rire), sauf que Dedekind montreune perversité embarrassante : il justifie par des arguments d’autorité ce qu’il recommande defaire (pour dire de ne pas le faire).

Ainsi, pour les vomissements sur la place publique, il précise, empruntant à la DeuxièmePhilippique de Cicéron : « c’est ce que fit un jour Antoine devant de nombreux témoins : et pour-tant il était consul dans la capitale de l’Italie ! ».

Que ce soit pour battre sa femme en rentrant ivre au domicile conjugal, pisser en pleine ruedevant des jeunes filles, vider les plats à un dîner sans rien laisser aux autres convives, Dedekindtrouve toujours une autorité à l’appui de son propos (qu’éclaire avec grande intelligence la pré-cieuse annotation de Tristan Vigliano, également traducteur inspiré de la difficile langue deDedekind), et même si on le soupçonne de distordre ses références en les citant hors contexte(Cicéron reproche à Antoine sa conduite, il ne la loue pas…), le lecteur ne peut s’empêcher depenser que ces comportements réprouvés ont été, en d’autres temps et lieux, approuvés.

Nous voici donc immergés dans ce que l’on nomme désormais relativisme culturel, mais leshommes n’ont pas attendu le XXe siècle finissant et la théorisation radicale de Paul Feyerabend,pour remarquer « autres temps, autres mœurs » ou « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », etc. (même si l’on doit à Montaigne la première réflexion sérieuse sur le sujet) et, sous sonapparence comique, le Grobianus attaque de front le caractère arbitraire de toute règle sociale.

Car que nomme-t-on savoir-vivre ? Un savoir-vivre en société fondé sur un ensemble de nor-mes qui ont une double fonction : permettre aux humains qui les suivent de vivre ensemble sanstrop se taper les uns sur les autres, et permettre à ces mêmes humains de pouvoir se situermutuellement dans une même société.

Le contenu de la norme n’a aucune pertinence : importent seuls son acceptation et son res-pect par le groupe.

Et s’il faut lire à l’envers le Grobianus pour se conduire bien dans l’Allemagne luthérienne duXVIe siècle, une société dans laquelle le lire à l’endroit énoncerait la norme fonctionnerait toutaussi civilement.

(Pour des exemples récents de contre-normes de savoir-vivre, cf. le roman d’André MauroisLes nouveaux discours du docteur O’Grady, 1950, où il est de bon ton de faire l’amour en public,ou le film de Luis Buñuel Le fantôme de la liberté, 1974, dans lequel il est d’usage de déféquer àtable, et de s’isoler pour manger).

Je quitte le Grobianus, en notant que sa règle fondamentale est de faire passer son proprebien-être avant celui d’autrui (ainsi, il ne faut pas se retenir de péter en compagnie car c’est met-tre en péril sa santé) et ne sachant plus trop si c’est là un conseil à suivre ou une inconvenanceà éviter, je vais fuir les pièges de la mise en abyme et, sans plus me poser de questions sur soi etautrui, abandonner l’éloge des ouvrages que nous publions pour célébrer un ouvrage d’un autreéditeur : Livre, de Michel Melot, publié par L’œil neuf éditions, jeune maison créée par Jean-ClaudeBéhar avec une saine et ambitieuse vision éditoriale.

J’en recommande vivement l’acquisition pour un motif égoïste : j’ai lu le texte de Michel Melotavec un plaisir et une joie tels que je brûle de les faire partager, car il réussit le tour de force d’êtreà la fois une histoire du livre et une réflexion sur le livre, les deux aspects se mêlant sans confusionmais s’enrichissant mutuellement, nous informant exactement sur l’évolution, la nature et la fonc-tion de ce que l’on appelle « livre » (et si je suis en désaccord avec certaines positions de l’auteur,notamment sa surévaluation de l’oralité fondée sur des préjugés d’ethnologues, j’apprécie de mefrotter à des convictions que je ne partage pas lorsqu’elles sont exprimées intelligemment), en unephrase, pour qui aime les livres, Livre, est à placer en tête de toute bibliothèque – après l’avoirdégusté (et avoir réjoui son regard des étonnantes photographies qui l’illustrent).

4 La Chronique des Belles Lettres

Michel Melot. Livre,L’œil neuf. Photos de N.Taffin,

préface de R. Debray.208 p. 2006. 29 e

Philippe MurayRejet de greffe

Exorcismes spirituels I Hors collection. 432 p.

(1997) 3e tirage 2006. 25 e

Philippe Muray. Les Mutins de Panurge. Exorcismes spirituels II Hors collection. 482 p. (1998) 2e tirage 2006. 25 e

Philippe MurayL’Empire du bien

Hors collection. 176 p. 1991. 14 e

Page 5: Chroniques 6

En annexe de notre édition de Grobianus sont données les Brèves sentences (un savoir-vivreau premier degré…) attribuées à Denys Caton, et best-seller médiéval – j’en extrais une seule :Libros lege – lis des livres.

P. S. Comme promis, trois livres de Philippe Muray qui étaient épuisés sont aujourd’hui à nou-veau disponibles chez votre libraire habituel :

– L’Empire du Bien– Rejet de Greffe - Exorcismes spirituels I– Les Mutins de Panurge - Exorcismes spirituels II

Esha dévêtue ; Une fillette velue ; Peindre les démons.

Je ne traite pas ici de l’actualité, c’est-à-dire d’évènements survenus dans un passé récent(moins de douze heures), relatés sous une forme approximative (et c’est cette relation qui trans-forme des faits en évènements, ou : traduit le réel en représentation) par les media audio-visuelset commentés, par le miracle du téléphone mobile, entre proches voisins.

Ce principe posé, je m’empresse d’y faire une exception, en recopiant ces quelques titresd’actualité, mais pris dans un journal imprimé (pour lequel l’actualité peut être jeune de quelquesjours, et non de quelques heures) :

– Konkana Sen-Sharma bouleversée– Ayesha Takia ne se mariera pas de sitôt– Esha Deol en tenue légère– Pritish Nandy : personne n’a le monopole sur l’infidélité au foyer– Irfan Khan : pas de désastres.Mon journal-source est un sympathique hebdomadaire publié depuis une dizaine d’années à

l’île Maurice, rédigé en un français pittoresque, avec quelques interviews en anglais volées auxmagazines indiens Filmfare ou Stardust ; il se nomme Bollywood Massala, est consacré exclusive-ment au cinéma de Bombay, et par moi acheté chez un épicier pakistanais avec des bananes ver-tes et des pots de chutney.

Est-il utile d’aller au-delà du titre, de donner l’information qu’il annonce ? De préciser que latenue légère de la jeune actrice Esha Deol (fille des superstars Dharmendra et Hema Malini) est lemaillot de bain qu’elle portera pour le tournage d’une scène de baignade ? Ou que ce qui a bou-leversé la starlette Konkana Sen-Sharma est que son dernier film, Mixed doubles, une histoired’échange de partenaires entre couples, a été traité de sex-comedy : « If it was a sex-comedy Iwouldn’t be in it » s’insurge-t-elle vertueusement… Ou encore que la rassurante affirmation del’acteur Irfan Khan coiffe cette ferme déclaration : « Irfan espère que des désastres naturels oudes évènements tragiques causés par l’homme n’auront pas lieu » (sic).

Les informations d’actualité que je viens de rapporter sont-elles intéressantes ?Mauvaise question : il n’existe aucune information intéressante en soi, elle l’est, ou ne l’est

pas, pour un individu donné selon ses propres préoccupations ou divertissements ; en revanche,on peut parler subjectivement de la pertinence d’une information par rapport à un sujet quel-conque – et plus celui-ci est étroit et cependant nombreuses les informations fournies, plus celles-ci manqueront de pertinence.

Le pionnier du commerce de l’information d’actualité (autrement dit : le journalisme) futThéophraste Renaudot (1586-1653) qui, en fondant La Gazette en 1631 avec le soutien deRichelieu (on remarque que les liens de dépendance entre journalisme et pouvoir politique sont,de naissance, consubstantiels à l’entreprise…), inventa une nouvelle façon de gagner de l’argent(ou d’en perdre) destinée à un brillant avenir.

Renaudot comprit aussi, sans le théoriser comme on le fit à la fin du XXe siècle, qu’il fallait dis-tinguer entre actualité chaude – qui se rapporte à des évènements récents, en fonction desmoyens de communication du temps – et actualité froide – qui traite de sujets dits permanentsrevenus au jour sous un prétexte quelconque.

L’actualité chaude étant réservée à La Gazette, il eut l’ingénieuse idée de créer pour laseconde, à Paris en 1631, le Bureau d’Adresse, sorte d’Académie se réunissant tous les lundis de14 à 16 heures pour débattre de questions telles que « le vide », « si le monde vieillit », « incu-bes et succubes » etc.

Les découvertes de Copernic et les prises de position de Galilée (ou plutôt, la férocité de sesadversaires) ayant remis à la mode l’affaire de l’héliocentrisme il fut traité du « mouvement ourepos de la terre », tandis que l’exhibition d’une malheureuse à une foire voisine fit discuter de« la petite fille velue que l’on voit en cette ville ».

Les propos échangés furent publiés en volume sous le titre « Centuries des questions traitéeses conférences du Bureau d’Adresse » ; il y eut, à partir de 1633, quatre volumes traitant donc cha-

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14 avril 2006

Théophraste RenaudotDe la petite fille velue et autres conférences du Bureau d’Adresse

Klincksieck. Cadratin 4Choix et présentation

de S. Mazauric192 p. 2004. 14 e

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cun de cent sujets, plus un cinquième, posthume, édité en 1655 par le fils de Théophraste et n’encontenant que cinquante-et-un.

L’ouvrage conçu et présenté par Simone Mazauric De la petite fille velue et autres conférencesdu Bureau d’Adresse nous offre un choix révélateur de l’actualité scientifique et sociale sousLouis XIII et de sa discussion par des hommes qui n’étaient ni de grands savants ni de fameuxphilosophes mais d’honnêtes gens, dont les positions vont du conformisme le plus affligeant auxremises en question les plus insolites.

Les lire nous rappelle que la pensée scientifique a évolué depuis trois siècles ; pour l’un des« académiciens » du Bureau d’Adresse, la terre est immobile car, s’appuyant sur Aristote,Ptolémée et Tycho Brahé (qu’ici je plains) : « c’est de la bienséance et symétrie de l’univers, quechaque chose soit placée selon sa dignité : et partant que la terre étant la moins noble et plusabjecte des éléments, comme ils cèdent aussi en dignité aux Cieux, elle soit au plus bas lieu, quiest le centre du monde. » Son adversaire rétorque, citant sans référence Orphée, Thalès,Aristarque etc. et s’appuyant sur les mêmes principes pour en tirer une conclusion opposée, :« que la plus noble place, qui est le milieu, est due au corps le plus noble du monde, qui est lesoleil. »

Quant au pelage de la petite fille il est, pour les uns, dû à l’imagination de la mère enceinte– ce qui nous vaut une explication détaillée et rationnelle de la production d’effets physiques parl’humaine imagination –, d’autres invoquent comme cause première la chaleur, ou l’humidité,exemples à l’appui.

Les arguments pro et contra échangés peuvent aujourd’hui paraître naïfs ; pourtant, le textede ces conférences semble être une relation fidèle d’un débat télévisé tenu en l’an 2006 entreexperts sur un sujet d’actualité, en plus érudit.

Enfant, je me mettais à plat ventre sur le parquet pour lire le journal, que son format m’em-pêchait de lire assis ; il y eut un temps où chaque matin je parcourais la totalité des quotidiensparisiens, plus quelques anglais et le Wall street journal : j’ai toujours été un dévoreur d’informa-tion, écrite, ce qui permet de réfléchir, sans être dupe (et, sur l’information comme bruit, je ren-voie aux analyses fondamentales de Nicholas Nassim Taleb dans Le Hasard sauvage dont j’ai déjàlonguement parlé).

Je ne pousserai pas le paradoxe jusqu’à prétendre que l’hebdomadaire mauricien, qui ne ditquasiment rien sur des non-évènements, dépasse le degré zéro de l’information, mais il se tientà cette fraîche température intellectuelle pour une question de forme et non de fond, et si l’onconsidère, non l’intérêt, mais l’importance de l’évènement, que dire ? Le maillot de bain d’EshaDeol change-t-il moins ma vie que la démonstration de l’héliocentrisme ? Le célibat actueld’Ayesha Takya (elle a 20 ans…) ne peut-il agir sur moi, par un long cheminement d’interactions,comme le fameux battement d’ailes du papillon australien ?

Mon obsession est le réel et, malgré les ouvrages définitifs et sans grand effet sur noscontemporains que lui a consacrés avec génie Clément Rosset, je sais que, sous des formes diver-ses, j’en reparlerai, tant me fascinent les divers niveaux qui pour nous, humains, en déformenttoute appréhension : sa perception, sa représentation, sa compréhension…

Pour la représentation :« Qu’est-ce qui est le plus difficile à peindre ? demande le roi de Qi à un peintre.

Réponse : « Les chiens et les chevaux sont les plus difficiles à peindre. » « Et qu’est-ce quiest le plus facile ? », « Les esprits et les démons sont les plus faciles. Car les chiens et leschevaux sont connus des hommes. Nous les avons sous les yeux du matin au soir. On nepeut pas les rendre parfaitement conformes, c’est pourquoi ils sont difficiles. Alors que lesesprits et démons n’ont pas de forme. Nous ne les avons pas sous les yeux. Ainsi, ils sontfaciles à représenter ».

L’anecdote est rapportée par Han Fei (280 ? - 233 av. J.-C.) et est traduite par Yolaine Escandedans Traités chinois de peinture et de calligraphie, tome I : des Han aux Sui qui nous fournit, pourla première fois en français, un indispensable ensemble de textes fondamentaux dont l’intérêtdépasse la seule peinture : ils nous révèlent une conception du monde (l’homme inclus) toutautre que notre conception occidentale, que le commentaire clair et informé de Yolaine Escande,nous rend, par sa rare alliance d’intelligence et d’érudition, enfin accessible.

Je délaisserais bien l’œuvre pour parler de l’auteur, femme exceptionnelle – elle pratique etmaîtrise également les langues chinoises, la calligraphie, l’équitation, et bien d’autres arts – maisje la sais modeste et ne veux l’embarrasser, et j’en reviens aux troublantes interrogations que fontnaître les quelques lignes du dialogue entre le roi de Qi et le peintre, notamment celle-ci : ce quin’existe pas et n’a donc pas de forme se représenterait mieux à nos yeux que ce qui existe et aune forme – l’irréel devenant ainsi plus réel que le réel ?

Rapprochons des textes chinois ce que dit Pline l’Ancien au livre XXXV de son HistoireNaturelle consacré à La peinture qui en narre ainsi la naissance : « (le principe de la peinture) aconsisté à tracer, grâce à des lignes, le contour d’une ombre humaine ; ce fut donc là la premièreétape. »

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Nassim Nicholas TalebLe Hasard sauvage.

Des marchés boursiers à notrevie : le rôle caché de la chanceHors collection.Traduit de l'an-glais (E.U.) par C. Chichereau

avec la collaboration de l'auteur.352 p. 2005. 21 e

Traités chinois de peinture et de calligraphie.Tome I : Les textes fondateurs

(des Han aux Sui)Klincksieck

L'esprit et les formes nouvelle Traduits et commentés

par Y. Escande 432 p. 2003. 37 e

Pline l’Ancien. Histoire naturelleXXXV. La Peinture [11]

Classiques en PocheTraduit par J.-M. Croisille.

Introduction et notes de P.-E. Dauzat.

XXII-186 p. (1997) 2002. 7 e

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Cette peinture des origines n’était pas encore imitation (concept promis à une belle fortune,en tous domaines) ni même reproduction, mais capture du réel – vaine entreprise.

Entre actualité, information et représentation, me suis-je égaré ? Je ne le pense pas car je n’ai,en ces lignes, d’autre ambition qu’indiquer des pistes, et non fournir des réponses.

Enchantement ; Une passion indienne ; Henry Miller jaloux.

Tel un compagnon d’Ulysse entendant le chant de Circé, je fus instantanément foudroyéd’enchantement en regardant une brève séquence de film hindi, figurant sur je ne sais quellecompilation de bandes-annonces ; c’était un duo chanté et dansé par des acteurs totalementinconnus de moi et interprétant des personnages m’étant également inconnus, mais la néces-sité de voir ce film, alors inédit en France, s’imposa à moi ; je sais être obstiné, avec succès, dansma chasse aux films de toutes origines, et pus me procurer l’œuvre convoitée, qui surpassa mesespérances.

C’était il y a un peu plus de trois ans ; depuis (je viens de faire le compte), j’ai acheté, en DVDheureusement sous-titrés en anglais…, un peu plus de mille neuf cents films indiens (je détaille,en arrondissant : 1 225 films hindi, 615 tamouls, le reste ? télougou, malayaam, punjabi et ben-gali) et en ai regardé les deux tiers, ai lu tous les livres (en anglais, il n’existe rien en français) surle cinéma indien, de l’encyclopédie aux monographies d’acteurs, plus, régulièrement, tous lesmagazines dits de cinéma : bref, je pense sans modestie commencer à avoir une idée de ce qu’estle cinéma indien, je précise : le cinéma commercial ou populaire, l’autre, celui qui se nomme lui-même parallèle, ou artistique ou intelligent (sic) ne m’intéressant pas, ne serait-ce qu’un vingt-quatrième de seconde.

Des critiques français, payés à plein temps pour regarder quatre films par semaine et lesraconter en une vingtaine de lignes, ayant pondu une montagne d’inepties et d’inexactitudes surle cinéma indien, j’en ressentis une certaine mauvaise humeur, comme chaque fois qu’autruidénature par incompétence et/ou malveillance un objet aimé, (et j’éprouve en cet instant mêmeune mauvaise humeur préventive à l’idée de ce qui sera imprimé à l’occasion d’une sorte de fes-tival du cinéma indien qui se tiendra à Paris fin avril – en fait, la projection de huit films hindirécents du catalogue Yashraj destinés à sortir en même temps en DVD en France ; ce sont d’ail-leurs de bons films, et Mohabattein est un authentique chef-d’œuvre, mais qui ne donnentqu’une idée très partielle de la richesse de la production de Mumbai) ; bref, je me remis de bonnehumeur, ou presque, en écrivant un article intitulé Masala : l’univers enchanté du cinéma indien,qui se trouve dans le numéro actuel de La Revue de l’Inde (n°2) que nous publions ; je me citesans fausse honte : c’est un article purement didactique, genre qui m’excite faiblement, et quidonc ne donne que de l’information, mais elle est exacte, et corrige les stupidités fleurissant dansles media français – un exemple quand même : il a été produit en 2005 à Bombay/Mumbai, ditroutinièrement « le plus gros producteur de films du monde », environ 180 films contre 250 enFrance cette même année.

Cet excursus autobiographique terminé, j’en reviens à ce qui m’émerveilla : la chanson Bairepiya avec Shah Rukh Khan et Aishwarya Rai interprétant les rôles de Devdas et Paro dans le filmde Sanjay Leela Bhansali Devdas (2002).

J’en appris plus : ce Devdas était la neuvième adaptation cinématographique du roman dumême titre de l’écrivain bengali Sarat Chandra Chatterjee (1876-1938) ; je le lus, en anglais,ignorant le bengali, et décidai aussitôt de le publier ; François Gautier trouva un traducteur maî-trisant la langue de Chatterjee et voici enfin offert au public français, dans la collection La voix del’Inde, Devdas, l’une des plus poignantes histoires d’amour jamais écrite.

Dès ses débuts, Chatterjee fut considéré comme l’égal de Rabindranath Tagore, au point quel’on crut que « Chatterjee » était un pseudonyme que le lauréat du prix Nobel utilisait pourpublier certaines de ses œuvres… Le malentendu se dissipa, le succès vint, et Sarat ChandraChatterjee fut le premier écrivain indien à vivre de sa plume. Plusieurs de ses romans furent tra-duits en français dans les années vingt puis Chatterjee sommeilla dans les Histoires de la littéra-ture, sous la rubrique des grands écrivains que l’on doit admirer sans les lire.

Et Devdas ? Tous les Indiens en connaissent les personnages et leurs malheurs, il en existe, enanglais, de multiples éditions de poche, aux Français aujourd’hui de découvrir l’un des récits lesplus étonnants que j’aie jamais lu, par sa construction et son écriture, et des plus sobrementémouvants.

Deux mots encore : Devdas est un drame de l’indécision, et le personnage de la courtisaneChandramukhi est l’une des plus poignantes figures de femme jamais dessinée.

Restons en Inde, une Inde qu’il est difficile de comprendre si l’on n’a pas quelque fami-liarité avec les deux épopées fondatrices, le Mahabharata et le Ramayana, tant leurs héros

LA REVUE DE L’INDE n°2La Croissance économique

de l’Inde 192 p. 2006. 11 e

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21 avril 2006

Sarat Chandra ChatterjeeDevdas

La voix de l’IndeTexte traduit du bengali

par A. Dutta.208 p. 2006.14 e

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et leurs épisodes imprègnent encore le quotidien indien, que ce soit par citation directe ouallusion.

Je ne parlerai que du Mahabharata (dont le Ramayana n’est, selon la juste expression deMichel Angot, qu’une « belle redite »), que je n’ai évidemment pas lu, puisqu’il n’en existequ’une traduction française supposée intégrale due à un courageux L. Ballin et publiée en1899, qui a mauvaise réputation et est pratiquement introuvable, ce qui interdit de la jugerhonnêtement (et il faudrait pour cela connaître le sanscrit), plus quelques extraits récents troparbitrairement découpés pour conserver du sens ; en revanche, études et commentaires abon-dent (je passe vite sur le très volumineux ouvrage de la compétente Madeleine Biardeau quidéfend une thèse – la rédaction du Mahabharata serait une réponse brahmanique à l’émer-gence du bouddhisme – mais pour être certain qu’elle n’ait pas cité que ce qui conforte saposition, il faudrait pouvoir la confronter à l’intégralité du texte…), tant sur l’identité de l’au-teur – traditionnellement : Vyasa – que la date de composition, deux points sur lesquels je megarderai de me prononcer.

(Je réfute quand même vigoureusement l’argument stupide qui rejette l’auteur unique en rai-son de la longueur de l’œuvre – quelque cent mille vers dans la version fixée en écriture devana-gari au XVIIe siècle –, Alexandre Dumas ou Restif de la Bretonne ont beaucoup, beaucoup plusécrit…).

Faut-il vraiment se résigner à ce que l’un des plus importants textes de l’humanité – qui ditde lui-même : « tout ce qui est ici existe ailleurs et ce qui n’y est pas n’est nulle part ailleurs » –,qui est à la fois l’un des plus anciens (trois mille ans ?) et des plus présents aujourd’hui pour descentaines de millions d’humains, nous demeure inaccessible ?

Une femme écrivain, Maggi Lidchi-Grassi, née à Paris mais de langue anglaise, qui vitaujourd’hui à l’ashram Sri Aurobindo de Pondicherry, dont les romans ont été admirés de DorisLessing ou Nadine Gordimer, a eu l’audace de se lancer, non dans une adaptation, mais une re-création de l’épopée, dont nous venons d’éditer en français le premier volume La Grande Guerredu Kurukshétra.

Dans l’invocation-prologue, Vyasa expose ainsi ce qu’il a composé en son esprit et doit rédiger :« Mon poème raconte les saisons du temps, l’avenir et le passé, et il parle aussi du présent. Il

parle de la corruption et de la mort aussi bien que de la terreur de ce qui est réel et de ce qui estimaginé. Mon récit prescrit les règles de la réalité et de l’imagination. Il prescrit les règles des qua-tre castes et celles des ascètes. Il mesure les étoiles et les planètes, excuse les doctrines secrèteset interprète la philosophie. Mon poème contient tout : les lieux célestes et les merveilles de laterre, les plans sacrés, les fleuves, les océans et les montagnes. Il mentionne les races et les lan-gues ; y sont contenus le code de la guerre et le Divin. Tout est en lui. »

Et c’est là que réside la difficulté essentielle du Mahabharata, qui est bien plus que le récitd’une très longue guerre entre les Pandava et les Kaurava, mais une œuvre totale sur le destin etla nature des dieux, des hommes et de l’univers ; et ce que l’œuvre immense dit réellement, ence mélange constant de scènes d’actions (combats ou amours…) et de réflexion sur le sens deces actions mêmes, je suis convaincu que Maggi Lidchi-Grassi a réussi le miracle de le restitueren une œuvre littéraire d’une puissance exceptionnelle ; cette conviction était celle d’HenryMiller qui écrivit : « En lisant ce livre, j’étais jaloux de l’auteur ».

Michel Desgranges

P. S. Trimestrielle, La Revue de l’Inde a pour ambition de porter un regard différent sur la réa-lité indienne, différent de l’image stéréotypée – maharajas et bidonvilles, plus Gandhi et informa-tique – rabâchée par les media français ; ses articles traitent de politique, sans parti pris, dephilosophie, spiritualité, bien-être, littérature, etc. et veulent offrir un vaste panorama d’un uni-vers aussi fascinant que méconnu.

Univers que j’avais déjà effleuré la semaine dernière, avec déjà une touche cinématographi-que, aussi, me relisant, me fais-je le serment d’ivrogne (et je suis un teetotaller) de ne pas trans-former cette chronique en bulletin d’information sur les films indiens…

8 La Chronique des Belles Lettres

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Maggi Lidchi-GrassiLa Grande Guerre du Kurukshétra.

Une épopée indienne ILa voix de l’Inde

Texte traduit de l’anglais par M. Mercier et H. Morita.

400 p. 2006.23 e

Impression IDG, Langres.

© Michel Desgranges, 2006