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La lettre des écoles N° 08 Décembre 2012 La lettre des écoles supérieures d’art 1 LA LETTRE DES ÉCOLES SUPÉRIEURES D’ART N°08 •DÉCEMBRE 2012 Des questions de fond... Malgré les intentions affichées, les enseignements supérieurs artistiques ont toujours du mal à faire reconnaître et prendre en compte leur existence et leur spécificité réelle. Ainsi, lorsqu’un groupe de travail sénatorial rencontre le Comité national de liaison des établissements publics de coopération culturel- le, les écoles d’art n’ont pas eu le sentiment d’être réellement entendues. De même, les réunions préparatoires aux assises de l’enseignement supérieur ne donnent pas l’impression que nos enseignements sont réellement concernés : la contribution du ministère de la culture et de la communication s’en tient d’ailleurs elle-même à des généralités (favoriser la réussite de tous les étudi- ants, contribuer au nouveau paysage de l’enseignement supérieur, développe- ment des politiques de sites et de réseaux), lesquelles a priori excluent toute possibilité, toute nécessité de débat. Quant au rapport que Jean de Saint-Guilhem a rédigé pour les ministères chargés de l’enseignement supérieur et de la culture (rapport tirant certes un bilan positif de la mise en place du processus de Bologne, proposant de s’inscrire pleinement dans l’architecture globale de l’espace universitaire, mais ouvrant quelques pistes pour une identité propre des établissements supéri- eurs culture), il ne semble pas que, dans les ministères concernés, on lui ait accordé beaucoup d’audience. A ne prendre en compte que les éléments administratifs et comptables des situations, à ne définir objectifs et missions qu’en des termes très gé- néraux, et apparemment incontestables parce que sans cesse répétés, sans réflexion ni discussion sur leur bien-fondé et leur utilité, peut-on répondre aux véritables enjeux ? Les problèmes d’emploi sont certes réels, mais sont-ils le fait d’un enseignement supérieur qui serait, dit-on, inadapté ? Promouvoir un enseignement supérieur axé avant tout, dès le premier cycle, sur la prépara- tion à l’insertion professionnelle ne créera pas pour autant des emplois qui n’existent pas. Une réflexion sur le fond est donc nécessaire, sinon, on continuera à s’enfoncer dans des impasses, ou dans des situations de crises successives, plus ou moins larvées, dont chacun perçoit les échos ici et là. Il est essentiel de rappeler avec force que l’enseignement supérieur a d’abord une mission de formation et que celle-ci n’est pas réductible à une formation technique ou pratique, et encore moins aux tentatives d’intégration d’un marché concurrentiel de “connaissances”. Dire que la recherche est le cœur de l’enseignement supérieur, c’est dire que l’invention, la création, le regard critique, l’indépendance (qui ne signifie pas ignorance) à l’égard des pouvoirs politiques, économiques ou religieux est une nécessité. Telle est la condition de son existence et, au bout du compte, la raison de son utilité ! L’enseignement supérieur a d’abord pour but de former des “personnes”, de permettre le développement de personnalités qui, selon les moments, les do- maines et leurs désirs pourront trouver une place dans la société. Cela vaut pour tous les domaines, y compris ceux de l’art. Que faire pour l’enseignement artistique ? Un état des lieux Cécile Marie Pages 2 à 5 EPCC et enseignements supérieurs artistiques Cécile Marie, Michel Gellard, Michel Métayer, Jacques Sauvageot. Denis Robert. Pages 6 à 13 La formation au métier d’artiste du cirque. Une Structuration aux enjeux mul- tiples. Marine Cordier, Emilie Salaméro. Francis Rouge- mont Pages 14 à 17 La recherche sur les pratiques musicales à l’Université de San Diego, 1972-1990 Jean-Charles François Pages 18 à 23 L’art dans la recherche   Catherine Perret Pages 24 à 27 A quoi sert un étudiant en arts plastiques ? Jean-Noël Lafargue Pages 28 à 31

la lettre des écoles supérieures d'art, n° 8

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Que faire pour l’enseignement artistique ? Un état des lieux / Cécile Marie Pages 2 à 5 EPCC et enseignements supérieurs artistiques / Cécile Marie, Michel Gellard, Michel Métayer, Jacques Sauvageot. Denis Robert Pages 6 à 13 La formation au métier d’artiste du cirque. Une structuration aux enjeux multiples / Marine Cordier, Emilie Salaméro. Francis Rougemont Pages 14 à 17 La recherche sur les pratiques musicales à l’Université de San Diego, 1972-1990 / Jean-Charles François Pages 18 à 23 L’art dans la recherche / Catherine Perret Pages 24 à 27 / A quoi sert un étudiant en arts plastiques ? / Jean-Noël Lafargue Pages 28 à 31

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La lettre des

écoles

N° 08 • Décembre 2012 La lettre des écoles supérieures d’art 1

LA LETTRE DES ÉCOLES SUPÉRIEURES D’ART N°08 •DÉCEMBRE 2012

Des questions de fond...

Malgré les intentions affichées, les enseignements supérieurs artistiques ont toujours du mal à faire reconnaître et prendre en compte leur existence et leur spécificité réelle. Ainsi, lorsqu’un groupe de travail sénatorial rencontre le Comité national de liaison des établissements publics de coopération culturel-le, les écoles d’art n’ont pas eu le sentiment d’être réellement entendues. De même, les réunions préparatoires aux assises de l’enseignement supérieur ne donnent pas l’impression que nos enseignements sont réellement concernés : la contribution du ministère de la culture et de la communication s’en tient d’ailleurs elle-même à des généralités (favoriser la réussite de tous les étudi-ants, contribuer au nouveau paysage de l’enseignement supérieur, développe-ment des politiques de sites et de réseaux), lesquelles a priori excluent toute possibilité, toute nécessité de débat.

Quant au rapport que Jean de Saint-Guilhem a rédigé pour les ministères chargés de l’enseignement supérieur et de la culture (rapport tirant certes un bilan positif de la mise en place du processus de Bologne, proposant de s’inscrire pleinement dans l’architecture globale de l’espace universitaire, mais ouvrant quelques pistes pour une identité propre des établissements supéri-eurs culture), il ne semble pas que, dans les ministères concernés, on lui ait accordé beaucoup d’audience.

A ne prendre en compte que les éléments administratifs et comptables des situations, à ne définir objectifs et missions qu’en des termes très gé-néraux, et apparemment incontestables parce que sans cesse répétés, sans réflexion ni discussion sur leur bien-fondé et leur utilité, peut-on répondre aux véritables enjeux ? Les problèmes d’emploi sont certes réels, mais sont-ils le fait d’un enseignement supérieur qui serait, dit-on, inadapté ? Promouvoir un enseignement supérieur axé avant tout, dès le premier cycle, sur la prépara-tion à l’insertion professionnelle ne créera pas pour autant des emplois qui n’existent pas.

Une réflexion sur le fond est donc nécessaire, sinon, on continuera à s’enfoncer dans des impasses, ou dans des situations de crises successives, plus ou moins larvées, dont chacun perçoit les échos ici et là.

Il est essentiel de rappeler avec force que l’enseignement supérieur a d’abord une mission de formation et que celle-ci n’est pas réductible à une formation technique ou pratique, et encore moins aux tentatives d’intégration d’un marché concurrentiel de “connaissances”. Dire que la recherche est le cœur de l’enseignement supérieur, c’est dire que l’invention, la création, le regard critique, l’indépendance (qui ne signifie pas ignorance) à l’égard des pouvoirs politiques, économiques ou religieux est une nécessité. Telle est la condition de son existence et, au bout du compte, la raison de son utilité ! L’enseignement supérieur a d’abord pour but de former des “personnes”, de permettre le développement de personnalités qui, selon les moments, les do-maines et leurs désirs pourront trouver une place dans la société.

Cela vaut pour tous les domaines, y compris ceux de l’art.

Que faire pour l’enseignement artistique ? Un état des lieux Cécile Marie Pages 2 à 5

EPCC et enseignements supérieurs artistiquesCécile Marie, Michel Gellard, Michel Métayer,

Jacques Sauvageot. Denis Robert.Pages 6 à 13

La formation au métier d’artiste du cirque. Une Structuration aux enjeux mul-tiples. Marine Cordier, Emilie Salaméro. Francis Rouge-

montPages 14 à 17

La recherche sur les pratiques musicales à l’Université de San Diego, 1972-1990 Jean-Charles François Pages 18 à 23

L’art dans la recherche   Catherine Perret Pages 24 à 27

A quoi sert un étudiant en arts plastiques ?Jean-Noël LafarguePages 28 à 31

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Un état des lieux

Que faire pour l’enseignement artistique. Un état des lieux 1Cécile Marie

On a trop souvent tendance à oublier que le paysage de l’enseignement supérieur en France n’est pas uniquement constitué d’universités, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit de l’enseignement supérieur artistique, celui dont on aimerait pou-voir continuer à sentir combien il est au cœur de la Culture. En dehors de l’université, il existe nombre d’institutions fondamen-tales concernant l’enseignement artistique supérieur. Dans le do-maine artistique, les écoles publiques et habilitées à délivrer des diplômes bac+3 ou bac+5 sont majoritairement à charge des col-lectivités territoriales mais restent sous tutelle ou sous contrôle pédagogique du ministère de la Culture et de la Communication (MCC). Il s’agit principalement de formations en musique, danse, théâtre, cirque et arts plastiques. Chaque domaine ayant sa pro-pre histoire, nous traiterons ici uniquement de l’enseignement supérieur artistique public dans le domaine des arts plastiques.

Ces derniers temps, l’enseignement supérieur artistique a, lui aussi, été dirigé par les maîtres mots d’autonomie et d’évaluation. Mais ce fut davantage une autonomie de gestion qu’une autonomie esthétique qui a prévalu. On pourrait relire ici avec profit Les lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Schiller : « le besoin règne », encore et toujours, et le tableau de la société et de l’homme moderne s’est encore assombri. Face à cet utilitarisme galopant, les artistes peuvent souvent être perçus comme les meilleurs artisans du progrès politique ; c’est cepen-dant à condition, de ne pas les asphyxier, à condition de penser l’enseignement supérieur artistique comme une reconfigura-tion nécessaire de la culture pour notre société. Si l’Art est ce qui modifie la Culture, comment le ministère de la Culture et de la Communication compte-t-il être porteur d’une politique forte en matière d’enseignement supérieur artistique public ? Alors que se dessinent, d’une part, des assises de l’enseignement supéri-eur universitaire et, d’autre part, le troisième volet de décentrali-sation, un certain nombre de questions méritent d’être posées.

Jusqu’à la dernière réforme qui exigea l’ « autonomie juridique des écoles », il y avait 58 écoles supérieures d’art en France, dont presque une cinquantaine financées à plus de 85% par les col-lectivités territoriales, et l’autre dizaine dépendant directement du ministère de la Culture, toutes sous tutelle ou contrôle péda-

1 Ce texte a été publié dans la Revue socialiste universitaire, n° 1, septembre 2012

gogique du MCC et délivrant les mêmes diplômes. Il est donc important de noter cette exception culturelle : l’enseignement supérieur artistique, qui relève d’une compétence d’État, est en réalité largement pris en charge par les collectivités territoriales. C’est un fait historique, qui appartient à l’histoire des territoires et des Académies des Beaux-Arts, mais alors comment donner pleinement aux collectivités le moyen de l’assumer ? Quel est le rôle de la décentralisation en termes d’enseignement supéri-eur artistique, puisque dans les faits, ce sont des agents de la fonction publique territoriale qui œuvrent dans les collectivités ? Comment articuler l’autonomie de l’enseignement supérieur artistique public et celle du politique à l’échelle d’un territoire ?

L’art à la moulinette de l’”autonomie”

La loi du 13 août 2004 sur la décentralisation et son volet « enseignements artistiques » n’a concerné que la musique, la dan-se et le théâtre, en excluant les arts plastiques essentiellement tournés vers des publics et problématiques spécifiques liées à l’enseignement supérieur. À l’époque, pour le ministère de la Culture et ses 58 Ecoles d’art dont il a la tutelle ou le contrôle pédagogique, la doctrine clamée était de faire passer l’ensemble du réseau des écoles supérieures d’art dans la réforme du LMD, Licence Master Doctorat. L’enjeu affiché étant de permettre aux étudiants que leur diplôme DNSEP bac+5, valent « grade » de Master, sans pour autant obtenir le Master puisque seules les universités le délivrent.

La collation de grade appartenant historiquement et unique-ment à l’université, les relations entre ministère de la Culture et de la Communication et ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche allait donc s’imposer. Une réforme structurelle des écoles essentiellement en régie directe dans les municipali-tés, allait être diligentée par le MCC. Cette réforme indissociable des RGPP (Révision générale des politiques publiques), allait au final être aussi une manière de redessiner « avec une gomme » plutôt qu’un crayon la carte des écoles d’art, parsemées et clairsemées sur le territoire. Après moult débats, le MCC imposa une seule formule : le passage en Établissement public de coo-pération culturelle (EPCC), avec pour visée le regroupement dans des pôles d’excellence. Une forte incitation à intégrer les Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur (PRES) – ou le modèle universitaire –, a aussi été la doctrine des gouvernements de droite, au détriment d’une politique en faveur des arts plas-tiques, en favorisant par exemple des pôles d’expérimentations et de recherches avec plutôt les Fonds régionaux d’art contem-porain (Fracs), les centres d’art ou entre écoles nationales et in-ternationales, etc.

Aucun établissement supérieur, n’avait jusqu’à présent choisi l’EPCC comme mode de gouvernance. La communauté en-seignante tira nombre de sonnettes d’alarme pour dire combien ce modèle était avant tout un modèle de gestion, mais pas un modèle de création et de directions par les pairs. Elle invita à se tourner vers d’autres modèles notamment les Établissements publics à caractère scientifique et culturel, mais ce fut sans succès. Il s’avère aujourd’hui que les Conseils d’Administration des ces établissements sont constitués essentiellement et très majoritairement par ceux qui n’y enseignent pas. Et com-bien d’artistes dans les personnalités qualifiées ? Par contre,

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Un état des lieux

et c’est naturel pour survivre, les bailleurs de fonds en sont les décideurs, et sans subvention de la collectivité l’EPCC peut fer-mer. Sans cesse on nous parle de gestion, de masse critique. L’autonomie est l’arbre qui cache la forêt, pour taire le désen-gagement financier de l’État en matière d’enseignement su-périeur artistique. L’EPCC dépend pleinement des élus locaux, membres du Conseil d’administration. Suivant l’intelligence des élus, qui heureusement ont majoritairement compris l’intérêt de tels établissements supérieurs dans leur ville, l’école prendra telles ou telles orientations. Néanmoins, la configuration actu-elle et la structure d’EPCC, n’est pas la meilleure garantie pour l’indépendance et l’autonomie pédagogique. La petite taille des conseils d’administration, la faible représentativité des pairs face aux politiques et au directeur de l’EPCC, limite encore trop souvent l’effectivité de la collégialité et du rôle des pairs dans l’élaboration du projet d’établissement.

Avec l’entrée dans le LMD (Licence Master Doctorat), pour tous les établissements d’enseignement supérieur, la donne al-lait donc aussi être modifiée pour les écoles des beaux-arts et les collectivités. À partir du moment où le ministère de la Cul-ture et de la Communication décida de faire passer l’ensemble de son réseau d’écoles à la « sauce bolognaise », cela modifia nécessairement la donne : les écoles d’art qui n’avaient aucun lien avec le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Re-cherche allaient devoir faire face aux logiques d’évaluations auxquelles il soumettait déjà les universités. Historiquement, ni les statuts des enseignants, ni leur pratique, ni leurs premiers amours, ne les dirigeaient vers l’université comme partenaire privilégié et dominant. Mais sur le terrain, les écoles des beaux-arts durent se plier aux nouvelles exigences dictées par l’AERES (Agence d’évaluation et de recherche de l’enseignement supéri-eur) avec la collaboration de notre ministère de tutelle ou de contrôle pédagogique. L’AERES allait de fait mettre les écoles au diapason des logiques d’évaluation. Et pour qu’évaluation ne rime pas avec évacuation, il allait falloir transformer les artistes en contorsionnistes du sensible et les théoriciens en docteurs des écoles.

Désormais, pour qu’une école d’art soit habilitée à délivrer un DNSEP (Diplôme national supérieur d’expression plastique) valant « grade de master », elle devrait avoir des docteurs dans ses jurys, les étudiants devraient produire un mémoire, et l’école faire valider son projet d’établissement et ses enseignements par l’AERES. En outre, afin de « rationnaliser », les experts veille-raient aussi à la taille critique de l’établissement, à la non redon-dance des propositions pédagogiques sur un même territoire. Il faudrait se distinguer, se spécialiser, pour être différent, pour ré-sister à la concurrence. C’est la logique des pôles et des spécifici-tés qui fut encouragée. Il fallait communiquer sur les spécificités des écoles. Les artistes et l’ensemble des acteurs se plièrent aux nouvelles exigences, sous peine de ne pas obtenir leur habilita-tion à délivrer le « grade » de master. À la différence de la mu-sique ou de la danse, les écoles des beaux-arts ont néanmoins tenu à défendre un diplôme spécifique – le DNSEP –, qu’elles continuent à délivrer elles-mêmes, et qui n’est pas obtenu en partenariat avec l’université ou délivré par cette dernière. Néan-moins, c’est l’AERES qui par son évaluation détermine ou non l’habilitation et c’est justement là où la faiblesse du ministère de la Culture à affirmer sa « Culture » apparait. Les écoles su-périeures d’art ont dû se plier à des logiques universitaires peu conçues pour évaluer des écoles du sensible et devront pour le

futur se plier aux critères normatifs de l’AERES sous peine de perdre leur habilitation et de mettre la clé sous la porte.

De même pour la recherche : sous couvert d’autonomie, le ministère de la Culture incita de plus en plus les écoles à se rap-procher des écoles doctorales et des projets de l’Agence Natio-nale de la Recherche (ANR), plutôt que de continuer à les aider à affirmer ou à inventer leurs propres expérimentations. Les écoles d’art pouvaient être « inventeur du projet » mais pas « porteur du projet », les projets ANR devant être portés par des universitaires, avec des chercheurs labellisés, des laboratoires reconnus, autant de titres et de modèles non formalisés dans les écoles.

Le ministère de la Culture, au lieu de défendre des crédits spécifiques « recherche » pour l’ensemble des enseignements artistiques en réseau avec les Fracs, les centres d’art, etc., et faute de pouvoir porter son propre enseignement supérieur artistique, a mis les écoles supérieures d’art sous tutelle de l’enseignement supérieur universitaire. Il faut, dit-on, faire de la « recherche ». Il faut recruter des docteurs. Faire entrer les écoles dans les grandes vagues d’habilitation universitaires. Mais dans la réalité, la majorité des professeurs enseignant dans la trentaine d’écoles devenues EPCC sont des fonctionnaires ter-ritoriaux dont aucun texte ne reconnait le statut d’enseignant-chercheur du supérieur.

L’équilibre entre ministère de la Culture et ministère de l’Enseignement Supérieur est périlleux, le grand écart difficile. En effet, d’un côté on exige pour les enseignants qu’ils remplis-sent les critères et les exigences de l’enseignement supérieur universitaire et de l’autre ce sont des textes du second degré qui régissent leurs missions et statuts.

Sur le plan statutaire, la pratique des artistes ou théoriciens engagés dans les écoles n’est pas reconnue. Ils ont beau être des artistes reconnus internationalement par leur exposition, ils n’ont pas les statuts du supérieur qui vont avec.

Puisque les enseignants des écoles supérieures d’art sont majoritairement des agents de la fonction publique territoriale, le personnel des écoles n’est ainsi représenté dans aucune in-stance paritaire de l’enseignement supérieur. Les enseignants des écoles des beaux-arts ne sont, par exemple, pas éligibles au Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER), qui se prononce sur les habilitations.

Les textes de la filière culturelle dans la Fonction Publique Territoriale sont inadaptés à toutes les exigences demandées par l’AERES et l’autonomie du supérieur. Alors que, dans les faits, les personnels remplissent les critères du supérieur, les textes n’ont jamais été mis au diapason : la recherche est ainsi absente des statuts des personnels qui ne sont pas reconnus comme enseignants-chercheurs, leur temps de cours est fixée à 16H semaine et ils sont rémunérés sur des grilles comparables à des professeurs de collège. Depuis 2002, la Coordination natio-nale des enseignants et des écoles d’art (CNEEA) porte le dossier du statut des enseignants auprès des instances décisionnaires pour mettre fin à cette situation inadaptée. Sera-t-elle enfin en-tendue prochainement ?

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Un état des lieux

Les écoles territoriales laissées pour compte

En réalité, seuls les professeurs exerçant dans la petite dizaine d’écoles dépendant entièrement du ministère de la Cul-ture ont vu une réforme de leur statut en 2002, afin d’améliorer la cohérence entre leurs missions et celles du nouvel enseigne-ment artistique supérieur. Mais c’est tout l’équilibre des écoles supérieures d’art qui s’en retrouve bouleversé. Jusqu’en 2002, qu’elles soient territoriales ou nationales, les écoles vivaient au même rythme avec des bailleurs différents, l’Etat pour les natio-nales, les collectivités territoriales pour la majorité des autres, et les statuts des enseignants étaient équivalents entre les deux fonctions publiques. Depuis 2002, le paysage des écoles d’art a été bouleversé car le ministère de la Culture s’est occupé de ré-former en faveur de l’« autonomie » les seules écoles qu’il avait dans son giron soit une dizaine sur les 58 existantes, en arguant que les autres suivraient. Le ministère de la Culture, anticipant le LMD, et sous prétexte ne pas vouloir s’ingérer dans la gestion des collectivités, s’est occupé de réformer ses seules écoles na-tionales et n’a pas eu le courage ou les moyens de créer un seul corps d’enseignants artistique du supérieur, laissant de fait les écoles territoriales dépendre entièrement des élus locaux, créant une inégalité injuste et injustifiable entre les enseignants et les établissements selon qu’ils sont dans le giron des collectivités ou de l’Etat.

Dès lors, un fossé s’est creusé entre le statut des ensei-gnants à l’Etat et celui des enseignants territoriaux. Le corps des professeurs dans les nationales a été réformé en décembre 2002, les missions de recherche apparaissant dans les statuts, les coef-ficients pour les cours théoriques étant revus pour se rapprocher du supérieur, et la structure juridique des établissements étant

modifiée. Les professeurs de la dizaine d’école dans le giron du MCC peuvent désormais bénéficier d’un congé de recherche, et leur établissements deviennent des Établissements publics ad-ministratifs (EPA). Il va de soi, que le ministère de la Culture, ne cesse d’affirmer depuis 2002 que ce différentiel devra être réglé. Dix ans plus tard, il ne l’est toujours pas. Dix ans plus tard, le stat-ut des enseignants et de la recherche dans la territoriale n’a fait l’objet d’aucun décret même si les solutions ont été trouvées et ont fait l’objet de nombreuses rencontres. Des assises des écoles d’art à Rennes en 2006, à celles extraordinaires au 104 à Paris en 2009, en passant par les journées d’études de l’AMF (Association des Maires de France) en 2011, les solutions ont été maintes fois discutées et il manque désormais la volonté politique de traiter ce dossier. En outre, comme diraient les techniciens, cela coûte moins cher qu’un rond-point ! Les écoles d’art délivrant désor-mais des diplômes bac+ 3 et bac+5 ayant grade de master, sont « supérieures » dans les faits mais pas dans les « textes ». Leur en-seignant n’appartiennent toujours pas à l’enseignement supéri-eur artistique, aucune mission de recherche n’est reconnue, leur statut sont incohérents et ne leur permettent pas de travailler avec leurs pairs à reconnaissance égale.

Pourquoi y a-t-il toujours, d’un côté, une dizaine d’écoles dans le seul giron du ministère de la Culture et une trentaine d’autres, au statut d’EPCC, dans celui du ministère de la fonction publique et des collectivités locales, puisque toutes délivrent les mêmes enseignements, les mêmes diplômes ? D’un côté, l’État se montre incapable de créer un seul corps des enseignements supérieurs artistiques ; de l’autre, il ne met pas non plus tout en œuvre pour aider les collectivités à assumer l’enseignement supérieur artistique dont elles ont la charge depuis des décen-nies, la décentralisation effective des enseignements supérieurs artistique n’étant jamais allée jusqu’au bout.

On peut se demander aujourd’hui pourquoi les écoles d’art d’Aix, d’Avignon, de Marseille, de Montpellier, de Nîmes, ou de Toulouse sont financées à plus de 85% par leur ville tandis que celles d’Arles et de Nice sont financées par le ministère de la Culture. Pourquoi Bourges, Dijon, Nancy dépendent-elles du ministère de la Culture, avec un statut national différent et avan-tageux par rapport à leurs proches voisines Orléans, Metz-Epinal, ou Strasbourg-Mulhouse, qui sont des EPCC, avec des agents de la fonction publique territoriale ? Comment l’État peut-il justifier ces incohérences territoriales ? Jusqu’à quand le transfert de com-pétence de l’enseignement supérieur vers les collectivités pourra-t-il tenir sans un redéploiement des budgets de l’ensemble des écoles ? À moins qu’on ne cherche à créer des écoles élitistes en région parisienne, et quelques pôles d’excellence diligentées par l’État sans cohérence avec les enjeux et réalités des territoires, à affaiblir la force de l’art sur le territoire…

Pour un enseignement supérieur artistique culture

Puisqu’on envisage des Assises de l’Enseignement supérieur à l’Automne, il conviendra donc d’y inclure la question des ensei-gnements artistiques. En n’oubliant pas comme horizon de ces Assises, l’indispensable question de la modification de la Culture par l’Art c’est-à-dire l’indispensable nécessité d’assumer un pay-sage de l’enseignement supérieur artistique culture.

Léa Pagès, Volcan, 2012

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Un état des lieux

Le ministère de la Culture aurait tout intérêt à assumer la force d’un réseau, à créer son propre modèle pour accompagner la création contemporaine au lieu de le dissoudre dans les seules logiques universitaires. De la même manière qu’il existe le CNRS, il faudrait inventer le CNRA, un centre ou une coordination natio-nale des recherches en art, capable de soutenir des projets por-tés par tout le secteur artistique, et d’inciter à l’expérimentation avec les acteurs de la création, les centres d’art, les écoles d’art internationales, les musées, les Fracs, les résidences d’artistes, les conservatoires et les institutions du spectacle vivant, les uni-versités. Au lieu de cela, nous sommes sommés de nous raccro-cher à des wagons portées par des logiques uniquement univer-sitaires ou des locomotives qui ne sont pas les nôtres. Pourquoi vouloir raccrocher des wagons au monopole d’une seule loco-motive ? Pourquoi ne pas investir dans la recherche artistique et permettre d’avoir les moyens de créer et de valoriser les dy-namiques de l’enseignement artistique supérieur culture ?

Il faut aussi réformer les conseils d’administration. Le Conseil d’administration est le seul organe décisionnel de l’établissement, et suivant la capacité de l’équipe pédagogique à travailler avec les élus, ou suivant la capacité des élus à lais-ser la pédagogie œuvrer, on s’aperçoit combien il est hélas en-core trop souvent impossible pour un enseignant de faire voter quoique ce soit par le Conseil d’administration. Sauf exceptions qui pourraient confirmer la règle, aucun EPCC à ce jour n’a plus de 3 ou 4 représentants enseignants dans son CA, et ce sont donc au final le directeur de l’EPCC – sous couvert du prési-dent – et avec l’aval de ses élus qui décident des orientations de l’établissement. Bien sûr, il existe un conseil scientifique et pédagogique, mais la réalité à ce jour montre le peu de collégial-ité effective. L’autonomie pédagogique reste à construire. Si l’on compare les modes de gouvernance des EPCC avec les textes qui régissent les conseils d’administration des universités ou même des écoles supérieures qui ne sont pas territoriales, on s’aperçoit que des évolutions certaines restent à franchir, en terme notam-ment de représentativité des pairs. La culture des modes de gouvernance par les pairs, la collégialité reste à mettre en œuvre de manière effective.

Il faudrait aussi revoir le partenariat forcé avec l’AERES. C’est un vaste malentendu de laisser penser que les Ecoles d’Art ne peuvent être évaluées que par l’AERES. C’est faire fi, d’une véritable réflexion sur nos propres modèles et pratiques et sur nos propres pôles de créations excellentes. Qui sont les artistes qui enseignent dans les Ecoles ? Ce sont ceux qui oeu-vrent au quotidien avec leur Art pour transformer la Culture et la Société. Les recherches en art n’ont pas vocation à être ras-semblées dans des Labex (Laboratoire d’excellence) ou des Idex (Initiative d’excellence), mais elles sont accessibles à tous dans d’excellentes œuvres qu’on peut voir dans les expositions des écoles, dans les centres d’arts, les musées, les salles de cinéma, les biennales, les festivals...en lisant un livre, en écoutant la ra-dio… en contemplant un paysage..

C’est donc avoir superposé hâtivement des modèles qui ne sont pas dans le même rapport au temps et à la spatialité que d’avoir mis les menottes de l’AERES aux écoles d’art. C’est être dans le déni du sensible pour valoriser un cadre du savoir, c’est

être dans le déni de l’Artiste pour ne jurer que par le titre, ou le niveau de diplôme. Mais c’est surtout, être dans le déni de l’Art et de son mouvement incessant qui ne se mesure pas avec des invariants... En effet, l’excellence des écoles ce sont les Artistes et les œuvres qui la font, les designers, les musiciens, les prati-quants !

Qu’il s’agisse d’évaluation ou d’autonomie, les structures et les partenariats mis en place à la hâte doivent être modifiés afin de ne pas dériver vers une « barbarisation du sensible », en régressant dans une course à l’habilitation et aux docteurs, à la notation et à la recherche du A+, ou dans une autre fuite qui guette tout autant, celle de la rentabilité des écoles…

Il faut cesser, sous couvert d’autonomie, d’évaluation, et de réforme du LMD, d’évacuer l’Art de la Société en favorisant l’expression d’une fuite qui laisse le champ libre à l’oppression du système d’évaluation et de marchandisation de l’Art auquel originairement et essentiellement les écoles des Beaux-Art devraient rêver d’échapper.

La question est d’assumer en dehors de l’université une pratique artistique, des lieux de formation, de recherche et de création, qui par la place spécifique qu’ils accordent au sensible en font les acteurs essentiels pour transformer la société. Il existe en dehors de l’université un monde artistique sur lequel s’appuyer, à faire rayonner. Mais pour cela, il faut faire des choix, des paris. Avoir le courage, de décider que les orientations ar-tistiques de demain seront les orientations qui permettront de construire une société humaine, dans laquelle l’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art, ou pour le dire d’une autre voix, dans laquelle l’éducation esthétique est l’enjeu essentiel pour lutter contre toute tentative d’instrumentalisation et de déshumanisation. Créer, c’est résister.

Cécile Marie-CastanetDocteur en philosophie, Professeur d’Enseignement Artistique à l’ESADMM (Ecole Supérieure d’Art et de Design Marseille Méditerranée). Critique d’art membre de l’AICA (Association internationale des Critiques d’Art). Présidente de la Coordination Na-tionale des Enseignants et des Ecoles d’Art (www.cneea.fr). Texte sans les propositions en Annexe paru en septembre 2012 sur www.revuesocialiste-universitaire.fr

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N° 08 • Décembre 2012 La lettre des écoles supérieures d’art 6

EPCC et enseignements supérieurs

EPCC et enseigne-ments supérieurs ar-tistiques

Cécile Marie, Michel Gellard, Michel Métayer, Jacques SauvageotDenis Robert

Lettre du 12 septembre 2012 à Madame Marie-Christine Blandin, présidente de la Commission de la Culture, de l’Education et de la Communica-tion, Sénat

Nous référant à l’audition de M. Didier Salzgeber, coordinateur du Comité national de liaison des établissements publics de coo-pération culturelle, lors de votre séance du 4 juillet dernier en vue du bilan que votre Commission souhaite dresser de l’application de la loi sur l’Epcc, nous nous permettons de porter à votre connaissance quelques observations issues de l’expérience d’avoir participé à la création de tels établissements.

S’il aborde d’importants aspects de l’Epcc, notamment sa situ-ation au regard de la législation fiscale, l’exposé de M. Salzgeber nécessite d’être complété quant à ceux intégrant des établisse-ments d’enseignement artistique, spectacle vivant ou arts plas-tiques. Ceux-ci en effet constituent un cas particulier dont il convient d’étudier l’organisation à l’aune de celle des autres établissements d’enseignement supérieur. Telle qu’elle est prévue par la loi, la gou-vernance de l’Epcc ne suit pas ce qui est de règle dans l’enseignement supérieur : la collégialité et la gouvernance par les pairs.

Citons d’abord, quelques chiffres. Au 1er janvier 2011, il n’existait qu’un seul Epcc dans le domaine de l’enseignement supérieur du spectacle vivant : celui de Paris-Boulogne regroupant deux établisse-ments de musique. A la même date, on comptait 2 Epcc regroupant à la fois le spectacle vivant et les arts plastiques : Strasbourg-Mul-house et Toulouse, celui de Strasbourg-Mulhouse réunissant deux écoles d’art et un établissement d’enseignement musical.

En mai 2012, les Epcc sont au nombre de 29 dans le domaine des arts plastiques : 20 se sont constitués à partir d’un seul établisse-ment, 7 à partir de deux établissements, 1 à partir de trois établisse-ments et 1 à partir de quatre établissements (Bretagne).

La plupart de ces Epcc ne sont pas membres du Comité na-tional de liaison des Epcc. Dès les années 1990, les écoles d’art et

leurs professeurs ont constitué leurs propres réseaux d’information, l’Association nationale des directeurs d’écoles d’art (Andea) et la Co-ordination nationale des enseignants des écoles d’art (Cneea), qui les représentent près les instances nationales. Les deux organismes ont mené une réflexion commune sur la réforme des enseignements artistiques, et lors du séminaire d’été des directeurs d’écoles d’art en juillet 2011 par exemple, un échange eut lieu avec M. Salzgeber sur les problèmes afférents à la transformation des écoles d’art en Epcc.

Lors de son audition, M. Salzgeber a évoqué la précipitation qui a présidé à leur création. Il convient toutefois d’en préciser le détail. Les collectivités et les écoles avaient été informées de la nécessité que l’établissement accède à une autonomie juridique, condition posée par le Ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur con-formément aux articles L 123-9 et L 711 1 al. 1 du Code de l’Education, afin qu’il puisse délivrer un diplôme national valant grade de master (après évaluation positive de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Aeres). Elles se préparaient pour un changement de statut à l’échéance de fin 2011. Mais subitement, à la rentrée 2010, le Ministère de la Culture les enjoignit d’opérer ce changement de statut avant le 31 décembre de la même année pour que la première délivrance de diplôme puisse avoir lieu en 2012.

Cette brutale accélération déplaça aussitôt les enjeux. Alors que la préparation avait porté jusque là sur l’élaboration d’un pro-jet artistique et pédagogique, porté conjointement par les équipes enseignantes, les collectivités et l’Etat, ces deux derniers, laissant de côté la réflexion de fond qui devait faire suite aux recommanda-tions de l’Aeres, s’empressèrent d’apporter une réponse technique et de prendre des décisions juridiques et administratives. Conscien-tes soudain de l’enjeu, pressées par l’Etat, sans se concerter avec les directions et les équipes enseignantes, les collectivités engagèrent des cabinets de conseil ou des chargés de mission. Ces derniers, qui n’étaient que peu ou pas du tout au fait des questions de l’art et de sa pédagogie, auditionnèrent et vinrent porter à la connaissance des équipes enseignantes, directeurs compris, des projets élaborés ailleurs, lesquels n’étaient pas en adéquation avec la réalité quoti-dienne des écoles.

Conçues en un lieu extérieur à celui de l’enseignement, elles im-posaient des structures qui ne prenaient pas en compte une autono-mie existant de fait dans la forme collégiale en usage. L’application de la loi avait aussi et surtout souvent fait oublier aux cabinets ou aux chargés de mission que l’enseignement artistique vise à faire se développer des personnalités autonomes, à favoriser une créa-tion artistique originale et libre, obéissant aux seules contraintes que se donne l’art, et qu’il remplissait ainsi les conditions préalables de l’enseignement supérieur au sens de l’article L 123-9 du Code de l’Education : « A l’égard des enseignants-chercheurs, des en-seignants et des chercheurs, les universités et les établissements d’enseignement supérieur doivent assurer les moyens d’exercer leur activité d’enseignement et de recherche dans les conditions d’indépendance et de sérénité indispensables à la réflexion et à la création intellectuelle ».

De ce constat il appert que la loi sur l’Epcc de 2002, même après sa révision de 2006, n’est pas adaptée aux établissements d’enseignement supérieur artistique — aussi convient-il que votre Commission étudie de manière séparée son application dans les établissements d’enseignement. La loi a été promulguée pour la gestion d’établissements culturels, dont elle reprend l’esprit. Sa révi-

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sion de 2006 visait à renforcer, entre autres, le cadre législatif con-sacré aux enseignements artistiques en instaurant une représenta-tion étudiante au sein des conseils d’administration et en autorisant expressément la délivrance des diplômes, nationaux ou d’école, par les directeurs. Ce faisant, elle semblait ne pas bouleverser consi-dérablement la structure des écoles d’art en régie municipale, mais apporter l’autonomie nécessaire pour que ces nouveaux établisse-ments soient à l’image de leurs homologues européens. — Qu’il soit à ce titre permis de rappeler que les écoles d’art, d’architecture et les conservatoires ont en Allemagne rang d’université, tant pour ce qui relève de leur gestion que pour ce qui est des statuts des professeurs dont le traitement est aligné sur celui des professeurs d’université.

La loi sur l’Epcc, n’établissant aucune différence entre les dif-férents types d’établissement, assimile l’enseignement à n’importe quel domaine de coopération culturelle entre collectivités et stipule que le conseil d’administration est composé « pour la majorité de ses membres, de représentants des collectivités territoriales ou de leurs groupements, […] de représentants de l’Etat et, le cas échéant, de représentants d’établissements publics nationaux ». Il s’ensuit que, d’emblée, les représentants internes de l’établissement, per-sonnels et étudiants élus, seront toujours minoritaires, que leur voix n’a qu’une valeur d’avis, alors que c’est sur eux que repose l’établissement. Une étude des statuts qui ont été élaborés pour les différents établissements montre que ces personnels ensei-gnants occupent une place réduite dans la composition des conseils d’administration : elle ne va, ni ne peut d’ailleurs guère aller au delà de 6 membres pour un conseil de 25 membres par exemple (si l’on réserve deux sièges par catégorie aux autres personnels, aux étu-diants et aux personnalités extérieures). Il existe même un conseil dans lequel la représentation des enseignants est réduite à 2 sur les 22 membres que compte le conseil. En d’autres termes, le mode de représentation défini par la loi revient à exclure les personnels d’une prise effective de décision et d’une gouvernance par les pairs qui est la règle dans l’enseignement supérieur. Cette aspiration des person-nels à cette forme de gouvernance ne relève d’ailleurs pas, comme certains le dénoncent, d’une aspiration à la cogestion, mais d’une mise en œuvre dans l’institution des formes de la collégialité effec-tive dans l’atelier de l’école.

A la faible représentation s’ajoute un mode de désignation du di-recteur qui marginalise aussi l’établissement et sa nature même. La loi (Code général des collectivités territoriales, L 1431-5) précise que le directeur « est nommé par le président du conseil d’administration, sur proposition de ce conseil et après établissement d’un cahier des charges, pour un mandat de trois à cinq ans, renouvelable par période de trois ans, parmi une liste de candidats établie d’un com-mun accord par les personnes publiques représentées au sein de ce conseil ». Donnant l’initiative du premier choix aux personnes pub-liques, elle exclut de celui-ci la participation des représentants de l’établissement : elle instaure, en droit et en fait, une hiérarchie du politique et de l’administratif sur l’artistique et le pédagogique. Les statuts de rares établissements prévoient que les candidats retenus sont appelés à présenter leur projet pour l’établissement (artistique, culturel, pédagogique ou scientifique) devant l’ensemble du conseil d’administration. La plupart du temps cependant, cette présenta-tion se fait devant un comité restreint, qui classe les candidats avant que ce classement ne soit approuvé par le conseil. — Comment ce dernier peut il se prononcer sur la nomination d’un candidat avec lequel il n’aura pu échanger ? Ce mode de désignation installe une forte relation de dépendance du directeur par rapport aux seules

personnes publiques du conseil d’administration et, par delà ces dernières, au pouvoir politique. Est-ce là le sens de l’autonomie ?

Au sein du conseil d’administration en effet, et par conséquent de l’école, la position du directeur en sera délicate. Soit celui-ci se rapproche du conseil et des personnes publiques qui ont procédé à sa désignation, et alors il se distancie nécessairement de ses collègues enseignants. Soit il défend devant l’Etat et les élus des collectivités les intérêts artistiques et pédagogiques de l’établissement, et dans ce cas il agira seul car il ne pourra s’appuyer sur cette minorité con-stituée par ses collèges enseignants et les autres personnels au sein du conseil. La remarque de M. Salzgeber, que l’Epcc « a cette par-ticularité de s’appuyer sur un mandat dans le cadre d’une relation privilégiée avec le directeur » s’avère juste par défaut, mais lourde de conséquence car, dans la pratique, le directeur n’a d’autre choix que d’exécuter les décisions du conseil, quelles que soient leurs conséquences sur la nature et la vocation même des enseigne-ments. Sans doute la remarque de M. Salzgeber vaut-elle pour les établissements culturels (théâtre, opéra) où les représentants des collectivités et de l’Etat font partie du public qui les fréquente. Dans les établissements d’enseignement artistique en revanche, il en est tout autrement : les élus n’y enseignent pas, ils n’y sont pas non plus étudiants.

Outre la nomination du directeur, les conseils d’administration ont pourtant trois rôles majeurs touchant directement ce « pub-lic » : les décisions fondamentales relatives à l’orientation de l’établissement, à son budget et à sa consistance en personnel. Avant toute décision, les statuts de ces conseils prévoient en gé-néral qu’ils devraient requérir les avis des différents conseils internes à l’établissement : le conseil scientifique, le conseil des études et de la vie étudiante, et, s’il s’agit de la consistance, le comité technique paritaire. — En est-il toujours ainsi ?

Il est à craindre que les effets de ce mode de gouvernance ne soi-ent à plus ou moins long terme néfastes. Par son extériorité à la ré-alité de l’établissement, des décisions sont prises aujourd’hui quant à des missions qui ne sont pas de son ressort. Cet état de fait, am-plifié par la conjoncture actuelle, explique indirectement la situation de faire-valoir et de concurrence dans laquelle les établissements sont entrés depuis peu, situation qui aboutit à une surenchère de communication sur les « formations innovantes », à un développe-ment de la spécialisation et une professionnalisation venant an-nihiler chez l’étudiant l’écart et l’originalité tant recherchés par les domaines de la création. Une école d’art a certes sa place dans le dispositif artistique d’une ville, mais elle n’a pas vocation à une activ-ité culturelle : l’exposition que, par exemple, elle organise ressortit à l’expérimentation. Son enseignement est celui de la création, d’une création qui questionne l’art, pour paraphraser Deleuze parlant de la philosophie. Elle n’a pas d’utilité qu’on pourrait lui assigner, mais un usage qui s’invente.

Afin de compléter le tableau actuel, il convient de s’attarder sur l’histoire de ces établissements. La situation des établissements supérieurs artistiques en France (arts plastiques, musique, danse) résulte du peu d’importance que l’Etat leur a accordée dans le passé. On ne peut affirmer, comme le fait le compte rendu, qu’ils « sont n[és] de cours du soir pour des amateurs d’art » et « se retrouvent en moins d’un siècle projet[és] dans l’espace des enseignements su-périeurs et européens ». Certains ont en effet un histoire ancienne qui remonte au dix septième siècle, non de cours du soir, mais de

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cours de dessin ou de l’enseignement de la musique, ils sont nés du développement des villes et de leur bourgeoisie et ont connu une reconnaissance officielle au dix-huitième, telle l’Académie Royale de Peinture, Sculpture et Architecture de Toulouse par des Lettres patentes en 1750. Lyon, Montpellier et d’autres encore ont traversé pareille histoire. Ils n’ont rien à envier à leurs homologues étrangers quant à leur passé. Leur vocation fut de former des artistes et des ar-chitectes, parmi lesquels se recrutaient jusqu’à une date récente les professeurs « de dessin » de l’enseignement secondaire. Au début des années 1970, furent créées des écoles nationales d’architecture, et le Ministère de l’Education souhaita ensuite harmoniser la formation des professeurs d’art plastique avec celle des professeurs d’autres disciplines en créant des concours de recrutement analogues. Il ne restait donc plus dans les écoles d’art que l’enseignement artistique.

Ces écoles se sont néanmoins développées, elles ont continué à être portées par les villes avec l’aide et sous la tutelle pédagogique de l’Etat, selon un fonctionnement calqué sur l’enseignement secon-daire : inspection générale des enseignements artistiques, contrôle pédagogique, délivrance des diplômes par l’Etat, statut des profes-seurs. Ce dernier en est le signe le plus prégnant. Les professeurs territoriaux d’enseignement artistique (musique, danse, art drama-tique, arts plastiques), dont le cadre d’emploi a été créé par un décret de 1991, n’ont qu’une mission : enseigner. Tandis que le statut des professeurs des écoles nationales s’est en 2002 aligné sur celui des enseignants du supérieur (mission de recherche et de création, congé de recherche, grille indiciaire), celui des professeurs des écoles terri-toriales précise seulement qu’ils « exercent leurs fonctions, selon les formations qu’ils ont reçues, [...] dans les écoles régionales ou munic-ipales des beaux-arts habilitées par l’Etat à dispenser tout ou partie de l’enseignement conduisant à un diplôme d’Etat ou diplôme agréé par l’Etat ». Leurs fonctions sont donc analogues à celles des profes-seurs certifiés du second degré, y compris la grille de traitement dont l’indice terminal est le même. Ils ne peuvent non plus bénéficier de congé de recherche, alors qu’ils assurent le même encadrement que leurs collègues des écoles nationales et sont astreints aux mêmes exigences au regard de l’évaluation par l’Agence nationale.

Non seulement les établissements d’enseignement artistique territoriaux étaient pour ainsi dire des « établissements secondaires », mais au milieu des années 2000, ils ne figuraient pas non plus au livre VII du Code de l’Education, qui traite de l’enseignement supéri-eur, et ne jouissaient au sein du système français d’aucune recon-naissance de droit comme établissements d’enseignement supéri-eur, alors que de fait ils assuraient un enseignement de ce niveau. Seule la Communauté européenne, considérant le caractère su-périeur — post-baccalauréat — de leur enseignement, leur accordait les mêmes droits qu’à tout autre établissement d’enseignement supérieur. De 1970 au milieu des années 2000, ni les collectivités ni l’Etat ne se sont interrogés sur la place de ces établissements au sein du dispositif d’enseignement supérieur, chacun se satisfaisant de ses prérogatives, l’Etat ne souhaitant pas apporter plus d’attention aux écoles des collectivités, ayant lui-même ses écoles « nationales », les collectivités conscientes de ce qu’une école des beaux-arts pou-vait apporter dans le dispositif culturel de la ville. Seul le rapport Im-bert de 1997 posa discrètement la question, mais ses conclusions ne furent jamais mises en pratique. Pourtant les collectivités souvent déploraient le peu de participation de l’Etat à cet enseignement de facto supérieur (moins de 10 %), quand ce ne fut pas son désengage-ment, puisque vers 2010 sa participation n’était, dans beaucoup de cas, plus que de 6 à 7 %. — Avant la création des Epcc, la décentralisa-tion des enseignements supérieurs artistiques existait donc bel et

bien : les établissements en régie étaient gérés et financés par les villes.

Dans le domaine de l’enseignement supérieur musical, la situ-ation était différente. Les centres de formation des enseignants de musique et de danse furent créés à l’instigation du Ministère de la Culture au cours des années 1990 à partir des ressources existant dans les conservatoires de région afin d’offrir une formation au Diplôme d’Etat de professeur de musique (niveau bac+2) et de dis-penser un enseignement supérieur à des musiciens interprètes dans des disciplines d’excellence. A la suite des accords de Bologne et dans le cadre d’une politique de décentralisation engagée par le Ministère de la Culture, se sont constituées des associations regroupant Etat, villes et universités pour la préparation du Diplôme national supéri-eur professionnel de musicien (ou de danseur). Avec le concours des départements de musicologie des universités (professeurs, lo-caux), les étudiants reçoivent un enseignement pratique assuré par des professeurs de conservatoire et un enseignement théorique à l’université, ils se présentent à deux diplômes, l’un délivré par le Ministère de la Culture et le second par l’Université (licence). Pour ces enseignements, la majeure partie du financement est apportée par l’Etat. Au cours des dernières années, l’Etat — Ministère de la Culture — a souhaité regrouper l’ensemble des enseignements organisés sous sa tutelle selon les directives du processus de Bologne dans des Epcc communs, cette structure étant également pensée comme un moyen de diversifier les sources de financement en incluant notam-ment les régions.

Sans doute ce regroupement n’est-il pas aussi négatif que les milieux d’enseignement le craignent. D’autres pays ont des établissements d’enseignement artistique regroupant différentes disciplines : art, design, musique, théâtre, danse, architecture. Mais de toute évidence aucune attention n’a été portée sur ce qui s’y passe. L’interdisciplinarité mise en avant par les administrations ou les élus reste une fiction : il n’est guère que quelques projets singuli-ers menés par des professeurs dans le cadre de leur enseignement ou d’étudiants pour la préparation de leur diplôme qui voient le jour. Il en est de même de la mutualisation : l’expérience montre que la souplesse pédagogique ou administrative du petit établissement est définitivement perdue et qu’un regroupement de structure réclame un appareil administratif étoffé. On aboutit rapidement à une re-sectorisation pédagogique et administrative et à une spécialisation des directeurs en managers, évolution que les profils de poste dif-fusés lors des appels à candidatures par les directeurs des services administratifs des collectivités et de l’Etat affirment. — Sans dénier au directeur d’un établissement d’enseignement artistique d’avoir quelque bon sens politique et de gestion, est-ce cependant à lui d’endosser un rôle de manager, ne serait-ce pas plutôt au directeur administratif qui lui est attaché ? Ne devrait-il pas être plutôt un artiste engagé dans une production artistique, à l’égal de ses pairs enseignant dans l’établissement ? La charge de directeur ne devrait-elle pas enfin être soumise à rotation au sein de l’établissement ? — Une règle doit prévaloir tant au sein du conseil d’administration que dans les établissements : le directeur ne dirige pas une structure administrative, mais un établissement d’enseignement supérieur artistique. Il doit avoir vocation à y enseigner comme cela est exigé des directeurs d’établissements publics à caractère scientifique, cul-turel et professionnel, être désigné par ses pairs.

Nous sommes d’avis que la forme juridique de l’Epcc est ina-déquate aux établissements d’enseignement artistique, qu’une autre forme juridique doit être trouvée permettant, conformément

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aux principes qui fondent l’enseignement supérieur, l’autonomie de l’établissement. Il convient dans l’immédiat de réformer le mode de gouvernance pour accorder une place majeure au personnel de l’établissement. Le terme de « coopération » présent dans la dé-nomination de cette forme juridique met par trop l’accent sur la coopération, c’est-à-dire sur l’alliance entre plusieurs partenaires. L’expérience montre cependant que la composition du conseil d’administration pérennise cet aspect de « coopération ». En d’autres termes, on déplore que les partenaires restent partenaires, c’est-à-dire représentants des intérêts de leurs parties. La logique voud-rait en effet que la forme juridique qui est donnée à un établisse-ment permette à ce dernier de se développer en toute cohérence, que se constitue une pensée « de l’établissement ». La forme ju-ridique qui a présidé au changement de statut des établissements d’enseignement artistique doit faire place aujourd’hui à une forme de gouvernance conforme à la nature et la vocation de leur mission d’enseignement.

Aussi nous vous proposons, Madame le Présidente, de con-tribuer par notre réflexion et notre expérience au bilan que vous éla-borez et sollicitons d’être auditionnés par votre Commission.

Dans cette attente, nous vous prions d’agréer, Madame la Prési-dente, l’expression de notre haute considération.

Cécile Marie, professeure à l’Ecole des beaux-arts de Marseille, présidente de la Coordination nationale des enseignants des écoles d’art (depuis 2005), [email protected]

Michel Gellard, professeur à l’Ecole des beaux-arts de Nantes, vice-président de la Coordination nationale des enseignants des écoles d’art (depuis 2006), [email protected]

Jacques Sauvageot, directeur de l’Ecole des beaux-arts de Rennes (1989 2009), président de l’Association natio-nale des directeurs d’écoles d’art (2006 2009), président du Cefedem Rhône-Alpes, anime la Lettre des écoles supérieures d’art, http://issuu.com/[email protected]

Michel Métayer, directeur de l’Ecole des beaux-arts de Toulouse (2000-2012), vice-président de l’Association nationale des directeurs d’écoles d’art (2004 2012)[email protected]

Note suite à l’audition au Sénatdu 8 octobre 2012

La présente note a pour but de consigner l’analyse des établissements publics de coopération culturelle faite par ses quatre signataires devant le groupe de travail en charge du bilan le 8 octobre dernier au Sénat. Cette analyse complète et précise le courrier du 12 septembre 2012 à Madame Marie-Christine Blandin, présidente de la Commission de la Culture, de l’Education et de la Com-munication.

Une trentaine d’Epcc existent à ce jour dans le domaine de l’enseignement artistique (arts plastiques, musique et danse). La plupart ont été créés avant 1er janvier 2011, mais s’ils jouissent d’une existence juridique, ils n’ont pas dans la pratique tous ac-quis une autonomie véritable de fonctionnement : certains ne font qu’externaliser le service municipal qu’était l’école d’art.

En préambule, il convient de rappeler que le passage en Epcc est une demande du ministère de la culture relayant une demande sup-posée du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Le ministère, après une rapide étude juridique, adopta ce statut et l’imposa aux établissements, après que la modification de la loi en 2006 eut autorisé la délivrance du diplôme par le directeur. La précipi-tation de fin 2010 présidant au passage général des établissements est notoire.

Dans cette précipitation, ce ne fut pas sur les missions de l’établissement ni sur l’adéquation de cette structure avec l’organisation d’un établissement d’enseignement supérieur que porta la réflexion, mais sur la seule construction administrative. Le passage à l’Epcc ne répondait alors pour tous qu’à un seul impératif : assurer la personnalité juridique de l’établissement.

Le statut d’Epcc recouvre une grande diversité de contenus et de situations : si certains abritent des établissements culturels (théâtres, centres d’art par exemple), d’autres sont des établisse-ments d’enseignement artistique (beaux arts, musique et danse). Cette seconde catégorie comprend elle-même des Epcc regroupant 1, 2, 3 voire 4 écoles d’art, ou, comme Strasbourg et Toulouse regrou-pant des écoles d’art et un conservatoire supérieur.

C’est au cours de la découverte des statuts par les personnels et de la pratique quotidienne que sont apparues les difficultés. Pour les équipes, l’Epcc signifie un surplus de travail : dans un Epcc regroup-ant plusieurs établissements, la nécessité d’une coordination entre les sites conduit à de nombreux déplacements de la direction et des professeurs. Mais il amène aussi à un renforcement de l’appareil administratif et une recentralisation forte autour de la direction gé-nérale, même pour des questions relevant de la gestion quotidienne telles que les autorisations d’absence et la délivrance des ordres de mission. De leur côté, les équipes pédagogiques sont parfois in-quiètes des orientations que le conseil d’administration ou la direc-tion peuvent parfois donner au projet pédagogique. A plusieurs re-prises, on fait aussi état de transferts de crédits de la pédagogie vers l’administration dont le surcoût n’avait pas été envisagé.

Au regard des contrôles de légalité et de gestion, l’Epcc est as-

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similé à une collectivité. Mais il en diffère quant aux modalités de représentation. Si dans une commune les électeurs élisent le conseil municipal, lequel gère ensuite la chose publique qu’est cette com-mune, dans un Epcc les électeurs (personnels et étudiants) n’élisent qu’une minorité du conseil d’administration. Il s’ensuit que décision et gestion appartiennent à des membres extérieurs à la réalité quo-tidienne de l’établissement, à savoir les parties publiques (collec-tivités, Etat), c’est-à-dire les financeurs (à 90% les villes), ceux qui sont garants de la validité des diplômes (l’Etat) ou des faire-valoir (l’Université).

De même que l’Epcc n’attribue qu’une place minoritaire aux représentants élus par les personnels, il ne suit pas non plus ce qui est de règle dans l’enseignement supérieur : la collégialité et la gou-vernance par les pairs. C’est là que réside la plus forte différence par rapport à l’université et aux établissements publics d’enseignement supérieur. Ainsi dans les écoles d’architecture les représentants du personnel sont majoritaires au sein du conseil d’administration. A Toulouse par exemple, il comprend le directeur, 6 enseignants, 6 étudiants, 2 membres du personnel administratif et 6 personnalités extérieures (2 professeurs d’université, des représentants de la Drac, de la région, de la ville et de la profession). A cela s’ajoute le fait que le directeur doit être choisi parmi les personnels ayant vocation à en-seigner dans l’établissement.

Ces différences du mode de gouvernance tiennent au fait que l’Epcc a été conçu dans un logique de coopération entre les col-lectivités pour la « gestion d’équipements culturels structurants » (M. Ivan Renar au Sénat, 28 mars 2006). Or, un établissement d’enseignement supérieur peut-il être considéré comme un « équi-pement culturel structurant » ? L’ancrage territorial ne peut valoir comme argument. Si les établissements d’enseignement artistique ont comme les universités un ancrage territorial, leur public estudi-antin est rarement local : il est en moyenne aux deux tiers extéri-eur à la région et 80 à 90 % des étudiants ne sont pas originaires de la ville dans laquelle l’établissement est implanté. En revanche, ces établissements partagent avec les universités et les autres établissements d’enseignement supérieur la même mission, celle d’enseignement exclusive de toute autre. En tant qu’établissement d’enseignement supérieur, c’est donc avec les autres établissements publics de cette catégorie qu’il convient de les comparer quant à leur mode de gouvernance, notamment à la place et la nature des parties en présence : parties publiques, personnels, étudiants.

A la différence des écoles d’architecture par exemple, la ma-jorité au sein du conseil d’administration est détenue par les par-ties publiques. Si on ne peut douter de leur bienveillance envers l’établissement, on peut cependant s’interroger sur le degré de con-naissance de l’établissement que procure une observation extérieure de celui-ci ou la lecture du rapport d’activité présenté par le directeur. Par ailleurs quelle part est faite entre l’intérêt de la partie publique représentée et celui de l’établissement, sa dynamique propre auquel le conseil d’administration doit contribuer ?

On peut également s’interroger sur les rapports entre un conseil d’administration et un directeur ? Le premier est-il une simple cham-bre d’enregistrement de décisions proposées par le second en dehors de toute concertation avec les personnels ? Est-il au contraire le lieu où sont imposées au directeur, et à travers lui à l’établissement, des orienta-tions ou des missions extérieures à celles propres de l’établissement ?

Si au sein du conseil d’administration, le personnel ne jouit que d’une représentation minoritaire, c’est en revanche sur lui que l’établissement, son enseignement, sa création artistique, sa recher-che essentiellement reposent. Cet état de fait est en contradiction avec les « conditions d’indépendance et de sérénité indispensables à la réflexion et la création intellectuelle » que requiert l’activité d’enseignement supérieur et de recherche (Code de l’Education, L 123 9). En l’état actuel de la loi, la dynamique interne de l’établissement qui repose sur l’engagement des personnels ne peut s’incarner dans un conseil d’administration où ces derniers ne figurent qu’au titre d’acteurs secondaires.

Entre les directions et les personnels, le passage à l’Epcc a net-tement accentué la coupure. A la différence d’autres pays européens où les directeurs des établissements d’enseignement artistique sont des artistes en activité, très rares déjà étaient ceux qui en France, avant le passage à l’Epcc, pouvaient attester d’une production artis-tique ou critique reconnue. Lorsque l’établissement artistique était encore un service de la collectivité, d’autres services, comme ceux des ressources humaines et des affaires juridiques, assumaient la re-sponsabilité de leur domaine de compétence pour toute la collectivi-té, y compris cet établissement. Ce dernier étant devenu autonome, le directeur de l’Epcc assume désormais seul toutes ces responsabili-tés. Aussi les élus sont-ils tentés de chercher chez les candidats à un poste de directeur avant tout des compétences d’administration et de gestion et de confier la direction à un administrateur, ou à un « manager » selon la formulation de certains appels à candidature. De sorte qu’il apparaît aujourd’hui hélas de plus en plus improbable que l’on nomme à ce poste un artiste ou un théoricien en activité.

Les décisions prises semblent montrer que les conseils d’administration n’ont pas véritablement pris la mesure des compé-tences exigées par la direction d’un Epcc. Les établissements étant devenus de fait des collectivités, les directions doivent assumer un ensemble de charges administratives en plus de celles relatives à l’enseignement artistique qui antérieurement étaient les seules. Ces charges ne peuvent aujourd’hui être assumées par une seule per-sonne, toutes les compétences ne peuvent être réunies en une seule personne. Aussi conviendrait-il de dissocier les compétences au sein de la direction d’établissement. Un établissement d’enseignement artistique supérieur a besoin à sa tête d’un artiste ou d’un théoricien de l’art en activité, évidence qu’il faut rappeler tant elle est balayée aujourd’hui par les considérations gestionnaires. Pourtant seul un artiste ou un théoricien de l’art peut assurer le lien nécessaire en-tre l’intérieur de l’établissement et l’extérieur, c’est-à-dire le monde de l’art au sein duquel celui-ci doit s’inscrire. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui prévaut dans l’enseignement supérieur lorsque le Code de l’éducation pose comme condition que le directeur doit avoir vocation à enseigner dans l’établissement ?Cette double direction réserverait la responsabilité administrative et gestionnaire ainsi que le « man-agement » à un directeur administratif ayant un rôle élargi.

S’agissant des modalités de nomination du directeur, la loi stipule enfin qu’il est « nommé par le président du conseil d’administration, sur proposition de ce conseil […] parmi une liste de candidats établie d’un commun accord par les personnes publiques représentées au sein de ce conseil[…] » La formulation, du fait de son ambiguïté, peut conduire les personnes publiques à se réunir pour procéder seules, sans concertation avec les représentants du personnel pourtant très minoritaires, au choix du candidat et faire ensuite entériner celui-ci

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par le conseil d’administration. Du fait de la position majoritaire des parties publiques, le choix des parties publiques prévaut sans con-teste.

Les éléments relevés plus haut constituent autant d’arguments confirmant la l’inadéquation du statut de l’Epcc aux établissements d’enseignement artistiques supérieurs. Si son utilisation a permis de donner la personnalité juridique à ces établissements, la réforme n’a cependant pas été menée jusqu’à son terme. Aux éléments déjà évoqués, d’autres s’ajoutent encore. La question du statut des pro-fesseurs reste à résoudre : alors qu’ils enseignent dans le supérieur, leur statut est celui des professeurs du secondaire. Qu’en est-il du regroupement en un même Epcc de deux établissements, l’un ayant un caractère administratif et le second un caractère industriel et com-mercial ?

La loi sur l’Epcc dans sa rédaction actuelle, ne prenant pas en considération dans les statuts qu’elle prévoit celui, particulier, des établissements d’enseignement supérieur, ces derniers concluent à la nécessité d’une modification de la loi afin qu’elle prenne en compte l’ensemble de la communauté éducative et assure cohérence entre gouvernance et missions de l’établissement, en se fondant sur la gouvernance des instituts et écoles ne faisant pas partie des univer-sités (Code de l’Education, L 715).

Cécile Marie, Michel Gellard, Michel Métayer, Jacques Sauvageot

Excursus : particularités dans le domaine de l’enseignement supérieur musical …

Au début des années 2000, l’enseignement supérieur de la musique et de la danse était assuré dans plusieurs types d’établissements :

a) les deux Conservatoires nationaux supérieurs de mu-sique et de danse (CNSMD), celui de Paris, créé en 1795, et celui de Lyon, créé en 1979 : ils offraient au début des années 2000 un cur-sus de quatre ans réductible à trois ans aboutissant à un diplôme d’établissement reconnu en 2005 au niveau I du Registre National de la Certification Professionnelle (RNCP) ;

b) des Centres de formation des musiciens intervenant en école primaire (CFMI, créés à partir de 1984), offrant un cursus de deux ans conduisant au Diplôme universitaire de musicien interv-enant (DUMI) reconnu au niveau III ;

c) des Centres de formation des enseignants de la musique (CEFEDEM, créés à partir de 1990), offrant un cursus de deux ans conduisant au Diplôme d’Etat de professeur de musique (DE) re-connu au niveau III ;

d) deux départements de formation au Certificat d’aptitude aux fonctions de professeur d’enseignement artistique (CA) ont été ouverts en 1994 au sein des deux CNSMD.

Au cours des année 2000, l’application de la convention de Bo-logne a conduit le Ministère de la Culture à adopter dans un premier temps une logique de diplômes par la mise en place du LMD, puis dans un second temps une logique d’établissements par la création de Pôles d’enseignement supérieur.

Pour ce qui concerne la logique de diplômes, la création en 2007 du Diplôme national supérieur [de musicien, de danseur, et, pour mémoire, de comédien] marque l’aboutissement du premier cycle d’enseignement supérieur ; ce diplôme nécessite l’obtention con-jointe d’une licence à l’Université pour valoir grade de Licence. Le diplôme de master marque la fin du second cycle d’enseignement su-périeur. Pour ce qui concerne les diplômes d’enseignement, le DE est nouvellement régi par un décret et un arrêté de 2011, qui accordent notamment l’autonomie aux établissements habilités à le délivrer et inclut la VAE. Les textes régissant le CA sont en cours d’adoption.

Les deux CNSMD se sont insérés dans cette logique et ont dével-oppé leur cursus initial en conséquence. Leur cursus de deuxième cy-cle a été validé par l’AERES et vaut grade de Master. Ils développent tous deux actuellement un cycle doctorant.

Parallèlement, le ministère a habilité depuis 2008 un certain nombre de pôles d’enseignement supérieurs de la musique (PESM), liés ou non à d’autres établissements supérieurs artistiques. Pour la musique, ces pôles ont vocation à délivrer un DNSPM et établir un partenariat avec une université pour la délivrance d’une licence con-jointe au DNSPM. Ils doivent adopter le statut d’EPCC. Nombre de ces pôles se sont créés à partir des CEFEDEM existants.

La situation actuelle de cet enseignement supérieur musical peut donc se résumer ainsi :

a) les pôles : EPCC ou associations en préfiguration d’EPCC, ils dé-livrent le DE et le DNSPM et les étudiants peuvent obtenir une Licence par un partenariat avec une université ;

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EPCC et enseignements supérieurs

b) les conservatoires nationaux : établissements publics, ils dé-livrent le DNSPM, le Master et très prochainement le Doctorat, ainsi que le CA ; en même temps que le DNSPM, les étudiants peuvent obtenir une Licence par un partenariat avec une université.

Sur les onze CEFEDEM qui existaient en 2008, seuls cinq sont encore « indépendants ». Par ailleurs, la place des CFMI (9 établisse-ments) dans le dispositif n’a pas été encore clarifiée, voire pas du tout envisagée.

Pour ces cinq CEFEDEM encore indépendants, les situations sont diversifiées.

a) Le CEFEDEM Île-de-France (Rueil-Malmaison) est en partenar-iat avec le Pôle supérieur Aubervilliers-La Courneuve (et l’université Paris 8), pôle qui souffre d’une situation financière très aiguë. Par ailleurs, ce CEFEDEM est également en partenariat avec le CNSMD de Paris pour une offre de DE spécifique : en plus des matières du DNSPM, les étudiants doivent suivre une « initiation à la pédagogie » ainsi qu’un cours de sciences humaines, puis un stage, objet de l’intervention du CEFEDEM.

b) Le CEFEDEM Sud (Aubagne), vient de recruter un nouveau di-recteur, suite au départ en retraite de Dominique Varenne. Il a pour mission de conduire le CEFEDEM vers un pôle. Une des difficultés était le positionnement du pôle face aux universités de Nice et de Marseille. Cette difficulté semble aplanie aujourd’hui.

c) Le CEFDEM Rhône-Alpes (Lyon) reste sans proposition à ce jour. Ce, pour plusieurs raisons. D’une part le Ministère avait, dès le lancement de la réforme, précisé que Rhône-Alpes n’était pas une priorité du fait de la présence dans la Région du Conservatoire de Lyon. L’ambition du CEFEDEM Rhône-Alpes est de proposer un cur-sus qui se différencie des cursus existants : en 2009, une proposition du CEFEDEM Rhône-Alpes a été refusée par la Commission profes-sionnelle consultative , car jugée non conforme au cadre du diplôme. Enfin, la richesse du réseau des écoles et des pratiques musicales sur le territoire, la diversité des acteurs potentiellement concernés, l’absence de pilotage de l’État (aucun chargé de mission nommé en-core à ce jour, contrairement à ce qu’il en a été pour plusieurs autres centres, et malgré une enquête réalisée par un inspecteur et la re-mise de son rapport), créent une situation de réelle difficulté à faire émerger une collaboration constructive sur ce projet.

d) Le CEFEDEM de Normandie (Rouen) vient de se voir notifier l’arrêt de son cursus de formation initiale en danse. Il est « soutenu » dans sa politique de formation continue dans ce domaine, c’est-à-dire que cet argument est avancé par le Ministère pour défendre sa politique d’« harmonisation » territoriale qui l’a conduit à fermer ce cursus en formation initiale. La formation en musique souffre aujourd’hui d’une grande concurrence de la région parisienne dont l’offre d’enseignement supérieur de DNSPM a crû considérablement et est aujourd’hui liée fortement avec un accès possible au DE : d’une part le Pôle d’Aubervilliers et le CNSMD sont en partenariat avec le CEFEDEM Île-de-France, d’autre part le Pôle supérieur Paris-Bou-logne-Billancourt offre une formation au DE accessible aux étudiants en cours de cursus DNSPM.

e) Le CEFEDEM de Lorraine vient de perdre sa directrice, par-tie diriger le département musique et danse de l’Institut supérieur des arts de Toulouse. L’émergence du pôle de Strasbourg, crée une situation qui pose problème : la logique voudrait que le CEFEDEM

se rapproche pédagogiquement et physiquement du Pôle de Stras-bourg. La vacance du poste de directeur va créer pour ce CEFEDEM une situation des plus délicates au moment où un nouveau directeur du Pôle de Strasbourg va se positionner sur ce partenariat obligatoire avec le CEFEDEM de Lorraine. La Région Lorraine s’était clairement positionnée pour un maintien du CEFEDEM à Metz : qu’en sera-t-il prochainement ?

Pour les CEFEDEM « intégrés », on note plusieurs phénomènes.a) La définition des profils des candidats au concours d’entrée

correspond presque exclusivement aux profils des DNSPM. Un constat que confirment des témoignages de mise à l’écart, dans certains entretiens lors de ces concours, de toute perspective sur l’enseignement pourtant amenées par des candidats qui avaient signifié leur désir de suivre une double formation, DE et DNSPM. Va-t-on vers une exclusion de la formation initiale au DE seul ?

b) Il existe un glissement sensible des budgets dédiés à une for-mation à l’enseignement (DE) vers ceux nécessaires au développe-ment de la formation au DNSPM, du fait notamment d’une sous-estimation du coût du DNSPM. Il n’est pas superflu de rappeler que, pour le ministère, selon une note transmise aux préfets au moment de la mise en place de la réforme, les CEFEDEM devaient non seule-ment intégrer les pôles, mais leur budget devait abonder celui des pôles.

c) Le cas du Pôle Bretagne en cours de construction est inté-ressant à plusieurs titres. D’une part, la présence de plusieurs sites laisse difficilement voir comment les étudiants vont pouvoir col-laborer entre les différentes disciplines représentées. D’autre part vient s’ajouter un poste de directeur général non prévu au budget initial : ce coût supplémentaire non négligeable intervient néces-sairement au détriment des formations. L’État ne pouvant pas suivre financièrement, les régions pourront-elles abonder suffisamment ces budgets pour que les pôles se développent comme il serait sou-haitable qu’ils le fassent ? Enfin, le repositionnement hiérarchique de l’ancienne direction du CEFEDEM et la réorganisation des filières peuvent faire craindre un éclatement de la cohérence de formation qui existait au CEFEDEM Bretagne.

Ensuite, la construction en EPCC n’est pas si « rose » que cela. Outre le difficile équilibre financier de ces formations qui se révèlent plus coûteuses que prévu, le principal écueil est le statut des profes-seurs et des grilles salariales qui lui est lié. Le positionnement des pôles « à partir » d’un conservatoire à rayonnement régional (CRR) existant renforce cette difficulté : confusion des genres qui actuelle-ment peut permettre de placer les élèves du pôle à charge du temps horaire qu’un professeur consacre normalement aux élèves du CRR, donc au détriment du public normalement concerné de cet établisse-ment.

Enfin, la difficile émergence d’une structuration claire a pour conséquence une confrontation d’offres qui rendent le paysage ex-trêmement confus, au moins pour nos partenaires européens : ce sont des Licences d’interprète (Nice, Reims, par exemple) ; c’était un Master d’interprète à Strasbourg, déjà avant le pôle (à l’époque de sa création, ce niveau était déclaré comme réservé aux CNSMD par le Ministère). Qu’en sera-t-il du doctorat : les CNSMD en auront-ils réellement l’exclusivité ? Pour l’enseignement, la confusion n’est pas moindre pour le niveau Master : « Master Pro de pédagogie europée-nne comparée de le musique instrumentale et vocale » à l’Université de Bourgogne en partenariat avec le CEFEDEM de Bourgogne, Mas-

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EPCC et enseignements supérieurs

ter de pédagogie dans les CNSMD validé par l’AERES sur la base de la formation diplômante au CA que délivre ces établissements, al-ors que le Ministère est en train de positionner ce diplôme de CA à un niveau de Licence ! Une même formation serait ainsi sanction-née par deux diplômes de niveau différent ? C’est en tout cas ainsi que cela serait perçu. Pour information, le Master de pédagogie musicale du Conservatoire de Genève compte nombre d’étudiants français.

Pour simplifier tout cela, la Fonction publique territoriale — principal employeur des enseignants de la musique en conser-vatoire — développe une logique propre qui favorise l’intégration d’enseignants sans diplôme d’enseignement. Le nouveau statut des assistants permet d’intégrer au premier grade des ensei-gnants qualifiés « au moins au niveau IV » (soit le niveau bac ou DEM pour la musique). Pour le deuxième grade, la définition des conditions d’accès ¬— « formation technico-professionnelle homo-loguée au niveau III ou qualification reconnue comme équivalente » — non seulement supprime toute référence explicite aux diplômes d’enseignement DUMI ou DE, mais ouvre de facto ces concours aux titulaires de diplômes — certes en musique — au moins équiva-lents. Le DNSPM, de niveau II, est donc recevable. Dans ces condi-tions, pourquoi les étudiants en cycle DNSPM devraient-ils charger leur formation ou l’allonger dans le but d’obtenir un diplôme qui ne leur offrira aucun avantage nouveau sur le plan de leur carrière ? On voit bien que cette logique, lorsqu’elle sera réellement prise en considération par les étudiants, risque de conduire à une désaffec-tion des formations initiales à l’enseignement. Enfin, le troisième concours, sur épreuves, offre l’accès à des candidats au titre de leur expérience professionnelle : non pas une VAE, qui, de par la loi, ne comporte pas d’épreuves, mais résurgence du « DE sur épreuves », examen contre la logique duquel nombre de professionnels se sont battus à l’occasion de la récente réforme.

Ces évolutions montre la reprise en main de la formation des enseignants par deux logiques professionnelle ou de métier dif-férentes : celle de la formation à la scène d’une part — des pôles qui absorbent les CEFEDEM, avec une logique de diplôme qui dévalo-rise le diplôme d’enseignement qu’est le DE —, et d’autre part la logique d’un employeur public qui maîtrise aujourd’hui l’ensemble de la filière, du non-formé à l’enseignement jusqu’au mieux formé, étant lui-même pourvoyeur et financeur de stages de formation continue et organisateur de la progression dans la carrière.

La suppression des IUFM, accompagnée de la suppression effective des stages en milieu professionnel — aujourd’hui heu-reusement en projet de réhabilitation — connaît donc un écho en

musique, d’une façon moins abrupte mais plus efficace, car plus insidieuse et sur un plus long terme.

Au fond, tout cela ne poserait pas de problème si les conser-vatoires devaient vivre un avenir fleuri, avec une éternelle cohorte de jeunes passionnés par l’apprentissage instrumental au point d’y consacrer une part suffisante de leur temps et de leur éner-gie. Mon propos serait le dernier sursaut d’un rétrograde conser-vateur, défenseur des progrès dans ce domaine que l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a su générer. Mais la réalité est tout autre, et la montée en puissance de l’intervention des politiques publiques locales dans ce champ de pratique artistique, demande aux acteurs sur le terrain de l’enseignement musical et artistique spécialisé bien d’autres compétences que celles jusque là ensei-gnées, l’évolution des contenus de formation dans les CFEDEM en est témoin. Intégrer ces préoccupations dans les programmes des DNSPM nécessiterait un profond changement de paradigme. Combien de musiciens professionnels sont réellement prêts à l’envisager ? On sait combien les approches disciplinaires en ce do-maine peuvent être exclusives, parfois même restrictives, à courte vue.

Le paradoxe est que l’Europe promeut une approche centrée sur l’étudiant, avec pour objectif le développement des compétences fondamentales dont il aura besoin pour son métier futur. Pour qui est faite la réforme d’aujourd’hui ? Les étudiants, futurs profes-sionnels ? Ou les professionnels déjà en poste ? Un élément de réponse : tout étudiant, futur artiste musicien, sera, à quelque mo-ment de sa vie, un jour confronté à une situation d’enseignement. Cela pour ne pas dire qu’en grande majorité, ils ne pourront vivre que de, ou grâce à, l’enseignement.

Denis RobertMusicien, enseignant

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La formation au métier d’artiste de cirque : une structuration aux enjeux multiples

Emilie Salaméro, Marine Cordier

Longtemps restée en marge de toute forme institu-tionnalisée d’enseignement artistique, la formation au métier d’artiste de cirque a connu un développement rapide en l’espace d’une trentaine d’années, corrélativement aux transformations du secteur et au renouveau esthétique des spectacles de cirque. Désireux d’apporter leur soutien à l’émergence de formes con-temporaines de cirque, les pouvoirs publics (ministère de la Cul-ture notamment) ont dû progressivement définir un cadre et des normes en vue de structurer la formation en écoles profession-nelles, d’abord fondées par des acteurs du milieu professionnel. Après l’étape symbolique de mise en place d’une école supéri-eure, le paysage de la formation au métier d’artiste de cirque s’est enrichi et complexifié. Face à ces évolutions, les acteurs de la formation professionnelle spécifique au cirque doivent aujourd’hui répondre à de multiples enjeux.

De la formation d’élite à la formation de « base » : l’émergence d’un espace de formation en France De l’intérêt ministériel à l’ENSAC : création, principes et rôle

Depuis l’avènement du cirque à la fin du 18e siècle, l’apprentissage du métier d’artiste de cirque se faisait tradi-tionnellement « sur le tas » - les savoir-faire acrobatiques étant transmis au sein de l’entreprise familiale aux « enfants de la balle » par leurs aînés (parents ou artistes expérimentés). Cependant, ce mode de transmission s’est trouvé affaibli par les difficultés croissantes du cirque français dans les années 70, amenant cer-tains artistes de renom tels qu’Alexis Grüss et Annie Fratellini à fonder deux premières écoles dès 1974, marquant la volonté de renouveler le cirque par des artistes venant de l’extérieur.

La question de la formation des artistes de cirque n’est devenue un enjeu politique que récemment, à la faveur de l’intervention croissante de l’Etat dans ce secteur. Il faut en ef-fet attendre la fin des années 70 pour que le cirque, longtemps considéré comme un genre mineur, soit rattaché à la tutelle du ministère de la Culture. Après le tournant politique de 1981, ce dernier, désireux de promouvoir la « démocratie culturelle », sou-haite encourager le renouvellement du secteur. Une des priorités est de proposer une offre de formation supérieure publique afin de remédier à la pénurie d’artistes. La décision de créer une nou-velle institution plutôt que de s’appuyer sur les écoles existantes s’explique par la volonté d’encourager un renouveau esthétique, basé sur les principes de création artistique et l’apport de jeunes

générations aux parcours distincts de ceux des « enfants de la balle ».

C’est ainsi que l’Ecole Nationale Supérieure des Arts du Cirque (ENSAC) est créée en 1985 au sein du Centre National des Arts du Cirque (CNAC), lequel comprend également un centre de res-sources. Elle est installée dans les bâtiments du cirque stable de Châlons-en-Champagne, qui ont fait l’objet d’une réhabilita-tion en vue d’accueillir la formation. Si les premières années de l’institution sont marquées par une période de tâtonnement, la nomination en 1990 de Bernard Turin, plasticien et trapéziste, marque un tournant vers la définition d’un programme péda-gogique stable.

Désireux de faire de l’ENSAC une véritable « école d’art », ce-lui-ci met en place un programme pluridisciplinaire mêlant ensei-gnements sportifs, techniques et artistiques. Encadrés par une équipe pédagogique hétérogène (artistes mais également an-ciens sportifs) et des intervenants professionnels, les étudiants, qui intègrent l’école avec une spécialité disciplinaire, perfection-nent leurs techniques et sont poussés à développer leur propre démarche de création. Le cursus intègre également de nombreux enseignements artistiques, théoriques - histoire et esthétique du cirque (1) par exemple - mais également cours de théâtre, danse et musique qui visent à former des artistes polyvalents. Enfin, la 3e année du cursus, dite d’insertion professionnelle, permet à la promotion de créer un spectacle sous la houlette d’un metteur en scène ou d’un chorégraphe reconnu. Dernière-ment, l’école a également mis en place au second semestre des dispositifs d’accompagnement des étudiants sur leur projet pro-fessionnel (2); le premier semestre étant réservé au spectacle de fin d’études. Celui-ci fait l’objet d’une tournée (3) qui contribue à la visibilité des étudiants, ce qui facilite leur insertion profes-sionnelle future en les dotant d’une relative notoriété. Il est aussi perçu comme un vecteur du rayonnement du cirque français à l’étranger. Ainsi l’ENSAC s’est rapidement affirmée comme une école d’art capable de former des artistes de cirque qui ne soient pas seulement des techniciens, mais des interprètes, voire des « créateurs » de spectacle. En fondant leurs propres compagnies, ces diplômés ont fortement contribué au dynamisme du secteur et à l’avènement du cirque dit « contemporain ». Seule à délivrer le Diplôme des Métiers des Arts du Cirque (DMA) jusqu’en 2003, la formation à l’ENSAC est perçue comme une « voie royale » pour accéder au métier d’artiste de cirque. Institution pionnière, l’école reste, à travers ses évolutions actuelles, la figure de proue d’un système de formation hiérarchisé qui s’est ensuite étendu à d’autres niveaux.

1. La présence de ces enseignements s’explique par le fait que la formation proposée par l’ENSAC menait jusqu’à présent au diplôme des métiers des arts du cirque (arrêté du 27 octobre 1989), à équivalence baccalauréat + 2. Ce diplôme compte 9 unités de valeur : spécialisation, présentation publique, danse, théâtre, musique, cheval, culture générale, spectacle collectif et stage en entreprise.

2. La présence de ces enseignements s’explique par le fait que la formation proposée par l’ENSAC menait jusqu’à présent au diplôme des métiers des arts du cirque (arrêté du 27 octobre 1989), à équivalence baccalauréat + 2. Ce diplôme compte 9 unités de valeur : spécialisation, présentation publique, danse, théâtre, musique, cheval, culture générale, spectacle collectif et stage en entreprise.

3. Si par le passé, cette tournée a pu prendre une ampleur im-portante, le spectacle étant joué dans plusieurs festivals en France voire à l’étranger, elle est aujourd’hui d’envergure plus modeste, mais com-porte toujours une présentation au Parc de la Villette à Paris, qui permet d’assurer une certaine visibilité au spectacle.

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La formation artiste de cirque

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Mise en place des premiers échelons de la formation profession-nelle : niveaux « semi-supérieur » et « préparatoire »

L’intervention du ministère de la Culture dans la formation au métier d’artiste de cirque a contribué à mettre en place un système de formation de type pyramidal, avec comme première étape la création de l’ENSAC, école supérieure. En 1990, la nomi-nation de Bernard Turin au poste de directeur est l’occasion pour celui-ci de réorganiser une formation balbutiante. L’année suiv-ante, l’école de cirque loisirs de Rosny-sous-Bois, qu’il a fondée et dirigée, est chargée d’accueillir son premier cycle : elle assure les deux premières années de formation de l’ENSAC et devient ainsi l’Ecole Nationale des Arts du Cirque de Rosny-sous-Bois (ENACR). Respectant les mêmes principes pédagogiques, sa for-mation permet aux élèves de choisir leur discipline de spécialité après une phase de recherche et de préparation physique intense orchestrée par des formateurs issus notamment du milieu spor-tif. Ses élèves reçoivent également des enseignements plus « scolaires », dans la mesure où l’ENACR était la seule à délivrer le Brevet Artistique des Techniques de Cirque (BATC) (4) , diplôme de niveau baccalauréat. L’intervention du ministère de la Culture dans la formation au métier d’artiste de cirque a donc permis de créer, en lien avec le ministère de l’Education Nationale, des diplômes spécifiques à l’univers du cirque. Cette certification est apparue nécessaire à la revalorisation de la profession, du moins d’une partie d’entre elle puisqu’elle a laissé de côté la formation dite de « tradition », qui repose sur un apprentissage sur le tas et des principes esthétiques davantage centrés sur la virtuosité. Ces deux écoles constituent pendant plusieurs années, aux yeux de nombre d’apprentis artistes extérieurs aux familles de cirque, une référence incontournable.

Ainsi définie par le ministère de la Culture, la formation su-périeure au métier d’artiste de cirque a dû être complétée par une formation professionnelle préparatoire aux écoles dites su-périeures. Dans un contexte de renouvellement du milieu, la nais-sance de plusieurs écoles de cirque loisirs dans les années 1980 à 1990, permet au ministère de la Culture de désigner, depuis une quinzaine d’années, des écoles dites « préparatoires » aux pre-mières et ce, dans toute la France. Balthazar à Montpellier, le Lido à Toulouse, Et vous trouvez ça drôle !!! à Lomme, l’école de cirque de Châtellerault (5), Arc en Cirque à Chambéry, les Campelières (aujourd’hui Piste d’Azur à la Roquette-sur-Siagne), ont alors initialement pour mission, aux côtés d’un secteur loisirs vivace et sur la base d’une formation professionnelle répondant déjà aux demandes des aspirants à la vie d’artiste de cirque, de pré-parer, pendant une à deux années, les apprentis artistes venus d’écoles amateurs, ou de milieux sportif et/ou artistique, au con-cours d’entrée de l’ENACR. Pour cela, leur formation doit s’axer sur la préparation physique (préparation corporelle, acrobatie au sol, trampoline...), initier les artistes à différentes disciplines de cirque et artistiques et les familiariser à l’espace scénique. Ainsi, selon ce parcours de formation, les apprentis artistes de cirque intègrent en premier lieu une ou plusieurs écoles préparatoires avant de se former à l’ENACR et d’achever leur apprentissage à l’ENSAC, sur une durée totale minimum de six à sept années. Longue durée, multiformation (passage dans plusieurs écoles), pluridisciplinarité, spécialisation, performance et création ar-tistique deviennent donc des « règles » de la formation au mé-

4. Arrêté du 8 mars 1990.

5. Aujourd’hui, l’école de Châtellerault ne propose plus de for-mation préparatoire. Par contre, elle est la seule à former au baccalau-réat général option cirque.

tier d’artiste de cirque, permettant de se distinguer de la forme plus artisanale d’apprentissage du métier en vigueur dans le cirque classique. Ainsi la formation au métier d’artiste de cirque se structure progressivement autour de trois grandes étapes : préparation physique, spécialisation technique et création artis-tique, assurées par l’intervention successive d’écoles profession-nelles dans le parcours des apprentis artistes de cirque.

Mais le nombre croissant de vocations ainsi que la volonté d’accompagner directement les apprentis artistes sur le marché du travail, encouragent les directeurs d’écoles dites préparatoires à développer, aux côtés ou à la place du cursus préparatoire, des formations dites « artistiques » plus longues. Accessibles sur concours d’entrée, elles se présentent comme une alternative à ceux qui ne souhaitent (ou ne peuvent) pas intégrer les écoles supérieures. Progressivement, la réputation de certaines d’entre elles vient concurrencer les écoles liées au ministère de la Culture et complexifier l’espace de formation tel qu’il avait été conçu par celui-ci.

Un paysage professionnel en transformation : vers une restructuration de l’enseignement supérieur

En 2003, l’ouverture, sur initiative professionnelle, de l’Académie Nationale Contemporaine des Arts du Cirque Annie Fratellini, délivrant comme l’ENSAC le DMA, contribue à enrichir (du point de vue des apprentis artistes) le paysage professionnel français, mais également à le complexifier (du point de vue du ministère de la Culture et de certaines écoles professionnelles). Cette nouvelle école supérieure interroge également le mono-pole de l’ENSAC sur le territoire de la formation « supérieure », déjà menacé par la réputation artistique acquise par certaines écoles « préparatoires ». Parallèlement, de nouvelles formations professionnelles issues d’autres écoles loisirs (école de cirque de Bordeaux, école de cirque de Lyon...) émergent, tandis que sur le territoire européen, des écoles professionnelles se développent, se structurent et concurrencent le modèle du cirque français. Ces évolutions reflètent l’aspect dynamique de l’espace de for-mation français (mais aussi européen), ponctué par les actions des pouvoirs publics et des professionnels du milieu et de leurs structures représentatives : Fédération Française des Ecoles de Cirque (FFEC), missionnée entre autres pour encadrer les écoles préparatoires et Fédération Européenne des Ecoles de Cirque Professionnelles (FEDEC), regroupant un grand nombre d’écoles professionnelles.

L’ensemble de ce contexte, la problématique de reconver-sion des premières générations d’artistes formés en écoles (6), la volonté de maîtriser l’emploi (en limitant le nombre d’apprentis formés chaque année), ainsi que de s’aligner sur la réforme de l’enseignement supérieur (Licence, Master, Doctorat) pour faciliter les échanges européens d’apprentis circassiens et

6. Face aux transformations de certains milieux artistiques, des formations professionnelles universitaires ont également émergé. Par exemple, à la rentrée 2011, la licence professionnelle « Médiation cul-turelle et développement de projets pour la danse et le cirque » s’ouvre à l’Université Toulouse II –Le Mirail. Accessible sur un niveau bac+2, elle vise à former, en une année, de futurs professionnels spécialisés dans le développement de projets relatifs à la danse, au cirque et plus largement aux spectacles vivants. Si elle souhaite constituer une voie de reconver-sion pour des artistes de danse ou de cirque, elle en accueille aujourd’hui un nombre limité.

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La formation artiste de cirque

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d’enseignants, invitent le ministère de la Culture à redéfinir le paysage de formation. Plusieurs études et rapports parus entre 2003 et 2010 ont posé les bases de ses réflexions actuelles.

La création du Diplôme National Supérieur Professionnel (DNSP) (7) d’artiste de cirque permet à l’ENSAC et à l’ENACR de refonder leur programme pédagogique pour répondre aux enjeux précédemment énoncés. Si elle contribue à réaffirmer le lien distendu depuis quelques années entre ces deux écoles, elle pose la question de la spécificité de la formation supérieure au cirque : l’architecture générale du DNSP est en effet commune aux différentes disciplines artistiques : théâtre, danse, mu-sique... Par ailleurs, l’arrivée de ce diplôme, tel qu’il est conçu, participe au brouillage des frontières entre formations artistique et universitaire. En effet, comme tout établissement délivrant le DNSP d’artiste de cirque (8), ces deux écoles doivent justi-fier d’un partenariat universitaire (ici avec la faculté des arts de l’Université de Picardie) passant par l’intégration de cours théoriques. Si le cursus ENACR-ENSAC prenait déjà appui sur une « forme scolaire » d’enseignement, dans le cadre de ce diplôme, la référence universitaire, censée encourager « l’ouverture intel-lectuelle » des futurs artistes, se voit nettement renforcée. Cette réforme occasionne nombre de débats et résistances parmi les professionnels de l’enseignement artistique, qui s’interrogent notamment sur l’articulation entre enseignements théoriques et recherche artistique, et plus largement sur l’organisation des apprentissages proposés. C’est à la rentrée scolaire 2012 (année dite de « préfiguration ») que ce nouveau cursus sur 5 ans (2 ans à l’ENACR dont une année probatoire et 3 ans à l’ENSAC dont une année d’insertion professionnelle) menant au DNSP d’artiste interprète de cirque, sera progressivement mis en place et sera accessible sur concours avec un niveau baccalauréat (9).

Par ailleurs, pour les autres écoles professionnelles (« prépara-toires » ou autres), la redéfinition du cursus ENACR-ENSAC sur ce modèle nécessite un repositionnement assorti d’une revalori-sation de leur cursus, ce qui ne constitue pas aujourd’hui une pri-orité du ministère de la Culture. Certaines écoles souhaitent con-server leur statut d’écoles « préparatoires » mais en l’élargissant à l’aide d’un diplôme à l’image du BATC. D’autres préfèrent em-ployer la catégorie d’« écoles professionnalisantes », permettant de revendiquer leur capacité à insérer les étudiants sur le marché du travail, tout en s’émancipant des dénominations fixées par l’Etat pour se rapprocher de celles proposées par la Fédération Française des Ecoles de Cirque. Celle-ci insiste d’ailleurs sur la nécessité de créer un autre niveau de diplôme afin d’harmoniser les enseignements proposés et d’améliorer leur qualité, voire de faire accéder d’autres écoles dites « préparatoires » au niveau supérieur. Celles qui le souhaitent s’efforcent de mettre en place les conditions leur permettant de délivrer le DNSP aux côtés de la filière ENACR-ENSAC et de l’Académie Fratellini qui se pré-pare elle aussi à demander l’habilitation, laquelle nécessite de respecter un cahier des charges précis sur les plans juridiques, administratifs, pédagogiques et financiers. Pour toutes ces écoles, la possibilité de délivrer un diplôme faciliterait, en leur

7. Décret n°2007-1678 du 27 novembre 2007.

8. A ce jour, le diplôme DNSP spécifique au cirque est un diplôme d’artiste interprète de cirque, à équivalence licence (baccalauréat +3) ; le

niveau Master n’a pas encore été développé. 9. Jusqu’à présent l’ENACR délivrait le BATC de niveau bac-calauréat, elle était donc accessible à un niveau brevet des collèges. Au cours de la récente révision, l’ENACR perd a priori sa capacité diplôman-te, bien que l’école ait cherché à négocier ce point.

reconnaissant un statut d’étudiant, l’accueil d’apprentis artistes étrangers de plus en plus nombreux ; cela représenterait aussi et surtout une reconnaissance institutionnelle assortie de finance-ments. Pour les apprentis artistes encore, outre l’obtention d’un statut d’étudiant pouvant faciliter leurs conditions de vie durant leur formation, les diplômes sont pensés par le ministère de la Culture comme un gage de reconversion facilitée en cas d’arrêt de la carrière, que celui-ci soit souhaité ou contraint. L’ensemble de ces éléments, en cours de réflexion, doivent encore être con-firmés par des accords ministériels mais aussi au niveau local (municipalité, région, universités...).

La dynamique de structuration de l’espace de formation spécifique au cirque apparaît bien comme la résultante, depuis les années 1980, d’interactions entre plusieurs catégories d’acteurs et de la confrontation entre logiques institutionnelles et sociales. Si le cirque s’est profondément renouvelé sur des initiatives émanant du milieu professionnel, le ministère de la Culture a contribué à les légitimer tout en les orientant, d’autant plus qu’elles s’intégraient volontiers à sa propre définition d’une pratique artistique. Se sont ainsi progressivement mises en place des règles communes de formation, émanant autant de normes définies par le ministère de la Culture que de pratiques professionnelles : étapes du cursus, contenus pédagogiques, procédures de recrutement, allongement du temps de forma-tion et institutionnalisation de l’insertion professionnelle (mise en place de dispositifs d’insertion), constituant aujourd’hui un nouveau défi pour les responsables de la formation profession-nelle compte tenu de l’accroissement continu des postulants à la carrière d’artiste de cirque. Cette structuration, qui vise au renouvellement des modes d’apprentissage de la vie d’artiste de cirque, répond également à un enjeu de reconnaissance sym-bolique et financière pour les écoles professionnelles de cirque, comme pour la profession artistique dans son ensemble. Par ailleurs, investi depuis plus de 25 ans dans la formation spéci-fique au métier d’artiste cirque (qui représente autour de 44% du budget dévolu au cirque en 2010), on comprend bien que le ministère cherche à maintenir son exigence de rayonnement du cirque français et à évaluer l’organisation de la formation supéri-eure. Celle-ci est bien issue d’un jeu entre concurrence/coopéra-tion entre écoles professionnelles et de contrôle/reconnaissance du ministère de la Culture des pratiques en matière de formation au métier d’artiste de cirque.

Marine Cordier est Maître de conférences en STAPS à l’Université Paris Ouest Nanterre. Après une thèse de sociologie intitulée « Le cirque sur la piste de l’art. La création entre politiques et marchés », elle poursuit ses recherches sur les carrières professionnelles des artistes de cirque. Emilie Salaméro est chargée de recherche et d’enseignement à Toulouse II et III. Depuis sa thèse - «Devenir artiste de cirque aujourd’hui : espace des écoles et socialisation professionnelle” - elle suit le développement du secteur en participant à des en-quêtes et à des rencontres professionnelles, en col-laboration avec différentes institutions. Marine Cordier et Emilie Salamaro ont publié en com-mun : Être artiste de cirque, Lyon, Lieux-Dits, 2012.

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N° 08 • Décembre 2012 La lettre des écoles supérieures d’art

La formation artiste de cirque

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Depuis trente ans, les Arts du Cirque...

Depuis trente ans, les Arts du Cirque ont connu un dével-oppement sans précédent et ont vu pendant cette période se développer des ateliers de pratique amateur ayant suscité de nombreuses vocations professionnelles. Ce foisonnement a amené le Ministère de la Culture à mettre en place une filière pour l’enseignement des Arts du Cirque. Comme l’ont souligné Marine Corbier et Emilie Salamero, c’est ainsi qu’est née dans les années 80 l’Ecole nationale supérieure des arts du cirque de Châlons-en-Champagne. Puis ce fut la reconnaissance des écoles préparatoires.

Mais certaines écoles, comme le Lido de Toulouse, n’étant pas, à l’époque, en plein accord avec les objectifs défendus par le cursus préparatoire, ont mis en place leurs propres cycles de for-mation professionnelle, débouchant directement sur l’insertion professionnelle des jeunes artistes. Des studios de création ont ainsi vu le jour, dont la conséquence a été de dérouter un certain nombre d’artistes en formation de la filière institutionnelle.

Cette situation n’est pas sans poser problème. L’engouement pour le cirque a été tel qu’aujourd’hui, en Midi-Pyrénées par ex-emple, nous avons vu le nombre de compagnies implantées sur le territoire doubler depuis dix ans.

Quelle en est la cause ? Une reconnaissance de Midi-Pyré-nées dans sa compétence dans les arts du cirque ? Ou tout sim-plement, comme aurait tendance à croire le Ministère, la con-séquence d’une multiplication des cursus de formation ?

Face à cela, une réflexion s’impose : l’Ecole nationale de Châlons doit-elle rester le seul établissement supérieur ? Ou faut-il ouvrir les dispositifs diplômants et tenter de réguler le flux des artistes sortants sur les « marchés » et réseaux profes-sionnels ?

Le processus de Bologne a modifié le paysage en normal-isant les diplômes d’enseignement supérieur à l’échelon eu-ropéen. C’est ainsi que vient d’être validé, dans le domaine du cirque, un DNSP (Diplôme national supérieur professionnel) at-tribué, après trois années de formation, par le Ministère de la Culture.

Le DNSP cirque n’a pas valeur de diplôme au regard de l’enseignement supérieur et de la recherche car il ne comporte pas les unités d’enseignement indispensables pour la validation du premier cycle supérieur. D’où la nécessité pour tout établisse-ment ayant l’intention de déposer une demande d’habilitation à ouvrir un cursus supérieur d’être adossé à une université pour permettre aux étudiants de s’inscrire dans la filière LMD.

Or, là encore des questions essentielles se posent à ces établissements. L’université, habituellement, ne forme pas des artistes. Dans le champ artistique, elle conduit aux métiers con-nexes et ouvre la voie vers la recherche après un master.

L’université forme donc des chercheurs artistiques.

C’est bien ce paradoxe qui s’impose à nous. Doit-on, dans le cas d’un établissement d’enseignement artistique, qui privilégie l’expression individuelle, l’épanouissement dans l’expression de chacun et le développement d’une sensibilité particulière, s’adosser obligatoirement à une université et entrer ainsi dans le processus des évaluations ?

Ce paradoxe se poursuit encore car une école qui serait aujourd’hui reconnue comme étant de niveau supérieur ne peut véritablement faire le choix de s’exclure de ce dispositif, et d’autant moins si elle est un établissement public. En effet, les institutions locales, ne peuvent à l’heure actuelle garantir une augmentation budgétaire, alors que les coûts de l’enseignement augmentent. Les équilibres deviennent fragiles.

Mais l’objectif principal de la délivrance de ce diplôme con-cerne la reconversion des artistes et la libre circulation des élèves dans les écoles européennes supérieures. La reconversion est aujourd’hui une vraie problématique. Nous nous trouvons con-frontés aux générations formées dans les années 80 qui ont vu cet afflux dans les enseignements artistiques. Comment donc valider les acquis ? Mais alors comment concilier les « contraint-es » liées au référentiel du diplôme et la défense d’un projet pédagogique et d’une vision artistique du monde liées à l’école. Comment traiter avec une université pour partager avec elle une cohérence d’enseignement artistique sans tomber dans le piège d’une évaluation quantifiée qui amène à un processus compara-tif d’un étudiant à l’autre.

Toutes ces problématiques sont d’actualité pour les établissements d’enseignement artistique à visée supérieure.

Il ne faut en aucun cas dénaturer le contenu et le process pédagogique de l’école. Au contraire il faut tenter, autant que faire se peut, de travailler de concert avec l’université afin de trouver le meilleur chemin à suivre, non pas pour l’école d’art, non pas pour l’université, mais pour donner aux étudiants les meilleures chances d’insertion.

Nous ne pouvons plus remettre en cause le cahier des charg-es de la mise en place de l’habilitation, mais tout doit être tenté pour défendre l’exception culturelle et continuer à former des artistes-chercheurs…

Francis RougemontDirecteur du Lido, Toulouse

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La recherche sur les pratiques musicales

La recherche sur les pratiques musicales à l’Université de San Diego 1972-1990 Un récit et un bilan

Jean-Charles François

Introduction

Ce texte concerne les difficultés liées à la définition de la notion de recherche dans le domaine des pratiques artistiques, musicales en particulier, dans les perspectives de la mise en place d’un enseignement supérieur dans ce domaine. Je me pro-pose de revenir sur la manière dont la question a été envisagée à l’Université de Californie San Diego, où j’ai travaillé de 1972 à 1990. Le récit qui va suivre n’est pas celui d’un modèle parfaite-ment élaboré dont il conviendrait de s’inspirer aujourd’hui, mais d’une première approche dans un département de musique qui (dans un premier temps) fut centré exclusivement sur la création contemporaine (composition et « performance »). Aujourd’hui, la nécessité d’une définition de la recherche sur les pratiques ac-tuelles est dictée par le développement phénoménal des tech-nologies électroniques sur le plan mondial qui impliquent une liaison particulière entre recherche, production et enseignement (1). Cette liaison change fortement les contextes multiples dans lesquels s’inscrivent les pratiques artistiques.

Contexte

Aux Etats-Unis, en l’absence d’un soutien substantiel de l’Etat fédéral et des Etats à la création contemporaine en matière artistique, l’université a été (et continue de l’être dans une certaine mesure) le refuge où les compositeurs peuvent vivre et développer dans une grande liberté leur art. Depuis 1945, on a vu un accroissement spectaculaire dans les universités de l’emploi des compositeurs et des instrumentistes (ou vocalistes) liés à la musique expérimentale contemporaine.

Le compositeur Milton Babbitt, une importante figure de l’école dodécaphonique américaine, a pu montrer que la présence des compositeurs dans les universités n’était pas seulement un phénomène économique, mais trouvait sa raison d’être dans des bouleversements d’ordre esthétique et technologique (2).

1 Voir Jean-Charles François, « Production artistique, ensei-gnement, recherche », Enseigner la Musique n°8, 2005, Lyon : Cefedem Rhône-Alpes et Cnsmd de Lyon.

2 Voir Milton Babbitt, Words about Music, Ed. Stephen Dembski

Pour lui, l’extrême diversité des pratiques de la création con-temporaine, liée tout autant aux technologies, aux techniques de manipulation des objets et aux postures esthétiques, rend nécessaire des lieux d’explicitation de ces démarches. Il s’agit de lier directement la production et l’exécution des œuvres à la for-mation du public et à la réflexion théorique. Il s’inspire par là de l’expérience d’Arnold Schönberg et de sa « Société d’exécutions musicales privées » (1918-1921) (3). Pour Babbitt, c’est dès le premier quatuor à cordes de Schönberg, œuvre tonale en ré mi-neur, que le processus de contextualisation commence, néces-sitant cette liaison entre production, explicitation et écoute (il cite la conférence d’Alban Berg « Qu’est-ce qui rend la musique d’Arnold Schönberg si difficile à comprendre »).

C’est ainsi que se dessine une nouvelle figure du compos-iteur, plus généralement du musicien praticien, comme intel-lectuel à part entière, revendiquant le même statut de penseur que celui du philosophe. L’artiste dans ses œuvres contribue à la production d’idées et d’objets conceptuels. Il est clair que, pour Babbitt, cette posture implique une « réorientation intel-lectuelle de la musique » et aussi une « réorientation sociale de la musique » (4), ici dans une direction élitiste complètement assumée, réduisant le public à un tout petit groupe d’initiés. Mais rétrospectivement, on pourrait dire aussi que cette posture n’excluait pas une évolution de l’université, en tant que centre culturel ouvert à tous et à toutes les pratiques.

Pierre Boulez, grand partisan de la nécessité de penser la musique aujourd’hui (5), a fortement critiqué la présence des compositeurs dans le confort des universités américaines. Pour lui, ce n’est pas la réflexion intellectuelle qui le préoccupe, mais une forme de fermeture sur soi complètement coupée des ris-ques de la présentation au grand public. Dans le texte de Bab-bitt lui-même, on sent pointer une forte désillusion sur le fait que la greffe entre l’université et les compositeurs n’arrive pas à se faire, par la faute à la fois de la conception superficielle de l’art chez les représentants des autres disciplines présentes à l’université, et de l’incapacité des musiciens à se soumettre aux changements nécessaires pour correspondre à leur nouveau statut, mêlant une pratique artistique à la recherche (posture in-tellectuelle) et à l’enseignement (qu’est-ce que l’enseignement de la composition ?).

et Joseph N. Strauss, Madison, Wisconsin : The University of Wisconsin Press, 1987, notamment le chapitre « The Unlikely Survival of Serious Music » (La survie peu probable de la musique sérieuse), qui fait (dès 1971 dans une première version) le bilan de la présence des compositeurs dans les universités américaines dans des termes peu optimistes.

3 Voir Nicolas Donin « Le travail de la répétition, Deux disposi-tifs d’écoute et deux époques de la reproductibilité musicale, du premier au second après-guerre », Circuits, Musiques contemporaines, vol. 14 n°1, Montréal, Les presses de l’Univsersité de Montréal, 2003.

4 Milton Babbitt, op. cit., p. 164.

5 Il s’agit du titre (malheureusement oublié ?) d’un livre écrit par Boulez en 1963 : Penser la musique aujourd’hui, Paris, Editions Gon-thier, 1963. On voit bien le parallèle entre les figures de Babbitt et Boulez, dans des déclinaisons bien différentes qu’on peut qualifier d’américaines et européennes. Il faut regretter que le slogan de 1963 ne soit plus beau-coup en cour (et en cours) dans le milieu de l’enseignement de la mu-sique aujourd’hui.

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à l’Université de San Diego

L’Université de Californie San Diego

Cette université s’est ouverte en 1965, à l’initiative de sci-entifiques. Elle fait partie du système d’universités de l’Etat de Californie ayant mission de mener de la recherche (d’autres universités et collèges financés par l’Etat ont mission exclu-sive d’enseignement). Assez rapidement elle est devenue la quatrième institution universitaire des Etats-Unis en terme de recherche scientifique. Elle inclut en son sein un secteur impor-tant dans les humanités, les sciences sociales et les arts.

La création du département de musique a été l’occasion dans la communauté scientifique d’un fort conflit entre ceux qui considéraient les arts comme un élément de décoration basé sur le patrimoine et ceux qui défendaient la création contem-poraine. Les seconds ont gagné, en pensant, peut-être un peu naïvement, que les arts sur le campus devaient être à l’image de la recherche scientifique la plus avancée : l’adjectif clef était al-ors « expérimental ». C’est le compositeur Ernst Krenek qui peut être considéré comme le père du département, non pas en tant qu’acteur direct, mais comme celui qui a suggéré la désignation de deux compositeurs, Will Ogdon et Robert Erickson. Par ail-leurs est venu se greffer à cette origine ce qui avait été dével-oppé par le compositeur et pianiste australien Keith Humble au Centre américain du Boulevard Raspail à Paris dans les années 1960, dans le domaine d’une liaison entre production créative et diffusion (expérience à laquelle j’avais participé). Au départ le département a été exclusivement formé par des composit-eurs, mais très vite ils ont exigé la présence d’instrumentistes spécialisés dans la musique contemporaine en vue de pouvoir jouer leurs œuvres. Ce n’est que plus tard (1980) que des musico-logues, informaticiens et ethnomusicologues ont été accueillis au sein du département.

Il est important de noter que dans le domaine des humani-tés, un fort courant intellectuel orienté à gauche était présent dans les départements de communication (Herbert Marcuse, Angela Davis, Herbert Schiller) et de littérature (notamment les hispaniques et germanistes). D’importantes figures intellectu-elles françaises sont venues faire des séjours plus ou moins pro-longés (Louis Marin, Jean-François Lyotard, Michel de Certeau, Jean-Luc Nancy, Bruno Latour…).

La question de la définition de la recherche dans le domaine de la production artistique

Dans une université de recherche dominée par les scienti-fiques, comment envisager la définition de la recherche et de son évaluation dans le contexte même de la production d’œuvres ou de prestations sonores ? L’idée principale était d’étendre la no-tion de recherche à celle de création. Ici il n’était plus question de trouver quelque chose à l’issue d’un processus bien défini, les dispositions du processus étant là l’élément essentiel permet-tant de produire éventuellement un résultat, sans qu’il soit le moins du monde prédéterminé. Au contraire, il s’agit de penser que l’œuvre artistique contient en son sein tous les éléments d’une pensée opérationnelle, le résultat primant sur les moyens d’y arriver. Le raisonnement suivant était à l’œuvre : si une com-position donnée apportait à la communauté des musiciens des aspects nouveaux par rapport au corpus de la totalité du réper-

toire écrit jusqu’alors, elle pouvait être considérée au même niveau qu’une recherche bien menée.

Cette logique impeccable n’a pas résisté pourtant à la phase consistant à évaluer la nouveauté de l’œuvre. Un simple réagencement de notes différent de tout autre agencement, ce qui définit en terme de droits d’auteur le fait qu’une œuvre musicale n’est pas un plagiat ou une copie, ne pouvait suffire à déterminer le degré de nouveauté d’une composition donnée. Comment identifier ce qui relève d’une réelle invention ? Un quasi-syllogisme venait s’insinuer dans la manière d’envisager une réponse à cette question : une posture moderniste assu-mée par les compositeurs depuis au moins Beethoven serait le garant d’avancées indéniables. Il suffirait de se mettre du côté des avant-gardes et de l’idée de faire table rase du passé, pour garantir la nouveauté.

Une liaison avec un processus temporel menant au résultat de l’œuvre, avec le cadre d’un projet d’expérimentations se pla-çant avant l’ élaboration finale de l’oeuvre, et aussi les démarch-es consistant à ne pas séparer processus d’élaboration et pro-duction ou de placer l’invention dans le dispositif d’élaboration du processus, pouvait alors mieux éclairer un déplacement du créatif vers quelque chose s’apparentant mieux à la recher-che. La notion de processus, ou de dispositif tenant lieu ici de laboratoire (même virtuel), s’inscrivant dans des cadres tem-porels d’élaboration longue. Cette attitude pouvait favoriser l’identification d’objets d’études spécifiques.

Par exemple, le compositeur Robert Erickson avait un inté-rêt particulier pour les questions relatives au timbre dans ses dimensions acoustiques, psycho-acoustiques, organologiques, technologiques et surtout musicales. Il avait écrit un ouvrage important, de référence à l’époque (Sound Structure in Music, Berkeley, University of California Press, 1975) sur le timbre et ses applications dans la musique contemporaine. Les références abordées concernaient tout autant des ouvrages scientifiques (notamment dans le domaine de la psycho-acoustique) que de théorie de la musique. A la même époque, il construisait lui-même ou en collaboration avec des ingénieurs, les instruments de musique nécessaires à ses propres compositions, avec l’idée de déterminer le timbre de ses œuvres, dans sa globalité en commençant par construire une lutherie spécifique. Il collabo-rait aussi avec des instrumentistes pour déterminer en commun les techniques nécessaires à la production des sonorités de ses compositions. Il menait des expérimentations avec des instru-mentistes sur des phénomènes tels que ceux de la canalisation de l’oreille sur des groupements de timbres ou de hauteurs. Il y avait donc là tout un dispositif d’investigation reliant des re-cherches intellectuelles, des recherches sur l’élaboration de la matière sonore et la production d’œuvres musicales.

Dans un autre exemple, le compositeur Kenneth Gaburo tra-vaillait au quotidien avec un groupe de vocalistes et de danseurs sur des formes se situant aux limites entre musique, danse et théâtre. Des formes improvisées, la réalisation de pièces de théâtre (Beckett), des exercices, des recherches vocales nourris-saient des compositions dont il était l’auteur. D’autres compos-iteurs avaient des liens particuliers avec l’informatique musicale (Roger Reynolds) ou la méditation (Pauline Oliveros).

On voit par là combien l’intégration à un univers de recher-

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La recherche sur les pratiques musicales

che et d’enseignement pouvait être porteur de changements essentiels dans la manière d’envisager la production d’œuvres musicales. Deux éléments venaient jouer un rôle particulier dans la modification des manières de travailler : la temporalité de l’élaboration des œuvres, complètement indépendante de la production sur commande et la possibilité de collaboration entre disciplines présentes sur le campus, dans le domaine strict de la musique, avec les autres arts ou avec les humanités et les sciences.

La situation était plus compliquée avec les professeurs in-strumentistes ou vocalistes du département. Dans le domaine de l’interprétation de partition écrites par des compositeurs, il semble plus difficile de parler de création en tant que telle, même si l’acte de jouer pour la première fois des œuvres dif-ficiles, posant des problèmes peu rencontrés jusqu’alors pouvait être mise au crédit de l’ouverture de voies nouvelles. La notion de nouvelles techniques instrumentales ou vocales devenait un angle de recherche favori, qui a produit plusieurs ouvrages importants à l’époque, à l’intention des compositeurs. La col-laboration avec les compositeurs était une situation spécifique à l’université, car fort difficile à mettre en œuvre ailleurs, mais elle n’était que rarement co-signée et reconnue.

Là aussi la temporalité particulière à des personnes ré-munérées pour enseigner et chercher sans contraintes, génère des changements fondamentaux dans la manière d’envisager la préparation aux actes performatifs du concert ou d’évènements divers. Les formes d’interactions entre les musiciens, et entre les musiciens et le public peuvent être explorées dans toutes les directions.

Pour ma part, j’ai pu pendant quinze ans expérimenter et étudier avec des collègues (notamment le tromboniste John Sil-ber), la production du timbre dans ses dimensions gestuelles, collectives, en interaction avec des moyens électroniques, en interaction avec la danse et les arts visuels, dans des structures élaborées en dehors d’une notation sur partition, et dans des formes où les syntaxes musicales ne viennent pas brouiller la perception des sonorités en tant que telles. Cette recherche m’a persuadé qu’une pensée s’exprime dans les actes pratiques, qu’elle a sa place dans le débat intellectuel en tant qu’acte pra-tique, et qu’elle ouvre un champ spécifique d’invention pour les instrumentistes (6).

L’université pluridisciplinaire américaine facilite énormé-ment la rencontre, l’échange et les collaborations entre div-ers domaines d’investigation. C’est aussi un autre aspect d’un changement d’attitude fondamental chez les artistes, de pou-voir se confronter à d’autres formes de pensées et de pratiques. Au contact des autres disciplines, il est possible de mieux définir sa propre pratique, ses propres conception de ce que pourrait être la recherche. Alors que j’étais directeur du Center for Mu-sic Experiment, institut de recherche dans le domaine des arts, Michel de Certeau (7), alors professeur au département de lit-

6 C’est le titre de ma thèse de doctorat : L’instrumentiste créa-teur, Paris VIII, 1993.

7 Les travaux de Michel de Certeau sur les pratiques quoti-diennes, les arts de faire (L’invention du quotidien, Paris : 10/18, Union générale d’édition, 1980) ont beaucoup influencé la réflexion autour de

térature, avait proposé la constitution d’un groupe de travail sur le sujet de « l’oralité et l’écriture dans la société contemporaine ». Il y avait là des poètes ou « performance artists » (David An-tin, Eleanor Antin, Michael Davidson, Jerome Rothenberg), des anthropologues (Robert Levy, Michael Meeker), des sociologues (Aaron Cicourel), des littéraires, des théoriciens du théâtre et des musiciens (John Silber et moi-même). Il s’agissait dans un premier temps d’expliciter des pratiques performatives à partir de présentations par chaque membre du groupe à tour de rôle, suivies d’un débat. Dans un deuxième temps, nous avons organ-isé deux colloques internationaux sur le sujet. (1980-81).

Publications, évaluation

Les changements possibles liés à la présence des pratiques artistiques dans les universités (le statut intellectuel du mu-sicien, le travail collectif, la remise en cause des rôles hérités des siècles précédents, les contacts entre les disciplines, …) se sont fortement heurtés aux réalités du cadre de l’évaluation de la re-cherche déterminé ici par les sciences autour des publications. L’enthousiasme des années 60-70 avait aveuglé les musiciens concernés : ils avaient oublié de déterminer précisément ce qu’on pouvait entendre par « recherche » dans le contexte particulier des pratiques musicales créatives. Cet oubli a permis la mise en place d’une dérive implicite, la comptabilité non éclairée de ce qu’on considérait comme faisant partie des « publications ».

Les processus d’évaluation se passaient comme suit, à des moments clés (promotions, accès à un statut permanent (ten-ure) ou changement de titre (de professeur associé à professeur par exemple) : un volumineux dossier était constitué par toutes les activités réalisées sur une période donnée (en général trois années), compositions, enregistrements, conférences, articles, livres, critiques, lettres de soutien, citations, commandes, prix, programmes de concert, etc… Le directeur du département devait solliciter des lettres de personnalités « indépendantes » pour évaluer les travaux (en l’absence de critères, on était plutôt en présence d’une évaluation bienveillante sinon intéressée par un retour d’ascenseur, les ennemis n’étaient pas sollicités). Le directeur devait écrire une lettre synthétisant les évaluations di-verses, exposant les aspects importants du dossier et donnant aussi son avis personnel. Le dossier allait ensuite dans un comi-té du département, puis dans un comité spécialement constitué de membres de la faculté des arts et humanités, puis dans le bureau du doyen des arts et humanités, et finalement dans un comité de l’université toute entière qui prenait la décision finale.

En l’absence de critères, de définition de la recherche et devant la difficulté d’évaluer les créations artistiques, la ques-tion des publications devenait ici primordiale. Il s’agissait là de la publication de compositions, de livres et d’articles, comme il est d’usage dans d’autres domaines, mais les publications les plus importantes des musiciens praticiens étaient constituées des concerts, des enregistrements, et des diffusions à la radio. Ici, n’était pas pris en compte les concerts sur le campus lui-même, ni les concerts considérés comme des « gigs » ou affaires

la diversité des pratiques musicales au Cefedem Rhône-Alpes, et aussi dans ma propre démarche vers une définition de la recherche dans ce domaine.

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à l’Université de San Diego

à caractère commercial. Il s’agissait d’évaluer la qualité de la « publication » par la renommée du lieu et de l’organisation de concert (un concert à New York devant 12 personnes valait beau-coup mieux qu’un concert à Orléans devant une salle comble). On voit là le souci de ne pas enfermer les professeurs dans le ghetto doré de leur université, d’établir des liens avec l’extérieur, mais en dehors de considérations commerciales. Il est parfaite-ment légitime d’exiger que la recherche ait un impact extérieur au laboratoire qui la produit. Encore faudrait-il avoir les moyens de mettre en perspectives l’objet produit, les processus de sa production et la qualité du lieu qui le représente, qui le publie.

Le résultat pervers de cet accent exclusif sur les publica-tions, leurs lieux et circonstances, a été de décourager très forte-ment les collaborations internes au campus, les perspectives de travaux collectifs et transdisciplinaires. Il devenait plus facile et plus avantageux de poursuivre des carrières individuelles basées sur des réseaux et des invitations personnelles. Les rôles tra-ditionnels de séparation entre compositeurs et interprètes en ont été renforcés. Les conditions d’explicitation des actes artis-tiques n’étaient pas non plus dans ce contexte une nécessité, la posture traditionnelle de l’artiste considérant ses objets comme se suffisant à eux-mêmes dans son offre au public redevenant prévalant. Tout ce qui concerne les actions locales n’étant pas reconnues, le rôle social que l’université aurait pu jouer vis-à-vis de son territoire immédiat devenait alors nul et non avenu. Les expérimentations concernant le contenu des enseignements et leurs cadres didactiques n’étaient pas non plus encouragées dans une université n’ayant pas de finalité à des débouchés pro-fessionnels déterminés.

La liberté académique a continué à permettre des initiatives qui allaient dans un sens différent de celui qui vient d’être indi-qué (8), mais elles ont eu tendances à être marginalisées, fragili-sées, et ainsi éphémères. Mais les bouleversements qui avaient pu être prédis au temps des expérimentations ne se sont pas produits. La revendication moderniste ici, c’est un paradoxe étonnant, a encouragé fortement le maintien d’un statu quo.

Les logiques processuelles de l’art

Tant que l’art se définit principalement dans des œuvres achevées et définitives, identifiées à un auteur bien déterminé, la recherche semble se confiner à la contemplation et l’analyse d’un objet par des regards extérieurs à sa production. En effet l’accent mis sur l’œuvre la détache de son auteur et des circon-stances qui l’ont produite. L’œuvre existe dans le temps en se confrontant aux aléas de l’histoire. Elle disparaît dans l’oubli (elle peut être redécouverte) ou bien elle est l’objet de toutes les attentions. Les conditions de sa présentation au public chan-gent par rapport aux évolutions des modes de vie des sociétés au cours de l’histoire. On est en présence d’une conception linéaire d’entités autonomes (auteur _ œuvre _ public) dont les relations dépendent directement des définitions données de chacune des ces entités. Les questions qui concernent les personnes

8 Citons par exemple, la collaboration à UC San Diego dans les années 1990 entre le tromboniste George Lewis et la musicologue Jann Pasler, sur une liaison entre les musiques expérimentales et les ques-tions sociales liées à la position des artistes dans notre société.

(l’auteur, le public) relèvent de la sociologie, de l’histoire, de l’ethnologie, … Les questions qui concernent les œuvres relèvent des théoriciens de l’art, des musicologues, des scénologues, … La recherche est alors l’affaire de spécialistes universitaires in-dépendants des praticiens. Cette séparation entre la production d’objets d’art et la recherche contemplative et spéculative, a ga-ranti pendant de longues années la grande liberté d’invention des artistes, hors des préoccupations morales, conjoncturelles, académiques ou prosaïques.

La question de la recherche comme activité légitime des prat-iciens de l’art ne semble prendre sa dimension significative que dans la mesure où ils commencent à envisager sérieusement l’activité processuelle de l’art : l’art, dans le sens de « l’art de faire » (9) s’inscrit dans le quotidien, il n’est jamais un objet définitif, il est sans cesse réactualisé, il s’inscrit dans une série d’actions étalées dans le temps et non plus exclusivement dans le mo-ment précis de l’exposition de l’œuvre en présence d’un public. Les exemples de ce type d’attitude ne manquent pas depuis que les études sur l’art ont pris une tournure ethnologique et anthropologique, notamment dans les études sur les sociétés traditionnelles. L’émergence d’une multiplicité de pratiques qui s’inscrivent dans un processus temporel ne séparant plus la production artistique de son contexte social et de ses média-tions multiples, qui impliquent des interactions de collectifs et d’interactions entre l’artiste et les outils technologiques à dis-position, rend impossible la simple contemplation des objets qui en seraient le résultat ou bien de manière séparée les comporte-ments des acteurs en présence.

Même si l’on se penche du côté des patrimoines, la néces-sité de réactualiser les œuvres du passé, implique de plus en plus aujourd’hui des processus réalisés par les praticiens eux-mêmes pour retrouver des conditions historiques de la genèse des œuvres et de leurs réceptions ou bien au contraire de modi-fier les œuvres (de les trahir / traduire) en les confrontant aux conditions de compréhension du monde d’aujourd’hui et de ses technologies.

L’apparition et la disparition d’une très grande multiplicité de pratiques différenciées constituent en tant que telles un processus interactif complexe, il s’agit là de la caractéristique la plus évidente de notre monde. La multiplicité des pratiques de toutes sortes qui caractérise fortement notre monde met elle aussi l’accent sur les processus, les productions elles-mêmes devenant fortement provisoires. Le bouillonnement facilité par les modes de communications favorise la prolifération des initia-tives qui émergent au gré des circonstances et crée l’impression d’un monde provisoire. La stabilisation d’une pratique donnée n’est jamais assurée, elle dépend elle-même d’un processus sinueux plus ou moins long. On est en présence d’une écolo-gie des pratiques ou les interactions constantes entre elles les modifient, les tuent ou les font fleurir comme dominantes, voire quasi exclusives, même si jamais assurée de survivre. Cette mul-tiplicité des pratiques nécessite, d’une part, en renforçant le di-agnostic de Babbitt cité ci-dessus, plus que jamais la présence de processus explicatifs, de médiations diversifiées adressés à des publics qui eux-mêmes deviennent partie prenante des pro-

9 Voir Michel de Certeau, L’invention du quotidien, premier volume de Arts de faire, Paris : Union générale des éditions, 10/18, 1980.

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La recherche sur les pratiques musicales

cessus. Et d’autre part elle nécessite une réflexion permanente sur la créolisation du monde et sur la comparaison des démarch-es différenciées.

Les concepts développés par Antoine Hennion (10) sur la mé-diation et par Bruno Latour (11) à partir de la théorie de « l’acteur – réseau » vont beaucoup plus loin dans l’accent qu’ils mettent sur ce qui est profondément constitutif de l’action. Leur démarche peut donner lieu à de nouvelles perspectives concernant l’acte artistique envisagé dans les logiques processuelles. Le modèle facile à comprendre se trouve dans des pratiques sportives qui décrivent une variété de parcours possibles et qui ressemblent fortement aux conceptions esthétiques de l’art, tout en donnant accès à toute personne désirant pratiquer en dehors de consi-dérations professionnelles : l’escalade, le surf, la randonnée, etc. Dans ce modèle, d’une part, chaque parcours n’a d’autre but que le parcours lui-même, il est à chaque fois qu’on l’entreprend une gageure. Chaque parcours s’évalue du point de vue des pratici-ens eux-mêmes comme relative à l’élégance de l’évènement et aux risques qu’on y a pris, et non pas selon des canons de na-ture classificatoire ou binaire. Il n’y a rien à gagner. D’autre part, il n’y a plus dans l’acte du parcours de séparation entre ce que fait l’acteur et les matériaux sur lesquels se confrontent son ac-tion. Comme le dit Hennion « le moyen devient l’objet, l’objet le moyen » (12). Les enjeux sont complètement incarnés dans l’acte lui-même en train de se passer et dont on ne connaît ni l’issue, ni auparavant la pérégrination exacte. Ainsi, selon Hennion, « Tout ce que la théorie de l’action met en avant, le sujet, le but, le plan, n’a aucune importance » (13). On touche du doigt ici ce qui pour-rait définir la constitution fondamentale de la recherche dans les domaines artistiques envisagée du point de vue des praticiens.

Bruno Latour, lui, propose, à un certain moment de son ou-vrage Changer la société – Refaire de la sociologie, une autre « vignette » que celle empruntée aux pratiques sportives des par-cours : les marionnettistes et leurs marionnettes. Prenant à la lettre l’image du sociologue vis-à-vis des sujets qu’il observe, il note que la manipulation n’a rien à voir avec le contrôle total :

Qui tire les ficelles alors ? Eh bien, les marion-nettes tout autant que leurs marionnettistes. Ce qui ne veut pas dire qu’elles contrôlent leurs maîtres – ce qui reviendrait à renverser l’ordre de la causalité –, pas plus qu’on ne s’en tirera par le recours à la dialectique. Cela signifie simplement qu’à ce stade de notre enquête la question intéressante n’est pas de savoir qui agit et comment, mais de passer de la certitude à l’incertitude quant aux sources de l’action (14).

10 Antoine Hennion, La Passion musicale : Une sociologie de la médiation, Paris : A.-M. Métailié, 1993.

11 Bruno Latour, Changer la société – Refaire de la sociologie, Paris : Editions la Découverte, 2006.

12 Antoine Hennion, « La réflexibilité de l’amateur », Centre de sociologie de l’innovation, Ecoles des Mines de Paris/CNRS FRE 2868, publié en anglais dans Cultural Sociology (“Those Things That Hold Us Together”), mars 2007, vol. 1. 1 ; pp. 97-114.

13 Ibid. 14 Bruno Latour, op. cit., p. 86.

La clé ici encore est l’instabilité des fils qui relient les acteurs à leurs objets, comme fondement de l’expérimentation en art et par ce biais de la recherche concernant les pratiques. Toute la dé-marche de Latour est de centrer l’enquête sociologique sur l’idée de prendre au sérieux les pratiques et les discours des acteurs qui la concernent. En effet les marionnettes doivent être recon-nues comme manipulatrices du marionnettiste. La question est alors de savoir si les marionnettes elles-mêmes ont le droit d’accéder au statut formel de chercheur ou si elles ne sont que des partenaires sans la spécificité d’une réciprocité, sans qu’elles aient la possibilité d’être elles mêmes marionnettistes (15).

Il est donc tout à fait certain que tout cet appareillage proces-suel concerne au premier chef toutes les écoles d’art. Personne ne remet en cause le fait que la recherche en mathématiques n’est pas séparée de la pratique des mathématiques (la pra-tique ici est constitutive de la recherche autant que la réflexion qu’elle engendre) et concerne en premier chef les praticiens eux-mêmes. Personne ne remet en cause que l’expression documen-taire de la recherche en mathématiques ne ressemble en rien à la façon d’envisager les thèses des historiens de l’art. En quoi en conséquence la recherche des praticiens de l’art devrait-elle res-sembler à celles des historiens de l’art ? Centrer la recherche en art sur les pratiques expérimentales de la production des objets dans les termes dictés par ces pratiques est une revendication de la plus haute légitimité. Il reste pourtant nécessaire d’en fixer les procédures.

Quelques questions en guise de conclusion

1. Faut-il distinguer la production artistique comme séparée de la recherche propre aux praticiens de l’art ? Et si la réponse est positive comment qualifier ce qui relève de la re-cherche formalisée ? D’une part le processus de production de l’art dans ses dimensions expérimentales, collectives et dont les méandres ne peuvent pas être prévues est le centre même de la notion de recherche. Mais d’autre part, la confusion entre art et recherche créerait l’académisation de toute démarche artis-tique. S’il y a nécessité de pouvoir réfléchir sur nos propres actes de production, il est essentiel de laisser aux artistes leur liberté de produire, notamment hors des institutions.

2. La production artistique en tant que telle peut-elle être envisagée comme constituant la « thèse » par le fait qu’elle con-tient dans son acte la pensée de la démarche expérimentale ? Faut-il se passer pour reprendre les termes d’Hennion, du sujet, du but, du plan, et en conséquence du bilan à tirer de l’acte ar-tistique ? Faut-il au contraire accompagner le processus artis-tique (restant au centre de la thèse) d’autres éléments tels que définition du projet au départ de l’action, redéfinition du projet en cours de réalisation, documentation de ce qui s’est passé au cours des processus, points de vue des autres acteurs parte-naires, définitions des conditions de présentation publique, notes de programme ou notices explicatives pour le public, ré-férences bibliographiques et à d’autres démarches artistiques, considérations esthétiques, et document analysant après coup

15 Notons que Bruno Latour prend très au sérieux les objets, entités et matériaux non-humains de la recherche comme ayant une existence en dehors des volontés de contrôle du chercheur.

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à l’Université de San Diego

les conséquences de l’action entreprise ? (16)

3. Comment envisager l’évaluation de la recherche si elle est centrée sur des processus artistiques qui doivent rester dans le domaine de la liberté, si la diversité esthétique ou simplement procédurale ou technique est acceptée comme constitutive aujourd’hui des pratiques artistiques ? L’évaluation en vigueur, basée sur l’examen d’un document unique, selon des critères fixes décidés unilatéralement dans le cadre d’une discipline identifiée, est-elle encore viable face à la diversité des situations et des esthétiques ? Faut-il au contraire envisager l’élaboration de critères spécifiques à chaque projet de recherche dans une négociation au départ avec celui ou celle qui va le mener ?

4. Le cadre de la recherche en art a-t-il par nécessité be-soin d’être profondément élargi ? Les termes d’expérimentation, de tâtonnement, d’errements, de nomadisme, d’enquête, ne sont-ils pas plus appropriés pour décrire une situation qui déborde largement le cadre restreint des études supérieures les plus formelles ? Faut-il inclure dans la réflexion les notions d’apprentissage à tous les niveaux par la recherche, et de sensi-bilisation à la recherche comme voie possible de démarche artis-tique ? Faut-il des circulations entre les expressions formelles et informelles de la recherche artistique ?

5. Le schéma linéaire et progressif traditionnel de l’enseignement qui définit l’enseignement initial général comme le lieu de l’acquisition des compétences fondamentales, notam-ment techniques, le premier cycle de l’enseignement supérieur comme une introduction à la recherche, le deuxième cycle com-me une première approche de la recherche et le troisième cycle et au-delà comme seul lieu de la recherche véritable, peut-il, doit-il être remis en cause ? La césure entre l’artiste et le public, entre le professionnel et l’amateur, entre l’artiste véritable et les march-ands de soupe, doit-elle être questionnée en matière d’accès aux démarches pratiques de recherche et d’expérimentation en art ?

Le modèle universitaire est en crise face (entre autres…) aux défis de la mondialisation, de la construction européenne et de l’impact des nouveaux moyens de communications. Le modèle universitaire importé des Etats-Unis par le biais des instances européennes, s’il a fait les preuves de son efficacité dans un pas-sé récent, n’est pas plus adapté à notre situation actuelle que les traditions d’enseignement supérieur à l’échelles des nations. La construction de cursus qui additionnent dans une séquence temporelle des compétences ou des matières de manière dis-crète ne répond plus à la complexité et la diversité interactive de nos mondes. Il ne s’agit plus d’apprendre x, puis, plus tard, y, alors que ce qui compte c’est l’interaction de x avec y dans des modalités contextuelles. Il ne s’agit plus de parcours linéaires, administrativement faciles à mettre en place, mais de méandres

16 Le cursus du Cefedem Rhône-Alpes s’adressant à de futurs enseignants des écoles de musique, centré sur des projets d’étudiants, est un exemple intéressant d’une combinaison de liberté à déterminer le contenu artistique et d’un système de contraintes institutionnelles con-tractualisées. Voir Jean-Charles François, Eddy Schepens, Karine Hahn, Dominique Clément, « Processus contractuels dans les projets de réali-sation musicale des étudiants au Cefedem Rhône-Alpes », Enseigner la musique n° 9 et 10, Lyon : Cefedem Rhône-Alpes et CNSMD de Lyon, 2007.

incertaines et expérimentales qu’on doit être capables de ré-fléchir au fur et à mesure de leurs développements imprévisibles (au moins en partie).

On peut rêver de lieux de création ou de re-création, de re-cherche, d’expérimentation, de médiation, d’enseignement, d’accompagnement et de transmission où les formes artis-tiques ont la possibilité d’interagir entre elles ou simplement d’être juxtaposées dans une proximité. Les arts, dans la diver-sité de leurs pratiques, ont la possibilité d’inventer de nouvelles formes d’enseignement supérieur (et pas seulement), s’ils sont capables de définir ce que serait la recherche, non pas dans les termes dictés par les humanités universitaires, mais dans leurs propres termes. Il s’agit d’être capables de préserver de l’académisme la production artistique tout en développant des capacités à l’action réflexive. Ce type de nouveau modèle pour-rait peut-être devenir une source d’inspiration – en retour – pour le monde universitaire en vue de mieux s’adapter aux conditions de cette crise infinie.

Jean-Charles François est compositeur, percussionniste et pianiste. il a été directeur du département de mu-sique de l’Université de Californie et du Centre de forma-tion pour l’enseignement de la danse et de la musique de Lyon.

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L’art dans la recherche 1

Catherine Perret

Le point de vue qui est le mien dans ce qui ne sera pas une conclusion mais, je l’espère, une invitation à relancer le débat, est celui de ce que Dominique Figarella a appelé un poisson-volant, le point de vue de quelqu’une qui, du fait de son travail et de ses collaborations avec des artistes, a navigué entre philosophie et arts contemporains. Il est également celui d’une universitaire qui poussée par l’amphibie de sa pratique a réfléchi, depuis plus de dix ans, à ce que pourraient être les fondements d’une formation à l’art contemporain qui associerait artistes, philosophes, histo-riens dans un parcours commun d’études curatoriales sous les auspices d’institutions universitaires, d’institutions artistiques et d’institutions culturelles. C’est ainsi que dans le cadre du département de Philosophie de Paris X dans lequel j’enseignais, avec le Centre Pompidou et la Délégation aux Arts Plastiques, et avec l’aide de plusieurs écoles d’arts dont la Villa Arson, de grands musées d’arts modernes et contemporains comme le Mamco, de centres d’arts comme le Credac, nous conçûmes et obtînmes du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et du ministère de la Culture la création d’un Master professionnel dédié aux études curatoriales, et intitulé Arts de l’exposition.

L’expérience a duré quatre ans et a dû être interrompue, suite à la résistance des institutions à sortir de leurs cadres respectifs pour travailler ensemble.

Je repars aujourd’hui de cette expérience précisément dat-able (2000-2005) parce qu’elle me permet de resituer et les en-jeux de la création de départements de recherche dans les écoles d’art et ce que je pressens des dangers de la situation que cette création entraîne.

L’hypothèse dont j’étais alors partie et que j’ai vu se con-firmer alors, en observant les étudiants et les enseignants col-laborer, est que l’art et la recherche ne se distinguent pas prin-cipiellement l’un de l’autre. Ce sont des activités qui relèvent de logiques d’expérimentation et d’invention, même si ces activités

1 Ce texte reprend les notes d’une conférence donnée dans le cadre du colloque international Art et Recherche, Ecole Nationale d’Arts de Cergy, 9-10 février 2012. J’en garde intentionnellement le caractère d’exposé oral.

ont des finalités différentes.L’invention scientifique a d’autres critères internes que

l’invention artistique, tout particulièrement sur le plan de la temporalité de son déploiement. Une théorie scientifique, même géniale, est destinée à être dépassée, elle est même conçue pour cela. Une œuvre d’art n’est pas conçue pour être dépassée et d’ailleurs nous lisons toujours Stendhal ou ... la Princesse de Clèves.

Ce qui distingue également l’art et la recherche est la manière dont ces activités sont instituées et le type de fiction sociale qu’elles engagent. Le milieu de l’art n’est pas le milieu scientifique. Les idéaux qui règnent dans ces communautés relèvent de manières de “faire du nous”, de “se sentir nous”, très différentes. Je crois qu’il est important de s’en souvenir au mo-ment où injonction est faite aux enseignants d’écoles d’arts de devenir des directeurs de laboratoires, d’initier ou de finaliser des projets, de s’inscrire dans des programmes nationaux ou interna-tionaux de recherche.

L’expérience récente mais passée fait par ailleurs toujours sens aujourd’hui en tant qu’elle est bien passée. Ce qui a bloqué l’expérience en 2005 était un problème de territoire. Nous avons finalement buté sur la difficulté qu’a éprouvé chaque institution à un certain moment (le moment de payer, naturellement) de reconnaître ce diplôme comme “sien” bien qu’il ne fût pas “mai-son”. Aujourd’hui le verrou du territoire a sauté. L’institution in-vite au contraire les artistes et, conséquemment, les étudiants en arts à se définir eux-mêmes comme chercheurs, de même que les départements d’arts et de sciences humaines sollicitent la créativité des chercheurs et enseignants-chercheurs.

Cette bonne nouvelle n’est pas nécessairement une. Elle sig-nifie que les dispositifs de contrôle ont changé, qu’aujourd’hui ils ne passent plus par une différenciation des institutions mais par une dédifférenciation des institutions. Le terme de recherche est dans son indétermination un des noms du contrôle étatique, un mode de subjectivation imposé. Devenez chercheur, montrez que vous faites de la vraie recherche, intériorisez ce désir de chercher : tel est aujourd’hui le nouvel impératif catégorique.

Il faut le prendre avec une bonne dose de méfiance car de la dédifférenciation des appellations découlent non seule-ment celle, à terme, des institutions, avec ce qu’elle peut avoir d’implications économiques, mais surtout celle des pratiques. C’est à mon sens la plus grave.

La dédifférenciation dont le nom propre est “la recherche” risque de se payer de la disparition de l’idée, cruciale, de la spéci-ficité à quoi tient la vie de la pratique, quelle qu’elle soit. Il n’y en effet pas de pratique qui ne soit spécifique, qui ne relève d’un jugement interne, et ce jugement lui-même relève d’une histoire sociale de chaque pratique, individuée par tel ou tel, intériorisée par tel ou tel, au point de devenir un sentiment de ce qui est vivant ou, au contraire, de non vivant dans ce que “je” fais main-tenant,

En ce sens la recherche comme impératif est une catégorie qui ne désigne aucune pratique réelle, si tant est qu’une pratique réelle a toujours une sorte de radicalité interne qui la pousse à se singulariser et à démentir l’idée qu’elle serait de la recherche. Certains lisent et interprètent des textes, d’autres des expéri-ences scientifiques, d’autres écrivent des équations, d’autres encore des partitions musicales, d’autres font des tableaux ... ces activités sont intrinsèquement distinctes : en les confondant

L’art dans la recherche

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sous la dénomination de recherche, on tue chacune d’entre elles.

L’injonction qui a été faite aux écoles d’art de s’intégrer au processus d’uniformisation de la transmission européenne du savoir, en s’associant à la convention de Bologne, la nécessité pour ces écoles d’instaurer à terme un parcours LMD et par con-séquent la soumission de l’activité des écoles d’arts à une défini-tion académique de la recherche, évaluée par les commissions comme l’AERES est un moment radicalement nouveau dans l’histoire de ces écoles. Indépendamment de l’intérêt des ac-tivités réelles de recherche qui se développent dans les écoles, il est clair que leur suspension à des procédures d’évaluation universitaires n’est pas simplement une péripétie dans le pro-cessus de contrôle social de production du savoir que nous con-naissons bien. Elle est le symptôme d’une mutation réelle de l’organisation sociale toute entière.

Il y a aujourd’hui une série de phénomènes qui témoignent de la volonté de réduire les exceptions et notamment des ex-ceptions en matière de formation. Les écoles d’art comme les conservatoires de musique ou de danse constituent ce genre d’exception, en tant que les unes et les autres dépendent du ministère de la culture. En faisant rentrer l’exception dans la règle que serait l’”enseignement supérieur”, on opère une nor-mativisation de ces exceptions. Je pourrais citer dans le même registre l’étouffement progressif du Collège International de Philosophie, mais également la mise à l’équerre des écoles de psychanalyse soumises depuis peu à de nouveaux principes d’évaluation, Nous pourrons nous souvenir, le cas échéant, que certaines ont purement et simplement refusé de se soumettre aux règles d’un agrément par la puissance publique.

Il faut, bien entendu, démarquer la normativisation des pra-tiques de leur normalisation, qui définit au contraire ce par quoi une anomalie fait l’épreuve de la règle dans ce que cette règle a de constitutif pour elle. Cela suppose cependant un espace où cette anomalie puisse s’éprouver comme telle, où elle puisse se réfléchir. Cela suppose l’expérience de ce qui est fragile, transit-oire, c’est-à-dire vivant. Dans le cas de la recherche, il ne saurait y avoir d’anomalie car la seule règle est financière. Une recherche est validée d’être financée. La preuve en est la culture pathétique du projet à laquelle nous sommes les uns et les autres soumis.

Ce qui arrive aux écoles d’art sous le nom d’un impératif de recherche est donc un cas particulier dans une situation générale. C’est, me semble-t-il, cette situation générale qui doit être prise en compte dans la définition d’une politique de la recherche dans les écoles d’arts. Les fondements de cette politique sont sans doute à trouver dans le débat sur ce qu’elles ne peuvent pas né-gocier de leur idéal, sur ce qui n’est pas négociable pour ceux qui se définissent comme enseignants et comme artistes.

Ce qui n’est pas négociable, ce n’est pas à moi de le définir mais je crois que cela existe, Dominique Figarella en a dit quelque chose, hier, dans son évocation de la relation “à distance” ou mieux encore “par la distance” que les pratiques artistiques en-tretiennent au savoir. Là où les chercheurs visent la connaissance comme leur intérêt et leur fin propre, disait-il, les artistes la re-cherchent pour mieux l’esquiver. Leur pratique du savoir demeure “désintéressée”. Si elle donne lieu à production de connaissance, c’est en sus, ce n’est pas leur affaire. C’est pourquoi elle ne peut pas être soumise à évaluation au sens académique de ce terme. Elle n’entre pas dans le même système de production de la val-eur que la science. L’institution le reconnaît implicitement dès

L’art dans la recherche

Julie Biesuz, Collectes, 2012

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lors qu’elle ne donne pas aux enseignants d’école d’arts le statut d’enseignants-chercheurs pas plus qu’elle ne les rémunère pour faire ce qu’on appelle de la recherche.

Qu’est-ce que “faire de la recherche” dans les sociétés con-temporaines occidentales ?

Faire de la recherche, c’est être membre de droit ou coopté d’un laboratoire, lui-même validé comme tel, avec un statut bien défini, jeune équipe, équipe d’accueil, UMR, équipe CNRS, Labex, Idex , Equipex... Et, dans ce cadre, produire du savoir évaluable par des dispositifs précis, hautement hiérarchisés. De ces évalu-ations dépend l’attribution de crédits de recherche à laquelle est suspendue l’activité de recherche, autrement dit la légitimité des personnels enseignants. Il faut rappeler que les enseignants de l’enseignement supérieur sont contraints d’appartenir à un labo-ratoire, que le taux de productivité quantitativement évalué de ce laboratoire — combien de publications par chercheur, dans des revues relevant de quel type de comité de rédaction, impliquant quel “rayonnement” — décide de l’évaluation de chacun, et par conséquent de sa carrière, mais surtout de sa possibilité de con-tinuer “ à chercher”... comme on dit... à chercher quoi ? Je crois que personne ne s’en préoccupe plus guère. Ce système con-stitue un dispositif extraordinairement contraignant de produc-tion, dont on peut se demander si l’objectif n’est pas d’interdire le travail intellectuel ou scientifique réel.

Pour résumer : ce qu’on appelle “recherche” est un des dis-cours qui structurent les échanges dans nos sociétés contempo-raines. C’est la version compatible du “discours capitaliste” à l’ère du capitalisme de l’information. Mais ce n’est qu’un de ces dis-cours. Ce qui signifie qu’il y a de la marge, et que des stratégies sont possibles. Si l’institution artistique ne peut se concevoir en dehors des discours qui structurent les échanges, discours parmi lesquels on trouve à présent et à côté du “discours universita-ire”, “le discours de la recherche”, les conflits, tensions, débats auxquels donne lieu l’intégration de l’enseignement artistique aux normes supposées de ce discours, témoignent de ce point névralgique qu’est l’activité artistique dans la société. Elle té-moigne de ce que celle-ci ne saurait être ramenée à la production de savoirs, de biens culturels et des liens qui vont avec. L’activité artistique, sa transmission met en jeu d’autres discours, d’autres modalités de l’échange, d’autres modes de reconnaissance de la valeur.

Les débats qui entourent cette question de la recherche dans les écoles d’art et l’inquiétude soulevée notamment par la pos-sibilité menaçante que le doctorat doive se valider sous la forme d’une thèse conçue sur un modèle universitaire est le signe que quelque chose ou que quelques-uns résistent à la logique néo-libérale de l’évaluation de l’activité humaine. L’art sans doute est partie intégrante de cette logique sociale de rentabilité, d’évaluation, de vitesse, mais ces débats, ces malaises, ces souf-frances montrent qu’il en fait partie en tant qu’il y objecte de l’intérieur et que c’est en y objectant qu’il fait vaciller certaines évidences. Il est donc fondamental d’interroger la manière qu’ont les pratiques artistiques de faire objection à ce dont elles sont partie prenante. L’essentiel repose ici sur le fait qu’elles impli-quent pour se déployer d’autres logiques sociales que celles de la production des biens de consommation. C’est à partir de

l’analyse de ces logiques sociales spécifiques aux pratiques con-temporaines de l’art que l’on peut définir les modalités non de la recherche en art mais de ce que j’appellerai l’art dans la recher-che.

Sur quel terrain, par quels mécanismes, par quelles façons de “faire société” qui leur sont propres les artistes sont-ils sus-ceptibles de contester les définitions de territoires, les modes de productions, les formes de communautés “normales” ? Que pourrait donc être un laboratoire artistique — pour autant que ce laboratoire mettrait en œuvre ces logiques sociales propres aux pratiques de l’art, en tant qu’elles cherchent à tisser autrement le rapport de l’individu au collectif de travail et le rapport du col-lectif de travail à la société toute entière ?

Je citerai quelques points qui me paraîtraient pouvoir être dé-finitoires du “laboratoire artistique”. J’en ai repéré cinq — il y en a bien sûr d’autres.

— Les modes de transmission qui le structurent : la trans-

mission d’une pratique n’est pas l’équivalent de la transmission d’un savoir, elle suppose des modes d’identification ésotériques, des transferts transitoires, impossibles à contractualiser et à in-stituer. Un laboratoire artistique repose sur le partenariat indivi-duel et modulable à tous les échelons du système.

— Les modes d’adresse des travaux : les travaux poursuivis s’adressent non à des évaluateurs, mais à des collaborateurs pu-tatifs, appartenant à ce monde qu’on appelle le monde de l’art, par quoi j’entends simplement ceux qui sont par leurs études ou activités liés effectivement aux pratiques artistiques — ce qui regroupe des activités, des professions, des modes de reconnais-sance qui vont de l’art à l’entreprise en passant par les écoles professionnelles, les réseaux, les universités, les critiques in-dépendants, la haute technologie, la mode.

— La relation entre production et exposition : de même que le travail artistique ne peut être dissocié de sa forme, l’expérimentation ne peut être dissociée de son exposition, les formes de la collaboration de manières d’être ensemble. Le labo-ratoire artistique implique que la collaboration soit pensée com-me forme sociale construite, élaborée, voire performée.

— La relation entre conception, production et diffusion : le fait que ce qui est conçu et produit dans ce cadre, en terme d’outils, soit pensé au-delà de sa seule instrumentalisation aux fins de la pratique artistique, et, en tant que médiation sociale, soit mis au service de la communauté. Le laboratoire artistique est un lieu de socialité ouvert.

— La mise en tension des savoirs et des savoir-faire : les écoles d’arts ont été créées en 72 sur la remise en cause des beaux-arts comme lieux de transmission des métiers artistiques dans ce qu’ils avaient de disciplinaire, limité aux savoir-faire. Face au risque qu’aujourd’hui les savoirs académiques viennent occuper pour les écoles d’arts la place qu’y ont eu autrefois les savoir-faire, comme gages de “qualité” ou de “sérieux”, le souci de dialectiser savoirs et savoir-faire doit rester un point cardinal de l’expérimentation.

En conclusion, je voudrais revenir sur ce que j’ai dit du “non

L’art dans la recherche

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négociable”. De mon point de vue de “poisson volant”, il me paraît que le non-négociable est représenté dans ce qui se négocie aujourd’hui, par la forme académique de la thèse. Le doctorat n’est pas en jeu tant qu’il se conçoit comme outil d’auto-évalu-ation au sein de l’institution artistique. Mais la forme discursive de la thèse — qui par ailleurs est en crise dans l’université elle-même — est un des points-limites où un élément essentiel de la pratique de l’art se trouve remis en cause.

Dans un contexte où les universités discutent les idéaux de l’excellence auxquelles elles sont assujetties, les écoles d’arts deviennent des lieux privilégiés de l’invention collective. Il y a là, du fait même des décisions à prendre et des discussions en cours au sein des écoles, un tournant et une chance à saisir.

Catherine Perret est professeure d’esthétique à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis (labo-ratoire Esthétique, pratique et histoire des arts) et a été directrice de programme au Collège international de philosophie.

L’art dans la recherche

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A quoi sert un étudiant en arts plastiques ?

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A quoi sert un étudiant en arts plastiques ? 1

Jean-Noël Lafargue

La situation de l’Université Paris 8, comme sans doute celle de bien d’autres, est devenue un peu désagréable pour les en-seignants, pour le personnel administratif et pour les étudiants.

Le coûteux logiciel Apogée, passablement inadapté, a fait perdre beaucoup de souplesse à l’organisation générale des diplômes et sa mise en place kafkaïenne est la cause directe d’arrêts-maladie et de départs en retraite anticipée (2). Les frais de fonctionnement des universités, mal évalués au mo-ment de leur autonomisation, ne baissent pas et cela se ressent, l’entretien des bâtiments, et notamment des sanitaires, n’est pas idéal. La perte de certains crédits en Arts plastique, tels que « l’aide à la réussite », impose de se passer des « moniteurs » qui guidaient les étudiants, et de réduire de manière dramatique le nombre des cours assurés, en utilisant les vacataires comme variable d’ajustement. Non seulement les enseignants précaires sont plutôt mal payés (la rémunération horaire est correcte, mais dans des conditions qui font que ça ne constitue pas un revenu régulier correct), souvent avec des mois de retard, mais à présent, on supprime massivement leurs cours, et il n’y a pas le choix : on ne peut plus les payer. Puisque le nombre d’étudiants ne baisse en revanche pas vraiment, les enseignants restants sont astreints à accueillir des effectifs déraisonnables : jusqu’à quarante-cinq étudiants en cours pratique, une soixantaine en cours magistral. C’est ça, ou bien effectuer une sélection, mais puisque l’université est le dernier lieu où l’on trouve des filières qui ne sont sélectives ni par l’argent (comme dans le privé), ni par un arbitraire administratif (comme dans les écoles d’art ap-pliqués dépendantes du ministère de l’éducation), ni par le mi-lieu social d’origine (comme les écoles nationales parisiennes, bien souvent), ni par des concours (comme toutes les écoles territoriales et nationales d’art), l’idée de restreindre le nom-

1 Ce texte a été rendu public sur le blog de Jean-Noël Lafargue le 14 octobre 1972, dans la rubrique “Études. Mauvaise humeur”. Cf. http://hyperbate.fr/dernier/?p=21363

2 Le sujet d’Apogée me passionne, j’aimerais prendre le temps de réaliser une véritable enquête à son sujet car il illustre assez bien la manière dont une machine, au départ créée pour être utile à tous, peut contraindre et maltraiter ses utilisateurs. L’idée de départ, qui était de mettre au point un outil mutualisé était pourtant bonne. Je serais curieux de voir comment les marchés ont été conclus, par qui, avec quelle vision sur le long-terme (pour que ce logiciel fonctionne il faut utiliser une ver-sion dépassée de Java),…

bre d’étudiants met mal à l’aise la plupart des enseignants. Ce n’est pas un bête tabou culturel, mais le fait que les enseignants ont conscience que sélectionner reviendrait à fermer la dernière porte qui ait toujours été ouverte dans l’enseignement supérieur.

Pourtant, bien sûr, il va falloir trouver une solution. Pour bien connaître les écoles d’art, je peux comparer : plus les étudiants savent ce qu’ils font là où ils se trouvent, et moins on perd de temps. Par bien des aspects, l’université non-sélective est une voie cruelle. Les étudiants y sont très libres mais cette liberté a un coût : ils sont aussi presque totalement livrés à eux-mêmes, forcés de se battre pour comprendre le fonctionnement des études et pour dompter la très lourde machine administrative qui, malgré la bonne volonté et l’énergie de la plupart de ses agents, fonctionne très mal. La sélection se fait sur l’endurance à supporter tout ça, et il n’est pas étonnant que tant d’étudiants se découragent en cours de cursus.

Baptiste Coulmont (3), enseignant à Paris 8, signalait sur Twitter un article du Journal de Saint-Denis qui évoquait ces pro-blèmes. Il notait : “il faut arriver une heure avant les cours pour avoir une chance d’entrer”. David Monniaux lui pose alors cette question : “Excuse la brutalité de mon propos, mais ça sert à quoi des milliers d’étudiants en arts plastiques ou des bacs pro en so-cio ?”.

La question rhétorique de David Monniaux est assez couran-te : à quoi servent tous ces étudiants ? Ce n’est pas une question illégitime si on se place du point de vue de l’économie du pays : les milliers d’étudiants en arts plastiques ne deviendront pas ar-tistes (4), ni même professeurs d’arts plastiques du secondaire, et la sociologie, comme de nombreuses sciences humaines (psy-chologie, anthropologie, histoire, histoire de l’art, philosophie, lettres,…), accueillent sans doute nettement plus d’étudiants qu’il n’y a d’emplois dans leur domaine, d’autant que la plupart n’ont quasiment que l’enseignement et la recherche comme fi-nalité professionnelle directe.

En ces temps de chômage, une telle interrogation se com-prend. Mais en même temps, demander aux études d’être di-rectement adaptées à la vie active me semble une grosse erreur : quels sont les métiers de demain ? De quoi a-t-on besoin ? Et qui est ce « on », d’ailleurs ? Qui est utile à la société et l’économie, en 2012, alors qu’on a de plus en plus besoin de consommateurs et de moins en moins de producteurs et alors qu’un « actif » sur dix est contraint au chômage ? Est-ce que le chômage est lié à un déficit de formations adaptées ? Qui a décrété que l’école ou les études servaient juste à ajuster des personnes au monde de l’emploi ? C’est une idée plutôt récente, qu’on n’aurait pas eue avant que le chômage ne devienne un problème endémique : dans la panique, au début des années 1980, on a subitement décrété que le rôle de l’école n’était pas de former de beaux esprits, ni des citoyens, ni des soldats ou des prêtres, mais de donner du tra-vail. Et c’est une terrible erreur que de faire des promesses que

3 Baptiste Coulmont, qui enseigne la sociologie, fait régulière-ment la chronique des dysfonctionnements de l’université. Lire récem-ment sur son blog : La rentrée à Paris 8, édition 2012, et De l’impossibilité de travailler.

4 Lors d’un cours de sociologie de l’art, j’ai appris que les ar-tistes français qui tirent suffisamment de revenus de leur activité pour être imposables étaient environ une centaine. Je ne sais si ce chiffre a changé en vingt ans, mais j’en doute.

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l’on n’est pas en mesure de tenir. Et après avoir demandé ça aux lycées, aux collèges, on exige la même chose de l’université. On demande à des enseignants, qui souvent n’ont jamais vu autre chose que le système éducatif, de faire semblant qu’ils peuvent dispenser un savoir ajusté à la demande d’un monde profession-nel en mutation.

Mais le fait que l’on puisse passer des années de sa vie à déchiffrer des tablettes akkadiennes ou à disséquer des con-cepts philosophiques n’est pas une errance de l’université, c’est ce qui la justifie. Le fait que l’on lise au collège ou au lycée des livres qui ne serviront jamais dans une carrière d’employé de bu-reau, que l’on apprenne des lois physiques ou mathématiques qui seront tout aussi inutiles à la vie professionnelle de quatre vingt dix neuf pour cent des gens n’est pas non plus une erreur, c’est justement à ça que sert l’école : à être ce que le reste du monde n’est pas, à être un sanctuaire, à être un lieu où on peut (et doit) apprendre sans but utilitaire direct, idéalement pour être un être humain qui ne se contente pas de subsister, qui ne se contente pas d’être un tube digestif apeuré par l’avenir et avide de consommer, mais qui existe. Un être pensant, capable de s’intéresser au fonctionnement du monde et de la société dans laquelle il vit. Je vois idéalement l’école et l’université comme des sanctuaires de l’apprentissage et du savoir, mais ces institu-tions ne sont pas en dehors du monde, elles en font partie, elles profitent juste d’une temporalité et de buts différents de ceux qui ont court dans d’autres milieux comme une entreprise, une administration, etc.

Il est à la mode de déplorer que l’éducation, secondaire ou supérieure, méprise les matières techniques. Je suis tout à fait d’accord, mais là encore, pas parce qu’il faut former à des mé-tiers précis — les métiers techniques, hors quelques secteurs artisanaux traditionnels, sont régulièrement soumis à des mu-tations imprévisibles —, mais parce que les mains, comme le cerveau, comme les jambes aussi (on pourrait parler du sport à l’école), doivent apprendre pour apprendre, se cultiver pour se cultiver. Personnellement, j’ai appris un métier technique, j’ai passé trois ans à être formé à la photographie argentique et à la retouche-photo d’avant Photoshop, celle qui se faisait au crayon et au pinceau. Quelques années après mes années de lycée pro-fessionnel, mon apprentissage de la retouche était devenu ca-duc, et à présent, mes cours sur le calcul de l’usure des bains de développement argentique est tout aussi inutile. Non seule-ment le métier a changé, non seulement des gens qui n’y ont pas été formés sont à présent plus compétents que moi pour l’exercer, mais je dois avouer qu’à l’époque, je ne m’imaginais pas spécialement passer la totalité de mon existence à arranger la peau de mannequins à coup de gris-film. Pourtant, je ne re-grette pas cet apprentissage, parce qu’apprendre est bon en soi, parce qu’apprendre permet d’apprendre à apprendre et même, d’apprendre à enseigner. Tous les ans, j’enseigne d’ailleurs la pro-grammation informatique à des étudiants dont une grande par-tie ne se servira pas intensivement de ces connaissances et, sans doute, les oubliera sitôt le cours validé par une note. Cela ne me gène pas, car je ne considère pas que tout le monde doive suivre le cours pour les mêmes raisons : les mordus mordront, les au-tres se contenteront de s’ouvrir à quelque chose qu’ils n’auraient pas connu par eux-mêmes et qui leur apprend en partie com-ment fonctionne le monde numérique dans lequel ils baignent, afin de ne pas en être bêtement esclaves : programmez ou soyez

programmé.À la radio, j’ai entendu un homme politique sorti de prison

qui expliquait que les gens qui s’accommodent le mieux à des conditions de détention ne sont pas les brutes, mais les intel-lectuels qui aiment lire et écrire : eux savent toujours s’occuper. Il faut dire qu’il ne reste que ça puisque le principe de la prison est d’entraver le corps.

David Monniaux, l’auteur du tweet signalé plus haut, est informaticien et mathématicien, normalien, agrégé, a passé sa thèse à l’université de Dauphine (5), est habilité à diriger des re-cherches, employé du CNRS, et tout un tas de choses du genre. Il s’inscrit donc assez clairement dans le système d’excellence française voulu par Napoléon, basé sur le tri : théoriquement démocratique (puisque théoriquement ouvert à tous sans dis-tinction sociale, même si on observe que c’est de moins en moins vrai), il a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Cette vision du sys-tème éducatif a produit et persiste à produire une véritable élite, mais il s’agit parfois moins d’aider chaque citoyen à s’élever intel-lectuellement que de sélectionner les éléments les plus brillants parmi l’ensemble des citoyens. Dans un premier cas (Finlande, par exemple, où le dogme est qu’aucun enfant ne doit être aban-donné par le système éducatif), l’État est au service du citoyen, tandis que dans le cas français, c’est l’inverse, le citoyen est la propriété de l’État. Bien entendu, on peut me faire remarquer que le niveau d’exigence du système élitiste permet d’amener ceux qui y sont adaptés à un niveau incomparable : un système qui veut aider tout le monde risque de devoir abaisser son niveau d’exigence. Il est amusant de voir, au passage, la tête que font les étudiants de certains pays lorsqu’on leur donne une note comme 14/20 en disant « c’est bien » : pour eux, « bien », c’est 20/20, et le reste revient à se faire cracher à la figure. Les services univer-sitaires qui s’occupent des équivalences sont d’ailleurs contraints à rééquilibrer les notes : un 12/20 français devient un 4/5 dans de nombreux pays d’Amérique du Sud, et en Finlande on ne peut pas avoir de note inférieure à 4/10. Ce genre de correspondance est généralement moins un signe d’indulgence qu’une preuve de la bienveillance du système. En tout cas les finlandais savent parler anglais, lisent un livre par jour, et ne sont pas traumati-sés par l’idée de la reconversion professionnelle ou de la reprise d’études… Question de choix de société, quoi (6).

Revenons à nos étudiants en art. À quoi servent-ils ? Les étudiants en école d’art — institutions très familiales — se trou-vent généralement une utilité, je me rappelle de statistiques qui montraient que tous les diplômés avaient trouvé un emploi dans leur domaine un an après avoir quitté leur école. Ils ne devien-nent pas nécessairement artistes, et tant mieux, mais il ont bien d’autres possibilités : communication, graphisme, design, déco-

5 Je note au passage que la devise actuelle de Paris Dauphine est « L’université choisie », ce qui est un peu une inversion des faits assez cocasse, puisque Dauphine, contrairement à Paris 8, est une université qui choisit ses étudiants. Dauphine et Paris 8 ont été créées en même temps, comme universités expérimentales.

6 Au passage, signalons que David Monniaux traite lui-même de ce genre de sujets sur son blog, La vie est mal configurée. Il y déplore notamment — et le sujet mérite attention — que l’on préfère parfois mal former pléthore d’étudiants que de bien former un nombre raisonnable. J’espère que l’intéressé n’aura pas l’impression que je m’en prends à lui dans cet article, j’emploie son tweet comme prétexte mais je considère ses observations comme tout à fait légitimes.

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ration, métiers d’art divers, enseignement, spectacle,…Je ne connais pas toutes les écoles d’arts visuels privées,

mais à e-artsup où j’ai enseigné quelques années, les étudiants trouvent eux aussi du travail, et même plus rapidement que les autres car ils sont astreints dès la deuxième année à effectuer des stages de plus en plus longs en entreprise, avec une contre-partie évidente : plus rapidement plongés « dans le grand bain », ils manquent parfois de temps pour développer leur langage propre.

Le cas des étudiants en université est moins lisible, puisque beaucoup abandonnent leurs études en cours de cursus sans donner de nouvelles, et bien souvent avec un vrai sentiment d’échec. Cela peut arriver aussi en école d’art bien sûr. Les an-ciens étudiants en Arts plastiques à l’université avec qui je suis en contact ont souvent un emploi dans le domaine aussi, mais cela n’est pas une statistique, juste une impression subjective : les bons étudiants à l’université sont ceux qui s’accrochent, qui ont une raison d’être là, ou qui s’en trouvent une, et ce sont aussi ceux que l’on retient et avec lesquels, parfois, on garde con-tact. Et quant aux autres ? Est-ce que c’est grave de « perdre du temps » ? On meurt toujours assez tôt, et on est toujours suf-fisamment astreint à faire des choses sans en avoir envie. Alors si on ne profite pas de sa vingtaine pour faire des choses sans but précis, quand est-ce qu’on pourra le faire ? On m’a déjà dit qu’il était déraisonnable de donner des rêves d’art, de littérature et de philosophie à des gens qui finiront par trier des papiers dans une administration. Je trouve cette réflexion assez terrifiante : il faudrait limiter ses rêves pour les accorder à une existence frus-trante ? Qu’est-ce qu’il reste ?

Une chose est certaine, en tout cas : dans ces métiers, et

particulièrement à l’université, aucun enseignant ne fait de promesses déraisonnables à ses étudiants. Aucun étudiant non plus ne croit qu’il lui suffira d’une licence en arts plastiques pour devenir un grand artiste, un galeriste, ou je ne sais quoi de plus ou moins lié aux arts plastiques : ces métiers ont toujours été cruels, imposant à la fois le talent, la volonté et la chance, qui n’ont rien de démocratique. Ceci dit, il existe des dizaines de mil-liers de postes d’enseignement artistique à divers niveaux, et de nombreux emplois publics liés à la culture accueillent assez na-turellement des gens formés aux arts plastiques.

Si on extrapole la théorie de l’évolution aux idées ou aux faits sociaux, on peut se dire que lorsque quelque chose parvient à durer dans le temps, c’est qu’il y a une raison à cela, et souvent, cette raison est que le phénomène s’est avéré utile à quelque chose. La cravate, accessoire vestimentaire dont étaient affublés les hussards croates de Louis XIII date du XVIIe siècle en souve-nir de l’épouse qu’ils laissaient au pays, et est devenu, au fil du temps, un attribut indispensable de la tenue réglementaire de certains employés. Un député, légitimement élu par les citoyens de son pays, n’a pas le droit d’entrer dans l’Assemblée nationale sans cravate, par exemple. Pour ma part, qui n’en ai jamais porté, j’ai toujours vu à cet objet une symbolique proche de celle de la corde de pendu que les bourgeois de Calais ont dû porter autour du cou en se rendant au roi d’Angleterre, en signe de soumission, signifiant qu’ils étaient à la merci du souverain qui avait assiégé et conquis leur ville. Bref, j’ignore à quoi sert la cravate, mais elle existe depuis quatre cent ans et a une véritable importance dans le monde « sérieux ». L’actuel costume du salaryman, avec panta-lon, veste, chemise, cravate et chaussures assorties, me semble être une version simplifiée et souvent économique du costume

Les lions de la grotte Chauvet

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du bourgeois occidental de la Belle-époque, sans chapeau, sans corsets ni fixe-chaussettes. C’est un vêtement assez coûteux, et pas forcément adapté à la vie de tous les jours. De même qu’on ne sait pas à quoi sert un étudiant en arts plastiques, on ne sait pas à quoi sert le costume du salarié, ni pourquoi certains mé-tiers l’imposent et pas d’autres, ni pourquoi il doit être si terne (hors cravate, justement), ni pourquoi on doit s’habiller pareil pour travailler et pour assister à un enterrement, ni pourquoi la situation est si différentes pour les femmes. Le monde « sérieux » est saturé de codes plus ou moins incompréhensibles ou ab-surdes, vus de l’extérieur en tout cas, mais ceux-ci doivent avoir une raison de persister, bonne ou mauvaise, sinon ils auraient disparu.

Or il est courant et il semble légitime de se demander si un étudiant en arts plastiques ou en philosophie sert à quelque chose, mais je remarque que personne ne se demande jamais si une cravate ou un costume servent à quelque chose.

La création artistique, elle, existe depuis plus de 30 000 ans (7). Elle est antérieure à l’invention de l’agriculture, et donc antérieure à tout ce qui découle de l’agriculture : les clô-tures, les territoires, les propriétaires, la transmission, le mar-iage, les transactions commerciales, la prostitution, les chiffres, l’écriture, l’argent, la richesse, la spéculation, la loi, l’inégalité, l’esclavagisme, le travail rémunéré, la philosophie, les prêtres, la monarchie, et enfin le surpoids, les caries et les dieux uniques qui ont besoin d’argent. Non seulement l’art est plus ancien que tout cela, mais il n’a pas disparu avec l’introduction de l’agriculture, et au contraire, il a continué à se développer, avec ou sans argent, prenant dans certaines civilisations une importance tout à fait extraordinaire. Depuis le début du XIXe siècle, nous vivons dans un monde où l’image est (c’est un poncif mais il n’est pas faux) omniprésente. On ne sait pas à quoi servent l’art, les artistes, les étudiants en art, les collectionneurs et les décrypteurs d’images, mais ils ne servent sans doute pas à rien. Et on peut en dire au-tant des disciplines que l’on regroupe un peu artificiellement sous le terme de « sciences humaines ».

Est-ce qu’un polytechnicien qui a étudié les sciences, les techniques, la physique et la mécanique, avec les meilleurs en-seignants est vraiment utile à l’humanité lorsqu’il décide de faire une carrière de grenouille de conseils d’administration ? Qui est-ce qui est le plus utile à la société : un trader ou un éboueur ? le paysan qui nous nourrit, ou l’administrateur du fonds de pension qui spécule sur le prix du blé ? Je ne devrais pas avoir à vous souf-fler la réponse.

Au fait, sur cette bonne Terre, qui est-ce qui sert réellement à quoi que ce soit, en dehors des lombrics qui fertilisent le sol et des insectes pollinisateurs ? Qui est-ce qui peut se mériter de valoir plus que son poids en compost ? L’honneur de l’espèce humaine, c’est de pouvoir faire autre chose que simplement sur-vivre : penser, créer, observer, par exemple.

Des choses dont on ignore à quoi elles servent, ni si elles ser-vent à quoi que ce soit, et dont des espèces vivantes particulière-

7 La grotte ornée de Chauvet, un des plus anciens exemples, daterait de 30 000 ans avant notre ère, mais nous ne la connaissons que grâce à sa situation protégée : s’il a existé une forte création picturale, à la même époque ou même bien plus tôt, à l’air libre, il ne peut rien en rester.

ment douées pour survivre et proliférer (fourmis, bactéries) n’ont aucun besoin.

Jean-Noël Lafargue a été étudiant aux Beaux-Arts de Paris (atelier Caron). Il est maître de conférences as-socié à l’Université Paris 8, professeur à l’École Su-périeure d’Arts du Havre, intervenant à l’Esac de Pau, l’Eesi d’Angoulême, l’Erba de Rennes, e-Artsup insti-tut… Réalisateur ou programmeur d’une douzaine de cdroms, il collaborate régulièrement avec des ar-tistes comme Claude Closky et Jean-Louis Boissier. Il est co-auteur, avec Jean-Michel Géridan, de l’ouvrage Processing : Le code informatique comme outil de création, édité en 2011 par Pearson. Il a publié Entre la plèbe et l’élite (Atelier Perrousseaux, février 2012) et Les Fins du Monde, de l’antiquité à nos jours ( Bourin Editeur, Octobre 2012). Il a créé le site Scientists of America.

“Tous les numéros de lalettredesecoles sont désormais ac-cessibles aux adresses suivantes :

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