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L’académie de Toulouse et la Mission du Centenaire de Toulouse présentent : La Grande Guerre, d’un siècle à l’autre Par Antoine Prost, Professeur émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, président du conseil scientifique de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale Collège Pierre de Fermat, 18 mars 2015 Ancien élève de l’ENS Ulm, agrégé d’histoire et docteur ès lettres, Antoine Prost est professeur émérite à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne dont il a dirigé le Centre d’histoire sociale du XX e siècle. Depuis sa thèse d’Etat sur les anciens combattants et la société française (1914 -1946), il a consacré une part importante de ses recherches à l’histoire de la Première Guerre mondiale. Il préside le Comité scientifique et pédagogique de la Fondation nationale de la Résistance, le Conseil scientifique du Mémorial de Verdun, ainsi que le Conseil scientifique de la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale. Historien de la société française, il a également travaillé sur les ouvriers et sur l’enseignement. On peut citer, entre autres publications, Autour du Front populaire : Aspects du mouvement social au XXe siècle (Seuil, 2006), La formation des maîtres de 1940 à 2010 (Presses universitaires de Rennes, 2010) et Du changement dans l'école : Les réformes de l'éducation de 1936 à nos jours (Seuil, 2013). Soulignons enfin sa riche contribution aux réflexions épistémologiques et historiographiques à travers de nombreux articles et ouvrages parmi lesquels figure en bonne place 12 leçons sur l’histoire (Points Histoire, 1996, réédité en 2014) et Penser la Grande Guerre (avec Jay Winter, Points Histoire, 2004). ©Photo Mission du Centenaire

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L’académie de Toulouse et la Mission du Centenaire de Toulouse présentent :

La Grande Guerre, d’un siècle à l’autre

Par Antoine Prost, Professeur émérite à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne,

président du conseil scientifique de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale

Collège Pierre de Fermat, 18 mars 2015

Ancien élève de l’ENS Ulm, agrégé d’histoire et docteur ès lettres, Antoine Prost est professeur émérite à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne dont il a dirigé le Centre d’histoire sociale du XXe siècle. Depuis sa thèse d’Etat sur les anciens combattants et la société française (1914 -1946), il a consacré une part importante de ses recherches à l’histoire de la Première Guerre mondiale. Il préside le Comité scientifique et pédagogique de la Fondation nationale de la Résistance, le Conseil scientifique du Mémorial de Verdun, ainsi que le Conseil scientifique de la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale.

Historien de la société française, il a également travaillé sur les ouvriers et sur l’enseignement. On peut citer, entre autres publications, Autour du Front populaire : Aspects du mouvement social au XXe siècle (Seuil, 2006), La formation des maîtres de 1940 à 2010 (Presses universitaires de Rennes, 2010) et Du changement dans l'école : Les réformes de l'éducation de 1936 à nos jours (Seuil, 2013).

Soulignons enfin sa riche contribution aux réflexions épistémologiques et historiographiques à travers de nombreux articles et ouvrages parmi lesquels figure en bonne place 12 leçons sur l’histoire (Points Histoire, 1996, réédité en 2014) et Penser la Grande Guerre (avec Jay Winter, Points Histoire, 2004).

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Extraits : Trois conceptions d’une même guerre

Dans des contextes changeants, les historiens ont construit des histoires différentes de la guerre ; l’objet « guerre de 1914 » ne répond pas à une définition unique, et il a reçu une pluralité d’interprétations. La guerre a été pensée et construite de plusieurs façons. […] Du point final du XIXe siècle à la « guerre de trente ans » : des nations en guerre

La première conception pense fondamentalement la guerre comme affrontement de nations. Prise sous cet angle, la Grande Guerre marque la fin du XIXe siècle ou, si l’on préfère, son aboutissement : l’affirmation progressive d’un droit des peuples, la réalisation des unités italienne et allemande, la montée des nationalités dans la double-monarchie, les rivalités coloniales conduisent à cette explosion finale. Elle marque la prise de conscience de l’impasse où conduit cette organisation des rapports internationaux, et la création d’une Société des Nations ouvre une période nouvelle. L’Europe exsangue des nations voit s’affirmer la puissance américaine sans parvenir à réduire la révolution soviétique. L’aboutissement du XIXe siècle est bien sa fin : quelque chose s’est terminé. Cette conception est prépondérante dans la première génération d’historiens. […]

La principale inflexion intervient après la Seconde Guerre mondiale […]. L’événement rend plus frappant le parallélisme des deux guerres : dans les deux cas, une guerre d’abord limitée devient mondiale ; dans les deux cas, elle commence comme la précédente et finit de manière très différente, sur des champs de bataille qui n’ont plus rien à voir avec ceux des combats ; chaque fois, les Etats-Unis entrent en guerre au bout de deux ans et décident de l’issue de la guerre ; dans les deux cas, enfin, la guerre qui a vraiment eu lieu n’est pas celle s’attendaient à voir ceux qui l’ont déclarée. Même continuité si l’on regarde les principaux acteurs : Churchill, Eden, Attlee, Pétain, De Gaulle, Mussolini, Hitler ont tous connu la guerre de 1914, et certains y ont joué un rôle décisif. Et la continuité des problèmes n’est pas moindre : l’enjeu central demeure la place de l’Allemagne en Europe […].

Mais la Seconde Guerre mondiale n’est plus seulement une guerre de nations. Avec les Résistances se développe des guerres civiles plus ou moins déclarées entre collaborateurs et résistants. Les règles de la guerre, qui avaient été tant bien que mal appliquées et respectées pendant la Première, sont mises à mal par la Seconde, qui débouche sur une entreprise d’extermination. Les limites entre populations civiles et militaires étaient franchies pendant la Première, mais elles conservaient une lisibilité et une valeur morale ; elles disparaissent dans la Seconde, qui fait des populations civiles des cibles parfois privilégiées. Il y a là un ensemble de faits dont le paradigme de la guerre entre nations ne rend pas compte. […]

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La cause des révolutions : des sociétés en guerre La deuxième conception de la guerre consiste à le penser comme l’affrontement de

sociétés. De sociétés elles-mêmes constituées de groupes sociaux, ou de classes, particularisés par des intérêts matériels et moraux différents, et par des organisations spécifiques. […] Si les causes du succès ou de l’échec sont à rechercher dans la résistance des sociétés, il faut inclure dans l’analyse les soubassements économiques de l’effort de guerre, la production, la main d’œuvre, le ravitaillement, les salaires ; des personnages supplémentaires entrent en scène : industriels, financiers, syndicalistes. […] La logique de la situation prime sur l’intention des acteurs. […] Le paradigme de la guerre entre sociétés est plus fréquent dans la seconde génération d’historiens que dans la première. […]

La matrice d’un siècle tragique : des gens dans la guerre

La troisième conception de la guerre est marquée par l’horreur de l’Holocauste et du Goulag et par la persistance de violences barbares dans le monde ; […] L’interrogation centrale de cette histoire porte en effet sur tous ces massacres : comment ont-ils pu se produire ? Leur ombre portée recouvre la Première Guerre mondiale, où l’on cherche le point de départ, le germe de la barbarie à venir. Comment la guerre a-t-elle engendré les totalitarismes soviétique, fasciste, nazi ? Auschwitz était-il pensable sans Verdun ? […]

Cette conception construit une guerre tragique dont les principaux acteurs n’agissent pas, mais subissent : les victimes. Il s’agit de gens ordinaires, dans leur singularité anonyme, en dehors des groupes sociaux ou des institutions publiques : les gens, en tant qu’ils vivent, aiment, souffrent, du fait d’une situation exceptionnelle qui les écrase et devant laquelle ils sont impuissants. […]

Cette conception de l’histoire n’est pas entièrement nouvelle. C’était, dans l’entre-deux-guerres, celle qu’auraient souhaitée les anciens combattants. Elle émerge dans certaines études sur le vécu des tranchées. Mais il faut attendre les vingt dernières années du siècle pour qu’elle prenne toute son importance, avec des histoire de la brutalisation, du deuil, de la souffrance, de la violence ou de l’espoir. […] Comment faut-il penser la guerre ?

De ces trois conceptions, de ces trois pensées de la guerre, laquelle faut-il choisir ? Laquelle est la meilleure ? […] la question n’a pas de réponse. Elle n’a même pas de sens, et nous ne l’avons posée que par artifice rhétorique. Toute notre enquête démontre, en effet, qu’il y a plusieurs façons de penser la guerre. […] Ces trois grandes conceptions de la guerre sont toutes historiquement légitimes et fondées, toutes trois répondent à de vraies questions, toutes trois conduisent à des conclusions vérifiables ou falsifiables. […] Elles sont vraies si elles reposent sur une documentation solide et une argumentation rigoureuse.

C’est pourquoi il nous semble ni contradictoire ni déplacé de terminer en rappelant les exigences du devoir d’histoire, qui n’est pas moins impérieux pour la guerre de 1914 que pour tout autre sujet. Il est de mettre de l’ordre dans le désordre du monde, à tout le moins en en expliquant les raisons ; d’éclairer un tissu historique toujours complexe et travaillé de passions multiples ; de faire triompher la raison et la volonté d’intelligence sur les sentiments auxquels l’historien n’échappe pas plus que quiconque, et encore moins sur un sujet comme la guerre. Ce n’est pas s’astreindre à une écriture impersonnelle ou insensible, mais rechercher la justesse et la vérité. » Extrait de Penser la Grande Guerre, un essai d’historiographie d’Antoine PROST et Jay WINTER, Paris, Seuil, 2004, pp. 281-289.

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Bibliographie

Historiographie « La guerre de 14-18 n’est pas perdue », Le Mouvement Social, avril-juin 2002. « Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième Siècle, Revue d’histoire , n° 81, janvier-mars 2004. Avec Jay WINTER, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris, Le Seuil « L’Histoire en débats », 2004.

Histoire et mémoires du conflit Les Anciens Combattants et la société française, 3 volumes, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977. Les Anciens Combattants 1914-1940, Paris, Gallimard-Julliard, Paris, coll. « Archives », 1977, [réédité en Folio histoire en 2014] « Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? » et « Verdun » in Pierre NORA (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 1984. « Les représentations de la guerre dans la culture française de l’entre-deux-guerres », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 41, janvier-mars 1994 « Le désastre sanitaire du Chemin des Dames », in OFFENSTADT Nicolas (dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004. La Grande Guerre expliquée à mon petit-fils, Paris, Seuil, 2005. « Le sens de la guerre : les monuments aux morts de 1914-1918 » in S. CLAISSE et T. LEMOINE (dir.), Comment (se) sortir de la Grande Guerre ?, Paris, L’Harmattan, 2005. « Compter les vivants et les morts : l’évaluation des pertes françaises de 1914-1918 », Le Mouvement Social, janvier-mars 2008. « Les anciens combattants », « Le bouleversement des sociétés » et « Pacifismes de l’entre-deux-guerres » in J.-J. BECKER et S. AUDOIN-ROUZEAU, Encyclopédie de la Grande Guerre, Paris, Bayard, 2004. La Grande Guerre expliquée en images, Paris, Seuil, 2013. « Commémorer sans travestir La guerre de 1914-1918 comme grand événement », Le Débat, 2013/4, n° 176