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«Jen’aipasderésidencesecondaireactuellementdisponible.»FRANÇOISHOLLANDE1

«Pleindesespérancesdontonl’avaitenivré,ilpartitpourVersaillesetn’yfutregardédepersonne.»CRÉBILLON2

«Ici,vousêteslecolocatairedeLouisXIV,deDieuetdusoleil.»ALAINMALRAUX3

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TABLE

Couverture

Pagedetitre

Exergue

Introduction

Chapitre1–LesréveillonsdeFrançoisHollande

Chapitre2–LaprisedeLaLanterne

Chapitre3–Desnocesetunjoint

Chapitre4–Lacitadelleinterdite

Chapitre5–Desenveloppesd’argentliquide

Chapitre6–Dessonnettespourlesdomestiques

Chapitre7–LafolieduprincedePoix

Chapitre9–LesorteilsetortiesdeThomasFabius

Chapitre10–Unemaisonépatante

Chapitre11–Lesmaîtressesdemaison

Chapitre12–Titus,lecadavredeBalladur

Chapitre13–PeintresàlaCour

Chapitre14–Deshommesexquisensalopette

Chapitre15–Lapiscineauxchandelles

Chapitre16–Quandilsarrivent

Notes

Dumêmeauteur

PagedeCopyright

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Introduction

SouslafrondaisondesarbresdudomainedeVersailles,quatrehectaresclosdemurs.Pelousessoignées,bosquetsdebuis,statuessomnolentespuis,enamontdelacourgravillonnée,unefaçadeauxproportionsexquises, sespierres couleurmiel et sesvingt-huit fenêtres jouant avec le soleil.Cettepropriétédel’Étatestunecitadelleinterdite,leplussecret,leplussurveilléetlepluscachédesbâtimentsnationaux.Ilétaitparadoxalementplusfaciledesepromenerdanslademeuredesroisde France qu’il ne l’est aujourd’hui d’approcher cette gentilhommière républicaine au nomcharmant.Lebonpeuple,àconditionqu’il loueauxmarchandsambulantsuneépéeetunchapeau,pouvaitpénétrerdanslechâteaudeVersaillesàsaguise,tandisquelecitoyendenotreRépubliquenedoitrienvoir,etsurtoutneriensavoir,dupavillonLaLanterne.Unsortsingulier, tant ilenvadifféremmentdesautresrésidencesdenosresponsablespolitiques.Ainsi,lefortdeBrégançonest,pour dix euros, ouvert à la visite, les jardins de Marly s’arpentent toute l’année, le château deRambouilletestenpartieaccessibleaupublic,etmêmelestroiscentshectaresdeSouzy-la-Briche,entourantcemanoirXIXedanslequelFrançoisMitterrandpassaitsesfinsdesemaineauprèsdesasecondefamille,selaissèrentcontemplerundimanchede1995.LaLanternejamaisnefutouverte.Autourdesonexistences’organiselesecret.DisertesurlefortdeBrégançon,bavardeàpropos

de l’hôteldeMarigny,exhaustiveausujetdes sallesd’apparatdupalaisde l’Élysée, la listedesrésidences présidentielles, affichée sur le site Internet de l’Élysée, la passe sous silence. LaLanterne demeure taboue. Le 21 juin 2016, je demande àGaspardGantzer, le conseiller pour lapresse, un rendez-vous avec le Président. Le communicant me répond que « François Hollanden’accepte pas les demandes sur La Lanterne ».Un refus de principe étonnant quand on feuillettel’agendaduchefde l’État,qui, toutenconsacrantpasmoinsdesoixante-cinqentretiens auxdeuxjournalistesauteursd’unrecueildeconfessionssuicidaires,a,en l’espacedequelquesmois, reçucinqenfantsdelachaînedetélévisionGulli4,leséquipesdumagazineLeChasseurfrançais5afindediscuterdesloupsetdescouteauxLaguiole,puisunjournalistedumagazineCharles6,unautredujournal des adosMonQuotidien, un encore pour la revueDesports7 au sujet du match de footFrance-Allemagne de 1982, puis les rédacteurs d’un ouvrage sur les vêtements des politiques8,auxquelsilexpliquavolontierssesstratagèmespourdomptersescravates,sansoublierlessixmoisde tournage dans ses bureaux accordés à l’équipe du réalisateurYves Jeuland9, ses rendez-vousréguliersavecquiconqueprépareunouvragesursonmandat,etunpassageàlamatinaledeFranceCulture10, enpleinblocusdes raffineriesd’essence, pourdisserter de saplace dans l’histoire deFrance.Àn’enpasdouter,lePrésidentaimebavarderaveclesjournalistes,lesauteursdelivres,lesenquêteurs, les producteurs de films, les documentaristes et quel que soit leur sujet, fût-il

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anecdotique ou incongru, il leur offre beaucoup de son temps. En revanche, lorsqu’il s’agit des’entretenir,nonpasdesescravates,descouteauxLaguioleoudesessouvenirsdematchsdefoot,nonpasdepetiteetgrandepolitique,maisd’unerésidenceofficiellefinancéeparlacollectivitéetde l’usagequ’ilen fait, le locatairede l’Élyséeseclaquemure.Cetteoppositionestd’autantplusintrigante queFrançoisHollande avait, voici deux ans, accepté deme parler, dans le cadre d’unprécédent ouvrage, de sonpère, de son frère et de samère tant aimée11.Doit-on conclure que leprésidentdelaRépubliqueconsidèremoinss’exposerenconfessantsesblessuresenfantinesqu’enrépondantàdesquestionssurLaLanterne?

Ilestpareillementvainderéclamerdesdétailssur l’histoire, lecoûtet l’ameublementdecette

demeureaux fonctionnairesde l’Élyséeenchargedudomaine ; ils ontpour instructiondenepasrépondre.Le11septembre2015,j’écrisunelettreauservicedel’administrationetconservationdesrésidences présidentielles, dans laquelle je demande des précisions concernant le budget et lemobilier de ce pavillon12. Silence. Relançant par téléphone, j’apprends que mon courrier esttransmisaucabinetduPrésident.Lescollaborateurslesplusprochesduchefdel’Étatn’ont-ilsriendeplusimpérieuxàtraiter?Quandbienmêmemamissivereposeraitentrelesmainsdel’entouragede François Hollande, la réponse tarde. Je téléphone de nouveau, puis j’écris un courrierélectronique. Silence encore. Le jeudi 3 décembre, à 12h26, un message est laissé sur mamessagerie:«Icil’Élysée,nousavonsrelayévotredemande,malheureusementnousn’avonspasderéponse favorable. Je suis au regret de devoir décliner votre proposition. Merci de votrecompréhension. » Trois mois pour balayer mes questions concernant un élément du patrimoinefrançais.Lerefus,nonargumenté,ayantétéformulépartéléphone,ilm’estimpossibledesaisirlaCommissiond’accèsauxdocumentsadministratifs, laCadan’instruisantquesurprésentationd’undocumentécrit.AuMobiliernational,institutionrelevantduministèredelaCulture,travaillentdesfonctionnaires

aimables. Hélas, ma requête concernant les mouvements de mobilier à La Lanterne ne peut êtreexaminéecar,m’est-ilexpliqué,lecabinetdelaprésidencedelaRépubliquedoitdonnersonaval.Après sixmois, il l’accorde ; toutdumoins feint-il de le faire, car je reçois dansmaboîtemailquinze lignes non signées évoquant les aménagements décoratifs effectués sousAndréMalraux etconcluant que, depuis lors, il ne se serait pas passé grand-chose. Un document pour le moinslacunaire.Ayantentre-tempsprisconnaissancedelacoteprécisedudossier,jeréitèremademandeconcernantle«MN9724669»,dossierconservéauxarchivesetdans lequelsontconsignés leschoix de guéridons, de tissus, de chaises, de porcelaines et de statuettes. Il ne me sera jamaisrépondu.Pasmêmeunmessagepourmedirequec’estimpossible,interdit,compliqué…Rien.L’architecteenchefduchâteaudeVersaillesnesouhaitepasmeparler.Pourassouvirmacuriosité

surl’histoiredelamaisondugouverneurdeschassesdeLouisXVI,sonsecrétariatmerecommandedem’adresser au cabinet de la présidence. Tiens donc… La directrice de la communication dumêmeétablissementpublic,quim’avaitconfié,lorsd’unerencontrefortuite,avoirbeaucoupàdiresurcette«maison»,annuleàsontournotrerendez-vous.Lesanciensfonctionnairesduservicedesrésidences présidentielles déclinent toute entrevue, souhaitant lire au préalable une autorisationécritesignéeparl’Élysée,uncourrierquilesrelèveraitdeleurvœuéterneldesilence.Ledéputé-mairedeVersaillesmereçoitquantàluivolontiers,hélasilnesaitriendecetteenclaveinstalléesur sa commune. Elle échappe à sa tutelle, s’exonère des contraintes municipales, se fiche desdéclarationsdetravaux.«Unstatutextraterritorial13.»

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Aucoursdecetteenquête,lesmémoiresdeceux,amis,ministresouconseillers,quipassèrentlà-

basbeaucoupdeleursdimanches,ont,sousmesyeux,manifestéd’inquiétantstroubles;cesinvitésont oublié jusqu’à la couleur des rideaux du salon, une information dont je peine à apprécier lecaractèreconfidentielmaisquejesuisenmesurederévéler:lesrideauxsontblancs.Lamurailledesilenceauraitpunourrirmaparanoïa.Quesepasse-t-ildoncdanscettepropriété

pourqu’ilfailleainsifuirtouteslesquestions?Quelssecretshantentlarésidencedevillégiatureduprésident de la République ? Au même titre que le plus prestigieux édifice de la monarchiefrançaise,dontelleestvoisine,LaLanterneestunedemeurenationale.Tantquen’estpaseffleuréelavieprivéedesesoccupants,pourquoirefuserdepartagerdesinformationssursonmobilier,sestravauxetsonbudget?ParcequeLaLanterneestunsymptôme.Danscettemaison,dont l’histoireest celle de notre pays, dans ces murs qui vécurent la royauté finissante, la Révolution, laRestauration,lesrépubliques,deuxguerresmondiales,l’Occupation,laLibérationetl’avènementdelaVeRépublique,se joue l’essencede l’exercicepolitiqueà la française.Derrièreses fenêtres–combledel’ironie,particulièrementnombreuses–secachentlespremierspersonnagesdel’État.Ilsprofitent,ilsdisposent,selonleurbonplaisir,etilsrefusentderendrecompte.RéminiscencesdelaCour, vestiges de l’absolutisme versaillais, La Lanterne prolonge l’héritage, elle incarne notreidentitépolitiqueirrésolue.ÀLaLanterne,nosélusviventcommedesrois.

LaLanterneestuneconsécrationlongtempsréservéeauxPremiersministresavantquel’Élyséene

sel’appropriesousNicolasSarkozy,sansqueFrançoisHollande–lui,président–ytrouveàredire.Tellementmieuxquelesappartementsprivés,baroquesetmalfichusdeMatignonouduFaubourg-Saint-Honoré.Larésidenceversaillaiseestunedemeurechaleureuse,pointtropgrande,oùpartouttraverse la lumière. Dans son parc soigné, derrière les rangées de pins corses et de noyers, lapiscineetletennis.Hormislefriselisdesarbres,toutestsilence,espaceetprivilège.Seslocatairestrouvent ici unemaison de famille cinq étoiles, personnel compris. Enivrés, ils oublient parfoisn’êtreque seshôtesdepassage, tandisqu’à leurs côtés leurs conjoints seprennent à rêver à desretrouvaillesamoureuses.EtsiLaLanternesauvaitleurcouple?

Danssespiècesparquetées se tiennentdes réunions, se tranchentdesdossiers, s’élaborent des

campagnes.Desministresysontcongédiés,d’autresnommés.Onyreçoitdeschefsd’Étatétrangers,dessyndicalistes,desgrandspatrons,desconseillersde l’ombreetmêmequelques traîtres.Onydécidedeseportercandidatàl’électionsuprême,onycélèbrelesvictoiresdesoncamp,onyversedeslarmes–derage–sursesdéfaites.Scèneméconnuedelapolitiquefrançaise, lademeureestaussiunlieudepouvoir.Maispasseulement.ÀLaLanterne, lesplushautsresponsablesdenotrepaysdansent,dînent,s’amusent,nagentetbronzent.SouslestableauxdeFragonard,ilsséduisentdesmaîtresses, invitent des compagnes et parfois les regardent pleurer. Ils flattent leurs courtisans,entretiennentleursaffidésetgâtentleursamis.Défensed’alleryvoir.DansleparcdeVersailles,LaLanterneestunedemeuredeCour.LagarçonnièredelaRépublique.

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Chapitre1

LESREVEILLONSDEFRANÇOISHOLLANDE

LesamisdeThomasHollande,lefilsaînéduPrésident,ontl’habitude.EnarrivantàLaLanterne,ilspassentencuisinesaluerlepersonneldel’Élysée,quilesrégale,puisilsprennentpossessiondeleurschambres.Surleurslitslesattendent,pliéesavecsoin,lesserviettesdebainauxarmoiriesdela présidence. Leurs valises défaites, ils se retrouvent autour de la piscine et, allongés sur lestransats blancs, goûtent aux boissons que leur propose un domestique en livrée. Dans un salon,travaillantàl’écart,FrançoisHollandelit,écrit,téléphone.Thomasetsescopainsnelevoientqu’àl’heuredesrepas.Leplussouvent,ilsdéjeunentdehors,faisanteux-mêmespasserlesplats,tanticilePrésidentappréciequelepersonnelsoitmoinsnombreux–decinqàsixpersonnestoutdemême– et tenu à distance. Entre le plat et le fromage, les invités se lèvent, rapportent les assiettes àl’officepuis se rassoient en attendant que leur soit présenté le dessert.Au dîner, ils n’ont pas àquitterleurfauteuil–lasimplicitéaseslimites–,lemaîtred’hôtelfaitleservice,«àlafrançaise»commel’exigeleprotocole.

Lapremièrefoisqu’ilssontreçusdanslarésidencedevillégiatureduchefdel’État,cesjeunes

genssont invitésà lavisiter.Sanspipermot, ils s’étonnentque lemaîtredemaisonconserve lesécransplasmagigantesquesposéssurdesconsolesparleprécédentoccupant,NicolasSarkozy.Pasbesoin d’être conservateur des monuments historiques pour trouver que ces télévisions troublentl’harmoniedupavillonXVIIIe.IlestamusantdenoterqueFrançoisHollande,quin’eutdecesse,lorsdesacampagneélectorale,desedémarquerdesonconcurrent,endosse,unefoisélu,l’intégralitédeson héritage versaillais. Alors que son prédécesseur scandalisa en s’arrogeant la demeure,jusqu’alors attribuée – depuis que le général de Gaulle en décida ainsi – au Premier ministre,FrançoisHollandenerétablitpaslatradition,ilprolongeetsavourelecaprice,échangeantavecsonchefdegouvernementLaLanternecontrelechâteaudeSouzy-la-Briche.Unamical tourdepasse-passe, suivi d’aucune mise en ordre budgétaire. Afin que Jean-Marc Ayrault puis Manuel Vallspuissents’ydélasserdécemmentleweek-end,lademeure,défraîchieparlesans,estrénovée.SilePremierministre nantais ne s’y plaît guère – il n’y séjourne que deux fois –, en revanche, l’élud’ÉvryparaîtaimercettefolieXIXe,ceinted’unepièced’eaualimentéeparlarivièreLaRenarde.Lapropriétédetroiscentshectaresestsituéedansl’Essonne,sonfiefélectoral,etiln’estpasrared’apercevoirlesamedisoiruncortègedevoituresofficielless’yfaufilerenentrantnonpasparle

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portailprincipalmaisparuneentréeplusdiscrète,àl’arrièredudomaine.

Si FrançoisHollande apprécie le legs sarkozyste, il en profite conformément à son caractère,établissant à son tour un étrangemimétisme entre sa façon de gouverner et celle d’habiter cettesingulièremaison.Soussonmandat,LaLanterneestverrouillée,iln’yreçoitqu’exceptionnellementses ministres, jamais aucun syndicaliste, aucun patron d’entreprise publique, aucun chef d’Étatétranger.Lagentilhommièren’estpasouverteauxséancesdetravailniauxrendez-vouspolitiques.Elleluisertderefuge.Unegrottedanslaquellecethommeauxaffectsnouéss’enfermeetdisparaît.Iln’estnulautreendroitoùcepèredefamillepuissepasserdutempsavecsesquatreenfants.Nedisposant d’aucun logement personnel dans la capitale, le Président possède certes une villa àMougins,dontilestl’uniquepropriétairedepuissaséparationd’avecSégolèneRoyal,maiscelle-ciétant située sur les hauteurs de Cannes, il est malcommode de s’y échapper une journée. Sansdomicile fixe,à l’instardesonprédécesseur, lePrésident savoure lagentilhommièreversaillaise,unique habitation dans laquelle il peut échapper aux pesanteurs de l’Élysée et sans toutefoisrenoncer à ses services. De toute la fratrie, celui qui passe le plus de temps auprès de lui estThomas,aveclequelilpartagelegoûtdelapolitique.Lesamisdufilsaînésesouviennentenriantdecetaprès-mididurant lequel ils écrivent lediscoursdemariaged’unproche,dérangéspar lesconversations de Thomas et son père. Il est alors question du départ du gouvernement d’ArnaudMontebourgetdesavantagesetinconvénientsd’unenominationd’EmmanuelMacron,lebanquier,àBercy.ThomasHollandeaunavissurcesquestionsetc’estavecluiquesonpèreévalueceschoix.

Valérie Trierweiler adore La Lanterne. Tandis qu’à l’Élysée « la première journaliste deFrance»,commeellesuggèreavecunemaladresseconfondantequ’onladésigne,sesentépiée,dansla résidencedeVersailleselle savoure lemurmuredesarbres, lapetitesse relativede lamaison,confiants’ycroirerevenuedanslacampagneangevinedesonenfance.Dansleparc,lacompagneduprésidentdelaRépubliqueparcourtparfoisjusqu’àtrente-septkilomètresd’unetraiteàbicyclette,jusqu’à l’épuisement, intimantà soncorps l’ordrededemeurer svelte.Aumoisd’août2013, elleorganise un dîner pour « François » avec Michel Sapin, sa femme la journaliste Valérie deSenneville,etStéphaneLeFoll;ilssontcinqàchanter«joyeuxanniversaire»pourles59ansduPrésident. Cet été-là, Valérie Trierweiler sent que son couple s’étiole et enrage que, durant leursemaineestivaleàLaLanterne,soncompagnonrepartequatrefoisàParis.«Travailleràl’Élysée»,luidit-il.

SousFrançoisHollande,LaLanterneestunpavillonderéveillon,tantiln’estguèrequ’àlaSaint-

Sylvestrequelemaîtredeslieuxenpartagelescharmes,réunissant,peuouprou,chaqueannéelesmêmesconvives,cesderniersépousantavecsouplesse lessoubresautsdesaviesentimentale.Encette fin décembre 2013, le Président et Valérie Trierweiler reçoivent ainsi Manuel Valls et safemmeAnneGravoin,violonisteetchefd’orchestre,MichelSapinet sonépouse, l’acteurGérardJugnot et sa compagneSaïda Jawad, productrice de films et amie deValérie, et FrançoisBachy,ancienjournalistedeTF1,unamideValériequi,sixmoisauparavant,aéténommédirecteurdelacommunicationdelaCaissedesdépôtsetmembredescomitésdedirectiondelabanqued’État.Lasoiréeestanimée,lemenuraffiné,lesvinssucculents.SaïdaJawad,vêtued’unerobecourte,égaiel’assemblée en dansant à l’orientale, elle essaie même de convaincre le Président d’imiter ses

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déhanchements,maiscettegestuelleneconvientguèreàl’ancienélèvedeSaintJean-BaptistedeLaSalle,quiritunpeujaune.ValérieTrierweilerphotographieàtout-va–FrançoisetSaïdadansant,Françoisdeslanguesdebelle-mèredanslescheveux,MichelSapinlatêtesouslescotillons,etbiend’autressaynètes–,immortalisantcesinstantsoùl’onnesetientplustoutàfaitcommeilfaudrait.Desphotosconservéesdanssontéléphone,encompagniedebeaucoupd’autres,toutaussipotaches,etdecentainesdetextos,dontceuxdeFrançois,maisaussiceux,nombreux,del’épousedeMichelSapin.Unarsenaldesecretsconjugaux.

Quelques jours après ce réveillon, le 10 janvier, le magazine Closer publie des photos de

FrançoisHollande,casquedemoto sur la tête,quittant aupetitmatin, à l’arrièred’un scooter,unimmeubleau20,rueduCirque,où,àParis,ilapassélanuitencompagniedel’actriceJulieGayet.ValérieTrierweiler est anéantie.Certes, elle a euventdecette rumeur.Lorsquepour sondernieranniversaire Nathalie Mercier, chargée de la communication dans l’équipe de campagne, et lamaquilleuseNadialuiontapporté«delapartdeFrançois»lecoffretgéantdemaquillageSephora,elleahurléetlaréservation,parleurssoins,d’unetablepourlecoupleaurestaurantMamaShelterne l’a pas calmée. Valérie Trierweiler s’est inquiétée de la distance de son compagnon, de sessilences,desesabsences,elleluienaparlé.Etcedernierl’arassurée.Commentpeut-elleimaginerqu’ilaituneliaison?A-t-elleidéedesachargedetravail?Découvrantlesphotosdumagazinequilaissentpeudeplaceaudoute,ValérieTrierweilernerendpaslesarmes.Encolère,elleproposeauprésidentdelaRépublique«untraitementàlaHillary»,comprendreunactedecontritionpubliquepuisdesexcuses,suiteàquoionoubliera tout,maissurtoutJulieGayet.FrançoisHollandene luirépondpas,ilquittelesappartementsprivés,oùtempêtelafemmeendisgrâce,etrejointsonbureau.IlconvoqueAquilinoMorelle, lepriantdeprendreencharge lagestionmédiatiquedecettecriseinédite,puisChristianGraveletJean-PierreJouyet,auxquelsilconfieletraitementdu«dossier»Valérie.Avecl’accorddumédecinmilitairedegardeàl’ÉlyséeetceluiduprofesseurOlivierLyon-Caen,

conseillermédicaldelaprésidence,ValérieTrierweilermontedanslavoituredeBrigitteTaittinger,l’épousedeJean-PierreJouyet, l’amiefidèled’entre les fidèlesdeFrançoisHollande,cellequ’ilappelle jusqu’à dix fois par jour, quandbienmême elle est en train demarier un de ses enfants.BrigitteTaittingersechargedeconduirelacompagneduPrésidentàlaPitié-Salpêtrière,oùelleestattendue dans le service deRoland Jouvent, professeur de psychiatrie et spécialiste des troublesanxieux.Danssachambre,souslagarded’unofficierdesécuritédéguiséeninfirmier,lacompagnerépudiée dort, tweete, textote et reçoit des visites. Celles de François Bachy, de la journalisteConstanceVergara,dePatrickBiancone,ancienjournalistederadiodevenusonchefdecabinet,deValériedeSennevilleetdel’écrivainLaurentBinet,cedernierignorantqu’ilserasouspeulesujetd’unequerelleentrelesdeuxValérie,quisedisputentsacompagnie.Aprèsunesemainederepos,l’ex-premièredameestconduiteàLaLanterne,oùlasertuneéquipe

de domestiques envoyée par la présidence. La quadragénaire a réclamé de disposer de cettedemeure. Elle considère en effet que la partie, certes mal engagée, n’est pas encore perdue ets’invente un scénario rassurant : lorsque François Hollande s’apercevra que la garçonnièreclandestine dans laquelle il retrouvait Julie « appartient à un gangster », comme elle le répète,vindicative14, il sera furieux, s’estimera mis en danger, démentira avoir profité du lieu et – sepersuadelafemmetrompée–rompraaveccellequil’yattendait.VoicipourquoiValérietienttantàprendre ses quartiers à La Lanterne, se figurant que, logée dans un palais de la présidence, elle

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habiteencorelecœurdesonpremierélu.Laseule,lavraie,lalégitime.D’ailleurs,répète-t-elleàsesvisiteurs,siFrançoisaacceptédeluilaissersonpetitpalais,n’est-cepaslapreuvequ’entreeuxunfildemeure,résiste?Septjoursdurant,sousl’œildesgardiens,ÉricetsonépouseJosyane,quitousdeuxapprécient

cette maîtresse de maison aux goûts simples, Valérie Trierweiler se repose, surveillée par unmédecinmilitairequidortdanslachambreattenanteàlasienne.Ellelitlescentainesdelettresquelui ont adressées des Françaises, elle pédale un peu sur le vélo d’appartement, écoutant de lamusique,souventduJoeDassinqu’elleaimaitchanteravec«François»,etelleregardebeaucoup,beaucoup la télévision. À sa table, toujours délicieuse puisque son cuisinier est celui de laprésidence, la compagne en défaveur convie ses amis, qui s’amusent, rient, parlent tard, et pourcertainspassentlanuitlà.Durantcettesemainedeconvalescence,FrançoisHollandevientbeaucoup.Dèslepremierweek-

end,ils’annonceenfind’après-midi.Lecoupleàl’agonieprendlethédanslesalonvert,puisdînedanslasalleàmanger,serviparlesmaîtresd’hôtelaucomplet.Puisilssecouchent,chacundansune chambre. Le lendemain, le président de la République reste déjeuner puis, d’humeur égale,quitte la femmequ’iln’aimeplusen luidonnant rendez-vous,pourdiscuterdesmodalitésde leurrupture, le jeudi suivant, dans leur appartement parisien. Le samedi, il revient, apportant lecommuniquéqu’ilsouhaitepublier.Entrecespassageset lesnégociationsdiplomatiques, lesamisdeValériefontetdéfontleursvalises,attendantdansuncafédeVersaillesquelemaîtredemaisonaitquittéleslieuxpourreveniryentourersafemmedélaissée.LaLanterne,décord’unepiècedignedeMarivaux.

L’«épisodeValérie»clos,FrançoisHollandecontinued’apprécier lademeure.C’estdansson

parcqu’àtraversunemiseenscènehabileestrendupublic,unanplustard,sonnouvelamour.Toutdonneàpenserquelesphotosontétévolées,etellesferontd’ailleursl’objetd’unprocès.Legrainest grossier, les visages un peu floutés, le lecteur devine la puissance du téléobjectif. En cedimanchepascal,alorsque toute laFrancesepromèneen famille, lesphotographesmitraillent levisagematinaldel’actrice,dontlachemisemalboutonnéedépassedupantalon.Lelundi,ilscaptentune promenade à l’agencement soigné. Devant, hors champ, gambadent les grands fils de Julie,Tadeo et Ézéchiel, derrière leur mère qui, les cheveux lâchés, bavarde avec Brigitte Taittinger,décidément inamovible.Plus loin, lesmainsnouéesdans ledos,FrançoisHollande échange avecBriceGayet, lepèrede sacompagne.Onest en famille, recomposée, élargie.La force tranquilled’unamourquirassembledesclans,scelledesalliances,entérinedesamitiésetsepromènedanslarésidenceofficielleduprésidentdelaRépublique.Cesprisesdevueproviennentdumêmeendroit,un arbre planté à la pointe sud du Grand Canal dans le parc du château de Versailles, unobservatoiredontileûtétépossibled’interdirel’accès.Cequinefutpasfait.

Passentlesfemmes,demeurent lesréveillonsàLaLanterne,désormaiscélébrésautourdeJulie

Gayet, nouvellemaîtresse demaison, qui n’a guère renouvelé le plan de table, à croire que son« amoureux », comme elle le nomme, n’a pour amis que des ministres ou des membres de soncabinet.LaSaint-Sylvestre2015réunitlesépouxJouyet,lecoupleValls,MichelSapinetsafemme,l’ancienneamiedeValérieTrierweiler.SeulsGaspardGantzer,responsabledelacommunicationduPrésident, et sa femme Émilie Lang, chargée de la presse auprès de la ministre de la Culture,innoventparleurprésence.Lafêtefinie,lesépouxJouyetembrassentFrançoisetJuliesurleseuil.

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Lesecrétairegénéraldel’Élysées’estbienamusé.Ilmarchejusqu’àsavoitureenchantantàtue-têteleslouangesdel’excellentecavedelaRépubliqueetdémarresansdistinguerdanslanuitnoirelelabradorPhilae,qu’ilpercute.Plusdepeurquedemal.

ÀLaLanterne, FrançoisHollande ne sort pas.Ni baignade, ni tennis, ni footing, nimême une

seulepromenadedansleparcduchâteau,pourtantmagnifique,etdontiln’estpaspeufier.Recevantaupalaisdel’Élyséelareined’Angleterre,leprésidentdelaRépubliquefaitinviteraudînerd’ÉtatAlainBaraton,letruculentjardinierenchefdudomainedeVersailles,venuensmokingetsanssonépouse. Élisabeth II repartie, on sert le café. François Hollande s’approche du jardinier et luiglisse:«Toutestarrangé,vousêtesnomméàBuckingham.»Uneplaisanterie,biensûr,maisc’étaitdire que la reine d’Angleterre, pour ses propres jardins, aurait bien eu besoin que l’élu de laRépubliqueluicède«son»jardinier,quiofficiedansleparcde«son»palais…

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Chapitre2

LAPRISEDELALANTERNE

Cemercredi 9mai 2007, le yachtLaPaloma, naviguant au nord deMalte, approche l’îlot deGozo. Sur le pont se reposent Cécilia et Nicolas Sarkozy, vainqueur trois jours auparavant del’électionprésidentielle, l’hommed’affairesRobertAgostinellietsonépouseMathilde,directricedesrelationspubliquesdePrada.ÀborddubateaudeVincentBolloré,toutestconçupourqueleséjourdesinvitéssoitenchanteur;dix-septmembresd’équipage,septcabines,desjet-skis,desskisnautiques,deséquipementsdeplongéeetquatreécransplasma.Silenouveauprésidentplonge,nageet profite des mouillages pour courir dans la baie de Delirama, son visage trahit le souci. Sonépouse,Cécilia,nesemontreguèreplusenjouée,elleparlepeu.Cemercrediauparadis,NicolasSarkozynerécupèrepasdesonéreintantecampagneélectorale,

ni ne songe aux mesures qu’il prendra dès son entrée en fonction, ni encore ne soupèse lacompositiondesongouvernement.Non,cemercredisurLaPaloma,l’hommequiremportaprèsde19millionsdessuffragesausecondtourdelaprésidentielles’agitepourrécupérerunemaisondeweek-end. Il téléphoneàBrunoLeMaire, le chefdecabinetdeDominiquedeVillepin, futur ex-Premierministre.«JevoudraisLaLanterne,dis-moi,elleestcommentlamaison,maintenant?C’estbien,hein?Onyestbien?Céciliaytientbeaucoup.JetedemandedeprévenirDominique.Onsereparle.»Lehautfonctionnaire,transforméenagentimmobilierdelaRépublique,luiconfirmequelamaisonestdélicieuseetraccroche,embarrassé.Ils’étonnequelevainqueurdel’électionsuprêmen’attendepasd’êtreofficiellementinvesti,dansseptjours,poursepréoccuperdecetterésidencedevillégiaturemais,discipliné,ilavertitDominiquedeVillepin.QuiàsontourappelleMarie-Laure,sonépouse.LafemmeduPremierministredeJacquesChiracestblessée.Ellesuppliesonmaridenepascéder.Biensûrqu’ellesaitqu’elledevraquittercettemaison,puisquedansquelquesjourscelui-cine seraplusàMatignon,maispourquoi seplier aucapricedeSarkozy,pourquoi tout luiaccorder et tout maintenant ? Ce président n’a-t-il rien de mieux à faire sur son bateau que de«piquerunebaraque»?EtlaFrance,ypense-t-ilseulement?Ellerappelleàsonmariqu’illuiapromisundernierweek-endàLaLanterne,qu’illuiajuréquesamedietdimanche,12et13mai,ilsydormiraientavecleurstroisenfants,ilssepromèneraient,déjeuneraient,savoureraient«lamaisondu bonheur », comme elle la nomme.Comment peut-il céder à son ennemi ce qu’il a offert à safamille?DominiquedeVillepinluirépètequ’ilnepeutenêtreautrementetqu’elledoitviderLaLanterne,«danslajournée,Marie-Laure,tuyvasdanslajournée».VillepincomposelenumérodeBrunoLeMaireetl’informequeceseradifficilederendrelamaisondanscesdélais,Marie-Laure

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s’yopposant.Lechefdecabinetn’apasletempsderéfléchiràdesargumentscapablesd’amadouerlenouveauprésidentquedéjàsonnesonportable.«Alors?»,s’enquiertNicolasSarkozy.BrunoLeMairerendcompte.C’estunpeurapidepourlesVillepin.Neserait-ilpaspossibledepatienterau-delàduprochainweek-end?LePrésidentneveutriensavoir.EtBrunoLeMaire,quisesouviendradecesatanémercredi,rappelleVillepinunefoisencorepourluiannoncerqu’iln’yapasl’ombred’unediscussionpossible,luiglissantqu’ilseretiredelanégociation.«Jenem’enoccupeplus15.»

Marie-LauredeVillepinconnaîttropsonmari–etlapolitique–pournepasavoircomprisque

quoi qu’elle dise, implore ou sollicite,LaLanterne lui échappe sans délai.Àpeine sonportableraccroché,elleserend,résignée,àVersailles.Accompagnéedesonofficierdesécurité,l’épousedudernierPremierministreàavoirprofitédelarésidenceemplitdesvalises,rassembleleschaussuresdejogging,lesraquettes,leslivresdesenfants,lespullsetlesbottes.Ellepassedansleschambres,parcourtlesalon,traverselacuisine.Partout,lessouvenirsl’envahissent;Arthur,leurfils,révisantleconcoursdeSciences-Po,Marie,leuraînée,endormiedansuntransat.Commeellesesentaiticiprotégée,confiante…Àl’abridecesmursdepierre,ellea rêvéquesonmari lui revienne,qu’ils’arrache à l’enivrement des ambitions. Fermant ses bagages,Marie-Laure deVillepin comprendqu’elle aperdu ce combat.LaLanternen’apas sauvé son couple.Sur laMéditerranée, aumêmeinstant, vogue un autre ménage blessé, deux époux assignant à la maison cette même fonctionréparatrice, espérant eux aussi que ce pavillon versaillais réussisse à panser leurs blessures. LaLanterne,unantidoteauxravagesintimesdelapolitique?

Les époux Sarkozy ayant vendu leur appartement de l’île de la Jatte et rendu le logement de

fonctionauministèrede l’Intérieur,n’ontplusdedomicile,or ils rechignentàcontinueràhabiterl’appartement que leur a prêté, durant la campagne, Dominique Desseigne, le patron du groupeLucienBarrière.EnattendantleurinstallationrueduFaubourg-Saint-Honoré,ilss’établissentdoncàVersailles, nourris par le cuisinier de la place Beauvau.Dans quelques jours, le personnel del’Élysée et l’ex-sommelier duBristol, une jeune femme que Sarkozy a fait recruter, prendront sasuite.D’oresetdéjà,leprésidentdelaRépubliquesavourelamaison,dontils’estarrogél’usage.Tout l’y enchante et puis n’est-elle pas la voisine du Trianon Palace, cet hôtel de prestige, dontSarkozyditqu’ilestsonpréférésurterre?Mêmedomaineroyal,mêmelumière,mêmeluxe,etletoutsansfacture,oui,décidément,LaLanternerendfou.

Bien qu’il fasse grand soleil, on fait servir le déjeuner à l’intérieur, car dans le parc les

photographes de presse sont à l’affût. Sont assis, autour du Président, Claude Guéant, secrétairegénéraldel’Élysée,HenriGuaino,plumeetconseiller,EmmanuelleMignon,têtechercheuse,CédricGoubet, futur chef de cabinet,DavidMartinon, porte-parole de la présidence, et FrançoisFillon,bientôt Premier ministre. L’élu sarthois s’efforce de faire bonne figure. S’il se félicite d’être leprochainchefdugouvernement,ildécouvre,pourlapremièrefois,quellerésidenceluiéchappeetilenrage.Coupdeforce,mauvaisesmanières!Fairefidelatraditiongaulliste,toutmanigancersansmêmeprendre la peinede le prévenir !Quand il songeque le lendemain il lui faudra écrire sondiscoursdepolitiquegénéraledansl’aileduchâteaudeRambouillet,ilbout,ignorantencorequ’ils’y sentira suffisamment à l’aise pour y célébrer d’ici peu Noël en famille. Deux ans après cedéjeuneràVersailles,untrèsprocheconseillerdeNicolasSarkozysesouvientavoirétéinvitéparFrançoisFillon.Duranttoutlerepas,cederniern’adecessedes’indignerqu’«il»luiaitpiquéla

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maison.Deuxansdecolèrepourunerésidenceofficielle,LaLanterneséduit.

Danslepetitsalon,lesprochesduchefdel’Étatcomposentlegouvernement.Silencieuse,Cécilialesécoute.Parfois,elleémetuneremarque.Ellen’apasbesoindes’exprimerenpublicpourpasserdesmessages à son époux, prompt à l’écouter tant il redoute sondépart.NicolasSarkozyverraitbienRachidaàlaJustice,ceseraitunbonsymbole,lesymbolequ’iln’yapasunejusticepour…Laphraseresteensuspens,DavidMartinonlapoursuit.«Oui,pasunejusticepourlespauvresetunepourlesriches.»Sarkozyapprouve,Cécilia,grandeamiedeMartinon,opine.Dèslelendemain,lescandidats auxmaroquinsministériels, surtout ceux qu’on sait encartés au parti socialiste, doiventchoisir : se rendreenvoitureauxvitres teintées jusqu’àLaLanterne, cette résidenceque toute lapresse se scandalise d’avoir vue accaparée par Nicolas Sarkozy ? Ou être reçus rue Saint-Dominiqueet,dèsletrottoir,devoiraffronterunecolonnefourniedephotographes?ClaudeAllègre,qui n’aura aucun poste au gouvernement, choisit les deux. L’homme savoure tant la défaite deSégolèneRoyal qu’il ne redoute pas les ricanements.BernardKouchner ne va qu’àLaLanterne,dontilrevientlocataireduQuaid’Orsay.JackLangintriguepourêtre,luiaussi,reçuàVersailles.Legrandcommunicantsaitqu’êtretraitédanscetterésidencetrèsprivéevalorise,etilrêved’entrerdans legouvernement.Nonobstantsa facondeet lapromenade jusqu’àVersailles, lemitterrandienn’obtiendra pas de maroquin. Hubert Védrine se rend rue Saint-Dominique et n’entre pas augouvernement.Jean-PierreJouyetfaitdemême,maisl’amifidèledeFrançoisHollandeenressortsecrétaired’ÉtatauxAffaireseuropéennes.

Tous les samedis, le Président consulte à La Lanterne. Rares sont ceux qui, à l’instar d’Alain

Minc, conseiller écouté, peuvent se permettre de refuser de rouler jusqu’àVersailles pour trenteminutes de conversation. Ces éminences acceptent l’invitation, curieuses de visiter cette maisonmystérieuse, et racontent y avoir vu unNicolasSarkozy très fier, leur tapant sur l’épaule en leurfaisantparcourirlespièces:«T’asvu,hein?T’asvu?»Àtous,ilfaitfaireletourdupropriétaire,les poussant dans l’escalier jusqu’à sa chambre pour qu’ils admirent le clou du spectacle : unetorsionducouversladroiteetlavuedégagéesurlechâteauduRoi-Soleil.«T’asvu,hein?T’asvu, c’est beau, hein ? »Nicolas Sarkozy est heureux d’être arrivé dans cette résidence incarnantmieux qu’aucune autre l’essencemonarchiste du pouvoir à la française. Fascinante Lanterne. LessyndicalistessontégalementtraitéschezLouisXV.Soitleprésidentlesappelledirectement,soitillesfaitinviterparl’intermédiairedeRaymondSoubie,sonconseillersocial.FrédéricImbrecht,undessecrétairesgénérauxdelaCGT,vientrégulièrementtraiterdansleparcduchâteaudeVersaillesdes conflits sociaux en cours, et il n’est pas rare d’entendre les deux hommes, le Président et lecégétiste, rire aux éclats depuis la terrasse. Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de Forceouvrière,yestégalementconvié.Ignorantoùsetrouvecettemaison,ilprieun«camarade16»del’yconduire.«Sarkozyestcommed’habitude trèspro, trèscash,onaune réuniondeboulotnormal.Saufqu’àlafin,lePrésidentmeramènejusqu’àlavoitureoùattendmoncopain.Ilnemequittepassurlepasdelaportecommeàl’Élysée,ilmarcheavecmoi,s’approchedemoncamarade,luiserrelamain,m’ouvrelaportière»,sesouvientlesyndicaliste,pasdupe.Et,quoiqu’onenveuille,cettefamiliaritétouche,elleaffaiblit,untemps,lesdéfenses.

Cécilia Sarkozy, qui a tant cherché une « maison où poser ses bottes », suppliant son mari

d’acheter un ranch en Espagne, un manoir en Normandie ou un mas en Provence, apprécie la

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demeureàl’abridesmanigancesparisiennes.Songarçon,Louis,alorsâgéde10ans,goûteleparcetlespartiesdeballonhorsdelavuedelagarderépublicaine.L’épouseduchefdel’ÉtatsesentsibienàVersaillesqu’elleaccompagneunesortiescolairedesonfils.Auprogramme:leTrianonetlehameau de la Reine. Cet après-midi, les élèves de CM2 se penchent au-dessus du bassin pourapercevoirlescarpes,quandLouisperdseslunettes,quicoulentàpic.Lamaîtresseessaiedelesattraper,uncamaradeaubraslongfaitdemême.Envain.CéciliaSarkozyfaitquérirlejardinierenchef.Celui-ciexaminelasituation,etconclutqu’iln’yaguèred’espoir, l’eauestprofonde,lesolenvasé.L’épouseduprésidentde laRépubliquene renoncepas.On faitvenir le responsabledesfontaines, qui donne des ordres pour que soit vidée la pièce d’eau, opérée une vidange… etrepêchées les lunettes de petit Louis. Si l’esprit deMarie-Antoinette veille encore sur les lieux,gageonsqu’ilasouriducaprice…

ÀLa Lanterne, Cécilia et Nicolas Sarkozy reçoivent. DavidMartinon, le porte-parole, y dîne

presque tous les samedis, accompagné de sa première épouse, une jeune magistrate intimidée.RachidaDati,dontlechauffeurpatienteavecl’aidedecampetlesofficiersdesécuritédansl’ailedupersonnel,estégalementdelapartie,commeAgnèsCromback,PDGdujoaillierTiffany,oulecoupleAgostinelli.Parfois,passentPierreetJean,lesfilsaînésduPrésident.Ensportifvigilantetn’aimantpasl’alcool, lechefdel’Étatnes’accordeàl’apéritifqu’unjusdetomate,etneboitaudîner,pouraccompagnerleslégumescuitsàlavapeur,quedel’eau,secontentantendessertd’unfromageblancallégéparfuméàlaceriseavecunecuilleréedeglaceaucafé.Silesamisprofitentd’unmenuplusconsistant,CéciliaSarkozynedégustepoursapartqu’unetomateausel,coupéeenrondelles.Vers22heures,lerepasachevé,lePrésidentsecouche,laissantcepetitmondebavarderau salon. Le soir où Max Gallo et sa femme dînent dans le parc, le plein couchant les éclairejusqu’audessert.SouslerègnedeCécilia,lessoiréessontbrèves.

Undimancheestival, lecoupleBalkany–Patrick,mairedeLevallois,etIsabelle,sonépouse–

déjeunesur la terrasseenpierre,oùune tableestdressée.À l’écart, lePrésident fait installerunbureau,surlequelilpassedesheuresàtravailler,entrecoupéesdelongueursdanslapiscine.C’estfoucommecethommesupportelesoleil,lisantsansparasol.Lorsquesonnel’heurepourluietsonamiPatrickdeserendreaumatchdefootduParisSaint-Germain,CéciliaetIsabelleenfilentleursmaillotsetsebaignentà leur tour.Seséchantsur les transats,ellessontsoudaindérangéespar lebruitd’unhélicoptèresurvolantlapropriété.Céciliapanique.Seruantdanslamaison,ellecriequecedoitêtreunescadrondepaparazzietveuttéléphoneràsonmari.IsabelleBalkanyéclatederire:«Maisqu’est-ceque tuveuxqu’ilsvendent,desphotosdedeuxvieillesenbikini?–Parlepourtoi », lui répond l’épouse du Président en regagnant sa chambre. Le soir, les deux femmes,accompagnéesdeLouis etdedeuxde sesamis,dînent avecdesplateaux télédevant lematchdefoot.LesBalkanyneserontinvitésqu’uneseconde,etdernièrefois,àLaLanterne.

CéciliaSarkozys’ennuie.Alorsqu’elleoccupaitdurantlacampagneélectoralelebureauleplus

procheducandidat,elles’agacedenepasavoirdeplacedansledispositifélyséen.Refusantdesecontenterd’unrôlededamedebienfaisance,laquadragénairesemorfond,songeantqu’auxcôtésdeRichardAttias,l’hommed’affairesdontelleesttombéeamoureuse,ellepourraitretrouversavie;cependant,commentdivorcerd’unhommepourlequelellen’apasvotémaisqu’elleaaccompagnéjusqu’aufauteuilsuprême?Unaprès-mididominical,àLaLanterne,sonmariluiproposetoutàtrac

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de s’impliquer dans la libération des infirmières bulgares, ces cinq femmes accusées d’avoirinoculé levirusdusidaàquatrecentsenfantsde l’hôpital libyendeBenghazi. Incarcéréesdepuis1999, condamnées à mort, elles ont vu leur peine commuée en prison à vie. DavidMartinon etClaudeGuéantapprouvent.L’engagementdel’épouseduchefdel’Étatfrançaisseraitunsignalfort,il témoigneraitdelapréoccupationdelaRépublique,etCéciliaSarkozytrouverait làunemissionbien plus noble que celle consistant à couper les rubans. La femme du Président n’est pasconvaincue. L’affaire est d’une grande complexité diplomatique, les États-Unis palabrent de leurcôté,laCommissioneuropéennes’agacedevoirlaFrancemenerdesdiscussionssolitaires.CéciliaSarkozymanifestesipeud’enthousiasmequelesujetestbalayé,permettantausalonàfleursdeLaLanternedereprendrepeuàpeusescouleurs.

Le12juillet,pourtant,l’épouseduchefdel’États’envole,encompagniedeClaudeGuéant,pour

Tripoliàlarencontredu«GuidesuprêmedelaRévolution»,lecolonelKadhafi.Ledimanche22juillet,tôtlematin,elleyrepart,toujoursescortéedeClaudeGuéantetdedeux

officiers de sécurité, Daniel et David. Quarante-huit heures plus tard, une fois les infirmièreslibérées et raccompagnées àSofia, ondîne àLaLanterne.La table est petite, lesmaîtresd’hôtelcongédiés.Sur lesvisagesse lit la fatigue, laconversationmenéeàvoixbasseestgrave.CéciliaSarkozy,quiaeuàpeineletempsdeprendreunedoucheetdesechanger,raconteàsonmarilestractations qu’elle amenées durant unenuit entière, ces deux jours de terreur, sans oser respirer,boire,manger,s’assoupir.ArrivéeàBenghazi, lapremièredameaapprisqueMouammarKadhafivoulait la voir dans son bunker, au sous-sol de sa résidence privée. Elle devait venir seule, nonarmée,sansofficierdesécurité.L’intrépideaaccepté.Dansunesalleimmense,sansaucunefenêtre,lecolonellibyen,armé,lui,l’asaluéeenluiouvrantlesbras,commes’ilvoulaitl’embrasser.Àcetinstantdurécitsemetàvibrer leportabledeCéciliaSarkozy,qui lecoupeetpoursuit.Elleaeupeur;cethommeauregardfouladésiraitetilfallaitobtenirsaclémencesansluicéder.Desheuresdurant,enanglais,elles’estefforcéedeleséduire,delecirconvenirtoutenluitenanttête.Plusquejamais,MouammarKadhafisemblaitexcité;cettenoblefemmedechefd’Étatquil’affrontaitseulela nuit et qui lui résistait, quel défi…Soudain, explique l’épouse du Président, elle a senti « unappel d’air » et… Nouvelle interruption du téléphone portable, éteint sans même le regarder.Reprenant laparole,elleditavoirdemandéunepauseaucolonel,puisavoirretrouvésonéquipe.Sous la garde des deux officiers de sécurité, Boris Boillon et Claude Guéant ont foncé vers laprison.Surplace, ilssontparvenusàpersuaderlesgardiensd’avoirobtenula libérationdescinqfemmes.Ilslesontfaitextrairedeleurcellule,puisilsontrouléàtombeauouvertversleuravion,dont les moteurs étaient restés allumés. Victorieux, ils ont décollé, direction la Bulgarie, où lesinfirmières étaient attenduesdepuis huit ans.Àpeine avaient-ils quitté la prison, conclutCécilia,que les servicesde sécurité libyenssontarrivésetont tuéà lamitraillette tous sesgardiens.Sontéléphonevibre.Ellelecoupe,agacée.NicolasSarkozy,bouleversé,prometdedécorerdelaLégiond’honneurBorisBoillon,ainsique

lesdeuxofficiers,quidînent,eux,encuisine.ClaudeGuéantopine.Àcetinstantsonneencoresurlatabled’acajouleportabledeCécilia,qui,cettefois,regardel’écranetdécrocheenenclenchantlehaut-parleur.DanslasalleàmangerdeLaLanterne,flottantentrelesfauteuilsEmpireetlestableauxdemaître,résonnelavoixduguidesuprêmedelarévolutionlibyenne:«Cécilia,Iwantyou,Iloveyou, Cécilia my dear, come back. Where are you ? I want you. » L’épouse du chef de l’Étatraccroche. Elle ne dit pas unmot, elle regarde sonmari. Les trois décorations ne seront jamais

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remises.

Quelques joursplus tard,à la findumoisde juillet2007, lePrésidentconvoquesoncabinetàVersailles.D’untonrogue,lechefdel’Étatlemetengarde;quesesconseillersnes’avisentpasdeprendredesvacances : laFrancene s’arrêtant jamais, ilsont intérêt à semontrer actifs, réactifs,mobilisés,présents–lesinjonctionssousformed’adjectifspleuvent–,d’ailleursluines’accorderaaucun repos, un président de la République ne connaît pas les congés, il espère avoir été clair.L’assembléesermonnéeattendquel’oragecesseetquitte,penaude,larésidence.Dixjoursplustard,Nicolasetsonépouses’envolentpourlesÉtats-Unis.LesAgostinellietlesCromback,cesfidèlesde La Lanterne, les accueillent dans une villa louée à Wolfeboro, sur les bords du lacWinnipesaukee. Trois mois plus tard, le palais de l’Élysée publie un communiqué annonçant ledivorcedesépouxSarkozy.Commeselanguit,encetautomne,LaLanternedésolée.Chaquefindesemaine,NicolasSarkozy

yprendsesquartiers,seréfugiantdanslamaisondontilespéraitqu’ellepuisseretenirsafemme.Pour le distraire se relaie à ses côtés le carré des conseillers fidèles, ces grognards écartés parCécilia.Danscetterésidencequ’elledécouvre,lagardeamicaleassuredestoursdeveille,dînant,regardantlatélévisionetdiscutantautourduPrésidentchagrin.Danslajournée,NicolasSarkozyytravaille énormément, recevant ses collaborateurs ou sesministres qui demandent à le consulter.Christine Albanel, en charge du portefeuille de la Culture, est ainsi priée de venir un samedi à14heures.L’ancienneplumedeJacquesChiracsesouvientd’unemaisondésertée,trèssilencieuse,inanimée. Le Président est différent. Hagard, déboussolé. « Il portait un jean, répète-t-elle, unjean17.»Ellenel’ajamaisoublié.

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Chapitre3

DESNOCESETUNJOINT

Unjeudidedécembre,Jean-JacquesAillagon,présidentdel’ÉtablissementpublicduchâteaudeVersailles, se trouve en Suisse lorsque sa secrétaire l’avertit que le président de la Républiquechercheàlejoindre.Quelquesminutesplustard,NicolasSarkozyl’appellesursonportable.«Jevoudraisvenirdimanchevisiterlechâteauavecquelquesamis,jesuisàLaLanterneetonvoudraitvenir, unevisite toute simple, hein, avecdes amis. » Jean-JacquesAillagon lui recommande, s’ilsouhaiteêtretranquille,dechoisirplutôtlafindel’après-midi,l’heureoùlechâteausevide,maisle chef de l’État insiste, il sera là vers 15 heures. Et à 15 heures, en ce dimanche d’affluenceexceptionnelle, Jean-Jacques Aillagon, posté devant le pavillon Gabriel, accueille le convoi,observant non sans étonnement qu’au lieu de venir en traversant le parc, ce qui serait depuisLaLanternelecheminleplusdiscret,ilpasseparl’avenuedeParis,remontelaplaced’Armesets’engouffredanslacourd’honneur.DelapremièrevoituresortentNicolasSarkozyet–surprise…–CarlaBruni,delasecondelamèredecelle-ci,puisunedameprésentéecommeétantlasœurdelamèredumannequinitalien;enfinAurélien,lefilsdeCarla,etuncopaindecelui-ci.Leprésidentduchâteaulespriedelesuivre,illeurferavisiterlesappartementsprivésdelareine.Danslafoulecompactedesmilliersdetouristes,lecortègesefraieunpassage.Jean-JacquesAillagonnotequelePrésidentserredeprèslemannequin.Passantdevantlachapelleroyale,legroupes’attarde.EncesjoursprécédantlacélébrationdelaNativité,leurhôteaprévuunconcertd’orgue.QuelquescantatesdeNoël jouées pour le président de la République, son amie et sa famille ; chacun apprécie ladélicate attention.Alors qu’ils retournent dans le châteaubondé, le copain d’Auréliendéclare sesentirnauséeux.Devantsamine,Carlas’inquiète.Ilfautdégagerunpérimètre,repousserlescorpsagglutinés des visiteurs, allonger l’enfant, lui apporter un linge humide, un seau. Médusé, Jean-JacquesAillagonregardeleprésidentdelaRépubliqueaubrasd’unevedettedenotoriétémondiale,penchésurunenfantmaladedanslagaleriedesGlaces,entouréd’unetante,d’unemère,toutcepetitmondephotographiépardes spectateurs éberlués et sepoussantdu coude…Voilà, songe-t-il, quidemain ravira lesgazettes, lapresse sera folled’apprendreque lePrésident seconsole,qu’il estamoureuxetquec’estaucœurduchâteaudesroisdeFrancequ’ilachoisi,encetteveilledeNoël,d’annoncerlabonnenouvelle.Danslesjoursquisuivent,Jean-JacquesAillagonlitlesjournaux,lefrontplissé.Pasuneligne,

pasunécho,pasunephotographiepubliée.Étrange.Lelendemain,ildécouvreàlaunedetouslestitrescesimagesprisesàEurodisney:entourédeMickeyetMinnie,lechefdel’Étatprésenteaux

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Français sa nouvelle compagne. Jean-Jacques Aillagon comprend que l’opération « galerie desGlaces»ayantmystérieusementcapoté,elleaétérecommencéedansleparcd’attractionsdeMarne-la-Vallée.Etquelà,danslesdécorsencarton-pâtedelagrandeparade,l’images’estimprimée.

LenouveaucoupleapprécietantLaLanternequ’ilyfêtesonmariage,célébrécivilementdansla

matinéedu2février2008,àl’Élysée.Unbuffetchaud–delafonduesavoyarde–estdressédanslesalonvert,tandisquedansl’entréesontposésdeuxportantsenmétal.Voicilacinquantained’invitéss’engouffrant, accrochant manteaux, étoles, écharpes et fourrures sur les cintres qui menacent derompre.Certainsapportentdescadeaux,personnen’apréparédediscours,toutel’assembléeaétéàdirevraiprisedecourt.Laveille,CarlaetNicolasontpassédescoupsdefiletrédigédestextos.«VenezdînerdemainàLaLanterne,ilyauraunesurprise.»Etquellesurprise!Ilestprobablequeparmi cette foule joyeuse nul ne sait que la maison, coutumière des festivités, en ce jour de laChandeleur,abriteunenocepourlatroisièmefois.

Auprintemps1954,lapropriétéestlouéeparDavidBruce,ambassadeurdesÉtats-Unis,chargé

de suivre en France l’avènement de la CED (Communauté européenne de défense) et grandadmirateur de Jean Monnet. La Lanterne, dont il écrit dans son journal qu’elle incarne « laperfection18»,luipermetderecevoirjoliment,cequ’ilfaitvolontiers.Lediplomatel’ouvreainsiàPhilippedeRothschildetPaulinePotter,qui, lematindu8avril, se sont juré fidélitéà lamairied’Auffargis. «Le chef a confectionnéunmagnifiquegâteaudemariage composéde trois templessuperposés avec, au sommet, une pâtisserie représentant Éros, le tout en style Louis XVI. Lechampagne a coulé à flots durant tout le déjeuner…Avec tant deRothschild présents, j’ai penséqu’ilétaitmieuxdeleurdonnerunbordeauxrougequ’ilsneconnaissaientprobablementpasbien.Lamaisonétaitcharmante,leschandeliersfestonnésdefleurs,lesradiateurscouvertsdemousseetdesfleursdeprintempsàprofusionpartout.Parchance,letempsétaitbeauetensoleillé.Parmilesinvités,ilyavaitdesmaires,despréfets,desbanquiers,desartistesetbeaucoupdejoliesfemmes.Celam’asembléêtreungrandsuccès19.»Soixanteansplustard,silasaisonestmoinsriante,ilestamusant de noter que la compagnie ressemble peu ou prou à celle qu’accueillit en son tempsl’Américain.En juin 1972, la résidence sert à nouveau de salle nuptiale. Dans la journée, Jean-Jacques

Chaban-Delmas, fils dudeuxième lit duPremierministre JacquesChaban-Delmas, a épousé, à lamairie de Bordeaux, Diane de Oliveira Cezar. Le soir, les deux familles et tous leurs invitésprennent l’avion pour dîner à La Lanterne. Nappes damassées, guirlandes de fleurs, vaisselled’apparat,lephotographeenprofitepourfaireposerlesquatregénérationsdefilsChabandanslesalon. JacquesChaban-Delmaset sonépouseMicheline se régalent. Ils ignorentencoreque,dansmoinsd’unmois,ilsserontcontraintsdequitterceslieuxenchantés,PierreMessmerétantnomméàlatêtedugouvernement.AuxnocesSarkozy,l’ambianceestmoinsclassique.Voire,auxdiresd’untémoin,«surréalisteet

brinquebalante, totalement improbable ». Depuis deux jours,Marisa Bruni-Tedeschi, la mère deCarla,lapresseautéléphonedeprévenirsescousines,d’appelertelletante,denepasoubliercetoncle,maisCarla refuse ; il est impossible d’être bavard, la cérémonie civile dans le palais del’Élysée doit être réduite, seuls de rares intimes seront mis dans la confidence. Marisa Bruni-Tedeschi a beau ne pas être le genre de personne à se laisser embarrasser longtemps par desconvenances,elledemeureunpeuchiffonquelemariagedesacadettesoitpresqueclandestin.Mais

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déjàlafêtecrépitedanslessalonsdeLaLanterneetl’octogénaireretrouvelesourire…Àtraverslaporte-fenêtre,lamèredeCarlavoitdescendred’un4×4,garéaumilieudelacour,safilleaînée,l’actriceValeriaTedeschi.Dansuncoindelapièce,PàlSarkozy,lepèredeNicolas,lescheveuxpeignésenarrière,observelascène.Sousl’œilinquietdesesfrèresetdesademi-sœurCaroline,lePrésident fraîchementmarié lui jettede tempsàautredes regards sombres ; cesdeuxhommesnes’entendentpas.MarisaBrunis’écarte,ellesalueVincentPerez,unamicherdeCarla,habituédeceslieuxoùiljouaitsouventautennisavecl’occupantprécédent,DominiquedeVillepin.Elletendlajoueàl’écrivainFlorianZelleretàsacompagne,MarineDelterme,témoindelamariée,ellesefaitprésenterNicolasBazire,témoindeNicolas,puisAlainMinc,PierreCharon,BriceHortefeuxetCatherinePégard.Dadue,lamèrechériedeNicolas,luiproposealorsdes’asseoirsuruncanapé.Lesdamesbavardent,quanduninvités’approche.IlestdésolédelesdérangermaisonvientdeluidésignerunmonsieurcommeétantlepèredeCarla,orilpensaitquel’épouxdemadameBruniétaitdécédé.«Oui,répondl’Italienne,mais,celui-ci,c’estl’autre20.»Peuéclairé,l’importuns’écarteetDadueprendlamaindeMarisa:«Voussavez,machère,j’aivubienpire.»Etlanouvellebelle-mèreduprésidentdelaRépubliquederiredeboncœur.Qu’importe,siellen’apasétéprévenuequelepèrebiologiquedeCarla,MaurizioRemmert,sonamantdejeunesse,seraitdelapartie…Ilsemblerait, croit-elle deviner, que ce soit Nicolas qui ait pris l’initiative de convier l’hommed’affaires brésilien et son épouse. D’ailleurs, il s’en occupe avec empressement, les invitant àmonterdanssachambrepourleurmontrer,depuislafenêtre,lavueexceptionnellesursonvoisin,lechâteaudeVersailles,siproche,simerveilleusementproche.MarisaBrunineprendpasombragedes manières un brin cavalières de son désormais gendre ; les affaires de cœur ont, chez elle,toujoursétéensoleillées.ElleembrasseMaurizioetsonépouse.N’est-cepasdélicieuxdevoirsonenfantcélébrersesnocesdanslepavillondelaRépublique,àl’ombredupalaisroyal?

Autour dunouveau couple, les dîners s’enchaînent.Des tablées dehuit, queCarla compose en

mélangeantsesamies–MarineDelterme,FaridaKhelfa,VéroniqueRampazzo–etsescopainsàlui– JeanReno,ChristianClavier,DidierBarbelivien, lebardedu régime–,parfoisdespolitiques,commeLucFerry,unpilierdeLaLanternemalgré lesalternancespolitiques,XavierBertrand,encompagniecesoir-làdupublicitaireJean-MichelGoudardetdeRachidaDati,unesurvivanteelleaussi.LephilosopheFerryparledemythologiegrecque, sonépouse l’écoute,Carla fume,boitunpeudevinrouge,installantdanscettemaisonunairpétillant,unsoufflebohème.Sisonmarineboittoujours pasd’alcool, il a cessé son régime au fromageblanc– régimeque lui avait vanté Jean-ClaudeMailly,ayantainsiperdudixkilos–etfaitserviràsesinvitésd’excellentsalcoolsqu’illespressed’accepter.NicolasSarkozy s’amusede rencontrer l’entouragede sanouvelle épouse, cesartistesdegauche,mannequins,vedettes,couturiers,oiseauxdenuit.Etl’hommededroite,lemairedeNeuilly,saitcharmercescommensauxquijamaisn’ontvotépourlui.Unsoir,Valeria,lasœurdesafemme,arrive,encoretrèsenretard,avecsoncompagnon,LouisGarrel.L’acteurafficheuneminehostile. Il ne fait pas mystère que se retrouver peu ou prou le beau-frère d’un président UMPl’insupporteet,d’ailleurs,l’espritgamin,ilserouleunpétardenfindedîneretlefume.LemaîtredeLaLanterneneselaissepasdésarçonnerparunefumette,poursuivantlalaborieuseconversation.Dans son cadre doré, au mur, Mademoiselle, la fille du roi, peinte par Nattier, fait de même.Impassible,laprincessedeFranceobservelascène.UnpétardàLaLanterne.Quellehistoire…

SiNicolas n’aime pas la campagne, il goûte les attraits de La Lanterne. Les parties de tennis

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contre lemaître d’hôtel, la piscine et, surtout, les courses à pied dans les huit cents hectares dudomainepublic,auquelonaccèdeparuneporteauboutdujardin,aprèsquel’officierdesécuritéatéléphonéauchâteauetcelui-ciaverti sesservices.LePrésidentappréciedecourirà jeûn.Ayantenfilé son short et ses baskets, fait quérir ses officiers de sécurité, il s’échauffe à petites fouléesdans leparc, ouvre lapoterneblanche et accélère le rythmeen remontant l’alléedesPaonspouratteindre la pointe sud du Grand Canal. Ce 26 juillet 2009, Versailles a chaud, très chaud, lestouristes ont enlevé leurs chaussures pour se tremper les pieds dans l’eau de la petite Venise.NicolasSarkozycourt,illongelecanal,court,remonteverslechâteau,courtencore.Lesoleildardedans le parc du roi aunoméponymeet le premier élu deFrance affronte tout à la fois l’astre etl’histoire. Se souvient-il, transpirant, le cœur trépidant, du jour où il indiqua à son ex-épouseCéciliacetteinscriptiongravéesurunecornichedelagaleriedesGlaces,«Leroigouverneseul»?Ilallongelafoulée.S’écroule.Michel, le chef des gardes du corps, prévient les secours, puis téléphone à La Lanterne. Le

médecindegarde,véhiculéàmoto,fonceversl’endroitoùgîtleprésidentdelaRépublique.Autourdelui,unbarraged’officiersdesécurité.Vingtminutesontpasséetdéjà,dansleciel, lerotordel’hélicoptère qui s’approche. Une seconde moto arrive, avec Carla à l’arrière, arrivant deLaLanterne.NicolasSarkozy,denouveauconscient,esttransportéàl’hôpitalmilitaireduVal-de-Grâce, où il est soumis, toute la nuit, à une batterie d’examens. Un président de la Républiqueconfrontéàunproblèmedesantéestunévénementrarissimeetlanations’affole,lesconseillerssecontredisent,lesjournalistess’agitent.

Àmille kilomètres de Versailles, Jean-PaulMoureau passe le week-end dans son élevage de

chevaux camarguais. L’étiopathe aux mains miraculeuses est un homme rare. Cheveux longs etargentés, regard d’aigle, ce petit-fils d’une rebouteuse a suivi des études de médecine, puisdécouvert que ses doigts accomplissaient des guérisons spectaculaires. Sous ses paumes, lesorganes parlent, les nerfs s’apaisent, les douleurs s’évaporent. Sa consultation parisienne estcourue;Jean-PaulMoureauestleguérisseurd’AlainDelon,deJean-LouisBorloo,deRachidaDati,desfrèresPeugeot,deRobertHirsch,deMartinBouygues,delafamilleDassaultetdetrèsgrandspatrons du CAC 40, comme de fortunes étrangères ou de chefs d’État du monde entier, qui luienvoientleuravionprivéafinqu’ilviennelesguérir.L’étiopatheestdevenuunintimeduprésidentde laRépublique, qu’il voit une fois par semaine, « pour entretenir la Ferrari21 ». Le Président,précise le Camarguais, est en excellente forme physique, mais sollicite beaucoup son corps.Moureau s’occupe de « réactiver les flux, de relancer les énergies ».Ce 26 juillet, alors que lePrésidentestexaminéauVal-de-Grâce,«Carlametéléphone,j’aiprisunavionetlelendemaindumalaise, jesuisàLaLanterne22».L’étiopatheexaminesonami,qu’il trouve inquiet, fatigué. Il lemanipule, pose ses mains sur son corps, écoute son cœur, son foie, entend ses os, détend sesmuscles,puisleregardeaufonddesyeux.«Tuaseuunepanned’essence,justeunepanne»,luidit-il.UneformulequeNicolasSarkozyferasienne.Jean-PaulMoureaunecesseraplusd’«entretenir»lasantéduchefdel’État,étendantsonartàtoutesafamille,soignantMarisa,labelle-mère,Carla,l’épousequivoudraittantavoirunenfant,et,quandGiuliavintaumonde,Moureauracontequ’ilfutsouventappelépourl’aideràs’endormir.

LanaissancedelafilledesépouxSarkozy,enoctobre2011,agiteLaLanterne,accueillantenla

personnedecenourrisson laplus jeunede sesoccupants.De l’autre côtéduparc, au châteaude

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Versailles,ladirections’agite.Elleprielejardinierenchef,AlainBaraton,depréparerleplusbeaubouquetpossibleetd’aller l’offrirà la jeunemère,avec leshommagesdupersonneldudomaine.Baratoncomposeunesplendeuret,tôtlematin,envesteetcravate,arriveàLaLanterne,résidencequ’ilconnaîtpuisqu’ilenfutdeuxanslegardien.Sadéceptionestgrandelorsqu’unmaîtred’hôtel,l’attendant sur le seuil, attrape le bouquet, le remercie et referme la porte. Autour du bébéprésidentiel, les visites s’annoncent, chacun voulant féliciter, flatter, admirer, mais se faisantéconduireparunbarrageimplacable;CarlaSarkozyestfatiguée.LaureDarcoséchappeaufiltrage,ellearriveenfindematinéeàVersailles.L’épouseduchefdel’Étatapprécielacompagniedecettejeune femme, riante et vive. Elle doit en effet à la femme du ministre de l’Éducation nationaled’avoirsauvé,troisansauparavant,saprésentationauxmembresdugouvernement.Cejour-là,dansunsalondel’Élysée,lesministresetleursconjointssontreçusàdéjeuner.L’ambianceestpolaire,ces politiques s’effrayant de la mauvaise image donnée par la liaison entre un chef de l’Étatrécemmentdivorcéetune topmodel jet-setteuse italienne.NicolasSarkozy, tenantpar lamain sacompagne, fait la tournée. Poignées de main, sourires crispés. Lorsqu’il s’approche de LaureDarcos,celle-cil’interrompt:«Madameetmoi,nousnousconnaissons,nousavonsencommununhommeaucorpsmagnifique.»Stupeur.EtderaconterCavalaire,l’hôtelaupiedducapNègre,sonfilsGabrielapprenantànageraveclebiennomméPhilippeDauphin,dont lamusculatureparfaitetrouble les mères de famille, et comment ce Philippe Dauphin enseigne également la brasse àAurélienEnthoven,lefilsdeCarla,sibienquechaqueétélesdeuxfemmessesourient,postéesdepartetd’autredelapiscine.«Ah!lesplendidemaîtrenageurdeCavalaire»,ritauxéclatsCarla,qui apprécie que l’épouseduministreDarcosbrise la glace.Lesdeux femmes seront complices.Aussi Laure Darcos peut, elle, entrer à La Lanterne et admirer Giulia Sarkozy, à laquelle elleapporteuncadeau.Quellen’estpaslasurprisedelafemmeduministrededécouvrirlepalaisdelaRépublique transformé en maison ordinaire… Le salon en désordre, la femme du Président enpeignoir, décoiffée, son bébé dans les bras,manquant de trébucher sur les piles de jouets et leshabitsjetésàterre,partoutdescrisd’enfants, lacavalcaded’Aurélienjouantdansl’escalieravecdescopainset,dansunfauteuil,Valeria,lasœurdeCarla,s’amusantdufoutoir.Lajeuneaccouchée,heureuse, l’embrasse. Laure Darcos débarrasse un fauteuil, s’y assoit et se régale de la vie quidéferledanslademeureofficielle,lorsquesoudainentreleprésidentdelaRépublique,costuméetcravaté:«Maisquesepasse-t-il?Ilestmidi,tun’espashabillée,pascoiffée?»L’airsecharged’électricité,ilvoudraitraconterlemeetingdecampagnedontilrevient,sondiscours,lafoule,maissafemme,babillantavecsonenfant,hausselesépaules.NicolasSarkozyquittelesalonetlestroisfemmeslevoientpartircouriraprèss’êtrechangé.CarlaenfileunmanteausursonpeignoiretposeGiuliadansunlandau.AccompagnéedeLaureDarcos,ellepromènesonnourrissondansleparcetil est vraisemblable que, jamais,LaLanternen’aura autant été unemaisonde famille qu’en cettematinée,oùlapolitiqueareculédevantlagrâced’unenaissance.

Lesvendredis,àl’Élysée,lesecrétariatduPrésidenttéléphoneauxconseillers,aveccemessage:

« Demain 14 heures, réunion à La Lanterne. Sujets : divers. » Chacun s’y rend par ses propresmoyens,segarantdansl’alléeetmarchantjusqu’àladoubleportevitrée,oùpersonnen’estchargéde l’accueil. Ici, ces hommes de pouvoir, habitués à la pompe élyséenne, se déplacent sansprotocole,necroisantnihuissiersenqueue-de-pie,niuniformessombresdelagarderépublicaine.Dans ce décor invitant au marivaudage, les conseillers avancent jusqu’à la maison ouverte, oùNicolasSarkozylesconduitausalon, lesinvitantàs’asseoirsurlescanapésàfleurs.Détendu,lePrésident fait le service,passant avec insistanceunplateaudechocolats. Jean-MichelGoudarda

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beau être astreint à un régime sans sucre, il comprend qu’il lui faut accepter ; l’empressementprésidentieln’admetaucunediètepersonnelle,hormiscelleduPrésident lui-même.Enfoncésdanslescoussins, lesconseillersse félicitentque lesalonvertde l’Élysée–sesboiseriesdorées,sestenturesdetaffetasetsatablelongue,oùdessous-mainsencuir,dupapiervierge,desstylosetunplateaud’argent lesattendent–paraissesiéloigné.Là-bas,unhuissieràchaîned’argentannoncel’entréeduprésidentdelaRépublique,tandisqu’euxselèvent,silencieux.Lechefdel’Étatprendplacedanssonfauteuil,rehausséetélargi,ildistribuelaparole.«Pierre(Giacometti)?»«Henri(Guaino)?»«Patrick(Buisson)?»«Franck(Louvrier)?»«Jean-Michel(Goudard)?»Àeuxdeparler, en s’efforçant à être concis, s’appliquant à surprendre, sinon à briller. Tandis qu’à LaLanterne,labouchepleinedechocolatsfins,leregardvagabondantversleparcboisé,ilsbavardentsansordredujour,sanstourdetable,sequittantparfoisalorsquelesoleilplonge.Pourautant,lamagie du petit palais n’abroge pas les barrières : jamais Nicolas Sarkozy ne leur a proposé depiquerunetêtedanslapiscine.Mais,toutdemême,quecesréunionssontdécontractées!Soudain,Carla traverse le salon.Sonmari l’invite à prendreplace, elle refuse, il insiste, l’œil amoureux.«Viens,amore,allez,viens.»Elleaccepte,parfois,s’appuyantsurl’accoudoirdufauteuildesonmari.PatrickBuissonestconcentré,àsonhabitude.Personnenesesouvientdel’avoirvutripoterlapocheintérieuredesavesteoudes’éloignerpourselaverlesmains.Quandilsapprendront,troisansplus tard,enmars2014,que l’historien idéologue, l’hommesi sûrde luiqu’il se flattedenejamaisprendredenotes, lesenregistrait toutdu long,gravantdans son téléphone leursmauvaisesblagues,leursremarquesdésobligeantes,leurssecretset,pisencore,leursconfidencesmurmuréesàl’abridelavoiturequi,danslanuit,lesramènejusqu’àlacapitale,ilsserontfoudroyés.Car,àLaLanterne,ilsselaissaientaller,oubliantquelepavillondudomaineroyalabritedepuistroissiècleslesintriguesdeCouretqu’ilopèresursesinvitésunemagiesournoise,puissante.Unsortilège.

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Chapitre4

LACITADELLEINTERDITE

Enchâssé dans son enceinte de pierre, le palais de la République demeure invisible. Pour lebadaud,l’apercevoirrelèvedelagageure.LamaisonnefigurepassurlesplansduparcduchâteaudeVersailles, ni sur ceux qu’édite la commune.AucunGPSn’a enregistré son existence,GoogleMap l’ignore.Ellese terredansun trounoir, rarepointaveugledenoscartessatellitaires.Unnoman’s land échappant à tout recensement géographique, un secret partagé entre initiés. Pour yparvenir, il faut serpenter jusqu’à la pièce d’eau des Suisses, puis, ayant dépassé la façade del’Orangerie,encontrebasduchâteaudeVersailles,roulersurlalonguelignedroitebordantleparc.Àtraverssesgrillessedévoilentlesalléesdudomaine,lescourbesdesparterresdebuisetlerefletdes fontaines. Une traversée du cœur de la magnificence monarchique lorsque, soudain,l’atmosphère se déglingue. Les arbres ne sont plus taillés, herbes folles et buissons de roncescolonisent lesbas-côtés.Àgauchede la route, lecampdesMatelots,unfouillisdebaraquementsmilitairesàl’abandon.Bientôt,leparcroyaldisparaît,lesgrilleslaissentplaceàunmurdepierremoussue. Sur la départementale 10, qui relie Versailles à Saint-Cyr-l’École, apparaissent deuxmaisons.Quelquescarreauxébréchés,desvoletsdeguingois;cesbâtissesbranlantessontlesplusprochesvoisinesdelarésidenceprésidentielle.DanscescommunsduchâteaudeVersailleslogentonze familles d’employés, loin des regards et très loin des normes modernes de confort. LaPoulinièreetLaMénageriesontséparéesparunecourenterrebattueetunhangar,couvertdesuie,oùcroupissentstatuesdémembréesetoutilsdejardin.LaMénagerie,dontlenomrappellel’ancienzoo royal, abrite quatre logements, chauffés aupoêle à bois jusqu’en l’an2000.Les fenêtres auxchâssisenboisfermentmal.Lesdeuxétagesnesontaccessiblesqueparunescalierextérieur.Lesjardinierssesontrésignésàcesâpresconditionsdevie,sachantbienqueleursalairenesuffitpasàlouerundeuxpiècesenville.DepuisleurcoursevoitnettementletoitdeLaLanterne,refaitàneufen2002,etsestroischeminées.Qu’ellesoitoccupéeouvide,larésidenceduPrésidentestchauffée.Pour éviter regards et bavardages, la troisièmemaisonde cet ensemble, le pavillondu Jardinier,dontunefenêtreindiscrètedonnaitsurlademeure,n’estplusoccupéedepuisqu’en2014sondernierlocataireestpartiàlaretraite.S’ilestmalvenud’observerdepuiscesmaisonslarésidenceduprésidentdelaRépublique,ilest

enrevancheimpossibledenepasentendrelebruitdesballesdetennisrebondissantsurlequick,letintementdesverresservisparlesmaîtresd’hôtelet,entreleséclatsderire,lesouffledelabriseclaquantdanslatoileblanchedesparasolsenteck.Del’autrecôtédumur,allongésàlanuittombée

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surletalusautourdel’étangdel’Éléphant,lesjardiniersduchâteaupartagentdesbières.Auxbeauxjours,sileventnerisquepasd’incommoderleursdélicatsvoisins,ilsgrillerontdessaucisses.

JusteaprèsLaPoulinière,àhauteurd’unedésertiquehalted’autobus,unepalissadedeboisblanc

barrelaroutedeLaLanterne.DepuislepavillondelaChouette,uneétroitemaisonnettedebriquerose, les sentinelles veillent.Unenuit d’automne1988, seul dans cette guérite, unpolicier se tueavecsonarmedeservice.Lelendemainmatin,legardiendeLaLanternenourritsespoulesquanddeuxinspecteurspassentl’interroger.A-t-ilentenduunbruitparticulier?Observéquelquechose?Iln’a rien remarqué. Il est priéd’allerdéposer au commissariat deVersailles, où il lui est rappelécombienoncomptesursadiscrétion.L’affaireestsensible.Danslajournée,l’intendantdeMatignonse déplace. Il renouvelle la consigne de silence. Michel Rocard vient d’être nommé Premierministre : une publicité donnée à la mort soudaine de l’agent serait désastreuse. L’étouffoirs’organise. Le suicide du policier de La Lanterne demeurera secret, et la ronde de la gardeendeuilléereprend.

LepavillondelaChouettedépassé–mouvementinterditàquin’estpasl’invitédelaprésidence,

ou précédemment celui duPremierministre –, on roule à travers un bois, planté là sousNicolasSarkozyafindenepaslaisseruneétendued’herbeàdécouvert.Enavançantsurlechemindeterre,le bruit de la quatre-voies s’estompe.Le silence est épais.Une grille pleine en fer forgé clôturel’entrée.Elleestbordéededeuxpilesdemarbredécoréesdetêtesdecerf.DesarmesposéessousLouis XVI, qui les fit venir de la grille des Cerfs de la Ménagerie, afin de rappeler que lepropriétaire de La Lanterne, le prince de Poix et duc de Noailles, occupe à son service laprestigieuse fonction de gouverneur des chasses. Ce qui se tient derrière cette grille opaque, lesFrançaisl’ignorent.Lesrarespersonnesàconnaîtrelamaisonsontcellesquiyonttravaillé–quatrecouplesdegardienssoustoutelaVeRépublique–,cellesquiyontservi–lemutiquepersonneldeMatignon ou celui, guère plus bavard, de l’Élysée – et celles qui en eurent l’usage parcequ’appeléesàgouvernerouéluespourprésider,ainsiqueleursconseillersproches,leurfamilleouleursamis.Àl’échelled’unpays,celafaitpeudegenscapablesdedécrirecettepropriété,d’autantque ceuxquiy furent conviés–pour s’ybaigner, jouer au tennis, danser, dîner et, plus rarement,travailler – veillent à jouir en secret de ces souvenirs. Les sept cents employés du domaine deVersailles ne franchissent pas le mur d’enceinte. Jamais le maire de Versailles, le député de lacirconscription,lepréfet,oumêmeleprésidentduchâteaun’yfurentreçusdansl’exercicedeleurmandatoudeleurfonction.Aucundesjardiniersvivantdel’autrecôtédel’enceinte,pourcertainsdepuistrenteans,n’apoussélaportedulogementenrez-de-chausséedugardienafindeluirendrevisite.Autrefois,lepersonnelduchâteauétaitsollicitélorsdesgrandestontesoupourl’élagagedesarbres,mais l’intendancede la présidence amis fin à cet usage, pourtant économique, dépêchantdepuisParisdessalariésdel’Élyséeoubienpayantuneentrepriseprivée.ConfidentielLanterne.

En1944,legénéraldeGaullerécompenseunedescompagniesrépublicainesdesécurité,cellede

Vélizy, une commune limitrophe de Versailles, qui s’est illustrée durant l’Occupation, en luiattribuant lenuméro1et laprotectiondesplushautspersonnagesde l’Étatdans leurs résidences,leurs déplacements et leurs villégiatures. Soixante ans plus tard, les hiérarques de la policenationale comprennent que protéger un élu en plaçant devant sa porte un, deux ou trois policiersstatiquesvêtusdegiletpare-ballesexposelesfonctionnairesetn’écartepasledanger.Ilconvientde

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moderniser lesméthodes de surveillance. LaLanterne est gardée comme le serait unemaison decampagne, un peu isolée mais n’attirant guère les cambrioleurs. On a pu y croiser parfois desvisiteurségarés,dontun«Américain»photographiantà travers lesvitres.Cecurieux touristefutconduit jusqu’au pavillon de la Chouette, où un policier lui ordonna de lui remettre sa pelliculeavant de le laisser – étonnante mansuétude – prendre la poudre d’escampette. C’est Jean-PierreRaffarin,chefdugouvernementen2002,quiacceptequesademeuredeweek-end,peufréquentéetant il luipréfèrecellequ’ilpossèdedans lesCharentes,soit l’objetdecesnouvelles techniques.Luietsonépousesontattentifsaubien-êtredespoliciersdelaVélizy,s’inquiétantdeleursoifoudeleurfatigue;aussi,sidesmachinespeuventleuréviterdesouffririnutilement,ehbien,allonspourlesmachines.Enaccordavecl’armée,le«site»deLaLanterneestéquipédequelquescamérasetd’écransdecontrôlegrâceauxquelsonlimitelenombredepoliciersprésents.LorsquesuccèdeenlademeureDominiquedeVillepin,ceplandemodernisationestfreiné.SilePremierministreadorecouriraveclespoliciersdelaCRS1,ets’illuiestarrivédedéambulerdanslescouloirsd’hôtelenslipdebaindevantleshommesentenue,ilrenâclepourautantàcequeLaLanternesoitplacéesouscaméras.Illesrefuseprèsdelapiscine,lesécarteauxenvironsimmédiatsdutennisetneveutpasenentendreparlerauxabordsdelamaison.Lechefdugouvernementn’aimepassesavoirobservé,etmoinsencoredanscepavillondiscret.

ToutchangelorsqueNicolasSarkozys’attribuelademeure.Devenuerésidenceprésidentielle,la

maisoncristallisesoudainlavigilancedesservicesdesécurité.LecommandementdelaCRS1n’estd’ailleurspasmécontentdecedéménagement.LechâteaudeRambouillet,quijusqu’alorsservaitdecadre auxweek-ends des présidents de laRépublique, était bien difficile à garder : son étendueépuisait les patrouilles et son accès en partie ouvert au public compliquait leurs missions. LaLanterne, petit espace clos de murs, se surveille plus simplement. En accord avec le GSPR, leGroupedesécuritédelaprésidencedelaRépublique–uneunitédelapoliceetdelagendarmerienationales –, et avec l’aval de l’armée, laVélizy établit un programme de choc. LaLanterne estdésormaisinterditedesurvolparlespetitsavionsdetourismedel’aérodromedeSaint-Cyr,et«lecircuitdefonddepiste»calculépournepasserniau-dessusdelamaison,niau-dessusdesjardins.Unepisted’atterrissagepourhélicoptèresesttracéeàl’extrémitéduparc,oùellevoisineaveclesfrichesdel’Inra.Endéracinant,tondantetdébroussaillant,ondégageausoluneclairièredepelouserase.Ailleurs,lelongdumurd’enceinte,sontplantéesdesrangéesd’arbreshauts,afind’empêcherplusencorelesregards.Lejardinestquadrillé,commel’écrand’uneconsoledejeuxvidéo,pardesdétecteursdemouvementsbalayantlesol.LaCRS1installeuneéquipedepoliciersdansunlocalvoisinde la cuisine,une secondedansunpréfabriquévert,monté sur trémies, prèsde lapoterneouvrantsurledomaineduchâteau.Danscerectangledetôle,jouretnuit,cesfonctionnairesd’éliteneperdentpasdesyeuxlesimagesqueleurenvoientlescamérasplantéestouslesdixmètressurlemurd’enceintedelapropriété.Certainessontstatiques,d’autrestournentà360degrésettoutessontéquipées d’infrarouges. Elles frémissent au moindre trottinement d’une musaraigne. Le visiteur,égarédansledomaineduchâteaudeVersailles,quis’aventureàlongerlarésidenceprésidentielle,ne voit rien d’autre qu’un hautmur de pierre. Aucun policier ne patrouille, tout paraît endormi.Pourtant,s’ils’approcheàmoinsdequinzemètres,unecaméralevise, lefixeet l’enregistre.Pasunebicyclette,pasunamateurdecourseàpied,pasuntouristequin’échappeauxécransdecontrôledelaVélizy.Cesimages, tournéesvingt-quatreheuressurvingt-quatre,sontsoumisesàdesmainscourantesd’enregistrement,lespoliciersynotentparécrittoutcequ’ilsontobservé.Lesdocumentssontconservésdansdesvalisesdotéesdeclésdesécurité,remisesàlahiérarchie.Sinuln’enfaitla

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demande,lesfichessontprogressivementdétruites.

DansleparcdeLaLanterne,àchaqueheuredujouretdelanuit,vingtpolicierstravaillentparroulementdesixheures.Silamaisonestvide,uneéquipedetroishommesfaitleguet.LorsquelePrésidentyposesesbagages,aussitôt l’effectifaugmenteet ilssont,auminimum,cinqpoliciersàassurer sur place « une vie normale à des gens anormaux », comme le confie l’un d’eux23. Cedéploiementn’esttoutefoisqueceluidestinéauxpériodescalmes,lorsqueaucunemenaceterroriste,aucune agitation syndicale ne crispe les services. Si l’état-major considère que la protection duprésidentde laRépubliquenécessitedeplusgrandesprécautions, l’attentionportéeàLaLanterneestrenforcée.Onvajusqu’àposterdestireursd’éliteentrelesmarronniersd’AmériqueetlespinsdeCorse, comme ce fut le cas le 28 octobre 2008, jour oùGordonBrown, PremierMinistre deGrande-Bretagne,vinticirencontrerNicolasSarkozypourtenterd’abrégerlapaniqueboursière.

Endehorsdesquatrehectares,lasécuritéestassuréeparlepréfet.Ilveilleaumaintiendel’ordre

endépêchantdesforcesmobiles,distribuéesdetellemanièrequ’ellesformentuncordonautourdela résidence. SousNicolasSarkozy, il n’est pas rare que cinq cars de policiers soient stationnésautour du parc, certains roulant dans le domaine du château, d’autres gardant ses abords. Cesmesuresn’ontguèreétédugoûtdes jardiniersdeLaMénagerie,agacésdedevoirprésenter leurspapiers d’identité à des policiers armés de fusils d’assaut chaque fois qu’ils regagnent leurdomicile. Les deux cents mètres carrés de l’intérieur de la maison sont également sous hautesurveillance. Les services de déminage passent, des équipes spécialisées vérifient les murs, lestapis,lestableaux,lemobilier.Et,biensûr,lesfréquentationsdupersonnelattachéàlademeure.

NicolasSarkozy,ancienministredel’Intérieur,apprécielaVélizyetmanifesteàl’égarddeces

hommes une attitude détendue. Si Cécilia Sarkozy n’a pas laissé dans leurs rangs des souvenirseuphoriques – d’autant moins que ses escapades secrètes au volant de sa Mini Cooper leurdonnèrent des sueurs froides –, Carla en revanche sait s’en faire apprécier. Lors des vacancesprésidentiellesaucapNègre,oùsafamillepossèdedepuisplusdecinquanteansunchâteaufortifié,la nouvelle épouse du président de la République leur fait porter des corbeilles de fruits et desprovisions d’eauminérale fraîche.ÀLa Lanterne, la nouvellemaîtresse demaison conserve sesmanières, apprises depuis l’enfance, lorsque de nombreux domestiques servaient sa famille derichesindustrielsitaliens.Carlasaityfaire.

L’arrivéedeFrançoisHollandeàLaLanternemodifiecetteorganisation.Lenouveauchefd’État

saitquelaCRS1estcommandéepardeshommesquiontservisoussonprédécesseur,pourautant,ilreçoit cordialement les fonctionnaires, louant leur engagement républicain, qu’il a apprécié alorsqu’ils assuraient la sécurité de sa campagne électorale. L’ancien premier secrétaire du partisocialiste, qui jamais n’a occupé de fonction gouvernementale, fait part de ses souhaits aucommandement:«Unformatsimple,trèssimple.»PasdecarsdeCRS,depatrouilles,derelèves,d’escorteslourdes,«surtoutpasdespectacle»,répète-t-il,soucieuxd’apparaître,ons’ensouvient,commeunprésidentnormal,oubien,plussecrètement,attachéàconserversalibertédemouvementset de cœur. En accord avec le GSPR, La Lanterne est dépouillée des fonctionnaires chargés dumaintiendel’ordreàl’extérieurduparc.Leseffectifssurplacesontrevusàlabaisse, lesgardesallégées.

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Bientôt,lasécuritéduPrésidentconnaîtsespremiersratés,et,dèsjanvier2014,aprèsl’épisode

funesteduPrésidentphotographiésurunscooteraupetitmatindanslacapitale,ilestconvenud’enrevenirausystèmeprévalantsousNicolasSarkozy.Leseffectifsreprennentd’assautlademeure,lescaméras tournent, les écrans enregistrent, les ondes balaient la pelouse. A ceci près qu’il estdemandéàlaVélizyderendrecettesurveillanceplusdiscrète.Ilnefaudraitpasquelescarsbleumarinefassenttropronronnerleursmoteurs,niqueleshommesarméspatrouillentlourdement:celanuirait à l’image débonnaire de la présidence. Le stratagème amuse les habitués du domaine deVersailles.Si,sousSarkozy,ilsdevinaientl’arrivéeduPrésidentendécouvrantlesrangéesdeCRSautourduparc,sousFrançoisHollande,riendetel.Maisdanslabonneville,surlesruellespavéesduquartierSaint-Louis,auxabordsducampdesMatelots,ilsreconnaissentlafloraisonsoudainededizainesdepoliciersen tenue. Ilssaventque lorsque lanuit tomberasur lacitéduRoi-Soleil,uncortège,précédédemotardsencivil,filera,gyrophareséteintsetsirènesàdeuxtonssilencieuses,sur la départementale 10, surveillé par le service radio.Muette, la file de voitures s’engouffreradans la cour d’honneur, les motards rejoindront la cuisine, l’aide de camp portera la mallettecontenantlecodenucléaire,lesgardesducorpssedéploieront.DéjàJosyane,l’épousedugardien,postéesurleperron,lesattend,lissantsontablier.Dansl’Algécovert,prèsdelapoterne,lesCRSsourient.Dusimple,dutrèssimple.

Cettehautesophisticationtechnologiqueparaîttoutefoisprésenterdeslacunes,sil’onsongequ’il

estpossibledeprendredesphotographiesvisantdirectementlachambredupremierétage,celleoùdortleprésidentdelaRépublique.Deuximagesentémoignent.Surl’uned’elles,datéedu2janvier2008,onaperçoitnettement,lesoirdesonmariage,NicolasSarkozysepencherpourmontreràsonbeau-père,MaurizioRemmert,lechâteaudeVersailles.Surune autre, publiée le 10 avril 2015, la silhouettede JulieGayet, chemisier de soie légère,

épais gilet sombre, les cheveux attachés, ferme la fenêtre. Entre les deux battants protégés devoilages, son visage. Si de telles photos sont possibles, un tireur ne pourrait-il pas, du mêmeendroit, cibler la chambre ? Nos interlocuteurs policiers sourient. Dans le parc du château deVersailles, ilyauntalusetsurcetalus,ungrandarbre,etsurcegrandarbre,néanmoinsfacileàescalader, une branche épaisse.De là, les paparazzi peuvent parfaitement fixer au téléobjectif lafameusechambre,outoutdumoinssafenêtre.Lesfonctionnairesduministèredel’Intérieurontprisdesmesurestélémétriques,grâceauxquellesilsn’ignorentpasquedepuiscetarbre,avecuncertaintype d’appareil, il est en effet possible de prendre des photographies suffisamment nettes. LesprésidentsdelaRépubliqueséjournantàLaLanterneontchoisidenepasscierl’arbreetdenepascouperlabranche.Ilssaventquands’ytientunphotographe,repéréparlescamérasdesurveillance.Ilspeuventdoncmonter–oulaisser leurcompagnemonter–prendre laposeetainsidévoilercequ’ils feignent de cacher.Qu’on se rassure, conclut notre interlocuteur, la cible est trop lointainepouruntireurd’élite.

En2015, sansque lamesure soit publiquement annoncée, laCRS1est écartéedeLaLanterne,

dorénavant surveillée par cinqhommesde la garde républicainequi s’y relaient toutes les vingt-quatreheures.L’Élyséemetenavantlalogiqueéconomique;cinqgardescontrevingtpoliciers,lebudget s’amoindrit.Seulement, l’argumentne convaincquemodérément laCourdes comptes, quinote«quelecoûtcorrespondantn’apasétéintégrédanslebudgetconsolidédelaprésidencemais

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demeure supportédirectementpar leministèrede l’Intérieur24 ».L’économieneprofitant pas auxfinances de la présidence, comment comprendre que François Hollande ait ainsi mis fin à unetraditionpolicièredeplusdesoixanteannées?L’explication relèvedavantagede lapsychologie.QuoiquesurveilléparlaCRS1,sespromenadessecrètesetescapadesamoureusesontétéconnues,alors il faut écarter cet organe de sécurité, afin de lui permettre de poursuivre, comme cela luichante, ses chemins buissonniers. La Lanterne, l’ultime lieu où le chef de l’État peut échapperquelquesheuresauxindiscrétions,auxregardsetauxbavardages,doitdemeurersecrète.Lerefuged’unhommequivoudraitcachersavie.

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Chapitre5

DESENVELOPPESD’ARGENTLIQUIDE

Lamaisonsuscitedesarrangements,donnantàcroirequelaRépublique,lorsqu’ellesereposeàl’ombredesbosquets,manquedescrupule.Lesemployés,astreintsàdemeurersurplace,enfirentlongtempslesfrais.SilegardienrecevaitchaquemoisunefichedesalaireémiseparlesservicesdeMatignon, il en allait différemmentpour son épouse.Bienque celle-ci ait travaillé tous les joursdanslamaison,ellen’ajamaissignédecontrat,n’étaitpasdéclaréeetnerecevaitpasdefichedepaie. À la fin du mois, le maître d’hôtel lui apportait une enveloppe contenant, en liquide,2500francs.Pourlesétrennes,onenajoutait1500.L’épousedugardiendelarésidenceduPremierministrenecotisaitpasàunecaissederetraite,etneconnaissaitpaslescongéspayés.

Quand le personnel avait besoin de faire des achats,Matignon donnait des billets. Fatigué de

poussersesdeuxtondeuses,unepourlesalléesétroites,uneautrepourlessurfacespluslarges,lejardinier avait un jour demandé à l’intendance d’acheter une tondeuse portée. Les services duPremier ministre refusent. À côté du parc, l’Institut national de recherche agricole cultive deschamps expérimentaux ; l’un de ses employés propose alors au jardinier de La Lanterne de luivendreunmotoculteur,unevieilleriequ’ilaentièrementretapée.Illuiréclame3000francs.Tenté,le gardien en fait part à Françoise Fabius, qui lui promet son aide.Quelques jours plus tard, lemaîtred’hôteldeMatignonapportelasommeenliquideet,lesamedisuivant,l’épouseduPremierministredemandeàadmirercenouvelengin,félicitantlejardinierpourcetteastucieusecombine.

En prévision de leur retraite, les deux gardiens avaient acheté un terrain à la campagne et

souhaitaientyconstruireunpavillon.LeurdemandedecréditestrefuséeparlaSociétégénérale,quijuge les garanties trop légères. Un seul salaire ne rembourse pas un prêt. Le gardien en parle àl’intendant de Matignon. N’est-ce pas malheureux que sa femme ait toujours travaillé au noir ?L’intendantlecomprend,ôcombien.Quelquessemainesplustard,invitéàserendreruedeVarenne,legardienreçoituneenveloppe.SonprêtestacceptéparleCréditfoncier,Matignons’étantportégarant.CetteentorsestupéfianteaudroitdutravailcesserasousLionelJospin.Lesfutursgardiensserontlégalementemployés.Lagestiondecettemaison,propriétéde laRépubliquedepuis1945, laissepantois.Ellesoucie

peu les parlementaires, qui, à l’exception du député de l’Aisne René Dosière, ne s’intéressent

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jamais aumontantdesdépensespubliquesqu’elle requiert.Sous laVeRépublique, le coûtdeLaLanterne n’est abordé que quatre fois en séance à l’Assemblée nationale25, et toujours par RenéDosière. Les comptes de l’Élysée sont, depuis queNicolas Sarkozy en a décidé ainsi, soumis àl’examendelaCourdescomptes.Pourvérifierlabonneutilisationdel’argentpublic,l’institutionnedisposequedesinformationsqueluifournit–oupas–laprésidence.SepencherunpeusurlesortfinancieretjuridiquedelarésidencedeVersaillesassuredoncquelquesvertiges.

SilefortdeBrégançon,autrerésidencedelaprésidence,relèveduministèredelaDéfense,La

Lanterneappartient,elle,audomainedeVersailles.AffectéauPremierministre,mais«occupédefactoparleprésidentdelaRépubliquedepuis2008»,commelesoulignelaCourdescomptes26,cebâtimentestl’objetd’uneconventionentreFranceDomaineetleministèredelaCulture,laruedeValois ayant compétence sur lesmonumentshistoriques.Pourajouter à la clartéde l’ensemble, ilconvient de préciser que l’affectataire deLaLanterne est, depuis 2007, l’Élysée.Résumons :LaLanterne,dontlestravauxsontpayésparleministèredelaCulture,resteàlachargedeMatignon,même si la présidence de la République l’occupe et que sa surveillance échoit au ministère del’Intérieur. Une convention, datée du 15 octobre 2008, prévoit queMatignon paie, que l’Élyséedispose, puis que l’Élysée reverse à Matignon, d’ailleurs pas toujours à hauteur de la sommedéboursée.Cinqansaprèsquecettedemeureaétéexclusivementmiseàladispositionduprésident,«lescréditsliésaufonctionnementdupavillondeLaLanternesonttoujoursgérésparlesservicesduPremierministre.Ilsn’ontpasététransférésàlaprésidencedelaRépublique,d’oùlemaintiendelaprocédurederemboursement27».En2014,soitseptansaprèsqueNicolasSarkozys’enestattribuélajouissance,larésidenceest

enfin rattachée administrativement au domaine de l’Élysée par la loi de finances initiale28. Septannéespourquelesommetdel’Étatmettedel’ordredanssesaffaires.

En2008,lebudgetdefonctionnementdelamaisons’élèveà200000euros.L’annéesuivante,à

153000euros.En2010, à180600euros,dont85000couvrant les salairesdesdeuxemployés,astreints«parnécessitéabsoluedeservice»àrésidersurplace.En2011,lasommeglobaleestde200 000 euros, dont 91 064 en dépenses de personnel. En 2013, soit un an après l’élection deFrançois Hollande, La Lanterne coûte à la collectivité 175 093 euros de fonctionnement et110 000 euros de salaires. En 2014, le député Dosière note que la maison est rattachée à laprésidence pour un coût annuel de 260 000 euros. Soit une augmentation des dépenses defonctionnement, salaires compris, deplus de25%en six ans.Ledéputé de l’Aisnedit « nepassavoirexactementcequerecouvrentlesfraisdefonctionnement»etignorer«lesgrandspostesdedépenses ». Postes auxquels il faudrait, si tant est qu’on souhaite tenir une comptabilité précise,ajouterlecoûtdelasécuritéprésidentiellesurplaceetceluidesfraisdebouchelorsdesréceptionsprivées.Iln’enestrien.

«En2015,apparaîtunelignebudgétaired’investissementsde330000eurosdetravaux,travaux

dont la nature n’est pas précisée », observe encore le parlementaire29. Une sacrée somme,équivalantàplusd’uneannéedebudgetannuel.Laprésidencede laRépubliquen’apas souhaitéexpliqueràquoicorrespondcetteligned’investissements.ÀVersailles,lechefdel’Étatserepose,ilsepromène,ilsedélasse,ilreçoitet,surtout,ildépensesansrendrecompte.LaRépubliqueetsonexigencedetransparencecomptablenefranchissentpaslemurd’enceintedupavillonduprincede

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Poix.

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Chapitre6

DESSONNETTESPOURLESDOMESTIQUES

Je ne suis jamais entrée dans cettemaison et il est probable que je n’y serai jamais conviée.Comment décrire un endroit qui se dérobe à notre curiosité ?Eh bien, comme on le ferait d’unepersonnequirefuseraitdevousrencontrer;enlisanttoutcequiaétéécritàsonsujet,encontactantsesamiscommesesennemis,enmultipliant les témoignages,en lesvérifiant,en lesopposant, enluttantcontrelesoublis,lesenjolivements.S’esquisseainsiunesilhouettequedestémoinscolorient,dont ils remplissent les espaces et accentuent les lumières. La Lanterne, personnage de la viepolitiquefrançaise,s’estpliéeà l’exercice,grâceà lamémoiredesdizainesdepersonnesquiontaccepté de la décrire et, pour certaines, même, de croquer sur un bout de papier son plan. Sil’agencementdespiècesestunedonnéeobjective,doncpeususceptibledevarierselonlesrécits,ilenvaautrementdelataille,del’esprit,duconfortdecettemaison,dontl’appréciationvarieselonsesoccupants,leurshumeurs,leurcarrière, l’étatdeleurcoupleetceluidupaysqu’ilsdirigent…MadeleineMalrauxlatrouvaitspacieuse,MichèleRocardtroppetite;ÉdouardBalladursouffritdesonsilence,SylvianeJospinouMarie-LauredeVillepingardentlesouvenird’unemaisonriante.LaLanternereflètelestourmentsdeseshôtes.

Cesrécitsnouspermettentdedécrirecebâtiment,qu’unconservateurduchâteau,GastonBrière,

jugeen1920«gentilmaisassezinsignifiantartistiquement30»;laissonstoutefoisaujournalistedeTouteslesnouvellesdeVersailles lesoindedécrireleslieux.Le5février1959,l’hebdomadaireannonce que le général deGaulle, tout juste élu président de laRépublique, aurait choisi de s’yinstaller. Cette information, démentie par la suite, incite la rédaction à s’intéresser à cette« demeure, l’une des plus délicates et sans doute lamoins célèbre des dépendances du domaineroyaldeVersailles».Leplusdrôle–ou leplus inquiétant–,c’estqu’en1959,déjà,obtenir desrenseignements sur cette propriété de la collectivité nationale se révèle compliqué. «Nous noussommesheurtés à tous les étages aumutisme le plus courtoismais le plus hermétique, écrit JoséBlariaux,ilfauts’approcherdelagrillequiendéfendl’accèspourserendrecomptedel’ampleurdecepavillonàunétagequi,aufondd’unegrandecouragrémentéedeparterres,s’étendàdroiteetàgaucheetrejointpardeuxcourtesgaleriesdeuxbâtimentssansétagebordantlesdeuxautrescôtésdecettecour.C’estdelàaussietdelàseulementqu’onpeutapprécierlagracieuseharmoniedecetensembledupluspurLouisXVIauxlignessimplesetparfaitementaccordées.L’ornementyestrare

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mais d’une exquise qualité : minces guirlandes de roses aux linteaux des fenêtres, balcons auxferronnerieslégères,modillonàtêted’enfantau-dessusdelaported’entrée.Seullefrontoncentralabénéficiéd’unluxedécoratifexceptionnel.UnegrandecoquilleSaint-Jacquesenoccupelemilieu,flanquéedepartetd’autredecornesd’abondance.Ilestétonnant,vul’importancedonnéedanscettefaçadeàcetattribut,quecelogisn’aitpasétébaptisé«pavillondelaCoquille».Cardelanterne,iln’estquestionnullepart.»N’endéplaiseaureporter,laprésenced’unecoquilleSaint-Jacquesn’esten rien signifiante – l’ornement était commun dans les constructions de cette époque –, mais saprésence pose la question du nom. Pourquoi Lanterne ?AndréMalraux, qui occupa sept ans ceslieuxauxquelsilvouaunepassionravageuse,écritdanssesmémoires:«LaLanterneestunchâteauminuscule,puisquelanterne,enarchitecture,s’appliqueàdespièceséclairéesdesdeuxcôtés31».Seulement,commelenotel’historienFabienOppermann,«letermedanscesensn’estpasconnuparlesencyclopédiesetdictionnairesd’architecture32».Ilestplusvraisemblablequ’elleaitétéainsibaptiséeparcequ’ellefutdécorée,dèssaconstruction,dulanternonquicouronnaitlepavillondelaMénagerie.D’ailleurs,unmoisaprèsqueJoséBlariauxaannoncéleséjouràVersaillesdugénéral,danssonéditiondu5mars1959, l’hebdomadairepublie lecourrierd’unmédecin retraité,PierreVernier,confirmantcettehypothèse.«Cepavillon, je l’ai connuétant très jeuneenaccompagnantmonpèrechezunAméricaininstalléenFrance,directeurduNewYorkHerald,quiavaitfondéunecoupe pour les ballons sphériques et qui était un grand ami de la France,M.Gordon-Benett. Lapropriétéétaitmerveilleusemententretenue.Ilyavaità l’entréeunegrandelanternesupportéeparunesortedepotence.»

La demeure est construite enU autour d’une cour gravillonnée, bordée de haies de buis et de

troènes, dans laquelle quatre carrés depelouse forment une figure géométrique.Dans le bâtimentprincipal, appelé « le central » par les domestiques, réside l’hôte des lieux. Chaque pièce estéquipéed’unesonnette.Reliéesàunpanneaulumineuxinstallédansl’office,celles-cifontclignoterdesampoules,indiquantaupersonneloùilestattendupourrecevoirdesordres.L’entrée,décoréed’unpavagededamierenmarbrenoiretblancpropreauxhôtelsparticuliersXVIII edeVersailles,abritel’escaliertournantversl’uniqueétage.Cetteentréepermetderejoindrelejardindirectementdepuislacour.Àgauche,lesalon.Autourd’unetablebasseenPlexiglas,uncanapétroisplacesetquatrefauteuilsentissu«indienneroseetbleusurfondblancd’inspirationchampêtre»,commeledécrit le conservateur du Mobilier national. Le tissu appartient aux collections de la maisonBraquenié, une manufacture créée en 1824, fournisseur des maisons royales européennes. Deuxguéridons complètent l’ameublement, dont la décoration rappelle furieusement celle d’un manoiranglais.Au-delàdusalon,lebureau,quisousMalrauxservaitdefumoir.QuelquesfauteuilsdestyleEmpire,recouvertsdeveloursvert,entourentunbureauLouisXVI.Troislignesdetéléphonefixes–unepourl’extérieur,unereliéeàl’ÉlyséeetladernièreàMatignon.Àdroitedel’entrée, lasalleàmangeretsonoffice.Entrehuitetdixconvivespeuventprendre

placeautourde la tableovalesur leschaisesEmpire,«portant l’estampilledes frèresJacob33»,ébénistes parisiens renommés du Consulat. Le parquet à la Versailles éclaire l’ensemble d’unchaleureuxtonmiel,lalumièreentreàflotsgrâceauxseptportes-fenêtressefaisantface.Iln’estpasinutile de préciser que La Lanterne ne compte aucun couloir dans « le Central ». Ses pièces sesuccèdentenenfilade.Touteslespersonnespouvantentendrelesconversationssontvisibles.Cetteparticularitéinciteàconverserlibrement;onnedoitpascraindre–contrairementauquotidiendespalais nationaux – d’être écouté sans le savoir. L’habitude est si plaisante qu’elle autorise les

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débordements,dontsedélectelepersonnel,commentant,àl’ombredel’ailedeservice,lacolèredeLaurent Fabius, informé par téléphone d’une confuse histoire concernant un bateau en Nouvelle-Zélande,oudecelles,plusintimes,quidéchirentlesépouxRocard.Dans l’aile droite de la demeure, la cuisine, cinquantemètres carrés équipés de fourneaux et

d’instrumentsmodernes. Puis vient la Laiterie, pièce décorée de panneaux demarbre aux teintesroséesetd’unevasquepourrecueillirlelait.Cettesalleestl’héritaged’unemodeduXVIIIe,lorsquelaCoursepiquait,àl’instardeMarie-Antoinette,dejoueràlafermièreenfaisantcaillersonlaitettranspirersesfromages.ÀLaLanterne,onnetournajamaislelaitribot,maisonconserveaufraislesbouquetsdefleurs,lespaniersdefruitsoulescaissesdechampagne.AprèslaLaiterie,l’écurie,transformée sousMalraux en« écuriethèque».Leministre desAffaires culturelles deDeGaulleobligeait,chaquedimanche,sonépousepianiste,Madeleine,etAlain, le filsdecelle-ci,à rangerdansl’ordrealphabétiquelespilesdelivresreçus.Depuis,leslignéesd’étagèresenboisbrutontétéenlevées,etd’ailleurslamaisonnecontientaucunebibliothèque,àcroirequ’onn’aimepointylire.Enfin,legarageoù,fautedevoitures,estinstalléeunetabledeping-pong,surlaquelleNicolasSarkozydéfiesesinvités,s’étonnant,enriantdeboncœur,quelepaparazziPascalRostain,amidesafemmeCarla,nelelaissepasgagner.Dansl’ailegauche,legrandsalon,dit«lesalonvert».Bienquel’ensemblesoitgracieux,onest

loindudécorumdelapièceéponymeàl’Élysée.Décoréd’un«élégantsecrétaireLouisXV»,defauteuils,d’uncanapé,égalementàmotiffloralsurfondblanc,lasalleaccueilleunpianoàqueue,surlequelMichèleRocardfaisaitrépétersesfils.MadeleineMalrauxya,desontemps,installésonpianoàdouble-clavierrenverséenacajoucérusé.Unprototypeprésentéàl’Expositionuniversellede1937,dont lamusiqueexaspèresonépoux.Lesalonvertest laplusvastepiècede lamaison.Orientéevers l’ouest, la salle est sombre. Il arrivequ’elle servede sallede réception,quand ondanseouquandonsemarie.Àl’extrémitégauche,lelogementdefonctiondugardienetdesafamille.Contrairementaureste

delarésidence,dontlesmurspassèrentaufildesans–etdestoquadesdesesoccupants–duvertoliveauframboiseécrasée,dujaunepailleaublancpluscontemporain,cettehabitationn’ajamaisété repeinte lors des travauxde réfection, réguliers, de lamaisonprincipale.QuandChristian, legardien qui y fut affecté deMichel Debré à Jacques Chirac, part en retraite en août 1976, sonsuccesseur faitobserver à l’officierdemarine, responsablede l’intendancedeMatignon,que lesmurs, salis par les ans, s’écaillent. On lui fait livrer cinq pots de cinq litres de peinture et unassortimentdecolorants.Aupremierétage,chambresetsallesdebains.Dansl’ailedroite,cellesoùdormentlesofficiers

de sécurité et le personnel ; dans l’aile gauche, les trois chambresmansardées des invités. Leurmodestieimposequeceuxquiyrésidentsoientdans lesmeilleurs termes,oude lamêmefamille,puisqu’ellescommuniquententreelles.Lesolestrecouvertdemoquette.Lasalledebainsdisposed’une vieille baignoire, qui, comme le lavabo, n’est pas équipée d’un mitigeur mais de deuxrobinets.Danslecorpsprincipal,lesdeuxchambresduprésidentdelaRépublique.Unepetite,uneplusgrande.RaymondBarrey reçoitun lit, qu’il fautdémonter à sondépart,puisdescendreà lapoulieparlafenêtre,sonchâssisnepouvantpasserdansl’escalier.PierreMauroy,sonsuccesseuràlatêtedugouvernement,étantdotéd’unestatureimposante,ilfautànouveauapporterunlitadhoc.Lorsqu’en juillet 1984 le Premierministre socialiste et son épouseGilberte saluent une dernièrefois,danssacuisine,lecoupledegardiens,luiconfiant«bientôtquitterlaplace»,uncamionpassechercherlelitetlematelascoupésurmesure.UnlitneufestlivrépourLaurentFabiusetsafemme.

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Iln’estpasdéplaisantdesongerque,depuislors,c’estdanslemêmelit,surlemêmeoreilleretsouslamême couverture, que Fabius, Chirac, Rocard, Édith Cresson – une seule nuit –, Bérégovoy,Balladur, Juppé, Jospin, Raffarin, Villepin, Sarkozy et Hollande dormirent, rêvèrent et peut-êtreconnurentquelquescauchemars.Longévitédelaliterierépublicaine,désespérémentmuette.Chacune de ces deux chambres est équipée d’une salle de bains, avec un bidet voulu par

MadeleineMalraux,etunebaignoire,siétroitequePierreMauroypeineàs’yallongeretDominiquedeVillepinàycasersesjambes.PasdedoucheàLaLanterne.Àcôtédechaquechambre,unepièceexiguë,destinéeauxofficiersde sécurité,maisque ledésir d’intimité transformaendébarras, oùs’entreposentvalises,raquettesetchaussuresdesport.Pourseconsolerdelamoquettebeigeausol,lesgrandesfenêtresplongentsurleparc.Ensepenchantlégèrementau-dessusducorpsdegardeetentournantsonregardversl’est,onpeut,enhiver,lorsquelesarbressontnus,apercevoirlechâteaudeVersailles.Ivressedecevoisinage.

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Chapitre7

LAFOLIEDUPRINCEDEPOIX

LajoliebâtisseXVIIIecommencesonexistencesouslesigne,prophétique,ducapricedeCour.Leprince de Poix est un personnage, sous Louis XV, « le maître tout-puissant du domaine34 ».«Gouverneuretcapitainedechasses,villes,châteauxetparcsdeVersailles,Marlyetdépendance»,l’aristocratemènegrandtrain.Sesappointementssontélevés(300cordesdebois,2000livresdebougies,3000dechandelles,1200muidsdecharbonet26000livresannuels).Ilreprésenteleroidanstoutledomaine,occupantlapremièreplaceauxcérémoniesreligieusesetauxprocessions,etilbénéficie d’un avantage précieux : un appartement dans l’aile droite du château de Versailles.Logementpratiquepour l’épouseduprincedePoix,premièredamed’honneurauprèsde la reine.Hélas,cetapanagenesuffitpasauprince.Ilenragedenepasdisposerd’unjardin,agrémentdontprofitent lesgrandes famillesde laCour, et s’enplaint.En1756,LouisXV luioctroieun terraindans«son»proprejardin,àl’extrémitédupetitparc:quarante-neufmillemètrescarrésauboutdel’alléedelaTuilerie,àdroitedel’ancienneminedelaSablièreetdupavillondelaGirafedelaMénagerie.Legouverneurduroifaitbâtirunemaisonpastrèsgrande,nitrèshaute,modesteauregarddeson

rang. L’emplacement suffit à témoigner du privilège. L’architecte auquel le prince de Poix passecommande est inconnu. Dans les archives, un unique plan, daté de 1787, recommande quelquesmodifications,quiaboutissentàladispositionactuelledeslieux35,àl’exceptiondespetitesgaleriesreliantlecorpscentralauxdeuxailes.Ceplann’estpassigné.Sil’adresse,enlisièredudomaineroyal,estauguste, levoisinage immédiat l’estmoins.LaMénagerie, repeupléepouramuserLouisXVenfantd’un tigre,depaons,depélicans,d’autruches,degazelles, d’un rhinocéros,d’ours,desinges,etd’unaigleoffertparlesNoailles,dépérit.Lebuffleagonise,l’éléphantmeurt,lelionselanguit.Lescrisdesanimauxaffamésdéchirentlanuit,desnuéesd’insectesinfestentlecielet,danslejardindeLaLanterne,lespromenadessefontrarestantlesodeurssontpestilentielles.LeducdeNoailles réclame au roi des travaux, supplique que lemonarque dédaigne.Le propriétaire deLaLanterneregretted’avoirexigépareillegratification.Lecapricedevientsupplice.

Legouverneurdeschassesneprofiteraquebrièvementdesamaison, luiassignantd’emblée le

sortquiseratoujourslesien:êtreunerésidencedepassage.BientôtgrondelaRévolution.Ironiefuneste, c’est en hurlant dans les rues ensanglantées de la capitale « ah ça ira, ça ira, ça ira, lesaristocrates à la lanterne », que les révolutionnaires exécutent à tout-va. Le prince de Poix

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n’entendra pas le nom de sa maison scandée comme un appel au meurtre, car, tandis que lesParisiens affamés dévorent les hôtes de la Ménagerie, le noble personnage émigre en Suisse,abandonnantsarésidenceetsonépouse,quimourrasurl’échafauden1794.ÀlaRestauration,aucunhéritierdesNoaillesneleréclamant,LouisXVIIIrécupèreledomaine

afind’étendresonterraindechasse.Lamaisondisparaîtdesannales.LouéeaudébutduXXesiècleàdiverses fortunes américaines, elle entre en 1945 dans la liste des résidences républicaines36.Endommagépardesbombardementsaériens,lepavillonestrestauréparlesservicesd’architecturedu château deVersailles. «Ce charmant rendez-vous de chasse pourra bientôt être accessible aupublic37»,annoncent-ils.Iln’enserarien.

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Chapitre9

LESORTEILSETORTIESDETHOMASFABIUS

À l’arrivée au pouvoir du général deGaulle en 1958, se pose la question de l’affectation dupavillon de La Lanterne. Le président de l’Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas, toutcommelePremierministre,MichelDebré,leconvoitent.Legénérall’accordeausecond,instaurantl’usage de cette résidence comme pavillon de villégiature des Premiers ministres. Ravi debénéficierd’unemaisonsecondaireprochedelacapitale,bienplusfaciled’accèsquelapropriétéfamilialed’Amboise,enTouraine,MichelDebrépriesonépouseAnne-Marie,dite«Ninette»,devisiterleslieux38encompagniedel’architectedudomainedeVersailles,MarcSaltet.Lamaisonestdansunétatdéplorable:plancherspourris,mursmoisis,peinturesécaillées,tentureshumides,parcenvahi d’herbes folles. Fille d’architecte, Anne-Marie Debré accompagne les travaux, grâceauxquelslepavillonsera,troisansdurant,réhabilité.Destenturesdeshantungsontaccrochéesauxtringles, tous les sièges tapissés de velours de lin bleu Nattier et de coton côtelé jaune39. DesmeublesEmpiresontempruntésauxcollectionsduchâteaudeVersaillesetàcellesdel’Élysée.LafamilleduPremierministreprendsesquartiers.Lesquatrefilsapprécientl’endroit,oùilspeuvent,bien plus gaiement qu’à Matignon, taper le ballon, gesticuler et se lancer dans des courses demotocyclette. Les Debré ne viennent pas seuls à La Lanterne. Les accompagnent des chevaux,conduitsenvandepuisl’Écolemilitaire,àParis,jusqu’àVersailles.LePremierministredemandeenoutrequesoitinstallé,dansunchampvoisin,unmanège,afindemonterenreprise.Rejointsparleur cousine germaine,SophieDurand-Gasselin, les filsDebré galopent dans le parc du château.MaisLaLanternen’étantpasassezspacieusepourqu’ilspuissentinvitertousleursamisàypasserlanuit,lesgarçonss’enlassentpeuàpeu.Obligésdepartagerlamêmechambre,etsurtoutununiquetourne-disque,lesjumeauxBernardetJean-Louiss’ydisputent.Ilsnecesserontjamaisplus.

LecoupleDebréreçoitàdéjeunertroisweek-endssurquatre,ledernierétantdévoluàl’intimité

familiale.Ilestalorsconvenuqueleursfilsdéjeunentencuisine,aprèsquoiilssontinvitésàsaluerles invités aumoment du café pour disparaître de nouveau et – espère leurmère – réviser leursleçonssansbruit.Enavril1960,NinetteDebréannonceàsesenfantsunevisiteexceptionnelle;lepremiersecrétairedel’Unionsoviétique,NikitaKhrouchtchev,assisteraencompagnieduprésidentdesÉtats-Unis,DwightEisenhower, au sommetEst-OuestdeParis, enmargeduquel estprévuundéjeuneràLaLanterne.Onritd’accueillirdanslarésidenceprincièredugouverneurdeschassesdu

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roideFrancelecommissairepolitiqueetancienconseillerdeStaline,etlesgarçonsarrachentàleurmèrel’autorisationdetondreleurcanichedetellesortequesespoilsdessinerontunefaucilleetunmarteau. La perspective de présenter au chef d’État soviétique un chien rasé aux armes du particommunistelesenchante.Hélas,latonten’aurapaslieu.Le1ermai,unavionespionaméricainU2estabattuau-dessusdel’Unionsoviétique;l’incidententraînel’annulationdusommetdeParisetdudéjeuneràLaLanterne.

Cesfousriresadolescentsseront,avantbienlongtemps,lesderniersàrésonnerdanslademeure

républicaine.AlainPompidoua20ansquandsonpère,Georges,succédantàMichelDebré,devientPremierministre,enavril1962.IlneconnaîtrapasLaLanterne.PompidouaccordecebénéficeàAndréMalraux,ministredesAffairesculturelles,dontl’appartementenduplexdeBoulogneaété,deuxmoisauparavant,enfévrier1962,ravagéparunattentatàlabombequiarenduaveuglelafilledespropriétaires.AndréMalrauxvitàcetteépoqueavecsasecondeépouse,Madeleine,laveuvede son frère Roland, et le fils de celle-ci, Alain. Ce dernier révise pour la seconde fois sonbaccalauréat,quand,unmatin,sononcleetpèred’adoptionquitteledomicile,saserviettesouslebras,lançantàlacantonade:«Jenerentreraipascesoir,lavoiturepassera,vousmeretrouverezàLaLanterne. »LaLanterne ?Madeleine etAlain découvrent, le soir venu, leur nouvellemaison,« une dépendance du château deVersailles40 », croient-ils. Étrangement, c’est par une semblablehistoiredevoiturequ’ilscomprendront,troisansplustard,enêtrechassés.Le19décembre1964,AndréMalraux quitte tôt la résidence. Une voiture est passée le prendre pour le conduire à lacérémonie du transfert des cendres de JeanMoulin au Panthéon, où il doit prononcer l’oraisonfunèbre du héros de la Résistance. Madeleine et Alain s’apprêtent à l’y rejoindre. Hélas, écritl’épouse répudiée,« j’apprendsqu’aucunevoiture n’est prévuepourAlain etmoi. Je décidequenous prendrons un taxi depuis Versailles. Nous avons appelé la borne et attendu et rappelé etattendu41».Bientôt,Madeleineetsonfilss’installerontavenueMontaigne,pourvivre«unevieloinduchâteau».Encetété1962,LaLanterneaccueilleunefamilledécimée.Unanplustôt,VincentetGauthier,

lesdeuxfilsd’AndréMalraux,partisréviserleurbachotsurl’îledePort-Cros,sesonttuésdansunaccident de voiture. Ivre de douleur, buvant trop, le visage dévoré de tics, leur père arpente,cigaretteauxlèvres,leparcdeLaLanterne,caressantsesdeuxchatsportéssurl’épaule.Ilinterditlamusique,déjeuneensilenceetnereçoitpersonne,àl’exceptiond’unevisitedugénéraldeGaulleetdesonépouse,annoncésce28août1963àl’heureduthé,etlorsdelaquellelejeuneAlainestpriédesecacherafindenepasperturber« lemonumenthistorique42».Quelque tempsplus tard,sonfilsayantobtenu sonbaccalauréat,MadeleinedemandeàAndré lapermissiond’organiser cequ’onnommealors « une surprise-partie ».Lapermission est accordée. « Ils ne sont pas encorearrivésqu’Andrés’estdéjàenfermédanssonbureau.[…]Uneabsenceomniprésente43»,déplorelamèred’Alain,ce11 juin1964.Le tourne-disqueest installédans le jardin, etunenuéede jeunesgenss’égaieàtraverslesarbustes,dansantsurlaterrasse.Alains’amuse,oubliantencevingtièmeanniversairelepoidsdudeuilfamilial,quandiltourneleregardverslafenêtredupremierétage44.Fumant derrière les rideaux tirés, la silhouette sombre de son beau-père, qui a exigé de restercloîtré,refusantmêmedesaluer lacinquantained’invités.AndréMalraux,pèrededeuxmorts,nepeutsupporterdevoirriresonfilsadoptif.«EndehorsdeLaLanterne,plusriennelesatisfait»,écritMadeleine.

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LorsqueJacquesChiracestnomméPremierministre,enmai1974,sesfilles,LaurenceetClaude,ont16et12ans.Danslejardinversaillais,dontellesnepeuventsortirpourretrouverleurscopainsparisiens,l’étésetraîne.MichelRocardn’apasencorefaitconstruireletennisnilapiscine,etlesactivitésmanquentpourégayerlesadolescentes,quisemettententêted’apprendreàconduiresurlemotoculteurdujardinier.Celui-ci,Christian,refuse,arguantqu’unaccidentestvitearrivé.JacquesChiractrouvelaparadeenl’invitantàpartagerpastisouMartinisurlaterrasse.Tandisquelesdeuxhommes fument desGauloises sans filtre, que le jardinier est allé acheter, au petitmatin, rue del’Orangerie,aveclapressedujour,lesfillesChiracprofitentdeladiversionpourmettreenmarcheletracteur,qu’ellesdirigenttantbienquemal,riantetcahotant,surlespelouses.Un soir de la fin août 1976, le maître d’hôtel prévient le Premier ministre qu’un appel

téléphoniquede l’Élysée l’attenddanssonbureau.JacquesChiracapprendqu’ilest remplacéparRaymondBarre:onlepriedequitterauplusviteLaLanterne.Sesfillesl’écoutentnégocierpourobtenir qu’unevoiture passe les chercher. Elles ignorent qu’elles reviendront ici dix années plustard.Pourl’instant,illeurfautrassemblerleursaffaires,remplirlesvalisesetfaireleursadieuxàChristian,autracteur,àl’étéinsouciant.

Prèsdevingtannéess’écoulentavantquelepavillonnereçoivedenouveaudesenfantsenâgede

jouer,deréclameroudes’ennuyer.Enjuillet1984,VictorFabiusnesaitpassetenirdeboutetsonaîné,Thomas,n’apasencoresoufflésestroisbougieslorsqueleurpèreLaurent,37ans,estnomméàMatignon par FrançoisMitterrand. Françoise Castro, son épouse, productrice de cinéma, s’estattachélesservicesdedeuxnurses,chacuneayant lagarded’unfils.Lesgouvernantesduchefdugouvernementsocialistesurveillentlesgarçonsquel’étédansleparcenchante.Jamaisdesipetitsenfantsn’ontvécuici.Dixansplustard,ClaraJuppéapprendraàmarchersurlegravierdelacourd’honneur.

Legardien-jardinierprendsonrepasdansl’ailegauche,quandlemaîtred’hôtellefaitquérir.Il

interromptsondéjeuner,accourtjusqu’àlacuisine,oùlevaletl’informeque«madame»souhaitelui parler. L’employé se présente à l’entrée principale, il est invité à patienter. Françoise Fabiusarrivedusalonoùellebavardait avecuneamie.Saminecourroucéeannonceunorage.D’un tonimpérieux,l’épouseduplusjeunePremierministrequelaFranceaitconnuluifaitsavoirqu’elleestmécontentedesesservices.Oui,mécontente.Lejardinier,écarquillantlesyeux,setriturelesmains.Ledrameest d’importance :Thomas amarchédansdes orties et, comme il portait des sandales,laissant à découvert ses orteils potelés, il s’est piqué. L’enfant a pleuré. Invité à présenter desexplications, l’homme répondqu’il a tout tondu laveille, arguantqu’ilne lui est pas possible depasser la faux chaque jour dans les sous-bois, se risquantmême à ajouter que la nurse aurait puveiller à ce que le garçonnet ne pose pas son pied n’importe où. Françoise Fabius fait aussitôtconvoquerlanursedeThomasetemmènesesdeuxemployésjusqu’àlascèneducrime.Eneffet,àl’extrémitéduparc,dansunsous-bois,desortiesdedeuxcentimètresdehauttendentavecinsolenceleursfeuillesvelues.Confrontéàsanégligence,lejardinierestsommédefaucher immédiatement.Surlecheminderetourverslamaison,MmeFabiusromptlesilence:«J’aidel’estimepourvous,maisvousavezmauvaiscaractère,vousrépondez.»FrançoiseFabiusvientrarementsanscompagnie,tantlesdistractionssontplutôtrares.Sesamies,

et leursenfantsaussi jeunesque lessiens,ontégalementdesnursesà leur service.Lacompagnieadore jouer dans la cour gravillonnée, creusant des rigoles, assemblant des tours de cailloux et

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traçantà l’aided’unbâtondes formesdans legravier.Quand lespetits sont aubain, le jardinierratisse derrière eux. Chaque jour, celui-ci ramasse des emballages de bonbons, des débris decoloriages déchiquetés. Apercevant un soir une des gardes d’enfants, l’employé lui en fait laremarque,lapriantdeveilleràcequesespetitsmaîtrescessentdejeterdespapiers.Quelquesjoursplustard,lafamilleFabiusetsesinvités,servisàtableparlesvaletsentenuesombre,déjeunent.Dehors,lejardiniernettoielesalléesentrelesrangéesdetroènesetdebuis.Soudain,iltrouveunbilletdecinquantefrancs,pliéenquatreetdissimulédanslemassif.Lamaintremblante,illesaisit,ledéplie,puis,letenantentresesdoigts,ils’avancejusqu’àlaporte-fenêtredelarésidence,agitantlacoupureauboutdesonbras.LafamilleFabiuspoursuitsonrepas.Ilserendjusqu’auxcuisinesoùiltendlescinquantefrancsaumaîtred’hôtel,luiindiquantquequelqu’unadûl’égarer.Ilrefusedecroirequ’unenurseaitpuluitendreunpiègeaussivulgaire.

Cegardienetsonépouseonttroisenfants,scolarisésenmaternelleetenprimairedansuneécole

publiquedelacommune.Surunlopinquiluiestdévolu,transforméparsessoinsenpotageretdanslequel Françoise Fabius l’a prié de faire pousser des framboises – ses enfants les adorent –,l’employéainstalléunebalançoire.LespetitsFabiusl’ontrepéréeetréclamentàleursnursesd’yjouer.Lesenfantsdujardinierpartagentvolontiers,ilsaidentlespetitsàgrimpersurlanacelle,leurindiquentcommenttenirlescordesetbasculerleurtorseenpliantetdépliantlesjambes.Lesnurseslaissentfaire,contentesdetrouveruneoccupationpourleursprotégés.Quelquesjoursplustard,uncamion franchit la grille aux Cerfs. Il livre une balançoire neuve. Celle des enfants du Premierministre. Désormais, chacun disposera de sa balançoire. Les enfants du chef du gouvernementsocialisteetleursinvitésnefraierontplusavecceuxdupersonnel,dontilsdégusterontenrevanchelesframboises.Un après-midi, le maître d’hôtel toque à la porte du logement de garde pour annoncer que

«Madame » invite leurs deux filles et leur fils à partager le goûter de ses garçons, servi sur laterrasse. L’invitation est de courte durée ; Rodolphe, le petit garçon du gardien, renverse sonorangeade.MmeFabiuss’emporte,provoquantlafuitedubambin,quidétaleàtoutesjambespourretrouversamère.LaurentFabiustravaillebeaucoup,nerejoignantparfoisLaLanterne,oùsa famille l’aprécédé,

qu’auxpremièresheuresdelanuit.Lorsquesavoituredefonctionapproche, l’agentdefactionaupavillondelaChouettetéléphoneaugardienpourleprierd’ouvrirlagrille,quelePremierministrefranchit, vitres baissées, s’excusant d’un si brutal réveil au motif, glisse-t-il, souriant, qu’il nesouhaitaitpasinterromprelesommeildesonépouse.Ledimanche,ilréservequelquesheuresàsesgarçons,lorsdelonguespromenadesàtraversledomaineduchâteau.Et,chaquedimanche,ThomasetVictorluiréclamentdemarcherjusqu’àl’entréecôtéboulevarddelaReinecar,là,surunevastepelouse,paîtun troupeaudemoutons. Juchés sur lespoteauxdebois, lespetits s’ébaubissent. Ilsvoudraient les caresser, s’en approcher, les toucher. Laurent Fabius leur explique que c’estimpossible, car l’enclos est grillagé, mais ses garçons manifestent les caprices de leur âge. Ilsinsistent jusqu’à ce que le Premier ministre fasse mander le jardinier en chef du château deVersailles, le priant de faire ouvrir un grillage et de conduire ses fils jusqu’aux moutons. ÀVersaillesperdurentleslubiesdeMarie-Antoinette.

Enmars1986,lapremièrecohabitationramèneJacquesChiracàMatignonetàLaLanterne,où

Bernadettesefaitannoncerpourunevisitedurantlaquelle,vêtued’untailleurChanelbleuetbeige

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et accompagnée d’une amie, elle prie la gardienne de servir le thé au salon. Lors de ce secondmandat, les époux Chirac viendront peu dans la résidence de villégiature, où leurs séjours sontpourtant appréciés du personnel, tant l’un comme l’autre – lui débonnaire et chaleureux, elleattentiveetorganisée– le traitentavecégard.ClaudeChirac, leur fillecadette,estdésormaisunejeunefemme,diplôméedeSciences-Po,quipoursuitdesétudesd’économieàAssaset s’apprête,deux ans plus tard, à rejoindre l’agence de publicité Euro-RSCG, que codirige Jean-MichelGoudard,unfidèleconseillerdesonpère.ElleapprécieplusLaLanternequelorsdesondernierpassage,oùseulletracteurinterrompaitsonennuiadolescent.Nombreusessontlesfinsdesemaineoù, sans que l’intendance ait été avertie ou sollicitée, la fille du Premier ministre s’installe àVersailles.Accompagnéed’amis,ellearriveauvolantdesavoiture.Troiscopainssuivent.Ilsapportentdes

provisions,ilsnedemandentpasqu’onlesserveniqu’onleurprépareleschambres.Ilspassentlàlesweek-ends,écoutantdelamusique,dansantausalonoubavardantsurlespelouses.Ilscuisinentleursrepasdansl’officeetveillentjusqu’àl’aube.LaLanterneestàlafête.Unenuit,ClaudeChiracfrappe à la porte du logement du gardien. Son ami, explique-t-elle, n’a plus d’essence dans sonscooter,or,ildoitrentreràParis.N’yaurait-ilpasquelquepartdequoiluipermettrederejoindrelacapitale?demande-t-elle,poliment.L’employé les rejointdans la cour, il questionne lemotard–mélangeoupur?–puisapporteun jerricanavec lequel il remplit le réservoir.Pour le remercier,Claudeluitendunbilletdedixfrancs.Legardiens’insurge.«Mademoiselle,cen’estpaspossible,c’estl’essencedel’État,jenepeuxpasprendrecetargent.»Claudecomprend,ellerempochelesdixfrancsetsalueson invitéquis’éloigne.Desannéesplus tard, legardienmettraunnomsur levisagedecejeunehommequittantLaLanternedanslanuit:NicolasSarkozy.LemairedeNeuillyenpanned’essenceignorealorsquecettemaisonillaferasienne,àgrandfracas,vingtansplustard.QuandClaudeChiracet sescopainsquittent la résidence, lecoupledegardiensnechômepas.

Lescinqchambresayantétéoccupées,ilfautchangerlesdraps,aspirer,aérer,viderlespoubelles.Dans le salon, dans la cuisine, partout leménage est nécessaire. Prévenante, la fille du Premierministreaposé,àleurattention,unmotmanuscritsurunguéridondusalon.Elles’excusedu«grandbazar », d’ailleurs elle leur laisse de « jolis restes ». La carte est placée contre deux flancs debouteilles.Desgrandscrusmontésdelacave.DesvinsdelaRépublique.

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Chapitre10

UNEMAISONEPATANTE

L’intendancedeMatignondéclenchelestravauxpréparatoiresunesemaineenamont.Tandisquedeuxmilitaires passent chaque gravillon du parc au détecteur demétaux, le jardinier est prié derefairetouteslesdécoupesdesbosquetsetsonépousedenettoyerlesvitrespuisdefrotterauMirorcuivretouteslesdoruresdumobilier.CommepersonnenesaitcombiendetempsleprésidentdelaRépublique,FrançoisMitterrand,resteraconverseravecLaurentFabius,sonchefdegouvernement,ilestconvenud’éclairerlesalléesdesquatrehectaresdudomaineenlesbordantdebougiesàpic,plantées tous lesdixmètres jusqu’à la statued’Hercule.Parcamionsont livréesdeschaises,desnappesetdel’argenteriesupplémentaires.Enprévisiond’unéventuelsommeilprésidentiel, toutesles chambres sont préparées. La Lanterne étincelle. Aucune invitation n’a provoqué autantd’agitationetcelle-cimetenbranledespréparatifsencomparaisondesquelsledéjeunerdugénéraldeGaullevisitantAndréMalrauxressembleàunpique-niqueimprovisé.Lejourdelavisite,hormisles maîtres d’hôtel plus nombreux qu’à l’ordinaire, le personnel est confiné dans ses pièces defonction,maislePrésidentnerestepasdormiretpersonnenesaits’ilaappréciédevoirlejardindugouverneurdeschassesduroideFrancescintillersouslesétoiles…

À l’exceptiondecebranle-bas courtisan, lamaison reçoit sans tropdeprotocole, flattant chez

ceuxquiysontconviésl’idéedélicieusequ’ilspénètrenticidansl’intimitédupouvoir.Detousceuxquil’occupèrent,PierreMauroyestcertainementceluiquiyauralemoinsreçud’amiset–est-cecorrélé ? – le plus gouverné.Dès sa nomination, enmai 1981, il choisit d’y tenir, chaque jeudi,parfois le lundi, un séminaire. Idée que copiera, dix ans plus tard, mais une seule fois, ÉdithCresson, estimant « ce local pratique45 ». Dès 10 heures, toutes les semaines, une vingtaine depersonnalités –des intellectuels, des économistes, des syndicalistes et desmembresdu cabinet –prennent place dans le salon vert, la grande pièce de l’aile gauche. Elles discutent, échangent,partagentetparfoisprolongent leurséancedetravailparundéjeuner.Lestablessontdécoréesdebouquetstricolores,avecdesreines-margueritesblanches,bleuesetrosefoncé.LesséminairesdeLaLanternesontd’autantplusefficacesqu’ilséchappentàl’attentiondelapresseetàl’obligationde partager avec celle-ci un compte rendu pesé au trébuchet. Deux colloques se soustraieront,volontairement,àcettediscrétion.Enjanvier1984,treizemembresdugouvernementplanchentsurlesmesuresdestinéesàfavoriserlesreconversionsindustrielles,puis,enmai,dix-septministresetsecrétaires d’État y réfléchissent aux moyens de renforcer la lutte contre le chômage. Pour le

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PremierministredeFrançoisMitterrand,LaLanterneestunerésidenceutile.Coupéedel’agitationdeMatignon,àl’abridelapresseparisienne,ellepermetdebrasserlesintervenantsetdeprendrele temps de la réflexion. Le maire de Lille ne profite guère des charmes de ce petit palais, luipréférantparailleurs,poursesreposenfamille,savilleduNord.

Son successeur, Laurent Fabius, ne reprend pas à son compte l’habitude des séminaires

hebdomadaires,maisàl’abrideLaLanterneiltientsesréunionsconfidentielles.Aulendemaindudébat télévisé l’opposant à JacquesChirac, qui l’ayant traité de roquet s’entendit répondre qu’ilparlait au « Premier ministre de la France », Fabius y réunit ses conseillers pour évaluerdiscrètement le désastre.Au printemps et au début de l’été 1985, c’est encore dans la résidenceversaillaisequeLaurentFabius échafaude, entouréde sesproches, la stratégievisant à empêcherLionelJospin,premiersecrétairedupartisocialiste,deprendreladirectiondelacampagnepourlesélectionslégislatives.

Douze ans plus tard, c’est Lionel Jospin qui s’installe à La Lanterne. Cinq semaines après sa

nomination àMatignon, le 12 juillet 1997, le chef dugouvernementy fête ses 60 ans en invitant,autourd’undînerorganiséparsonépouseSylviane,quelquesamis,tousdespolitiques.Autourdelatable, le géochimiste et nouveau ministre de l’Éducation Claude Allègre, le copain de voile etdéputé des Hautes-Pyrénées Jean Glavany, Martine Aubry, la ministre de l’Emploi, DominiqueStrauss-Kahn,nomméàBercy,sonépouseAnneSinclair,journalistevedetteàTF1,ainsiqueMarie-FranceLavarini,conseillèreproche,etlasœurdecelle-ci,Nicole,fidèlesecrétaire.Aucuncadeaucommunn’aétéprévu,maislafêteestjoyeuseetlesenfantsdeLionelJospin,commeDaniel,lefilsdeSylviane,néd’unpremiermariage,partagentcejubilé.LesépouxJospins’attachentd’embléeàcette « improbablemaison46 », dans laquelle ils passent, cinq années durant, l’essentiel de leursloisirs. Sous le mandat de Lionel Jospin, la demeure est un centre de décision. Rentrant d’undéplacementenAfrique,lechefdugouvernementetsonépouseyfêtentlepassageàl’année1998encompagnied’OlivierSchrameck,ledirecteurdecabinet,inaugurantainsilesréveillonssocialistesàLa Lanterne, habitude que reprendra François Hollande. En septembre, Jospin arbitre depuis lesalon fleuri la querelle qui déchire Dominique Strauss-Kahn, ministre de l’Économie et desFinances,etMartineAubry,ministrede l’Emploi, s’affrontantautourduprojetdepassageaux35heures. En décembre 1998,Martine Aubry y est convoquée pour entendre qu’elle n’aura pas leprivilèged’annoncer le relèvementdesminima sociaux, unemesurepopulairedontLionel Jospinchoisitdeconserverlebénéfice.Enjanvier1999,Jean-PierreChevènement,ministredel’Intérieur,s’yfaitquantàluisermonnerpourdespropospeuappréciésautourdeladélinquancedesmineurs.En février, Catherine Trautmann y est reçue pour exposer son contesté projet de loi surl’audiovisuel.Ennovembre,lescandaledesemploisfictifsdelaMnef,lamutuelleétudianteprochedu parti socialiste, éclabousse Dominique Strauss-Kahn, soupçonné d’avoir rédigé des fauxdocuments. Lionel Jospin prie son ministre de l’Économie de décider seul de son départ dugouvernementetdeluifairepartdesonchoix.Ledimancheenfind’après-midi,accompagnédesonépouse Anne Sinclair, DSK vient à La Lanterne prévenir qu’il présentera sa démission dès lelendemain, 2novembre, afindemieuxpréparer sadéfense. Il sera relaxédes faits reprochés.Enjanvierdel’annéesuivante,unetempête,naturellecelle-ci,s’abatsurVersailles.EtlepremierlieuqueLionelJospinvisiteestnonpasleparcduchâteauravagémaisbeletbienlapetiteLanterne,oùilcontemple,désolé,lesarbresàterreetunepartiedumurderondedétruite.Deuxmoisdetravaux

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sontnécessairespoureffacerlestristessignesdelacolèreduciel.

Unjour,MichelRocardconfieàAlainDecaux,lepopulairehistoriendontilafaitunministredelaFrancophonie, que« sous laVe, un Premierministre travaille à temps complet, tout lui tombedessus,lesdéjeunerssontraresàLaLanterne47».UnemploidutempsquenepartagepasÉdouardBalladurquisefélicited’yavoir,«saufurgence,trèspeutravaillé48»,mêmesiNicolasBazire,sondirecteurdecabinet,passerégulièrement.Sitousn’yontpasépluchéleursparapheurs,laplupartonttirépartidelamaisonpourépaterleursamis,ouflatterleurscourtisans.Etcombiensedessine,àtravers leurs invitations,unportrait encreuxde leurconceptiondupouvoir !SousDominiquedeVillepin,RobertDeNiroestsanscessefourréàMatignon.Ilarrivetard,faitletourdesbureauxenattendantquesoncopainDominiqueselibère.Unsoir,alorsqueBrunoLeMaire,lenezplongédanssesdossiers,aentendusonneràminuit,l’acteurentre,tenantàlamainunebouteilled’uncrufameux,qu’ildébouche, toutendevisantàvoixhaute.LechefdecabinetduPremierministreessaiedeseconcentrersursespapiers,maisDeNiroadmirelesdeuxtableauxaccrochésaumur.Desfleurs,àl’encrerosée,deuxpeinturesréaliséesparPaulineLeMaire.Ilveutlesacheteretmontetoutseullesenchères,passantde10000à20000dollarsfaceàunLeMairequi,souriantpoliment,espèrequeDeNiroselassera.L’acteurn’achèterapaslestableauxetfinirasabouteille.BrunoLeMaireestinvitépresquetouslesweek-endsàpasserquelquesheures,parfoismêmela

nuit, accompagné de sa famille, à La Lanterne. Le directeur de cabinet y retrouve la vedetteaméricaine.DeNirovientdéjeuner;unefois,vêtuencostumed’époqueetportantlamoustache,ilestaccompagnédesproducteursdufilmStardust,lemystèredel’étoile,dontl’actionfantastiquesedérouledansl’Angleterrevictorienne.ProfiteégalementdescharmesdelarésidencesousVillepinunautreacteuretanciencompagnondeCarlaBruni,VincentPerez,quiconnut lagloireen jouantdansleCyranodeBergeracdeJean-PaulRappeneau.AccompagnédeKarineSilla,lecomédienydîne avec Luc Ferry et son épouse, ces derniers un brin fatigués par les parties de tennis et debaignade.

Sous Édouard Balladur, les invités animent une conversation plus sérieuse. À sa table, le

conservateurenchefduchâteaudeVersailles,Jean-PierreBabelon,venuenvoisin,l’anthropologueetpréhistorienHenrydeLumley,etPhilippedeNoailles,ducdeMouchy,dontl’aïeulfitconstruirelamaison.LedescendantdugouverneurdeschassesestmariéàlafilledeDouglasDillon,ancienambassadeuraméricainenFrance.Quellen’estpaslajoiedeladuchessedeMouchyderevoircetterésidence deVersailles, dans laquelle elle grandit, alors que son père la louait au gouvernementfrançais!Quedesouvenirscharmants,dontserégalelemaîtredemaison,tenantsacourd’espritséclairésdanslasalleàmangerdelaRépublique!Alorsqu’ilfaitvisiterLaLanterneaudescendantdesonpremierpropriétaire,ÉdouardBalladurpensesûrementàMichelDebréyrecevantàdéjeunerlecomtedeParis.Lerepasterminé,lesdeuxhommestraversentleparcpourrejoindreledomainedu château deVersailles, où le prétendant au trône de France croit bon de déclarer se sentir ici« chez lui ».LePremierministre deDeGaulle coupe cet élanmonarchiste d’une phrase sèche :«VousêtesicienRépubliquefrançaise.»Certes,lacourtoisierépublicaineestsouventoubliéeàLaLanterne,dontaucunoccupantnecrut

nécessaire,voireconformeauxusages,d’inviterceluiquifutpourtanttrente-huitannéesledéputé-mairedeVersailles.Aucun,àl’exceptiond’ÉdouardBalladur.Undimancheàl’heureduthé,celui-ciconvieÉtiennePinteetsafemme,ainsireçuspourlapremièreetladernièrefois.L’atmosphère

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est cordiale,ondevise.ÉtiennePinte se serait réjouidecettepolitesse s’iln’avait comprisqu’ilétait ainsi prié de faire bon accueil au fils des épouxBalladur et à sa jeune épouse, récemmentinstallés àVersailles. En outre, il n’est peut-être pas fortuit de se souvenir qu’ÉdouardBalladurlancealorssacampagnepourl’électionprésidentielle…

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Chapitre11

LESMAITRESSESDEMAISON

Une fois par an,Matignon fait montre de samunificence, conviant à sa fête de Noël tout sonpersonneletleurfamille,ycomprislesemployésdeLaLanternequedesvoituresviennentchercher.Lesannéesfastes,lesserviteursnesecontententpasd’ungoûterruedeVarenne,ilssontattendusàl’opéraGarnier,oùchantent,selonlaprogrammation,EnricoMacias,JacquesMartinouCarlos.Lafamille des gardiens de La Lanterne apprécie de partager ces spectacles. Descendant le grandescalierenmarbreblancet rampespolychromes, ils sont tous lescinqaccueillisdans lehallparFrançoise Fabius, tout sourires. L’épouse du Premier ministre les présente à ses amis : « mesjardiniers ». Ils se serrent la main, échangent quelques mots puis, après le spectacle, rentrent àVersailles.

ÀLaLanterne, lesépousesdesPremiersministress’épanouissent,régentantcettemaisonàleur

guise. Elles s’y sentent mieux qu’à Matignon, où l’énorme machinerie gouvernementale et lesresponsabilités accaparent les équipes, peu enclines à céder à leurs velléités d’intendance.CertainesépousesprirentàVersaillesdesmesuressalutaires.Ainsi,lorsqueFrançoiseFabiusexigequ’ontienneunregistredelacaveàvins,danslequelsontrépertoriéeschaquejourlesbouteillesdébouchées,finiesouentamées,lepersonnelleregrettemaisobtempère.Enrevanche,lesemployésdeLaLanternenesaventquerépondreàMichèleRocardqui,passantenrevuelesquatrehectaresduparc,s’emporteetleurlance:«Tenez,cesous-bois!Ehbien,jeletrouvetropvert.»D’ailleurs,lepersonnelsetaitànouveaulorsquelamêmeMichèle,ayantdemandéquesoitlivréduboispourprofiter des cheminées, refaites sousFabius, s’agacedevoir le camionde livraisondéverser lescinqstèresdanslacourd’honneurunvendrediaprès-midi.Depuislaporte-fenêtredel’entrée,elleinterpellel’employédeservice.Ilseraitbienqu’ilsedépêchedelesrangeràlabrouette,carelleattend des amis pour le dîner…Lesmêmes rient sous cape en évoquant les pérégrinations de lafontaine,désiréeparÈveBarreafindedécorer le jardindeMatignon.Lapièce, tailléeselonsesdésirsdansdumarbreroseitalien,estlivréedansleparcdel’ancienhôtelGalliera,où,hélas,elledétonne. Qu’à cela ne tienne, l’épouse de Raymond Barre demande qu’elle soit transférée à LaLanterneoù,làencore,leschairspoteléesdesangelotsentourantlafontaines’accordentmalaveclademeure.Onessaieplusieursemplacements,maisnulneconvient.ÈveBarreestdéçue,etdemandequ’on empaquette derechef sa fontaine qui part dormir à l’ombre de l’ancienne écurie. QuandRaymondBarrequitteraMatignon,etquelecoupleferasesadieuxàLaLanterne,uncamionpassera

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emporterlafontaineetsesangelots.

Dans l’expression de leurs caprices, certainesmaîtresses de lamaison surent semontrer plusdiscrètesetd’autresplushabiles.SiMmeBérégovoydemandeundimanchequ’onluifassevisiterles serresduchâteau, interdites aupublic, elle formule sa requête avec tantdegentillesseque lejardinier en chef du domaine s’exécute volontiers, partageant avec cette dame au tonmodeste sapassionpourlesfleurs.Marie-JosèpheBalladur,quantàelle,confieaugardienaimerbeaucouplesrosesdeLaLanterneetêtrebien tristededevoirs’enpasser toute lasemaineàParis.L’employéprend ainsi l’habitude de lui couper quelques tiges et de les lui offrir, alors que celle-ci quitteVersailles. Chaque lundi matin, Mme Balladur reçoit son bouquet et remercie le jardinier d’unsourire.Partieunmatinplustôtqu’àl’ordinaireetsansleprévenir,celui-cinepeutluiremettresesfleurset, leweek-endsuivant, s’enexcuse.Marie-JosèpheBalladur le rassure : ilnepouvaitpasdevinerqu’elledevraits’enallersivite.Voicicequ’ilsferontdorénavant:leslundisoùellepartiraavant qu’il ne puisse cueillir les roses, eh bien, dans la matinée, elle enverra une voiture deMatignonleschercher.Decettemanière,elleadmirerasursatabledechevetparisiennelebouquetquil’aideraàpatienterjusqu’àsonretouràLaLanterne.Ainsifutfait.

Souslegouvernementdel’ancienprésidentduconseilrégionaldePoitou-Charentes,lesfemmes

etmaris deministres organisent à tour de rôle des déjeuners de conjoints. Anne-Marie RaffarinreçoitdoncàLaLanterne.Danslasalleàmangersontdresséesdesnappesblanches,décoréesdebouquets.BernadetteChiracpréside la tableprincipale.Nonsansaudace, la femmed’unministretentededérider l’atmosphèreen racontantavoirdécouvert lesvertusduyogaetens’efforçantdeconvaincrelafemmeduchefdel’Étatdesbienfaitsdelarespirationventrale,luimontrantcommentaccolerlespaumesdesesmainsengonflantl’abdomen.BernadetteChiracinterromptl’exposépourselancerdansundiscourssurl’histoiredelaporcelainedeSèvres,monologuequ’elleconclutenproposantàlacompagniedeluifairevisiterlademeure.Anne-MarieRaffarin,sourireimpeccable,laissefaire.EtvoiciBernadettequi,passantdepièceenpièce,sevanted’êtrel’initiatricedetellerénovation,detelchoixdetissuoudetelaccrochagedetableau,l’éphémèrereinedeLaLanternesemblantoublierqu’ellen’enauraétéqu’unelocataireparmid’autres.D’ailleurs,àpeinequelquesmoisplustard,l’épousedeJacquesChiracjouesascèneàl’identique.Invitéeàdéjeuneravecsonmari par les époux Villepin, elle ne peut s’empêcher de rappeler que les rideaux, comme lescanapés, ont été choisis par ses soins, félicitantMarie-Laure deVillepin d’avoir le bon goût deprolongerlesien.

LessanglotsdeMadeleineMalrauxrépudiée,latristessedeMarie-LauredeVillepin,lessilences

deCéciliaSarkozyet lacolèredeValérieTrierweiler :LaLanterneestunemaisonquiavudesfemmessouffrir.Dansunecorbeilleàpapierdusalonvert,unelettreécriteparMichèleRocardàsonmari.Desmotsdurs,tristes.Ungardiensesouvientavoircroisé,quelquessemainesauparavant,lePremierministremarchantdans laroséeduparc. Il tient lamaind’unefemme.L’employés’estabrité derrière un arbre, puis, revenu dans la maison, il a brûlé la lettre. Dans la résidence dugouverneurdeschassesseconsumentbiendesamours.Etseconçoiventbiendeschagrins.

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Chapitre12

TITUS,LECADAVREDEBALLADUR

En mars 1993, François Mitterrand, obligé de composer avec une assemblée majoritairementd’opposition,inviteÉdouardBalladuràconstituerungouvernement.Installéàl’hôteldeMatignon,lePremierministre,férud’histoireetdeLouisXV,connaît l’existencedupavillondeLaLanternequ’il ne se presse point de visiter, confiant n’avoir jamais apprécié les logements de fonction49.Alors qu’il était ministre des Finances, il lui arriva de passer une nuit dans l’appartement defonctionde l’aileRichelieudupalaisduLouvre.Sonréveily futdésagréable,puisqu’à l’aubeunemployé, ne sachant pas la chambre occupée, y entra sans crier gare, une échelle à l’épaule,réveillantleministreenpyjama.DeMatignon,ÉdouardBalladurrentrechaquesoiràsondomicile,près duTrocadéro, affirmant qu’il n’aime pas croiser la garde républicaine quand il se lave lesdents. Deux mois après sa nomination, il prie son épouse, Marie-Josèphe, de se rendre, avecl’intendant, à La Lanterne. Mme Balladur, tenant en laisse son setter irlandais, Titus, découvrel’endroitetlesravagesdel’humidité,infiltréejusqu’aupremierétage,oùdespierressedétachentdesmurs.Lamaisonaétéconstruitesuruneplainemarécageuse,sanslaquelled’ailleursiln’eûtpasétépossibledecreuserleGrandCanal.Sixmoisdetravauxplustard,lesépouxBalladurprennentleursquartierssecondairesdanslademeureassainie.Ils s’yplaisent.Beaucoup.MmeBalladurarriveen finde semaine, sonmari la rejoint dans la

matinéedusamedi.Ilquitteleslieuxledimanchesoir,ellelesuitlelendemain.SiÉdouardBalladurn’auraserrélamaindesonjardinierqu’unefois,Marie-Josèphesemontre,elle,chaleureuseenverscethommequiapourTitusdesattentionscharmantes.Unsamediaprès-midi,l’employéestappelédans « le central » par le maître d’hôtel. Mme Balladur, chagrinée, l’y attend. Titus est tombémalade, levétérinaire l’aeuthanasié lematinmême.Serait-ilpossibledecreuserune tombepour«notreTitus»?Lesetterirlandais,enveloppédansdescouvertures,reposesurlemarbrerosedelaLaiterie.Dans la cave à vins, le jardinier attrape une caisse en bois de grand cru – un château-margaux,danssessouvenirs–,yplacelecadavre,enveloppédeplusieurschiffonsafind’encouvrirl’odeur qui pourrait attirer les charognards, et part en quête d’un lieu de sépulture. Dans uneclairière, au fond du parc, il creuse un trou et enterre Titus. Ceci fait, Marie-Josèphe Balladurl’accompagnejusqu’àl’endroitoùreposesonchien.Aprèsuninstantderecueillement,elledemandeàl’hommeensalopettevertes’ilvoudraitbienérigerunevraietombe,avecuneplaqueenpierreetdes bouquets de fleurs. Sagement, celui-ci le lui déconseille et la convainc qu’un arbuste fera

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l’affaire.

Lorsqu’Alain Juppé succède, enmai 1995, à ÉdouardBalladur, s’installant avec Isabelle, sonépouse, et leur filleClara àLaLanterne, il fait savoir à sonprédécesseurque le cadavrede sonchienn’estpasappréciéetdoitquitterleslieux.UnsouhaitunbrindésobligeantpuisquelejardinieraeuladélicatessedesignalerlatombedeTitusparunsimplearbusteplantédanslaclairièred’unsous-bois.ÉdouardBalladurexpliqueaujourd’hui50s’êtrerenseigné,à l’époque,sur lapossibilitéde faire incinérer le setter irlandais, intervention qui lui fut refusée, dit-il, au motif qu’il fallaitattendredeuxansaprèsledécès…Souvenirhasardeux,comparéàceluidel’employéquireçutpourmissiondecreuserune tombe troisheuresaprès le trépasde l’animal. Iln’endemeurepasmoinsque,tandisquel’ex-Premierministreetsonsuccesseursequerellentautourducadavred’unchien,unevoitureestdépêchéedeMatignonàLaLanterne.Lesdeuxemployésdugouvernementselaissentconduire jusqu’à l’endroit où est enterrée la caisse de vin abritant la dépouille. Celle-ci estexhumée, transportée avec une brouette dans le coffre de la voiture et conduite par le personneljusqu’audomiciledesBalladurqui,àleurtour,l’emmènerontjusqu’àleurchaletdeChamonix.

AlainJuppén’aprobablementpaseuleloisirdelireleJournald’uncollectionneur,marchand

de tableaux,RenéGimpel, édité en1963parCalmann-Lévy.Le célèbremarchandd’art,mort endéportation,amideMarcelProust,deMarieLaurencin,deSoutineetdeBraque,remplitaucoursdeson existence quelque vingt-deux carnets de journaux. Le 15mai 1918, RenéGimpel apprend lamort,àBeaulieu,deGordonBennett, lepropriétaireduNewYorkHeraldTribune,etécrit :«Unhasardmefaitvisiter le rendez-vousdechassesituésur le territoiredeTrianonetdonnant sur leparc, que Gordon Bennett louait aux Domaines : “La Lanterne”, vieux château Louis XV, uneminiature. Il y construisit une grande volière pour ses hiboux, les oiseaux qu’il aimait entre tousparcequeleplusmartyrisés.Lejardinestdélaissé,ilestclosd’ungrandmur.Dansunangle,sousdesarbresgéants:destombesminuscules.Aurasdusol,desplaquesdemarbre.Jemepencheetjelis : Cher petit Toppy,mort le…Beautiful little Ketty… Pauvre petite Zata… Poor old Billy…PauvrevieuxBaby…Là,dormentleschiensdeGordonBennett.»GordonBennett,aveclequel–ilestpermisd’ensourire–ÉdouardBalladurpartageaitdoncl’affectiondeschienset l’habitudedelesenterrerdans«son»jardin.Amusantecommunautécarlefilsduricheéditeurnew-yorkaismenauneexistencebiendifférente

decelledugourméserviteurde l’État.Obligédequitter lesÉtats-Unisaprès ses fiançaillesavecCarolineMay,unejeunefilled’excellentelignée,enurinantsurlemurdusalondesesfutursbeaux-parents,l’héritiertapageurtrouverefugeàParis.Illanceunecourseaéronautiquedeballonsàgazdans le parc des Tuileries puis loue, avec ses nombreux chiens, La Lanterne. Dans son parc,l’Américaindonnedes chasses somptueuses, ordonnant que le gibier – faisans, renards et poulesd’eau–soitrabattupardesvaletsengantsblancs.Titus,lesetterdesBalladur,était,n’endéplaiseàAlainJuppé,enbonnecompagniedanslecimetièredechiensdeLaLanterne.

Danscetterésidence,nombreuxsontlesanimauxdecompagnieàavoirbénéficiédescapricesde

leursmaîtres.AndréMalraux vit entouré de deux chats,Olympe etOctave, un frère et une sœursiamois,offertsparsonfilsAlain.Legrandhommeleslaissepicorerdesmorceauxdepouletdanssa propre assiette et les promène, juchés sur son épaule, à travers le parc, se laissant ainsiphotographier,en1967,parsonamieGisèleFreud.Leministre,dontl’uniquepassionestalorsde

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décorer sa folie versaillaise, demande que des grillages soient installés, dans tout le rez-de-chausséedelamaison,afind’éviterquesesbêtesnes’échappent.OlympeetOctavecomprennentvitelamanœuvreetparviennentàsefaufilerjusqu’auxcuisinesouauxappartementsdelagardienneavantdedisparaîtredanslesjardins,obligeantlepersonnelàlesychercherlorsquelanuittombeetque leur maître, l’humeur assombrie par l’alcool, s’en inquiète. Malraux installe également despoules auxquelles cet homme, si autoritaire et capricieux avec les siens, laisse une libertéinvraisemblable.Lesvolaillespicorent,caquettentetsouillent lacour XVIII e, le chauffeur sachantqu’ildoitralentirlorsqu’ilroulejusqu’àlamaisonafind’éviterdeblesserundesvolatiles,dontlaprésencesurprendencettedemeureélégante.

Neufansauparavant,leparcdeLaLanterneaconnuunehécatombe,provoquéeparuneépidémie

demyxomatose.L’AméricainDavidBruce,ledernierparticulieràavoirlouéledomaine,notedansson journalque les lapinsyagonisentparmilliers :«Ceuxdenotrepetitparc sontvraiment trèsaffectésparcetteterriblemaladie.Nousenavonsenterrésoixanteaucoursdestroisderniers jourset les champs de Versailles sont empestés par les petits cadavres en putréfaction. Les yeux desanimauxtouchésdeviennentd’unrougeardentavantdesefermer,aveugles;leurstêtesenflentavantd’être congestionnées de pus et leurs corps se dilatent de façonmonstrueuse. C’est un spectacleaffligeant et terrible51. » Dont l’ambassadeur se fait le scribe ému. Ce souvenir s’estomperapidement,etilneresteguèrequelesinfestationsdemoustiques,sansinterruptiondeDavidBruceàFrançoisHollande,pourrevenirchaqueétépolluerLaLanterne.

Le couple qui, de Raymond Barre à Jean-Pierre Raffarin, officie dans la demeure, élève des

chiens et des perroquets.Pour arrondir ses fins demois, il accueille des animauxde compagnie,transformantlarésidencedesPremiersministresfrançaisenpension-chenil.LerockeurDickRiversleurconfiesescompagnons.Lecommercecesseaprèsquelechanteur,deretourdetournée,réclamede visiter l’intérieur de la maison. Ayant refusé, les gardiens prennent peur ; la vedette àrouflaquettes pourrait ébruiter leur arrangement. Officiellement, en revanche, leurs perroquets –Clara,Cariocaetuncacatoèsblanc–viventàl’abrideleurlogement,lesailescoupées.GilberteMauroy,commeaprèselleBernadetteChirac,passesouventlesadmirer.L’épousedePierreMauroyinsiste, aux beaux jours, pour sortir la volière dans la cour. Michel Rocard et sa femme nes’intéressentpasauxvolatilesmais,aupetitmatin,iln’estpasraredecroiserlePremierministre,accompagnédesesfils,deboutdanslechenildugardien,flattantleschiens.

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Chapitre13

PEINTRESALACOUR

MatteiPopoviciétudial’architectureenRoumanieoù,danslesannées1960,ilyappritàpeindreses plans au pinceau. Ses parents ne peuvent fuir le régime communiste, mais, au prix de millecomplications, lediplômés’exileàParis,où l’embauchentunpaysagistepuisunurbaniste.Àsesheuresdeloisir,lejeunehommesepromène,croquantdansdepetitscarnetslesfaçades,lesstatueset les balustrades, puis il accomplit la tournée desmusées, s’amusant à peindre les tableaux, lesplafonds et les tentures. La capitale l’enchante. Sous son pinceau, salons, jardins d’hiver,bibliothèquesetcabinetsdecuriositésdesgrandesdemeuresbourgeoisess’animent.Scrupuleux,lepeintrearchitecten’oubliedanssesdessinsaucunnœuddetapis,coloriantjusqu’auboutondelampeet soignant le chatoiement d’un tombé de velours. Mattei Popovici se découvre « aquarellisted’intérieurs », un métier né dans la Russie tsariste, où les grands propriétaires de l’aristocratieaimaientàfairepeindrelesintérieursdeleurspalais,reliantcesdessinsdansdesalbumsoffertsàleurs enfants.Afinde conserver lamémoirede chaquepiècedupalais impérial d’Hiver àSaint-Pétersbourg,lestsarsNicolasIeretAlexandreIIengagèrentainsidesaquarellistes.LareineVictoriad’Angleterre,dévastéeparlamortdesoncherépoux,copiacettemodeenenvoyantquatrepeintresanglaispeindretoutesleschambresoùledéfuntavaitdormienEurope.EnFrance,leRusseexiléSerebriakoffperpétuacettetraditiond’aquarellesd’intérieursjusquedanslesannées1970.

Invitéàexposerdansunsalondequartier,MatteiPopoviciprésenteuntableaud’intérieurdeLa

Malmaison,etunsecond,représentantunechambredumuséedeNissimdeCamondo.FrançoisdeLaTour d’Auvergne, un neveu du dandy et architecte d’origine cubaineEmilioTerry, achète cesdeuxtoiles,assurantainsiàleurauteurundébutdenotoriété.JacquesGrange,lefameuxdécorateur,prieàsontourPopovicidepeindreundesesappartementsdonnantsurlePalais-Royal.Bientôt,lespropriétaires fortunés se piquent de l’aquarelliste, lui commandant des toiles de leurs hôtelsparticuliers, de leurs châteaux en province, de leurs maisons sur la côte, de leurs pavillons dechasseoudemusique,deleursgloriettesetbelvédères.DianedeCastellane,unepetite-filledeBonideCastellane,estenchantéeparlestableauxdesa

résidenceparisiennepeintsparMatteiPopovici.Pourleprésenteràdesamis,clientspotentiels,lacomtessedonneuncocktail.ÉdouardetMarie-JosèpheBalladurydécouvrentletalentdecepeintreamoureuxdudétail.Troisjoursaprèscevernissage,MatteiPopovicireçoitunappeldel’épouseduPremier ministre. Elle commande trois aquarelles de « Passy », leur appartement du boulevard

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Delessert, et trois de «Versailles ». Tiens donc, LaLanterne, cet hôtel national, ce logement defonctiondelaRépublique,auquelÉdouardBalladurfeignaitden’êtrepointtropattaché…Mattei Popovici se rend dans le pavillon pour y faire ses croquis préparatoires. Le Premier

ministreestabsent.Lepeintreroumains’assoitdansleparc,suruntabouretpliant,etcrayonne.Àl’heuredudéjeuner, on lui fait porter unplateau-repasqu’il pose sur sesgenoux.Une seule fois,MmeBalladurl’inviteàsatable.Lesextérieursébauchés,l’aquarellistes’installedanslesalon,lepetit, celui au parquet Versailles. Il copie le canapé à fleurs, les fauteuils, les guéridons, sansomettre le pare-feu en Plexiglas et les instruments en cuivre disposés devant la cheminée. Cethomme cultivé s’amuse de dessiner une pièce aux murs de laquelle il reconnaît le portrait deMademoiselle,peintparNattier,deuxpetitspaysagesdeplaged’EugèneBoudinetunDelacroix.Ilprend quelques photographies puis rentre chez lui, et là, sur son étroite table, devant la fenêtreouvertesurlacourintérieuredesonimmeuble,ilpeintlestroisaquarelles.L’unereprésenteleparc,sesalléesrectilignes,lesmassifsdebuis,lapelouseimmaculée,et,toutàgaucheenbasdelatoile,lagueulecoquinedeTitus, lesetterchéri, jouantavecunebranche.Ledeuxième tableaucopie lafaçade,côtécourd’honneur.Pierrescouleurchampagne,gravierratisséqu’oncroitentendrecrisser.Seule imperfection dans ce décor simaîtrisé : une flaque d’eau sombre, aumilieu de l’allée.Letroisièmetableaureproduitlesalon,sescanapésfleurisetsesrideauxblancs.Surleparquetciré,unefeuilledepapierabandonnée.Cesdétails,cesdésordres,sontimaginaires.L’aquarelliste se souvient de La Lanterne comme d’une demeure ensorcelée. Pas un livre, une

revueouunechaussurequi traîne,aucune tracedevie troublantcetordre impersonnel,pasmêmeunefeuillemortedanslesquatrehectaresduparcàlafrançaise.Hormislefroissementdeshabitsdes serviteurs muets, le silence y oppresse. Tandis qu’il peignait,Mattei Popovici fut pris d’unvertige.Soudain,ilnesutplusoùilsetenait.LechâteaudeVersaillesest-ilàl’ouestouàl’estdelapièce?EtSaint-Cyr,àgaucheduparc?«C’estunemaisonquijoueàcache-cache»,murmure-t-il,énigmatique.Unemaisonquifaitperdreàseshôteslesensdel’orientation.Mattei Popovici livre ses commandes àMme Balladur. Trois tableaux de Versailles, trois de

Passy,chacunfacturéentre15000et20000euros.L’épouseduPremierministreluiindiquequ’elleaccrochera « Passy » dans le chalet de Chamonix et « Versailles » dans le salon du boulevardDelessert, où, effectivement, à droite du canapé, sont aujourd’hui encore visibles les aquarelles.MatteiPopoviciconnaîtcetusage.Onmetaumurlestableauxdesdemeuresdanslesquellesonn’estpas.Manièredesignifierqu’onenpossèdeplusieurs,etquetoutessontbelles.Lesgrandesfamillesde la cour tsariste faisaient demême. Édouard Balladur a également remercié l’artiste d’unmotmanuscrit et, plusieurs hivers de suite, l’homme politique lui postera ses vœux. Fortuitement, lepeintreroumainapprendraquel’ancienchefdegouvernementafaitfairedesreproductionsdesesaquarelles, qu’il a laissées aux murs de la résidence républicaine. Entorse à la coutumearistocratique ! Mais pas seulement. Popovici se demande en effet si tout ceci est bien légal ;n’aurait-ilpassursesœuvressignéesundroitàl’image?L’aquarellisted’intérieursnes’autorisepas à envisager que, dans une demeure d’État, on puisse traiter avec désinvolture le droit depropriétéintellectuelle.

Édouard Balladur ne fait pas exception : les occupants de La Lanterne aiment recevoir des

peintres.MichelRocardy inviteàdéjeunerAlfredManessier,qu’ildécritcomme«leplusgrandFrançais avec Soulages ». Le Premier ministre et l’artiste bavardent au salon en compagnie dePierre Encrevé, le conseiller à la culture deMatignon, lorsque soudain le peintre se lève pour

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regarderdeplusprèslesdeuxtableauxdeBoudin.Manessierplisselefrontetfaitsonnerlemaîtred’hôtel.Qu’on lui apporte une pommede terre coupée en deux.Et voiciManessier qui semet àfrotterlestoilesdeBoudinpourlesnettoyerdeleurcrasse,sousleregardétonnédumaîtred’hôtel.Ledernier«plusgrandartiste»àavoirconnulescharmesdelarésidenced’ÉtataétéinvitéparledernierPremierministredeJacquesChirac,DominiquedeVillepin.Enavril2007,unmoisavantles élections présidentielles, sachant que ses jours dans la demeure sont comptés,Dominique deVillepinconvieleseptuagénaireZaoWou-Ki.CedernierconnaîtbienMatignon,oùilserendpourdiscuter de poésie et de peinturemais, cette fois, accompagné de FrançoiseMarquet, sa femme,c’estàVersaillesqu’ildéjeune.Dansleparc,profitantdusoleilprintanier,onfaitposerunetablesurtréteaux.Répondantàlaprièredupolitique,ZaoWou-Kipeint«LaLanterne»,uneimpressionpigmentaire sur papier de 94 centimètres sur 126, que lamaison d’enchères Sotheby’s vendra àHong-Kong cinq étés plus tard. Photographiée parMarie-Laure deVillepin, la scène présente leprofildedeuxhommesauxcheveuxblancs, l’un trèsgrand, l’autremoins, tousdeuxétonnammentvêtusdepullsbleucielidentiques.TandisquelePremierministresouritàl’objectif,ZaoWou-Kijette sur la feuille des éclats de peinture rouge, rose etmauve. Sa Lanterne, chaude et vibrante,enchantesoncommanditairequiévoquera,lorsdel’hommagefunèbrequ’ilrenditàl’artisteenterréaucimetièreduMontparnasse,cesheuresdurantlesquellesilsevittransforméenmécèneflorentin.«Jemesouviensd’uneaprès-midiensoleilléeaupavillondeLaLanterneavecFrançoiseetMarie-Laure.Ilscrutaitauloinunmotif,pourmoiinvisible,puisavecsonpinceaujetésurlepapier,pargestessecs,précis,faisaitécloreunemoissonderoses.Ilvoyaitau-delà,àtravers,àlamanièredesvoyants,faisantdesavielalentillecapablederecevoirlalumièredumonde.»Unmoisaprèscette« après-midi ensoleillée », l’orage s’abat sur La Lanterne, Nicolas Sarkozy, élu président, enexigeantlajouissance.Désormais,lamaisonabriteradeschanteurs,desacteurs,bientôtuneactrice.Despeintres,jamaisplus.

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Chapitre14

DESHOMMESEXQUISENSALOPETTE

Les occupants de La Lanterne n’ignorent pas que leur présence obéit à un calendrier.Maîtrespassagersdecettemaison,ilsoccupentunbiennational,financépar lacollectivité,qu’ilsdevrontquitterau termede leurmandat.Or, iln’estpas rarequecettedemeure fasseperdreàcertains lamodestieseyantauxserviteursdel’État.AndréMalrauxlogeaseptansàLaLanterne,soit lepluslonguement sous la Ve République. Défile dans la maison tout ce que Paris compte alorsd’architectesdesmonumentshistoriques,décorateursenvogueetdirecteursdemusée.Malrauxlesconsulte, les presse. Sans cesse, il convoque Jean Coural, administrateur du Mobilier national,institutiondontleministredelaCultureassureparailleurslatutelleetqu’ilnommeavecdédain«larécupération ». « Aujourd’hui c’est un clavecin, il y a quelques jours une commode Marie-Antoinette,demainceserontlestissuspourlesrideaux52»,noteMadeleine,sonépouse,effarée.Etquelstissus!Faille rouge pour le salon, shantung gris galonné de vert deux tons pour le rez-de-chaussée,

rideauxdecroiséesenquintillédoublésdesatinetteivoireetornésd’ungalongrec,amaranteetnoirdanslefumoir53.Leministrecommandeunmarbrepouruneconsoledeboispolychromevénitien,etunesculptureàPhilippeHiquilyafindemeublerl’entrée.Parl’intermédiairedesonchefdecabinetau ministère, il réclame un coffre en fer, daté de 1708, conservé au Mobilier national. Sur cecourrier, un fonctionnaire de ladite institution écrit en marge : « Impossible, les textes nousl’interdisent.»Neufjoursplustard,lecoffreestlivréàLaLanterne54.Àl’automne,lapassionsedéplace:«Avonsdînécesoirdanslesalondeverdure,trèstard.IlyavaitencoreunebellelumièreetAndréadmiraitdesstatuesqu’ilafaitsortirdesréservesdeVersaillespourlesdisposerdanslejardin.Lafindujourleséclairaitfaiblementetleurprésenceétaitcommecelled’hôtesnoustenantcompagnie55.»Madeleine,quesonépouxhouspille,luireprochantdenepasaimersuffisammentlamaison, se réfugie à son piano, écrivant dans son journal : « Il est investi dans la décoration dupavillondeLaLanterne,cequimesembleincongrupuisquenousn’yseronsquequelquetemps.»Sage femme, bientôt remplacée dans le cœur de son époux par Louise de Vilmorin, qui,contrairementàlalégende,appréciepeul’endroit,dontellemesurelecaractèreéphémère,mêmesilescapricesdesoncompagnon l’amusent.«Cequiestépatant,écrit-elleàsanièceSophie,c’estqueLaLanterneappartientàl’ÉtatetdonctuasledroitdechoisirlesmeublesauMobiliernational.Une semaine, tu as envie d’être installée entièrement en style Empire, alors tu vois arriver des

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hommes exquis en salopette, avecdes camions, qui te changent tout, y compris les rideaux et lescarpettes.Tun’asqu’àdirecequetuaimes.Lasemained’après,tuveuxundécorduMoyenÂgeoudelaRestaurationetçayest56!»Après le départ, en1969, d’AndréMalraux, lamission« ameublement » duMobilier national

peut souffler, les mouvements se raréfiant. Reçu à dîner par les époux Chaban-Delmas, AlainMalraux se souvient d’unemaison transformée. Des chaises tulipe, du plastique blanc, du métalfrappé,duPlexiglas,toutestcontemporain,etl’idéevientaujeunehommequeJacquesetMichelineChaban-Delmasont souhaité rivaliser avec l’ameublementmodernedontGeorgesPompidou et safemme Claude ont fait décorer le palais de l’Élysée. Une concurrence dont Micheline Chaban-Delmasnefaitpasmystère,reconnaissantavoir,«danscetendroitsacré,imprimé[leur]marque57».

BernadetteChiracdemandeque le tableau représentant lecardinalMazarin soit échangécontre

uneœuvredeCanaletto,etobtientdeconserver,ensusdelapeintured’unemamansingeetdesonpetit,unetoileauxdimensionsréduitesfigurantunananas,fruitdontl’arrivéeenFrance,en1702,suscitauntelémoiqu’onlefitpeindreetcultiver,MmedeMaintenonenraffolant.Cesdésirs,bienmodestes,demeurentconformesauxusages.ÈveBarrefaitdemême,apprécianttantlesBreugheldusalonqu’ellepeineàs’enséparerquandleLouvrelesréclame.Jusqu’àl’été1989,commelenotedans un courrier interne un administrateur anonyme, les occupants se satisfont peu ou prou de ladécorationdeslieux.L’arrivéedeMichelRocardetdesonépouseMichèleréveillelesservicesduMobiliernational.Soudain,lavalsedumobilierreprend.Rideaux,tableaux,tapisserie,canapésetsièges, toutest refait, transformé, changéet l’ondépose toutesaffaires cessantesune sculpturede«Joséphine,impératricedesFrançais»exécutéeparlebaronFrançois-JosephBosio.Iln’yapasque l’ancien garde-meuble royal qui semette enmouvement.MichelRocard se souvient en effetd’avoir trouvé cette demeure dans un état « lamentable58 », la charpente de l’aile gauches’effondrantaupointdelaisserlapluietraverserletoit.Ons’étonneraquel’intraitableBernadetteChiracaitlaisséunerésidenceofficielleprendrel’eau,maisadmettons…L’ancienPremierministreconfiaitavoirdûcéderàlanécessitéimpérieusederendrelamaison

plus confortable, car il se trouvait en situation de débiteurmondain. Nommé àMatignon à l’été1988,iltrouvesursonbureausixgrèvesnationales,laNouvelle-Calédonieauborddel’implosionetuneassemblée législative rétive, puisque son parti y a perdu lamajorité. En août, son cabinetorganise,pour sa femmeet lui,quelques joursde reposdans leMidiavecunpassageau festivald’Avignon.Hélas,lagrèvedesaiguilleursducielmenaceletrajetenavion.«Quandonfoiresesplansdevacances,onappellesescopains»,racontel’ancienmairedeConflans,quisolliciteson«copain»ethomologue,l’EspagnolFelipeGonzález.«IlmefaitinviteravecMichèleetmesdeuxfils dans la villa du directeur du service des eaux de la ville deMadrid. » Les vacances sontexcellentes,mais,expliqueMichelRocard,celles-cil’obligentàrendrelapareille.Or,LaLanternemanque de standing. La France vient de célébrer le bicentenaire de laRévolution française et ilsemble que ses caisses soient encore assez fournies pour qu’on commémore l’abolition desprivilèges en construisant dans le parc de la résidence de villégiature du Premier ministre unepiscineetuntennis.«Ilmetéléphoneetmeditqu’ilestappeléàrecevoirdesPremiersministresétrangersetquenousn’avonsaucunemaisonquioffrelemêmeconfortquelesleurs59»,sesouvientJack Lang, l’actuel président de l’Institut du monde arabe, auquel il fut donc raconté la mêmehistoirequecellequitientencorelieudejustification.MichelRocardsouhaite,outrelapiscine,untennisenterrebattue.Paspourlui,précise-t-il,carilpréfèrelecharàvoile,peupraticableilest

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vrai dans les jardins de Le Nôtre, mais pour ses trois garçons. Ces aménagements, Jack Lang,ministre de la Culture, assure les avoir financés sur son budget60, s’amusant d’avoir égalementsupporté la charge de la réfection du salon d’hiver et de la salle des fêtes de l’Élysée. Étrangecomptabilité publique… Même amplement rénovée, Michel Rocard trouve La Lanterne bien«petite»,mais,poursuit-il,n’hésitantpasàsecontredire,«celanousarrangequecelasoittoutpetitparcequepersonnenepeutresterdormir,oninvite justepourcasser lacroûte».FelipeGonzálezpeutattendred’êtreconviéàenchaînerleslongueursdecrawldanslapiscinedelaRépublique.Onenviendraitàcroirequelestravauxdel’été1989n’étaientpasdestinésàrecevoircorrectementleschefs de gouvernement étrangers mais à égayer les vacances bien françaises du chef dugouvernement.

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Chapitre15

LAPISCINEAUXCHANDELLES

FrançoisHollande,bavardantavecsonamieetconseillèreMarie-FranceLavarini,del’habitudequ’avaitFrançoisMitterrandd’arpentersonparcoursdegolftousleslundis,observequ’ilneseraitplus possible, lui président, de construire d’autres installations sportives à La Lanterne.Heureusementpoursesenfants–etleurscopains–chahutantlesweek-endsdebeautempsdanslapiscine de la résidence de la présidence de laRépublique, cette peine lui fut épargnée.Grâce àMichelRocard,lebienfaiteurdetouslesPremiersministres,desprésidentsetleursfamillesàvenir,lesétésversaillaiséchappentdésormaisàl’ennui.

LechantierdeRocarddureplusdesixmois.Pourcreuser lapiscine, il fautunbulldozer,mais

sonpassagepourraitabîmerlesmassifsdebuiscentenaires.Qu’àcelanetienne:onacheminedansle parc du château de Versailles, de l’autre côté dumur de ronde de La Lanterne, une grue quisoulèvelebulldozeretledéposeàl’endroitprévu.Ladoubleportedufondduparcrestantouvertepour laisserpasser lematériel, iln’estd’ailleurspas rared’apercevoir, le soir,desemployésduchâteaus’yfaufileravecleurbrouetteafinderécupérerquidesplanches,quiunsacdeciment,quiunepoignéedeclous,laisséssurplaceparl’entreprise.Cetété-là,lescabanesàlapins,lesnichesetlespoulaillersfleurissentdanslesenvirons.Pourinaugurersesaménagementssportifs,dontlecoûtsechiffreraitentre1et2,9millionsdefrancs,lePremierministredonneunegarden-party.Ilometd’yconvierJackLang,tropprochedeFrançoisMitterrandàsongoût,maiscelui-ciaural’occasiond’admirer ses œuvres sous Nicolas Sarkozy. Quelle soirée plaisante que cette pendaison decrémaillère ! À l’ombre du château de Versailles, en bordure du majestueux Grand Canal, unaréopagedemembresdecabinet,dehautsfonctionnairesetd’élusdelaRépubliquetombelavesteet sable le champagne pour fêter l’installation d’une piscine et d’un tennis dans le jardin d’unerésidence d’État. Les mêmes qui, six mois auparavant, assistaient dans tout le pays auxcommémorationsfestivesdubicentenairedelaRévolutionfrançaise.

Lapiscinemesuredix-neufmètresdelongsurdixdelarge,elleestéclairéedel’intérieuretson

fond est tapissé d’un arrangement de minuscules mosaïques de faïence blanche à l’italienne.Chaufféetoutel’année,elleestévidemmentchlorée.L’intendancedeMatignonexigedugardiendeLa Lanterne que celui-ci vérifie le bon dosage chaque matin. L’employé prend peur. Laresponsabilité est lourde, le calcul délicat ; il redoute les tracas s’il advenait que le Premier

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ministreousesenfantssortentunjourdel’eaulesyeuxrougisetlapeauirritée.Ilrefusedecalculerle nombre de cuillères à verser.Matignon ne lui en tient pas rigueur et loue les services d’uneentrepriseprivée,à laquelle incombera lesoindevérifierque l’eaudebaignadeministérielleestjustement dosée. De l’autre côté desmassifs entourant la piscine, invisible depuis lamaison, letennisestceintd’unhautgrillage.Personnen’aprisgardequececourtestbordédetroisnoyersqui,à l’automne, perdent, leurs feuilles et leurs coques. Le gardien les ramassera. À cette servitudes’ajoutentcellesqu’exige la terrebattue ; transporterà labrouettedessacsdecinquantekilosdebriquepilée, les percer et étaler demanièreparfaitement régulière leur poudreocre rouge sur letapis à alvéoles, puis, lorsqu’il pleut, tracer au badigeon les lignes blanches fondues sous lesgouttes.MichelRocard,sesfilsetsonépousesont,quantàeux,satisfaitsdecesinstallations.Les dimanches, à La Lanterne, on organise des petits tournois entre copains et conseillers, on

s’amusederéussirsesliftssurcesolexigeant,lemêmequ’àRoland-Garros.«Ons’habilleweek-end, c’est très simple, et les garçons sont charmants61 », se remémore Jacqueline Chabridon,directricedelacommunicationdeMichelRocard.Par«garçons»,elleentendbiensûrlesmaîtresd’hôtel,qui,plateauxàboutdebras,naviguententrelestransatsetlesparasols.Cesmatchssontsiplaisantsquelacommunicanteémetl’idéedemonter,avecuneéquipedejournalistestélévisés,unreportage. On y verrait Rocard taper la balle sur le tout nouveau court de La Lanterne, onapprécierait ce Premier ministre moderne, énergique, très « deuxième gauche ». Hélas, soninterlocuteur,PatriceDuhamel,excellenttennisman,lui,etfinpolitique,l’endissuade.Rocardjouetropmal.

Bizarrement, il n’y pas de « pool-house » à LaLanterne. Personne n’a songé à construire des

vestiaires près de la piscine. L’espace ne manque pourtant pas dans les quatre hectares de larésidence,mais,voilà,lescabinesontétéoubliées.Aussi,depuisMichelRocard,touslesPremiersministres, les présidents de laRépublique, leurs invités, leurs familles, enfilent leursmaillots debain dans leur chambre puis déambulent en tenue légère, les jambes découvertes et les piedsclaquantdansdessandales.Cestenuesnégligéesnechoquentpersonne.Onveilleiciànes’amuserqu’entourédessiens,desesamis,desescourtisans.LaCour,sansvestiaire.ÉdithCressonenfileégalementsesbasketsetsonpolodesportdanssachambredupremierétage.

Cellequi succède àMichelRocard àMatignon affichepourtant à l’endroit de cette résidencedevillégiatureundédainconstant.LaLanterne,«untrucdebeaufs»,«jen’yaijamaisjouéautennis,onn’étaitpaslàpourrigoler62»,dit-elle.Cetteaffirmationesttoutefoiscontrediteparlamémoiredesemployésdelamaison,quisesouviennentdesafréquentationassidueducourtdetennis.Deuxsoirs par semaine durant son année de gouvernement, le Premier ministre Cresson arrive vers19heures,accompagnéedetroisinvités.PrévenuparunappeltéléphoniquedeMatignon,legardienratisselecourt,ramasselesfeuillestombéesetprieleCielqu’ilnepleuvepas.ÉdithCressonetsesamisdisputentdespartiesdoubles,ilsjouentbien,lesballesfilent,lesliftsclaquent.Leurspartiesachevées,unmaîtred’hôtel,venuexpressémentdepuisParis, leurproposedessnacksetquelquesboissons.Auxbeauxjours,deslampesbaladeusessontplantéesdanslapelouseettoutautourdelapiscine sont posés des chandeliers géants. Spectaclemagique que ce parc éclairé de dizaines deflammes, tandis que le chef de gouvernement échange des services avec ses amis. ÉdithCressonn’étant pas là « pour s’amuser », elle ne s’attarde pas devant le scintillement des chandelles sereflétantdansl’eaudelapiscineenmosaïque:ellefilesechangerpuisrepartversMatignon.Les occupants deLaLanterne profitent diversement de ces sports.Nicolas Sarkozy, beaucoup.

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FrançoisHollande,jamais,sesenfants,volontiers.Parlepassé,personnenesesouvientd’avoirvulecoupleBérégovoysebaigneroufrapperlaballe.CePremierministreetsonépouse,extrêmementdiscrets,sortentpeudelamaison.ÉdouardBalladurpréfère,quantà lui,marcherdansleparcdudomaine,devançanttoujoursdequelquespassesgardesducorps.Jean-PierreRaffarinsecontentedepromenadesmatinales,cueillantdeschampignonsdanslessous-bois.LionelJospinetsonépouseSylvianeadorentlamaison,danslaquelleilss’installentchaqueweek-end.L’annéeprécédantleurarrivée,lesoldutennisestchangé.Onfaitposerunquickenrésine,unecouvertureconvenantmieuxaux joueurs rapides. Sportif assidu, Jospin fait livrer un canon à balles pour ses séancesd’entraînement. Il ne manque jamais de disputer un match avec son officier de sécurité,s’enorgueillissant des points marqués contre cet homme entraîné et, comme il aime à le faireentendre,desurcroîtdevingtansplusjeunequelui.Lespolicierschargésdesaprotections’eninquiètent,maisDominiquedeVillepinn’aimecourir

dans le parc du châteaudeVersailles qu’enplein soleil et auxheures d’affluencemaximale.Sonépouseluifaitobserverqu’ilseraitplusagréablepourlui,plusdouxpoureux,plusgentilpourlafamille,rarementréunie,qu’ilfassesonfootingtôtlematin,àl’heureoùleparcseréveillenimbédesilence. Iln’enacure. Ilveutcourir, trèsvite, très longtemps,et sous les regards. Ilaimecesséancesd’exposition,dontilrentregalvaniséparlessourires,lesmainstenduesetlesflashs.ÀLaLanterne,ils’enivre,cescoursesdefondaumilieudelafouledestouristesl’excitentetilnesaitpluss’enpriver.Revenudansleparcclosdesarésidence,ledernierPremierministreàprofiterdeslieuxsaluesesamis,conviéstouslesweek-ends.LephilosopheLucFerry63,ministredel’Éducationnationaledanslegouvernementprécédent,évoqueavecgourmandisecesdimanches.TandisquesonépouseMarie-CarolinebavardeavecMarie-LauredeVillepinetqueleursenfants,allongéssurlestransats,fontminederéviserleursexamens,Villepinenchaînelesmontéesaufilet,Ferryparle,rit.Le soleil se couche tard et sur l’herbe crépitent les chandeliersd’argile remplisde cireblanche.Danslapiscine,EmmanuelUngaro,lecouturieritalien,faitsagymnastiqueenchantant.

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Chapitre16

QUANDILSARRIVENT

Leslampesdechaquepiècedelamaisonsontallumées,afindevérifierqu’aucuneampoulen’arendu l’âme. La gardienne époussette au plumeau les meubles vernis, rectifiant l’alignement destableaux,tapotantlescoussins,ouvrantgrandlesfenêtresetvérifiantlarobinetterieankylosée.Sonépouxs’assurequenifeuillemortenibranchagene traîneausol.Munid’unbalaienbranchesdebouleau,ilratisselesalléesetinspectelesdizainesdemilliersdemètrescarrésduparc.Quelquesheuresdeménageplustarddébarqueenfileindiennel’armadadesserviteurs:deuxàtroismaîtresd’hôtelauxnœudspapillonsnoirs,lecuisinier,sonadjoint,lalingère.Lessuitlacamionnettelivrantles provisions de bouche. Des placards on sort la porcelaine de Sèvres, les nappes blanches.L’argenterieestbriquée,afind’eneffacerlehalosombre.Lefleuristelivredesbouquets,lalingèreprépare les lits.Lescarreauxdes fenêtresontbeauavoirété lustrésparuneentrepriseprivée,ons’assurequ’aucunoiseaun’adansl’intervallelaissétracedesonpassage.Toutbrille,luit,s’agite,s’affaire.Lepalaiss’éveille.Par téléphone, il est annoncéque l’occupantofficieldes lieux s’apprête àvenir,un«appel en

silence»,selonlejargonrépublicain,cequisignifiequelavisiteduchefdel’Étatou,hier,celleduchefdugouvernement,nedoitpasêtreébruitée.AutourdelamaisonredoublentlespatrouillesdescarsdeCRS.Lesvoituresofficiellesarriventàlaqueueleuleu,faisantcrisserlegravierdelacouretclaquerleurslourdesportières.LeprésidentdelaRépublique,autrefoislePremierministre,leursépouses, leurs invitéss’ilyena, lesofficiersdesécurité, lemédecin, l’officier transmetteur, touss’installentpourquelquesheures,quelquesjours.LaLanternepétilleetbruisse.Àtraverssesportes-fenêtressedessinentàcontre-jour,commedansundécordethéâtred’ombres

chinoises,lessilhouettesdeshôtes,quel’atmosphèredelamaisondétend.Ellesglissentdusalonàlasalleàmanger,suiviesparleballetdesmaîtresd’hôtelproposant,letorseraide,lesmeilleuresbouteillesde lacaveouunassortimentde jusdefruitssurdesplateauxd’argent.Disposéssur latable en acajou, des mets délicieux. Aux beaux jours, on apporte des rafraîchissements sur laterrasse.Prèsdutennisoudelapiscine,ondressedesbuffetsentrelestransats.LorsquelePrésidentetseshôtesrepartent,lepersonnelrestejusqu’aulendemainpourremettrede

l’ordre.Lesgardiens,quiattendaientdansleurlogelafindelavisite,s’approchentalorsdel’ailedes domestiques. L’ambiance s’allège, on ose parler à voix haute ou s’asseoir un instant dans lecanapéà fleurs ; ilarrivequ’on finissequelquesgrandscrusengrignotant les restes.Si lamétéol’autorise,ons’aventureàsauterdanslapiscine.Puisl’électricitéestcoupée,lacaveverrouillée,

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l’intendancesereplie, lesvoituress’éloignentet lagrilleseferme.Derechef, lesilenceengourditleslieux.Lesgardienssolitairesratissent,balaient,puisportentlespoubellesjusqu’àlabenne.LaLanternes’éteint.

Marronniers,platanes,érables,acacias,pinsdeCorseetpeupliersabsorbentlebruitdelaroute.

Le jardin monotone n’abrite, hormis quelques rosiers, aucune fleur. Dans son silence épais, lamaison tricentenaire craque, sa charpente grince. Les combles, dans lesquelles sont cachées lesantennesdetélévision, isoléespardesgranules, laissentpasser, lesnuitsdegrandvent, laplaintedes solives. Interminablement s’égrènent les journées dévolues à garder une demeure vide. Lenumérodetéléphoneducoupledegardiensnefigurepasdansl’annuaire.Sonpatronymeestgardésecretaumotifquesesenfants,scolarisésdansVersailles,pourraientêtresoumisauchantage.Cettefamille ne reçoit jamais d’amis, redoutant que leurs bavardages ne déflorent les secrets de leursmaîtres.Enfermésderrièrelemurd’enceinte,coupésdeleursvoisins,lesjardiniersdudomainedeVersailles installés à La Poulinière et à LaMénagerie, certains gardiens, dans le passé, ont crudevenirfousetilestarrivéqu’aupetitmatinl’und’entreeux,fatiguéd’êtrecondamnéàlaréclusion,saluedevivevoix la statued’Herculedresséeaumilieude l’alléecentralepuisbavardeavec laFloredemarbreblanc,avantdes’enallercaresserlaDianechasseresseposéeaumilieuducarrédesplantesvivaces.Toutaufondduparc,prèsdelapoterne,l’empereurromains’ennuieferme,ilaperdusonnom,sonsoclevacille.Autourde lui, lesarbressifflentsur l’ancienmarécageasséchésousLouisXIII.

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Àl’heuredesadieux, lesmaîtresdeLaLanterneenfilent leurcostumepublic et son attirail depoignées de main mécaniques et de cadeaux impersonnels. Dans le pavillon des gardiens, ilsdéposentunephotodédicacéeaux«chersamis»,commes’ilsnesesouvenaientdéjàplusdunomdeceuxquijouretnuitlesveillèrent.Ilsleuroffrentdesporte-clésetdesmédaillesauxcouleursdeMatignon,descoupe-papierauxarmesdelaRépublique.Enplusd’undemi-siècle,leseulquipensaà remercier les gardiens d’un cadeau personnel fut André Malraux. Il leur apporta un poignardmarocain,prisdanssacollection.Puis,regagnantlepavillondeLaLanterne, il lançaunsinistre:«Démagogie,pasmorte.»

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Notes

1.Le7septembre2015,conférencedepresseàl’Élysée.2.Claude-ProsperJolyotdeCrébillon,inThéâtre,libraireL.Teuré,1830.3.Conversationavecl’auteur,13septembre2016.4.Septembre2015.5.21octobre2015.6.13janvier2016.7.29janvier2016.8.LeVestiairedespolitiques,GaëtaneMorinetElizabethPineau,RobertLaffont,2016.9.Untempsdeprésident,diffuséparFrance3,28septembre2015.10.24mai2016.11.Mêmelespolitiquesontunpère,ÉmilieLanez,Stock,2015.12. Je demande : « La nature, le montant et l’imputation des travaux d’investissement année par année, depuis 2007 ; la nature, lemontantet l’imputationdesfraisd’entretien,annéeparannée,depuis2007 ; lenombredepersonnesaffectées enpermanenceà larésidence,statutetfonctions,lalistedesobjetsd’artetmeublesactuellementdéposésparleMobiliernational,leFondsnationald’artcontemporain,laManufacturedeSèvresetlesmuséesdeFrance.»

13.Conversationavecl’auteur,4mars2016.14.Lapropriétairedel’appartement,EmmanuelleHauck,uneactrice,futencoupleavecMichelFerracci,anciendirecteurdesjeuxducercleWagram,condamnéàdix-huitmoisdeprisonavecsursispourabusdeconfiancedansuneaffairededétournementdefondsauprofitd’ungangcorse.

15.Conversationavecl’auteur,29janvier2016.16.Conversationavecl’auteur,17novembre2015.17.Conversationavecl’auteur,5novembre2015.18.In«LaLanterne,DavidBruceetlamortdelaCED»,ÉricRoussel,LaRevued’histoiredeVersaillesetdesYvelines.19.Ibid.20.Conversationavecl’auteur,5avril2016.21.Conversationavecl’auteur,2février2015.22.Ibid.23.Conversationavecl’auteur,18mai2016.24.RapportdelaCourdescomptes,15juillet2016.25.Questions74501,108574,22785et4015àl’Assembléenationale.PublicationauJournalofficiel,23mars2010,17mai2011,13mai2008et11septembre2012.

26.LescomptesetlagestiondesservicesdelaprésidencedelaRépublique,Courdescomptes,15juillet2014.27.Questionno108574àl’Assembléenationale.RéponseduPremierministre.PublicationauJournalofficiel,7juin2011.28.Annexe36,rapportdelaCommissiondesfinances,del’économiegénéraleetducontrôlebudgétairesurleprojetdeloideFinancespour2015.

29.Conversationavecl’auteur,28septembre2015.30.InLeVersaillesdesprésidents,FabienOppermann,Fayard,2015.31.InLeMiroirdeslimbes,AndréMalraux,Gallimard,BibiothèquedelaPléiade,1996.32.InLeVersaillesdesprésidents,op.cit.33.D’aprèsunenotenonsignéed’unconservateurduMobiliernational,remiseàl’auteurle10mai2016.34.InVersailles,leroietsondomaine,VincentMaroteaux,éditionsA.etJ.Picard,2000.

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35.«LaLanterne,DavidBruceetlamortdelaCED»,op.cit.36.LeVersaillesdesprésidents,op.cit.37.InLeMonde,15janvier1946.38.Conversationdel’auteuravecBernardDebré,1eroctobre2015.39. In «Malraux décorateur, un salon demusique pour LaLanterne », étude de Françoise Theillou.Malraux.org, Présence d’AndréMalrauxsurlaToile,articleno122,janvier2012.

40.InAvecunelégèreintimité,MadeleineMalraux,BakerStreetetLarousse,2012.41.Ibid.42.Conversationdel’auteuravecAlainMalraux,15septembre2015.43.Avecunelégèreintimité,op.cit.44.Conversationdel’auteuravecAlainMalraux.45.Conversationavecl’auteur,19février2016.46.InJournalinterrompu,SylvianeAgacinski,Seuil,2002.47.InLeTapisrouge,AlainDecaux,Perrin,1992.48.Conversationavecl’auteur,5novembre2015.49.Ibid.50.Ibid.51..«LaLanterne,DavidBruceetlamortdelaCED»,op.cit.52.Avecunelégèreintimité,op.cit.53.InMalrauxdécorateur:unsalondemusiquepourLaLanterne,FrançoiseTheillou.54.Ibid.55.Avecunelégèreintimité,op.cit.56.InAimerencore,SophiedeVilmorin,Gallimard,1999.57.Conversationavecl’auteur,6novembre2015.58.Conversationavecl’auteur,24novembre2015.59.Conversationavecl’auteur,9octobre2015.60.Ibid.61.Conversationavecl’auteur,11janvier2016.62.Conversationavecl’auteur,19février2016.63.Conversationavecl’auteur,8octobre2015.

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DUMÊMEAUTEUR

MÊMELESPOLIT IQUESONT UNPÈRE,Stock,2015.AvecMariedeNoailles,ADDICT ,Grasset,2016.

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Photodebande:©ThierryOrban/Abaca

©ÉditionsGrasset&Fasquelle,2017.Tousdroitsdetraduction,dereproductionetd’adaptationréservéspourtouspays

ISBN:978-2-246-86121-8