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IDRIS ELBA NAOMIE HARRIS UN FILM DE JUSTIN CHADWICK Supplément au Nouvel Observateur n°2562. Ne pas jeter sur la voie publique. © Keith Bernstein - © 2013 Long Walk To Freedom (Pty) Ltd. Conception : MEDIAOBS LE STUDI Près de vingt ans après leur publication, « Un long chemin vers la liberté », les Mémoires de Nelson Mandela font l’objet d’une formidable adaptation produite par le Sud-Africain Anant Singh, réalisée par le Britannique Justin Chadwick, et littéralement portée par l’acteur Idris Elba. Récit épique et intime qui court sur deux heures et demie, le film, en salle le 18 décembre, retrace l’incroyable destin personnel et public du leader de la lutte anti-apartheid. L’Obs est partenaire de cette très belle aventure cinématographique et humaine. La liberté au bout du chemin

La liberté au bout du chemin - unesco.org · « Un long chemin vers la liberté », les Mémoires de Nelson Mandela font l’objet d’une formidable adaptation produite par le Sud-Africain

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Près de vingt ans après leur publication, « Un long chemin vers la liberté », les Mémoires de Nelson Mandela font l’objet d’une formidable adaptation produite par le Sud-Africain Anant Singh, réalisée par le Britannique Justin Chadwick, et littéralement portée par l’acteur Idris Elba. Récit épique et intime qui court sur deux heures et demie, le fi lm, en salle le 18 décembre, retrace l’incroyable destin personnel et public du leader de la lutte anti-apartheid. L’Obs est partenaire de cette très belle aventure cinématographique et humaine.

La liberté au bout du chemin

« Les journaux constituent un bien plus précieux pour les prisonniers politiques que l’or ou le diamant, plus désiré que la nour-riture ou le tabac », écrit Nelson Mandela dans ses Mémoires. Il dévora longtemps « Le Courrier », la revue de l’Unesco, seule publi-cation agréée par les autorités carcérales de Robben Island tant elles étaient convain-cues qu’il s’agissait d’une lecture anodine. Privés de presse, y compris des feuilles de chou locales, Mandela et ses compagnons étaient autorisés à étudier, et donc à recevoir des publications concernant leur cursus. Le mensuel lui arrivait de Paris, livrant sa mois-son de nouvelles et de sujets de réflexion, précieuse source d’informations pour des hommes auxquels on tentait d’imposer le vide

de la pensée. Ce fut le premier lien, aussi ténu qu’indéfectible qui unit le futur lauréat du prix Houphouët-Boigny (en1991) et futur ambassadeur de bonne volonté (en 2005) à l’institution, créée en 1945, et mandatée pour contribuer au maintien de la paix et de la sécurité en resserrant, par l’éducation, la science et la culture, la collaboration entre les nations, afi n d’assurer le respect universel de la justice, de la loi, des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion. Mandela et l’Unesco partagent les mêmes idéaux, symbolisés par le préambule de la Constitution de l’organisation: « Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être

élevées les défenses de la paix. » Une phrase que l’ancien président sud-africain aurait pu signer. Une nouvelle page de l’attachement qui lie l’Unesco à Nelson Mandela s’écrit aujourd’hui. Nouveau chapitre d’amitié d’où le militantisme n’est jamais absent. Partenaire du fi lm de Justin Chadwick, la vénérable maison entend à nouveau porter haut et loin la voix du leader anti-apartheid. Un peu de paillettes – deux avant-premières, organisées l’une à Londres et l’autre à Paris –, mais d’abord et toujours un travail de fond. Les 9 800 écoles avec lesquelles l’institution est associée dans le monde, dont de nombreuses sont installées en Afrique, dans les zones de confl it et de pré-confl it, vont pouvoir découvrir « Mandela » et rêver à leur tour d’une Terre où la guerre serait absente. ■ M.-E. R.

L’Unesco et Mandela, un mariage de pensées

NELSON MANDELAUn cŒUR invaincU

Par Marie-Elisabeth RouchyDurant plus de soixante ans de lutte politique, Nelson Mandela accepta de sacrifi er sa vie intime sur l’autel de l’Histoire.

Pour  son  premier  jour  d’école,  Nelson Mandela  raconte que son père avait dû couper un de  ses pantalons pour  le  lui donner,  lui nouant une fi celle autour de la  taille afi n de  l’ajuster à ses mesures. C’est  un  petit  campagnard  qui  se  rend à l’école de Qunu, où sa mère et lui ont échoué après que la famille a été dépos-sédée de ses terres. Forte tête, son père, descendant d’une famille  royale régnant sur une partie du Transkei, a osé contes-ter l’autorité d’un magistrat blanc. Nelson Mandela prend-il déjà la mesure de l’in-justice  ?  Devine-t-il  le  destin  qui  l’at-tend ? « J’étais conscient qu’il me fallait faire mon chemin à partir de mes seules capacités et non de mon héritage », écrit-il. Etudiant brillant, il devient l’un des pre-miers  avocats  noirs  de  Johannesburg. Mandela  possède  déjà  ce  magnétisme qui  fait  mouche  dans  les  prétoires  et tourne  la  tête  des  femmes.  Marié  une première  fois  à  la  colérique  Evelyn,  il 

s’est engagé dès 1944 dans les rangs de l’ANC (African National Congress), contre la domination des Blancs et la ségréga-tion  raciale.  Disciple  de  Gandhi,  fervent partisan du pacifi sme, il s’y est lié d’ami-tié avec Walter Sisulu, marxiste convaincu, dont il est devenu le bras droit, épousant du même coup la doctrine communiste. Ce n’est qu’en 1960, après le massacre de Sharpeville, que Mandela se résoudra à prôner l’action armée et à entrer dans la clandestinité. « Quand on refuse à un homme de mener la vie dans laquelle il croit, il n’a pas d’autre choix que de devenir un hors-la-loi », écrit-il dans ses Mémoires(1). Je n’ai pas dit à Winnie com-bien mon absence durerait et elle ne me l’a pas demandé. C’était aussi bien puisque je ne connaissais pas la réponse. J’habitais dans des appartements vides, partout où je pouvais rester seul sans me faire remarquer. Ma femme et ma famille me manquaient terriblement. »Mandela  a  épousé Winnie  en  secondes noces  début  1958.  C’est  une  jeune  tra-vailleuse  sociale  alors  âgée  de  22  ans. Ils  se  sont  rencontrés  à  l’ANC  et  parta-gent les mêmes idéaux. Winnie ne lâchera jamais  son  homme,  militant  sans  répit pour sa libération dès l’énoncé du verdict du procès de Rivonia. En 1990, alors que Mandela  est  enfi n  relâché  après 27  ans d’incarcération,  il  exige  de  sortir  à  son 

bras. Sacrifi é sur  l’autel de  l’Histoire,  leur couple, désor-mais marqué par les dissensions, reste un symbole. En prison, tout a été mis en œuvre pour briser le leader de la  lutte anti-apartheid. Mandela et ses camarades n’ont pas  plié.  « Jamais les gardiens n’avaient vu un détenu aussi digne et sûr de lui que Nelson »,  raconte Walter Sisulu, qui partagea un temps sa cellule. En février 1990, cinq cent mille personnes viennent saluer leur héros à sa sortie. Mandela a maintenant 71 ans. Il a changé, consi-dérablement mûri et s’est résolu à poursuivre le combat sur un terrain plus intime. Dans la solitude de sa cellule de Robben Island, il a appris l’afrikaans, la langue des Blancs, et a puisé dans leur culture l’origine de leurs peurs. « Ce qui ancre tous mes rêves, écrit-il, c’est la sagesse collec-tive de l’humanité. Nous pourrions barrer nos drapeaux du mot “vengeance” et décider de répondre à la brutalité par la brutalité. Mais l’oppression déshumanise l’oppres-seur autant qu’elle fait souffrir l’oppressé. Imiter la barba-rie du tyran nous transformerait nous aussi en sauvages. Nous souillerions notre cause, nous nous avilirions si nous empruntions ses méthodes à l’oppresseur. Il ne faut pas que notre long sacrifi ce nous fasse un cœur de pierre. » La paix au bout de la connaissance plutôt qu’à celui du fusil…En 1994, l’apartheid aboli et Mandela devenu président, on prête à Madiba des vertus de sage qu’il s’obstine à nier. « Je n’ai jamais été un saint, même si l’on se réfère à la défi nition terre à terre selon laquelle un saint est un pécheur qui essaie de s’améliorer », écrit-il, amusé, dans « Conversations  avec  moi-même » (2).  Arc-bouté  contre la violence, Mandela ne prise pas davantage les images d’Epinal. Lorsqu’on lui demande les qualités qu’il admire chez  les  autres,  il  répond :  « J’aime la combinaison du talent et de l’humilité, la facilité d’être à l’aise avec les pauvres et les puissants, les faibles et les forts, les gens ordinaires et les rois, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, et la capacité à parler simplement à tous, sans distinction de race et d’origine. » Mais  jurerait ses grands dieux qu’il ne s’agit pas là d’un autoportrait.

(1) « Un long chemin vers la liberté : autobiographie », de Nelson Mandela. Le Livre de poche. 767 pages. 9,20 euros.

(2) « Conversations avec moi-même : lettres de prison, notes et carnets intimes », de Nelson Mandela. Préfacé par

Barack Obama. Editions la Martinière. 290 pages. 19,90 euros.

67 ANS DE LUTTE EN DATES1918.Naissance à Mvezo en Afrique du Sud.

1939.Etudes de droit à l’université de Fort Hare, seul établissement à accepter les Noirs.

1944.Mandela rejoint les rangs de l’ANC.

1951.Premier avocat noir à plaider à Johannesburg avec Oliver Tambo.

1952.Elu président de l’ANC du Transvaal et vice-président national.

1958.Divorce et remariage avec Winnie Madikizela.

1960.Le Conseil des Nations unies condamne le massacre de Sharpeville et invite le gouvernement sud-africain à abandonner ses politiques d’apartheid et de ségrégation raciale. Albert Lutuli, président de l’ANC, obtient le prix Nobel de la paix.

1961.Nelson Mandela condamne la stratégie non violente de l’ANC et fonde le MK (Umkhonto we Sizwe) qui prône l’action armée.

1962.Arrêté après 17 mois de clandestinité, Nelson Mandela est condamné à 5 ans de prison.

1963.Début du procès de Rivonia après l’arrestation de plusieurs dirigeants de l’ANC. Jugés coupables de sédition et condamnés à la détention à perpétuité, Nelson Mandela et ses compagnons sont emprisonnés dans l’île-prison de Robben Island.

1971.L’assemblée générale des Nations unies déclare l’apartheid « crime contre l’humanité ».

1976.Les émeutes de Soweto constituent une nouvelle étape dans la contestation et la répression. Agé de 12 ans, Hector Pieterson devient le symbole de la répression aveugle du régime.

1982.Nelson Mandela est transféré à la prison de Pollsmoor, dans la banlieue du Cap.

1988.600 millions de téléspectateurs assistent à la retransmission du concert donné en son hommage à l’occasion de ses 70 ans. 

1990.Nelson Mandela est libéré après 27 ans de captivité.

1991.Le Parlement sud-africain vote la suppression des dernières lois d’apartheid.

1993.Frederik De Klerk et Nelson Mandela reçoivent conjointement le prix Nobel de la paix.

27avril1994.Nelson Mandela est élu président de la République d’Afrique  du Sud avec 62,6 % des suffrages. Il reste au pouvoir jusqu’en 1999. P

Mandela, un long chemin vers la liberté • 32 • Mandela, un long chemin vers la liberté

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A  bientôt  41  ans,  Idris  Elba  s’im-pose  parmi  les  très  grands ;  d’un charisme  et  d’une  présence  inouïs dans  le  rôle  de  Nelson  Mandela  – « le rôle de  [sa] vie », dit-il. Carrure de  colosse  (1,90 m),  démarche  de boxeur  et  douceur  d’enfant,  celui que  le magazine  « GlamMag »  vient de  réélire  « homme  le plus sexy de l’année », promène sur  l’événement le  regard  paisible  des  gens  de cœur.  « Incarner un tel personnage confère des responsabilités »,  dit-il gravement.  A  des  années-lumière du  mafi eux  intello  de  « The  Wire » (« Sur écoute ») ou du fl ic tourmenté et  toujours  sur  le  fi l  du  rasoir  de « Luther »,  les  séries  policières  bri-tanniques  qui  l’ont  fait  connaître à  partir  de  2002,  l’acteur  anglais a  joué  son  va-tout.  Immergé  en Afrique  du  Sud  durant  plusieurs 

mois pour travailler son personnage, il  s’est  littéralement  identifi é  au prix Nobel de la paix, mais n’oublie jamais  de  redescendre  sur  terre. A Londres, où démarrait la promotion du  fi lm,  casquette  de  rappeur  et shetland  bleu  nuit,  il  a  repris  son autre  passion,  DJ,  et  son  pseudo, Big Driis. Rencontre. TéléObs. Comment avez-vous réagi lorsqu’on vous a offert d’interpréter Nelson Mandela ? Idris Elba. J’ai pensé aussitôt que ce serait la chose la plus diffi cile que j’aurais à faire de toute ma vie. Mais ce personnage arrivait à un bon moment dans ma carrière : j’avais besoin de me colleter à un héros de cette taille. Aviez-vous lu ses Mémoires, « Un long chemin vers la liberté » ?Non. Je n’ai découvert le livre qu’au moment de la préparation ; un ouvrage très long qui ne m’a pas quitté sur le plateau. Il m’en disait beaucoup sur les pensées et les sentiments de Mandela.Dans « Quelques jours en avril », de Raoul Peck, très beau téléfi lm consacré au génocide rwandais, diffusé en 2008, vous interprétiez

un militaire hutu marié à une Tutsie qu’on réquisitionne avec son fi ls pour éradiquer la population tutsie ; déjà un réquisitoire contre la violence et la discrimination. « Quelques jours en avril » est une expérience qui a beaucoup compté pour moi. Mon personnage, un Hutu modéré, devait à la fois affronter son frère, extrémiste, et se résoudre soit à tuer sa femme soit à trahir les siens. Comme pour « Mandela », c’était l’occasion d’incarner un rôle extraordinaire dans un projet dont la mission dépassait largement le cadre du cinéma. Sauf que là, il s’agissait de jouer 50 ans d’une vie. Comment prépare-t-on un pareil rôle? Il me fallait comprendre l’Afrique du Sud – l’ancienne et la nouvelle. J’ai passé beaucoup de temps là-bas, à parler aux gens, comprendre leur langue, leur culture et leur histoire. Les membres de la fonda-tion Mandela se sont montrés très amicaux. Ahmed Kathrada, qui était détenu avec Mandela et qui fourmille d’anecdotes, m’a beaucoup aidé. Et je suis allé à Robben Island où j’ai passé une nuit. On m’en avait donné l’autorisation.

La prison est fermée depuis longtemps.Personne n’y avait plus été enfermé depuis la fi n des années quatre-vingt. J’y suis entré à 19h le soir, j’en suis sorti à 7h le lendemain matin. Incroyable. Croyez-le ou non, Robben Island est une prison han-tée : trop de gens y ont vécu des choses terribles et y sont morts. Je suis un acteur, je n’y ai passé qu’une nuit mais j’ai pu ressentir ce que Mandela et ses camarades ont vécu. On ne peut l’imaginer avant d’y être entré et d’y avoir été enfermé. Cette expérience a été déterminante pour comprendre Mandela. Vous l’incarnez à partir de l’année 1944, date à laquelle il rejoint l’ANC et contracte son premier mariage, jusqu’à son élection à la présidence en 1994.C’était comme une sorte de voyage dans le temps, il fallait étudier chaque changement. La voix de Mandela, sa gestuelle ne sont évi-demment pas les mêmes quand il a 26 ans ou 80. Ses vingt-sept années ans passées en prison l’ont modifi é en profondeur. Et, quoiqu’il garde une intonation très particu-lière, Mandela ne s’exprime pas de

IDRIS ELBAnOUvel aMBaSSadeUR de la PaiX

Propos recueillis par Marie-Elisabeth Rouchy

AEpoustoufl ant dans la peau de Nelson Mandela, qu’il incarne de 1944 à 1994, Idris Elba impose sa présence magnétique.

la même façon en public et en privé, je devais jongler avec toutes ces nuances. Sa voix, notamment, était un souci : né dans la banlieue de Londres, il me fallait me débarrasser de mon accent cockney. Combien de temps vous fallait-il pour changer d’apparence ?Quatre heures de maquillage. J’arrivais sur le plateau à 4 h du matin. On démarrait à 9 h. Le fi lm a-t-il été tourné chronologiquement ? Malgré nos efforts dans ce sens, c’était malheureusement impos-sible. Donc, un jour, j’étais Mandela jeune et le lendemain j’avais trente ans de plus. La seule manière de ne pas me sentir déstabilisé était de me tenir au plus près de ses pensées, de devenir Mandela. Je ne lui ressemble pas physiquement mais j’ai le sentiment d’avoir percé son cœur. Vous n’avez pas cherché, en effet, à cultiver une quelconque ressemblance avec lui.C’aurait été courir le risque de distraire le spectateur. Je vou-lais rendre son mystère et son épaisseur. A partir du moment où

Mandela est envoyé en prison, il devient un autre homme, se met à penser différemment, étudie la culture afrikaner pour mieux com-prendre les pensées et les peurs de ses ennemis. Pour moi, c’est en faisant ça qu’il a accompli son meilleur travail. En déchiffrant les peurs de ses ennemis. Partagez-vous ses positions pacifi stes ?Si mon voisin et moi nous nous bat-tons et qu’au cours de la bagarre je détruis sa maison, il détruira la mienne à son tour. A quoi ça nous avancera puisque lui et moi habi-tons ces maisons ? Le dialogue est une arme autrement plus effi cace et c’est ce que le fi lm nous rappelle : je n’ai pas à aimer mon voisin mais lui et moi devons réussir à vivre ensemble et à nous respecter. Avez-vous pu rencontrerNelson Mandela ?Malheureusement pas. Il était déjà trop malade. Et Winnie Mandela ? Je ne l’ai vue qu’une fois le fi lm ter-miné. Nous avons dîné ensemble. Une femme très charmante, formi-dable. Elle m’a beaucoup parlé de

Mandela, en insistant sur sa drôle-rie, son coté séducteur, sa sévérité parfois. Elle était heureuse que le fi lm ait montré ses aspects qu’elle trouvait absents des autres fi ctions qui ont été consacrées à son mari. Elle ne souhaitait pas évoquer les différends politiques qui les ont opposés ; plutôt les choses intimes, son caractère. Mandela insiste beau-coup dans son livre sur le fait qu’il est un homme complexe, aux mul-tiples facettes. Tout le monde pense que c’est un saint mais ce n’en est pas un : quoiqu’il fasse partie des quelques personnes qui ont marqué le siècle, c’est un homme bien réel. Vous évoquiez les autres fi lms qui ont été réalisés sur Mandela. Les avez-vous visionnés ? Non. Je ne voulais pas courir le risque d’imiter Danny Glover et Morgan Freeman qui l’avaient interprété (1).Comment quitte-t-on un tel personnage?Je n’en suis pas encore sorti. C’est un rôle tellement énorme ; un tel privilège de l’avoir interprété et une telle responsabilité. On se pose des questions. Qu’ai-je fait, moi, petit acteur, pour changer le monde ?

Est-ce que le fait d’avoir incarné un homme pareil peut rendre meilleur ? Je l’espère. Les jeunes sont-ils toujours aussi marqués que leurs aînés par Mandela ?Ils savent et apprécient ce qu’il a fait pour le pays. Et éprouvent encore aujourd’hui un immense respect pour lui, même si tous ne parta-gent pas absolument ses idées. Sur le plateau, beaucoup d’entre eux étaient là pour faire de la fi guration. Ils m’ont énormément encouragé : leur enthousiasme était contagieux. Avez-vous des projets? « The Gunman », un fi lm de Pierre Morel sur les enfants soldats. J’y interpréte-rai un commandant qui encourage les enfants à s’enrôler dans ses rangs et à se battre. Un type affreux. C’est aussi ça, la vie d’un acteur. Vous menez une carrière internationale. Où avez-vous posé vos valises ? Nulle part. Je n’ai plus de maison, je vis dans une caravane. Elle est garée en bas, près de l’hôtel. Je suis un citoyen du monde.

(1) Dans « Mandela » en 1987 et

dans « Invictus » en 2009.

REPÈRES 1972.Naissance à Londres.2002-2004.Série « The Wire » (« Sur écoute »).2005.« Quelques jours en avril », de Raoul Peck (téléfi lm).2009.Série « The Offi ce ».2010-2013.Série « Luther ». 2011.« Thor ». 2012.« Prometheus », de Ridley Scott.

Mandela, un long chemin vers la liberté • 54 • Mandela, un long chemin vers la liberté

Il a de faux airs de Yasser Arafat. Même barbe  et  même  moustache  drues et  clairsemées,  mêmes  yeux  globu-leux, même  regard noir  intense  : une tête  de  leader.  Casquette  de  base-ball vissée sur la tête, Anant Sigh est un personnage de  roman.  Issu de  la troisième  génération  d’immigrants indiens  d’Afrique  du  Sud  et  désigné à  ce  titre  comme  « citoyen  de  cou-leur » par  le  gouvernement de  l’apar-theid,  il parle couramment  le magahi et n’a  jamais  transigé  sur  ses objec-tifs.  Engagé  très  jeune  dans  la  lutte anti-apartheid,  il  s’est  mobilisé  pour faire  entendre  la  voix  des  cinéastes sud-africains  dans  le  monde  –  dont la plus connue, celle de Darrell Roodt, avec  « Place  of  Weeping »  (1986), «  Sarafi na ! » (1992) et « Pleure ô pays bien  aimé »  (1998).  Premier  produc-teur à dénoncer  la situation politique de son pays, il est aussi le premier à s’être frayé un chemin à Hollywood en 

tissant  des  liens  puissants  avec  les studios  et  en  se  faisant  depuis  peu l’ambassadeur  des  Cape  Town  Film Studios  dont  il  est  copropriétaire.  A la  tête d’un catalogue de plus d’une soixantaine de fi lms, codirecteur d’une station de radio (Smile FM), l’homme est bardé de titres honorifi ques – lau-réat du Crystal Award du Forum écono-mique mondial et du Lifetime Founder Member  Award,  du  Nelson  Mandela Children’s  Fund,  docteur  honorifi que des universités de Durban-Westville et Port-Elizabeth,  récompensé  en  2006 par  le Word Visionary Award  pour  sa 

contribution  au  cinéma  international et ses productions engagées –, la liste est  infi nie, comme les fonctions mul-tiples qu’il occupe en Afrique du Sud et ailleurs. On l’a compris, il pèse son poids d’infl uence et de mystère. Anant Singh situe le début de l’aven-ture  de  « Mandela,  un  long  chemin vers  la  liberté  »  à  la  fi n  des  années quatre-vingt.  A  30  ans,  producteur 

depuis  peu,  il  brûle  de  consacrer un  projet  à  celui  dont  la  libération semble désormais quasi certaine. « Je lui ai écrit à la prison de Pollsmoor, dans la banlieue du Cap où il était alors incarcéré, en évoquant la pos-sibilité de tirer un fi lm de son histoire, raconte-t-il. Madiba m’a répondu par l’intermédiaire d’un ami : “Pensez-vous  que  quelqu’un  aurait  envie  de voir  un  fi lm  sur  moi ? ”  Son humilité est incroyable. » Le  producteur  sait-il  déjà  que Mandela rédige ses Mémoires ? Singh ne s’étend pas. L’ancien militant aime 

cultiver ses jardins secrets et réserve à  tous  le  même  discours.  « Pour les combattants que nous étions, Mandela était une icône. »Il  va  le  rencontrer  début  avril  1990, six  semaines  après  sa  libération. L’entrevue  se  déroule  chez  Fatima Meer,  activiste  anti-apartheid  comme lui,  et  auteur  d’une  biographie  sur Mandela  –  « Higher  than  Hope ».  Les 

deux  hommes  se  plaisent,  devien-nent amis. Quatre ans plus tard, Anant Singh sera l’un des premiers auxquels Mandela montre  le manuscrit  de  ses Mémoires – « Un  long chemin vers  la liberté ».  Et  le  seul  à  obtenir,  l’année suivante, en 1995, les droits d’en tirer une adaptation, une fois le livre publié. La  bataille  a  été  rude,  les  enchères conséquentes, mais Singh a eu le der-nier mot. « Nelson Mandela considérait que seul un Sud-Africain était à même de mettre son histoire en images. Il avait vu mes fi lms, les avait appréciés et me donnait sa confi ance. »Pour  s’en  montrer  digne,  cet  homme pressé  a  dû  apprendre  à  réfréner  sa nature et adopter la vitesse du diesel. Quel  genre  de  fi lm  faire ? Avec  quels moyens ?  Il  lui  faudra  seize  ans  pour trouver  les  réponses.  « La biographie de Mandela s’arrête en 1994 lorsqu’il est élu président. Comment conden-ser quatre-vingts ans d’une vie ?, dit-il. Je ne voulais pas seulement montrer le leader politique, je souhaitais parler du Mandela intime et expliquer l’inci-dence de l’histoire sur son propre des-tin. Mandela est un être complexe. Il insistait beaucoup sur le fait qu’il ne souhaitait surtout pas être présenté comme un héros. “Je suis comme tout le monde, j’ai des forces et aussi beau-coup de faiblesses”, me répétait-il. »

Pour  le scénario, Singh  fait appel à William  Nicholson  qui  cumule  les casquettes d’écrivain, de réalisateur et de scénariste. Les deux hommes se  connaissent  et  s’apprécient.  Et, surtout,  le  producteur  voit  en  lui l’opportunité  de  donner  un  impact international  au  projet.  Nicholson se met au travail. Il lui faudra rendre cinquante  fois  sa  copie  avant  de voir  la  satisfaction  s’affi cher  sur les  traits  de  son  commanditaire. Entre-temps, d’autres scénaristes et d’autres écrivains auront également mis  leur science au service du pro-jet.  « C’était le temps de gestation nécessaire »,  estime  aujourd’hui  le producteur qui, à  la même époque, ferraille  ferme  pour  trouver  des fi nancements  internationaux  tout en  gardant  le  contrôle  du  fi lm.  En Europe, Pathé est l’un des premiers 

à  s’engager  sur  sa  distribution  –  la France  est  le  premier  pays  euro-péen  où  il  sortira  le  18  décembre. En  négociations  depuis  1999,  la Weinstein  Company  en  a  acquis les droits pour  l’Amérique du Nord, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le  Sud-Africain  a  pensé,  un  temps, faire  jouer  le  rôle  de  Mandela  à Morgan  Freeman  –  qui  l’interpré-tera  fi nalement  dans  « Invictus »,  de Clint Eastwood (2009). Mais fi n 90, l’acteur  est déjà  trop âgé pour pré-tendre incarner le leader de l’ANC à l’époque  du  procès  de  Rivonia.  Ce sera  fi nalement  Idris  Elba,  repéré en 2005 dans un  téléfi lm de Raoul Peck. Justin Chadwick , dont il a pro-duit  en  2009  « The  First  Grader », l’histoire  authentique d’un  vieux  vil-lageois du Kenya et ex-militant Mau Mau qui a lutté pour obtenir le droit 

d’aller à l’école et bénéfi cier ainsi de l’éducation qu’il n’a jamais pu s’offrir, est nommé à la réalisation. Et la jolie Naomie Harris, également de l’aven-ture  de  «The  First  Grader »,  enrôlée pour  jouer  Winnie  Mandela.  Anant Singh aime s’entourer de fi dèles. La  boucle  enfi n  bouclée,  Singh  a  le triomphe  discret.  Dès  les  premiers jours  du  tournage,  qui  s’est  étalé  sur cinq mois, Nelson Mandela, auquel  il montrait  régulièrement  les  rushes,  a 

manifesté  son  contentement.  Début novembre  à  Johannesburg,  lors  de l’avant-première,  les deux  femmes de l’ancien  président  et  ses  deux  fi lles ont,  à  leur  tour,  plébiscité  son projet. Les pièces du puzzle enfi n réunies, on pourrait penser Singh apaisé.  Il pour-suit au contraire son travail de militant. Ces  dernières  années,  il  a  consacré cinq nouveaux documentaires à l’apar-theid  et  à  Mandela.  Défi nitivement consacré. Toujours militant. 

ANANTSINGHTiTan MiliTanT

Par Marie-Elisabeth Rouchy

Il fallait un producteur sud-africain d’une sacrée trempe pour réaliser l’impossible : condenser en seulement deux heures et demie l’incroyable destin du héros de la lutte anti-apartheid. Récit.

« Je ne voulais pas seulement montrer le leader politique, je souhaitais parler du Mandela intime (…) »

I

REPÈRES 1956.Naissance à Durban.1974.Acquiert une boutique de location de fi lms 

en 16 mm et passe à la distribution vidéo en créant Videovision Entertainment. 

1984.Création de sa maison de production avec Darrell Roodt.1986.« Place of Weeping », de Darrell Roodt. 1992.« Sarafi na! », de Darell Roodt. 2001.« Mr Bones », de Gray Hofmeyr.2004.« Yesterday », de Darrell Roodt, est nominé pour le César 

du meilleur fi lm étranger ; « Red Dust », de Tom Hooper.2010.« Le Plus Vieil Ecolier du monde » 

(« The First Grader »), de Justin Chadwick. 

Mandela, un long chemin vers la liberté • 76 • Mandela, un long chemin vers la liberté

TéléObs. Que représente Nelson Mandela pour vous ? Justin Chadwick. Il exprime l’espoir dans un monde chaque jour plus divisé par les inégalités. Ses convictions nous sont plus que jamais indispensables. Il me semblait que les nouvelles généra-tions devaient connaître son histoire. Vous aviez à peine 23 ans lorsqu’il a été libéré. Vous souvenez-vous de votre réaction ce jour-là? Avec mes camarades, nous bouillions de savoir à quoi il ressemblait après 27 ans passés en prison. Mais Mandela tardait à se montrer. Il y a trois ans, j’ai rencontré l’un des gardiens qui l’accom-

pagnait ce fameux 11 février 1991, et, enfin compris, grâce à lui, pourquoi nous avions attendu si longtemps pour le voir apparaître : Mandela refusait de sortir tant que Winnie ne serait pas arri-vée. En dépit des dissensions qui les animaient à ce moment-là, il refusait de sortir sans elle à son bras ! Or, Winnie était en retard… Cette anecdote m’a servi de déclic : leur relation était inex-tricablement liée à la lutte contre l’apar-theid. Elle devait être au cœur du film. Vous avez commencé par refuser le film… …Avant de me raviser très vite. Anant avait tissé des liens si forts avec l’en-tourage de Nelson Mandela qu’il m’a été facile de rencontrer à mon tour sa famille et ses compagnons de cap-tivité. J’ai pu interroger les gardiens qui l’avaient côtoyé, des policiers et des avocats. Dans chacun des camps, des hommes et des femmes m’ont aidé à forger l’histoire que je voulais raconter. Beaucoup de livres ont été consacrés à Mandela mais le contact que j’ai eu avec ces gens a beaucoup contribué à me rendre plus familier cet homme exceptionnel.

L’avez-vous rencontré? Oui et c’est un moment que je garde-rai toujours présent dans ma mémoire. Mandela a changé ma vie. Vous êtes né à Manchester. Vous sentiez-vous légitime pour retracer la lutte anti-apartheid ? J’avais un regard extérieur, j’étais sans a priori. J’ai passé une année à sillonner le pays, observer et écouter ses habitants en m’efforçant de cerner leur vérité au plus près. Il n’était pas question de les trahir : devant et derrière la caméra, des hommes et des femmes rejouaient leur histoire. Je voulais que le film leur res-semble ; qu’il leur soit fidèle. Vous avez également effectué des recherches dans les archives de la fondation Mandela. J’ai pu visionner des films dans lesquels on voit Winnie Mandela juste après qu’elle a été libérée, après dix-sept mois passés à l’isolement. Ce sont des images d’une violence incroyable qui témoignent des mauvais traitements dont elle a été victime. Winnie, à ce moment-là, est une femme brisée. Après avoir découvert ces archives, je l’ai regar-dée d’une façon tout à fait différente.

Quels changements avez-vous apporté au scénario de William Nicholson? William et moi sommes repartis de zéro en nous concentrant sur l’histoire d’amour qui lie Winnie et Mandela. Nous voulions montrer ce que la lutte anti-apartheid avait coûté à Mandela et à sa famille. Comment condenser les Mémoires de Nelson Mandela en 2h30 ? Impensable de privilégier une période en particulier ou de passer un évé-nement sous silence. Avoir un fil conducteur nous a beaucoup aidés : il s’agissait de coller au plus près de la réalité, d’être didactique sans virer à la leçon d’histoire. Vous faites passer, dans le film, un vrai sentiment d’urgence. Tourner en Afrique, c’est un peu partir à l’aventure. Les paysages y sont hors du commun et les gens ont une vitalité et une énergie que j’adore. « Mandela » est un film indépendant qui a l’ambi-tion d’un film hollywoodien et réussit à réunir l’épique et l’intime. J’ai espoir qu’il tienne tête aux blockbusters améri-cains. Il est capital de faire de la place à d’autres cultures dans les salles.

REPÈRES 1968.Naissance à Manchester.2008.« Deux sœurs pour un roi ».2010.« Le Plus Vieil Écolier   du monde ».2013.« Mandela, un long  chemin vers la liberté ».

JUSTINCHADWICK«Mandela a changé Ma vie»

Propos recueillis par Marie-Elisabeth Rouchy

En s’attaquant à l’adaptation d’« Un long chemin vers la liberté », après avoir retracé le destin d’un opposant kenyan dans « Le Plus vieil Ecolier du monde », Justin Chadwick ouvre un nouveau chapitre dans la lutte pour l’égalité.

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