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La lecture numérique
Conférence de consensus sur la lecture Document de travail pour le jury
Rémi Thibert Veille et analyses
Institut français de l’Éducation – ENS de Lyon
Janvier 2016
R. Thibert – La lecture numérique 2
Sommaire
Lecture papier et lecture à l’écran : des lectures différentes ? ............................................ 3 Les écrans contre le livre ? .............................................................................................................................................. 3 L’acte de lecture est-‐il modifié à l’écran ? ................................................................................................................. 4
Spécificités de la lecture numérique ................................................................................... 4 Un texte plus maniable ...................................................................................................................................................... 4 Des compétences de lecture plus complexes ........................................................................................................... 5
Des pratiques culturelles en évolution ............................................................................... 6 Aimer lire ? ............................................................................................................................................................................. 6 De bons lecteurs ? ................................................................................................................................................................ 7
Le cas du livre numérique .................................................................................................. 7 Entre livre papier et Internet ......................................................................................................................................... 7 Des livres spécifiques ......................................................................................................................................................... 7
Quel apprentissage de la lecture ? ..................................................................................... 8 Projet didactique .................................................................................................................................................................. 8 Un nouvel « illettrisme » ................................................................................................................................................... 8
Bibliographie ..................................................................................................................... 9
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La lecture à l’écran a fait l’objet de recherches depuis le début de l’informatique, mais l’arrivée plus récente des outils nomades (tablettes, smartphones, liseuses) a permis que se développent de nouveaux usages numériques en matière de lecture. En quoi l’acte de lecture s’en trouve-‐t-‐il modifié ? Comment tenir compte de ces évolutions dans l’apprentissage de la lecture ? L’idée que nous lisons moins aujourd’hui qu’hier est largement répandue et partagée. Pourtant, la lecture, souvent mythifiée dans les discours actuels, n’a pas toujours été l’objet de tant d’attention. Il est utile de rappeler que la lecture était jalousement gardée par ceux qui savaient lire et qui, de fait, faisaient partie de l’élite. Savoir lire était un instrument de pouvoir et il était nécessaire d’en tenir éloigné autant que possible le peuple pour mieux le dominer et l’asservir. L’invention de l’imprimerie a contribué à ébranler ce rapport à l’écrit mais il a encore fallu attendre pour que les masses puissent apprendre à lire. Une autre mythification veut que la seule lecture qui vaille soit une lecture linéaire et profonde, valorisée par le système scolaire. Or ce type de lecture n’est apparu réellement qu’au XVIIIe siècle. Auparavant prédominait la lecture fragmentée, certains auteurs expliquant qu’ils « picoraient » dans les textes qu’ils lisaient. La norme de lecture à laquelle on se réfère aujourd’hui n’a pas toujours existé et est relativement récente. Elle est à coup sûr en train d’évoluer encore. Historiquement, aujourd’hui pas plus qu’hier, « la lecture n’est jamais allé de soi » (Mollier, 2012). L’écriture (et donc la lecture) a largement contribué à façonner notre manière de penser. Le numérique, par les changements qu’il implique, vient perturber ces acquis et contribue certainement à la modifier encore. Il est encore trop tôt pour savoir comment et dans quelle mesure. Nous savons qu’un bon lecteur est un individu capable de décoder correctement un texte et de comprendre ce qu’il lit. Les livres, comme bon nombre de textes étudiés à l’école, sont issus d’un processus éditorial qui confère une certaine cohérence et assure une lisibilité à l’écrit proposé. Le roman (en tant que genre littéraire) a quant à lui façonné notre conception de la lecture et du livre, ce dernier n’ayant pas vraiment évolué dans sa forme depuis qu’il s’est popularisé. Or, là encore, le numérique vient perturber cet équilibre et redéfinir la forme et la place des écrits de ce type. Si la lecture à l’écran ne vient pas modifier ces compétences de compréhension que l’on pourrait qualifier « de base », le format numérique et ce qu’il permet rend le processus de lecture beaucoup plus complexe. Lorsqu’un élève est confronté à un texte numérique, il a souvent procédé à des requêtes en ligne pour le trouver. Or le simple fait de faire cette recherche le confronte à des difficultés importantes : choix des mots clés ; sélection des liens parmi une quantité incroyable de résultats ; évaluation, puis interprétation à la lumière du contexte qui est lui-‐même difficile à cerner parfois. Tout le travail d’« éditorialisation », qui était assuré par des spécialistes, est à faire désormais par le lecteur. Un bon lecteur numérique est avant tout un bon lecteur, mais qui se doit en plus de développer des compétences beaucoup plus complexes dans un environnement très instable et lui-‐même complexe.
Lecture papier et lecture à l’écran : des lectures différentes ?
Les écrans contre le livre ? Un livre est un objet stable, immuable, que certains qualifient de « design cognitif parfait » (Barbagelata et al., 2014), qui est davantage lié à une lecture savante, profonde et attentive, une lecture « attendue », répondant aux critères dominants relatifs à la
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littérature classique et patrimoniale. Le format d’un livre n’a d’ailleurs quasiment pas évolué. Il est aussi perçu comme un objet « fétiche » ou encore « de résistance » face à un monde de plus en plus numérique. Notre représentation de la lecture est, aujourd’hui encore, liée au papier et à la posture corporelle qui y est associée. La « vraie lecture » est exigeante et ne permet pas de faire autre chose en même temps. La culture de l’écran s’impose dans notre quotidien, qui vient directement concurrencer les pratiques de lecture traditionnelle dite « savante ». On constate particulièrement un abandon important du livre dans les milieux populaires, et plus largement encore chez les hommes. En effet, plus de 50 % des hommes ouvriers déclarent ne pas avoir lu de livre dans les 12 derniers mois. Mais il est plus difficile d’évaluer le temps de lecture aujourd’hui car il est bien plus fractionné qu’avant. Si les jeunes déclarent moins lire de livres qu’avant, c’est aussi que cette lecture répond aujourd’hui à une attente forte des parents (qui s’inquiètent de voir que leurs enfants ne lisent pas) et est moins lié à la transgression d’un interdit (lire le soir à la lumière de la lampe de poche), contrairement aux écrans. En effet, la lecture à l’écran est souvent perçue négativement, notamment du fait de la fatigue visuelle que cela engendre. Les recherches qui mettent en avant les indices négatifs (fatigue, mouvements oculaires, etc.) datent d’il y a 25 ans. Les supports ont largement évolué depuis avec les tablettes, les smartphones et les liseuses. À l’écran, le fait de perdre l’appréhension physique d’un texte complet aurait des effets négatifs sur notre perception et sur la mémoire, d’après certains psychologues cognitivistes. Aujourd’hui, au vu de l’état des recherches, il n’est pas possible d’affirmer quoique ce soit en ce qui concerne les effets de la lecture à l’écran.
L’acte de lecture est-‐il modifié à l’écran ? La lecture internet est plus complexe et occasionne une surcharge cognitive du fait notamment des liens hypertextes et des différents contenus qui sont proposés de manière simultanée, créant un univers d’hyper-‐attention permanente. Les écrans et les terminaux mobiles favoriseraient le zapping et le divertissement, au détriment de la concentration. Dans le cas de la lecture de fiction, le recours à des hyperliens pour compléter ou enrichir un texte nuirait au développement de l’imagination des individus. Un autre facteur de dénigrement vient des types de romans qui sont lus sur les écrans : ce sont davantage des récits de fantasy, lecture plus éloignée de la « culture classique », qui évoluent dans un environnement complexe avec l’existence de communautés (en ligne, souvent) et de produits dérivés, que ce soient des films, des jeux, des objets divers, etc. La lecture prend une autre dimension qui la dépasse et qui fait que l’acte de lecture n’est pas forcément une fin en soi et s’inscrit dans un écosystème plus large avec une connotation marchande plus ou moins marquée. Il est d’ailleurs à noter que l’objectif des entreprises du web n’est pas la lecture en tant que telle. L’acte de lecture n’est qu’un moyen d’atteindre un objectif économique, lié à la diffusion de publicité ou l’exploitation de données personnelles.
Spécificités de la lecture numérique
Un texte plus maniable L’organisation du texte à l’écran diffère de celle d’un texte imprimé, dans la mesure où elle est instable. Le texte est virtuel et non permanent, son affichage peut varier selon les supports et aussi selon les choix du lecteur : taille des caractères, format de l’écran, etc., faisant varier la mise en page. En général, le texte n’est pas visible dans son entièreté, ce qui rend nécessaire des outils de navigation, de déplacement et de défilement. Le texte
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peut être enrichi de liens hypertextes, permettant une mise en réseau du texte avec d’autres écrits, d’autres supports ou avec d’autres personnes. Le texte peut être stocké dans les nuages et accessible partout et par plusieurs personnes, il peut être indexé ou encore « cherchable » (on peut facilement faire des recherches lexicales sur son contenu). Il peut aussi bénéficier d’une certaine interactivité : chacun peut le commenter ou le modifier. Il peut aussi être enrichi par des sources multimédia (image, vidéo, animation), soit directement dans le texte soit sous forme de commentaires associés au texte. Avec le numérique, on assiste effectivement au retour en force du commentaire1, qui dépasse le cercle des initiés et des personnes autorisées. Ces commentaires sont radicalement polymorphes : commentaire sous un article, article de blog, vidéo, tweet, bande dessinée, animation, etc. La lecture et l’écriture deviennent encore plus étroitement imbriquées, favorisant, pour reprendre les termes de Vandendorpe (2012), une « pollinisation culturelle ». Tous ces aspects mobilisent des facultés cognitives de plus en plus importantes et complexes.
Des compétences de lecture plus complexes Il apparaît avec certitude que la lecture numérique nécessite des compétences « traditionnelles » de lecture ainsi que des compétences plus complexes, que l’on trouve derrière la notion de « littératie »2. Quels que soient les supports de lecture utilisés, certains aspects ne changent pas :
• lire n’a rien de naturel, c’est une expérience qu’il faut apprendre à maitriser (plasticité du cerveau, connexions cérébrales et neuronales) ;
• la lecture est toujours instrumentée : on a recours à des outils cognitifs pour aider à la compréhension (espaces entre les mots, paragraphes, typologie, etc.) ;
• la lecture est multi-‐niveaux (rapide, approfondie, etc.). Avec la lecture numérique, les nouvelles tâches de lecture deviennent plus complexes et plus élaborées intellectuellement. Ce sont des tâches de haut niveau qui doivent permettre de fabriquer la cohérence d’un discours et qui doivent être réalisées pour tout un chacun. Ces tâches ne sont plus l’apanage des « têtes pensantes » ou des « personnes autorisées » seulement. Rouet (2012) préconise de développer une « lecture instrumentée » dans toutes les disciplines, ce qui nécessite des compétences spécifiques à acquérir à l’école : indexation, annotation, référencement. Ces compétences existaient avant l’arrivée du numérique mais elles n’ont jamais vraiment été abordées à l’école. Les nouvelles formes d’édition ou d’organisation de l’informatique numérique les rendent nécessaires. Mollier (2012) parle de « lecture extensive » favorisée par le numérique, qui permet un développement culturel et l’essor de la pensée libre. On est à l’opposé du statut de la lecture d’il y a quelques siècles qui consistait à ressasser perpétuellement les mêmes textes. Parmi les tâches plus complexes qui sont devenues banales, on peut citer (Amadieu & Tricot, 2015) : identifier les questions importantes ; localiser les informations ; évaluer l’information de manière critique ; synthétiser l’information ; communiquer l’information.
1 « Le commentaire en tant que forme d'écriture centrée sur l'appropriation d'objets communs existe depuis des millénaires et a été amplement pratiqué sur les grandes oeuvres du passé, telles les épopées homériques et, bien évidemment la Bible et le Nouveau Testament. » (Vandendorpe, 2012) 2 D’après le ministère de l’Éducation nationale, la littératie est l’« aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités. »
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Ces compétences mettent en difficulté certains élèves. Ainsi, une enquête de la DEPP (Ben Ali et al., 2015a) montre qu’en fin de primaire, 6 élèves sur 10 sont entrés dans la lecture sur support numérique avec les compétences requises. 4 sur 10 ont des difficultés à parcourir un site internet et ne sont pas autonomes. Les garçons se révèlent plus en difficulté que les filles, et les élèves « en retard » plus que ceux « à l’heure ». Les proportions sont les mêmes en ce qui concerne les stratégies d’appropriation de l’information pour des élèves de fin de troisième (Ben Ali et al., 2015b).
Des pratiques culturelles en évolution La lecture, activité indispensable, car présente dans notre quotidien, n’est pas une pratique culturelle comme les autres. Il existe une multiplicité de façons de lire et autant de pratiques diverses. Il n’est qu’à voir la disparité des supports de l’écrit, que ce soient des livres, des imprimés, des revues, des panneaux, des notices, des écrans, etc.3 Certains se posent la question de savoir si cette diversité est source d’enrichissement ou d’appauvrissement de la lecture. Par ailleurs, il est certain que l’accès à l’information écrite est la condition préalable à l’utilisation d’autres codes et systèmes de communication4. La lecture et l’écriture sont indissociables. Le numérique favorise le va-‐et-‐vient entre ces deux compétences, avec par exemple la possibilité offerte sur tous les sites internet (blog, sites marchands, réseaux sociaux, etc.) de laisser des commentaires, des avis, des notes, des recommandations, etc. Le simple fait d’annoter, de sauvegarder un lien en ligne en mettant un mot clé, de dire que l’on aime (le like de Facebook ou de Twitter), de rediffuser quelque chose que l’on a lu est une valeur ajoutée à l’écrit initial. Les grands lecteurs partagent largement sur internet le fruit de leur activité. Internet est à la fois un média de consultation et un média de participation. Pour Belisle (2011), lire aujourd’hui c’est tout à la fois interagir avec un écran, s’immerger dans un univers visuel et aussi sonore, communiquer avec d’autres personnes, et s’ouvrir à une expérience corporelle différente avec des repères sensoriels en émergence (ces pratiques sont encore peu répandues parmi le grand public). La lecture n’est plus une fin en soi mais est devenue une compétence intermédiaire qui permet de faire autre chose, d’accéder à autre chose. Cela nécessite des compétences d’un niveau méta.
Aimer lire ? Les pratiques de lecture sont en profonde mutation, tout comme la perception même que les jeunes ont de la lecture (Ahr et al., 2012). Les élèves disent « regarder » un écran plutôt que « lire à l'écran ». D'ailleurs, certains se demandent si lire à l’écran relève vraiment de la lecture. En effet, la représentation qu'ils ont de la lecture est construite par l'école, et est fortement liée à l'objet littéraire (le livre). La lecture n'est pas associée au plaisir, et leurs lectures sont souvent, même à leurs yeux, dévalorisées : la fantasy et les mangas notamment, les autres lectures de fiction à l’écran étant en général peu prisées. On retrouve ici l’opposition clairement marquée entre la lecture « contrainte » et la lecture « choisie », cette dernière n’étant que rarement nommée comme telle. Le couple aimer lire/savoir lire est en pleine mutation.
3 Horellou-‐Lafarge & Segré (2007) parlent de polymorphisme social et culture… 4 … doublé d’un polymorphisme au second degré : savoir lire est une obligation pour accéder à l’information sous quelque forme qu’elle se trouve (audiovisuel, informatique, etc.).
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De bons lecteurs ? Pourtant la recherche a montré que si les activités de lecture en ligne sont très diverses, les compétences de compréhension de l’écrit sont meilleures. Il y a une forte corrélation entre performance en compréhension de l’écrit électronique et performance en compréhension de l’écrit sur papier. Autrement dit, un bon lecteur numérique est un bon lecteur tout court. Pourtant on assiste à un paradoxe : des élèves non lecteurs (au sens scolaire du terme) s’avèrent avoir des pratiques de lecture sur lesquelles ils sont capables de mettre des mots. C’est-‐à-‐dire qu’ils font preuve d’une certaine réflexivité sur leurs pratiques et ont développé de réelles compétences de lecture, mais ces dernières ne sont pas reconnues par l’institution. Un accompagnement didactique est nécessaire pour mesurer et transposer ces compétences. L’école doit tenir compte de ces lectures et pratiques souvent invisibles, inconscientes, dévalorisées.
Le cas du livre numérique
Entre livre papier et Internet Les objets numériques (ordinateurs, smartphones, tablettes) sont intrinsèquement des objets de lecture et d’écriture en même temps. Les deux aspects sont intimement liés. C’est ce que certains auteurs nomment entrer en « lettrure » (qui recoupe en partie le concept de littératie). Le numérique a permis une renaissance de l’acte de lecture-‐écriture, et donc la renaissance du lecteur5. Le livre numérique est encore un objet mal identifié, notamment en France où son démarrage reste relativement timide. Il a néanmoins le vent en poupe dans d’autres pays. Il semble qu’il favorise la lecture chez de nombreux jeunes, notamment par le fait que la lecture est en train de devenir une vraie activité de socialisation : les réseaux sociaux, qu’ils soient généralistes ou spécifiques, mais aussi les blogs, permettent de partager et d’échanger sur les lectures. Le livre numérique se situe dans un entre-‐deux entre le web et le livre imprimé. Son modèle reste le livre imprimé et la démarche de lecture est d’ailleurs souvent la même de la part des jeunes. Ils appréhendent l’ouvrage de la même manière, qu’ils lisent sur une liseuse ou dans un livre. Les différents modes de lecture ne sont pas en concurrence, mais sont plutôt complémentaires. Les temps de lectures sont donc à cumuler : papier, web, livre numérique, etc. Il est intéressant de noter que le numérique permet de « découper » le texte en épisodes, favorisant ainsi des lectures sur des temps plus courts. On peut faire le parallèle avec les épisodes de romans qui étaient publiés par épisodes dans les journaux au XIXe siècle. « En somme, au cours des quatre derniers siècles, on est passé dans un premier temps de la lecture ergative6 du texte étoilé de notes et de commentaires à la lecture continue du roman, pour en arriver aujourd’hui au texte étoilé de l’hypertexte » (Vandendorpe, 2012). Même si des pratiques de lecture nouvelles semblent apparaître, rien n’indique que le numérique a un impact sur le degré d’appétence pour la lecture de fiction.
Des livres spécifiques Il existe cependant des ouvrages qui sont dès le départ pensés comme des objets numériques. Certains utilisent le terme d’« œuvres l’e-‐ttéraires », dans lesquelles le livre est enrichi d’animations diverses non pas comme simples illustrations du texte, mais 5 Pour plus d’information sur la lettrure, voir les vidéos du séminaire de 2010 « Métamorphoses du livre et de la lecture à l’heure du numérique » : http://eduscol.education.fr/pid25134/seminaire-‐metamorphoses-‐livre-‐lecture.html. 6 Une lecture orientée vers l’action : je lis pour recommander, partager, annoter, etc.
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comme un tout où les différents éléments sont indissociables les uns des autres. Les possibilités narratives sur écran sont largement enrichies : complémentarité entre papier et écran ; consultation de web-‐documentaires en ligne ; narrations arborescentes sur Internet ; lecture de romans écrits à plusieurs directement en ligne ; etc. Nous pouvons aussi mentionner des nouveaux usages de lecture qui apparaissent grâce aux téléphones portables, à l’instar des Keitai Shusetsu japonais, appelés en anglais des cell-‐phone novels7, qui sont des romans pensés pour les terminaux mobiles de petite taille. Ils sont composés de textes courts envoyés aux lecteurs sur leurs téléphones portables. Les lecteurs réagissent aux contenus, qui peuvent évoluer en fonction de ces échanges. Ces romans qui se lisent par épisodes ne sont pas encore popularisés en France mais sont très prisés au Japon. Ces nouvelles formes littéraires sont le vecteur d’un renouveau des pratiques de lecture, même s’il est difficile aujourd’hui encore d’affirmer que l’on a affaire à des nouvelles pratiques sociales courantes.
Quel apprentissage de la lecture ? Les objets techniques bousculent fortement les repères et les codes de l’enseignement littéraire. Mais plutôt que d’opposer les différents supports (livre, imprimé, électronique), il convient de les appréhender de manière complémentaire et de tirer profit des nouveaux outils. Les fonctionnalités de base qui permettent de travailler un texte (surlignage, coloration, mise en page, changement de police, etc.) favorisent une diversification des approches et des manipulations. Ces opérations manuelles sur un texte augmentent le sentiment d’activité, la concentration et l’engagement du corps, permettant des postures intellectuelles plus variées et augmentant le champ cognitif. Becchetti-‐Bizot (2012) plaide pour tirer profit de ces nouveaux outils. Ils permettent de renouer avec certains caractères constitutifs de la tradition littéraire et de leur donner une nouvelle vitalité. Les écrans permettent de démultiplier le pouvoir de l’écrit. L’élève se voit offrir la possibilité d’adopter une nouvelle posture : il est tout à la fois auteur, lecteur, spectateur, auditeur, critique, interprète, explorateur, éditeur, etc. Il se retrouve donc dans des rôles variés et est amené à s’impliquer davantage dans la réalisation des tâches, mais aussi dans une dynamique plus collective.
Projet didactique Le projet didactique de l’enseignant reste primordial pour arriver à naviguer dans cette complexité. Mais il revient à l’enseignant d’éviter un formatage des productions et des activités qui serait dû à l’utilisation de tel ou tel outil spécifique. L’acte de lecture répond à un besoin d’information. Or ce besoin d’information doit être précis, même s’il est en constante évolution. L’enseignant doit aider les jeunes à développer des compétences de littératie, notamment savoir évaluer la qualité de l’information, savoir évaluer la pertinence d’un texte (un texte peut être cohérent sans qu’il soit pertinent dans le cadre de la recherche effectuée). D’où le retour nécessaire à l’objectif initial (le besoin d’information qui précède tout travail de lecture). Ce travail préparatoire ne va pas de soi et exige un enseignement rigoureux. Le savoir-‐lire relève de compétences en forte mutation.
Un nouvel « illettrisme » Avec le développement de pratiques de lectures numériques, la complexité croissante des compétences mises en œuvre peut favoriser une fracture numérique, qui n’est pas 7 Voir https://www.youtube.com/watch?v=rIGTcth-‐kZ4 et sur Wikipedia : https://en.wikipedia.org/wiki/Cell_phone_novel
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d’ordre social ou générationnel, mais qui relève d’une fracture « culturelle » ou intellectuelle que l’on peut assimiler à un nouvel illettrisme qui se caractérise par une « ignorance des règles et des codes qui permettent un usage autonome et responsable des outils » (Becchetti-‐Bizot, 2012). L’école doit prendre en compte ces nouveaux formats de lecture ainsi que les nouvelles pratiques sociales en émergence pour éviter que ne se développe un nouvel illettrisme.
Bibliographie Vous retrouverez ces références et quelques autres dans notre bibliographie collaborative disponible en ligne.
• Ahr Sylviane, Butlen Max & Elalouf Marie-‐Laure (2012). Lectures sur écran, lectures sur papier. Discours et représentations des élèves de 15 ans. Le français aujourd’hui, n° 178, p. 65-‐76.
• Amadieu Franck & Tricot André (2014). Apprendre avec le numérique : Mythes et réalités. Paris : Retz.
• Barbagelata Pierre et al. (2014). Le numérique vecteur d’un renouveau des pratiques de lecture : leurre ou opportunité ? Études de communication, vol. 43, n° 2, p. 17-‐38.
• Becchetti-‐Bizot Catherine (2012). La question du numérique. Enjeux, défis et perspectives pour l’enseignement des lettres ? Le français aujourd’hui, n° 178, p. 41-‐51.
• Belisle Claire (2011). Lire dans un monde numérique. Villeurbanne : ENSSIB. • Ben Ali Linda, Leveillet Djamila, Pac Sébastien et al. (2015a). Lecture sur support
numérique en fin d’école primaire : un peu plus d’un élève sur deux est capable d’accéder à l’information et de la traiter. Note d’information, n° 42.
• Ben Ali Linda, Leveillet Djamila, Pac Sébastien et al. (2015b). Lecture sur support numérique en fin de collège : un peu plus d’un élève sur deux est capable de développer des stratégies d’appropriation de l’information. Note d’information, n° 43.
• Coulangeon Philippe (2010). III. La lecture à l’épreuve de la culture de masse. In Sociologie des pratiques culturelles. Paris : La Découverte, p. 33-‐55.
• Evans Christophe (2011). Lectures et lecteurs à l’heure d’Internet : Livre, presse, bibliothèques. Paris : Éd. du Cercle de La Librairie.
• Gleyze Jean-‐François (2011). La lecture numérique : état des lieux et champs d’innovation. Montrouge : Bayard Presse.
• Horellou-‐Lafarge Chantal & Segré Monique (2007). Introduction. In Sociologie de la lecture. Paris : La Découverte, p. 3-‐6.
• Mollier Jean-‐Yves (2012). Lire, une pratique constamment remise en cause. In Claire Clivaz et al. (dir.), Lire demain : des manuscrits antiques à l’ère digitale. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 81-‐94.
• Rouet Jean-‐François (2012). Ce que l’usage d’internet nous apprend sur la lecture et son apprentissage. Le français aujourd’hui, n° 178, p. 55-‐64.
• Vandendorpe Christian (2012). Lecture sur écran et avenir du roman. In Claire Clivaz et al. (dir.), Lire demain : des manuscrits antiques à l’ère digitale. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, p. 69-‐80.