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C e doit être dans l’usage décalé, plus intensif de ses mains quand elle parle et joue son personnage, ou dans l’accent que le preneur de son israélien n’entend presque pas lorsqu’elle parle l’hébreu, peut- être son inquiétude naturelle et maternelle envers ses deux fils adolescents, ceux dans la vraie vie, peut-être déjà trop “mère juive”. Mais Emmanuelle Devos, actrice, en Israël pour le tour- nage de L’Autre Fils, de Lorraine Lévy, se sent appartenir, a l’im- pression de connaître Israël, depuis longtemps, enfin, depuis toujours. C’est un défi d’actrice de jouer une Française juive et israélienne qui a fait son aliya voici 18 ans. “Comment faire pour être Orith, l’Israélienne”, s’interroge Devos, qui est née et a grandi en France. Elle est là pour la deuxième fois. La première, c’était il y a six ans, pour présenter Rois et Reine, d’Arnaud Desplechin. D’abord, faire confiance à la réalisatrice Lorraine Lévy, qui ne prétend pas faire un film politique sur Israël, mais imprégner sa marque de conteuse d’histoire. Il faut aller chercher dans les livres, les films israéliens, le documentaire de Claude Lanzmann, tourné en 1973 Pourquoi Israël. Il faut éviter ce “sentiment d’imposture”, dit-elle au deu- xième jour de tournage. Mais aussi se surprendre, au milieu d’une scène de bagarre entre son mari dans le film, Pascal Elbé, et l’acteur palestinien Khalifa Natour (vu dans La Visite de la Fanfare) qui joue le père de leur vrai fils juif, se surprendre et s’entendre dire “Arrêtez” en hébreu, pour sentir une familia- rité, pour qu’elle dise avec évidence, le jour de la rencontre, dans son large sourire, presque étonnée par tant de vérité : je me sens appartenir à ici. Ou plutôt, “je peux être moi et dire que je suis juive”. Une confidence, plutôt, l’affir- mation d’une actrice à part entière, sa capacité à être multiple, plutôt elle-même. Le sourire ou la pudeur “Le scénario m’a semblé juste”, dit-elle. A partir de ce constat là, tout devient possible pour elle. Sourire lui permet dans ses films de prendre le contrepied de l’émotion forte. Du moins, c’est ce que l’on croit. “Mais c’est ma bouche”, assure-t-elle. “Je ne souris pas. Les pleurs dans une scène dramatique amènent toujours le sourire”. Emmanuelle Devos tourne depuis vingt-cinq ans, avec des cinéastes qu’elle retrouve plu- sieurs fois, Arnaud Desplechin, Noémie Lvosky, Sophie Fillières, Frédéric Mermoud... Jacques Audiard, qui lui offre le person- nage de Carla dans Sur mes lèvres, pour lequel elle reçoit le César de la Meilleure actrice en 2002. “Sur un tournage, je me mets totale- ment au service du réalisateur”, dit-elle, reconnaissante du long travail - des années - qui a précédé le film et sa réalisation. C’est pour ça qu’elle a besoin d’un lien en amont, pour suivre, confiante, le cinéaste et son histoire. Et continuer son métier, ou l’art d’être d’actrice. “Je le suis depuis l’âge de 6-7 ans”, se rappelle cette fille de comédiens. Renfermée et timide, enfant, elle voit dans le jeu une échappatoire, une possibilité de dire des mots, des textes, s’en- tendre autrement. Aujourd’hui, elle pense la même chose. C’est trouver des “terrains de jeu, toujours nouveaux”. Et y croire, dur comme fer. C’est pour ça qu’il lui est difficile d’accepter des projets auxquels elle n’ad- hère pas, “de dire - oui - pour l’ar- gent. Il faut résister.” “C’est un cadeau du ciel”, reconnaît-elle quand elle reçoit une proposition d’un réalisateur avec qui elle a déjà tourné. Ou plutôt un échange qui perdure, même si parfois, il est plus facile de tourner avec des réalisateurs qui la découvrent, plutôt qu’un Arnaud Desplechin qui l’a dirigée six fois. Un regard déterminé Emmanuelle Devos croit fort en ce qu’elle veut et à la connaissance de soi. Un regard déterminé. C’est sûrement aussi cela qu’elle fait passer à l’écran, et qui capte tant l’œil du metteur en scène que du spec- tateur. Actrice, elle voudrait un peu plus de rôle de composition, comme le dernier personnage offert par Katia Lewkowicz, dans Pourquoi tu pleures ?, avec Benjamin Biolay, Sarah Adler et Nicole Garcia : “un rôle de mauvaise humeur constante”. Elle aime les actrices capables de surprendre toujours au-delà de leur physique, forcément sublime : Catherine Deneuve qui sur un tournage, lors d’une scène, avait juste à dire “Oui”, et huit fois, l’a prononcé de manière différente. Elle aime l’évidence de Sophie Marceau, son naturel. Mais aussi Jeanne Moreau, Anna Magnani, Sophia Loren... Forcément, il y a toujours chez l’acteur, même chez les plus grands, la peur que ça s’arrête, comme ça. “C’est impossible de ne pas être inquiète”, dit-elle. C’est peut-être aussi l’époque, “tout le monde a peur de perdre son travail.” Envers Israël, elle n’a pas de romantisme particulier ni d’attentes spécifiques, ce qui l’empêche peut-être d’être déçue. Elle aimerait tourner de nouveau ici, susciter le désir d’un metteur en scène israé- lien. Ici, elle aime l’énergie vigou- reuse du pays, des gens, le bous- culage des repères. L’appar- tenance, ou la capacité de se nourrir continuellement de sensations nouvelles, comme un attelage sur sa route, mille et une richesses le long de son désir. - D.K. Cinéma La Juive Emmanuelle Devos, une actrice qui fait sien l’inconnu. Rencontre Pascal Elbe et Emmanuelle Devos dans le rôle de son épouse. “Les pleurs d‘une scène dramatique amènent toujours le sourire” - Emmanuelle Devos. C’est un défi d’actrice de jouer une Française juive et israélienne qui a fait son aliya voici 18 ans. 23 DU 14 AU 20 JUIN 2011 – fr.jpost.com

La Juive

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Portrait d'Emmanuelle Devos, par David Kanner, in Jerusalem Post.

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Page 1: La Juive

Ce doit être dans l’usagedécalé, plus intensifde ses mains quandelle parle et joue sonpersonnage, ou dans

l’accent que le preneur de sonisraélien n’entend presque paslorsqu’elle parle l’hébreu, peut-être son inquiétude naturelle etmaternelle envers ses deux filsadolescents, ceux dans la vraievie, peut-être déjà trop “mèrejuive”. Mais Emmanuelle Devos,actrice, en Israël pour le tour-nage de L’Autre Fils, de LorraineLévy, se sent appartenir, a l’im-pression de connaître Israël,depuis longtemps, enfin, depuistoujours.

C’est un défi d’actrice de jouerune Française juive et israéliennequi a fait son aliya voici 18 ans.“Comment faire pour être Orith,l’Israélienne”, s’interroge Devos,qui est née et a grandi en France.Elle est là pour la deuxième fois.La première, c’était il y a six ans,pour présenter Rois et Reine,d’Arnaud Desplechin. D’abord,faire confiance à la réalisatriceLorraine Lévy, qui ne prétendpas faire un film politique surIsraël, mais imprégner sa marquede conteuse d’histoire. Il fautaller chercher dans les livres, lesfilms israéliens, le documentairede Claude Lanzmann, tourné en1973 Pourquoi Israël.

Il faut éviter ce “sentimentd’imposture”, dit-elle au deu-xième jour de tournage. Maisaussi se surprendre, au milieud’une scène de bagarre entre sonmari dans le film, Pascal Elbé, etl’acteur palestinien KhalifaNatour (vu dans La Visite de laFanfare) qui joue le père de leurvrai fils juif, se surprendre ets’entendre dire “Arrêtez” en

hébreu, pour sentir une familia-rité, pour qu’elle dise avecévidence, le jour de la rencontre,dans son large sourire, presqueétonnée par tant de vérité : je mesens appartenir à ici. Ou plutôt,“je peux être moi et dire que jesuis juive”.

Une confidence, plutôt, l’affir-mation d’une actrice à partentière, sa capacité à êtremultiple, plutôt elle-même.

Le sourire ou la pudeur

“Le scénario m’a sembléjuste”, dit-elle. A partir de ceconstat là, tout devient possiblepour elle.

Sourire lui permet dans sesfilms de prendre le contrepiedde l’émotion forte. Du moins,c’est ce que l’on croit. “Maisc’est ma bouche”, assure-t-elle.“Je ne souris pas. Les pleurs dansune scène dramatique amènenttoujours le sourire”.

Emmanuelle Devos tournedepuis vingt-cinq ans, avec descinéastes qu’elle retrouve plu-sieurs fois, Arnaud Desplechin,Noémie Lvosky, Sophie Fillières,Frédéric Mermoud... JacquesAudiard, qui lui offre le person-nage de Carla dans Sur mes lèvres,pour lequel elle reçoit le César dela Meilleure actrice en 2002. “Surun tournage, je me mets totale-ment au service du réalisateur”,dit-elle, reconnaissante du longtravail - des années - qui aprécédé le film et sa réalisation.C’est pour ça qu’elle a besoind’un lien en amont, pour suivre,confiante, le cinéaste et sonhistoire. Et continuer son métier,ou l’art d’être d’actrice.

“Je le suis depuis l’âge de 6-7 ans”, se rappelle cette fille decomédiens. Renfermée et timide,

enfant, elle voit dans le jeu uneéchappatoire, une possibilité dedire des mots, des textes, s’en-tendre autrement. Aujourd’hui,elle pense la même chose. C’esttrouver des “terrains de jeu,toujours nouveaux”. Et y croire,dur comme fer. C’est pour çaqu’il lui est difficile d’accepterdes projets auxquels elle n’ad-

hère pas, “de dire - oui - pour l’ar-gent. Il faut résister.”

“C’est un cadeau du ciel”,reconnaît-elle quand elle reçoitune proposition d’un réalisateuravec qui elle a déjà tourné. Ouplutôt un échange qui perdure,

même si parfois, il est plus facilede tourner avec des réalisateursqui la découvrent, plutôt qu’unArnaud Desplechin qui l’adirigée six fois.

Un regard déterminé

Emmanuelle Devos croit forten ce qu’elle veut et à laconnaissance de soi. Un regarddéterminé. C’est sûrement aussicela qu’elle fait passer à l’écran,et qui capte tant l’œil dumetteur en scène que du spec-tateur.

Actrice, elle voudrait un peuplus de rôle de composition,comme le dernier personnageoffert par Katia Lewkowicz,dans Pourquoi tu pleures ?, avec

Benjamin Biolay, Sarah Adler etNicole Garcia : “un rôle demauvaise humeur constante”.

Elle aime les actrices capablesde surprendre toujours au-delàde leur physique, forcémentsublime : Catherine Deneuvequi sur un tournage, lors d’unescène, avait juste à dire “Oui”,et huit fois, l’a prononcé demanière différente. Elle aimel’évidence de Sophie Marceau,son naturel. Mais aussi JeanneMoreau, Anna Magnani, SophiaLoren...

Forcément, il y a toujours chezl’acteur, même chez les plusgrands, la peur que ça s’arrête,comme ça. “C’est impossible dene pas être inquiète”, dit-elle.C’est peut-être aussi l’époque,“tout le monde a peur de perdreson travail.”

Envers Israël, elle n’a pas de romantisme particulier ni d’attentes spécifiques, ce qui l’empêche peut-être d’être déçue. Elle aimerait tourner denouveau ici, susciter le désird’un metteur en scène israé-lien.

Ici, elle aime l’énergie vigou-reuse du pays, des gens, le bous-culage des repères. L’appar-tenance, ou la capacité de senourrir continuellement desensations nouvelles, commeun attelage sur sa route, mille etune richesses le long de sondésir. ■

- D.K.

Cinéma

La Juive Emmanuelle Devos, une actrice qui fait sien l’inconnu. Rencontre

Pascal Elbe et Emmanuelle Devos dans le rôle de son épouse.

“Les pleurs d‘une scène dramatique amènent toujours le sourire” - Emmanuelle Devos.

C’est un défid’actrice de jouer

une Française juiveet israélienne qui afait son aliya voici

18 ans.

23 – DU 14 AU 20 JUIN 2011 – f r. j p o s t . c o m