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    Fathi Ben Haj Yahia

    La gamelle et le couffin

    Fragments dune histoire de la

    gauche au temps de Bourguiba

    Traduit de larabe par Hajer Bouden

    Prface de Tahar Chikhaoui

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    Avertissement

    En accord avec lauteur, lorganisation initiale de louvrage at lgrement modifie.

    Nous avons insr en notes de bas de pages quelquesclarifications supplmentaires propos dvnements et de

    personnages ventuellement inconnus du lecteur francophone.Enfin, pour la commodit de la lecture, nous avons choisi latranscription des noms propres selon lorthographe la plususuelle en Tunisie.

    La traductrice

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    Traduction du livre

    (La prison, a nexiste pas Et on finit toujours par rentrer chez soi)

    Editions` tt, 2009

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    Prface

    Le rcit retrouv

    rce l'admirable traduction de Hajer Bouden,voici enfin disponible en version franaise le livre

    de Fathi Ben Haj Yahia, El habs kadhdhab wi-l hayy

    irawwah,joliment rebaptis La gamelle et le couffin.Je l'ai d'abord lu en arabe sa sortie. J'ai alors eu lesentiment fort et immdiat d'avoir atteint un rcitmanquant. En le relisant aujourd'hui en franais, jeressens de nouveau la mme chose. Je suis presque srqu'en cela je ne suis pas diffrent des autres lecteurs de

    ma gnration, tout au moins, de ceux qui viennent dumme horizon. Mon amiti avec Fathi est ne cemoment prcis du rcit retrouv.

    Aussi La gamelle et le couffin est-il d'abord mes yeuxcela : le rcit qui manque enfin retrouv. Tout le monden'a pas vcu ce que Fathi a vcu, ni connu ce qu'il a

    G

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    connu mais, parce que cette histoire a exist, parce quenous savons qu'elle a bel et bien eu lieu, sa relation arpondu un besoin en nous depuis longtemps enfoui.Mais rapporter ce qu'on a longtemps tu ne suffit pas procurer autant de plaisir, autant de bonheur. Au con-traire, ce qui a t tu par la contrainte n'est pas facile restituer sans la lourdeur du dpit ou la maladresse de laparole retrouve. Certes, Fathi Ben Haj Yahia n'est pas le

    premier revenir cette partie de l'histoire de la Tunisiemais il en a fait le rcit. Littraire.

    La valeur d'une uvre se mesure, on le sait, sa forceexpressive, au bonheur avec lequel s'y marient le motif etson droulement. Je ne suis pas sr de pouvoir le d-montrer mais j'affirme, aussi tautologique que cela puisse

    paratre, qu'on ne peut pas mieux dire ce que contient celivre autrement que Fathi Ben Haj Yahia l'a dit. On peutbien sr s'arrter au seuil d'une lecture littraire. Denombreux lecteurs, comme l'ont prouv les multiplesrencontres organises autour du livre, se sont limits auplaisir que procure la lgitimit politique de l'ouvrage.

    Le livre vaut d'abord par ce retour de la mmoire, la res-titution de ce qu'aurait englouti l'oubli : le rve inconsi-dr et la violence subie. On pourrait ne pas l'imaginer.Cela a eu lieu et a t enfin dit. Tous ceux qui ont vcupeu ou prou cette exprience ont d ressentir un normesoulagement en parcourant les pages de cette histoire. Le

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    rve adolescent de transformer le monde, le besoinurgent d'agir, les premiers mois de l'adhsion l'organisation , la joie mle de peur des premiresactions, le fbrile enthousiasme de l'engagement enfinaccompli, la dcouverte de la brutalit de la rpression, ledsenchantement progressif, etc. On peut s'arrter auplaisir de cette identification ncessaire et tant attendue, ce sentiment de reconnaissance pour le camarade qui

    nous a rendu l'honneur . Mais je soutiens que la valeurdu livre est chercher ailleurs, au-del de la fidlit et dela sincrit. Elle est dans la sensibilit littraire qui n'estpas un ornement stylistique mais l'expression esthtiqued'une posture politique. La forme la plus immdiate enest l'humour dont on s'tonne encore qu'il ne puisse

    jamais se sparer de la gravit.Plus qu'un fragment d'histoire arrach l'oubli, La gamelleet le couffin est un texte mdian, une parole suspendueentre deux discours, celui auquel l'auteur croyait oucroyait croire le marxisme-lninisme version maoste etcelui, imminent, qu'il apprhende, le discours islamiste

    radical. La valeur idologique des mmoires tient dans cedouble cart, dans labandon dun dogme pass et le rejetd'un autre venir. Mais ne nous mprenons pas sur lacritique de l'exprience militante. Abandon du dogmemais nul dni de l'action. Tel est le joli paradoxe del'ouvrage. L'vocation du pass n'a rien de dloyal, FathiBen Haj Yahia voque avec une rare sympathie

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    l'exprience partage, une tendresse d'autant plustonnante qu'elle ne trane aucune complaisance. Il nes'agit pourtant pas de justifier l'injustifiable mais derevenir du discours idologique. Comme si les mots alorsemploys par les camarades dparaient le belengagement. On peut comprendre ces mmoires commeune manire de rattraper un ratage, de lgitimer unengagement en le dbarrassant d'une logomachie. D'o

    cet usage singulier de la langue arabe, un tressage deregistres tout la fois littraire et populaire, religieux etprofane, politique et familier. L'intrt majeur du texterside dans cette texture ludique que les prouesses de latraductrice ont su restituer. L'vitement idologiqueouvre un espace de jeu linguistique qui installe le texte

    demble en bonne place dans la littrature tunisienned'aujourdhui. Mais ce transfert ne se rduit pas uneremise en question ni un simple cart, il est l'expressionlittraire d'un repositionnement idologique, opr lafaveur de l'exprience carcrale et plus gnralement delpreuve militante. Ainsi le peuple rv par l'idologiemarxiste, le peuple proltaire, dissip dans la dsillusion, estremplac par le petit peuple des prisons et les camarades dela Rvolution sont devenus les copains de cellule.

    Les mmoires rpondent certes l'urgence de tmoignermais ils sont plus profondment dicts par la ncessitd'inventer un discours accord une exprience devenueorpheline. La sympathie du lecteur vient de cette fidlit

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    l'exprience passe qui est restitue et relue l'chellehumaine, les acteurs historiques devenant l'occasion decette reformulation les personnages d'un roman familial.Telle est la valeur littraire du livre.

    L'exprience, ainsi dbarrasse de ses pesants atours ido-logiques, laisse la place une vocation joyeuse de souve-nirs de copains. Loin de toute prtention analytique, laparole est d'accompagnement, lgre, plurielle et ouverte,

    tout fait adapte ce qui faisait vraiment le sens de l'ex-prience militante, faite d'enthousiasme, d'ingnuit, defougue, et de foi sincre dans l'avenir. Conjurant toujoursimplicitement le dogme pass et repoussant de faon plusexplicite le dogme futur, cette parole mdiane est commele trait d'union entre un pass corrig et la promesse d'un

    futur libr des menaces totalitaires.On peut galement lire cette parole comme le fil reliant legeste littraire de lauteur son pre crivain, dont onentrevoit en filigrane la figure, et sa fille laquelle lelivre est ddi.

    Le texte arabe tire sa saveur, nous l'avons dit, de cette

    langue bien particulire qui le porte. C'est prcismentpour cela qu'on doit saluer, encore une fois, latraductrice qui a su du texte original rendre en franais etle sens et l'allure.

    Tahar Chikhaoui

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    A ma fille, Hend

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    Avant-propos

    Cest en prison quest n en moi le dsir dcrire.

    Ctaient des remarques et des questions que je griffonnaissur les marges des livres. Des anecdotes dont je craignaisquelles ne se perdent. Des vnements et des situations

    dont toute trace de comique svaporait peine effleure,sur le papier, une zone de douleur, et qui perdaient de leurcaractre douloureux chaque fois quils versaient danslabsurde.

    Tous mes crits se sont perdus aprs ma sortie de prison, moins quils ne soient encore l o je les avais enfouis

    et que ce lieu ne se soit gar dans ma mmoire.On ma souvent demand pourquoi la littrature carc-rale, expression que je naime dailleurs pas, faisait dfauten Tunisie. Jai alors invent mille raisons car je nen aipas de convaincantes. Peu dentre nous ont crit ou parl :Mohammed Mali, Ahmed Ben Othman Raddaoui,

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    Gilbert Naccache, Mohammed Chrif Ferjani, HammaHammami, Noureddine Ben Khedher, Zeineb Cherni etpeut-tre aussi quelques autres, mais ils ne sont pasnombreux.

    Pourquoi ? Autant se demander pourquoi nous navonspas une quipe nationale de hockey sur gazon. Car cettequestion appelle une foule de rponses dont aucunenest susceptible de fournir une explication satisfaisante.

    Le jour o Noureddine Ben Khedher1 nous a quitts,quelque chose a affect les aiguilles du temps, quelquechose qui dpassait sa seule personne. Jalila Baccar2 adclar que derrire sa pice de thtre Corps otages, il yavait la mort de Noureddine Ben Khedher et celle de

    Ahmed Ben Othman. Comme si les copains staient

    mis, dun coup, sinterroger sur le sens de leur propreexistence, eux qui avaient pass leur vie tenter de chan-ger le monde.

    La crmonie du quarantime jour de la mort deNoureddine a marqu les esprits et inspir un docu-mentaire charg dmotions et de tmoignages de la part

    de camarades de longue date sur une histoire dont on a

    1. Lune des figures emblmatiques de la gauche tunisienne, fondateuravec dautres intellectuels tunisiens en 1963 du GEAST (Groupe dtudeset daction socialiste tunisien) plus connu sous le nom de Perspectives,titre de leur revue clandestine.2. Comdienne, auteure et co-fondatrice avec Fadhel Jabi, autre grandefigure du Nouveau thtre tunisien, de la compagnie Familia.

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    voulu quelle reste en dehors de lhistoire officielle, dansun lieu occult de notre mmoire collective.

    Lhistoire de la gauche tunisienne est celle de gnra-tions successives. Ce quelle a de plus beau, cest cetteobstination relever le dfi, ce refus que la patrie se r-duise une seule personne, ce rve de forger des lende-mains meilleurs. Sa part damertume rside dans cequelle a engendr de brisures, de dsenchantement,

    dhorizons aussi hermtiques que les ntres taient r-veurs, fervents, gnreux. Non parce que ctait cherpay, car il nest rien de plus prcieux quun rve grceauquel lindividu peut croire sa capacit rester de-bout, mme si lide de rester debout peut passer, de nos

    jours, pour une folie ou une absurdit.

    Limage que je donne ici est forcment subjective et la-cunaire. Il lui manque beaucoup. Il lui manque surtoutune page capitale, qui porte plus dun sens et appelleplus dune lecture, celle qui concerne mes camaradesfilles qui staient engages comme nous dans laventureet lont pay plus cher dans certains aspects de leurs vies,

    qui, en somme, ont pay comme toute femme payechaque jour, dans une socit machiste, pour des chosesqui pourraient paratre aux hommes insignifiantes.

    Des gnrations de filles ont connu la prison des femmesde la Manouba lpoque bourguibienne. Le Zamvoulait que la femme fasse son entre dans la vie active,

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    et voil que certaines de ses filles staient mises franchir des seuils interdits.

    Dalila Ben Othman, Acha Belabed, Simone Lellouche,Raoudha Gharbi, Acha Guellouz, Dalila Mahfoudh,Bahija Dridi, Sassia Rouissi, Zeineb Cherni, Amel Ben

    Aba, Souad Triki, et dautres encore, nombreuses, sontplus mme de raconter ce qui sest pass l-bas.

    Aujourdhui, la plupart de ceux que jai cits ont dpassla cinquantaine, et bon nombre dentre eux continuent se battre. Il se pourrait bien quon ne rcolte nul fruitdans le temps quil nous reste vivre. Saufquaujourdhui la plupart dentre nous ont des filles etdes garons, et que le pays est plein de garons et defilles, qui sont des ntres mmes sils ne sont pas les

    ntres. Il est donc prfrable, mieux, ncessaire que lerve continue car :

    Sans nos enfants il nous est impossible de rver une viemeilleure pour nos enfants 1

    1. Elfriede Jelinek, Ce qui arriva quand Nora quitta son mari.

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    Un mot damiti

    Ds que jai eu fini dcrire ces pages dont je ne saistrop quel genre les rattacher , je les ai envoyes, sansmme les relire, quelques camarades qui ont vcu lamme exprience : Rachid Bellalouna, Abdeljabbar

    Youssefi, Mohammed Chrif Ferjani, Mohammed-SalahFliss, Mohammed Khenissi, Sadok Ben Mhenni, MoncefBen Hassan, Ezzeddine Hazgui, Hichem Abdessamad,Salah Zeghidi, Farhat Kammarti, Mohammed Kilani,Hmaed Ben Ayada, Hachemi Ben Fraj, MohammedSaddam... Au-del de lmotion suscite en eux par

    lvocation de ces souvenirs communs, ils montrappel certains dtails que javais omis et ont relevquelques erreurs de chronologie. Quils en soient tousremercis.

    Mon ami Mohammed-Salah Fliss a not plus duncommentaire sur les marges de mon manuscrit. Habit

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    par le projet dcrire ses mmoires et dtourn de ceprojet par les mille proccupations de la vie, les exi-gences dun militantisme au quotidien et ses articlespour les journaux de lopposition, il na pas pusempcher de commencer, en quelque sorte, les criresur les marges de mes feuillets. Toutes ses remarquestaient pertinentes car sa mmoire, vive et ptillante, amoins de cheveux blancs que la mienne. Je me suis ap-

    puy sur quelques unes dentre elles pour corriger cer-taines dates et claircir certains points peut-tre obscurs,mais je pense que cest lui de publier le reste, et dansles meilleurs dlais. Sa vision des choses ne pourrait querecouper, complter et dpasser ce que jai crit, carMohammed-Salah, qui, en 1968, avait dix-neuf ans, a

    vcu tous les pisodes de lhistoire de la gauche avec laprison.

    Plus gnralement, ma reconnaissance va tous les pri-sonniers politiques sans lesquels je naurais jamais critce que jai crit. Ils ont tous t hroques, incontesta-blement, mme si aucun dentre eux ne stait lanc dans

    cette aventure en se doutant quil allait se transformer enpersonnage dans un rcit qui pourrait tre dit un jour.

    Ma gratitude va galement mon amie Raja Ben Slamadont jaime les crits et la manire quelle a dexplorer denouvelles pistes de rflexion en sattaquant bonnombre de questionsau cur de notre vie intellectuelle.

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    Elle sest donn la peine dune lecture attentive et maclair de ses remarques sur les structures linguistiquessusceptibles dtre amliores en vue de faciliter laccsdu texte aux lecteurs arabophones non tunisiens.

    Et puis, quelquun dautre habite mon tre pour des rai-sons dont certaines pourraient tenir de lvidence : ad-mettons que lamour filial soit une forme de foi ou disonsquil est instinctif, ce qui ne fait pas de doute en revanche,

    cest que la plupart de ces raisons se fondent sur cette pas-sion du verbe quil ma transmise tout le long de monenfance. Il ne laissait jamais passer loccasion de corrigerla moindre de mes atteintes la langue arabe et Dieusait ce que je lui ai inflig et ce quelle a pu men infliger son tour ! , redressant inlassablement ce quil pouvait de

    mes torts. Il a remdi ce quil a pu, et quant ce quireste, il relve, en partie, dun manque de connaissancemais aussi dun rien de rbellion contre certaines ten-dances de notre langue imposer demble un sens, unpeu comme un chameau qui, sitt enfourch, prend delui-mme la direction de la Mecque o nos chemins ont

    pris lhabitude de mener, alors que le voyageur ne se des-tinait nul plerinage mais se rendait la demeure delaime.

    Je lui ai toujours donn lire ce que jcrivais, tout en crai-gnant que son vase ne dbordt un jour. Car il est

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    zaytounien1de formation et je suis plutt lac ; il a lmecroyante et lislam clair et jai, pour ma part, des pen-chants agnostiques et le soupon dans lme. Mais dunelecture lautre, il tait chaque fois plus heureux,comme si pour lui la littrature passait avant la religion,comme sil suffisait que lhrsie se fasse loquence et latransgression humour pour que le pch soit absout etpardonn le blasphme. Peut-tre parce quil croit, dci-

    dment, que seule la lourdeur de style est sacrilge et quele reste est posie avant toute chose ; le Coran lui-mme nest-il pas dabord magie du verbe ? Cest ainsique je vois mon pre, Jilani Ben Haj Yahia, qui, dureste, pourrait ne pas se retrouver dans cette image.

    Merci enfin mon ami marocain Mohammed Sghaer

    Janjar qui ma encourag crire et publier ce texte et Taoufik Jebali, lun de nos hommes de thtre les plusimportants, qui a prfac la version originale.

    1. Se dit de ceux qui ont t forms la Mosque-universit Zaytouna(lOlivier) de Tunis.

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    Le jour le plus long

    En ce premier jour de juin, un soleil blouissant brillaitde tous ses feux dans un ciel on ne peut plus limpide etc.

    Je me prparais une preuve difficile, et cest peut-trebien pour a que je commence la manire de nos r-

    dactions scolaires dont les mthodes sont empruntesaux manuels franais : nos pdagogues oublient queladoration du soleil, au Nord, na dgale que le culte dela pluie chez nos pauvres paysans. Disons que ce jour-lle temps tait agrable aux promeneurs, catastrophiquepour nos agriculteurs et pour le pays entier si le cagnardnavait t transform en une vritable industrie touris-tique plus rentable que lagriculture.

    Mais le temps quil faisait tait bien le cadet de mes sou-cis, il faut bien le dire. Jtais dans une voiture du mi-nistre de lIntrieur. Une belle voiture, pour une fois,tellement luxueuse quon ne pouvait mme pas en iden-tifier la marque, videmment sans commune mesure

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    avec celles auxquelles le ministre mavait jusque l ha-bitu. Jtais larrire. Devant tait install Abdelhamid

    Skhiri, le Directeur de la Sret Nationale en personne.Et on causait. On causait comme si, dans le temps, onavait us nos culottes sur les mmes bancs dcole ougard les moutons ensemble. Jtais lun des quatre pri-sonniers politiques il y avait aussi Mohammed Khenissi,Noureddine Baboura, Sadok Ben Mhenni quonconduisait en cortge au palais prsidentiel, Carthage,pour un entretien propos duquel on avait longuementngoci, dabord avec des missaires de lIntrieur quinous avaient rendu visite la Prison civile de Tunis pluscommunment appele prison du 9 avril , ensuite avecle ministre lui-mme, Driss Guiga, dans son bureau.

    Pourquoi nous quatre, prcisment ? Vingt-sept ans plus

    tard, on ne le sait toujours pas. En tout cas, nos cama-rades ne staient pas opposs ce choix.

    De laborieuses ngociations

    Notre mission ntait pas facile. Certains dentre noustaient sous les verrous depuis six ans et navaient tir,

    avec a, que la moiti de leur peine.On se doutait bienquon allait nous relcher car un premier groupe taitdj sorti le 3 aot 19791et un second le 20 mars 19801.

    1. Gilbert Naccache, Rachid Bellalouna, Ahmed Karaoud, NoureddineBen Khedher, Mohammed-Salah Fliss en compagnie de Habib Achour,Secrtaire gnral de lUGTT incarcr en 1977 suite aux grands affron-

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    Ctait un bon signe, certes, mais pas une garantie.Notre sort dpendait quand mme de ces ngociations

    quon sapprtait mener et des alas de la situation po-litique du pays. On nen menait donc pas large, et il yavait de quoi : nul prisonnier nest capable de concevoirsa libert dans un futur la fois proche et incertain. Ilfaut avoir franchi le grand portail pour y croire. Et en-core. Une fois dehors, on ne cesse de chercher lespreuves tangibles de sa libert retrouve. Il peut mmearriver quon intriorise lespace carcral ; des annesaprs leur libration, certains dentre nous taient en-core, au fond deux-mmes, rests derrire les barreaux.

    La veille ou lavant veille, le directeur de la prison staitpoint dans notre cellule et nous avait demand tousles quatre de le suivre son bureau. On ne sattendait

    pas y trouver le Directeur de la Sret nationale, venumettre sur le tapis la question de notre libration. Onsest donc mis discuter avec lui tandis que le directeurde la prison, retir dans un coin de son bureau, nousregardait, berlu. Il tait sur le qui-vive, prt bondirau cas o on dpasserait les limites de la correction vis--

    vis du reprsentant de lEtat. Ce dernier, au contraire,sest rvldune grande souplesse, de quoi la fois dis-

    tements qui ont oppos la centrale syndicale au pouvoir bourguibien etdont le procs navait rien voir avec le ntre.1. Mongi Ellouze, Nouri Bouzid, Abdallah Rouissi, Ezzeddine Hazgui,Fathi Mseddi et lensemble des dtenus de laffaire 1973.

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    siper notre tension et nous dsaronner. On devait, mal-gr notre trouble, arriver trs vite tablir plusieurs

    quations en mme temps. Notre premier souci tait degarder jusquau bout notre fermet politique et idolo-gique : il ne fallait pas donner au pouvoir loccasiondinscrire notre libration dans sa langue de bois habi-tuelle de repentance, autrement dit de nous faire passerpour des brebis gares finalement de retour sur le droitchemin alors quon aurait pu courter notre sjour de-puis bien longtemps par une simple demande de grce.On navait quand mme pas pass des annes au troupour tout gcher la fin en ternissant cette image pourlaquelle on avait donn une belle part de notre jeunesse.Mais il nous fallait aussi ngocier, et la ngociation ntaitpas du tout inscrite dans notre culture politique. Telle

    tait la situation, avec, pour toile de fond, un prsident dela Rpublique aux humeurs imprvisibles, une cour quisentredchirait et o chacun pensait dj son aveniraprs Bourguiba et calculait ses coups en fonctiondalliances et de msalliances qui se nouaient et se dfai-saient au quotidien.Les quelques pas qui nous sparaient

    de la sortie taient donc suspendus quelques mots deplus ou de moins. Lenjeu tait de taille et le rapport deforces par trop ingal.

    En fait, depuis quon nous avait de nouveau transfrsde Borj Erroumi la prison du 9 avril, on avait senti unchangement dans la faon dont on nous traitait et qui

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    indiquait que notre sortie tait imminente. Mais, bizar-rement, pendant cette priode, on tait tendus comme

    jamais on ne lavait t auparavant1

    , ni Borj Erroumini ailleurs.

    Des rumeurs sur notre libration couraient et nous par-venaient de partout. Elles se basaient essentiellement surles images du journal tlvis qui nous servait unBourguiba davant le cinma parlant en laissant la po-

    pulation le soin dinventer les intertitres. On voyaitBourguiba mais sans lentendre, de sorte qu chacunede ses apparitions tout le pays sadonnait fatalement aumme exercice : tenter de dchiffrer les gestes du Prsi-dent et lire sur ses lvres ce quil pouvait bien avoir dit.Evidemment, chacun y allait de son interprtation, nousy compris. Lhomme tait malade, avait du mal arti-

    culer, pouvait sgarer dans sa propre parole et direnimporte quoi, alors on avait purement et simplementcoup le son. Dans les dernires annes de son rgne, il aainsi continu gouverner avec limage mais sans le son,lui dont la voix, les discours et les directives avaientsculpt le visage du pays et le mental des gens.

    Ces images tlvises et les supputations qui allaientavec nous plongeaient dans un espoir ttu lapprochede chaque fte nationale ou religieuse. Les commmora-

    1. Avant de nous retrouver la prison de Borj Erroumi puis de nouveau celle du 9 avril Tunis, on avait t parpills dans les prisons du Kef, deGrombalia, de Sfax, de Kasserine, de Bizerte, de Bja et de Kairouan.

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    tions de toute sorte nont jamais manqu dans notrepays et toutes pouvaient tre loccasion dune libration.

    A chaque fois ctait une vritable preuve. La veille, ontait excits comme des puces, euphoriques, se voyantdj dehors, et le lendemain on tait ramasser la pe-tite cuiller. Cest depuis, je crois, que jai la haine frocedes lendemains de ftes !

    Pour revenir ce premier entretien (avec le Directeur de

    la Sret), on sen est sortis grce lun de nous quatre,je ne sais plus lequel, qui a dclar quon tait dlguspar nos camarades et que par consquent on devait lesconsulter, conformment nos traditions dmocra-tiques, comme de bien entendu. Et Skhiri a accept,ajoutant quil reviendrait nous rendre une seconde visite.

    Runion la chambre

    De retour nos appartements (javais limpression que laprison stait par magie transforme en palace, car de-puis laccueil trangement cordial du Directeur de la S-ret, les gardiens et le directeur nous enveloppaient dunregard nouveau), on a racont nos camarades tous les

    dtails de lentretien. Il a fallu leur expliquer par le menuquon navait fait aucune concession sur le chapitre desvaleurs et principes qui taient les ntres, ni cd uneprcipitation qui aurait pu rduire nant des annes dersistance et de militantisme.

    Pour moi, ctait loccasion rve de rclamer des ciga-

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    rettes supplmentaires sous prtexte que javais grill mapart quotidienne au cours de cet entretien, vnement

    imprvu qui avait forcment drgl la rpartition demes doses de tabac sur la journe. Je dois dire que le ca-marade responsable de la cantine 1, impatient de pas-ser au plus important, ne me les a pas refuses. Il amme, dans un accs de gnrosit, permis un caf auxngociateurs, puis tout le monde, dabord par soucidquit, ensuite parce quon allait tenir une assemblegnrale pour prparer ensemble lentretien suivantavec le pouvoir qui allait se prolonger trs tard dans lanuit.

    Il mest difficile aujourdhui de retrouver tous les dtailsde la discussion. Car si on tait sur la mme longueurdondes face ladministration pnitentiaire et au niveau

    de la gestion de notre vie quotidienne depuis le par-tage des victuailles et de largent jusqu lutilisation dela radio clandestine (mme si certains prfraient couterRadio Tirana plutt que la voix de lennemi imprialistequi envahissait le monde entier ou presque !) on taitpolitiquement et intellectuellement en dsaccord sur des

    choses dont certaines taient claires, dautres plus obs-cures. Nos divergences pouvaient tre dordre idolo-gique mais certaines navaient aucun rapport avec la po-

    1. Compte ouvert auprs de ladministration pnitentiaire, aliment parnos familles et nous permettant dacheter quelques bricoles au magasin dela prison.

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    litique mme si elles en portaient lhabit. Ctaient deschoses qui avaient trait des histoires datant davant la

    prison (une discorde entre deux camarades amoureuxdune mme fille par exemple, pour de simples raisonsstatistiques, le nombre de militantes tant moindre dansla clandestinit), ou des amitis, considres commedouteuses, avec les anciens de Perspectives quon avaitconnus Borj Erroumi et qui, pour certains, incarnaientle danger dune redoutable contamination intellectuelle.Ctaient desfatwas nen plus finir propos de lecturesdclares bourgeoises comme les livres de Soljenitsyneou ceux des nouveaux philosophes et de revues ro-tiques ou porno que nos gardiens nous refilaient parfoispour des sommes drisoires mais qui auraient t, auxdires de certains, infiniment plus utiles la patrie et la

    rvolution. Les camarades ne prcisaient pas en quoi nicomment, mais de faon gnrale et de toute faon, ontait tous moins capables de distinguer ce qui tait utileque de dsigner ce qui ne ltait pas.

    Ceci dit, nos diffrends et nos carts par rapport laligne de conduite du parfait militant marxiste-lniniste

    ne constituaient pas un obstacle majeur notre vivreensemble au quotidien, au cours des dernires annessurtout. Le noyau dur, se rendant sans doute limpossibilit de corriger les deux tiers, avait d jeterlponge, et avec le temps, la routine et la confusion des

    jours, la vigilance idologique stait srieusement

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    mousse. On tait maintenant plus dcontracts. Lesplus farceurs sen donnaient cur joie et on en pleurait

    parfois de rire. Javais par exemple un jour dclar avoirperdu un numro du magazine Lui, criant au vol et fai-sant mine de le chercher partout pour le trouver finale-ment l o je lavais dabord fourr, cest--dire sousloreiller du camarade Ki, le plus gentil mais aussi parmiles plus coincs sur le plan idologique (par endoctrine-ment et non pas par nature ; aussi loin que remontentmes souvenirs, il me semble que dans le groupe des durs certains ltaient par temprament, c'est--direque le dogmatisme chez eux coulait de source, tandisquil correspondait, chez dautres, une posture en to-tale contradiction avec leur personnalit).

    Bref, notre besoin de rire tait aussi grand que notre be-

    soin de libert, et le temps nous tuait par sa lenteur.Alors on essayait de le tuer comme on pouvait. On sejouait des tours, on se disputait, on inventait des his-toires, on dbattait pendant des heures, on lisait nor-mment. Tout tait bon. Tout ce qui pouvait nous don-ner le sentiment dexister en tant quhumains avant

    mme de nous dfinir comme militants et comme pri-sonniers dopinion.

    Cette nuit-l, on est tombs daccord sur la ncessit depoursuivre les ngociations sur des bases claires : le texte publier dans la presse devait nous convenir sinon on nequittait pas la prison. Jai oubli de dire que le Directeur

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    de la Sret nationale nous avait surpris ds sa premirevisite en nous apprenant que le Prsident Bourguiba lui-

    mme voulait nous voir, quon tait pour ainsi dire ac-culs accepter. Un refus de notre part pouvait lui faireleffet dune provocation laquelle il risquait de r-pondre en nous maintenant en dtention pour des an-nes encore. Il pouvait mme aller jusqu revenir sur lagrce dont avait bnfici le groupe relch une dizainede mois plus tt. On savait quil en tait tout fait ca-pable1, mais on avait quand mme rpondu quil fallaitvoir avec nos camarades, quon ne pouvait pas nousconduire au Palais de force, que si on savisait de le faireon pouvait, nous, manifester notre refus par tous lesmoyens. On avait mme menac de faire un scandaledevant le Prsident, de dchirer nos vtements en signe

    de protestation. Et lui qui parlait de nous fournir descostumes prsentables

    En prsence du ministre

    Le lendemain, on a t de nouveau convoqus au bureaudu directeur de la prison. Skhiri tait revenu nous voir.

    Devant lexpos de nos conditions, il a dclar quectaient des choses qui dpassaient ses comptences et

    1. En effet, en 1972, Bourguiba avait remis Rachid Bellalouna,Noureddine Ben Khedher, Gilbert Naccache puis Hachemi Troudi enprison, sans les juger, revenant sur la grce prsidentielle dont ils avaientbnfici en 1970 la suite du clbre procs de 1968.

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    quil tait donc prfrable quon ngocie directementavec Driss Guiga, le ministre de lIntrieur.

    On a t conduits au bureau du ministre le jour mmeet on y a t reus comme jamais. On connaissait avecexactitude les locaux de ce ministre qui nous avait ac-cueillis suite nos arrestations successives. Mais cettefois-ci, tout tait diffrent, du point de vue de la formecomme du fond. Du point de vue de la sensation phy-

    sique aussi et dautres dtails encore que nos corps sontplus mme dexprimer que tout ce quon pourrait endire.

    On ntait pas, cette fois-ci, suspendus entre ciel etterre ; on tait installs sur de confortables fauteuils encuir souple.

    Contrairement au Directeur de la Sret, le ministretait nerveux. Une affaire de temprament, sans doute.Mais il devait tre moins tranquille parce quil tait, depar sa supriorit hirarchique, plus expos un ventuelcourroux1, ou encore parce quil ntait pas bien con-vaincu, au fond, que des honneurs de ce genre rendus des prisonniers politiques taient dignes dun ministrede lIntrieur qui, de surcrot, ne stait pas suffisam-ment prpar cet exercice impromptu de dmocratie.

    Il nous a fait un expos circonstanci sur la volont du

    1. En vertu du proverbe tunisien qui dit que la tte du chauve est plusprs de Dieu.

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    nouveau gouvernement de tourner la page du pass etdinaugurer lre des liberts. On a appris de lui, ce jour-

    l, quon tait les enfants de cette patrie. Il tait si atten-dri quil a ajout quon tait aussi leurs enfants eux( eux devant dsigner les matres de cette patrie, dontil tait, bien sr). Pour un peu, il nous aurait embrasssou serrs contre lui mais il nest pas all jusque l. Ilnous a fait comprendre, avec force allusions et circon-volutions, que les facults mentales du Prsidentntaient pas au mieux. Il nous a demand de laider contourner cet obstacle et de nous matriser si jamaisBourguiba nous disait quelque chose de dsagrable quipourrait menacer cette nouvelle idylle entre le gouver-nement et ses prisonniers. On tait tout oue mais onnarrivait dcidment pas saisir si lhomme craignait

    que Habib Bourguiba ne se montre pas la hauteur desa responsabilit et fasse capoter la politique du gouver-nement Mzali, sil redoutait une raction imprvisible denotre part cause de tout ce quil nous connaissaitdenttement et dirrvrence lgard de lEtat, ou siltait tout simplement inquiet pour lui-mme et ne

    voyait pas comment sortir de ce gupier. Tout a devaitjouer, je crois, et il faut dire que sa situation ntait pasdes plus confortables.

    Il avait lair de se dbattre dans de si beaux draps quil mafait de la peine. Jai failli lui tapoter lpaule et le consolerdun mot du genre : Vous faites pas de bile, a va passer

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    , mais je ne lai pas fait et ce, pour deux raisons.Dabord, ctait une phrase que javais souvent rpte

    des dtenus de droit commun, ce qui la rendait peu dignedun ministre la tte du ministre le plus important dupays. Ensuite, je ntais pas l uniquement pour mapomme : je reprsentais, mine de rien, mes camaradesencore en prison, mes camarades dj sortis et tous lesmembres du mouvement dmocratique dans le pays, cemouvement qui portait les aspirations de notre peuple aupain et la libert. Jtais par consquent le dlgu dupeuple, et, mme si le peuple ne mavait pas lu, ctaitdans ma tte une reprsentation bien relle mais dont lesmcanismes sont trop complexes pour tre expliqus ici.

    On tait jeunes, notre exprience de la politique ntaitpas bien grande et notre art de la ngociation encore

    moins mais quand le ministre nous a enfin donn la pa-role, on a fait preuve de plus de concision et de clart quelui. Tout ce quon avait lui dire tenait en quatre points :dabord, le communiqu de presse qui allait sortir de laPrsidence devait mentionner quon tait des prisonnierspolitiques et ne laisser aucune place la moindre

    interprtation qui puisse faire croire quon avait implorune grce prsidentielle ; ensuite, quels que soient ltatdu Prsident et ses dclarations, on allait lui exposer nosrevendications pour la libert dorganisation, dexpressionet de presse et exiger que lon juge nos tortionnaires ;troisimement, on allait demander une loi damnistie

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    gnrale et la restitution de nos droits entiers ; enfin, onallait demander quon libre tous les dtenus dopinion,

    car le ministre avait parl dun premier groupe dont lecomportement par la suite dciderait du sort des autres.

    Le ministre a paru sassombrir nos paroles. Onsacheminait manifestement vers un bras de fer dont lesconsquences pouvaient savrer dsastreuses pour toutle monde. Nous, on ne savait pas quelle tait notre relle

    marge de manuvre. On avait beaucoup lu sur lhabiletdu camarade vietnamien Le Duc Tho1 battre lesAmricains autour de la table des ngociations dans leprolongement de sa victoire sur le terrain. Mais on taitmaintenant dans une situation toute autre : on navaitpas de territoire libr mettre en quation, aucuneconnaissance des techniques de notre camarade vietna-

    mien ni de ses mthodes, et on navait pas beaucoup dis-cut, entre nous, de la question du minimum et dumaximum.En matire de revendication, tout notre artconsistait justement dans la confusion du palier et duplafond. Fort heureusement, avec son aisance naturelle,le Directeur de la Sret nationale a vol notre secours.

    Il est intervenu pour des raisons dont certaines navaient

    1. Un des fondateurs, avec H Chi Minh, du PCI (Parti communisteindochinois) en 1930 Hong Kong. partir de 1968, Le Duc Tho joueraun rle essentiel dans la conduite des ngociations avec Washington, etdemeure pour le monde entier lhomme qui, cinq ans plus tard, a sign avecHenry Kissinger les accords amricano-vietnamiens.

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    de rapport direct, comme je lai compris plus tard, niavec la politique ni avec lEtat. Il tait par ailleurs trs

    proche de Wassila Ben Ammar, la femme du Prsident,qui tenait nous voir sortir pour un tas de raisons surlesquelles il ny a pas lieu de stendre ici.

    Face Bourguiba

    Notre convoi est arriv vers dix heures du matin au pa-

    lais prsidentiel de Carthage. Je portais un jeans et unechemisette, et mes camarades taient habills peu prsde mme : ni cravates, ni costumes, ni chaussures biencires. On refusait de sinscrire dans le protocole et levtement devait tre le premier signe de ce refus, en at-tendant la suite.

    Les choses ntaient pas tudies ou conscientes commece que jcris pourrait le laisser entendre, mais il y avaiten nous une sorte dobstination garder notre identit, ne pas totalement entrer dans le jeu. Javais le sentiment,et mes camarades aussi je crois, que parler au Prsidenten ne sacrifiant pas au rle quon attendait de nous, commencer par la tenue vestimentaire, allait nous don-

    ner davantage la libert de trouver les mots les plus ap-propris la situation. Il nous importait par-dessus toutque nos interlocuteurs noublient pas notre statut de pri-sonniers, quon le garde nous-mmes constamment lesprit, et notre apparence, au moins, devait rappelercette distinction fondamentale entre eux et nous.

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    Wassila Bourguiba nous a accueillis lentre du palais. Ily avait ses cts quelques ministres et le directeur du

    Parti, Mongi Koli, qui semblait agac parlenthousiasme dbordant de la Prsidente. On aurait diteffectivement quelle accueillait de jeunes galants venusdemander la main de sa fille ou celles de ses nices. Elletait intarissable : on tait beaux, on tait cultivs, on au-rait carrment d figurer parmi les hauts responsables delEtat, elle allait nous marier aux plus belles filles etc. Onne savait pas si on devait mettre tous ces loges sur lecompte dune sincrit possible, de sa longue et vaste ex-prience mondaine, de sa nature joviale ou de son habi-let politique. Peut-tre voulait-elle bien nous disposer son gard au cas o le Prsident ne se montrerait pas trscorrect. Elle nous a dit de but en blanc ce que le

    ministre de lintrieur nous avait expliqu de faonalambique : SiLahbib1est votre pre, ne lui en veuillezpas sil se met divaguer, faites-moi plaisir. Il va vousrelcher, vous pouvez men croire. Tous les autres hautsresponsables taient crisps, part Abdelhamid Skhiri quiavait la mme attitude quelle.

    On nous a prsent du jus de fruits et je ne sais plus quia bu et qui na pas bu. Je commenais sentir la paniqueme gagner mesure quapprochait le moment fatidique.

    Javais peur que lentretien avec Bourguiba ne tourne laffrontement et je me prparais, comme toujours de-

    1. Monsieur Habib.

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    vant ladversit, transformer ma peur en audace, enaplomb et mme en insolence sil le fallait.

    Il est difficile dexpliquer cet instant qui rsume luiseul toutes les significations de notre vie et de notrecombat. Car la gauche tunisienne, abstraction faite deses ides, de ses analyses, de ses visions politiques, so-ciales ou autres, et au-del de ce quon peut lui repro-cher dinfantilisme ou dabsence de maturit politique,

    na t, en dfinitive, quun moment de dignit dans cepays. Ceux qui avaient tenu tte Bourguiba et refusson gocentrisme ntaient pas bien nombreux. Et bienpeu nombreux taient ceux qui avaient refus que lepays se rduise une seule personne. Et maintenant,quelques secondes seulement nous sparaient de linstantterrible de la confrontation. On tait comme Mose sur

    le point de comparatre devant le Pharaon, sauf quonnavait nul tour dans notre sac, nul bton magique entrenos mains et nul dieu pour nous protger !

    On est entrs dans son bureau qui a tout de suite tnoir de monde. On tait peu prs une quarantaineentre les ministres, les agents de scurit et nous.

    Puis Bourguiba est arriv.

    Il tait petit de taille (je ne pense pas que mon tat psy-chologique ce moment l, ni celui de mes camarades,ait pu nous permettre de nous rappeler le rapport amu-sant quil avait avec ses quelques centimtres en moins,comment il dtestait se retrouver en face de quelquun

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    de plus grand que lui pour des raisons psychologiquesvidentes quil ne faut pas tre grand clerc pour deviner

    , ni comment il sempressait de monter lescalier lepremier de faon toujours laisser son homologue uneou deux marches plus bas et rtablir ainsi lgalit entregrands hommes, entre ceux qui dominent y compris parla taille et ceux qui ont su se faire, force de ruse, desbras plus longs au figur quils ne ltaient au propre.On raconte que ctait ce quil avait fait avec De Gaulleet aussi avec Nasser. Do la fameuse blague qui ex-plique son rapport particulier Hakam Balaoui, le re-prsentant de lOLP Tunis, en le ramenant une af-faire de taille dans laquelle Bourguiba pouvait avoir lesentiment dune domination naturelle qui le dispensaitde devoir recourir la moindre astuce).

    Il avait du mal marcher. Wassila sest dirige vers luipour lui donner le bras et a parl la premire : Ce sonttes enfants, nest-ce pas ! Il a lev les mains comme onlavait vu faire depuis toujours dans ses discours tlviss,sest avanc vers nous en nous scrutant de prs et a dit : Faites voir un peu ? Mais ils sont propres, Dieu merci !

    Ce ne sont pas des gueules de bandits comme ces typesde Gafsa1. Ce sont mes enfants, quest-ce quils vous ont

    1. Allusion aux vnements de Gafsa quand le pays stait rveill, enjanvier 1980, sur larrive dhommes arms venus de Lybie et qui ontpris le contrle de la ville de Gafsa. Certains ont lu cet vnementcomme la rponse du colonel Kadhafi Bourguiba quand ce dernier

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    fait pour que vous les jetiez en prison ? . Il avait encoreprsents lesprit les rcents vnements de Gafsa, dont

    les instigateurs avaient t excuts peine quelquesmois auparavant.

    On connaissait les talents de Bourguiba en matire decomdie et de ruse politique. Souvent, en prison, on

    jouait son personnage. Il ny a pas un seul Tunisien, jecrois, qui nait eu envie de limiter, de dire des choses

    quil avait dites ou quil aurait pu dire. Malgr tout, jene mattendais pas me retrouver en train de me poserla question de savoir si lhomme, ce jour-l, tait sincre,sil improvisait rellement ou sil interprtait un rlequil avait rpt ne serait-ce quun tout petit peu lavance. Si on mavait demand ce moment-l de pa-rier sur quelque chose de prcieux, jaurais opt pour sa

    sincrit. Car Bourguiba appartenait lcole du thtreraliste qui exige que lacteur ne mette aucune distanceentre son personnage et lui. Imaginons Youssef Wahbi

    parlant sa fiance dans la vie relle en usant des mmesmots, des mmes expressions et des mmes gestes quedans ses films lorsquil sadresse lactrice Chadia, par

    exemple, dans le rle de sa fiance. Dailleurs, dans lunde ses films, on voit Faten Hamama1, je crois, frapper

    stait rtract quant lunion tuniso-libyenne signe dans descirconstances surralistes en 1974.1. Youssef Wahbi, Chadia et Faten Hamama : trois figures de la grandepoque du cinma gyptien.

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    la porte dune maison. Un homme lui ouvre et, commeelle sexcuse davoir fait erreur, il lui dit : Vous ne savez

    donc pas qui je suis ? Je suis Youssef Wahbi ! Et de fait,ctait Youssef Wahbi jouant Youssef Wahbi.

    Ainsi tait Bourguiba. Il jouait son propre rle au pointde convaincre quil ne jouait pas ; cest un cas que connatla psychanalyse et qui doit avoir un nom, des ca-ractristiques et des symptmes. Il nous a dit quil savait

    quon tait communistes et quil savait sur lecommunisme des choses quon ignorait. Il a parl desdivergences entre les communistes et lui depuis lpoquede la lutte anticoloniale quand il appelait lindpendance et que pour eux lindpendance tait lie la libration de la classe ouvrire dans le monde entier. Illeur disait alors : Restez donc attendre. . Puis il a eu

    un instant dattendrissement ; maintenant on lui rappelaitce que lui disaient les Franais : Nous vous avons ouvertles coles et apport le savoir et voil que vous vous servezde ce savoir contre nous. (il regardait du ct de sesministres). Puis, se retournant vers nous, dune voixmue : Maintenant que je vous ai levs et duqus vous

    voulez me dmettre. Si je ne vous avais pas donn delinstruction, lheure daujourdhui vous en seriez encore garder les troupeaux !.

    Mouch hakka?

    Bourguiba tournait dans le cercle quon formait autour

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    de lui et se retournait de temps autre vers lassistanceen rptant mouch hakka ? (nest-ce pas ?), une ex-

    pression quon lavait souvent entendu utiliser la tlvi-sion, un tic de parole que tout le monde connaissait.Lexpression tait courante dans notre dialecte tunisien,mais jignore si Bourguiba lavait invente ou si ctaitlui qui lavait rendue populaire. On samusait lutiliser chaque fois que lun de nous montrait une vellitdautoritarisme mais dun autoritarisme plutt soft.Bourguiba ladressait sa cour pour sonder le degrdallgeance des uns et des autres et sa nature, peut-trepour sassurer que son avis ne rencontrait aucune oppo-sition ou pour crer chez ses courtisans le sentiment quilleur avait donn une occasion de sexprimer. Tout aviscontraire pouvait faire leffet dune trahison ou dune

    forme dingratitude relevant davantage de la flonie que du dsaccord politique prtendument tolr. Cetteseule expression, manie par Bourguiba, avait le pouvoirde dplacer un dbat de la sphre de largumentationpolitique celle de laffect ou du savoir vivre. Elle taiten fait la manipulation mme, et je men suis aperu

    aprs que je suis devenu pre. A chaque fois que jaigrond ma fille et quelle a gard un silence but devantlinanit de mes arguments, je me suis retrouv, dsesp-rant de la voir se rendre mes vidences, en train de luirpter, selon les bonnes vieilles rgles du dialogue : Nest-ce pas, nest-ce pas ? . Et parfois elle me rpon-dait : Mais bien sr Je me demande pourquoi tu

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    poses la question puisque tu sais toujours tout !

    Un dialogue surralisteIl est vident que je rapporte le dialogue avec Bourguibatel quil sest imprim dans ma mmoire. Joublie certai-nement des dtails qui me seront rappels par les cama-rades qui taient prsents. Il pourrait y avoir des diver-gences de points de vue et de souvenirs, et ce serait chose

    naturelle. Et puis, il y a eu aussi cet entretien entreBourguiba et un second groupe, deux mois aprs, le 3aot 1980, au palais de Skans Monastir, et que noscamarades nous ont relat maintes fois, de quoi crer desconfusions bien comprhensibles vu la similitude dessituations et des circonstances.

    Bourguiba (sapercevant que nous ntions pas seule-ment des communistes mais aussi des prisonniers poli-tiques, et comme si a lui avait soudain cot que noussoyons les seuls hros du moment) :

    -Moi aussi jai t incarcr, du temps de la France, etjai souffert tribunaux, jugements et tortures

    Et il a continu voquer ses souvenirs de dtention, sesdouleurs, sa solitude etc. De notre ct, on navait pasrparti nos rles au pralable car on ne pouvait pas pr-voir le cours quallaient prendre les vnements. On avaitseulement convenu des trois ou quatre points cits devantle ministre de lIntrieur et celui-ci avait clos lentretien

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    sans y rpondre, laissant les questions ouvertes.

    On guettait les gestes de Bourguiba. On se creusait les

    mninges pour tenter de deviner o il voulait en venir.Moi, je scrutais les profondeurs de ses yeux bleus. Il yavait, au fond de ses yeux, une sorte de transparence,peut-tre cause de sa maladie. Mais tous ceux quilavaient connu avant ont toujours dit que cette couleurtait lun des secrets de la fascination quil exerait sur les

    gens.Lun de nous a saisi la phrase de Bourguiba au vol et luia rpliqu :

    -Ctait lpoque de la colonisation alors que nous, ona t emprisonns aprs lindpendance. Et on a tbeaucoup torturs par la police politique, cause de nos

    ides Nous exigeons aujourdhui louverture duneenqute ce sujet et quon juge nos tortionnaires.

    Bourguiba sest alors retourn vers ses ministres, cher-chant des yeux celui de lIntrieur :

    -Pourquoi les avez-vous torturs ? Que vous ont-ilsfait ? Ce sont mes enfants Faudra me voir a, Si

    DrissPuis il sest repris, souriant :

    -Mais bien sr, quand vous ne voulez pas cracher lemorceau Quest-ce que vous voulez quils fassent Ilfaut bien une petite gifle par-ci Un peu de par l

    Lun de nous lui a rpondu que les choses taient alles

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    bien au-del de la gifle, et que la torture tait contraire toutes les conventions internationales et aux principes

    des droits de lHomme. Il a alors paru sagiter. On devi-nait quune sourde colre montait en lui. Il a continu tourner en rond en cherchant ses mots. A ce moment-l,le ministre de lIntrieur est intervenu pour sauver lasituation, disant quil tait au courant de la chose et quilallait procder une vrification. Bourguiba a abonddans son sens en se dclarant lui aussi contre la torture eten ordonnant quon ouvre une enqute ce sujet.

    Lun des camarades :

    -Nous exigeons quon nous reconnaisse en tant queparti politique qui a droit lexistence et la libertdexpression et de presse.

    Bourguiba :-Jai autoris la libert de la presse. Moi aussi jcrivaisdans les journaux. Mes articles, dans les deux langues,secouaient loccupant Quon leur donne des journaux !

    Puis il a recul un peu et na plus t capable de distin-guer entre nous et les autres personnes prsentes car

    quelques ministres et le directeur du Parti staient rap-prochs de nous pour nous chuchoter de baisser la voixet de mettre fin lentretien puisquon avait dit ce quonavait dire. Bourguiba a d nous trouver trop nom-breux il avait oubli ou fait mine doublier quonntait que quatre prisonniers car il sest cri (et il pa-

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    raissait fatigu) :

    -Vous voulez chacun un journal ? Combien de journaux

    allons-nous autoriser ? Mais a va tre lanarchie !Lun de nous a rpondu :

    -La question nest pas une question de nombre mais deprincipe. La libert de la presse est un principe qui figuredans la Constitution, article huit.

    Il avait beaucoup entendu ces mots, article huit , quonavait souvent employs, et il a fini par grommeler quilallait le supprimer. Puis il sest ressaisi, et comme pourclore le dbat :

    -Quon leur donne un parti et un journal !

    Wassila lui a fait remarquer quil confondait entre sesministres et nous. Il leur a donc ordonn de sloignerpour quil puisse nous distinguer. Je ne sais plus ce quisest pass avant quun autre camarade ninterviennepour mettre sur le tapis la question de lamnistie gn-rale, tandis que lui continuait rpter quil nous avaitpersonnellement gracis en tant que premier groupe(Wassila a affirm que les autres allaient ltre le 3 aot,

    jour de lanniversaire du Prsident et cest ce qui a eu ef-fectivement lieu). On aurait dit quil ne comprenait pas,lui le juriste chevronn, que ce quon rclamait ctaitune loi damnistie qui avait plus de valeur et de forcequune dcision de grce prsidentielle lie sa seulepersonne. Une amnistie est vote par le Parlement tandis

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    quune grce manerait de sa propre volont de chefdEtat et Bourguiba ne voyait pas en quoi son

    parlement, dont il avait lui-mme dsign les membres,pourrait lui tre suprieur !

    Lentretien sest termin dans une sorte de confusion ona chang plus de propos que ce que je viens de rapporter sur linsistance de lun des hommes prsents, probablementson mdecin personnel. Celui-ci le tirait lextrieur du

    bureau, mais Bourguiba revenait constamment nouspour continuer nous parler. Tout le monde nous pous-sait vers la porte en nous murmurant que le Prsident taitpuis et quon avait tout dit.

    Contrairement Le Duc Tho, on nest pas sortis avec desdocuments signs et des accords clairs, mais alors quelsoulagement ! On avait tenu tte Bourguiba et ce ntaitpas rien. Ils ntaient pas bien nombreux ceux qui, avantnous, avaient os le faire. A ce moment-l je ne me suispas pos la question de savoir comment les choses au-raient pu tourner si ce face--face avait eu lieu quand iltait encore au sommet de sa jeunesse, de sa force et de sagloire

    Le jour de la sortie

    Cest sur le chemin du retour, entre Carthage et la pri-son quelque vingt km que jai commenc prterattention au temps quil faisait. Il tait vraiment magni-fique. Je regardais dambuler les gens et je recomposais,

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    dans ma tte, la carte de la ville. Javais limpression quetout tait devenu plus grand. Cest quune sorte de pro-

    grammation sopre dans le cerveau du dtenu et le con-duit rduire lespace et le temps aux mesures de sa cel-lule. Lespace se rtrcit et le temps se met tourner enrond. Quelques nouvelles laffrontement entre le pou-voir et lUGTT, les vnements de Gafsa ou autres venaient parfois nous rappeler que le temps avait conti-nu suivre son cours lextrieur, comme quand nousrendaient visite un frre ou une sur quon avait laissspetits. On les voyait grandir au fil des ans alors quenous, on avait limpression de ne pas changer.

    Le visage de laime

    Je ne me rappelle plus exactement le trajet suivi par lavoiture de luxe qui nous a ramens. Mentalement, jtaisdj en libert. Limage de mon aime se dcoupait lhorizon et habitait mon esprit et mon imagination.

    Jtais tendu de tout mon tre vers les retrouvailles et enmme temps je les redoutais. Quallions-nous bien nousdire aprs une interruption de cinq ans et deux mois

    survenue alors que notre amour naissait peine ?Ctait lpoque o les camarades tombaient les unsaprs les autres dans les filets de la police politique. Jerentrais peine de France pour aider les camarades delintrieur restructurer lorganisation. On vivait dans laclandestinit, sous de fausses identits, et on se dplaait

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    entre les rgions avec beaucoup de difficults.

    Javais peine vingt ans, et elle avait peu prs le

    mme ge.Elle nous avait hbergs, quelques camarades et moi, enattendant quon trouve une autre planque en fonctionde ce que pouvaient nous permettre nos maigres fi-nances. On continuait imprimer notre journal au plusfort de la vague darrestations pour prouver quon tait

    encore debout. On ne faisait que foncer. On navait ni letemps ni la disponibilit desprit pour discuter de ceschoses ou mettre au point une stratgie adapte aux cir-constances.

    Ce genre de mentalit et daction entoure le militantdune aura romantique. Il y avait comme une fragilit

    affective, une atmosphre sentimentale et passionnedans laquelle on puisait de quoi se forger une volont defer et un moral dacier. Alors, quand un militant et unemilitante se rencontraient, il naissait immanquablemententre eux des sentiments particuliers qui mlaient ten-dresse et dsir, tension et retenue, le tout mtin dunetouche de culpabilit et crant un mirage damour. Celafaisait partie de ce qui nourrissait notre dtermination etnotre courage affronter une arrestation quon savaitimminente.

    Elle se tenait mes cts pendant que je travaillais aupremier numro du Travailleur tunisien paratre lintrieur du pays, journal dont les numros prcdents

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    nous taient envoys par nos camarades de France sous lemanteau. Cheikh Imam chantait, et moi je lui traduisais

    de temps en temps quelques mots dgyptien. Commeelle tait plutt francophone, elle employait parfois detravers tel ou tel mot darabe, ce qui nous faisait bien rire.Elle avait de lhumour et elle tait trs belle. Elle enton-nait parfois quelques couplets et je trouvais sa voix plusmlodieuse que celle du Cheikh. De mon ct, comme jenai jamais su chanter, je lui dclamais les paroles deschansons, surtout celles deMon pays et mon amour.

    On stait spars sur une treinte. Je devais quitter lelieu car lun des camarades de la direction planqu avecmoi venait de tomber . Je savais, et elle aussi, quonnallait plus se revoir, au moins pendant longtemps. Jesuis sorti prcipitamment. Jtais compltement perdu

    car je navais plus aucun contact avec les camarades quinavaient pas encore t arrts.

    Depuis ce jour-l, je lai porte en moi comme un rvequi a beaucoup allg la pesanteur de mes annes de pri-son car on a toujours besoin, derrire les barreaux, dunfantme de femme qui remplisse le vide du cur et la

    solitude du corps.

    Deux heures interminables

    De retour la prison, on a rejoint notre chambre aupavillon H o nos camarades nous attendaient sur descharbons ardents. On leur a appris que le bail tait arriv

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    son terme et quils taient obligs de se chercher unautre logement. On leur a rapport qui mieux mieux

    les vnements et le dtail des choses. On a rpondumille fois aux questions pour assurer quon ne stait pascarts de la ligne. Et bien sr jai soutir des cigarettessupplmentaires au responsable de la cantine . Le di-recteur de la prison est venu nous lire la liste des nomsdu premier groupe qui allait quitter les lieux immdia-tement en attendant que les autres suivent le 3 aot.

    Je me suis prcipit vers mon plus beau pantalon. Jelavais, faute de fer repasser, depuis longtemps talsous mon matelas en prvision des occasions, petites (lesvisites) ou grande (le jour de la sortie). Et le jour J tom-bait un 1er juin. Il concidait avec la fte de la Victoirequi commmore le retour du leader Bourguiba de son

    exil en 1955, apportant cette autonomie qui a fait coulertant de sang dans le pays, entre enfants de ce pays, maisqui a aussi ouvert de nouvelles perspectives pour un paysnouveau, qui a ouvert aux jeunes les portes des coles,des lyces, des facultset de quelques prisons.

    A peine quelques minutes et on tait prts, chacun avec

    ses affaires ct. En prvision de la dernire fouille, onavait cach, dans les plis de nos vtements et dautresendroits, nos papiers, nos carnets et les liasses de lettresquon avait reues le long de notre sjour.

    Les minutes commenaient stirer de faon insup-portable. On a donc exig que le directeur vienne tout de

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    suite, arguant que chaque instant supplmentaire pass icitait une infraction inadmissible aux rgles et aux lois

    nationales et internationales. Que ces protestationspuissent faire passer pour lgale notre dtention pendantde longues annes, on sen foutait comme dune guigne.De toute faon, on navait jamais laiss passer loccasion demarteler quelle tait une injustice insigne et une insulteaux liberts, aux lois, et la logique la plus lmentaire.

    Deux heures plus longues quune ternit ont pass. Ledirecteur avait besoin de ce laps de temps pour prparerles papiers officiels et runir ce dont on nous avait d-pouills le premier jour : montres, ceintures et lacets. Ilne manquait que largent quon avait sur nous, desmontants qui, dans le meilleur des cas, ne dpassaientpas les quelques dizaines de dinars. Mais cet argent, on

    ne lavait plus en arrivant en prison, en fait, parce quilnous avait t confisqu par la police politique. Il faisaitsoi-disant partie du dispositif avec lequel on comptaitfaire tomber le rgime, attenter la scurit de lEtat, aumme titre que les tracts, le papier, les stylos etlimprimante rono compltement rince que seuls

    quelques camarades et moi arrivions faire marcher endpit de toutes les lois de la mcanique. Telles taient lesarmes du crime exposes au tribunal. Et une poignedargent quon na plus du tout mentionne, sans douteempoche par des flics qui peinaient joindre les deuxbouts, ce qui confirmait, tout compte fait, ce quon re-

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    prochait au rgime en place.

    De la difficult de dormir sur un lit confortableet de traverser la chausse

    Je me suis donc retrouv de lautre ct de la grandeporte. Le trafic de la rue tait trop rapide pour le rythmeauquel mes neurones pouvaient changer les informa-tions. On avait perdu lhabitude de mesurer la vitessedune voiture qui arrive de loin pour savoir si on peuttraverser avant quelle ne nous percute ou sil fautdabord attendre quelle passe. Il a fallu de longs moisavant que je ne rcupre ces rflexes.

    La vrit quon nallait raliser que beaucoup plus tard,cest que le pays entier souffrait de ce handicap qui con-siste ne pas mesurer ce qui arrive La monte isla-miste commenait poindre et on ny voyait que du feu.Mais ceci est un autre sujet.

    La maison de mes parents se trouvait El Omrane, quelques centaines de mtres gauche (en sortant) de laprison civile. Mais sans y prendre garde, je me suisdabord dirig vers la droite, dans la direction de

    Montfleury o jhabitais juste avant. Je navais pas eu leloisir de vivre longtemps dans notre nouveau quartier. Jelavais quitt rapidement pour fuir vers la France aprsles premires vagues darrestations qui avaient frapplorganisation en 73, vivre quelque temps Paris, faireun petit dtour par le Liban pour mentraner avec le

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    F.P.L.P.1, avant de franchir clandestinement les fron-tires de la Tunisie partir de lAlgrie pour aider re-

    fonder lorganisation lintrieur du pays.Se diriger en fonction des quatre points cardinaux estune autre difficult laquelle se heurte le prisonnierquand il se retrouve lextrieur de sa cellule et dans desespaces plus tendus que la surface de la cour de prison.

    Je men suis aperu aprs avoir parcouru une bonne

    distance et avant de rebrousser chemin pour arriver chezmoi vers 5 ou 6h de laprs-midi.

    Mes parents, mes frres, mes surs, des copains et descamarades mattendaient. Ils savaient que je sortais ce

    jour-l mais pas quelle heure exactement. Ma mreavait prpar ses inimitables spaghettis.

    Jai longtemps eu du mal remettre de lordre dans lesvisages de ceux qui taient venus me voir : des cama-rades, des gars du quartier, des copains de lyce, des cou-sins et cousines, des flics en civil qui ma mre offrait lecaf en les prenant pour des amis. Il y avait aussi unebrochette dintellectuels qui paraissaient travaills pardes sentiments contradictoires, enclins, dans une sortede ralisme, voir en nous de purils aventuriers et enmme temps tarauds par un obscur sentiment de cul-pabilit, comme sils se reprochaient sans trop se le direde stre tenus quelques centimtres de leur propre

    1. Front Populaire pour la Libration de la Palestine.

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    courage, de leur propre engagement ou de quelque chosedapprochant. Quelques amis de mon pre sont venus le

    fliciter de lhrosme de son fils. Certains dentre euxavaient t ministres, dautres hauts cadres du Parti etmme dans la Sret. Ils taient pleins de sympathie,bien sr, et de curiosit aussi. Ce qui les intressait sur-tout, ctait de connatre les dtails de notre entrevueavec Bourguiba, pas tellement les techniques employespar la police politique dans le traitement de nos corps etde nos esprits ou les traces que la prison avait pu laissersur un jeune homme entr vingt-et-un ans et sorti vingt-six et des poussires. Je ne dis pas quils ont pumenvier ma captivit, seulement ils auraient manifeste-ment bien voulu tre ma place, videmment pas dansles mmes circonstances, pendant cette petite heure en

    face du Zam.Notre histoire avec Bourguiba a pris des dimensions quiont longtemps occult le reste. Les versions se sont mul-tiplies au gr des conteurs, mme si les diffrences neportaient que sur des dtails perus par les uns et ngli-gs par les autres. Certains dentre nous ont davantage

    mis en relief la dimension politique, dautres se sont ar-rts ses significations latentes plus quils nen ont d-crit le droulement. Cest tout fait naturel. Cest pour-quoi je pense que la vision ne sera vraiment complteque lorsque tous criront ce propos de faon ce quonpuisse lire cet vnement partir de subjectivits et de

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    points de vue diffrents.

    La prire de labsentLorsque je lai eue lautre bout du fil, elle avait une voixbalbutiante, une voix truffe de silences. Elle ne mavaitpas appel le premier jour parce que parce quellenavait pas voulu me dranger parce quelle avait voulume laisser le temps de me reposer un peu parce quelle

    mavait attendu si longtemps parce que ctait diffi-cile Elle navait pas cess de penser moi et se deman-dait si je laimais encore, si jallais la reconnatre. Ellepromettait de venir me voir... Demain ou aprs de-main De toute faon, elle mappellerait avant

    Il y a parfois de ces mots qui rvlent et dautres qui oc-

    cultent. Les siens faisaient les deux la fois, et moi quine voulais pas reconstituer ses bribes de discours sansdoute pour ne pas affronter lvidence dune phrase sansquivoque du genre : Pourquoi es-tu sorti ? Tattendretait plus facile. .

    Pendant des jours et des jours, le tlphone a t notremoyen de communication. On passait des heures en-semble et chaque fois javanais dun cran danslexpression de mon dsir : je lembrassais, puis lui suaisles lvres, puis la dshabillais, puis pesais de tout moncorps sur le sien Je lui disais de ces choses qui devaientsans aucun doute enchanter le prpos lcoute dansnotre respectable ministre de lIntrieur mais je me de-

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    mande comment il faisait, le pauvre homme, pour rdi-ger ses rapports ! Elle aimait beaucoup ma folie, disait-

    elle. Ctait un peu comme le prolongement dune his-toire damour qui ne pouvait prendre un sens que danset par labsence. Grce labsence, lun pouvait invoquerlautre et le faire vivre en lui. Ctait labsence qui per-mettait limagination de galoper et aux sentiments degrandir. Elle offrait un espace pour la confusion dessentiments ; elle dilatait les dimensions de lamour ; elletait la condition de lhistoire entire. Je ne sais pas si lesmusulmans pratiquants prouvent une jouissance spiri-tuelle aussi grande lorsquils font la prire de labsent,mais peut-tre quentre elle et moi les choses taient-ellesde cet ordre.

    Le jour o je lai serre contre moi, notre premier

    moment dintimit, jai ralis des choses qui nemavaient jamais travers lesprit et saisi des vrits surlesquelles jai beaucoup lu plus tard : le prisonnier,lorsquil sort, joint le prsent au pass comme si le tempsstait arrt pour lattendre, tandis que ltre aim, lui, avcu entre temps pleinement sa vie. Mais ceci est une

    autre histoire.

    Seul avec les autres

    La prison est une exprience individuellequil est impos-sible dcrire la premire personne du pluriel quellesque soient la solidarit et lunit du groupe. Cest peut-

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    tre la meilleure et la plus dure preuve que lindividupuisse traverser parce quelle fonde la singularit de

    ltre. La douleur physique, le manque, la misre sexuelleet le besoin de chaleur sont des choses auxquelles il fauttrouver une solution dans les profondeurs de soi. Fairepartie dun groupe est sans aucun doute plus clmentparce que le tissu collectif fait oublier, divertit, adoucitmme sil ne compense rien. Mais de chercher en soiamne se dcouvrir, se connatre dune connaissancequi peut savrer constructive ou, au contraire, destruc-tive, qui peut la fois fonder des choses et en dmolirdautres selon les dispositions de chacun et quil est im-possible aux autres dentrevoir. Il y a l matire unvoyage initiatique qui, moins quil ne dbouche surquelque chose de tragique, peut tre enrichissant.

    La premire tape de ma dtention a dur un peu plusde six mois du 21 mars jusquau dbut doctobre 1975 pendant lesquels jai connu, en plus de la torture phy-sique, la cruaut de lincarcration individuelle daborddans les locaux de la police politique au ministre delIntrieur puis dans une cellule la prison du 9 avril. Le

    silence autour de moi tait glaant, et jessayais de letromper en me parlant moi-mme haute voix. Il fautdire que je nai jamais t particulirement port sur lasolitude ni ce quon peut appeler un introverti. Javaisrecours des ruses pour ne pas devenir fou. Seul le gar-dien pouvait me servir dinterlocuteur. Jinventais des

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    prtextes pour le faire venir, lui parler un instant et en-tendre une voix humaine qui puisse me rappeler que le

    monde existe en dehors de ma tte. Parfois, le gardien deservice, par btise ou par sournoiserie, mignorait, meprivant ainsi de mon unique espoir dtablir un lien avecle monde extrieur ma cellule. Jattendais alors mademi-heure de promenade dans la cour et, ds quil ou-vrait la porte, je lagressais, verbalement ou physique-ment, pour quil me conduise, menottes aux mains, aubureau du directeur. Tout ce que je voulais, ctait pou-voir dverser tout ce silence accumul en moi. La discus-sion se prolongeait entre le directeur qui insistait poursavoir pourquoi je faisais tant de boucan et moi quicompliquais les choses tant que je pouvais pour retarderle moment o je devais regagner ma cellule. Par un jour

    dt o la chaleur et mes provocations avaient atteintleur comble, le directeur ma appel pour me dire quilavait perc ma stratgie jour. Je lui ai rpondu que centait pas une stratgie mais une tactique, lembarquantdans une interminable explication de la diffrence entreles deux termes, juste pour faire durer la discussion et le

    plaisir dentendre ma voix. Il ma cout, bouche be,comme inquiet pour mes facults mentales, puis ma ditmot pour mot : Mettons-nous bien daccord. A partirdaujourdhui, ne provoque plus les gardiens. A chaque foisque tu te sentiras touffer entre tes murs, demande mevoir et viens parler un peu avec moi dans mon bureau.

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    Tel tait le deal et je ne sais pas pourquoi je ne suis plusretourn le voir. Peut-tre parce qu partir de ce jour-l

    jai eu affaire un jeune et gentil gardien qui se mettaitdevant ma porte, la hauteur de la lucarne, pour meparler. Il me donnait les dernires nouvelles du foot, mefaisait des confidences et me racontait des anecdotes surla vie en prison et dautres choses encore que le temps aeffac de ma mmoire.

    Une telle exprience mne lindividu au bord de la folie.Mais une fois dpasse, elle fonde une espce de soliditintrieure et reconstruit ltre parce quelle brise toutepeur en lui, non pas tant la peur de lautre, des gardiensou du pouvoir, mais celle quil peut avoir de lui-mmepour lui-mme.

    Il mest difficile dtre plus clair. Celui qui a vcu lamme exprience me comprend peut-tre. Le jour o

    jai lu Le joueur dchecs, jai demble saisi me semble-t-il en tout cas o Stefan Zweig avait voulu en venir.Car il mtait dj arriv, dans ma cellule, de tracer unchiquier sur le carrelage et de fabriquer des pices avecdes restes de pain. Je me divisais en deux adversaires,

    lun jouant avec les blanches et lautre avec les noires. Jefaisais tout mon possible pour rester neutre et ne favori-ser ni lun ni lautre mais le problme ntait pas rsolupour autant : comment prvoir deux ou trois coups lavance en tant blanc, puis devenir noir en mobstinant ne pas savoir ce que lautre, le blanc, me prparait ? Je

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    ldification dune socit juste, ladaptation de leursstratgies locales en fonction du soutien de lURSS en

    tant que patrie de la Rvolution proltarienne dans lemonde, le refus de lexprience chinoise et du maosmeetc. est une exprience qui a t analyse dans ses as-pects politique et idologique enlong, en large et en tra-vers. Il nen demeure pas moins que certaines dimen-sions de cette exprience nont pas t suffisammentsoumises ltude et confrontes au tmoignage.

    Lune de ces dimensions, peut-tre la plus importante,concerne la trajectoire de lindividu au sein du groupe etla logique de lengagement militant. Quelles sont lesmotivations, conscientes ou inconscientes, qui prsidentau recrutement et ladhsion du jeune militant? Quelleimage se forme dans son esprit avant quil ne re-

    joigne telle ou telle organisation? Comment se passent sacooptation, les diffrentes tapes de sa formation et de samise lpreuve ? Par quels mcanismes arrive-t-il seblinder contre la peur et tenir le coup ?

    Les premiers balbutiements de ma conscience politiquedatent du mouvement de fvrier 72. Jtais en classe de

    terminale au lyce Khaznadar. Ctait ma premire an-ne dans ce lyce car javais fait, jusque l, toutes mestudes secondaires au lyce Alaoui, Montfleury. Je mesuis intgr trs vite mon nouvel entourage et cetteintgration rapide, je la devais au foot et aussi cetteespce de culture de la rue que javais acquise depuis

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    lenfance dans les quartiers populaires autour deMontfleury, du ct de lavenue du Sahel, dEssada, de

    Mellassine et de la briqueterie. Javais beaucoup damisdans ces quartiers que je frquentais autant que les coinsplus chics de Montfleury comme Cit Erriadh, leTerminus et la rue de Moscou.

    Je ntais pas particulirement port sur la bagarre maisla bagarre ne me faisait pas peur. Mme que souvent

    javais dans la poche un petit couteau, non danslintention de men servir mais histoire de bien tablirmon image parmi mes copains des quartiers populairesavec qui on samusait inventer, dpensant des trsorsdimagination, des noms de toutes sortes pour dsignerlarme blanche.

    Cette image de loubard que javais acquise ma en mmetemps fait acqurir une grande capacit dadaptation tous les milieux de la jeunesse. Tous les milieux, saufcelui des filles. Dans ce domaine, je dois dire que

    jenregistrais dfaite sur dfaite. Je devais mes rares pe-tites victoires la politique de lducation mixte quiavait cours dans nos coles et lyces et qui augmentait

    mes chances selon les simples lois de la probabilit, de lamme faon que celui qui remplit vingt grilles de Pro-mosport1 par semaine a plus de chance de gagner quecelui qui nen remplit quune ou ne joue pas du tout. (Et

    jusqu prsent je ne comprends pas la haine particulire

    1. Loto sportif.

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    Amricains, de prisonniers politiques et dautres chosesencore dont il mest impossible de me souvenir.

    Naissance dun militant

    Je crois bien que ce jour-l a t dcisif dans ma vie. Lelendemain, je suis all au lyce runir mes copains. Onsest tenus devant la porte, refusant dentrer. On a d-clar quon tait en grve et quon rejoignait le mouve-

    ment lycen et tudiant. Je navais cess de rpter auxlves qui hsitaient entre aller en cours ou profiterdun jour de vacance quil ntait pas possible quenotre lyce reste la trane du mouvement quanddautres lyces, et notamment des lyces de jeunes fillescomme ceux de la rue de Russie et la rue du Pacha, ontdj entam la grve. Je crois que cest cet argument quia finalement fait pencher la balance ; il tait en effet denature chatouiller la fibre de la virilit et de lhonneur,ce dnominateur commun tous les Arabes toutes gn-rations et tous pays confondus.

    Lanne universitaire suivante, je suis entr la facultdes lettres. Jai commenc, ds la rentre, assister aux

    assembles gnrales beaucoup plus quau cours delangue et de littrature franaises. tre la fac nous pro-curait une sensation de libert toute nouvelle. Il ny avaitpas, comme au lyce, des surveillants qui nous tenaienttout le temps la jambe dans la cour et jusque dans lestoilettes pour nous attraper en flagrant dlit en train de

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    fumer. Il ny avait pas monnayer des billets dentreauprs des pions pour un retard ou une absence. Il ny

    avait nulle menace de se voir, pour la moindre vtille,somm de ne revenir quavec ses parents. A luniversit,on a commenc vivre une libert totalement indite. Iltait donc naturel quon commence par la croquer bellesdents, comme pour apaiser une vieille faim.

    Et puis, luniversit, le nombre des filles tait plus grand.

    Dans les lyces, la mixit1

    tait quelque chose de rcent etnatteignait pas lquilibre entre les deux sexes quon luiconnat aujourdhui. La fac offrait ainsi, en plus de lalibert de parole, une libert dune autre sorte et qui a prisdes formes varies et contradictoires. Elle permettait lafois de dtruire et de construire ; elle ouvrait aussi bien surla rvolte contre les traditions que sur la reproduction

    mais de faon dguise de schmas culs.A ct de tous ces facteurs et ces faits qui pourraient in-tresser la psychanalyse discipline sur laquelle on natoujours pas appris prendre appui pour tenter de glis-ser un regard en nous-mmes et comprendre nos socitset nos structures mentales le monde entier vivait au

    rythme de la lgende du Che, de lpope vietnamienne,de la rvolution palestinienne qui avait atteint le statut

    1. Ce quen arabe on a traduit par mlange , comme si le traducteur,pas vraiment convaincu par cette pratique rellement rvolutionnaire,avait inconsciemment voulu laisser entendre, par le choix de ce mot, quela rencontre entre filles et garons tient forcment du mlange impur.

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    dvnement rgional et mondial, de la rvolution chi-noise qui soutenait tous les opprims de la terre Des

    vnements divers trouvaient un formidable cho auprsdune jeunesse qui aspirait la puret des principes etdes sentiments, qui refusait la realpolitik lgitimant lesatteintes aux principes de justice et dgalit et aux droitsde lhomme les plus lmentaires.

    Mon activisme a beaucoup facilit mon intgration dans

    le milieu tudiant militant. Jobservais les meneursmonter la tribune, dclamer leurs discours, numrerles diffrents manquements aux liberts, vituprer le cultede la personnalit de Bourguiba, dnoncer le libralismedu gouvernement Nouira Jobservais aussi les dbatsquasi hystriques autour de la nature de la rvolution venir pour dterminer si cette rvolution devait tre so-

    cialiste (RS) ou dmocratique nationale (RDN) Toutesces choses, et dautres encore, je les dcouvrais pour lapremire fois de ma vie.

    Ds que quelquun montait la tribune, on entendaitson nom sur toutes les lvres. Cela lui donnait dun seulcoup laura dun hros romantique, surtout quand les

    murmures prcisaient quil faisait partie de Perspectives.Perspectives tait une organisation clandestine qui for-ait le respect de luniversit entire. Depuis 1968, sesmembres ne cessaient de se faire arrter et ceux quitaient encore en libert taient recherchs par la police.

    Appartenir Perspectives ctait, en quelque sorte, lancer

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    livres de Lnine et quelques lignes de Mao Ts-toungsur la volont des peuples et leur capacit dplacer les

    montagnes. Jai appris beaucoup de choses sur lhistoirede lorganisation et je suis pass matre dans lart de dis-tribuer des tracts la nuit en cachette dans certains quar-tiers populaires. On crivait beaucoup sur la dictature deBourguiba, sur lhgmonie du parti unique, sur lintrtdu rgime compradore lier lconomie du pays aumarch mondial et sur les fraises quon cultivait sousserre au profit de ltranger sans que le peuple ne puisseen voir la couleur et la forme

    Une anne ne stait pas coule que la plupart desmembres de lorganisation taient arrts. Ctait dbut1973. Mon nom ayant t cit devant la police poli-tique, jai fui en France o jai rejoint la section pari-

    sienne de lorganisation.Celle-ci vivait une situation particulire suite la grandevague de rpression qui venait de la frapper en Tunisie.Un mouvement est alors n lintrieur de certaines deses sections en Europe : Lyon, Strasbourg, Saint-Etienne, Toulouse, Bruxelles et Paris. Quelques

    membres, runis Paris, ont dcid de changer de cap etde rompre avec limmobilisme de la direction parisienne.Cest ce que les uns ont appel mouvement de rectifica-tion et que dautres ont qualifi de putsch.

    Bref, une nouvelle dynamique est ne. Au-del de sessignifications politiques et de ses dessous idologiques,

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    on sest retrouvs pris dans une spirale activiste dont au-cun de nous, en fait, ne matrisait les ressorts cause de

    limplication de personnes et de phnomnes divers etvaris. Il y avait Ahmed Njib Chebbi qui tait pass parle parti Bath avant de rejoindre Perspectives pour deve-nir lun de ses principaux dirigeants et le thoricien du marxisme arabe du Travailleur tunisien. Il y avait

    Abbas, pseudonyme de celui qui allait devenir, deux outrois ans plus tard, le fondateur du Parti rvolutionnairedu peuple qui a trouv asile en Algrie avant que sesmembres ne se fassent arrter en Tunisie. Il y avaitHmaed Ben Ayada et Chrif Ferjani qui venaient de lalutte ouvrire et du travail social dans les milieux delimmigration en France. Il y avait des camarades de lanouvelle gnration, comme Othman Ben Youssef et

    Tarek Ben Hiba, et dautres de lancienne, comme RidhaSmaoui, Abdelwahab Majdoub, Ibrahim Razgallah

    Cette dynamique a fait que je me suis retrouv, avecquelques autres, au Liban en train de mentraner au ma-niement des armes dans la rgion de Nabi Ham sur leshauteurs de la Bekaa. Naturellement port sur le roman-

    tisme rvolutionnaire, jtais lun des membres les plusfougueux du groupe. Mon absolue admiration pour CheGuevara lemportait sur mon intrt pour les livres deMarx et dEngels, un peu trop ardus pour moi, ou pourles livres de Mao Tse Toung, peut-tre un peu tropsimples, au contraire.

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    A la fin de cette priode dentranement au Liban jyreviendrai plus tard je suis retourn Paris puis je

    me suis rendu Lyon o on a pris la dcision derentrer au pays. Une cellule dun vaste rseau devaitnous attendre en Algrie pour nous aider franchir lafrontire tunisienne.

    On est arrivs Annaba par avion. On tait trois et onavait sur nous des documents, des instructions et des

    imprims sur la nouvelle ligne adopte parlorganisation, une ligne quelle empruntait pour la pre-mire fois de son histoire et qui stipulait que la rvolu-tion palestinienne tait le fer de lance du mouvementrvolutionnaire arabe.

    Egars aux frontires

    Au moment o notre avion dcollait de Lyon, on ne lesavait pas encore mais il ny avait ni rseau ni chane nimaillon ni rien du tout. Cest en arrivant Annaba quonla compris et quil fallait quon se dbrouille tout seuls.

    On tait trois, donc Chrif, Tajeddine et moi-mme perdus en Algrie o on ne connaissait personne et oon mettait les pieds pour la premire fois de notre vie.On est alls la gare routire prendre le car pour Tbessa,une ville proche de la frontire tunisienne, et l, on apos nos bagages dans une petite auberge.

    A la nuit tombe, on est sortis, histoire de trouver des

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    ides et chercher des solutions, sans savoir o nicomment. Comme guids par une bonne toile, on est

    entrs dans un boui-boui, non pas pour boire on nenavait ni les moyens ni lenvie mais pour essayer denouer des contacts. Jtais au comptoir quand un jeunehomme est arriv. Jai insist pour lui offrir une bire, etde fil en aiguille il sest avr quil connaissait Tunis,quil y avait vcu un peu. Il a flair que je cherchais traverser clandestinement la frontire mme sil nesaisissait pas trop mes raisons. Je lui avais expliqu que

    jy tais recherch depuis longtemps, que je voulaisrentrer voir les miens et que lexil mtait devenuinsupportable.

    Le soir mme, on tait dans une voiture de louage sur laroute de Kouif, un village prs de la frontire. Lironie

    du sort a voulu que la voiture sarrte pile devant la gen-darmerie. On en est donc descendus avec notre nouvelami, sous les yeux des gendarmes qui buvaient leur th.Contre toute attente, ils ont prfr nous ignorer. Il taithuit heures du soir et il faisait nuit. On a dpass leposte frontire et on est entrs dans un douar o on a t

    accueillis par des chiens. On en est qua