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Le Portique 13-14 (2004) Foucault : usages et actualités ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Pierre Lascoumes La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Pierre Lascoumes, « La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le Portique [En ligne], 13-14 | 2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 15 avril 2015. URL : http://leportique.revues.org/625 Éditeur : Association Les Amis du Portique http://leportique.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://leportique.revues.org/625 Document généré automatiquement le 15 avril 2015. La pagination ne correspond pas à la pagination de l'édition papier. Tous droits réservés

La Gouvernementalité: de La Critique de l Etat Aux Technologies Du Pouvoir

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  • Le Portique13-14 (2004)Foucault : usages et actualits

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    Pierre Lascoumes

    La Gouvernementalit: de la critiquede ltat aux technologies du pouvoir................................................................................................................................................................................................................................................................................................

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    Rfrence lectroniquePierre Lascoumes, La Gouvernementalit: de la critique de ltat aux technologies du pouvoir, Le Portique [Enligne], 13-14|2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consult le 15 avril 2015. URL: http://leportique.revues.org/625

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    Pierre Lascoumes

    La Gouvernementalit: de la critique deltat aux technologies du pouvoir

    1 La principale contribution de Michel Foucault la science politique rside dans le dplacementquil a effectu de la thorisation de ltat sa saisie sous langle de ses pratiques, cest--direde sa gouvernementalit dfinie comme un mode spcifique dexercice du pouvoir. Pour biensituer cet apport, il convient de le resituer dans les dbats intellectuels et militants franaisdes annes soixante-dix. Les grands mythes librateurs et, en particulier le communisme, sontdans cette priode de plus en plus mis en cause et cette critique montante saccompagne dudlaissement des approches globalisantes de ltat. Tyran masqu ou librateur potentiel, lanotion dtat a suscit depuis le XVIIIe sicle beaucoup de thories unificatrices, souvent enforme dutopies positives (proposant un modle social difier), ou critiques (dnonant unmodle de domination). Cette incessante qute dune thorie de ltat a alors t suspendueau profit dun ensemble dapproches plus casuistiques et plus analytiques qui renoncent auxcontroverses sur lessence de ltat et sattachent davantage ses activits, cest--dire ltat au concret saisi dans ses actions. Lobjectivation des pratiques de pouvoir sefforcealors de renouveler la rflexion dans ce domaine longtemps satur de conflits idologiques:Quand jai commenc mintresser de faon plus explicite au pouvoir, ce ntait pas dutout pour faire du pouvoir quelque chose comme une substance, comme un fluide plus oumoins malfique qui se rpandait dans le corps social, avec la question de savoir sil vientden haut ou den bas. Jai simplement voulu ouvrir une question gnrale qui est: Que sontles relations de pouvoirs? Comment cela se passe-t-il, par quels instruments et puisque enun sens je suis un historien de la pense et des sciences, de quels effets sont ces relations depouvoir dans lordre de la connaissance?1.

    2 Cest partir de la fin des annes soixante-dix (1978-1980) que Michel Foucault dveloppe sarflexion dans ses cours et sminaires consacrs au le gouvernement de soi et des autres.Ainsi les clbres cours sur la gouvernementalit datent de la priode 1978-19792. Celuisur La raison dtat date de 19803. On notera quil sagit du prolongement, mais aussidu dplacement des analyses du pouvoir disciplinaire telles quil les avait effectues dansSurveiller et punir. On se souvient que cet ouvrage sachve sur lvocation du grondementde la bataille , image qui a t perue comme lappel une rvolution susceptible derenverser le pouvoir et de le conqurir. Mme sil y a dj dans cet ouvrage une attentionparticulire aux relations de pouvoir et linduction dune discipline intriorise via desdispositifs matriels, cest surtout la dnonciation dune autorit contraignante et au besoinrpressive, faite sur un mode no-marxiste qui est alors retenue de son approche. Ce sontles passages de la Volont de savoir dans le chapitre intitul mthode qui attestent lemieux en 1976 de la nouvelle orientation que prend la rflexion de Michel Foucault sur cesujet4. Il sloigne dlibrment des conceptions appropriatives du pouvoir, pour lenvisagersur un mode relationnel et productif dont le bio-pouvoir est la forme accomplie. Pour biencomprendre ce dplacement intellectuel il faut le resituer dans la critique du marxisme qui sedveloppe durant la priode post soixante-huit. Pour Michel Foucault cest le dveloppementde luttes concrtes, leur origine et leur condition de dveloppement qui ont dabord transformla rflexion sur le sujet. Il considre que si le XIXe sicle a surtout t marqu par des luttescontre lexploitation conomique et sociale, la seconde moiti du XXe sicle lest par des luttes lgard du pouvoir; chaque lutte se dveloppe sur un foyer particulier de pouvoir (lun deces innombrables petits foyers qui peuvent tre un petit chef, un gardien de HLM, un directeurde prison, un juge, un responsable syndical, un rdacteur en chef de journal). Et si dsignerles foyers, les dnoncer publiquement, cest une lutte cest parce que prendre la parole ce sujet, forcer le rseau de linformation institutionnelle cest un premier retournement depouvoir, cest un pas pour dautres luttes contre le pouvoir5. Selon Michel Foucault dans

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    lavant-soixante-huit, le problme du pouvoir se posait essentiellement en termes dtat et degrands appareils dtat, cest pourquoi sa rflexion antrieure sur les pouvoirs implicitesne concernait pas la gauche franaise qui nestimait pas les quipements du pouvoir (hpitaux,prisons, cole) dignes dune analyse politique. Ce nest quaprs cette priode qui a branlbeaucoup de schmas acquis que: ces problmes sont entrs dans la pense politique Desgens qui ne sintressaient pas ce que je faisais ont commenc tout dun coup mtudier. Etje me suis vu embarqu leur cts sans avoir t oblig de dplacer mon centre dintrt6. autre niveau, plus conceptuel, Michel Foucault critique le marxisme sous langle de sonacadmisme dogmatique et pour son incapacit comprendre la permanence de lappareildtat bourgeois aprs la rvolution et donc concevoir les possibilits de transformationconcrte de ces appareils dtat7: Lune des premires choses comprendre, cest que lepouvoir nest pas localis dans lappareil dtat et que rien ne sera chang dans la socit si lesmcanismes de pouvoir qui fonctionnent en-dehors des appareils dtat, au-dessous deux, ct deux, un niveau beaucoup plus infime, quotidien, ne sont pas modifis. De plus, il serefuse aborder le pouvoir en termes didologie car de telles approches supposent toujoursun sujet humain dont le modle a t donn par la philosophie classique et qui serait dot duneconscience dont le pouvoir viendrait semparer. Enfin, il critique les approches qui ne voientdans le pouvoir quune instance rpressive et dont Marcuse est la figure emblmatique: Si lepouvoir ne sexerait que de faon ngative, il serait fragile. Sil est fort cest quil produit deseffets positifs au niveau du dsir et du savoir. Le pouvoir, loin dempcher le savoir, le produit.Si on a pu constituer un savoir sur le corps, cest au travers dun ensemble de disciplinesmilitaires et scolaires. Cest partir dun pouvoir sur le corps quun savoir physiologique,organique tait possible8.

    3 Si Michel Foucault se dmarque alors dune conception centralisatrice et unilatralementautoritaire du pouvoir, il ne faut pas pour autant lassimiler, comme cela est fait parfois, unlibertaire anti-tatiste. Au contraire, le philosophe rappelle diverses reprises que sil tient faire lconomie dune thorie de ltat, cest en fait lconomie dune certaine thoriede ltat, dune thorie essentialiste. Depuis Naissance de la clinique (1963) ses travaux surla mdecine, la maladie mentale ou le systme pnal, cela a toujours t le reprage deltatisation progressive, morcele coup sr, mais continue 9. Il nenvisage pas ltatcomme une sorte duniversel politique dont il faudrait analyser en lui-mme la nature, lastructure et les fonctions et partir de l dduire lensemble des caractres de chaque formationsociale. Il se refuse attribuer ltat une unit, une individualit et une fonctionnalitabsolue, il voit moins en lui une cause quun effet, moins un acteur autonome quun agrgatde rsultantes. Face aux conceptions dominantes, anthropomorphistes ou mcanistes, quiattribuent ltat soit une volont consciente, soit un rle instrumental (au service dintrtsconomiques et idologiques), il propose un modle danalyse bas sur les techniques degouvernement, les actions et abstentions, les pratiques qui constituent la matrialit tangiblede ltat : Ltat ce nest pas un universel ; ltat ce nest pas en lui-mme une sourceautonome de pouvoir; ltat ce nest rien dautres que des faits: le profil, la dcoupe mobiledune perptuelle tatisation ou de perptuelles tatisations, de transactions incessantes quimodifient, qui dplacent, qui bouleversent, qui font glisser insidieusement, peu importe, lesfinancements, les modalits dinvestissements, les centres de dcision, les formes et les typesde contrles, les rapports entre pouvoirs locaux et autorit centrale, etc. Ltat ce nest riendautre que leffet mobile dun rgime de gouvernementalit multiple10.

    4 Lapproche anti-essentialiste de Michel Foucault renvoie alors une approche matrielle despratiques tatiques, des actes par lesquels soprationnalise le gouvernement des sujets et despopulations. Il se dsintresse des idologies pour sattacher aux instruments, aux procdureset aux rationalits politiques qui les sous-tendent. Dans un premier temps, je rappellerai lesgrandes lignes de la notion de gouvernementalit chez Michel Foucault, ses origines et sescomposantes. Puis, dans un deuxime temps, je dvelopperai, la question de linstrumentationdu pouvoir qui est une faon actuelle de poursuivre les nombreuses hypothses de travailtraces par Michel Foucault.

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    La gouvernementalit, une nouvelle rationalit politique5 Par le recours la notion de gouvernementalit, Michel Foucault veut caractriser la formation

    dune forme de rationalit politique qui se constitue au cours du XVIIe sicle et prend une formeaboutie au XVIIIe sicle. Elle succde ltat de justice du Moyen ge et ce quil nommeltat administratif des XVe et XVIe sicles. Mais le point le plus important pour lui est la rupturedans la conception du pouvoir qui est alors introduite et qui rompt avec celle qui prvalaitdepuis Machiavel et le Prince (1552). Lart du gouvernant, son savoir-faire, ses techniquestaient toutes concentres sur son habilet conqurir et, surtout conserver le pouvoir11.Parler de gouvernementalit, cest pour Michel Foucault souligner un changement radicaldans les formes dexercice du pouvoir par une autorit centralise, processus qui rsulte dunprocessus de rationalisation et de technicisation. Cette nouvelle rationalit politique sappuiesur deux lments fondamentaux: une srie dappareils spcifiques de gouvernement, et unensemble de savoirs, plus prcisment de systmes de connaissance. Lensemble qui articulelun et lautre constitue les fondements des dispositifs de scurit de la police gnrale12. Cestechniques et savoirs sappliquent un nouvel ensemble, la population pense comme unetotalit de ressources et de besoins. Cest lconomie politique qui fonde cette catgorie endfinissant un acteur collectif et en lenvisageant comme une source de richesse potentielle. Del dcoule une transformation centrale dans la conception de lexercice du pouvoir. Il ne sagitplus de conqurir et de possder, mais de produire, de susciter, dorganiser la population afinde lui permettre de dvelopper toutes ses proprits. Ainsi, la rfrence lconomie politiquesuscite un changement majeur dans la conception de la puissance. Celle-ci ne provient plus dela domination par la guerre et de la capacit de prlvement fiscal sur les territoires domins;elle va dsormais reposer sur la mise en valeur des richesses par des activits structures parlautorit politique.

    6 Cest la fin des annes soixante-dix que Michel Foucault, dans le cadre de ses travaux sur lelibralisme politique, porte son attention sur les crits des sciences camrales13. Cette sciencede la police, cest--dire de lorganisation concrte de la socit, prend forme en Prusse dans laseconde moiti du XVIIIe sicle; elle combine une vision politique base sur la philosophie delAufklrung et des principes qui se veulent rationnels dadministration des affaires de la cit14.Selon lexpression de P. Laborier, ce courrant de pense rationaliste sest progressivementdplac du souci populationniste au bonheur des populations15 combinant des dimensionsdordre public, de bien-tre et de culture. Dans la philosophie politique classique (par exemplede J.Bodin au XVIe sicle) il y a une sparation majeure entre les attributs de la souverainet etladministration du quotidien. Au contraire, ds la fin du XVIIe sicle, une unit est recherchedans lexercice du pouvoir et ces deux dimensions vont tre progressivement intgres. Lessciences camrales sont ainsi le creuset des politiques publiques contemporaines. Dans sonraisonnement, Michel Foucault distingue trois tapes de dveloppement de ce type de savoir:

    7 une tape initiale dutopie critique o la conceptualisation dun modle alternatif degouvernement permet la critique implicite du rgime monarchique. Il se rfre L.Turquet deMayerne qui, ds 1611, envisage le dveloppement dune spcialisation du pouvoir excutif,la police, pour veiller tant la productivit de la socit qu la sret de ses habitants16. Ilenvisage ainsi une quatrime grande fonction aux cts des attributs rgaliens classiques,la Justice, lArme et les Finances.

    8 une deuxime tape se prcise au dbut du XVIIIe sicle dans le mouvement gnral derationalisation qui est appliqu ladministration royale par certains de ses agents soucieuxdune meilleure efficacit. Diffrents traits se proposent de mettre en ordre la jungledes rglementations royales, et se livrent un travail dinventaire, de classement et decatgorisation afin de renforcer lorganisation de laction publique. Un des plus clbres enEurope est celui de N.de Lamare qui publie en 1705 son Trait de police17. Selon lui, lebonheur (cest--dire la scurit et la prosprit individuelle) est une ncessit pour ledveloppement de ltat et il est de la responsabilit du politique datteindre cet objectif.

    9 enfin, une troisime tape est marque par la constitution en Allemagne principalement dela Polizeiwissenschaft, approche plus thorique qui devient aussi un savoir acadmique.

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    Louvrage de rfrence est celui de Von Justi, ltat de police, paru en 1756, qui proposedes principes daction pour veiller aux individus vivant en socit et vise consoliderla vie civique en vue de renforcer la puissance de ltat18. Des coles de formation sontdveloppes qui accueillent les futurs fonctionnaires prussiens, autrichiens, mais aussi russesqui seront promoteurs de diffrentes rformes de leurs administrations. La diffusion en Europeest plus large, et lon considre quune partie des rformes napoloniennes de lexcutifsinspire de ce courant de pense. Enfin, dans le cadre de sa rflexion sur le bio-pouvoir etla gestion politique des populations, Foucault souligne limportance de louvrage dun autreallemand, J.P. Franck qui publie entre 1780 et 1790 le premier trait de sant publique :Louvrage de Franck est le premier grand programme systmatique de sant publique pourltat moderne. Il indique avec un luxe de dtails ce que doit faire une administration pourgarantir le ravitaillement gnral, un logement dcent, la sant publique sans oublier lesinstitutions mdicales ncessaires la bonne sant de la population, bref, pour protger lavie des individus 19. Michel Foucault y voit la premire formulation du souci de la vieindividuelle en tant que devoir dtat.

    10 Ce regard port sur les sciences camrales conduit Foucault prciser sa pense quant lanalyse du politique. Tout dabord, il souligne limportance de la diffrenciation entrePolitik et Polizei, qui se retrouve en langue anglaise, alors quelle na pas son quivalenten franais. Cette distinction est importante car la Polizei est dote dune rationalit politiquepropre ayant une double composante. Une rationalit de but qui nonce linterdpendanceentre productivit de la socit civile et puissance de ltat. Complte par une rationalitde moyens qui considre que la foi religieuse, lamour du souverain ou de la rpubliquesont des facteurs insuffisants pour la construction du collectif. Celle-ci passe obligatoirementpar des pratiques concrtes en matire de sret, dconomie et de culture (ducation, sant,commerce, arts, etc.) qui sont autant de missions essentielles de ltat. Ensuite, cette approchelui permet de se dmarquer des grands dbats idologiques des annes soixante, soixante-dix.La question centrale nest pas pour lui la nature dmocratique ou autoritaire de ltat. Elle neporte pas non plus sur lessence de ltat ou sur son idologie, facteurs qui lui donneraient,ou non, sa lgitimit. Il inverse le regard et considre que la question centrale est celle deltatisation de la socit, cest--dire le dveloppement dun ensemble de dispositifs concrets,de pratiques par lesquels sexerce matriellement le pouvoir. Dans un article fameux Quest-ce que les lumires? il se proposait dj danalyser des ensembles pratiques. Cest--dire ne pas aborder les socits telles quelles se prsentent ou sinterroger sur les conditionsqui dterminent ces reprsentations. Mais sattacher ce quelles font et la faon dont ellesle font. Ce qui le conduit proposer une tude des formes de rationalit qui organisent lespouvoirs. Enfin, dans lanalyse des pratiques, il met laccent sur lexercice de la discipline,au moins aussi importante que la contrainte. Contrairement la conception traditionnelle dunpouvoir descendant, autoritaire fonctionnant linjonction et la sanction, il propose uneconception disciplinaire qui repose sur des techniques concrtes de cadrage des individus etpermet de conduire distance leurs conduites.

    11 Cest dans ce contexte que Michel Foucault introduit les notions de technologiegouvernementale et dinstrumentation. Un texte de 1984 explicite la place que tiennentles technologies gouvernementales dans son analyse du pouvoir: Dans mon analyse dupouvoir, il y a ces trois niveaux: les relations stratgiques, les techniques de gouvernementet les tats de domination 20. Il souhaite se distancier des conceptions juridiques etrpressives du pouvoir, telles que pouvait la diffuser Sartre par exemple quand il parle dupouvoir comme mal suprme. Selon Michel Foucault, il sagit de rapports de dominationqui sont ce quon appelle dordinaire le pouvoir. Son apport dans ses analyses depuis le dbutdes annes soixante-dix est de mettre laccent sur deux autres dimensions articules avec lapremire. Il sagit tout dabord des relations stratgiques, quil envisage comme des jeuxstratgiques entre des liberts qui font que les uns essayent de dterminer les conduites desautres, quoi les autres rpondent en essayant de ne pas laisser dterminer leur conduite ouen essayant de dterminer en retour la conduite des autres. Entre les rapports de dominationet les jeux stratgiques se situent les technologies gouvernementales, notion laquelle il

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    donne un sens trs large qui englobe la faon dont un homme gouverne sa femme et sesenfants jusqu la manire dont on gouverne une institution: Lanalyse de ces techniquesest ncessaire parce que cest trs souvent travers ce genre de techniques que stablissentet se maintiennent les tats de domination. Un texte de 1981 prcise bien la conception dupouvoir dont Michel Foucault veut se dmarquer: Je vais montrer dans quelle direction onpeut dvelopper une analyse du pouvoir qui ne soit pas simplement une conception juridique,ngative du pouvoir mais une conception dune technologie du pouvoir21. Michel Foucaultreprend ces ides dans un texte de 1984, o il formule ainsi son programme sur ltude de lagouvernementalit: cette approche impliquait que lon place au centre de lanalyse non leprincipe gnral de la loi, ni le mythe du pouvoir, mais les pratiques complexes et multiples degouvernementalit qui suppose dun ct des formes rationnelles, des procdures techniques,des instrumentations travers lesquelles elle sexerce et, dautre part, des enjeux stratgiquesqui rendent instables et rversibles les relations de pouvoir quelles doivent assurer 22.Foucault souligne ainsi limportance des procdures techniques, de linstrumentationen tant quactivit centrale dans lart de gouverner23. Il ny a pas l une innovation absolue,des auteurs comme Max Weber24 dans son analyse de la bureaucratie ont trs tt soulignlimportance des instruments incarnant une rationalit lgale formelle dans le dveloppementdes socits capitalistes 25. Pour Michel Foucault, sattacher ltude de linstrumentationdans la gouvernementalit cest se donner les moyens de mieux comprendre les modalitspar lesquelles laction publique sefforce dorienter les relations entre la socit politique (vialexcutif administratif) et la socit civile (via ses sujets administrs), mais aussi entre lessujets eux-mmes.

    12 Un instrument daction publique peut tre dfini comme un dispositif la fois techniqueet social qui organise des rapports sociaux spcifiques entre la puissance publique et sesdestinataires en fonction des reprsentations et des significations dont il est porteur. Cetteapproche sappuie sur les travaux dhistoire des techniques et de sociologie des sciencesqui ont dnaturalis les objets techniques en montrant que leur carrire repose davantagesur les rseaux sociaux qui se forment en relation avec eux, que sur leurs caractristiquespropres. G. Simondon26 est un des premiers avoir tudi une innovation non pas comme lamatrialisation dune ide initiale mais comme une dynamique, souvent chaotique de mise enconvergence dinformations, dadaptation des contraintes et darbitrage entre des voies dedveloppement divergentes. Il parle alors de processus de concrtisation pour rendre comptede la combinaison de facteurs htrognes dont les interactions produisent, ou non, uneinnovation. La sociologie des sciences de M. Callon et B. Latour a dvelopp cette perspectiveen refusant le regard rtrospectif qui crase les moments dincertitude et nenvisage la crationque comme une srie dtapes obliges allant de labstrait au concret, de lide sa mise enuvre. Les traductions opres par les instruments techniques constituent une mise en relationconstante dinformations et dacteurs, et soumise rgulirement une rinterprtation27.

    13 Sur ces bases thoriques gnrales cest du ct des sciences de la gestion que nous trouvonsdes rflexions trs convergentes avec les ntres. Ds 1979, K. Weick sest pench dans uneperspective inspire de la sociologie des sciences sur lhistoire de certains instruments degestion. Il a pu montrer quils trouvaient leur origine dans des jeux sociaux et quil en metdautres en acte. Un courant de recherche assez diversifi sest dvelopp afin darracher lesoutils de gestion, les comptes et les dnombrements, leur invisibilit et pour caractriserleurs proprits et leurs effets spcifiques28. Derrire la rationalit apparente des organisationsil sattache comprendre les rgles tacites imposes par les instruments de gestion, leurssignifications en termes de pouvoir et de diffusion de modles cognitifs29. Utilisant de faonquivalente les termes de dispositif, outil et instrument, tous ces travaux saccordentpour souligner le caractre htrogne de ces instruments de gestion tous forms cependant detrois composantes: un substrat technique, une reprsentation schmatique de lorganisationet une philosophie gestionnaire30.

    14 Appliqu au champ politique et laction publique, nous retiendrons comme dfinition detravail de linstrument: un dispositif technique vocation gnrique porteur dune conception

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    concrte du rapport politique/socit et soutenu par une conception de la rgulation. Cetteinstrumentation prend classiquement les formes de directives plus ou moins sanctionnes(lois, rglements), de rapports financiers (prlvements fiscaux/aides conomiques directeset indirectes) et de connaissance et comparaison des populations (observations statistiques).A. Dersosires indique que dans lAllemagne du XVIIIe sicle, la statistique constitue uncadre formel pour comparer des tats. Une classification complexe vise rendre les faits plusfaciles retenir, enseigner et utiliser par les hommes de gouvernement. Cest pourquoielle produit dabord une taxinomie avant de quantifier31. Dans le mme sens, M.Weber parle diffrents moments de la supriorit technique de la bureaucratie par rapport dautresformes dadministration: un mcanisme bureaucratique pleinement dvelopp se compare ces autres formes comme une machine aux modes non mcaniques de production desbiens32. Et ladquation de la bureaucratie au capitalisme sappuie sur sa capacit produirede la calculabilit et de la prvisibilit. Ces techniques se sont enrichies et diversifies dansla priode contemporaine (le XXe sicle) avec de nouveaux outils de cadrage bass sur lacontractualisation ou les outils de communication (informations obliges). Je mattacheraimaintenant la question de la place des instruments dans les modes de gouvernement car ellea t peu explore dans la science politique franaise.

    Instrumentation15 De fait, Michel Foucault ne dit gure plus sur linstrumentation que les brefs extraits

    mentionns ci-dessus. Mais ce terme, comme celui dillgalisme, est significatif de lafcondit de la pense de cet auteur qui est capable, au dtour dun raisonnement et sousune forme trs condense, de livrer une hypothse intuitive quil appartient la recherche demettre lpreuve de conceptualisations et de travaux empiriques. Cest ce que nous nousattachons faire depuis quelques annes avec P. Legals pour enrichir les analyses de lactionpublique et les dbats quelles suscitent. La question de linstrumentation de laction publique,le choix des techniques dintervention de ltat, de leurs modes doprer sont en gnral traitscomme une notion dvidence, une dimension redondante: gouverner cest rglementer, taxer,contracter, communiquer, etc. Dans la plupart des travaux, cette dimension est considrecomme peu problmatique. Les proprits de ces instruments, les contraintes lies leur usageet lhistoire de celle-ci, les justifications de leur choix, etc., sont traites comme des enjeuxsecondaires relevant dune seule rationalit de moyens sans porte autonome. La questionnest envisage que sous un angle fonctionnaliste et laction publique reste fondamentalementconue pragmatiquement, comme une dmarche politico-technique de rsolution de problmesvia des instruments. Ceux-ci sont traits comme tant disposition. Les seuls points endbat sont leur adquation aux objectifs retenus et leur efficacit. Sans lexpliciter le plussouvent, une bonne partie des travaux sur la mise en uvre des politiques est ainsi consacre lanalyse des modalits daction structurant tel ou tel programme et lvaluation des effetscrs. Les travaux rcents plus conceptuels sappuient sur la critique des lacunes des outilsclassiques, soit pour rechercher et promouvoir de nouveaux instruments (systmes incitatifs,contractualisation, etc.), soit pour concevoir de mta-instruments permettant une coordinationdes instruments traditionnels (planification, schma dorganisation, convention cadre). Destravaux anglo-saxons et allemands plus rcents de Koiman, Mayntz ou Peters33, ont remis cettequestion des instruments lhonneur partir des questions de management et de gouvernancedes rseaux daction publique. Leurs analyses ont pour point de dpart, soit limportance derseaux daction publique spcifiques, soit lautonomie de sous-secteurs de la socit, maisils convergent pour faire du choix et de la combinaison des instruments une question centralepour une action publique conue en termes de management et de rgulation de rseaux quisloigne des questions classiques de la sociologie politique.

    16 Les approches dinspiration fonctionnaliste peuvent tre dpasses si lon sattache toutdabord la spcificit des instruments et si lon rompt avec lillusion de leur neutralit. Lesinstruments luvre ne sont pas de la pure technique, ils produisent des effets spcifiquesindpendants des objectifs affichs (des buts qui leur sont assigns) et ils structurent enpartie laction publique selon leur logique propre. Il convient alors de sattacher la

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    dynamique spcifique de linstrumentation. Les instruments daction publique ne sont pasinertes, simplement disponibles pour des mobilisations socio-politiques, ils dtiennent uneforce daction propre. Cela a dj t relev par les travaux de A. Desrosires sur loutilstatistique qui montrent sa participation active la rationalisation des tats modernes34. Cetauteur a aussi mis en vidence sa capacit produire des effets propres : Linformationstatistique ne tombe pas du ciel comme un pur effet dune ralit antrieure elle. Bienau contraire elle peut tre vue comme le couronnement provisoire et fragile dune srie deconventions dquivalence entre des tres quune multitude de forces dsordonnes cherchecontinuellement diffrencier et disjoindre35. Le langage commun et les reprsentationsque vhicule la statistique crent des effets de vrit et dinterprtation du monde. De sonct, le gographe Cl. Raffestin dans ses tudes sur la cartographie a soulign le rle decet artefact dans la construction des identits et rcits nationaux 36. Ces approches peuventtre tendues lensemble des instruments daction publique. Quelques travaux pionniersdonnent quelques pistes de rflexion37. Ainsi, ceux de P.Nizard montrant que la dmarchegaullienne de planification a eu des effets essentiellement cognitifs en diffusant davantageles ides de modernisation de ltat et de la socit quen dterminant des objectifs dactionvaluables. Pour avancer dans cette voie je me contenterai de prsenter des lments dans deuxorientations. Tout dabord, en montrant labsence de neutralit ou de naturalit des instrumentset en montrant quelques effets propres. Ensuite, en montrant quau-del de sa technicit,linstrument est aussi dot dune reprsentation politique.

    Linstrumentation et ses effets propres17 Parler deffets propres des instruments, cest rappeler que ceux-ci ne se rsument pas aux effets

    que les dcideurs leur attribuent ou leur supposent. Cest considrer que au fur et mesurede leur usage, ils produisent des effets originaux, et parfois inattendus, qui dpassent ou sedmarquent clairement des attentes initiales.

    18 Tout dabord, linstrument cre des effets dinertie qui assurent la robustesse dune questionou dune pratique et offrent beaucoup de rsistance aux pressions extrieures (conflitsdintrt entre acteurs-utilisateurs, pressions hirarchiques ou politiques). La longue histoiredes rformes administratives franaises gagnerait tre aussi envisage sous langle des effetsdes instruments en cause. Introduire ou supprimer une procdure dautorisation ou un privilgefiscal ne renvoie pas seulement des questions dutilit, mais cela met en cause lacteur-rseau qui est constitu autour de cette mesure. Dans ce sens les instruments constituenten quelque sorte un point de passage-oblig et participent ce que M. Callon a nommltape de problmatisation qui permet des acteurs htrognes de se retrouver surdes questions quils acceptent de travailler en commun38. Desrosires a montr comment larfrence statistique sest impose au XIXe sicle dans les dbats sur la question sociale, mmechez ceux qui taient au dpart les plus virulents critiques de cet outil: elles sont devenues despoints de passage presque oblig pour les tenants des autres lignes39. Mais elle exige aussi dechacun des acteurs engags des dplacements, des dtours par rapport sa conceptualisationinitiale. Le travail rcent de J.-P. Le Bourhis et C. Bayet sur les stratgies dcriture du risqueinondation et les mcanismes dinscription au niveau local lis ltablissement des cartes etde leur trac vient lappui de cette perspective40. Ils reprennent de la sociologie des sciencesla notion dinscription 41 pour rendre compte des oprateurs concrets qui traduisent lemonde extrieur sur le papier et permettent au texte de se rfrer cette ralit. Ils montrenten effet que le changement de politique intervenu dans les annes 1994-1995 o ltat reprendlinitiative de dire le risque sur des bases plus exigeantes a suscit de multiples ractionsdes acteurs locaux qui se sont traduites par de complexes ngociations ayant eu un effet directsur le choix des tracs des zones inondables (selon diffrents cas de figure). La cartographie raliser comme pralable linformation du public et aux limitations dans lamnagement acependant permis une meilleure objectivation que tous les plans de prvention adopts jusque-l.

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    19 Linstrument est aussi producteur dune reprsentation spcifique de lenjeu quil traite.Citons nouveau A. Desrosires: Une autre modalit dusage de la statistique dans le langagede laction est envisageable. Elle prend appui sur lide que les conventions dfinissant lesobjets engendrent bel et bien des ralits, pour autant que ces objets rsistent aux preuvesvisant les abattre 42. Cette construction de ralits conventionnelles se retrouve danslusage dautres instruments. Ainsi, rglementer une activit en imposant une autorisationa priori ou une dclaration a posteriori, cest dabord reconnatre que son domaine relvebien des activits de bonne police, de surveillance de ltat dont les prescriptions sontadaptes aux risques crs. Rglementer cest ainsi avaliser une dangerosit potentielle quimrite attention et il en dcoule en gnral lattribution de comptences des servicesadministratifs spcifiques. Dans ce sens, linstrumentation propose une grille de descriptiondu social, une catgorisation de la situation aborde. Desrosires a bien montr quau XVIIIe

    sicle la principale activit tait plus taxinomique que quantificatrice, dabord centre sur descatgories de description avant davoir lambition de compter. Chaque ralit conventionnelleconstruite loccasion de la catgorisation configure la ralit sociale sous un jour spcifique.On peut donner ici lexemple de la construction des indices (prix, taux de chmage, russitescolaire, inscurit, etc.) qui constitue une technique aujourdhui banalise de standardisationdune information par la combinaison de diffrentes mesures sous une forme considrecomme communicable. Au-del des controverses techniques sur la conception des indices etde leurs mthodes de calcul, leurs histoires et leurs transformations tmoignent surtout depositionnements diffrents des acteurs engags vis--vis de lenjeu quil sagit de cerner.

    20 Enfin, linstrument induit une problmatisation particulire de lenjeu dans la mesure o ilhirarchise des variables et peut aller jusqu induire un systme explicatif. A. Desrosiresrappelle ainsi que depuis Qutelet (1830) le calcul des moyennes et la recherche de rgularitont induit des systmes dinterprtation causaux qui se prsentent toujours comme justifispar la science. Depuis une vingtaine dannes, les controverses autour de la mesure delinscurit par les statistiques de dlinquance enregistre, dbouchent rgulirement sur unmodle interprtatif associant les catgories dge jeune, la violence contre les personneset les zones dhabitation pri-urbaine marque par limmigration. Sortir de ce modleinterprtatif amplement repris par les acteurs policiers et judiciaires, les dcideurs politiqueset amplifis par les mdias, savre extrmement difficile 43. Nos terrains sur les outils degestion de la pollution atmosphrique par linformation permettent de reprer dautres effetsde problmatisation. Tout dabord, lobligation dinformation qui existe aujourdhui induitune schmatisation de lenjeu dans la mesure o les dimensions les plus controverses, lesphnomnes minoritaires trouvent difficilement leur place dans une information formatepour le grand public. Il sagit de sensibiliser et si possible dalerter afin de modifier lesreprsentations et les pratiques. Cette rduction des messages cre une tension forte entre lesouci de rigueur scientifique qui exige une prsentation complexe des mthodes et des rsultatspidmiologiques, et la volont defficacit politique, cest--dire la diffusion de messagesintelligibles par les destinataires quil sagisse des dcideurs politiques ou du public censen retirer des lignes de comportement. Ensuite, lorientation principale vers linformationgrand public a progressivement orient lessentiel du contenu des messages diffuss vers laquestion des seuls effets de la circulation automobile sur la pollution atmosphrique. Et lesplans dalerte sont prsents quasi exclusivement comme devant dclencher des restrictionsdans les dplacements. Par contre-coup, lautre dimension plus ancienne, celle de la pollutiondorigine industrielle qui continue constituer le fond de la pollution atmosphrique tend disparatre de linformation (except dans les zones forte industrialisation, tang de Berre etFos, etc.) ce qui produit une version assez partielle des causes des phnomnes observs.

    Linstrumentation comme thorisation politique implicite21 Linstrumentation de laction publique est aussi rvlatrice dune thorisation du rapport

    gouvernant/gouvern. Chaque instrument est une forme condense de gouvernementalit,cest--dire dun savoir sur lexercice du pouvoir social. Envisager laction publiquesous langle de linstrumentation permet de mieux caractriser les styles (les modes)

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    de gouvernement, autant que pour celle des transformations contemporaines de lactionpublique (exprimentation croissante de nouveaux instruments, problmes de coordinationdes instruments). Linstrumentation est dans ce sens une activit gouvernementale spcifiquereposant sur des thorisations (implicites ou explicites) des rapports politiques et du rapport la socit. Elle est galement un indicateur des problmes de rgulation que laction publiquesefforce de rsoudre. On peut ici tendre au domaine gouvernemental lheureuse formulede G.Bachelard qui considrait les instruments techniques comme la concrtisation dunethorie. De l dcoule une premire piste de rflexion: quelles sont les formes condenseset finalises de savoir implicites laction lgislative et rglementaire, la planification, la contractualisation, la participation, etc.? Ainsi N. de Lamare, le principal diffuseur enFrance de la science camrale allemande, navait pas proprement de thorie de ltat. Maissa conception du bien commun tait dinspiration chrtienne et il considrait quil y devait yavoir une unit de source entre le droit naturel et la souverainet. Cest pourquoi il conoitla cellule familiale comme le modle de la socialit, et traite de faon analogique le pouvoirpaternel et le pouvoir politique. Il nen va pas de mme pour les camralistes allemands quidveloppent une science administrative au service de la monarchie absolutiste et veulent tablirla lgitimit de ltat sur la base dune action rationnelle et efficace en faveur de la scuritet du bien tre de la population. Cest pourquoi pour eux les instruments dobservation et deconnaissance de la population sont en position centrale et tiennent une place aussi importante,si ce nest plus, que les instruments de discipline et de contrainte.

    22 Afin de mieux caractriser les instruments et les technologies du gouvernement nousproposons den diffrencier les formes et de distinguer cinq grands modles. Cette typologiesappuie en partie sur celle dveloppe par C. Hood et qui se fondait sur les ressourcesmobilises par les autorits publiques (modality, autority, tressure, institution)44. Nous lavonsreformule et complte en tenant compte des types de rapport politique organiss par lesinstruments et des types de lgitimit quil suppose.Type dinstrument Type de rapport politique Type de lgitimit

    Lgislatif et rglementaire tat gardien du bien commun Imposition dun intrt gnral pardes reprsentants mandats

    conomique et fiscal tat producteur de richesse etredistributeur Recherche dune utilit collective

    Conventionnel et incitatif tat mobilisateur Recherche dengagements directs

    Informatif et Communicationnel Dmocratie du public Explicitation des dcisions etresponsabilisation des acteurs

    Normes et Standarts Ajustements comptitifs au sein de lasocit civile

    MixtesScientifique et techniqueRgle dmocratiquement ngocieMcanismes de march

    23 On le voit, lintrt dune approche dinstruments est de complter les regards classiquesen termes dorganisation, de jeux dacteurs et de reprsentations qui dominent aujourdhuilargement la sociologie politique. Elle permet de poser dautres questions et dintgrer de faonrenouvele les interrogations traditionnelles ncessaires. Trois grandes pistes de rflexionspeuvent ainsi senrichir dun dtour par les instruments. Tout dabord, quel que soit le modledanalyse retenu, la question de la crise de ltat, ses reconfigurations et les argumentairesprolixes sur la recherche dune nouvelle gouvernance, se retrouvent toujours un momentou un autre sur le problme de larticulation des niveaux de rgulation multiples et surles possibilits de recours des instruments de rgulation de deuxime degr ou mta-instruments. Suivre la trace des instruments est une faon originale denvisager les processusde changement. Ensuite, la prise en compte des effets propres de linstrumentation conduit poser sous un angle diffrent la question classique mais incontournable de limpact relatifdu politics sur les policies , cest--dire des limites du volontarisme politique etde limportance des inerties constates dans de multiples domaines. ct des stratgiesdacteurs, le rle des acteurs-rseaux constitus autour des instruments doit tre srieusementconsidr. Enfin, si les instruments ne sont pas inertes, ils ne sont pas non plus immuables.

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    Dans une perspective foucaldienne ils doivent aussi tre considrs comme des enjeuxstratgiques. Ils sont lobjet de rsistance et peuvent tre objet de dbat social. On peut ainsitendre lensemble de linstrumentation ce que Desrosires dit propos des statistiqueslorsquil considre quelles structurent lespace public en imposant des catgorisations etcrant des prformatages des dbats qui sont souvent difficiles mettre en discussion: Cestdonc une chelle des niveaux de dbattabilit des objets quil faut travailler45.

    Annexe

    Compte rendu des discussions

    Pierre Lascoumes note quil y a toute une srie dinstruments de type gouvernemental qui se sont misen place depuis une vingtaine dannes et qui ont essay dorganiser un dbat public sur des sujetscontroverss ou des sujets sur lesquels il rgne de lincertitude. Il rappelle aussi quil existe face cesinstruments des espaces de liberts ou, en tout cas, des possibilits de positionnement. Il prend lexempledu groupe de statisticiens qui sest nomm pnombre. Ce groupe a russi investir linstrument dela statistique en essayant de mettre en lumire les jeux, les marges mais aussi lemprise des rapports depouvoir sur cet instrument particulier.

    Notes

    1. Michel FOUCAULT, Lintellectuel et les pouvoirs, Dits et crits, T.IV, Gallimard, 1994,p.750-751.2. Michel Foucault, Introduction au cours Scurit, territoire, population, du 11/1/1978,Seuil/La Licorne ; La gouvernementalit , cours du 1/2/1978, Dits et crits, T. III,p.635-657; Naissance de la bio-politique, cours du 10/1/1979, Seuil/La Licorne.3. Michel FOUCAULT, M. Foucault tudie la raison dtat, Dits et crits, T. IV, 1980,p.37-41 et La technologie politique des individus, Dits et crits, T.IV, 1988, p.813-828.4. Michel FOUCAULT, La Volont de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p.121-129.5. Michel FOUCAULT, Entretiens avec Gilles Deleuze, Dits et crits, T.II, p.312-313.6. Michel FOUCAULT, Les rponses du philosophe, Dits et crits, T.II, p.805-809.7. Michel FOUCAULT, Dits et crits, T.II, p.406-409.8. Michel FOUCAULT, Pouvoir et corps, Dits et crits, T.II, 1975, p.757.9. Michel FOUCAULT, La Phobie dtat, Libration, 30 juin, 1984 extrait du cours duCollge de France, 1978-1979, Naissance de la biopolitique, paratre, Gallimard, octobre2004.10. Ibid.11. Cl. GAUTHIER, propos du gouvernement des conduites chez Foucault, CURAPP, LaGouvernabilit, PUF, 1996, p.19-33.12. P. NAPOLI, Naissance de la police moderne, pouvoir, normes, socit, Paris, La Dcouverte,2004.13. Un de ses textes les plus synthtiques sur le sujet est: Michel FOUCAULT, La technologiepolitique des individus, Dits et crits, T.IV, 1988, p.813-828.14. Sur les origines de ces thorisations voir Michel SENNELARD, op. cit.. et P.LABORIER, Labonne police, sciences camrales et pouvoir absolutiste dans les tats allemands, Politix n48, 1999, p.7-35.15. Ibid., p.15.16. L. TURQUET DE MAYERNE, La Monarchie aristo-dmocratique ou le Gouvernementcompos des trois formes de lgitimes rpubliques, 1611.17. M. NECKER se livre un travail du mme genre de synthse de connaissances parses dansDe ladministrations des finances, Paris, 1794.18. Sur les autres auteurs de rfrences, voir P. LABORIER, op. cit.19. Michel FOUCAULT, La technologie politique des individus, Dits et crits, T.IV, 1984,p.814-815.20. Michel FOUCAULT, Lthique de soi comme pratique de libert, Dits et crits, T.IV,p.728-729.21. Michel FOUCAULT, Les mailles du pouvoir, Dits et crits, T.IV, 1981, p.182-194.22. Texte de 1984, Dits et crits, T.IV, 1994, p.584.

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    23. M. SENELLART, Les Arts de gouverner, Paris, Seuil, 1995.24. A. SZAKOLCZAI, Max Weber and Michel Foucault, parallel life-works, London, Routledge,1998.25. Max WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft, Tbingen, J.C.B. Mohr Edit, 5edit, 1976, T.II,p.551-579. Et F. CHAZEL, lments pour une reconsidration de la conception weberiennede bureaucratie, P. LASCOUMES (dir.) Actualit de Max Weber pour la sociologie du droit,Paris, LGDJ, 1995, p.179-198.26. G. SIMONDON, Du mode dexistence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958. I. HACKING,The life of Instruments. Studies in the History and Philosophy of Sciences, 20, 1989.27. M. AKRICH, M. CALLON, B. LATOUR, quoi tient le succs des innovations, Annales desMines n4, 1988, p.29s. B. Latour, Les machines, La Science en action, Paris, Gallimard,1989, p.247s.28. M. BERRY, Une technologie invisible ? , LImpact des instruments de gestion surlvolution des systmes humains, Paris, CRG, cole Polytechnique, 1983; J.-C. MOISDON,Du mode dexistence des outils de gestion. Les instruments de gestion lpreuve delorganisation, Paris, Seli Arslan, 1997.29. S. MAUGERI (dir.), Dlit de gestion, Paris, La Dispute, 2001; V. BOUSSARD, S. MAUGERI,Introduction, Du politique dans les organisations, Paris, LHarmattan, 2003, p.25-61.30. P. TRIPIER, La sociologie des dispositifs de gestion: une sociologie du travail, in V.BOUSSARD, S. MAUGERI, Du politique dans les organisations, op. cit., p.28.31. Ibid., p.399.32. F. CHAZEL, Op. cit., p.182.33. S. H. LINDER, B. G. PETERS, The design of instruments for public policy, S. NAGEL(edi.t) Policy Theory and Policy Evaluation, Greenwood Press, 1990, p.103-119; R. MAYNTZ, Governing failures and the problem of governability : some comments on a theoreticalparadigm, in J. KOOIMAN (edit.) Modern Governance, Sage publications, 1993, p.9-20.34. A. DESROSIRES, op. cit., note7.35. Ibid., p.397.36. Cl. RAFFESTIN, Pour une gographie du pouvoir, Litec, 1990.37. L. NIZARD, Planification et socit, Presses Univ. de Grenoble, 1974; P.FOURQUET, LesComptes de la puissance, Encres, 1980; C. A. MORAND, Ltat propulsif contribution ltudedes instruments daction de ltat, Publisud, 1991; P.LASCOUMES J. VALLUY, Les activitspubliques conventionnelles: un nouvel instrument de politique publique? Lexemple de laprotection de lenvironnement industriel, Sociologie du travail 4, 1996, p.551-573; J.-P.GAUDIN, Gouverner par contrat, laction publique en question, Presses de Sciences PO, 1999.38. M. CALLON, lments pour une sociologie de la traduction, Anne Sociologique, 1984,XI, p.183-184.39. Op. cit., note p.403.40. C. BAYET, J.-P. LE BOURHIS, crire le risque. tudes mcanismes dinscription du risqueinondation au niveau local, Cevipof-Cnrs, MEDD, septembre 2002.41. B. LATOUR, S. WOOLGAR, La Vie de laboratoire, la production des faits scientifiques, Paris,La Dcouverte, 1996.42. Op. cit., p.412.43. L. MUCCHIELLI, Violences et inscurit, fantasmes et ralits dans le dbat franais, Paris,La Dcouverte, 2001.44. Ch. HOOD, The Tools of Government, London, Mac Millan, 1993.45. Ibid., p. 398.

    Pour citer cet article

    Rfrence lectronique

    Pierre Lascoumes, La Gouvernementalit: de la critique de ltat aux technologies du pouvoir, LePortique [En ligne], 13-14|2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consult le 15 avril 2015. URL: http://leportique.revues.org/625

    Droits dauteur

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    Tous droits rservs

    Rsums

    Michel Foucault a eu un rle majeur dans le dplacement des thorisations de ltat enscartant des dbats sur sa nature et sa lgitimit et en privilgiant la rflexion sur sespratiques. Cest ce quil nomme la gouvernementalit qui est un mode spcifique dexercicedu pouvoir. Larticle retrace les origines de cette approche et les dimensions quelle conduit investiguer; il situe cette notion par rapport au mode danalyse du pouvoir chez cet auteur.Une application est donne avec lanalyse de ce que Foucault nomme linstrumentation;cest le choix et les effets des techniques daction publique comme la statistique ou laplanification. Elle montre les effets propres aux instruments indpendamment des intentionsinitiales, mais aussi les rapports politiques quils induisent.Michel Foucault had a key role in the shifting of state theorization, moving away from thedebates about its nature and legitimacy and putting forward an analysis of its practise. This iswhat he calls governmenttality which is a specific way of exerting power. The article tracesthe origins of this approach together with the dimensions that are to be investigated; it clarifiesthis notion with respect to the analysis of power by this author.An application is given with the analysis of what Foucault names the instrumentation, e.g.the choice and the effects of the public action techniques such as statistics or planification.It shows the effects related to instruments independently of initial intentions, and also thepolitical relations that they induce.