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HISTOIRE ιστορία medicus vita ιστορία vita Figure. Étienne-Jules Marey. La Lettre du Cardiologue n° 472 - février 2014 | 1 La mécanique de la vie : Étienne-Jules Marey (1830-1904) D. Chemla* * Service de physiologie-EA4533 et faculté de médecine Paris-Sud, hôpital Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre. L a physiologie et la biologie ont été révolution- nées dans la seconde moitié du XIX e siècle par Claude Bernard et par Louis Pasteur. Étienne- Jules Marey est le troisième génie français de cette période (figure). La personnalité et l’œuvre de ce physiologiste médecin mériteraient d’être mieux connues et reconnues. Dans le domaine cardio- vasculaire, aidé par le vétérinaire Auguste Chau- veau, Marey posera les bases de l’hémodynamique moderne. Sur le plan méthodologique, la “méthode graphique” de Marey fera accéder la physiologie au statut de science exacte. Ce sera une révolution épis- témologique mondiale, à la base de nos techniques d’explorations fonctionnelles en hémodynamique et en physiologie respiratoire, et des techniques de surveillance en unités de soins intensifs. Plus tard, en inventant le fusil photographique et la chronopho- tographie, Marey révolutionnera nos connaissances sur le mouvement. Ses recherches en mécanique des fluides seront également remarquables. Enfin, nous verrons que les travaux de Marey ont eu un rôle capital dans l’invention du cinématographe et dans la naissance de l’aviation et de l’Art moderne. Une vie bien remplie Ingénieur dans l’âme Étienne-Jules Marey est né à Beaune, en Côte d’Or, le 5 mars 1830. Il se passionne dès l’adolescence pour la construction de jouets anthropomorphiques animés qui forcent l’admiration de son entourage. Après des études secondaires au collège Gaspard- Monge (un autre Beaunois), il obtient son baccalau- réat en 1849. Sa mère le destine à la prêtrise, son père, marchand de vin, rêve de le voir médecin, et lui-même préfèrerait développer ses talents d’ingé- nieur au sein de l’École polytechnique, créée par Monge en 1794. Marey monte finalement à Paris pour s’inscrire à la Faculté de médecine. Interne en cardiologie et physiologiste Reçu premier au concours de l’internat, Marey est interne à l’hôpital Cochin (1854-1858), et il est affecté dans le service du professeur Joseph-Honoré- Simon Beau, célèbre cardiologue de l’époque. Plus enclin au travail de laboratoire qu’à la clinique au lit du malade, Marey est attiré dans un premier temps par la physiologie. Depuis Albrecht von Haller (1708-1777), le mouvement est au centre de toute la réflexion dans cette discipline, et la physio- logie est vue comme une véritable anatomie animée (“anatomia animata”). Durant cette période, Marey s’initie à la physiologie auprès de Martin-Magron, disciple de la méthode expérimentale et premier conférencier d’internat, qui encadrera aussi à leurs débuts Broca et Brown-Séquard. Marey se passionne pour la physiologie cardiovasculaire et dès 1857, il expose ses idées novatrices dans 7 publications, dont certaines en anglais.

La mécanique de la vie : Étienne-Jules Marey (1830-1904)

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ιστορίαmedicusvitaιστορία

vita

Figure. Étienne-Jules Marey.

La Lettre du Cardiologue • n° 472 - février 2014 | 1

La mécanique de la vie : Étienne-Jules Marey (1830-1904)D. Chemla*

* Service de physiologie-EA4533 et faculté de médecine Paris-Sud, hôpital Bicêtre, Le Kremlin-Bicêtre.

La physiologie et la biologie ont été révolution-nées dans la seconde moitié du XIXe siècle par Claude Bernard et par Louis Pasteur. Étienne-

Jules Marey est le troisième génie français de cette période (figure). La personnalité et l’œuvre de ce physiologiste médecin mériteraient d’être mieux connues et reconnues. Dans le domaine cardio-vasculaire, aidé par le vétérinaire Auguste Chau-veau, Marey posera les bases de l’hémodynamique moderne. Sur le plan méthodologique, la “méthode graphique” de Marey fera accéder la physiologie au statut de science exacte. Ce sera une révolution épis-témologique mondiale, à la base de nos techniques d’explorations fonctionnelles en hémodynamique et en physiologie respiratoire, et des techniques de surveillance en unités de soins intensifs. Plus tard, en inventant le fusil photographique et la chronopho-tographie, Marey révolutionnera nos connaissances sur le mouvement. Ses recherches en mécanique des fluides seront également remarquables. Enfin, nous verrons que les travaux de Marey ont eu un rôle capital dans l’invention du cinématographe et dans la naissance de l’aviation et de l’Art moderne.

Une vie bien remplie

Ingénieur dans l’âme

Étienne-Jules Marey est né à Beaune, en Côte d’Or, le 5 mars 1830. Il se passionne dès l’adolescence pour la construction de jouets anthropomorphiques animés qui forcent l’admiration de son entourage. Après des études secondaires au collège Gaspard-Monge (un autre Beaunois), il obtient son baccalau-réat en 1849. Sa mère le destine à la prêtrise, son père, marchand de vin, rêve de le voir médecin, et lui-même préfèrerait développer ses talents d’ingé-nieur au sein de l’École polytechnique, créée par Monge en 1794. Marey monte finalement à Paris pour s’inscrire à la Faculté de médecine.

Interne en cardiologie et physiologiste

Reçu premier au concours de l’internat, Marey est interne à l’hôpital Cochin (1854-1858), et il est affecté dans le service du professeur Joseph-Honoré-Simon Beau, célèbre cardiologue de l’époque. Plus enclin au travail de laboratoire qu’à la clinique au lit du malade, Marey est attiré dans un premier temps par la physiologie. Depuis Albrecht von Haller (1708-1777), le mouvement est au centre de toute la réflexion dans cette discipline, et la physio-logie est vue comme une véritable anatomie animée (“anatomia animata”). Durant cette période, Marey s’initie à la physiologie auprès de Martin-Magron, disciple de la méthode expérimentale et premier conférencier d’internat, qui encadrera aussi à leurs débuts Broca et Brown-Séquard. Marey se passionne pour la physiologie cardiovasculaire et dès 1857, il expose ses idées novatrices dans 7 publications, dont certaines en anglais.

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Une thèse qui fait du bruit

Le 4 mars 1859, il soutient sa thèse de doctorat “Recherches sur la circulation du sang à l’état sain et dans les maladies”. La circulation sanguine y est étudiée à l’aide d’appareils rudimentaires mais en partie originaux, ébauches des fameux sphygmo-graphes qu’il construira plus tard. La thèse de Marey attire l’attention de la communauté scientifique, en particulier celle de Franciscus Cornelis Donders, célèbre professeur de physiologie à Utrecht. Conscient d’assister à la naissance d’un scientifique de premier plan, Donders, de passage à Paris, veut en informer son ami Claude Bernard (tableau I).

Le hasard d’une rencontre : Donders et Chauveau

Laissons la parole au vétérinaire lyonnais Jean-Baptiste-Auguste Chauveau : “Le hasard voulut qu’ar-rivé de Lyon, le matin, je me trouvasse au Collège de France, chez notre grand chef, quand Donders vint lui adresser sa requête. Je fus donc bien placé pour admirer la fougue savoureuse avec laquelle le savant physiolo-giste hollandais sut s’acquitter de la tâche qu’il s’était donnée (…) Dans cette première entrevue qui date de 1859, Donders familier avec mes travaux presque autant qu’avec ceux de Marey, me parla des uns et des autres avec son abondance et son ardeur coutumières. Nos recherches d’alors visaient le même sujet : le mouve-ment du sang à l’intérieur de son système vasculaire (…)

‘Ne vous-y trompez pas, me disait Donders, en guise de conclusion, vous êtes parfaitement fait pour vous entendre avec Marey sur tous les points”. Quinze jours plus tard, Chauveau lit la thèse de Marey et comprend l’enthousiasme de Donders, tout en notant une erreur typographique sur son nom (“Chameau (de Lyon)”), dont il ne gardera pas rancune à l’auteur puisqu’un rendez-vous est très vite fixé à Paris au 6 rue Cuvier, où Marey a élu domicile après sa dernière année d’internat. À l’issue de cette première rencontre, leur communauté scientifique ne fait aucun doute à chacun des deux compagnons, et ce sera le début d’une collaboration extraordinairement fructueuse et d’une amitié de 45 ans, qui prendra fin à la mort de Marey.

Un physiologiste en chambre

On pousse Marey vers les concours des hôpitaux, mais “il se sent physiologiste jusqu’aux moelles, un physiologiste exclusif et intransigeant” (Chauveau). Il sait que les postes officiels sont rares dans cette discipline, et que pour des raisons de politique scien-tifique et médicale, l’outillage y manque cruellement, dépendant du bon vouloir des mécènes et des muni-cipalités (contrairement à l’Allemagne où les insti-tutions publiques et privées financent activement les laboratoires de recherche). Marey a aussi en tête l’exemple de Claude Bernard, qui ne fut rien dans la hiérarchie hospitalière et universitaire. À peine âgé de 29 ans, Marey avait déjà conçu diffé-rents appareils enregistreurs fournissant pour la première fois des données dans un nouveau langage graphique compréhensible par tous les scientifiques, quelle que soit leur langue maternelle. Les oscillations et les pulsations étaient fixées de façon rationnelle grâce à cette nouvelle approche appelée la “méthode graphique”. Les enregistreurs de pouls développés par Marey sont immédiatement et très largement adoptés par la communauté médicale. Grâce aux revenus rapportés par ses premiers brevets, il se décide donc à se faire “physiologiste en chambre” : c’est à son domicile qu’il imaginera et fabriquera les nouveaux appareils qui vont révolutionner la physio-logie, la médecine et la vie quotidienne. Après la rue Cuvier, et avant le 11 boulevard Delessert (immeuble où se trouve une plaque commémorative), Marey s’installe rue de l’Ancienne-Comédie, dans l’antique première salle des spectacles de la maison de Molière, le Théâtre Français. “Qui, dans le monde de la physiologie d’alors, français ou étranger, ne connut cette curieuse et pittoresque installation ? La vaste surface du sol de l’unique vaisseau,

Tableau I. Quelques contemporains de Marey.

Auguste COMTE 1798-1857Charles DARWIN 1809-1882Claude BERNARD 1813-1878Carl LUDWIG 1816-1895NADAR 1820-1910Louis PASTEUR 1822-1895Gregor MENDEL 1822-1884Auguste CHAUVEAU 1827-1917Jules VERNE 1828-1905Étienne-Jules MAREY 1830-1904Gustave EIFFEL 1832-1923Clément ADER 1841-1925Robert KOCH 1843-1910Wilhelm RONTGEN 1845-1923Thomas EDISON 1847-1931Henri BERGSON 1859-1941Auguste LUMIERE 1862-1954Scipione RIVA-ROCCI 1863-1937Louis LUMIERE 1864-1948Ernest STARLING 1866-1927Marcel DUCHAMP 1887-1968Werner FORSSMANN 1904-1979

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constitué par la salle des spectateurs et la scène, était découpée en plusieurs départements, spécialisés dans leur destination. Ici, la place d’honneur, le laboratoire proprement dit, où se faisait particulièrement remarquer le premier manège qui servit l’étude du vol de l’oiseau. Tout près, l’atelier du mécanicien. Là, le cabinet du maître. À côté, la salle à manger et le salon, garni de son piano. Plus loin, une échelle de meunier condui-sant à la plate-forme où étaient édifiés, en planche, la cuisine et le logis de la cuisinière. Les chambre à coucher, seules, se trouvaient en dehors de ce vaisseau et mises en communication avec lui par un petit escalier particulier.” (Chauveau). Il installera également un laboratoire dans sa résidence Villa Maria de Naples où il réside 6 mois par an à partir de 1885.

Anatomia animata

Le livre “Physiologie médicale de la circulation du sang”, publié en 1863, pose les bases physiopatholo-giques rationnelles de la cardiologie et de la médecine vasculaire, et décrit toutes les bases de l’hémodyna-mique moderne, en particulier par l’analyse admirable des courbes de pression obtenues lors des premiers cathétérismes effectués sur le gros animal. Le livre connaît un énorme retentissement. Comme nous l’avons vu, l’objet de la physiologie est le mouvement, et dans les préoccupations biomécaniques de Marey, l’étude du mouvement et les aspects méthodologiques qui s’y rapportent l’emporteront progressivement sur la médecine cardiovasculaire, avec la publication de “Du mouvement dans les fonctions de la vie” (1868) puis “La machine animale” (1873), qui sera traduit en anglais l’année suivante, et “La méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine” (1878). Par la suite, c’est surtout la photographie puis les 2 domaines naissants que sont le cinématographe et l’aérodynamique qui bénéficieront de la géniale contribution de Marey. Les différentes techniques de l’image permettront à Marey de compléter ses recherches sur la mécanique des solides et des fluides, et de toujours satisfaire sa passion pour la physiologie.

Les honneurs

Les honneurs viendront très vite : en 1867, Marey est le préparateur et le suppléant du neurobiologiste Pierre Flourens au Collège de France ; en 1869, âgé de 39 ans, il est nommé professeur titulaire de la chaire d’histoire naturelle des corps organisés au Collège de France ; en 1872, il est élu membre de l’Académie de Méde-cine ; en 1878, il est élu membre de l’Académie des

Sciences, où il succède à Claude Bernard ; entre 1880 et 1882, il établit les plans et dirige la construction de la Station de Physiologie de Paris, au Parc des Princes de Boulogne-sur-Seine ; en 1894, il est élu président de la société de navigation aérienne et président de la Société française de photographie ; en 1895, il est élu président de l’Académie des Sciences ; en 1896, il est fait commandeur de la légion d’honneur ; en 1898, il préside à Cambridge le congrès de physio-logie ; en 1900, il est élu président de l’Académie de Médecine ; en 1902, l’Institut Marey est créé pour héberger l’association internationale de contrôle des instruments de mesure. La notoriété venant, il aura ainsi des laboratoires à ses domiciles de Paris et de Naples, à l’École pratique des hautes études, au Collège de France et à Auteuil (Station/Institut), soit en tout pas moins de 5 laboratoires, où se bouscu-leront amis, étudiants, disciples et célébrités. Marey meurt à Paris le 15 mai 1904. Il sera incinéré, mais ses cendres suivront un bien étrange parcours, comme nous le verrons plus loin.

Monsieur Marey

Marey est un homme aimable et jovial, qui sait défendre avec force, humour et sarcasme ses convic-tions. Travailleur acharné, il n’hésite pas à s’opposer aux dogmes en vigueur, voire à ses maîtres (il s’oppo-sera à la vivisection pratiquée par Claude Bernard). D’une grande honnêteté scientifique, il met un point d’honneur à toujours citer les travaux de ses prédéces-seurs, et leur contribution à l’avancée de ses propres idées et de ses nouvelles techniques. Il laissera à ses amis et élèves le souvenir d’un homme bon, loyal et généreux. Observateur et ingénieur génial, c’est aussi un pianiste et un sculpteur. Sa vie intime est discrète et peu conventionnelle. Il aura 2 enfants illégitimes : une fille, Francesca, née à Naples (sa mère est Mme Vilbort, femme d’un de ses associés), et un fils. Sa fille respectera ses dernières volontés en détruisant nombre de ses écrits personnels.

La physiologie cardiovasculaire : contexte historique

La controverse entre Beau et Bouillaud

La collaboration amicale qui s’établit entre Marey et Chauveau, vétérinaire rompu à l’expérimentation sur le gros animal, va aboutir à une révolution en physiologie cardiovasculaire et à la naissance du cathétérisme cardiaque. Cette collaboration s’ins-

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crit dans un contexte d’émulation et de controverses pour élucider l’origine des bruits et des murmures cardiaques et comprendre les mouvements du sang dans le cœur. L’invention du stéthoscope par Laennec en 1816 avait ouvert un grand débat international sur les bases physiologiques de cette nouvelle séméio-logie née avec l’auscultation, débat dans lequel s’illustrèrent entre autres Jean-Baptiste Bouillaud et Beau. Ce dernier avait conclu, sur la base de travaux faits chez la grenouille, que la diastole était la partie mécaniquement active du cycle cardiaque et qu’elle était responsable du mouvement perçu lors de la palpation apexienne. Les liens entre le choc de pointe et les bruits du cœur étaient toujours discutés. Entre 1855 et 1857, Chauveau avait étudié les mouve-ments et les bruits du cœur des chevaux, tirant certaines conclusions critiquées par Marey dans sa thèse, ce qui n’empêchera pas les 2 hommes de se lancer dans des travaux communs. En 1857, soit 2 ans avant la thèse de Marey, Chauveau avait publié un volumineux livre d’anatomie comparée des animaux domestiques, devenu très populaire et traduit en plusieurs langues. Le débat cardiologique en cours passionne Chauveau, qui sera encouragé par Donders, lors de son entrevue de 1859, à faire des enregistre-ments avec Marey pour réfuter les idées de Beau.

Les travaux fondateurs de Ludwig et Vierordt

Les travaux de Marey ont bénéficié des avancées faites par 2 médecins allemands : Ludwig et Vierordt. Carl Ludwig (1816-1895) est un véritable météore apparu dans le ciel de la physiologie. En 1846, il invente le kymographe, premier appareil permettant d’enregistrer dans le temps un signal physiologique (musculaire par exemple). Dans ses applications au domaine cardiovas-culaire, l’appareil permet d’enregistrer de façon inva-sive la pression artérielle. Une colonne de mercure est connectée d’un côté à l’artère d’un animal, et de l’autre à un flotteur situé à la surface du mercure, et relié à un stylet imprimant par ses mouvements un cylindre recouvert d’un enduit et animé régulièrement d’un mouvement tournant par un mécanisme d’horlogerie. Sur un plan théorique, Ludwig est l’instigateur d’un courant révolutionnaire plaidant pour une physiologie expérimentale qui vise à expliquer les fonctions vitales, non pas par une mystérieuse énergie (l’“élan vital”), mais par les lois de la physique et de la chimie. Ludwig écrit un traité magistral, le Lehrbuch des Physiologie des Menschen, publié en 2 volumes parus en 1852 et 1856, dans lequel on peut lire par exemple la première description du rôle de la précharge sur la performance

systolique cardiaque, bien avant les travaux de Frank et Starling. Les idées novatrices de Ludwig détaillées dans ce traité vont également conforter Marey dans son hostilité aux théories vitalistes, encore très vivaces en France à l’époque.En 1854, Karl von Vierordt invente le premier sphyg-mographe, un volumineux appareil enregistrant de façon externe, non-invasive, la pression artérielle, plus précisément le nombre de pulsations, leur caractère plus ou moins régulier, et leur amplitude. Mais les données obtenues par ces appareils sont encore très balbutiantes et Marey note que la forme de sinusoïde régulière de la pression enregistrée par ce sphygmographe ne correspond pas du tout à la sensation asymétrique (avec une durée de diastole plus longue que celle de la systole), qu’il perçoit par la palpation du pouls.

Les travaux de Marey en physiologie cardiovasculaire

Le cathétérisme de Marey et Chauveau

Travaillant à l’école vétérinaire de Lyon, Marey et Chauveau réussissent l’exploit d’enregistrer simul-tanément différentes pressions grâce à un ingénieux système de sonde à double lumière chez le cheval. Ils publieront ainsi les premiers enregistrements synchrones des pressions intracardiaques et intra-vasculaires en fonction du temps : pressions dans l’oreillette et le ventricule (ceci à gauche comme à droite), dans le ventricule gauche et l’aorte (y ajoutant même un enregistrement artériel fémoral synchrone), et, enfin, dans l’artère pulmonaire. Plus de 150 ans après, la qualité des tracés est vraiment très impressionnante. Cette technique innovante ouvrira la voie aux travaux effectués au XXe siècle par Lewis, Wiggers, par les 3 lauréats du prix Nobel 1956 (Forssmann, Cournand et Richards) et par Swan et Ganz. Notons que l’année 1904 voit disparaître Marey et naître Werner Forssmann, qui a effectué le premier cathétérisme cardiaque (droit) chez l’homme (lui-même) avec un élément de preuve : un cliché radiographique.

La systole ventriculaire est la période mécaniquement active

Marey décrira la chronologie exacte des différents événements de pression, qui sera confirmée plus tard chez l’homme, et sur laquelle repose toute notre physiologie hémodynamique. Les liens entre systole

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auriculaire et ventriculaire seront décrits, ainsi que la phase de contraction isovolumétrique des ventri-cules, la chronologie des mouvements valvulaires, la contraction synchrone des 2 ventricules. N’hésitant pas à s’opposer aux idées de son ancien maître Beau, Marey démontre que le choc apexien et la pulsation cardiaque correspondent à la contraction ventricu-laire et non à sa dilatation diastolique. Les travaux de Marey déclenchent une controverse mettant aux prises les membres de l’Académie de Médecine en 1863 et 1864. Marey s’en éloignera, laissant Bouillaud et Jules Gavarret faire triompher définitivement et avec enthousiasme ses propres idées.

La contre-épreuve synthétique – Le cœur artificiel

Sans s’arrêter en si bon chemin, Marey ira même jusqu’à fournir une “contre-épreuve synthétique” aux conclusions physiopathologiques qu’il a émises grâce à ses instruments d’enregistrement, en construisant par exemple des cœurs artificiels et des appareils repro-duisant la double circulation systémique et pulmo-naire, instruments destinés à “nous faire comprendre la cause des signes extérieurs qui sur l’homme sain ou malade révèlent la circulation cardiaque”.

Période réfractaire. Repos compensateur. Premiers ECG chez l’animal

Marey décrira l’inexcitabilité en systole et la période réfractaire du muscle cardiaque (loi de Marey), le repos compensateur post-extrasystolique, et le premier enregistrement de l’ECG chez l’animal (1876).

L’élasticité artérielle

Nos connaissances en hémodynamique cardiovascu-laire sont véritablement nées avec le livre publié par Marey en 1863, dont le titre complet est Physiologie médicale de la circulation du sang basée sur l’étude graphique des mouvements du cœur et du pouls artériel avec application aux maladies de l’appareil circulatoire, édité par Adrien Delahaye, libraire-éditeur, place de l’École-de-Médecine. Le plan de cet ouvrage de 568 pages est présenté en tableau II. Il n’est pas possible de détailler ici tous les admirables aspects techniques, physiologiques et pathologiques qui y sont déve-loppés, et qui seront repris dans le livre Physiologie expérimentale publié en 1875 chez Masson. Extraites de ce livre, voici quelques lignes traitant de l’élasticité artérielle d’une manière totalement novatrice pour

l’époque, et qui entrent en résonance de façon très troublante avec nos préoccupations actuelles, soit un siècle et demi plus tard. “Dans la circulation, l’élasticité de l’aorte et des artères n’a pas pour effet unique de transformer en écoule-ment continu le mouvement saccadé et intermittent produit par le cœur. À cette influence depuis long-temps connue, s’en ajoute une autre plus importante encore et sur laquelle l’attention des physiologistes ne s’était pas arrêtée : l’élasticité des artères économise le travail du cœur. (…) Enfin, puisant dans l’anatomie pathologique une vérification nouvelle, j’ai donné la raison de l’hypertrophie du cœur qui accompagne la perte d’élasticité des artères chez les vieillards. En effet, l’hypertrophie, se produisant toujours dans un muscle qui éprouve une résistance exagérée, devait arriver quand l’élasticité artérielle est perdue, s’il est vrai que l’élasticité diminue certaines résistances”.

La méthode graphique

À la recherche d’un langage physiologique universel

L’analyse du mouvement de la vie sous toutes ses formes est la grande préoccupation de Marey. Mais cette analyse se heurte à l’époque à 2 obstacles princi-

Tableau II. Table des matières du livre du Dr E.J. Marey : Physiologie médicale de la circulation du sang basée sur l’étude graphique des mouvements du cœur et du pouls artériel avec application aux maladies de l’appareil circulatoire, édité par Adrien Delahaye, libraire-éditeur, Place de l’Ecole de Médecine. Seule la première partie est détaillée ici.

IntroductionPremiere partie : physiologie de la circulation cardiaque et arterielle.Chapitre I. Trajet du sang – action du cœur Chapitre II. Appareils et experiences destinés à enregistrer les mouvements du cœurChapitre III. Analyse du tracé cardiographique qui fournit les indications des mouvements de l’oreillette droite, de ceux du ventricule droit et de la pulsation cardiaque Chapitre IV. Des mouvements qui se passent dans les cavités gauches du cœur – force déployée par chacune des cavités. Chapitre V. Signes exterieurs des mouvements du cœur – bruits et pulsation (choc). Chapitrei VI. Circulation artérielle.Chapitre VII. Vitesse du sang dans les artères – signes extérieurs de la circulation arterielle. Chapitre VIII. Du pouls arteriel ; de sa nature et des moyens de percevoir et de représenter graphiquement ses différents caractères.Chapitre IX. Du pouls dans les différentes artèes.Chapitre X. De la fréquence du pouls.Chapitre XI. De la force du pouls.Chapitre XII. De la forme du pouls.Chapitre XIII. Du pouls rebondissant ou dicrote.Chapitre XIV. Influence de la respiration sur le pouls.Chapitre XV. Circulation capillaire.

Deuxième partie : applications à la pathologie de la circulation vasculaire et cardiaque.Chapitres XVI à XXVIII

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paux : la limite de nos sens, percevant imparfaitement les détails de l’action ; et l’absence de langage scien-tifique universel pour décrire et quantifier ce mouve-ment. Ce dernier point était aggravé par l’abandon de la langue commune (le latin) au profit de la langue propre de chaque pays, compliquant encore plus la compréhension des scientifiques entre eux et la diffusion des savoirs. Marey va considérablement perfectionner les appareils de son époque, et proposer une méthode graphique qui fournira aux chercheurs un langage scientifique universel en leur permettant l’enregistrement relativement simple sous forme d’un graphique (une courbe) puis l’analyse mathématique (géométrique et algébrique) des données recueillies. La trace est gardée et peut être revue : “Quand il avait vu, il voulait le revoir” (Nadar).

Le tambour à levier

Des capteurs et un système de transmission, perfec-tionnés par Marey pour ne pas interférer avec le signal lui-même, sont reliés à un stylet par un système de levier léger et avec une inertie minimale. Ce stylet permet l’inscription du phénomène sur du papier noirci de fumée. Ce papier est enduit sur un cylindre (tambour) de diamètre et de longueur adaptés, entraîné par un moteur mécanique à une vitesse contrôlée. La triade capteur/transmetteur/enre-gistreur donne accès au fameux graphique. “Et si le graphique présente des incohérences, des irrégularités, des incertitudes, c’est que l’expérience a été mal faite. Combien de fois n’ai-je pas entendu Marey dire que la beauté d’un graphique mesure la justesse d’une expé-rience (…) À partir du moment où Marey a orienté la physiologie vers l’inscription automatique des mouve-ments, tout est devenu plus simple, et la physiologie est devenue une science exacte”. (Charles Richet).

Bouleversement épistémologique

La physiologie devient une science exacte et la méthode graphique de Marey constitue un bouleversement épis-témologique. La communauté scientifique adhère à l’idée du chercheur, qui est de maîtriser le temps, de saisir très précisément le phénomène, d’en conserver la trace pour l’analyser qualitativement et quantitative-ment, et pour pouvoir confronter les résultats obtenus avec ceux d’autres expériences et d’autres équipes. On ne parle pas encore, comme on le fait aujourd’hui, de post-traitement ni d’élément de preuve. Mais les résul-tats des expériences de physiologie, en pouvant être comparés les uns aux autres, deviennent opposables, démocratisant la recherche et ouvrant la voie à une

physiologie médicale basée sur les preuves. Les tech-niques dérivées de la méthode graphique sont à la base d’un grand nombre de nos techniques d’explorations fonctionnelles en physiologie et en hémodynamique, et également à la base des techniques de surveillance des patients en unités de soins intensifs.

Le sphygmographe

Marey développe également un sphygmographe miniaturisé qu’il appliquera sur l’artère radiale. Le sphygmographe fixé au poignet permet l’amplifica-tion et l’enregistrement graphique non invasif des différentes formes de pouls. Puis Marey imaginera de transmettre le mouvement par l’intermédiaire de l’air via une membrane élastique, un tube creux, et un système de doubles tambours.

La capsule de Marey

Marey entrevoit toutes les applications potentielles de sa découverte aux autres domaines de la physio-logie, en particulier la physiologie respiratoire. “Il est évident que l’emploi des appareils enregistreurs donnera la connaissance précise de toutes les variétés de forme et de rythme que peut présenter la respiration”. Ainsi, ce même système à transmission par l’air va permettre à Marey d’enregistrer les mouvements respiratoires : il va concevoir une capsule à air équipée d’une petite plaque d’ivoire qui est maintenue contre le thorax. Les mouvements respiratoires font varier cycliquement l’’air contenu dans la capsule, qui circule ensuite dans un tube en caoutchouc jusqu’au système enregistreur (stylet/tambours/moteur). Le premier “pneumographe” est commercialisé. La “capsule de Marey” ou “tambour explorateur” sera très longtemps utilisée par les physiologistes du monde entier, annon-çant l’avènement des explorations fonctionnelles respiratoires modernes.

Les polygraphes. Les myographes

Marey conçoit des polygraphes capables d’enregis-trer plusieurs signaux physiologiques à la fois. Ils s’illustreront d’abord, comme nous l’avons vu, dans l’enregistrement des pressions intracardiaques, permettant de résoudre les controverses en cours. Dans un premier temps, 3 manomètres et 3 sphyg-mographes échelonnés à distances différentes le long d’un tube élastique, améliorent la compréhension qu’a Marey de de l’hémodynamique artérielle en lui permettant de “voir du premier coup d’œil ce qui pour chaque tracé correspond au même instant”. Il

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annonce ainsi certaines de nos mesures, dont celle de la vitesse de l’onde de pouls (VOP) par les systèmes de doubles capteurs. La polygraphie sera étendue à toute la physiopathologie cardiovasculaire, aux inter-actions cœur-poumons (permettant de décrire par exemple comment et pourquoi les signaux cardiovas-culaires varient avec la respiration) et aux liens entre les mouvements respiratoires et les autres groupes musculaires. Par ces mêmes techniques, et à la suite des travaux de von Helmholtz, il mettra au point des appareils précurseurs de l’électromyographie.

Phonétique et linguistique

Avec les procédés d’enregistrement qui lui sont chers, Marey débutera des travaux enregistrant les muscles du visage et de la phonation. Il sera contacté pour s’intéresser aux problèmes d’acoustique de la parole et de phonétique, et ces travaux seront poursuivis par ses élèves et auront des implications importantes en médecine et en linguistique.

La référence internationale

Les tambours de Marey connaissent un succès inter-national fulgurant et ils deviennent la référence en expérimentation. La nécessité de perfectionner à l’extrême les appareils enregistreurs et de stan-dardiser leurs normes s’imposa rapidement. Par le passé, la France avait imaginé le système décimal, et fixé sur le plan international les unités de poids et de longueur. C’est encore Paris qui devient à cette époque la capitale de l’instrumentation scientifique mondiale : Marey crée en 1900 la Commission inter-nationale de contrôle des instruments enregistreurs et d’unification des méthodes. Les instruments de la méthode graphique deviennent d’une grande fiabilité et “universels”, produits en grand nombre dans le monde entier. “C’est le problème difficile que M. Marey a résolu pour la physiologie et la méde-cine : il a créé des instruments et des appareils à l’aide desquels le phénomène vital s’inscrivant de lui-même se trouve soustrait à l’appréciation souvent impossible ou incorrecte de l’observateur... Sans doute, avant M. Marey, des tentatives avaient été exécutées dans la même direction par M. Helmholtz, Ludwig, Vierordt, etc, mais elles ne se prêtaient point à une diffusion générale et étaient condamnées à rester des procédés personnels. Au contraire, les appareils de M. Marey ont présenté un caractère de précision et de simpli-cité qui les a fait immédiatement accepter et leur a permis de se répandre avec la plus grande facilité” (Claude Bernard).

La fin de l’anarchie expérimentale

Lors de l’hommage posthume à Étienne-Jules Marey pour l’inauguration du monument en son honneur au parc des Princes, le président de la République Raymond Poincaré prendra la parole en dernier et qualifiera Marey de “véritable artiste de la mécanique de la vie” et d’ “observateur génial, qui a tiré parti de ses observations pour inventer, qui a créé des instru-ments d’une précision remarquable et qui a établi des méthodes aujourd’hui classiques. Son meilleur titre de gloire sera peut-être d’avoir mis fin à l’anarchie expérimentale…”.

Les autres contributions de MareyParadoxalement, malgré le génie novateur développé dans le domaine de la médecine, c’est dans un tout autre domaine que Marey est internationalement connu.

Photographie du mouvement. Le fusil photographique

Après la physiologie cardiovasculaire, qui nécessi-tait des enregistrements internes, c’est l’étude du mouvement qui sera la préoccupation principale de Marey durant toute sa vie. Il analysera, de l’extérieur cette fois, les mouvements humains, et surtout la mécanique de la “machine animale” : le vol des insectes et des oiseaux, le trot et le galop du cheval, le pas de l’éléphant, les mouvements “des poissons et des animaux aquatiques”. Et aussi les problèmes physiques et physiologiques complexes posés par la chute du chat qui, c’est bien connu, retombe toujours sur ses pattes (“Ah ! on ne s’embête pas à l’Académie des sciences ! Je vous donne en mille à quoi ces bougres-là passent leur temps au lieu de travailler !” écrira Alphonse Allais). Marey cherche à maîtriser le temps, à reconstituer le mouvement pour l’ana-lyser, et ses travaux seront rendus possibles par le développement de techniques de recueil mécanogra-phique originales et surtout de différentes techniques photographiques, à une époque où cet art naissant est en pleine explosion technologique. Dès la fin des années 1860, Marey photographie les différentes formes de mouvement, mais c’est une série de 12 photographies instantanées d’un cheval au trot et au galop publiées par l’américain Muybridge dans la revue Nature le 14 décembre 1878 qui provoquera son enthousiasme et le

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confortera dans l’idée de mettre au point un outil révolutionnaire inspiré du revolver photographique de l’astronome Janssen. En 1882, il invente le fusil photographique, dont le barillet est remplacé par une plaque photographique circulaire très sensible (bromure d’argent) permettant de raccourcir les temps d’exposition. La succession des photographies du vol des oiseaux fait considérer ce fusil photogra-phique comme la première caméra.

La chronophotographie

Mais très vite, Marey imaginera une nouvelle méthode révolutionnaire, la chronophotographie, sur laquelle il travaillera à partir de 1883. La multiplication des poses, jusqu’à 50 sur une même plaque (chronopho-tographie à plaque fixe) sera obtenue par un obtu-rateur rotatif. “Le corps s’écrit lui-même, il ne reste qu’à lire”. La résolution temporelle chronométrée est de 20 poses par seconde, proche des 24 images par seconde du futur cinéma. Par la suite, il perfectionnera la technique sur pellicule, en particulier la nouvelle pellicule inventée par Kodak, et inventera différents projecteurs adaptés. De nombreuses améliorations techniques originales lui permettront d’atteindre une cadence de plus de 200 images par secondes (l’année de la mort de Marey, le vol des insectes sera étudié à 1 200 images/seconde par son assistant Lucien Bull). La capacité de la chronophotographie à rendre compte d’un mouvement mais également à le ralentir ou à l’accélérer va permettre à Marey de faire des avancées majeures dans le domaine de la physiologie humaine et animale.

Le cinématographe

Ces photographies animées d’hommes et d’animaux en mouvement sont-elles du cinématographe ? “La chronophotographie est presque du cinéma. Dans le presque, il y a ce qui sépare une invention technique d’un nouveau phénomène culturel” (Dominique Chateau). Les préoccupations de Marey étaient purement scien-tifiques. Ses recherches visaient essentiellement à une approche analytique du mouvement, dans le but d’améliorer nos connaissances physiologiques, et il comprenait peu l’intérêt de l’approche synthétique du mouvement développée à la même époque à Lyon par 2 jeunes prodiges, les frères Auguste et Louis Lumière. Il comprenait encore moins l’intérêt potentiel d’un tel spectacle pour un éventuel public. Au-delà des controverses (un groupe d’inconditionnels affirme toujours que Marey est le véritable inventeur du ciné-matographe), Marey et les frères Lumière resteront

amis jusqu’au bout, et dans une lettre rédigée par Marey à l’occasion de l’Exposition de 1900, il décrira lui-même les 2 frères comme les “Inventeurs du Ciné-matographe... ”.

Aéronautique

De la même façon, Marey est fasciné par l’étude du mouvement et du vol des “plus lourds que l’air”, et on peut dire sans exagérer que Marey a “presque” inventé l’aéronautique. Marey décrira minutieu-sement, entre autres, le double mouvement héli-coïdal des ailes d’une guêpe, fixé sur la pellicule grâce au suivi d’une minuscule feuille d’or collée à l’extrémité des ailes, et il décrira également les diffé-rents mouvements des oiseaux en vol. Il ouvre une nouvelle ère “bionique” (François Dagognet) dans laquelle, en comprenant les prouesses animales, le chercheur s’inspirera des secrets de la nature pour aider les ingénieurs à construire et améliorer de nouveaux engins. Ces recherches magistrales ne peuvent être détaillées ici.Marey appliquera ses résultats à l’aérodynamique des aéroplanes et, dans cette discipline naissante, il sera le proche conseiller de Tatin puis de Ader. Il est très probable que ses conseils et ses prototypes ne sont pas étrangers au succès du 9 octobre 1890, Clément Ader faisant historiquement le premier décollage de quelques mètres à bord de l’Eole, le premier avion.

Mécanique des fluides

Dans ce même domaine, vers la fin de sa carrière, Marey abordera un troisième grand sujet d’étude, après la physiologie interne et le mouvement : la mécanique des fluides (air et eau). En particulier, il construira en 1899 une soufflerie aérodynamique qui permettra d’analyser le comportement de l’air au contact d’objets fixes ou en mouvement. Une dizaine de lignes de fumée circulent de façon parfaitement parallèle dans une boîte en verre. Apportées par différents tubules, elles y entrent à une extrémité et sont guidées de façon ordonnée par l’aspiration imposée à l’autre extrémité de la boîte. Lorsqu’on introduit un objet dans la boîte, on note une pertur-bation de cette régularité (tourbillons, vortex). En 1901, par cette technique, Marey photographie le comportement tourbillonnant de l’air en présence d’un obstacle grâce à 57 lignes de fumée traver-sant la boîte. Ces recherches contribueront à mieux comprendre les interactions air/aéroplane et à opti-miser leurs ailes.

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La science amusante

Les travaux de Marey fascinent le public, en particu-lier la jeunesse, enthousiasmée par les découvertes récentes (la machine à vapeur, l’automobile, le télé-phone, le phonographe), les récits de Jules Verne, l’exposition universelle de 1889, pour laquelle fut construite la tour Eiffel, et qui officialisera la réunion originale de l’art et de l’industrie. La science devient populaire et amusante, comme dans les ouvrages de Tom Tit, alias Arthur Good, qui connut un très grand succès en proposant aux adolescents des expériences simples à tester chez soi.

Marey et la philosophie

Les travaux de Marey s’inscrivent dans le courant positiviste qui anime la science à la fin du XIXe siècle, sous l’impulsion d’Auguste Comte, disciple du comte Henri de Saint-Simon (1760-1825) dont il fut le secrétaire. À leurs débuts, les positivistes vont décrire sans a priori les mécanismes physiques et chimiques au sein du vivant, et s’opposer coura-geusement aux idées des partisans d’un “élan vital” à l’origine des mécanismes biologiques, dont Xavier Bichat (1771-1802), par ailleurs si clairvoyant dans sa défense de la méthode anatomoclinique. Au début du XXe siècle, un autre philosophe marque de son empreinte la pensée scienti-fique, c’est Henri Bergson. Dans ses réflexions sur la continuité du mouvement et de la durée, les travaux contemporains sur la succession des images et la cinématographie au sens large seront discutés par le philosophe, sans que le nom de Marey (que Bergson côtoie pourtant au Collège de France) ne soit cité.

À l’origine de l’Art moderne

La chronophotographie a fortement inspiré Marcel Duchamp et les peintres futuristes italiens. Le tableau peint par Duchamp intitulé “Nu descen-dant un escalier” (1912) fait partie des 4 tableaux exposés par le peintre à l’Armory Show de New York en 1913, au milieu des œuvres de toute l’avant-garde de l’époque. Il y a 100 ans, ce tableau fit un énorme scandale lors de cette exposition, et il est considéré par les historiens comme marquant le début de l’Art moderne (même si on employait ce terme depuis le début du siècle). Pour les specta-teurs et critiques de l’époque, un nu ne pouvait pas bouger, et même Franklin Roosevelt, vingt ans avant son élection à la présidence, s’opposera avec force

et humour à ce tableau. Il s’agit d’une silhouette humaine dont la forme démultipliée décompose un mouvement de descente d’un escalier, le dyna-misme étant rendu par les différents aspects simul-tanés de cette même figure dans l’espace. “C’est un cubisme à moi, qui est mélangé de mouvement – introduction du mouvement – et qui est plus futu-riste dans ce sens-là, tout en restant dans la gamme cubiste au point de vue couleur (…) J’avais vu dans l’illustration d’un livre de Marey comment il indi-quait les gens qui font de l’escrime, ou les chevaux au galop, avec un système de pointillés délimitant les différents mouvements. C’est ainsi qu’il expliquait l’idée du « parallélisme élémentaire ». Ça a l’air un peu prétentieux comme formule, mais c’est amusant. C’est ce qui m’a donné l’idée de l’exécution du Nu descendant un escalier” (Marcel Duchamp). Cette même année 1913, la musique connut également son énorme scandale avec la création du Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky au théâtre des Champs-Élysées à Paris.

Un héritage menacé

Au bois de Boulogne, l’emplacement idéal de la Station de Physiologie avait permis à Marey, obsédé par l’analyse du mouvement, d’aménager une piste pour pouvoir photographier les activités humaines (marche, course). Il était également associé à Georges Demenÿ, qui créera le concept nouveau d’éducation physique scientifique (avant de se brouiller avec Marey). En 1902, l’Institut Marey est créé et il héberge l’association internationale de contrôle des instruments de mesure ; les proto-types inventés pour les nouveaux enregistrements y sont méthodiquement testés. À cette époque, le succès de l’Institut Pasteur et des pastoriens représentait un modèle idéal à reproduire dans le domaine des sciences du mouvement et de la mesure en physiologie. Mais cette ambition fut de courte durée. À la mort de Marey, des tensions institutionnelles surviennent, qui poussent le Conseil municipal de Paris à accorder en 1907 une concession de 65 ans partagée entre le Collège de France et l’Institut Marey. Sur ce terrain dit “du Parc des Princes”, un monument sera élevé à la mémoire d’Étienne-Jules Marey et ses cendres y seront transférées. Très vite, au sein de l’Institut, les préoccupations techniques et technologiques l’emportent sur les préoccupa-tions scientifiques. Le faible nombre de publications internationales et les difficultés économiques et

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structurelles qui entourent la période de la Seconde Guerre mondiale en France contribuent à expliquer le déclin progressif de l’Institut. Un sursaut viendra de la contribution majeure d’Alfred Fessard : en 1947, le centre d’études de physiologie nerveuse et d’électrophysiologie de l’Institut Marey est créé (le prix Nobel Eric Kandel travaillera sur le modèle de l’Aplysie dans ce laboratoire). Il sera plus tard transféré au CNRS de Gif-sur-Yvette. Mais avec le temps, les génies scientifiques font place aux idoles sportives. Le bail prend fin en 1972, la concession est rattachée au stade de tennis Roland-Garros et les bâtiments de l’Institut Marey sont détruits en 1978 pour permettre l’agrandisse-ment du stade. Le monument élevé à la mémoire d’Étienne-Jules Marey sera déplacé dans l’enceinte du stade Roland-Garros. Contrairement à Bernard et Pasteur, la figure de Marey est aujourd’hui très peu présente tout au long du cursus médical. Mais le rêve de Marey se poursuit à l’Institut des Sciences du mouvement Étienne-Jules Marey (UMR 7287), de l’université d’Aix-Marseille. On peut également visiter le musée Marey à Beaune, ou se rendre aux magni-fiques expositions, au succès jamais démenti, qui périodiquement rappellent aux Français la place immense de Marey dans l’histoire des sciences.

Conclusion

Étienne-Jules Marey fut tout à la fois ingénieur, physio-logiste, médecin et artiste. Au même titre que Claude Bernard et Louis Pasteur, il fait partie des grands génies français qui ont révolutionné la science dans la seconde moitié du XIXe siècle. Certains historiens des sciences n’ont pas hésité à comparer son génie créatif à celui de Léonard de Vinci. Aidé par le vétérinaire Auguste Chauveau, Marey a posé les bases de la physiologie cardiovasculaire moderne. Nous vivons encore au rythme du bouleversement épistémologique intro-duit par sa méthode graphique, qui chercha à doter la physiologie du statut de science exacte. L’introduction de sa technique de chronophotographie transformera la physiologie du mouvement. Parlant des travaux de Marey, Charles Richet a pu dire que “C’est la physiologie qui a été, pour l’aviation comme pour la cinématographie, la féconde inspiratrice” ; quelques années plus tard, il aurait pu ajouter l’Art moderne à cette liste. Comme l’a écrit Dominique Chateau, “… l’apport de Marey réside surtout dans le rêve scientifique d’une machine à analyser le temps, le mouvement, les gestes, les allures, les rythmes du corps, à saisir ce qui est trop vif pour que l’œil puisse l’appréhender, mais aussi à comprimer la longue durée en synthèses révélatrices – un rêve, qui depuis, n’a cessé de se réaliser”. ■