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La métaphorisation du lexique augustinien comme herméneutique phénoménologique : le jeune Heidegger et Jean–Louis Chrétien Sylvain CAMILLERI (Université de Montpellier III) Abstract: Augustine is one of the favorite ancient thinkers of philo- sophical modernity. is statement proves itself to be true especially in the phenomenological field where two main thinkers seem to have developed a specific interest in Augustine: Heidegger and Jean-Louis Chrétien. e question will be asked what characterizes each phenome- nological reception of the Bishop of Hippo. Our thesis will be that those receptions both are in the same time interpretations which are built on a very specific process of metaphorization. is process — in its various forms — will be the object of a dissection in order to understand what the Augustinian message undergoes and why it does it in such or such way. Keywords: Augustine, Heidegger, Chrétien, Phenomenology, Herme- neutics I Remarques introductives Le travail ici présenté sera guidé par une ambition philosophique. Non pas celle qui consiste à discuter philosophiquement des théologou- mènes ou à discuter théologiquement des philosophèmes au sein de l’œu- vre de Saint Augustin ; mais celle qui consiste à interroger de manière critique et constructive un type précis et somme toute récent de réception de la pensée augustinienne. Nous faisons référence ici à la réception phé- noménologique d’Augustin. Si c’est celle-ci qui attire notre attention avant Delivered by http://zetabooks.metapress.com Universite Laval (989-90-309) Thursday, June 12, 2014 10:20:44 AM

La métaphorisation du lexique augustinien comme herméneutique phénoménologique : le jeune Heidegger et Jean–Louis Chrétien

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La métaphorisation du lexique augustinien comme herméneutique phénoménologique : le jeune

Heidegger et Jean–Louis Chrétien

Sylvain CAMILLERI (Université de Montpellier III)

Abstract: Augustine is one of the favorite ancient thinkers of philo-sophical modernity. This statement proves itself to be true especially in the phenomenological field where two main thinkers seem to have developed a specific interest in Augustine: Heidegger and Jean-Louis Chrétien. The question will be asked what characterizes each phenome-nological reception of the Bishop of Hippo. Our thesis will be that those receptions both are in the same time interpretations which are built on a very specific process of metaphorization. This process — in its various forms — will be the object of a dissection in order to understand what the Augustinian message undergoes and why it does it in such or such way. Keywords: Augustine, Heidegger, Chrétien, Phenomenology, Herme-neutics

I . Remarques introductives

Le travail ici présenté sera guidé par une ambition philosophique. Non pas celle qui consiste à discuter philosophiquement des théologou-mènes ou à discuter théologiquement des philosophèmes au sein de l’œu-vre de Saint Augustin  ; mais celle qui consiste à interroger de manière critique et constructive un type précis et somme toute récent de réception de la pensée augustinienne. Nous faisons référence ici à la réception phé-noménologique d’Augustin. Si c’est celle-ci qui attire notre attention avant

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tout autre, c’est parce que, tout bien considéré, elle nous semble l’une des plus originales et des plus fertiles que la lecture d’Augustin ait produit en presque deux mille ans. Pour quelles raisons exactement ? Commençons par dire que la réception phénoménologique du corpus augustinien exemplifie une pensée qui ne se contente pas de prendre l’œuvre de l’Evê-que d’Hippone en exemple à des fins apologétiques, mais préfère la ques-tionner, voire la contredire, pour en extraire toute la portée expérientielle ou existentiale. En bref, la lecture phénoménologique d’Augustin va se révéler être la plus proche du rythme, de l’expression et de la finalité de sa pensée ; à l’inverse de l’histoire des dogmes ou de celle des saints qui ont souvent majoré son caractère dogmatique afin d’étouffer les vécus religieux qu’elle était pourtant censée porter.

Pour autant, cette lecture phénoménologique d’Augustin ne va pas totalement de soi. Elle est tout d’abord extérieure en un double-sens. Pour les gardiens du dogme, la phénoménologie, comme toute philosophie qui se respecte, est censée demeurer au service de la théologie. Et pour les philosophes, la phénoménologie, en tant que discipline méthodologi-quement athée, devrait commencer — au moins dans un premier temps — par se tenir à l’écart des productions religieuses et théologiques et se concentrer sur les structures qu’elles considèrent davantage pures ou uni-verselles1. Sur ce quoi les uns et les autres s’entendent, quoique pour des raisons différentes, c’est le fait que la phénoménologie ne peut en aucun cas se substituer à une lecture religieuse ou même théologique d’Augus-tin. Parler d’extériorité ne revient donc en aucun cas à dénier la structure intrinsèquement phénoménologique de l’écriture augustinienne. Il s’agit plutôt de pointer l’élément qui fait précisément tout l’intérêt d’une lec-ture phénoménologique d’Augustin : en tant qu’extérieure, celle-ci porte avec elle un indiscutable surplus de sens.

Dans ce qui suit, nous voudrions justement tenter d’investiguer ce surplus et ses implications multiples. Dans un premier temps, nous nous efforcerons de l’analyser sous l’angle de sa teneur propre, c’est-à-

1 E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologische Philoso-phie, Erstes Buch: Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie (= Hua III/1), Hrsg. v. K. Schuhmann, Den Haag, Nijhoff, 1976, § 58, p. 110–111, trad. fr. P. Ricœur, Paris, Gallimard, 1950, p. 190–191.

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dire que nous montrerons le plus concrètement possible la singularité de son modus operandi qui s’apparente à un type spécifique d’herméneutique phénoménologique.

II . Quelques aspects de la lecture proto-heideggérienne de Saint Augustin .

Commençons par remarquer que l’écriture augustinienne forme une bonne part de la matrice de l’herméneutique de la vie facticielle telle que Heidegger la conçoit aux alentours des années vingt. On peut ain-si lire dans le cours de 1923 Ontologie . Hermeneutik der Faktizität que « Augustin propose la première ‘‘herméneutique’’ de grand style », une herméneutique dont il énonce « l’idée englobante et vivante »2 avant et même contre ses successeurs modernes tels que Schleiermacher ou en-core Dilthey lui-même. Notre but ici est d’insister lourdement sur cette qualité herméneutique du corpus augustinien, qui d’ailleurs ne se réduit pas pour Heidegger au De doctrina christiana mais s’étend aussi bien aux Confessiones ou au De Trinitate. Car notre propos n’est pas tant de com-menter ou de décrire pas à pas la lecture proto-heideggérienne d’Augustin que d’arriver à dégager ce qui, d’un point de vue méthodique, fait son unicité et son irréductibilité à tout autre type de lecture.

C’est dans son type bien particulier d’interrogation, dans son lan-gage, son lyrisme, ses métaphores et toutes les figures de style que recèle l’écriture augustinienne que le jeune Heidegger va modeler son appro-che phénoménologique. Que l’aspect textuel, non pas en un sens ma-tériel mais en un sens purement philosophique, s’impose ici comme un élément capital ne relève en rien du hasard, puisque l’herméneutique augustinienne elle-même est indissolublement liée à l’interprétation des Écritures et notamment de ses passages dits « ambigus ». Cette idée est confirmée par un passage d’Augustin recopié par Heidegger dans le cours précité de 1923 :

2 M. Heidegger, Ontologie . Hermeneutik der Faktizität (= GA 63), Hrsg. v. K. Brök-ker–Oltmanns, Frankfurt/M., Vittorio Klostermann, p. 12–13.

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L’homme, qui a la crainte de Dieu cherchant avec soin sa volonté dans les Saintes Écritures. Rendu doux par la piété qui éloigne de lui l’esprit de contention, prémuni par la science des langues contre tout ce qui pourrait l’arrêter dans les termes et les locutions inconnus, possédant les connaissances nécessaires sur la nature et la propriété des choses qui servent de comparaison, ayant enfin entre les mains des exemplaires purifiées avec sollicitude, il peut oser désormais discuter et éclaircir les passages douteux du texte divin.3

Dans le plus pur esprit de la discipline herméneutique, Heidegger sou-ligne chez Augustin une volonté de déchiffrer la vie non seulement telle qu’on la vit, mais également telle qu’on la lit ; volonté on ne peut plus légitime puisque, comme l’a écrit plus tard Levinas, le livre est aussi bien « une modalité de notre être »4.

Selon nous, il faut comprendre que, à travers sa lecture d’Augustin, Heidegger ne développe pas seulement une phénoménologie herméneu-tique, mais également un type particulier d’herméneutique phénoméno-logique. Cela peut se vérifier une première fois par une brève analyse de l’herméneutique augustinienne, dont Heidegger va reprendre certains principes et en retourner d’autres avant de les appliquer au texte même des Confessions. Ce que Heidegger reprend de la méthode elle-même est expliqué on ne peut plus clairement par Jean Greisch qui écrit : « Ce qui intéresse Heidegger chez [Augustin], c’est la transformation créatrice qu’il fait subir au langage philosophique, sous la pression d’une expérience dé-terminée de la vie facticielle, et sa capacité de créer de nouveaux concepts avec des mots anciens. »5 Il y a là un premier grand principe. Heidegger fait explicitement à Augustin ce qu’Augustin a fait à la tradition qui l’a précédé : il tente de transfigurer son langage pour en produire un usage phénoménologique. Ce mimétisme a déjà en soi une certaine valeur : il vaut comme reconnaissance de l’intelligence de la pensée augustinienne et de son pouvoir de créer du neuf avec de l’ancien. Si Heidegger intè-gre dans sa méthode propre des éléments en provenance de la méthode

3 M. Heidegger, GA 63, p. 12.4 E. Levinas, Éthique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 16.5 J. Greisch, L’Arbre de vie et l’Arbre de savoir . Les racines herméneutiques de la phéno-

ménologie heideggériennes, Paris, Cerf, 2000, p. 224.

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augustinienne, c’est parce que sa volonté de rupture avec la philosophie qui l’entoure est à l’image de l’hapax que représente Augustin dans l’his-toire de la pensée chrétienne. Mais ce n’est pas tout car, comme nous allons essayer de le montrer, Heidegger, implicitement cette fois, semble également contester et renverser, au sens de « détruire », un autre principe de la pensée augustinienne, plus directement lié à son herméneutique scripturaire. À nos yeux, c’est précisément ici que Heidegger opère un véritable tour de force en ce sens qu’il montre sa capacité à venir por-ter la contradiction à l’herméneutique augustinienne. Par où s’explique également un trait fondamental de la réception phénoménologique que nous étudions ici, à savoir que Heidegger se livre vis-à-vis d’Augustin à une « réitération destructive », tandis que, comme l’a montré C. Sommer récemment, c’est en revanche à une « destruction réitérative » qu’il se livre vis-à-vis d’Aristote et de Luther6.

Pour Augustin, l’intérêt de la pratique de l’herméneutique réside dans la capacité de celle-ci à démêler, au sein même des Écritures, le sens pro-pre du sens figuré7. Alors que certains versets de la Bible possèdent un sens quasi-transparent, d’autres nécessitent une interprétation allégori-que. Mais dans les deux cas, le but d’Augustin est de faire en sorte que le lecteur se retrouve face à un texte limpide et que, de fait, sa compré-hension se trouve favorisée. Cette intention est louable en tous points et certainement que Heidegger n’a rien à redire là-dessus. Mais l’on remar-que que le processus de clarification augustinien, ou encore ce que l’on pourrait appeler son effort de dés-obscurcissement, passe par une certaine « déstylisation » du texte biblique. Nous voulons dire par-là que l’expli-citation des ad ambigua Scripturae s’accompagne chez Augustin d’une perte métaphorique. S’il est certain que Augustin ne cherche en aucune manière à tronquer la signification du texte, on est quand même en droit de s’interroger sur cet abandon forcé et involontaire du surplus de sens produit par et dans les métaphores du texte biblique.

6 Cf. C. Sommer, Heidegger, Aristote, Luther . Les sources aristotéliciennes et néotesta-mentaires d’Être et Temps, Paris, PUF, 2005.

7 J. Grondin, L’universalité de l’ herméneutique, Paris, PUF, 1993, p. 33. Cf. Augus-tin, De doctrina christiana, III, caput. I.

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On pourrait à raison nous objecter que le résultat de l’opération de clarification augustinienne ne s’apparente en rien à une interprétation sclérosée ou même desséchée et qu’au contraire, le sens spirituel (sensus spiritualis) mis en exergue par Augustin est tout ce dont le chrétien a besoin. Mais nous répondrions alors que la recherche obstinée du ver-bum internum des Écritures comme le dénominateur commun à tous les passages, tant clairs qu’obscurs, ne doit pas masquer le rôle bien pré-cis assigné aux métaphores dans le texte biblique. En d’autres termes, la poursuite du principe unificateur qu’est l’inspiration divine peut, si elle n’est pas équilibrée, occulter de multiples directions et connexions de sens dont l’exploration est pourtant indispensable à la constitution d’une authentique herméneutique existentiale.

Heidegger travaille précisément à partir de cette tension. Une authentique herméneutique existentiale nécessite, d’une part la dissocia-tion formelle de l’entreprise phénoménologique qui « donne le logos des phénomènes »8 d’avec les métaphores textuelles qui servent ce logos, et d’autre part leur association matérielle. En réalisant cela, on sauvegarde l’unicité des textes étudiés ainsi que la puissance évocatrice des différentes métaphores qui l’agrément. Le tout débouche sur une herméneutique phénoménologique qui intègre en son sein l’un et le multiple, le même et l’autre et qui, finalement, surmonte cette opposition apparente. Rien n’est jamais à jeter dans la lecture d’un texte  ; aucun élément ne doit jamais être négligé, ni sous-estimé, ni surestimé, sous peine de totali-ser le sens ou bien, au contraire, de le fragmenter de telle manière qu’il devienne impossible d’en extraire quelque chose. Il faut toujours partir du principe que la métaphore, notamment religieuse, est essentielle et non point accidentelle. Il n’y a de métaphores qu’inspirées et, dans une certaine mesure, d’inspiration que métaphorique9. Le problème demeure cependant que Heidegger semble avoir tellement bien intégré ce principe qu’il va se livrer à une opération quelque peu étrange au premier abord, que nous décrivons, comme le titre de notre étude l’indique, comme

8 M. Heidegger, Phänomenologie des religiösen Lebens (= GA 60), Hrsg. v. C. Strube, M. Jung & T. Regehly, Frankfurt/M., Vittorio Klostermann, 1995, p. 63.

9 C’est par exemple le cas chez Philon et Origène, que Augustin ne rejoint que par-tiellement comme on l’aura compris.

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une « métaphorisation du lexique augustinien », supposément pour en extraire une herméneutique phénoménologique adéquate à son idée de vie facticielle. Est-ce une bonne chose, ou une mauvaise  ? Avant de se prononcer, il faut commencer par démontrer dans le texte ce que nous avançons ici à titre d’hypothèse.

Nous emprunterons notre premier exemple non pas au texte de « Augustin et le néo-platonisme » (GA60, SS1921) mais au cours antérieur de presque deux années qui s’intitulé Grundprobleme der Phänomenologie (GA 58, WS 1919/1920). Dans ce cours, il est parfois question de reli-gion, bien qu’il ne s’agisse pas d’une phénoménologie appliquée com-me c’est le cas tout au long de la Phänomenologie des religiösen Lebens. Toutefois, Augustin y fait une brève apparition ; brève mais remarquée, et l’on découvre le parfait exemple de la métaphorisation que nous avons évoquée. En effet, Heidegger tente de retraduire dans sa propre langue phénoménologique le crede ut intelligas augustinien. Cela donne, dans la traduction française de Jean Greisch : « Vis ton soi de manière vivante, car ce n’est que sur ce fond d’expérience, celui de l’ultime et la plus plénière expérience de ton propre soi que s’échafaude le connaître. »10 Traduction étonnante s’il en est d’une formule que l’on a coutume de traduire par « croire pour comprendre ». De manière plus informelle, Heidegger écrit plus loin que la « parole ‘‘crede ut intelligas’’ veut dire : le soi doit d’abord se réaliser dans la plénitude de la vie avant qu’il puisse se connaître »11. On comprend bien ici qu’Augustin est deux fois pris à témoin dans la démonstration d’un thème central de la phénoménologie du jeune Heidegger, en l’occurrence la centration du monde de la vie (Lebenswelt) sur le monde du soi. Il n’est pas surprenant que l’Évêque d’Hippone soit cité aux côtés de Saint Bernard de Clairvaux, Saint Bonaventure, Maître Eckhart, Tauler ou encore Luther comme représentants de « la position originelle chrétienne qui postule que tout part et tout revient au monde propre  »12 dans la mesure où, selon les mots de Heidegger lui-même, «  le paradigme historique le plus profond de cet étrange processus du

10 M. Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie (= GA 58), Hrsg. v. H.-H. Gander, Frankfurt/M., Vittorio Klostermann, 1993, p. 62.

11 GA 58, p. 205. 12 J. Greisch, op . cit ., p. 221.

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centre de gravité de la vie facticielle et du monde de la vie dans le monde du soi et le monde de l’expérience interne s’offre à nous dans le genèse du christianisme »13. Ce qui est plus surprenant, en revanche, c’est que Heidegger prenne une telle liberté dans sa traduction ou sa retraduction d’une formule augustinienne.

Si l’on comprend que Heidegger se réjouisse d’avoir trouvé chez Augustin la confirmation de ses intuitions à propos de l’aiguisement (Zugesptiztheit) de la vie facticielle sur la pierre du soi, on a plus de mal à ex-pliquer pourquoi il a besoin de déformer son latin. Est-ce parce qu’Augus-tin ne représente qu’une vulgaire caution ? Cela est très improbable puisque dans ses propres traductions, Heidegger se sert sans aucun doute de la visée métaphorique de la formule en question. Dans le cas du crede ut intelligas d’Augustin, il métaphorise un énoncé qui pourrait et même devrait être initialement compris en un sens littéral. Il y a donc ici un type spécifique de métaphorisation du lexique religieux : une sorte de destruction du sens littéral (religieux, voire mystique) pour lui substituer un sens métaphorique qu’il va vouloir pour l’occasion phénoménologique.

Le problème herméneutique que l’on rencontre ici anticipe sur Sein und Zeit : pour le jeune Heidegger lecteur de Saint Augustin, la possibilité se tient déjà plus haut que l’effectivité14. Conséquence : il faut faire dire à Augustin ce qu’il n’a pas pensé ou pas explicitement, mais qui est tout de même potentiellement inscrit dans son propos. Notre but est seulement d’amener les lecteurs de Heidegger lecteur de Saint Augustin à admettre que l’exploration des possibilités phénoménologique logées entre chacune des lignes du texte augustinien exige indispensablement d’en dépasser la lettre vers une transformation créatrice de son langage et une commutation de son sens confessionnel en un sens phénoménologique. Si ces deux sens sont essentiellement liés par le fait qu’ils possèdent et partagent une dimen-sion existentiale, ils n’en restent pas moins distincts pour autant et on ne saurait minimiser le passage ou le « saut » de l’un à l’autre.

Tout laisse à penser qu’il y a donc bien ici métaphorisation du lexique augustinien en vue de la constitution d’une herméneutique phénoméno-

13 GA 58, p. 61. 14 Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, § 7c, p. 38, trad. fr. E. Martineau, p. 49 ; et GA

60, p. 267, n. 36.

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logique. Et Heidegger nous en donne en quelque sorte la confirmation lorsqu’il écrit au § 7b de « Augustin et le néo-platonisme » à propos de son propre cours :

Das Referat soll das Original nicht ersetzen und besser machen, son-dern es im Hinblick auf eine allerdings genuine Explikation aufgeben, es besonderes artikulieren. Dafür ist notwendig der Umweg über ord-nendes Wegstellen, weil etwas so uns leichter zugeht. Ein reines Referat als Abschilderung gibt es nicht. Das könnte höchstens eine schlechte, über sich selbst unklare und sich absolut nehmende Interpretation sein. „Referat“ ist der noch vorwiegend „objektiv“ orientierte und auch ab-fallend artikulierende Ansatz der eigentlich intendierten Explikation. Nur von da seinen Sinn.15

Ce passage nous semble tout à fait extraordinaire dans la mesure où Heidegger admet de manière à peine voilée qu’une lecture authentique d’Augustin, i.e. pour lui une lecture phénoménologique, requiert un au-delà des lectures classiques et traditionnelles qu’il accuse de négligence et de partialité en raison même de leur prétendue objectivité. Ce qui est donc extraordinaire, c’est que Heidegger légitime sa propre métaphorisa-tion du lexique augustinien en en faisant une question de probité philo-sophique. Ce qui est important ici est que Heidegger revendique ne pas pratiquer de métaphorisation sauvage. Bien au contraire, son analyse tente simplement de construire une interprétation réelle et honnête, au sens où il définit lui-même l’interprétation dans son cours sur Augustin, c’est-à-dire comme une « interprétation déterminée et caractérisée de son soi »16. Définir l’interprétation par l’interprétation n’est en rien tautologique dans la mesure où une lecture pure d’Augustin n’existe pas et où le lecteur parti-cipe toujours doxiquement et ontologiquement de la lecture qu’il réalise.

Au terme de cette trop brève analyse, on peut au moins dire que, si l’interprétation heideggérienne interagit réellement avec le texte des Confessions et ne se contente pas de le lire avec une prétendue neutralité, son action sur celui-ci ne ressortit cependant en rien à une quelconque violence objectivante du type que celle de Troeltsch, Harnack et même

15 GA 60, p. 176–177. 16 GA 60, p. 247.

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Dilthey lui font subir. Le texte augustinien ne peut être compris existen-tialement autrement qu’avec les précompréhensions de celui qui s’avance vers lui et, quelque part, cela est bien normal. Puisque la vérité est cachée de l’humanité en partie parce que celle-ci la fuit (Augustin), Heidegger se fait un devoir de tenter de la rattraper. Et il n’a pas tort non plus en ce sens que, comme il le remarque de concert avec Scheler mais aussi avec Troeltsch, Harnack et Dilthey — qui lui auront été utiles sur ce point —, Augustin a en quelque sorte fini par se laisser piéger par la conceptualité grecque importée dans son christianisme via le néo-platonisme. Dans cette optique, la métaphorisation du lexique augustinien à laquelle se livre Heidegger ne serait donc qu’une « remétaphorisation » légitime17.

D’un point de vue philosophique et phénoménologique cette fois, la métaphorisation du lexique augustinien semble en apparence n’être que moyen pour atteindre une vision formelle-indicative de la situation, et c’est de ce côté que les phénoménologues athées ou simplement peu sensibles à la problématique religieuse voudront tirer l’herméneutique phénoménologique que Heidegger est en mesure de dégager à partir d’Augustin. Mais il ne faudrait cependant pas oublier que celle-ci ne se-rait probablement pas ce qu’elle est si elle ne prêtait pas l’oreille à ces dis-cours divinement inspirés. Sans compter que, selon Heidegger lui-même, la vie facticielle religieuse est une déclinaison de la vie phénoménologique et que la Lebenswelt qui l’abrite n’a aucune raison de ne pas prétendre elle aussi à l’originarité ainsi qu’à l’authenticité18.

Inutile, donc, de trancher sur la contribution de Heidegger. On se contentera pour l’instant de dire que la réception heideggérienne d’Augus-tin traduit la mise en question, voire la mise en intrigue du sous-titre de notre colloque  : «  concepts philosophiques  » d’une part, « métaphores religieuses » d’autre part. Quels liens établir entre l’une et l’autre de ces expressions ? Et plus important encore : y a-t-il forcément lieu d’établir ici un rapport de subordination ? La réponse à cette question ne pourra venir qu’au terme d’un réexamen du problème à la lumière d’un second

17 Cf. par ex. GA 60, p. 247–248 (Ap. I, Zur Destruktion des Confessiones X ) sur la mémoire.

18 Sur ce point, cf. notre Phénoménologie de la religion et herméneutique théologique dans la pensée du jeune Heidegger . Commentaire des Fondements philosophiques de la mystique médiévale (1916–1919), Dordrecht, Springer, coll. « Phaenomenologica » 184, 2008.

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type de réception phénoménologique de la pensée augustinienne, en l’oc-currence celle effectuée par le philosophe français Jean-Louis Chrétien.

III . Quelques aspects de la lecture « chrétienne » de Saint Augustin

Avec Jean-Louis Chrétien, les choses se compliquent passablement. Nous avons affaire à une réception phénoménologique d’Augustin qui va se révéler bien différente de celle de Heidegger et, par conséquent, ce que nous avons dit auparavant ne sera guère utile. La première question que l’on est en droit de se poser est la suivante : la réception de la pensée augustinienne développée par Chrétien dans Saint Augustin et les actes de paroles mais aussi dans beaucoup d’autres de ses ouvrages est-elle, oui ou non, phénoménologique ? Si nous posons la question, c’est parce quicon-que connaît un tant soit peu le philosophe sait qu’il s’agit d’un penseur ouvertement chrétien et que son œuvre en porte l’empreinte profonde et jamais reniée par lui. Ce que l’on peut dire en guise de prélude, c’est que, d’après les mots de Chrétien lui-même, sa réception d’Augustin relève bien de la phénoménologie, puisque son projet n’est ni plus ni moins que « de présenter une phénoménologie de la parole suivant le fil conducteur de ses actes »19. L’auto-interprétation de Chrétien a de la valeur, c’est cer-tain. Mais elle ne peut ni ne doit dispenser de la lecture de ses commen-taires, car elle seule va nous permettre de savoir si Chrétien fait quelque chose au texte augustinien et comment il le fait.

La lecture « chrétienne » se distingue d’abord en ceci qu’elle accorde plus de valeur, sinon un véritable privilège à la dimension langagière de l’œuvre augustinienne. Elle le fait sur la base d’une importante consi-dération de la forme de la plupart des ouvrages de l’Evêque d’Hippone, en l’occurrence de véritables retranscriptions de sermons publics20. Car, comme Chrétien le rappelle fort à propos, Augustin était aussi, voire avant tout un prédicateur, à la fois pour lui-même et pour les autres. Ces préci-sions quasi-biographiques qui nous remémorent que « Saint Augustin fut

19 J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de paroles, Paris, PUF, 2002, p. 8.20 Ibid ., p. 7.

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une perpétuel auditeur et un constant lecteur de la Parole de Dieu »21 expliquent pour beaucoup la réception de Chrétien. Avant même d’être phénoménologique, elle est herméneutique et conserve une part de ro-mantisme en ceci qu’elle cherche des les productions d’Augustin une part au moins du reflet de son âme. Mais phénoménologique, elle l’est aussi, notamment dans son déploiement existential de la pensée augustinienne qu’elle partage avec Heidegger et qu’elle dérive légitimement de l’écri-ture et de la voix de celui qu’elle étudie. Lire phénoménologiquement Augustin, c’est, pour Chrétien, « décrire le plus rigoureusement et le plus précisément possible ce que sont, pour Augustin, les actes de la voix et de la parole, ce en quoi ils font événement, ce par quoi s’y jouent notre vie et notre mort » ; « il n’y va pas d’une analyse linguistique, mais d’une méditation sur la parole et l’existence »22. On peut toutefois se poser la question de savoir ce qu’implique la description dont parle Chrétien. Il la veut et la dit phénoménologique, soit. Mais respecte-elle les canons de la phénoménologie, si l’on peut s’exprimer ainsi ? Nécessite-t-elle, comme celle de Heidegger, une métaphorisation de l’écriture augustinienne ?

C’est ce que nous croyons, et nous allons tenter de le démontrer, en insistant cependant clairement sur le fait que la métaphorisation telle que nous la voyons aussi bien chez Heidegger que chez Chrétien s’opère sans violence aucune. Nous devons également dire que la démarche mise en place par Chrétien diffère en de nombreux points de celle pointée plus haut chez Heidegger. Tout d’abord le fait que Chrétien accorde ce poids immense à la dimension langagière de l’œuvre augustinienne et se persuade d’en entendre personnellement la voix en fait un lecteur ouver-tement dévot, ce qui n’était pas le cas de Heidegger. Mais l’on ne doit pas se méprendre sur notre propos. Nous ne disons pas que cela souille la lecture phénoménologique de Chrétien, mais plutôt que son type d’her-méneutique phénoménologique est profondément religieux et que, en tant que telle, elle connaît, apprécie, explore et exploite à plein le capital métaphorique intrinsèque de l’écriture augustinienne.

Puisqu’elle part du principe que cette écriture est structurellement métaphorique, l’herméneutique phénoménologico-religieuse de Chrétien

21 Ibid ., p. 8.22 Ibid . Le mot « décrire » est mis italique par Chrétien lui-même.

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ne peut donc être qu’une «  super-métaphorisation  ». On a déjà là un renseignement non négligeable qu’il nous faudra ratifier dans le texte. Mais en attendant, l’on doit encore demander comment se met en place l’herméneutique «  chrétienne  ». Si Chrétien part à raison du principe que l’œuvre augustinienne possède dès l’initiale une portée métaphori-que, c’est tout d’abord parce que son optique est herméneutique en un sens exégétique et non purement phénoménologique. Pour Heidegger, la phénoménologie prime sur les Confessions, lesquelles sont avant tout un support, et cela même si Heidegger sait pertinemment que le sens phénoménologique ne peut se départir du sens religieux sans disparaître avec lui. Pour Chrétien en revanche, Augustin est son guide23, et non pas la phénoménologie, qui se trouve dès lors ravalée au rang de moyen. Si pourtant il se revendique encore de la phénoménologie, c’est qu’il com-prend lui aussi le surplus de sens et la clairvoyance qu’elle est susceptible d’apporter à sa lecture de Saint Augustin. Donc pourquoi s’en priver ? Toutefois, il nous semble que Chrétien, finalement plus téméraire que Heidegger, aurait osé en d’autres circonstances se passer de la phénomé-nologie pour lire Augustin.

Mais ce qui permet aussi à Chrétien de déceler la teneur métaphori-que intrinsèque des écrits augustiniens, c’est le fait que sa lecture est si-lencieusement médiatisée par une longue tradition chrétienne de lecture. Loin de nous l’idée que Chrétien n’aurait pas lu Augustin directement. Bien au contraire, il opère une plongée dans l’ensemble de corpus qui rivalise sans doute avec les classiques de l’exégèse philosophique et théo-logique de l’œuvre de Saint Augustin. Mais il n’en reste pas moins selon nous que sa formation et son optique particulière lui ont fait intérioriser ce grand principe du christianisme depuis la scolastique qui consiste à lire et comprendre ses grands auteurs avec des commentaires, c’est-à-dire à travers le filtre d’une tradition exégétique qui prend ses racines chez les Pères et court au moins jusqu’à Jean-Luc Marion.

Nous reviendrions sur cette idée dans notre partie conclusive, mais nous pouvons d’ores et déjà dire que si ce procédé est particulièrement bien camouflé dans Saint Augustin et les actes de parole — où sont toutefois évoqués ici et là les noms de Jean Scot Erigène, Hughes de Saint Victor ou

23 Ibid ., p. 10.

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Pascal —, il fait explicitement l’objet du livre précité sur le Cantique des cantiques. Par conséquent, on aurait tort de sous-estimer sa présence, même silencieuse, dans les pages de Chrétien consacré à Augustin. Si donc nous croyons que la lecture de Chrétien est moins phénoménologique que celle de Heidegger, c’est parce qu’il nous semble évident qu’il ne fait en aucune manière table rase de toutes ces interprétations historiques, lesquelles lui fournissent inévitablement une table de préjugés dont l’esprit phénoméno-logique voudrait (ou aurait voulu) qu’il s’en débarrasse avant de commen-cer à lire Augustin. Mais peut-on vraiment le lui reprocher ? Comme on l’a montré avec Heidegger, l’approche de texte augustinien, comme de tout autre texte d’ailleurs, ne peut jamais se départir des précompréhensions du lecteur qui s’adonne à sa lecture. Sans quoi il n’y aurait pas de lecture personnelle d’Augustin, dont il existerait par ailleurs une lecture objective, suprême hérésie pour Heidegger comme pour Chrétien.

Puisqu’il nous faut tout de même démontrer ce que nous avançons dans le texte, nous allons brièvement passer en revue un ou deux exem-ples. Le premier est pour ainsi dire banal et concerne l’analyse de l’acte ou des actes de parole augustiniens que sont selon Chrétien « manger » et « boire »24. À première vue, le sens commun ne s’interroge que peu sur ces notions et il est même surprenant que Chrétien les tiennent pour des actes de parole. Mais il s’en explique dès l’introduction de son ouvrage en soulignant que le fait que la parole, sous-entendue le Verbe divin, soit une nourriture est l’une des « thèses les plus profondes » d’Augustin25. Soit. Cela peut difficilement être remis en cause et là n’est pas notre problème. Mais la question se pose de savoir si le thème de la nourriture mérite vraiment le titre d’acte de parole eu égard à l’ensemble de ses occurren-ces dans le texte augustinien. Honnêtement, nous ne le pensons pas. Curieusement, le chapitre sur « manger et boire » est celui dans lequel Chrétien cite le moins Augustin. Il renvoie bien à de nombreux ouvrages, mais il recopie très peu de passages, et ceux qu’ils recopient se marient difficilement avec son propos sur la dimension consubstantiellement lan-gagière et fiduciaire du manger et du boire. La symbolique du pain, de la faim et de l’eau est maintes fois exacerbée. Par exemple, Chrétien cite le

24 J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, op . cit., p. 37–49. 25 Ibid ., p. 9.

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commentaire augustinien sur l’Évangile de Jean : « Ils étaient loin du pain qui descend du ciel, et ils n’en connaissent pas la faim. La bouche de leur cœur était malade, leurs oreilles étaient ouvertes et ils restaient sourds, ils voyaient et ils demeuraient aveugles. C’est que ce pain de l’homme intérieur exige la faim (quaerit esuriem). »26

Que ce passage possède une forte charge métaphorique, cela est certain et Chrétien ne s’y trompe pas. Mais peut-on cependant en déduire comme il le fait que « Jamais notre faim, notre fin de parole, ne sera en cette vie comblée : autant dire que nous serons toujours dans l’inquiétude et le mou-vement, en constant chemin vers la source où nous buvons déjà »27 ? À la lecture de cette interprétation, on hésite entre dire qu’il ne fait que broder sur un thème de la théologie mystique aux racines bibliques — nous faisons allusion ici à la thlipsis paulinienne : auquel cas il n’apporte rien de neuf et ne contribue en rien à la mise en exergue de la dimension performative du langage augustinien, entreprise qu’il revendique pourtant explicitement sienne28. Ou alors dire qu’il cherche à rejoindre Heidegger et son analyti-que existentiale du Dasein en en soulignant à la fois la structure soucieuse (elle-même produit d’une déthéologisation d’un thème originairement chrétien), la Sorge, et la mobilité fondamentale, la Bewegtheit. C’est cette indécision, ce flirt avec les limites entre écriture religieuse et écriture phéno-ménologique qui perd les lecteurs pourtant attentifs que nous sommes.

Pour conclure sur ce chapitre concernant le manger et le boire, on dira qu’il est un bon exemple de la super-métaphorisation que nous poin-tions plus haut. La métaphore de la parole comme nourriture est certes centrale dans l’œuvre d’Augustin, mais les actions de manger et de boire ne le sont probablement pas autant. Plus encore, leur dimension per-formative, si elle existe, n’est pas langagière ou vocale, même et surtout au sens où Chrétien entend ce terme. Leur dimension performative est mystique, elle relève du Verbe intérieur et de la communion avec celui-ci. En faire une phénoménologie nécessiterait donc non pas de les considérer comme des actes de parole à égalité avec les actions de confesser, témoi-

26 Saint Augustin, In Ioh . Ev . Tract ., XXVI, 1, BA, 72, 481; cité par J.-L. Chrétien, op . cit ., p. 39.

27 J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, op . cit., p. 39.28 Ibid ., p. 10.

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gner ou demander, mais de déployer une analyse corrélative des états de conscience mystiques auxquels renvoient in absentia les métaphores que sont, sous la plume d’Augustin, les actes de boire et de manger. La façon dont Chrétien a sélectionné dans l’œuvre augustinienne des actes de pa-role est, sur la question du manger et du boire, très subjective. Et si pour lui ces deux actes relèvent bien de la parole et offrent, comme il le dit, une « matière suffisante »29 pour cela, il est clair qu’il ne nous convainc pas.

Nous emprunterons enfin notre second et dernier exemple non pas à Saint Augustin et les actes de parole mais à l’ouvrage de dix ans antérieur qu’est L’appel et la réponse30. Dans ce très beau livre, Chrétien dit se pré-occuper phénoménologiquement de la thématique de « l’entrelacs, dans la parole, de l’appel et de la réponse »31. L’empreinte religieuse est déjà présente, mais elle se mêle très bien aux considérations sur la philosophie, la littérature et aussi la poésie. Dans le chapitre intitulé « L’autre voix », Chrétien opère un glissement intéressant du § 57 de Sein und Zeit au Soliloques de Saint Augustin. La raison de ce lien est obvie : Heidegger est une phénoménologue qui a longuement réfléchi sur le motif de l’appel (Anruf) de l’être, et Augustin écrit, lui, sous l’inspiration de la klesis pauli-nienne. Mais nous préférons citer le passage pour plus de clarté :

Cette indétermination de l’affectant de mon être affecté est assurément présente dans le phénomène de l’appel. Doit-elle être prise comme un « privilège positif  »  et forclore toute interrogation postérieure, qui ne pourrait être que naïve ou égarée, ou est-elle le point de départ de cette interrogation ? De l’aveu même de Heidegger, elle s’offre en tout cas à interprétation. L’excès sur moi de ce qui m’appelle, quand même on me viendrait à me l’attribuer, fait question. Le début des Soliloques de Saint Augustin fait surgir immédiatement, dès l’appel lui-même, la question sur ce qui précisément appelle, sans qu’il y soit d’abord donné réponse [...] Cette question sur l’identité de l’appelant ne peut être mise hors-jeu, ni critiquée, comme si s’interroger là-dessus était déjà une façon de fuir l’appel et de se dérober à lui dans le bavardage ou dans la curiosité, car elle fait partie du bouleversement même de l’appel.32

29 Ibid ., p. 9.30 J.-L. Chrétien, L’appel et la réponse, Paris, Minuit, 1992. 31 Ibid ., p. 11. 32 Ibid ., p. 61.

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Pour Chrétien, tout commande de répondre à l’appel et de l’appel, quand bien même l’appelant n’est pas identifié. Cela est juste et nous ne saurions le remettre en cause. Pour autant, l’identité de l’appelant est pré-supposée. Pour Augustin, il s’agit bien de Dieu, même si, intentionnelle-ment, il ne le nomme pas au début des Soliloques. Mais pour Heidegger, il s’agit de l’être. Seulement, pour Chrétien, il n’y a ici qu’un seul et même combat. C’est donc le propos de Heidegger qui se trouve ici métaphorisé pour rejoindre celui d’Augustin. Et Chrétien verrouille en quelque sorte sa manœuvre en liant le bavardage (Gerede) heideggérien à la curiosité (cu-riositas) augustinienne. Certes le thème de l’appel se trouve explicitement dans l’œuvre augustinienne sous la forme de la vocatio mais aussi de la revocatio33. Mais ce thème est, dans la réception qu’en fait Chrétien, appelé à sortir de sa dimension messianique et liturgique initiale et donc à muter pour s’insérer dans le puzzle phénoménologique qu’il tente de construire.

En disant tout cela, nous ne faisons finalement que reprendre la cri-tique lumineuse de Dominique Janicaud à l’endroit de la phénoméno-logie de la promesse développée par Chrétien dans un ouvrage encore antérieur à L’appel et la réponse34. À propos de Réduction et donation de Jean-Luc Marion, Janicaud écrit qu’il est évident que ce livre, de l’aveu même de Marion, « ne se borne nullement à interroger [...] » mais « est destiné, encore selon le mot de Marion, à ‘‘asseoir la plate-forme disponi-ble pour un plus haut édifice’’. La métaphore est révélatrice — continue Janicaud — ; et nous allons voir qu’un virage comparable, à la fois mé-taphorique et méthodologique, se produit dans l’ouvrage de Jean-Louis Chrétien La voix nue . Phénoménologie de la promesse . »35 Janicaud est sans aucun doute le premier à avoir pointé le processus de métaphorisation que nous nous sommes efforcé de mettre en relief depuis le début de cette étude. Mais il n’a pas fait que le pointer ; il l’a aussi violemment critiqué, au nom d’une phénoménologie rassemblée et ramenée à sa raison d’être essentielle et pour ainsi dire « historique ». Ainsi, aux yeux de Janicaud, Chrétien a écrit une œuvre dans laquelle « le recours à la phénoménologie est constamment biaisé par un “appel” censé originaire et par un renvoi,

33 Cf. notamment J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, op . cit., p. 211–222.

34 D. Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, L’Éclat, 1991, p. 49–56.

35 Ibid ., p. 51.

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imposé au lecteur, à l’expérience religieuse. Il s’agit, si l’on veut, d’une phénoménologie chrétienne, mais dont le sens va s’évanouir, pour un non croyant, à mi-parcours. »36

À l’inverse de Janicaud, notre but n’est pas de critiquer l’entreprise de Chrétien qui au contraire nous semble salutaire pour la phénoménologie sur bien des points. Mais, comme on l’aura compris, il n’est pas non plus de faire l’hagiographie du tournant théologique de la phénoménologique. Et à l’inverse de Janicaud encore, nous croyons que Chrétien ne fait pas que tirer la phénoménologie vers ses références religieuses. Il nous semble évi-dent qu’il tire également ses références religieuses vers la phénoménologie. Ne pas considérer ce double mouvement serait de notre point de vue une grave erreur. Élargir la phénoménalité à la matière révélée ne consiste pas seulement à agrandir un cercle jusqu’à ce qu’il englobe un élément exté-rieur. Il s’agit au contraire d’intégrer pleinement cet élément dans ce cercle et donc de phénoménaliser la matière révélée. Or, cette phénoménalisation se donne selon nous dans le cas de Chrétien sous les traits d’une métaphori-sation de l’écriture augustinienne ou d’autres de ses références religieuses.

Pour conclure sur cette seconde partie, nous nous contenterons de dire d’une part de dire avec Janicaud que Chrétien fait de la phénomé-nologie « au sens large »37, et que ce que ce même Janicaud appelle « la finesse de ses évocations et de ses descriptions »38 est bien la traduction de sa métaphorisation du lexique religieux ; et nous dirons d’autre part avec Chrétien lui-même que les fins de sa phénoménologie d’Augustin ne sont pas phénoménologiques mais bien religieuses. Comme il l’écrit à l’entrée de son étude sur l’Évêque d’Hippone : « Aucun surplomb n’a été pris sur Augustin. Ce qui a été tenté, c’est un livre avec lui et non pas un livre sur lui. Il a été pris comme moniteur, afin que l’attention à sa parole puisse conduire à ce qu’il lui a été donné de voir dans l’unique lumière commu-ne, et d’entendre de l’unique Maître. »39 C’est donc parce que Chrétien considère Augustin à la fois comme son Lesemeister et son Lebemeister que sa démarche diffère finalement de celle du jeune Heidegger. À partir de cette double posture nous pouvons maintenant conclure sur l’ensemble.

36 Ibid ., p. 52–53. 37 Ibid ., p. 20.38 Ibid .39 J.-L. Chrétien, Saint Augustin et les actes de parole, op . cit., p. 10.

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IV . Vers une reconsidération du tournant théologique de la phénoménologie

La première considération qu’il est possible de formuler est d’or-dre chronologique. Il nous semble évident qu’au vu de ce que le jeune Heidegger a accompli avec Augustin mais aussi avec Saint Paul, Luther et la mystique médiévale, on peut légitimement anté-dater le tournant théologique de la phénoménologie. L’embardée commence donc bien avant Levinas et on peut même dire qu’elle est quasi-consubstantielle à la naissance de la phénoménologie. Heidegger, mais aussi Scheler, voire le Husserl tardif lui-même n’ont jamais cherché à éluder la probléma-tique théologico-religieuse, bien au contraire. Bien qu’ils se soient tous trois interroger sur Dieu pris comme objet phénoménologique, certains de leurs écrits montrent que, bien avant Ricœur, ils se sont demandés si l’origine foncière de la subjectivité qu’est censée étudier la phénoméno-logie ne pouvait pas en un certain sens et en dernière instance être Dieu lui-même40. De même, l’ombre de ce que Janicaud appelle l’aplomb de la transcendance ou de l’infini et dont il impute l’introduction en phé-noménologie à Levinas est déjà présente chez le jeune Heidegger, par exemple lorsque celui-ci tente d’aborder phénoménologiquement le pro-blème théologico-religieux de la grâce, sur lequel il bute et devant lequel finalement il renonce à poursuivre son analyse philosophique. Nous ne pouvons repartir maintenant dans de nouvelles démonstrations  ; nous souhaitons simplement que l’on retienne ici que le tournant théologique de la phénoménologique était contenu in ovo dans l’apparition même de la phénoménologie, laquelle naît dans une période de l’histoire allemande où non seulement le sentiment religieux est très présent, mais aussi où la théologie est réellement prise au sérieux en philosophie et selon nous pour de bonnes raisons.

La seconde considération est plus systématique. Elle implique l’idée que le tournant théologique de la phénoménologie est aussi bien un tournant topologique. Le lieu d’exercice de la phénoménologie change.

40 Cf. D. Janicaud, op . cit ., p. 12–13 ; citant P. Ricœur, « Introduction à la traduc-tion des Idées directrices pour une phénoménologie » de Husserl, Paris, Gallimard, 1950, p. xxx.

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Mieux, la phénoménologie se déplace, et non pas vers un seul mais vers deux lieux qu’il est possible de distinguer selon les postures méthodologi-ques majeures des uns et des autres — et sur ce point, on va le voir, notre propos se distingue encore de celui de Janicaud. Il y a d’une part ce que nous appellerions un tournant phénoménologique de la phénoménologie. Ce tournant correspond à une radicalisation de la phénoménologie qui, selon le mot de Marion, s’ouvre à différents types possibles de phéno-mènes et à différents  degrés de phénoménalité41. Dans cette catégorie nous rangerions sans aucun doute le jeune Heidegger, E. Levinas, M. Henry, J.-L. Marion et, plus récemment, N. Depraz. Et il y a d’autre part un tournant herméneutique de la phénoménologie qui s’apparente à une Auseinandersetzung avec l’histoire de la réception de la philosophie et de la théologie chrétiennes, c’est-à-dire le tournant qui entretient un rap-port essentiel et constitutif à une certaine Wirkungsgeschichte de la pensée chrétienne. Dans cette catégorie, nous rangerions J.-L. Chrétien bien sûr, mais aussi J.-Y. Lacoste ou encore E. Housset et E. Falque.

En faisant allusion à la notion de Wirkungsgeschichte, nous ne cher-chons en aucune manière à dire que les penseurs précités auraient été influencés ou sur-influencés par Gadamer. Nous faisons bien plutôt ré-férence à la Wirkungsgeschichte telle que l’entend la systématique chré-tienne. Et notre réflexion trouve une certaine caution dans ce que Joseph Ratzinger ou Benoît XVI dit de cette fameuse « histoire des effets » dans le cadre de l’interprétation de la Bible au sein de l’Église :

La mise en présence du texte et de ses lecteurs suscite une dynamique, car le texte exerce un rayonnement et provoque des réactions. Il fait retentir un appel, qui est entendu par les lecteurs individuellement ou en groupes. Le lecteur n’est d’ailleurs jamais un sujet isolé. Il appar-tient à un espace social et se situe dans une tradition. Il vient au texte avec ses questions, opère une sélection, propose une interprétation et, finalement, il peut créer une autre œuvre ou prendre des initiatives qui s’inspirent directement de sa lecture de l’écriture. Les exemples d’une telle approche sont déjà nombreux. L’histoire de la lecture du Cantique des Cantiques en offre un excellent témoignage ; elle montre comment ce livre a été reçu à l’époque des Pères de l’église, dans le milieu monas-

41 J.-L. Marion, Le visible et le révélé, Paris, Cerf, 2005, p. 10.

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tique latin au Moyen Âge ou encore chez un mystique comme St Jean de la Croix ; elle permet ainsi de mieux découvrir toutes les dimensions de sens de cet écrit.42

Le fait que soit fait état, explicitement ou en filigrane, dans cet extrait des thèmes de l’appel, de la liturgie, de la communauté ou encore du livre du Cantique des Cantiques n’est-il qu’une coïncidence ? Nous ne le pensons pas. Nous ne signifions bien sûr pas que Ratzinger pense aux trois phénoménologues que nous avons cités, mais qu’il y a ici assez de concordances pour vouloir approfondir ce que nous avançons ici à titre d’ouverture seulement.

Cette distinction que nous venons d’établir entre un tournant théolo-gique phénoménologique et un tournant théologique wirkungsgeschichtlich peut évidemment être jugée arbitraire, voire superficielle ; et l’on pourra aisément montrer que tous les penseurs cités empruntent aux deux ca-tégories. Heidegger lui-même est influencé par la tradition : il le mon-tre quand il étudie lui aussi les Sermons sur le Cantiques des cantiques Bernard de Clairvaux ou ceux de Maître Eckhart. De même pour Levinas et son attrait fondamental pour le Talmud. Marion aussi se montre fin connaisseur des Pères et des médiévaux. Quant à Henry et ses références aux Pères, mais aussi à Eckhart, il n’est pas en reste. Et cela marche aussi bien dans l’autre sens. On pense aux efforts de Chrétien pour constituer une phénoménologie du beau ; à ceux de Lacoste pour dégager la phéno-ménalité de la liturgie, ou encore à ceux de Housset pour dévoiler l’inter-subjectivité inhérente au phénomène de la pitié. Mais on remettra cepen-dant difficilement en cause que chacun penche intentionnellement ou inconsciemment pour l’une ou l’autre des tendances précitées. Qu’est-ce qui, précisément, les fait pencher ? Nous croyons que c’est surtout le télos secret de chaque auteur, qui reste en dernier lieu mystérieux. L’écriture des uns et des autres est assurément à vocation libératrice, mais alors que chez certains elle est portée par une ambition critique et déconstructive,

42 «  Interprétation de la Bible dans l’Église  », document issu de la Commission Biblique Pontificale et présenté au pape Jean–Paul II par le cardinal Joseph Ratzinger au cours de l’audience du vendredi 23 avril 1993, à l’occasion de la commémoration du centenaire de l’Encyclique de Léon XIII « Providentissimus Deus » et du cinquantenaire de l’Encyclique de Pie XII « Divino afflante Spiritu ».

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elle l’est chez d’autres par une ambition apologétique — en un sens non forcément péjoratif.

La métaphorisation dont il a été question doit être comprise comme une dynamisation sémantique originale du langage religieux dans le but d’en approfondir le capital de conceptualité et d’éclairer la structure phé-noménologique qu’il porte originellement en lui. Et il faut répéter qu’il n’y a manifestement aucune violence impliquée dans ce geste, que ce soit vis-à-vis du langage religieux ou de la phénoménologie elle-même. Langage religieux et phénoménologie sont seulement invités à entrer en relation dans une certaine dialectique herméneutique téléologiquement orientée vers la recherche d’un supplément de compréhension. Il est donc largement exagéré de parler — comme le fait Janicaud — de manipula-tion ou de prise en otage43, puisque l’un et l’autre continuent d’exister singulièrement avant, pendant et après cette opération de métaphorisa-tion. Dans le pire des cas, on y verra donc une alchimie douteuse ; et, dans le meilleur, la constitution d’un tiers-langage aidant à l’exploration temporelle et existentielle de certaines alcôves encore inexplorées du monde de la vie. Pour notre part, nous pensons que la métaphorisation du langage religieux comprise comme herméneutique phénoménologi-que est à la base d’une grammaire de l’expérience qui a encore bien des secrets à nous livrer.

43 Cf. D. Janicaud, op . cit ., p. 32–34.

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