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LA METTRIE (1709-1751),LE MATÉRIALISME CLINIQUE

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HIPPOCRATE ET PLATON

Études de philosophie de la médecine

Collection dirigée par Jean Lombard

L'unité originelle de la médecine et de la philosophie, qui a marquél'aventure intellectuelle de la Grèce, a aussi donné naissance au discoursmédical de l'Occident. Cette collection accueille des études consacrées àla relation fondatrice entre les deux disciplines dans la pensée antiqueainsi qu'à la philosophie de la médecine, de l'âge classique aux Lumièreset à l'avènement de la modernité. Elle se consacre au retour insistant de lapensée contemporaine vers les interrogations initiales sur le bon usage dusavoir et du savoir-faire médical et sur son entrecroisement avec la quêted'une sagesse. Elle vise enfin à donner un cadre au dialogue sur l'éthiqueet sur l'épistémologie dans lequel pourraient se retrouver, comme auxpremiers temps de la rationalité, médecins et philosophes.

Déjà parus

Jean Lombard, L'épidémie moderne et la culture du malheur, petittraité du chikungunya, 2006.BernardVandewalle, Michel Foucault, savoir et pouvoir de la mé-decine, 2006.Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l'hôpital,2007.Jean Lombard et Bernard Vandewalle, Philosophie de l'épidémie,le temps de l'émergence, 2007.

À paraître

Gilles Barroux, Philosophie de la régénération: médecine, biolo-gie, mythologie.

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Simone GOUGEAUD-ARNAUDEAU

LA METTRIE (1709-1751),LE MATÉRIALISME CLINIQUE

Suivi deLe chirurgien converti

Préface deJocelyn BÉZECOURT

L'Harmattan

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@ L'Harmattan, 20085-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris

http://[email protected]

harmattan [email protected]

ISBN: 978-2-296-06007-4EAN : 9782296060074

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PRÉFACE

UNE MÉDECINE MATÉRIALISTE

Les XVII et XVIIIe siècles sont des siècles de révolutions. Lapensée sait désormais le bénéfice qu'il y aurait à rompre

avec la vénération appliquée des anciens. Avec Galilée, la mé-canique laisse à quai les dogmes aristotéliciens pour s'engagerdans la voie de la libre expérience. Avec Newton, l'astronomierévèle un ciel soumis à des lois plutôt qu'au mystère. Enfin, lepeuple construit son monde en l'établissant sur des principesdécidés par lui et pour lui: c'est l'indépendance des nouveauxÉtats-Unis d'Amérique et la Révolution française. Ce vastemouvement d'émancipation intellectuelle a vu le physicien ré-cuser l'argument d'autorité qui le borne, l'astronome décréter lacompréhensibilité de domaines inaccessibles autrement que parla force du raisonnement, et l'individu se libérer de la monarchieen désignant ses propres représentants avec pour mission defonder une société nouvelle au service du peuple et protégée dela tyrannie.

Porté par son temps, le médecin devient physicien. Aumystère de la douleur, il substitue la notion de maladie. Le châ-timent, par Dieu ou le Diable, cède la place à la lésion desfonctions ou des organes. Le médecin renoue avec Hippocratequi rejetait l'idée que le malade payait pour ses fautes, mais lesmonothéismes convoqueront à nouveau la causalité divine. Leconcept de maladie réduit à néant le chantage de la punition endevenant une affection physique mesurable. Le corps devientune machine dont il importe de démonter le mécanisme. La

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constatation passive et fataliste du trouble s'efface devant unenouvelle scientificité: l'observation, l'hypothèse, l'expérience etla théorie sont la révolution qui emporte la médecine sur la voiede la raison et de la méthode. La découverte de la circulationsanguine par William Harvey n'en est pas la moindre illustrationà une époque où l'Église abhorre le sang.

Julien Offray de La Mettrie est de ces innovateurs dont lapratique médicale ne peut faire l'économie du développementd'une pensée philosophique centrée sur l'individu. Le matéria-lisme du médecin malouin, et c'est sa spécificité, n'est pas lerésultat d'une réflexion uniquement mûrie dans un cabinet éloi-gné des fracas du monde: c'est sur les champs de bataille desarmées de Louis XV qu'il observe les corps, leur douleur, leurrétablissement. Car le médecin est aussi chirurgien et il s'engageavec vigueur dans le débat qui oppose ces deux ordres. Mais unautre débat, plus fondamental, agite le siècle des philosophes,des médecins et des théologiens: l'âme, son immortalité ou, aucontraire, sa localisation dans le corps. Avec une exubérance àl'image de son combat contre les préjugés, La Mettrie s'y inviteet sa machinerie bouscule: il est vain de chercher l'âme ailleursque dans la faculté de penser, de sentir.

Avec La Mettrie, le matérialisme clinique, il faut remercierSimone Gougeaud-Arnaudeau d'avoir rendu justice à un maté-rialiste majeur : La Mettrie est postérieur à Jean Meslier, mais ilprécède d'Holbach et L'Encyclopédie. S'il récolta plus de quoli-bets que d'honneurs, l'avenir s'est néanmoins inscrit dans leprocessus auquel il a courageusement contribué. Dans La Viedu chevalier de Bonnard, Simone Gougeaud-Arnaudeau avaittravaillé sur un poète et un pédagogue insuffisamment étudié.Avec La Mettrie, elle poursuit, dans ce fertile XVIIIe siècle, sonentreprise de déchiffrement et de popularisation des artisanstrop peu connus de l'humanisme des Lumières.

Mais l'intérêt porté aux « oubliés» et aux « dédaignés» nese justifie pas, ici, par le simple désir, qui est celui de l'archi-viste et de l'historien, de combler quelques lacunes. Évoquer lafigure du médecin matérialiste répond aujourd'hui à une sorte

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Une médecine matérialiste 9

d'urgence alors qu'un relativisme culturel, politique, scientifi-que - plutôt antiscientifique en fait - rend tout et son contraireégalement acceptable et proche de la vérité. Les droits humainstrouveraient leurs limites à la porte des communautarismes ;l'irrationnel (du créationnisme, du dessein intelligent, de prati-ques pseudo médicales hasardeuses...) deviendrait une appro-che du réel que le rationalisme et la force de la preuve seraientprétentieux de contester; l'affadissement des convictions politi-ques apparaîtrait comme une marque de tolérance. Affirmer lapréexistence de la matière par rapport à la pensée et la cessationde celle-ci quand se disloque celle-là, demeure subversif pourdes monothéismes toujours en quête de restauration de leurautorité. L'exigence de matérialisme exprimée par La Mettrie enson siècle conserve donc son actualité face à la somnolence desenthousiasmes et à l'assagissement des controverses.

Jocelyn Bézecourt

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PROLOGUE

Fontenoyl. Il mai 1745.Louis avec le jour voit briller dans les airsLes Drapeaux menaçants de vingt Peuples divers.2La brume matinale s'est dissipée, les deux lignes se trou-

vent face à face sur la vaste plaine flamande. C'est le momentlégendaire des paroles du comte d'Anterroche, commandant del'un des corps d'élite, les gardes françaises, s'avançant verslord Charles Hay: «Messieurs les Anglais! Tirez les pre-miers ! » Dans un instant, ce sera l'assaut, il faut tailler unebrèche dans le mur humain, il faut tailler l'ennemi en pièces.Après les tirs d'infanterie, la mêlée à l'arme blanche.

La gloire ne retient ni les cris, ni le sang, ni les larmes;elle retiendra les exploits tactiques, les actes dits de bravoure,elle rapportera les bons mots. Un Te Deum célèbrera les bellesâmes envolées, sacrifiées à l'ambition des princes. Le curé deFontenoy ne saura où donner de l'encens3. L'Histoire deFrance comptera pour cette victoire mémorable 4000 hommestués ou blessés, 520 officiers tués.

Des blessés râlent; celui-ci embroché à la pointe d'unebaïonnette comprime ses viscères à deux mains; il faudra am-puter celui-là, fauché par un boulet. Avant de se retirer avec lesaides sous la tente des premiers secours, en attendant le trans-

1 Lacolle Noël, Les gardes françaises, leur histoire (J 563- J 789), Paris, 1901.2 Voltaire,Lepoème sur la bataillede Fontenoy[...], Amsterdam, 1748.3 Une Requête du curé de Fontenoy au roi, poème facétieux dans lequel leprêtre se plaint d'avoir à faire « plus de huit mille enterrements », attribué àPierre-Charles Roy, fut prise au sérieux par Louis XV qui assigna une pen-sion au curé du lieu.

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port à I'hôpital militaire, Julien Offray de La Mettrie a fait unpetit tour, enjambant les corps gémissants. Parmi les uniformessouillés, un rayon de soleil joue malicieusement avec un bou-ton rutilant. Bientôt aux dernières lueurs du couchant, on verrades oiseaux noirs tournoyer au-dessus du champ de carnage.

Il y a fort à faire. Pour le médecin attaché au régiment desgardes françaises, ce n'est pas la première bataille. Il connaîtdéjà les longs et pénibles trajets à pied en queue des colonnesqui, vaillantes au son du tambour, seront bientôt décimées etfertiliseront les plaines d'un sang noirâtre. Deux ans aupara-vant, le 27 juin, il y a eu Dettingen sur le Main où son compa-triote, Marie Jean-Louis de Lambilly, chevalier du Broutay,aide-major, a trouvé la mort, puis le siège de Fribourg, long etmeurtrier, à l'automne 1744, où lui-même a failli périr du ty-phus. Du profond affaiblissement dans lequel cette fièvre mali-gne l'a plongé est née sa vocation philosophique avec la cer-titude que l'âme, ainsi qu'on nomme les fonctions psychiques,croît, décroît avec le corps et disparaît avec lui.

Voici qu'en cette glorieuse journée, le grenadier CharlesJoseph Hyacinthe de Lambilly, frère du chevalier, est blessémortellement, il va lui aussi rendre l'âme.

Le Ciel sauve à son gré, donne et suspend la mort.Julien Offray de La Mettrie ne croit pas au Ciel; il n'est

pas fataliste, il ne peut empêcher ses yeux de s'embuer, cepen-dant il n'a pas le temps de s'attendrir et encore moins celui des'apitoyer sur son propre sort.

Mais on ne maîtrise pas si aisément le flux des pensées etdes souvenirs. Comment est-il arrivé là ? Les deux frères deLambilly à qui il doit son incorporation aux gardes françaisesdu duc de Gramont sont aujourd'hui disparus. Que diable lui a-t-il pris de quitter sa Bretagne natale? Il est vrai que ce n'étaitpas non plus de tout repos. Il se souvient de l'épidémie de cho-lera morbusI qui, en 1741, ravageait les campagnes et qui nes'était pas arrêtée aux portes de Saint-Malo.

I La Mettrie, « Observations de médecine pratique», Œuvres de médecine,Berlin, 1755, p. 209.

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Prologue 13

Un appel le tire brusquement de ces souvenirs fugitifs. Onvient lui annoncer que le valeureux duc de Gramont est touché.Il accourt, son protecteur meurt dans ses bras. Il sera désormaisseul, face à la tempête qu'a soulevée l'Histoire naturelle del'âme lorsque la médecine l'a conduit presque naturellement àla philosophie. Les envieux pourront se réjouir.

« Louis le Bien-aimé », qui est venu rejoindre l'armée avecle dauphin, s'est distingué sur son cheval blanc. Son historio-graphe se mettra à l'œuvre pour célébrer la bataille comme uneéclatante victoire, dans le plus bel enthousiasme qu'il fera par-tager en vers: c'est le Poème de Fontenoy de Voltaire. La toiled'Horace Vernet immortalisera le roi en majesté, recevant lesdrapeaux anglais et hollandais des mains du maréchal de Saxe,tandis que les prisonniers lui sont amenés. En 1748, la guerrede Succession d'Autriche s'achèvera sans profit pour la Francequi aura «travaillé pour le roi de Prusse », ce même roi dePrusse auprès de qui le philosophe malouin terminera ses jours.

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UN FILS D'HIPPOCRATE

« Osons le dire, je ne ressemble en rien à tous ces por-traits qui courent de moi par le monde, et on aurait même tortd'en juger par mes écrits. »

La Mettrie, « Discours préliminaire», Œuvres philosophiques.

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I

PERSPECTIVES D'AVENIR

En janvier 1709, deux navires malouins sont arrivés à Moka,port principal du Yémen, tandis que la France subit l'un des

hivers les plus rigoureux qu'elle ait jamais connu et une misèreeffroyable sans précédent. Soumise aux vents dominants sur sonrocher, la cité corsaire n'est que légèrement favorisée par sasituation géographique, mais Louis XIV peut compter sur lesressources procurées par ses capitaines déjà renommés; il a faitcréer par le ministère deux grandes compagnies qui seront enmesure de faire venir du blé de l'étranger. Les premières expé-ditions malouines accostent dans « l'Arabie heureuse» alorsque le froid sibérien envahit le royaume.

Pour contrer l'autre ennemi naturel, l'Angleterre dont lesderniers assauts de 1693 et de 1695 sont restés dans les mémoi-res, on a bâti d'énormes casernes pouvant loger en ville unetroupe de 512 hommes. Dès lors, Saint-Malo, protégée par seshommes de mer et de guerre, ne cessera de s'accroître, comp-tant environ dix-neuf mille habitants dans la première moitié dudix-huitième siècle.

À l'apogée de sa gloire maritime et de son opulence,l'antique cité d'Aleth était riche en savants, négociants et bien-faiteurs laïcs et ecclésiastiques, dont l'abbé Manet a dressé, en1824, un catalogue édifiant. Julien Offray de La Mettrie - quiprendra, entre autres pseudonymes, celui d'Aletheius Deme-trius - figure comme une ombre au tableau dans la Biographiedes Malouins célèbres. S'il était devenu évêque, on trouveraitson nom dans le dernier chapitre intitulé Liste chronologique

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des évêques d'Aleth et de Saint-Malo, depuis l'érection du siègejusqu'à son extinction. Mais l'enfant d'Aleth a été « un grandcorrupteur de ses contemporains », « une espèce de fou », selonl'abbé Manet qui conclut: « Le nom de cet homme singulier nesouillerait point nos tablettes, si son impiété n'eût contrastéd'une manière frappante avec les hautes vertus et la rare probitéde sa famille, qui subsiste encore honorablement aujourd'huiparmi nous. »

C'est tout juste si sa date de naissance n'est pas maudite.Honnie soit la brebis qui ose sortir du troupeau.

Lorsque, durant I'hiver 1709-1710 presque aussi terribleque le précédent, le petit Julien Jean I vient au monde le 19 dé-cembre - et non le 25, comme on l'a longtemps cru à la suite deFrédéric II - le sieur de La Mettrie, négociant en draperies et ensoieries2, se réjouit de la naissance d'un garçon qui fera un jourfructifier ses affaires et appartiendra à l'élite de la ville. Chezles commerçants qui ont réussi, on n'envisage pas autrementl'avenir de l'enfant: travail et honneur.

Le bambin grandit dans une solide maison de granit, paisi-ble et active, il joue avec son frère Jean-Marie et sa sœurGuyonne3 parmi les ballots mystérieux qui, lorsqu'on les ouvre,prennent les teintes pourpre, grenat et or, que I'horizon marie audéclin du jour. Quand de gros nuages s'amoncellent, les enfantssongeurs, derrière les fenêtres bien closes, les regardent courirsur le ciel plombé alors que là-bas, la mer écume et gronde.

En 1715, c'est le ciel de Versailles qui s'assombrit. Un offi-cier paraît à un balcon avec un plumet noir sur son chapeaupour annoncer la mort du roi Soleil puis crier: « Vive le roiLouis XV ! » L'arrière petit-fils du défunt n'a que cinq ans et enl'absence de descendants directs, la régence revient par codi-

1 Lemée, Pierre, Offray de La Mettrie: une figure peu connue, Saint-Servan,1. Haize, 1925, p. 5. Conseiller à la Cour des Comptes, Président des Amis deSaint-Malo, Pierre Lemée cite l'acte de naissance de La Mettrie.2 Sur ce point, P. Lemée renvoie à un article d'Étienne Dupont publié dansl'Union Malouine et Dinantaise du 25 avril 1924.3Jacquette, sa sœur cadette, est née en 1720.

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cille signé à peine une semaine avant sa mort de la main du roiau plus proche parent: son neveu Philippe d'Orléans, petit-filsde Louis XIII. Malgré son mal, le monarque du « Grand siècle»a pourvu à toutes choses ou presque. Certes, le petit roi, en habitviolet, tenu en lisière par la duchesse de Ventadour, a reçu lescompliments de toute la Cour et des Cours souveraines, maisc'est le duc d'Orléans qui, désormais, tient les rênes. Les dettessont abolies; on ouvre les portes des prisons de la Bastille, deVincennes, de Saint-Éloi: beaucoup de gens sont libérés etparmi eux, quelques jansénistes connus recouvrent la liberté.

Comme le roi, Offrayl est trop jeune pour saisir qu'il est àl'aube d'un siècle de changements dont il pourra être acteur,mais, par ses origines sociales et par la géographie, il est troploin des lieux du pouvoir. Cependant, il laissera sa marque sansque rien ne l'ait laissé prévoir. En effet, il est difficile de« pronostiquer qu'une famille aussi bourgeoise que celle des LaMettrie peut donner le jour à un monstre, qui, à en croirel'opinion publique, deviendrait le plus cynique des philosophes,le plus dangereux des raisonneurs et le plus irrespectueux desenfants d'Hippocrate, scandalisant les honnêtes gens, bafouantles vérités vénérables, et dont les œuvres pernicieuses seraientanéanties à tout jamais par la main vengeresse du bourreau! »2

Dès ses premiers pas dans l'étude, le futur « monstre» faitpreuve d'un esprit vif et curieux et d'un caractère affirmé. Iltravaille par intermittence et se querelle parfois avec ses condis-ciples. Comme tous les enfants qui ont la chance de recevoirune éducation, il a appris à lire en latin. À Caen où son père l'aenvoyé faire sa rhétorique, il se révèle brillant; et son désir desavoir est tel que, loin de trouver incommode la tutelle desmaîtres, il les écoute avec admiration. L'éloquence n'est pas lamoindre de ses dispositions.

On ne peut que saisir ou imaginer des bribes de vie d'uneenfance non exempte d'une certaine félicité. Il a vu les bateaux

1 C'est ainsi qu'il signera la seule lettre à sa sœur qui soit retrouvée.2 Boissier, Raymond, La Mettrie, médecin pamphlétaire et philosophe, Paris,Les Belles Lettres, 1931, p. 5.

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de retour au port avec leur cargaison, il a entendu les cris desmouettes et des débardeurs, senti le vent du large. Le jeunehomme a lu et médité les Anciens, puis les Modernes (de Des-cartes à Locke, Spinoza et Boerhaave - compté au nombre des« grands philosophes» - en passant par Malebranche, Leibnitzet Wolf, « fameux commentateur de Leibnitz »), dont l'Abrégédes systèmes 1offre une exégèse pertinente et qui nourrissent sapensée sur l'épineux sujet de l'âme.

Il ne fait pas qu'étudier. Gouailleur, il aime à rire chaquefois que l'occasion s'en présente. Sans doute a-t-il souventtrompé la vigilance de ses maîtres comme celle de ses parents.Bien sûr, il découvre les filles, l'amour peut-être, probablementavec une grande précocité des sentiments et des sens. Maisl'usage n'étant pas encore venu de publier ses mémoires, et lui-même étant peu enclin à écrire des Confessions, La Mettrie n'arien laissé qui puisse nous éclairer avec précision sur sa jeu-nesse, sa formation, sa vie privée.

À défaut de confidences, on notera la transparence. De sonDiscours sur le bonheur qui diffère totalement de ceux qui ontparu sur le même sujet, il écrira: « Je l'ai traité comme je l'aisenti, et j'ai si bien, pour ainsi dire, imprimé mon caractère surce papier, que qui m'aura bien connu reconnaîtra sans peine lesressorts libres de ma machine dans ceux de mon ouvrage; etceux qui ne me connaîtront point sentiront, pour peu qu'ils aientd'odorat, le peu que je puis valoir, dans la société où je portepour tout masque un visage transparent. »2

Il ne peut en effet se défaire d'une « malheureuse figure quiporte le nez au vent, et rit aux anges, qui pis est, promet l'espritqu'on craint, et n'annonce pas le sérieux qu'on aime ». S'il est« permis d'être fou comme un braque au fond du cœur », il vautmieux « tourner la girouette de cette maudite physionomie ausérieux, au grave; quitte à paraître s'il le faut, aussi sot que

1 La Mettrie,« Abrégé des systèmespour faciliter l'intelligence du Traitédel'âme », Œuvres philosophiques, Berlin, 1796, 1. 1, pp. 231-75.2 La Mettrie, De la volupté, Desjonquères, 1996, p. 100.

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vous l'êtes peu. »1 Un caractère trop enjoué n'est pas un atoutdans la carrière médicale.

Si le philosophe matérialiste à qui nombre de travaux ont étéconsacrés autant par des médecins que par des philosophes estconnu, on ne connaît guère I'homme, autrement que par lesdires de ses contempteurs. Il se découvre cependant, pour lelecteur attentif, sous quelques traits de personnalité semés àdessein dans les ouvrages les plus divers, par exemple au détourde répliques de théâtre. Dans La Faculté vengée, Crispin, levalet de Chat-Huant, alias La Mettrie, s'adressant au parterredéclare: « On croit que mon maître est méchant; on le fait plusnoir ici qu'un ramoneur de cheminées; on le croit un chienenragé; rien moins que tout cela; c'est un bon diable, quej'aime, parce qu'il a le meilleur petit cœur du monde. » MaisI'homme vilipendé ne saurait être trop clair; dans le « Discourspréliminaire» des Oeuvres philosophiques, La Mettrie fait sonexamen de conscience: « Je n'ai ni mauvais cœur, ni mauvaiseintention à me reprocher et si mon esprit s'est égaré (il est faitpour cela) mon cœur plus heureux ne s'est point égaré aveclui.» Que l'on en prenne acte. Avec sa mauvaise tête et songrand cœur, I'homme, comme le philosophe, vaut mieux que saréputation.

Par un jeu de mots sur le godron, terme désignant alors legoudron dont la fabrication nécessite patience et attention, le« bon diable» dit avoir été « gaudronisé» par sa mère - néeMarie Gaudron - qui, tantôt calmant son impétuosité, tantôtencourageant ses élans, n'a pas négligé son éducation. Avec lemême humour, il évoque son style: «L'auteur de L'Hommemachine n'a pas seulement brillanté son style, comme un sotpetit-médecin-bel-esprit; rival de Germain, espèce d'orfèvredans la littérature, on peut dire qu'il l'a gaudronné. »

Aux moments clés de son existence, aux jours des diffi-cultés, le souvenir de cette mère aimante, attentive et ferme, nele quittera pas plus que celui du bruit des flots qui viennent sebriser sur les rochers. Les allusions à la mer et à la mère cons-

1 La Mettrie, Ouvrage de Pénélope, Paris, 2002 (Berlin, 1748), p. 488.

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tituent des métaphores intéressantes chez ce littérateur qui pré-tendait faire peu de cas des figures de style.

Dans un libelle intitulé Le Petit homme à longue queuel, LaMettrie feint d'adopter le point de vue de ses détracteurs etprend plaisir à une métaphore filée, inspirée par ses origines,peut-être par des souvenirs d'enfance précis, souvenirs de« canotage» sur la Rance et dans la baie: « Comme j'ai tou-jours approuvé les écrivains hardis qui attaquent les préjugés dupublic à force ouverte, vous serez surpris, Monsieur, que j'aieemployé le ton ironique qui règne dans tout mon ouvrage; maisil m'a fallu battre ainsi la mer pour voguer sans risque. Si j'aifait tant de ris dans ma voile, tant de tours, de détours, decircuits, pour revenir enfin au même point, dont notre auteur estparti, c'est que je suis dans le cas de ces navigateurs, qui n'ontpas la saison favorable. Elle ne l'est toujours, comme vous sa-vez, Monsieur, que pour le but opposé. Tous les vents sont ordi-nairement si contraires à qui ose faire voile vers le port de laraison et de la vérité, qu'on ne saurait trop user d'adresse et deruse de guerre, si ce n'est dans ces Climats gouvernés par unSage. À peine ailleurs fait-on deux pas en toute sûreté, à moinsqu'on ne sache louvoyer, art sans lequel, si le vaisseau n'est pasrenversé par la tempête, ceux qui le conduisent, sont bientôt prispar tous ces sacrés corsaires à rahar, que respecte ce benêtd'Univers. »

Un petit chef d'œuvre d'ironie... Malgré les vents contrai-res, le hardi navigateur de la pensée osera faire voile vers laRaison, ce que d'aucuns nomment égarement. Mais reprenonsle cours d'une vie aventureuse à sa manière.

I Lemée, Pierre, Une œuvre inédite d 'Offray de la Mettrie, Le Petit homme àlongue queue (1751), Paris, Baillière et tils, 1934. Ce texte de 24 pages in-16ne figure dans aucune des éditions collectives des Œuvres philosophiques. Il aété copié par Pierre Lemée à la Bibliothèque royale de Berlin sur l'uniqueexemplaire connu.2 En note, Pierre Lemée précise: « Le clergé, qui portait alors le rabat. Jeu demots sur Rabat (Maroc) qui, avec les ports de Salé, Alger et Tunis, fournissaitle gros des corsaires barbaresques. »

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Unfils d'Hippocrate 23

De Coutances au collège des jésuites de Caen, l'âge est venud'achever ses humanités afin de choisir un état. Les discussionssont vives sous le toit des La Mettrie. Très vite, il faut se rendreà l'évidence: l'entrepôt, le commerce, les traditions familialesn'intéressent pas Julien; c'est son frère qui prendra la relève, selancera dans le négoce et fera fructifier le patrimoine. Il ne rêvepas non plus, comme tant de jeunes Malouins, de partir sur unbeau navire à la découverte du monde.

La déception de son père est consommée, mais il n'est pasquestion d'une carrière sans avenir et sans profit. Il paraît quedans les degrés les plus élevés de la hiérarchie ecclésiastique,on mène une vie aisée et confortable et que même dans les basdegrés, la vie est douce et paisible.

Ce garçon aime étudier? Qu'à cela ne tienne. Ses parents ledirigent vers les ordres où il pourra sans doute justifier leursespérances sans les affliger davantage. L'adolescent est doncconfié au collège du Plessis pour y étudier la logique; ce vieilétablissement fondé par le cardinal du Plessis-Balisson offre desbourses aux Bretons de l'évêché de Saint-Malo. Autre circons-tance favorable: le frère de son parrain, l'abbé Jean Le Cordier,après avoir enseigné à Coutances, est devenu professeur à Paris.Offray, qui a fait sa rhétorique à Caen, rejoint donc le célèbrecollège d'Harcourt de tradition janséniste (l'actuel lycée Saint-Louis) où il étudie la physique, découvre la philosophie deLocke et obtient la maîtrise ès arts. Il développe son talent ora-toire auprès de ses camarades étudiants en défendant les idéesde son maître, janséniste réputé, qui a de fréquents démêlésavec la Sorbonne.

Mais, dans le bouillant jeune homme de dix-huit ans, rienne permet d'augurer un penchant pour la dévotion; la théologiejanséniste fondée sur la prédestination, qui n'altérera jamaisl'indépendance de sa pensée, laissera cependant des traces danssa conception du déterminisme. Sans prédispositions pour lesacerdoce qui l'obligerait à composer avec ses convictions, il ne

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rejoindra pas la cohorte des « croyants mercenaires» 1 qui fontallégeance à l'Église. Sa naissance ne le voue pas davantage à laprofession médicale; toutefois, sur le conseil de François-Jo-seph Hunauld, médecin de Saint-Malo, il s'engage dans cettevoie.

Paulin de Vezeaux de Lavergne remarquait en 1907, danssa thèse de médecine intitulée Du caractère médical de l 'œuvrede La Mettrie, que, dans leur enfance, presque tous les grandsmédecins de l'époque furent destinés à la prêtrise: ce fut le casde Boerhaave, ce fut aussi celui de Hunauld et de Maupertuis,et, plus tard, de Broussais. On est frappé, ajoute-t-il, que cestrois derniers soient, comme La Mettrie, des Malouins. Faut-ilpour autant imputer le fait à l'esprit religieux qui régnait plusparticulièrement dans leur ville bretonne? De fait, ces cas nesont pas rares: par exemple, Pierre Chirac, natif de Conques,précepteur chez Chicoyneau à Montpellier avait été détourné deses études théologiques, orienté vers la médecine jusqu'à deve-nir premier médecin du Régent. Il faut aussi considérer que lesétudiants en médecine devaient faire trois ans d'études supé-rieures, dirions-nous aujourd'hui, avant d'aborder les étudesspéciales; ainsi ils pouvaient tirer profit de l'excellente instruc-tion dispensée aux jeunes gens qui se destinaient à l'Église etqui ne restaient pas tous marqués d'une manière indélébile parla pensée religieuse...

Monsieur de La Mettrie, pragmatique, mais ignorant du coûtréel des études entreprises, se laisse convaincre que les remèdesd'un médecin médiocre rapportent plus que les absolutions d'unprêtre qui accomplit tous ses devoirs, raconte Frédéric II dansl'éloge de son protégé... Soucieux d'assurer coûte que coûte unavenir à sa descendance, il ne coupera pas les vivres à ce filsqui, pourtant, déçoit une nouvelle fois ses espérances.

« Qu'on doit peu à des parents, qui se contentent de semerun enfant comme un grain de blé sur un coin de la surface de la

1 C'est ainsi que, dans une note, La Mettrie nomme les prêtres en atténuantson propos par un « pour la plupart» : Histoire naturelle de l'âme, 1745 ; Dis-cours préliminaire, 1751.

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terre, sans se mettre en peine de ce qui pourra la fertiliser!Douce habitude de penser et d'écrire, goût précieux des beaux-arts, qui par moi avez entré (sic) dans ma famille, et qui peut-être en sortirez avec moi, ressources inépuisables contre l'ennui,amour de l'étude et de la solitude, ne me quittez jamais! Vousme rappelez du moins l'idée d'un père à qui je dois les plusgrands bienfaits. Je veux m'en pénétrer de plus en plus. Ah !que ne puis-je faire arriver jusqu'à lui des sentiments dont lavivacité va jusqu'à l'enthousiasme.», lit-on dans La Facultévengée. Ce ne sont point là des propos d'ingrat.

Le fils reconnaissant confie dans Réponse à un libellel qu'ilaurait été plus facile, dans le « pieux dessein» de ses parents,de faire de lui un bon prêtre que d'en faire un bon médecin.Mais il se félicite d'avoir laissé là ce qu'il lui aurait toujoursfallu quitter: « quitter l'obscur pour le clair, le sacré pour leprofane». Beau raccourci. Au lieu d'envisager un « envol témé-raire », il dit modestement s'être fixé un but vers lequel il était« destiné à ramper», armé de « la simple raison». Il lui faut« une eau forte comme la mer et de bonnes vessies sous lesaisselles, pour soutenir [sa] faiblesse ».

Il trouve l'appui sérieux qui lui est nécessaire en la per-sonne de François-Joseph Hunauld dont la rencontre et l'amitiévont décider de son destin.

Cet anatomiste, élève de Winslow, jouit d'un certain renomdans la profession; sa recommandation vaut un laissez-passerdans le monde médical. Hunauld exerce une influence détermi-nante sur le jeune La Mettrie, de huit ans son cadet, « avide declartés saisissables ». Fils, neveu, cousin de médecin, François-Joseph a de qui tenir. Son grand-père, Pierre Hunauld, docteur-régent de la faculté de médecine d'Angers, était un excellentpraticien, qui s'est fait connaître en 1710 par un traité sur laguérison des fièvres malignes. Dans cette dynastie de médecins,on ne se contente pas de fréquenter les bibliothèques et de faire

1 Réponse à un libelle fut inséré dans la Bibliothèque Raisonnée (1748) etdans les Pensées Chrétiennes. Ce texte figure à la fin de l'Ouvrage de Péné-lope, Paris, Fayard, 2002.

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de la compilation. On aspire à être utile à ses semblables et l'onpuise son inspiration dans une pratique assidue et dévouée.Source d'observations personnelles, l'expérience doit être par-tagée, et l'on en fait profiter ses contemporains par ses écrits.Ainsi la probité et l'attachement aux malades se transmettent-ilsde père en fils, dans l'idée que le médecin raisonne plus pouragir que pour discourir, que « le bon, ou le mauvais succès deses cures, sont des témoignages démonstratifs de la justesse, oude la fausseté de ses raisonnements» ; en d'autres termes, ilfaut fournir la preuve de son savoir, avoir percé le secret descorps.

« Le corps humain est une machine fort composée, de la-quelle cependant on connaît le plan général, si l'on n'a pas en-core pénétré dans le détail de toutes ses parties; il faut pour leconserver et le guérir, entrer dans ce même génie d'artisan quela nature a pris pour le composer. Tout se doit peser, compter,mesurer. Et s'il est, par malheur, tant de médecins de nom, pourme servir des termes mêmes d'Hippocrate, et si peu, qui le sonten effet, c'est que peu de gens se trouvent avec ce caractèred'invention et de justesse qu'exige une science aussi mécaniquequ'est la médecine. » I

Le corps est une machine dont il faut avoir démonté le mé-canisme : voilà pour la gouverne d'un médecin consciencieux.

Dans la lignée des Hunauld, qui n'ont jamais cherché la re-nommée et n'ont brigué que la satisfaction du devoir accompli,La Mettrie embrasse la carrière médicale sans plus d'ambitionque de vocation, lesté néanmoins de quelques certitudes. Il seraun disciple fidèle. Son guide et ami, doté du caractèred'honnêteté qui distingue le charlatan de I'homme de l'Art, luiaura appris une chose essentielle: l'expérience que l'on ac-

I Hunauld, Dissertation sur les fièvres malignes [... ] À Monseigneur Chauve-lin, conseiller du roi. À la fin de l'ouvrage, figure cet avis: « Monsieur Hu-nauld fait savoir, que tous les jours sa maison est ouverte, depuis six heures dumatin, jusques à sept, et depuis midi, jusques à deux heures, à tous les pauvresmalades, pour leur donner gratuitement ses conseils, et leur procurer lesremèdes qui leur conviennent; ce qu'il fait publier, pour augmenter leurconfiance, et leur marquer le désir qu'il a de les soulager. »

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quiert en se confrontant souvent à des « pratiques pénibles» estle seul maître véritable. Les honneurs n'en sont que la légitimerécompense.

Après quatre années passées en Allemagne au service duduc de Richelieu, ambassadeur de France auprès de l'empereur,Hunauld a obtenu à vingt-huit ans une place de belle réputa-tion : il remplace le célèbre Duverney qui, présidant au renou-veau des études anatomiques au Jardin du roi, a été le profes-seur du Danois Jacques Bénigne Winslow, lequel détiendra lachaire d'anatomie en 1742. Ainsi se constituent les familles dusavoir. Docteur de la Faculté de Paris, Hunauld a voyagé enHollande où, par son ardeur au travail, il a conquis l'estime deBoerhaave qui, lui-même, consacrait seize heures par jour à sonart. Il peut s'honorer d'être reçu en Angleterre au sein del'illustre corps de la Société royale qui a pour mission d'ouvrirles chemins de l'avenir à toutes les expériences et découvertes.

Il a pris son bonnet de docteur à Reims, et quand, en 1734,il est nommé à l'Académie des sciences, son jeune compatriotesemble devoir suivre ses traces sous d'heureux auspices.

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II

« MEDICUS SUM »1

Offray aborde la médecine à Paris en 1726. De 1727 à1731, il hante le Jardin du Roi où l'on n'obtient pas de

diplômes puisque seule la Sorbonne est habilitée à en délivrer,mais où professent les meilleurs médecins, chimistes et bota-nistes, souvent issus de la Faculté de Montpellier qui, jusqu'à laRévolution, constitue avec celle de Paris un centre majeur deformation des médecins. Depuis que Louis XIV a exigé que lescours d'anatomie se fassent « à portes ouvertes et gratuite-ment », les dissections publiques sont en vogue. Au Jardin duRoi, chacun peut désormais acquérir des connaissances, se fa-miliariser avec des objets nouveaux ou se perfectionner dansson métier. Il s'agit bien d'acquérir une véritable compétenceprofessionnelle.

Le jeune homme n'est pas de ceux qui croient tout savoirsans avoir jamais rien appris. Il observe assidûment les dé-monstrations de son ami Hunauld qui lui communique son vifintérêt pour l'anatomie. Le maître est exigeant et ne ménagepersonne. Il ne manque jamais de « châtier avec adressel'ignorante présomption» des dilettantes. Non sans délectation,

I La Mettrie,Réponse à un libelle, op. cil., p. 658 : « Je puis dire avec [monillustre maître] ad minore delapsus sum. À tout ce qu'on peut me reprocher;par exemple que la cause de la religion est aussi mal dans mes mains que celledes médecins y est bien, comme Mr. le M. de Saxe me faisait un jourl'honneur de me l'écrire; je n'ai donc rien de plus à répondre que Boerhaave,ou Crispin. Medicus sum. Je suis médecin. »

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La Mettrie relate l'anecdote suivante: « Il faut que je vous parleici d'un autre anatomiste, qui fut appelé avec Hunauld, pourassister à l'ouverture du corps de la princesse de Conti. Le cer-veau étant ouvert jusqu'aux ventricules, l'eau passa de l'un àl'autre par-dessous la cloison transparente qui les sépare; desorte que le ventricule du côté borgne de la princesse s'entrouva tout rempli. Ah ! s'écria l'anatomiste, dont je parle, avecle ton d'un homme agréablement surpris par une découverte:"Voilà la raison pour laquelle la princesse était borgne!"Hunauld, [...] retourna lui-même la tête, pour faire passer l'eaude l'autre côté, à la faveur de la même communication. uv oilà,[dit-il ensuite d'un air railleur], la raison pour laquelle la prin-cesse devait être aveugle. " »

Émulation, plaisanteries et sarcasmes de carabins, la tâchen'en est pas moins ingrate. Le néophyte s'y attelle en surmon-tant un dégoût bien naturel. Ouvrir les corps parmi les exhalai-sons putrides ne le rebute pas ; la soif de science occulte touteappréhension, il pratique autopsies et dissections, maniant lascie, le scalpel et le bistouri, durant deux hivers consécutifs.L'ouverture de plus de cent cadavres lui donne une bonneconnaissance de la dysenterie dont les épidémies sont récurren-tes au début du siècle et le savoir-faire acquis par la dissectionlui sera bien utile sur les champs de bataille.

Doté d'un solide esprit critique, La Mettrie tirera de ses ob-servations du corps humain des conséquences philosophiquescontribuant à la séparation définitive de la physique et de lamétaphysique. Il mettra ses adversaires idéologiques au défi deles contester: « Je ne me suis permis le raisonnement le plusvigoureux et le plus immédiatement tiré, qu'à la suite d'unemultitude d'observations physiques qu'aucun savant ne contes-tera; et c'est encore eux seuls que je reconnais pour juges desconséquences que j'en tire, récusant ici tout homme à préjugés,et qui n'est ni anatomiste, ni au fait de la seule philosophie quiest ici de mise, celle du corps humain. »

Mais il lui faut achever ses études.

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La population estudiantine de Paris est excédentaire, la fa-culté de médecine ne peut conserver tous ses gradués. Ceux qui,faute de moyens financiers pour régler les droits d'examen, nerenoncent pas à poursuivre leurs études se tournent vers lesfacultés provinciales réputées moins onéreuses et plus indul-gentes. Ayant dépensé « plusieurs fois les 6000 livres que [son]Père [lui] avait envoyées pour [le] faire recevoir de la Facultéde Paris », l'étudiant dissipé, qui n'a pu acquérir les lettres tes-timoniales ou certificat de bonne vie et mœurs indispensables àla délivrance de la maîtrise, doit se rabattre sur la Faculté deReims où Hunauld l'a précédé.

Il est reçu bachelier en médecine le 2 mars 1733, et, sensi-blement au même âge que son mentor, il est fait docteur le 29mai suivant, peu fier en vérité de ses diplômes si l'on en jugepar « I'histoire» de son doctorat dont voici le récit par lui-même:

« Après avoir été couronné du sale bonnet d'Hippocrate,par les augustes mains de ces dignes enfants, je revins chezmoi: là, nonchalamment étendu sur un sofa, pour me reposer demes fatigues, livré à des réflexions, moitiés sérieuses, moitiéplaisantes, tantôt j'étais plongé dans un morne silence, et tantôtje ne pouvais m'empêcher de rire seul comme un fou. Je melève ensuite brusquement, et me promenant à grands pas, jetantpar hasard les yeux sur une glace; voilà que j'aperçois unefigure de médecin, qui s'était bien diverti dans sa vie, qui avaitdépensé peut-être 100 000 livres, prob pudor! mais qui nesavait pas quatre mots de médecine: c'était la mienne (ne vousen déplaise, mon fils), avec robe, rabat, bonnet quarré (sic), ettout notre lugubre accoutrement. Je me tenais les côtes à forcede rire; je ne revenais point de me voir médecin, médecin,moi!... Mais je suis trop franc; qu'importe? Poursuivons. Jeme rassis, et bien convaincu que je n'étais que ce que je voyais,l'ombre de Hunauld, je m'adressais à moi-même les plus sin-guliers propos, lorsqu'un valet frappe à la porte de mon antre,et me prie d'aller voir un parent de mon banquier qui était ma-lade. Ma folie allant son train: "Ah, mon ami, lui dis-je! Va

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chez Mr Josnet1 qui m'a fait médecin! Il l'est apparemment,puisqu'il en fait d'autres; mais le diable m'emporte, si je suisplus médecin que toi!"

Je ne sais si nos jeunes docteurs, fins gourmets en plaisan-terie, ne la croiront pas faite, plus à leurs dépens, qu'aux miens.Il est vrai que je ne les regarde tous, si la comparaison ne leschoque pas, que comme je me regardais moi-même, c'est-à-direcomme des espèces de singes d'Esculape. Croyant voir un autresinge, il l'agace, il le baise, il lui donne des coups de patte;après mille petits jeux, mille singeries, il va chercher son cama-rade derrière le miroir, où il est fort surpris de ne pas le trouver.Si j'ai joué à peu près le rôle de cet animal, du moins ne mereprochera-t-on pas d'avoir été si dupe de cette illusion, que lui,le public et tant de jeunes facultatistes, qui se croient eux-mê-mes de vrais médecins; au lieu d'aller chercher ailleurs lesvéritables, pour s'instruire et le devenir, comme j'ai fait, etcomme le singe va chercher l'ombre dont il est frappé. Ridendodicere verum, etc.»2

Ainsi le jeune docteur, décoré du titre de médecin, maisdans l'incapacité d'exercer la médecine, aurait-il découvert lasalvatrice faculté de rire de soi-même. Aram Vartanian3 offreune magistrale analyse de cette percée au-delà du miroir, préfi-guration de la philosophie lamettrienne. De même qu'il révèle« l'abîme entre la connaissance intime que La Mettrie a de lui-même, et la personne pour qui le prennent maintenant les au-tres », le miroir derrière lequel le singe découvre le néant sym-bolise l'acte philosophique dont le but sera, sans esprit de parti,de « nous dévoiler l'ombre et le vide où les autres croient aper-cevoir [...] quelque chose d'excellent ou de substantiel ».

Point d'image divine, rien de rassurant, le philosophe doitavoir le courage de dénoncer « l'illusion collective ».

I D'après Raymond Boissier, les trois juges furent, sous le décanat de GérardLefils, Hédouin, Bernard et Josnet, op. cil., p. 13.2 La Mettrie, Ouvrage de Pénélope, op. cit, p. 3 10-11.3 Vartanian, Aram, « Le Philosophe selon La Mettrie », Dix-huitième siècle,1969,n° l,p. 161-78.

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Mais pour en rester prosaïquement à cet épisode où le jeunedocteur refuse de se laisser abuser par le titre qu'on vient de luidécerner, il est avéré que l'université champenoise (fondée en1547) était moins exigeante que tout autre et que l'on y pouvaitbrûler aisément les étapes sans trop desserrer les cordons de sabourse tout en ménageant ses cellules grises. Il en a coûté dixlouis à notre héros pour être brillamment reçu après quelquesmois d'études.

Ironiquement, il dit avoir répondu aussi bien qu'il fut inter-rogé. Quel sujet de pathologie lui fallut-il développer pour sou-tenir la thèse cardinale? Quel aphorisme d'Hippocrate eut-il àcommenter et à quelles questions de pratique fut-il soumis pourla thèse générale afin de mériter son bonnet carré? On seraitsans doute confondu par l'inanité des questions quand, pourl'année 1733, on relève dans l'ouvrage d'Alfred Franklin cetexemple de thèse parisienne: «Les hommes chastes sont-ilsplus souvent malades que les autres et plus facilement gué-ris? »1 À sujet absurde, réponses souvent absurdes, mais lasévérité n'était pas de mise, surtout à Reims.

En fait, le choix de cette université obéissait plutôt à des né-cessités d'économie; en province, les réceptions étaient rédui-tes au minimum tandis qu'à Paris, comme le note Pierre Lemée,« il fallait tenir table ouverte pendant huit jours et traiter magni-fiquement les examinateurs, professeurs, étudiants et amis quise révélaient innombrables en la circonstance». La Mettrietémoigne que le bonnet « se marchand[ait] comme une aune dedrap», que les patentes se décernaient avec force éloges outréset ridicules « proportionnellement à la générosité du paiementdu nouveau docteur». « Moi-même, ajoute-t-il, qui n'étais cer-tainement que l'ombre d'un médecin, combien de complimentsne reçus-je pas sur mon profond savoir? Et pour mes dix louiset d'amples festins bacchiques que je donnai à la Faculté enbonne maison bourgeoise, n'eut-on pas la sottise d'écrire à mon

1Franklin, A., « Les médecins» dans La vie privée d'autrefois, 1. Il, p. 109.Deux autres exemples: Année 1737. L 'eau-de-vie est-elle de l'eau de mort?Et pour l'année 1745 : Les littérateurs doivent-ils se marier?

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père que depuis Hunauld, on n'avait pas reçu un sujet d'un sigrand mérite? »1

Beaucoup, après avoir conquis leur bonnet, se sentaient suf-fisamment instruits. Inscrit le 3 août 1734 sur le registre de lacorporation des médecins, La Mettrie va devoir faire ses pre-mières armes dans sa ville natale; quoique imprégné de la mo-rale d'Hippocrate, il se sait peu armé contre la maladie et guèreplus contre les malades. Nonobstant son incompressible espritd'aventure de bon Malouin, il éprouve l'urgente nécessité deparfaire sa science - plus exactement d'acquérir les connaissan-ces de base de son art. En 1735, cela le conduit à Leyde qui,parmi les villes néerlandaises servant de refuge à nombred'intellectuels et de lettrés, est dotée de l'université la plusancienne. Il aurait auparavant accompli une année comme mé-decin navigant à bord d'un bateau à destination des Indesorientales, mais rien n'est moins certain. Certes, il était dans lanature du jeune médecin d'aspirer à compléter sa formation ens'exerçant sur de rudes marins habitués à la douleur, mais il estpréférable de s'en tenir à 1'hypothèse de Pierre Lemée, selonlaquelle les affirmations contenues à ce sujet dans Pénélope neparaissent avoir eu pour but que de troubler et mystifier JeanAstruc, médecin consultant de Louis XV, auteur du premierouvrage notable sur les maladies vénériennes, qui se préoccu-pait de savoir si la syphilis existait en Chine.

Non, La Mettrie ne s'est point embarqué «en qualité deMaistre ès Arts, dans un vaisseau de la Compagnie des Indes,qui allait à Me-a-co». Il n'y est pas demeuré vingt ans, il n'apas appris la langue chinoise, il n'a point approché d'éminentssavants chinois. La traduction des œuvres du grand Fum-Ho-Ham, alias Boerhaave, n'est qu'artifice littéraire pour instruireles étudiants et en imposer aux charlatans et aux maîtres àpenser en médecine.

Première faculté de l'université hollandaise, la Faculté demédecine de Leyde s'honore de compter parmi ses éminentsprofesseurs, comme Bernard Sigefroy Albinus, l'un des pre-

1 La Mettrie, Ouvrage de Pénélope, op. cil., p. 385.

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miers anatomistes du siècle par l'étendue de ses travaux sur lesos et les muscles en particulier: Herman Boerhaave qui, à l'égalde Winslow, jouit d'une renommée internationale. Venus detoute l'Europe, les auditeurs se pressent à ses cours qu'ils trans-crivent avec avidité. Ainsi, Albert Haller, de l'Université deGottingue, n'a pas hésité à quitter l'Allemagne à deux reprises,en 1725, puis en 1726-1727, pour rencontrer l'illustre médecinà la fois professeur de médecine et de botanique qui le distingueparmi ses disciples en lui permettant de venir étudier les plantesdans son jardin d'une richesse exceptionnelle. Les cours dephysiologie, particulièrement prisés, suscitent un véritable en-gouement. Il faut dire qu'à l'agrément de la matière, le médecinhollandais joint une belle éloquence qui inspire aux élèves avi-des de connaissances une sorte de vénération.

La Mettrie n'est pas le moins reconnaissant, il marque sadette en ces mots simples: « Boerhaave fut à la médecine ceque Descartes fut à la philosophie. » Si Descartes, qui « a donnéle modèle de l'art de raisonner avec plus de justesse, de clarté etde méthode» \ l'a convaincu qu'aucun principe supérieur etintelligent n'intervient dans le fonctionnement du corps deshommes et des animaux et lui a permis de dépasser le dualismeen philosophie, le disciple attentif et admiratif est redevable àl'école boerhaavienne des qualités de bon sens et d'observationque d'aucuns lui ont pourtant déniées:

« C'est à cette excellente école que je dois le goût que j'aipour l'observation et l'expérience. Par elle j'ai connu le prix dela physique du corps humain, sans laquelle un médecin n'estqu'un empyrique (sic) ; par elle j'ai appris à distinguer la méde-cine sensée, de toutes ces misérables conjectures, qu'on donnesous ce nom: je lui dois enfin le peu que je vaux. Ceux quivoudront entrer dans un plus grand détail sur le compte de cethomme célèbre peuvent lire sa vie, que j'ai donnée à la suite dema traduction de ses Institutions, son éloge par Mr de Fonte-nelle, l'oraison funèbre de Mr Schultens ; et pour ne rien dire detant d'autres panégyriques, l'Éloge Critique de Boerhaave, ou

1 La Mettrie, Abrégé des systèmes, op. cft., p. 231.

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Essai sur le caractère du Grand Médecin, dont j'ai nommél'auteur. »1

Comme Hoffmann2 en Allemagne, Boerhaave est resté parti-san de l'iatromécanique selon laquelle le fonctionnement ducorps humain obéit aux lois de la mécanique communes à tousles composants de l'univers. Les parties solides sont soumisesaux lois de la mécanique, les parties liquides ou humeurs, àcelles de I'hydraulique et de la chimie.. 0

Cet érudit qui a su réunir nombre de doctrines anciennes dif-férentes est parfaitement au courant des progrès de la science deson temps. Définissant la maladie comme « tout état du corpsdans lequel il y a des fonctions lésées », l'excellent praticien apu, grâce à ses connaissances en botanique et en chimie, fairebon usage des médicaments. Novateur, il a frayé des voies in-soupçonnées dans la connaissance de l'anatomie.

Cependant les grands hommes ne sont pas exempts d'erreurset la renommée n'est pas à l'abri de la jalousie. On remet enquestion les sources du savant iatro-mécanicien qui enseigneque seule la disposition des organes conditionne les fonctionsdes êtres vivants. On accuse ses systèmes de n'avoir aucunfondement en anatomie: il n'aurait assisté qu'une fois l'an àune dissection du corps humain et n'en aurait jamais fait lui-même, se contentant de l'examen de parties détachées...

Ce sont les médiocres, remarque La Mettrie, qui ont décriéles œuvres du grand Boerhaave; les vaniteux à l'instar de PierreChirac, devenu premier médecin du Roi depuis 1731 aprèsavoir été celui du Régent, ont prétendu qu'il leur avait empruntéleur doctrine sur quelque point précis. Mais les génies, telsQuesnay, Sénac, se sont attachés à « creuser », « approfondir »,« embellir» sa doctrine. La Mettrie rend lui-même son tribut àl'admiration: « Après cela sera-t-on surpris qu'un savant méde-cin d'Amsterdam (Mr Tronchin) m'ait demandé depuis peu, si

I La Mettrie, Ouvrage de Pénélope, op. cil., p. 402.2 Frédéric Hoffmann, médecin de l'Université de Halle en Saxe est né en1620. Il soutient la doctrine du mécanisme que n'approuve pas son ami etcollègue Stahl, partisan de l'animisme.

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les médecins de Paris commençaient à entendre et à suivreBoerhaave. Il avait bien raison de demander s'ils avaient com-mencé,. car il y a à peine 12 ou 15 ans qu'ils le connaissent, etje mets en fait, qu'il n'y a pas six médecins dans toute la Fa-culté, capables de l'expliquer; c'est surtout, en français, commeen latin, un abîme impénétrable, pour tous ces vieux messagersd'Esculape ou tâteurs de pouls. »

Après avoir exploré cet « abîme », quittant à regret les de-grés de la chaire où il buvait les paroles d'un maître qui possé-dait surtout l'art d'enseigner, La Mettrie revient à Saint-Malo pour tout simplement gagner sa vie, un peu plus confiantdans les pouvoirs de la médecine.

La médecine n'est pas à la portée du grand nombre: « Poury atteindre, il faut, d'après une maxime, le rare concours des sixconditions suivantes: une nature généreuse, un maître savantdans son art, un lieu favorable à de sérieuses études, de la jeu-nesse, du travail et du temps. »1

Il faut ajouter « un odorat d'abeilles» : « Il est un génie de lamédecine et comme un odorat d'abeilles, c'est-à-dire une pru-dence naturelle, un coup d'œil, vanté dans ceux qui l'ont eu lemoins. Quiconque n'a pas reçu ces dons de la nature ne serajamais médecin. La même circonspection, la même prudence, lamême sagacité à déterminer les plus grands degrés de probabi-lité, à saisir vite un heureux moment qui va s'échapper, lamême science des rapports est nécessaire aux médecins, auxministres, aux généraux... »2 Offray de La Mettrie se fait cettehaute idée de la médecine et doit être compté au nombre deséIus.

Certes, après Paris et Reims, de Saint-Malo à Leyde, il adéjà fait son chemin, car il ne se résout pas à être, selon sa pro-pre expression, un « avorton d'Esculape». Mais le retour àSaint-Malo, ou plus exactement à Saint-Servan, ne saurait êtredéfinitif. Il n'y restera que trois ans.

1Chauvet, Emmanuel, « Mémoire sur la Philosophie d'Hippocrate », Séanceset travaux de l'Académie des sciences morales et politiques, 1. 17, 1856.2Bordeu, Théophile de, Article « Crise)} de l'Encyclopédie.

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III

LE « BÂTON » DE L'EXPÉRIENCE

D 'après ses biographes bretons, bien que son nom ne fi-gure pas dans l'ouvrage du docteur Hervot dont les listes

de praticiens attachés aux établissements hospitaliers présententdes lacunes, La Mettrie a exercé à Saint-Servan, où en 1740, ilfit face à une épidémie de dysenterie, ainsi qu'à l'Hôtel-Dieu deSaint-Malo où l'année suivante il eut affaire au cholera morbusdont il fut lui-même atteint.

C'est par un arrêt du 1er mai 1753 que le faubourg de Saint-Servan fut incorporé à la ville de Saint-Malo « pour ne formeravec elle qu'une même communauté, jouir des mêmes avanta-ges et payer les mêmes charges» 1. On y avait établi un sémi-naire en 1707, puis, en 1712, un hôpital général; l'Hôtel-Dieude Saint-Servan fut fondé par Jean Prouvost, sieur de la Roche,et Julienne d'Anican. D'après le docteur Hervot, c'était unhospice destiné à recueillir les vieux marins, leurs femmes etleurs par~nts, tous les pauvres, infirmes ou mendiants de Saint-Malo, à fournir du travail à tous ceux qui en étaient encore ca-pables, à éduquer les enfants abandonnés ou orphelins, à donnerasile aux filles et garçons en quête de place, à enfermer les fous.Tous subissaient un examen médical avant d'être admis, si bienqu'on était à peu près bien portant dans cet hôpital. .. Cependantles misères physiologiques inhérentes à l'âge, à la malnutrition,

]Ogée, J.-B., Cunat C., Saint-Malo au temps jadis, p. 14. Les deux commu-

nes seront à nouveau séparées en décembre 1790.2Hervot, H. , La médecine et les médecins à Saint-Malo (1500-1820), p. 107.

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les affections de toutes sortes qui s'emparaient des organismesaffaiblis nécessitaient la visite de médecins qui, le plus souvent,n'exigeaient aucune rétribution. Il fallait pour se rendre à Saint-Servan à marée basse se risquer à travers des étendues vaseuseset malodorantes. Il y avait un certain mérite à servir ainsiI'hi ver, notamment, lorsque, pour accéder au Grand Val, lestempêtes forçaient à prendre le trajet des voitures, soit dix kilo-mètres à pied, par les hauteurs de la côte sud. Dans ces condi-tions, pratiquer la médecine n'était pas une sinécure.

Malgré la pesanteur de la routine, La Mettrie se montreperspicace et dévoué, son diagnostic est sûr et il fait de sonmieux pour guérir le malade. Parues en 1743, les Observationsde médecine pratique révèlent le sérieux du praticien et du cli-nicien. L'épidémie de choléra qui sévit au mois d'août 1741,après trois saisons aux températures excessives, lui ouvre unbeau champ d'observation d'autant qu'il est lui-même atteint.La maladie se déclare le 15 août. Or, note-t-il, la veille, il aingurgité six douzaines d'huîtres... Les symptômes de la mala-die, abondance et fréquence des vomissements et des diarrhées,les résultats des soins appliqués en concertation avec sonconfrère Ménard, sont soigneusement consignés et interprétés:« Tout le résultat de cette histoire, est en faveur de la saignée,des bains, des boissons rafraîchissantes, et du laudanum.» Etcela, conclut-il, ne fait que « trop bien connaître, combien il estfacile aux praticiens de se tromper sur les maux d'autrui; etqu'enfin il faut une attention et une clairvoyance continuelledans les maladies sérieuses» 1.

Ce qui est bon pour un malade ne l'est pas forcément pourun autre. L'Observation II concerne un vieillard qui venait deperdre sa fille et dont la tristesse ajoutée au grand âge ne per-mettait pas le même traitement. La troisième observation portesur les dysenteries qui ont dépeuplé la Bretagne de plus de30000 hommes, une hécatombe qui a plus ravagé les campa-gnes que les villes où se trouvent les bons médecins qui saventaccommoder les médications à tous les âges. Suivent les fièvres

1 La Mettrie, Œuvres de médecine, 1751, p. 277.

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malignes, pourprées ou non. La Mettrie est un adepte de la sai-gnée quand elle est praticable. La thérapeutique laisse parfois àdésirer, mais, parmi les préparations de sa composition, certai-nes recettes sont efficaces, par exemple celle du « safran, donnéen poudre, à la dose de six grains, de 4 heures en 4 heures, avecle sel de quinquina de Mr de la Garaje, et beaucoup d'huiled'amandes douces », sans oublier les « emplâtres vésicatoires,qui méritent la préférence sur tous les autres remèdes». Sansdoute est-il à propos de préciser que la mère de La Mettrie (dé-cédée en 1765) aurait, avant son mariage, tenu un commerced'herboristerie. La lavande, la marjolaine, la sauge, les fleurs depetite centaurée, etc., n'ont apparemment aucun secret pour lui.Il sait les pulvériser, en faire de la poudre à fumer, il sait enfaire des décoctions à base de quinquina, de vin, etc. ; les for-mules peuvent varier à l'infini, explique-t-il dans le Traité duvertige. À l'expérience qui peut n'être qu'une « routine incer-taine», il faut joindre « les lumières de la physique», etl'inventivité par cet « esprit de discussion qui est la clef de tou-tes les sciences» 1.

Les « dames de l'Hôtel-Dieu de Saint-Malo» pourraient seporter garantes des guérisons obtenues La Mettrie dit avoirtraité tous leurs malades depuis le début de l'année, elles sont« témoins des miracles» qu'elles ont vu opérer à ces pharma-copées, « toutes les fois qu'on les a appliquées de bonne heure,c'est-à-dire avant l'engorgement inflammatoire du cerveau».L'Observation V traite des coqueluches de 1'hiver, suivies parles petites véroles des cinq premiers mois de l'année en cours(Observation VI). Les conditions météorologiques ont une in-fluence certaine sur la santé et La Mettrie ne manque pas de lesmentionner. En ce qui concerne les véroles épidémiques, leshypothèses puis les convictions du médecin sont étayées par« une foule d'expériences» sur les jeunes filles, les jeuneshommes robustes, les femmes en couche, etc. Il incise les pus-tules et quand la bataille est perdue, il lui reste à pratiquer desautopsies pour analyser les ravages du mal et contrôler les hy-

1 La Mettrie, Traité du vertige, 1741, p. 165.

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pothèses. Il note ses constatations avec la méticulosité et lapassion du scientifique: « Dans les uns le poumon est assiégéde pustules noires, sèches, grillées, raboteuses, de taches pour-prées, gangréneuses, qui n'épargnent aucun viscère, ni le cœurmême. J'en conserve un, qui en est merveilleusement bienmoucheté [...] ».

La rougeole qui n'apparaît pas dans le Traité de la petitevérole trouve sa place dans l'Observation VIII, avec mention dela «rougeole nouvelle» dont est mort M. des Cerisiers deGrandville. Puis des textes plus ou moins succincts évoquent la«cure singulière d'une hydropisie», «un flux hémorroïdalmortel », « une fluxion de poitrine», etc., jusqu'à la XXXlIIeobservation faisant mention d'un « empoisonnement» pourlequel « [il fut] appelé le 14 avril 1741, chez une revendeusenommée la Heberd, âgée d'environ soixante ans, naturellementgrasse et pleine d'humeurs ».

« La malade fut guérie. » Une phrase lapidaire pour expri-mer la satisfaction légitime du médecin traitant qui ne tait pastoujours l'identité des malades dans des textes pourtant destinésà la publication. Tenait-il un registre? Quel était le taux deshonoraires? Les tarifs pharmaceutiques? En fin de compte,cela n'a guère d'importance.

Un apologue cité par d'Alembert présente le médecin auxprises avec la nature, elle-même aux prises avec la maladiecomme « un aveugle armé d'un bâton» qui « arrive pour lesmettre d'accord. Il tâche d'abord de faire leur paix; quand il nepeut en venir à bout, il lève son bâton sans savoir où il frappe;s'il attrape la maladie, il tue la maladie; s'il attrape la nature, iltue la nature.» Voilà bien Ortocome, alias Ferrein l, flottantdans le doute au chevet de son malade et ne se déterminant àordonner quelque chose qu'à tout hasard...

La métaphore du bâton est polysémique. Pour un aveugle,le comble de l'aveuglement est de ne pas se servir du « bâton del'expérience »2. Il faut concéder à La Mettrie deux qualités rares

1 La Mettrie, Ouvrage de Pénélope, op. cil., p. 593.2

La Mettrie, L 'Homme machine, éd. préfacée par P.-L. Assoun, p. 148.

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pour son époque: « l'amour de l'expérience, qualité de biolo-giste, I'habitude de l'autopsie, qualité du clinicien» 1et ne pointdouter de sa compétence, de son dévouement et de sa générositénative.

Cependant huit années d'études et d'exercice à l'écoute despatients du docteur La Mettrie n'ont pas marqué les annales dela médecine de sa ville natale. La postérité n'a retenu que cer-tains faits interprétés à son désavantage.

1 Boissier, Raymond, op. cil., p. 44 : « Bien avant les maîtres de l'anatomiepathologique, il a compris la nécessité absolue de rechercher, dans les organesdu mort, les lésions correspondant aux symptômes observés sur le vivant;qu'il n'ait pas toujours su interpréter ce qu'il avait vu, ni même voir ce qu'ilfallait, c'est certain; mais, l'idée, féconde entre toutes puisqu'elle fut à la basemême des progrès de la médecine au siècle dernier, l'idée d'ouvrir les cada-vres le hantait: à chaque page il revient sur cette nécessité, il insiste sur leslumières qu'elle nous apportera, il engage ses confrères à la mettre en prati-que, en vain, ils restent sourds, préférant les stériles disputes de l'école auxbesognes malpropres de l'amphithéâtre. »

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IV

UN ÉPISODE COMPROMElTANT

D e retour au pays, le fils La Mettrie ne peut passer inaperçutant il est vrai que ce médecin frais émoulu de la Faculté,

issu d'une famille relativement en vue, pourrait constituer unparti fort acceptable. Son titre dispose tout le monde en sa fa-veUf, son visage est avenant, le jeune docteur attire les regards,mais bientôt la rumeur chuchote.

Est-il aussi honorable qu'on pourrait le croire? On dit qu'ilne dédaigne pas de se rendre au haut de la rue des Cimetières,chez « la veuve Duval », couturière de son état, où se tiennentd'étranges réunions. Il se passe chez « la mère Duval» 1 desscènes de convulsions analogues à celles qui se déroulaient dansla capitale sur la tombe du diacre Pâris jusqu'à la fermeture parordonnance royale du cimetière Saint-Médard2, le 27 janvier1732, pour mettre fin à une flambée de miracles au succèsgrandissant, même parmi les incrédules qui se rendaient toutbonnement au spectacle.

En ce premier tiers du XVIIIe siècle, le jansénisme s'estlargement diffusé parmi les ecclésiastiques et les notables laïcsde Saint-Malo. L'évêque Mgr Des Marets s'est rallié à la bulleUnigenitus afin de ne pas faire de vague, mais, comme à Paris,la querelle parlementaire et gallicane déclenchée par les fameux

1 Voir le chapitreXII de Saint-Malo,Histoirereligieusepar FrançoisTuloup.2 « Barbier rapporte que le même jour, sur la porte close du cimetière, unhomme d'esprit placarde le célèbre distique: De par le Roy défense à Dieu /de faire miracle en ce lieu », d'après Les convulsionnaires de Saint-Médard[...] de C.-L. Maire, p. 112.

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« refus de sacrements» se poursuit dans toutes les couches so-ciales. Le combat entre le politique et le religieux recrute autantchez les petites gens que parmi la haute société. Dans son châ-teau de Talensac, le comte de La Bédoyère accueille les ecclé-siastiques mal pensants. Avec son épouse, il protège le mouve-ment convulsionnaire auquel adhèrent des personnes de distinc-tion, tels les Bas-Sablons, les Danyean de l'Épine, etc. Les au-torités en seront alertées, et interdiront à la comtesse (néeDanycan) de quitter son château, le bruit en parviendra même àla Cour.

Selon l'abbé Manet, La Mettrie aurait, de 1733 à 1735, par-ticipé à des séances hystériques, à ces « farces jansénistiques ».Le futur matérialiste se serait rendu coupable de « sottises mys-tiques» avant ses « sottises impies ». On ne peut être plus par-tial et intransigeant, c'est un bien mauvais procès.

Certes, l'élève de l'abbé Le Cordier a reçu une éducationreligieuse orientée vers le jansénisme et, d'après Frédéric II, ilaurait même composé « un livre qui eut vogue dans le parti» 1.Toutefois, cette empreinte janséniste, réelle et suffisante pourexciter sa curiosité et l'intéresser aux controverses religieuses,ne fait pas pour autant de lui un convulsionnaire. La Mettrie n'atendance ni à la dévotion ni à l'ascétisme, il est difficile de luiimaginer quelque flambée mystique que ce soit. Ayant connudes années dissolues - pas autant que la calomnie lui en aprêté -, il ne mourra pas d'une vie trop pénitente comme lepauvre Pâris dans sa cabane!

Curieux, avide de sensations et sans préjugés, le jeune mé-decin, même s'il ignore l'existence des synapses, s'intéresseaux maladies neurologiques, ainsi que le prouve son Recueild'observations cliniques, « un mémoire fondé sur des observa-tions exactes et fidèles, dictées par la bonne foi et la probité, surdes faits en un mot simples, mais vrais». La Mettrie estconvaincu « qu'il n'y a que l'observation lorsqu'elle est bienfaite et sûrement constatée qui puisse perfectionner la méde-

1D'après Pierre Lemée, il n'yen a trace nulle part, pas même dans le Diction-naire des /ivres jansénistes de P. D. de Colonia.

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cine». Pour autant, il ne reste pas confiné auprès du lit de sesmalades, le champ de l'observation est vaste. Est-il étonnantqu'il fasse un terrain d'étude de ces manifestations loufoques dedévotes s'étiolant d'ennui en province?

Pour noircir le tableau, Manet, fervent détracteur, dit queLa Mettrie ajoutait des discours et des idées de son cru auxdélires des dames et aux extravagances de leurs maris. Sil'assertion est fondée, il n'y a pas de quoi fouetter un chat.Nous verrons là un pur effet de la gouaille coutumière del'esprit farceur qu'était La Mettrie.

Notre sceptique - ni convulsionnaire, ni spécialiste desphénomènes convulsionnaires - ne saurait se priver d'examinerles signes de l'existence divine dans les guérisons dites mira-culeuses. Si l'incrédule ne se soucie pas des miracles vrais oufaux, le médecin, dont l'ambition suprême est d'être un thau-maturge, s'intéresse à la prétendue volonté de Dieu se substi-tuant à l' œuvre de la nature.

Les esprits éclairés du temps ne se sont guère penchés surces espèces de saturnales extatiques qui desservaient la religionplus qu'elles ne la servaient. Diderot, qui habitait rue Saint-Victor, non loin du faubourg de mauvaise réputation où se trou-vait le cimetière Saint-Médard, ne s'est pas compromis en allantconstater de visu ce qui s'y passait. En 1759, La Condamineadressera à Grimm le compte-rendu d'une séance de crucifie-ment à laquelle il a assisté. L'article de d'Alembert dansl'Encyclopédie fait état des divisions sectaires des jansénistes,sans examiner le phénomène des transes convulsionnaires.Voltaire qui dénonce les fanatismes de tout bord raille les sub-terfuges et simulations qui font croire aux miracles; ainsi, frap-per à coups de bâton sur un corps au préalable bien rembourré,ne laisse évidemment aucune trace. . .

À quoi La Mettrie a-t-il assisté ou participé? L'abbé Manet- sans citer ses sources qui semblent tenir du pur commérage -se gausse, s'offusque ou feint de s'offusquer de scènes prochesde la débauche, de démonstrations animales de la femme indé-cente qui, saisie de tremblements violents, se tord les membres

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et aboie. Toute une rhétorique des corps qui, dans les casd'hystérie et d'épilepsie, constitue un sujet d'étude pour lemédecin. Philippe Hecquet, docteur-régent et ancien doyen dela faculté de médecine de Paris l, entendait unir science etthéologie et défendait l'interprétation médicale des convulsionscontre les tenants de l'intervention surnaturelle2. Ce ferventjanséniste, auteur en 1733 d'un Naturalisme des convulsionsdans les maladies de l'épidémie convulsionnaire, développeune théorie mécanique qui considère le corps comme unemachine hydraulique réglée par le mouvement des fluideso« Tout le corps humain, explique-t-il, composé qu'il est de tousvaisseaux qui ont des ressorts, se trouve aussi pénétré etintimement imbibé d'un esprit élastique. Rien n'est-il plusexposé à s'agiter ou à se laisser aller à cette vertu?» Des« convulsions épidémiques» se produisent quand la machineest déréglée: de « vraies vapeurs hystériques», « peut-êtrevraiment utérines, causées et entretenues par des passions del'âme comme en parlent les médecins philosophes ou par desmouvements excités par des objets, qui troublent desimaginations d'autant plus aisées à ébranler dans les personnesdu sexe qu'en elles se trouvent naturellement un genre nerveuxtrès sensible ».

Aletheius Demetrius a lu le docteur Hecquet, cependant ilcondamne la médecine théologique, le corps n'est en rien levéhicule du sacré. Le salut de l'âme est pour lui une douce fic-tion ; quant à la féminité, il ne voit pas en quoi elle prédispose-rait au miracle. Ses propres réflexions le portent en 1737 à unTraité du vertige avec la description d'une catalepsie hystéri-que qui n'a rien à voir3 - du moins en apparence - avec ce qu'ila observé, dans la fameuse maison de la rue des Cimetières. Ilfaudra attendre le Traité de I 'hystérie de Jean-Louis Brachet, aumilieu du XIXe siècle.

I Hecquet fut médecin des Carmélites de la rue Saint-Jacques.2Maire, C.-L., Les convulsionnaires de Saint-Médard, pp. 166-67.3 Il traite du cas de deux de ses patientes « Héleine Renault de St. Malo, âgéede 17 ans, et Olive, sa sœur aînée ».

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Cet épisode retenu à charge contre lui par ses détracteurs duXIXe siècle permet de mettre en lumière ce que La Mettrie doitau jansénisme: le courage de dire ce que l'on n'a pas envied'entendre. « Sectateurs zélés de la philosophie, pour en êtreplus zélés patriotes, laissons donc crier le vulgaire des hommes,et semblables aux jansénistes qu'une excommunication injusten'empêche pas de faire ce qu'ils croient leur devoir, que tous lescris de la haine théologique, que la puissante cabale des préju-gés qui l'attisent, loin de nous empêcher de faire le nôtre, nepuissent jamais émousser ce goût dominant pour la sagesse, quicaractérise un philosophe. »I

Ce courage devrait animer tout vrai philosophe.Mais, avant de se vouer à la philosophie qui est tout autant

« le flambeau de la raison, des lois, et de I'humanité» que « laclé de la nature et des sciences, la gloire de l'esprit »2, la plumede La Mettrie s'est affûtée au service de la médecine de laFrance, qui était à l'époque loin derrière celle de l'Angleterre,des Pays-Bas et de l'Allemagne.

1 La Mettrie, « Discours préliminaire », Œuvres philosophiques, Fayard, 1987(1751), 1. 1, p. 43.2 Ibid., p. 41.

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v

L'ENTRÉE EN LITIÉRATURE

Ce n'est pas tant l'envie d'écrire qui le démange que celled'en découdre avec l'ignorance, les préjugés et le men-

songe. Avant son premier ouvrage personnel, le Traité duvertige, il s'attache à traduire les œuvres du maître à qui il voueune indéfectible reconnaissance.

Il traduit ainsi sept ouvrages de Boerhaave: le Traité du feuen 1734, le Système sur les maladies vénériennes en 1735, lesAphorismes sur la connaissance et la cure des maladies en1738, le Traité de la matière médicale en 1739, les Institutionsde médecine en 1740, l'Abrégé de la théorie chimique, tiré desécrits de Boerhaave, les Institutions et Aphorismes, avec unCommentaire du traducteur en 1743. Il s'agit à la fois de diffu-ser des connaissances qui rénovent l'art de guérir et de subveniraux besoins d'un homme dont les plaisirs sont dispendieux.

À défaut de rapporter une somme substantielle, le Traité dufeu, l'Aphrodisiacus de Boerhaave attire, dès 1734, l'attentiondu monde médical sur son traducteur qui y a joint des considé-rations personnelles; il faut dire que le sujet n'est pas anodin,les maladies vénériennes étant source de préoccupations voirede hantise pour le commun des mortels.

L'année suivante, paré de son titre de « docteur en méde-cine », il adresse une lettre aux auteurs du Mercure de Francel« sur les honneurs rendus à la médecine». Pénétré de la no-blesse de sa profession, il en veut faire connaître l'histoire plus

1Mercure de France, décembre 1735, pp. 2757-84.

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ou moins glorieuse selon les pays et les époques. Il offre doncau public un extrait commenté du discours prononcé en latin parle docteur Mead de la Société Royale de Londres au collège desmédecins de cette ville, le 18 octobre 1725.

Mais La Mettrie n'a pas attendu la prestation du célèbremédecin anglais pour se pencher sur 1'histoire de cet « art re-commandable». Il a lui-même beaucoup lu et a déjà formé saréflexion sur le constat que les plus grands hommes del'Antiquité se sont fait un honneur d'exercer la médecine. Letemps des Hébreux, des Grecs et des Romains, où seul le mériteconduisait les médecins à la fortune lui semble révolu. Non sansvéhémence, il rend donc grâces au « savant auteur» qui « a tiréle premier des ténèbres de l'Antiquité des faits qui illustrent lamédecine. Est-il rien de plus capable de nous faire aimer uneprofession si distinguée? Est-il un plus puissant aiguillon pournous exciter à en remplir dignement les devoirs? »

Engagé dans la profession afin d'y donner pleine satisfactionpar la science et la probité, La Mettrie ne craint pas d'entrer enlice avec des médecins qui se sont déjà fait un nom dansl'édition. S'il n'est pas véritablement préparé à un travaild' écrivain, cet article témoigne de son désir d'exposer aux au-tres les découvertes de ses recherches et de ses premiersengagements.

Il tient aussi à souligner le sort fait aux chirurgiens ignorantsque l'on bannissait parfois. Citant Mead: « Aussi la chirurgieétait-elle si peu éclairée que la plupart de ceux qui confiaientleur vie à ces opérateurs périssaient par le fer ou par le feu. Iln'est donc pas surprenant que le peuple effrayé d'un art nou-veau, et cruel en apparence, ait chassé de Rome des ignorantsqui l'exerçaient. »

Cela lui vaut, six mois après 1, la réponse d'un maître chirur-gien qui l'accuse de faire valoir les médecins au préjudice deschirurgiens. Décrits comme étant de modeste extraction et musuniquement par l'appât du gain, ces derniers lui apparaissent

1 Ibid., «Lettre d'un Maître Chirurgien, écrite à l'occasion de celle qui setrouve dans le deuxième volume de décembre 1735 », pp. 1093-1101.

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méprisés par le sieur La Mettrie qui devrait se rappeler qu'ences temps-là, la loi ne distinguait pas les médecins - parfois toutaussi ignorants - chargés des maux internes et les chirurgienssouvent capables de pratiquer l'art de guérir dans toute sonétendue. Or La Mettrie est simplement conscient de la situationjuridique présente qui conduit les chirurgiens à oublier parfoisleur profession, sans qu'il leur soit possible d'apprendre celledes médecins 1.Hélas, l'effet de cette première communication àdestination du public, pas assez explicite et peu probante, n'estpas celui qu'il escomptait.

Sa propre expérience à Saint-Malo et aux armées le conduiraà exposer qu'en réalité, les chirurgiens sont bien supérieurs auxmédecins par leur pratique si nécessaire dans les cas gravissi-mes où l'adresse de leur main et leurs connaissances empiriquesen anatomie sont requises. Mais il ne sera pas un avocat aveuglede leur cause et ne déniera jamais la nécessité d'une culture plusétendue.

Bien plus tard, en 1763, dans l'Essai sur la jurisprudence dela médecine en France, Jean Verdier déplorera « le partage quia été fait entre la chirurgie et la médecine». Cette discrimina-tion « a retardé les progrès de la médecine, n'a fourni en géné-ral que des docteurs sans expérience, et des opérateurs mala-droits, n'a servi qu'à jeter des difficultés sans nombre surl'administration des secours médicinaux, et ce qui est encoreplus fâcheux, en a privé la plus grande et la plus chère partie del'humanité» .

Pour 1'heure, les disputes entre les médecins et les chirurgiensne font que commencer. Les premiers reprochent aux secondsde prétendre tout résoudre, même les maladies les plus cachées,par leurs seuls instruments (trépans, rasoirs, couteaux, scies,lancettes de toutes tailles) sans le secours des livres, dujugement, des réflexions; et ceux-ci ajoutent la plume à leurpanoplie pour dénoncer ces censeurs de leur art qui affirment etréaffirment la prééminence de la médecine. Ainsi le traitementde la vérole considérée comme une maladie « externe» a tou-

1 VOiT à ce sujet le texte cité en annexe: Le Chirurgien converti.

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jours été l'apanage des chirurgiens et voici que l'on affirme quela présence d'un médecin est utile et presque toujours néces-saire. À la parution d'un mémoire des chirurgiens pour prouverque « le traitement des maladies vénériennes n'appartient nul-lement aux médecins, qu'il appartient aux seuls chirurgiens, etque la sûreté publique exige que ces derniers soient seuls char-gés de la cure de ces maladies », Jean Astruc, médecin consul-tant du roi qui l'a doté d'une pension de 700 livres, professeurau Collège royal, se fait fort de modérer les prétentions deschirurgiens de Saint-Cosme.

C'est la première passe d'armes d'une série de cinq lettrespubliées de 1737 à 1738. Les allégations du professeur sur unevingtaine de pages entraînent une réponse anonyme (attribuée àMonsieur Petit, maître chirurgien juré) d'une centaine de pagesqui les réfute pied à pied, dans le même ordre. La deuxièmelettre est aussitôt suivie d'une réfutation de « la prétendue uni-versalité de la médecine ». Datée du 1er novembre 1737, la troi-sième est une attaque en règle de Petit qui a protesté dans uneréponse brève mais bien sentie: il nie être l'auteur de laditelettre, bien qu'il en approuve le contenu... Et quand bien mêmecela serait, est-ce un crime de dévoiler les sophismes de MoAstruc, le distingué médecin languedocien?

Le mois suivant, celui-ci prend à témoin - au nom de la vé-rité - un confrère montpelliérain, un certain Delaire, pourl'inciter à faire cause commune contre Monsieur Petit qui luisemble vouloir régler ses comptes avec la Faculté de Paris. Ilfaut préciser que Jean-Louis Petit n'avait pas le droit de profes-ser publiquement un art qu'il enrichissait cependant de ses tra-vaux. Il était un chirurgien compétent qui, peu soucieux de fairefortune, avait refusé les offres du roi de Prusse 0. .

Plus fort de son érudition que de son expérience, Astrucrevient sur les auteurs qu'il a allégués en guise de preuves danssa première lettre et développe longuement ses arguments.Enfin, le même Monsieur Delaire reçoit, en mars 1738, despreuves nouvelles du bien-fondé des assertions que le très

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chicaneur Astruc, expert en fameuses disputes 1, base sur saconnaissance de la « bonne latinité» :

« Tous les chirurgiens du XVIe siècle, qui ont écrit sur le malvénérien, se réduisent à de Vigo, de Heri, Paré et Chaumette.Or, j'ai prouvé d'une manière qui paraît démonstrative, ou quidu moins a resté (sic) sans réplique, 1°. Qu'il n'y a dans lesouvrages de ces chirurgiens rien de bon, qui ne soit dans ceuxde médecins antérieurs. 2°0 Qu'il s'en faut bien qu'il y ait dansles ouvrages de ces chirurgiens tout ce que les médecins avaientenseigné de bon sur cette matière. Comment peut-on se flatterencore de persuader au public, qu'il est redevable aux chirur-giens de quelque découverte sur ce sujet? C'est en vain qu'ons'obstine à le dire, il faudrait pour l'établir des faits et des preu-ves, et je suis sûr qu'on n'en saurait fournir. »

« Chacun cherche à s'appuyer de conjectures et d'autorité...L'un terrasse aujourd'hui son adversaire et il vient à être ter-rassé à son tour; le plus fort est communément celui dont lepeuple trouve la langue la mieux pendue»2, remarquaitHippocrate.

La dispute, qui tourne à la chicane sur des points plus histo-riques que médicaux, s'enlise. Arguments stériles ou non, lepesant Astruc est passé maître en rhétorique, or c'est précisé-ment avec lui que La Mettrie a déjà eu maille à partir en 1736au sujet de la nature, de l'origine et du traitement des maladiesvénériennes. Dans De morbis venereis, ouvrage en latin (quisera traduit en 1740), Astruc conteste durement la dissertationque La Mettrie a jugé bon de joindre à sa traduction du Systèmede M Herman Boerhaave sur les maladies vénériennes. Leshostilités sont ouvertes.

1« Il répond aux attaques par des lettres que l'on peut çonsidérer comme desmodèles de modération et d'honnêteté qui devraient toùjours régner dans lesouvrages polémiques », lit-on cependant dans un abrégé de sa vie qui figuredans la Galerie française ou portraits des hommes et des femmes célèbres quiont paru en France par M. Gautier Dagoty le Fils, Paris, 1770.

Quand Astruc mourut en 1768, la Faculté de médecine de Paris fit placerson buste dans l'amphithéâtre, honneur qu'elle n'avait accordé qu'à Winslow.2 Cité par Bordeu dans l'article « Crise », op. cit.

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La réplique ne se fait pas attendre, La Mettrie profite del'occasion. Dès l'année suivante, paraît à Rennes le Traité duvertige, avec la description d'une catalepsie hystérique et unelettre à M Astruc dans laquelle on répond à la critique qu'il afaite d'une dissertation de l'auteur sur les maladies vénériennes,par M de La M

Le Traité du vertige reçoit les éloges du Journal des savantset Boerhaave dit l'avoir lu avec plaisir. La lettre de La Mettriese veut polie et modérée. Soucieux de l'opinion, le jeune mé-decin entend seulement détruire les « préjugés» que la critiqued'Astruc n'aura pas manqué d'éveiller contre lui. Sa réponses'ordonne autour de deux points. D'une part, il confirme lesthèses de Boerhaave notamment sur le siège de la vérole dansles cellules adipeuses et considère qu'à ce sujet, son contradic-teur a dépensé de vains efforts: « Pourquoi disputer contre unfait qu'on nie? » D'autre part, il dit avoir été mal compris: ladénonciation de graves erreurs dans son texte procède d'unemauvaise lecture et il en appelle une seconde fois aux lecteursqui, eux, l'auront vraiment lu... En somme, Astruc, mis encontradiction à propos de la vertu curative des sels de mercureet de leur mode d'application avec des praticiens aussi connusque Sydenham, Freind, Boerhaave, etc., est surtout pris en dé-faut d'attention.

La Mettrie jugera bon de conclure par un compliment:« Au reste, j'ai lu votre livre avec beaucoup de plaisir. C'estl'ouvrage le plus complet que nous ayons en ce genre. » Maisl'austère et sourcilleux professeur de médecine, qui a une ré-putation bien assise avec une douzaine de « dissertations» etautres « disputes» à son actif depuis 1710 et une chaire de mé-decine au Collège Royal depuis 1730, n'en a cure. Dans leconflit qui oppose les médecins et les chirurgiens, il se permet-tra-t-il de commenter la décision royale du 23 avril 17431 selonlaquelle les chirurgiens doivent recevoir la même formationgénérale (philosophie, latin, etc.) que les médecins en démon-

1Réflexions sur la déclaration du roy du 23 avri/1743 concernant la commu-nauté des Maîtres Chirurgiens de la Ville de Paris, S. l. n. d., in-8°.

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trant par des arguments spécieux que « l'exécution de cettedéclaration sera préjudiciable au bien public ».

Astruc n'a pas encore mesuré l'état d'esprit de l'entêté Ma-louin. Les éloges que celui-ci lui adresse à nouveau en 1739dans son Nouveau Traité des maladies vénériennes ne sont paspropres à satisfaire le professeur montpelliérain imbu de lui-même - bien qu'il doive davantage son poste à la Faculté deParis à ses appuis qu'à la science héritée de son maître Chirac.En 1740, Astruc maintient ses critiques avec la seconde éditionconsidérablement augmentée du De morbis venereis. Il n'a pas1'habitude de laisser passer ce qui contredit ses thèses; déjà àpeine sorti des bancs, tout jeune bachelier, n' avait- il pas« répondu» au célèbre anatomiste Vieussens, l'un des meil-leurs connaisseurs du système nerveux? Reprochant à LaMettrie la précipitation qui nuit à ses ouvrages, il conclut à unrapprochement avec une chienne qui, pour trop se presser, faitdes petits borgnes.

Cela ressemble fort à un conflit des générations; dans unrapport de forces a priori inégal, c'est compter sans la ténacitédu contradicteur qui n'est pas lui-même homme à renoncer àses idées et qui, surtout, vient de découvrir l'attrait de la disputeindépendamment du fait que l'on ait tort ou raison.

Ayant constaté que ses efforts d'apaisement sont vains,profondément blessé, mais sans se laisser impressionner,l'impétueux La Mettrie n'hésite plus à mettre de l'huile sur lefeu, d'autant que la querelle des médecins et des chirurgiens quibat son plein range Astruc dans le camp opposé. Cette premièreescarmouche, lourde de conséquences, stimule sa tendance na-turelle à la polémique. Il commence véritablement à puiser de lasatisfaction dans l'écriture et va désormais prendre un malinplaisir à fustiger les médecins, au nom de vérités à défendre.

Suivent en 1740 les traités sur l'asthme, sur la dysenterie,dont il feint de s'enorgueillir pour contrer ses adversaires si sûrsd'eux et si peu pourvus de discernement. La Mettrie se faitgloire de ses Œuvres de médecine en précisant dans la préfaceque des approbations, données à ses ouvrages en général, par

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Mr de Casamajor, censeur royal, reconnaissent qu'il a étudié lesmaladies et l'art de les guérir ailleurs que dans les livres.

Même s'il n'est pas animé d'une grande ambition, il lui im-porte de s'affirmer dans ce monde médical très concurrentiel.C'est ainsi que, dans le chapitre XIII de l'Ouvrage de Pénélopeou Machiavel en médecine (qui paraîtra à Berlin en 1748), ilplaide sa propre cause en évoquant un médecin qui « n'a mé-nagé ni soins, ni peines, ni argent, pour voyager, s'instruire, etécouter les plus excellents professeurs », qui « a donné quelquesouvrages dans lesquels il a su réunir les observations des an-ciens aux découvertes modernes, que les connaisseurs estiment,pleins de génie pour la médecine [...]» Il serait séant d'être« plus disposé en sa faveur» !

Entre les mains d'un tel médecin, les maladies doivent de-venir « comme les procès dans celles d'un bon avocat ». Il estindéniable que la Mettrie possède de solides connaissances. En1938, le docteur Tuloupl le considérait comme un précurseur dela biologie et de la neuropsychiatrie. Le docteur La Mettrie,mieux que les médecins de son époque, connaît l'appareil respi-ratoire et fait preuve d'une véritable prescience dans L'Hommeplante. Il n'ignore ni le spermatozoïde ni l'ovule, l'anatomie etla physiologie du système génital n'ont guère de mystère pourlui. Les organes des sens n'en ont pas davantage. Il a pratiquéde nombreuses dissections. Il s'est livré à des expérimentationsqui ont un réel intérêt physiologique; elles sont consignéesdans L 'Homme machine et dans ses commentaires des Institu-tions de Boerhaave.

Ses ouvrages en général témoignent de notions chimiquesen un temps où la chimie n'est pas encore constituée enscience et d'indications thérapeutiques basées sur le bon sens.Ils ne contiennent pas comme les livres médicaux du temps unfatras de doctrines compilées, mais une somme d'observations

1 Tuloup, G.-F., Un précurseur méconnu: Offray de La Mettrie médecin-philosophe, pp. 22-25. Tuloup renvoie à un ouvrage de ses professeursMaxime Laignel-Lavastine et Jean Vinchon : Les maladies de l'esprit et leursmédecins du XV! au XIX siècle.

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cliniques exposées avec clarté et méthode comme dans le Traitédu vertige, avec la description d'une catalepsie hystérique [...J.

Le praticien doté d'un excellent sens de l'observation nefera pas carrière à l'hôpital de Saint-Servan où il s'est aguerri.Ce n'est pas non plus de sa Bretagne natale que le polémistepoursuivra la partie engagée bien que, durant cette période deshuit années de retour au pays, il ait pris femmel.

La Mettrie s'est marié le 14 novembre 1739 à Lorient avecMarie-Louise Droneau, veuve depuis 1735 d'un avocat auParlement, Jacques Vincent le Verger de Kercado. Le couple aeu deux enfants, une fille, Marie-Angélique née en 1741 etquatre ans plus tard, un fils, Jean Julien Marie, mort dans sadeuxième année. Pour La Mettrie, la vie de famille est plutôtune aliénation d'autant qu'entre son épouse et lui, il y a incom-patibilité de tempéraments. Son idéal est ailleurs. Sans doute enaura-t-il fugitivement mais sincèrement quelque remords à lamort de ce fils sur lequel il avait fondé tant d'espoirs éducatifs,sans avoir eu le temps de le connaître et sans avoir pu le soignerlui-même donc le guérir2.

Habité par des spéculations médicales et philosophiques, ilest homme à vivre et faire connaître sa vérité, or les arènes litté-raires se trouvent à Paris.

«Quoi qu'on puisse sans doute être très habile médecin,sans avoir le talent d'écrire, j'ai cependant peine à croire qu'onsoit homme supérieur en quelque art que ce soit, sans descendredans l'arène, pour y disputer le prix [...] Quel plaisir, je ne dispas de se voir revivre dans des écrits admirés, comme un pèretendre dans d'aimables enfants; mais de sentir, pour peu qu'onait d'humanité, qu'en mourant, on cesse d'être, et non deservir! »3

1 Le texte de son acte de mariage tiré des Archives du Morbihan est reproduitdans les deux ouvrages de P. Lemée, op. cit., 1925, (p. 19), 1954 (p. 22). Lecertificat de ban avait été fait en l'église cathédrale de Saint-Malo.2 La lettre de La Mettrie sur la mort de son fils, adressée à Madame Millet, sasœur, se trouve au Musée de Saint-Malo. Pierre Lemée en donne copie dansson ouvage, op. cil., 1954, p. 237-40.3La Mettrie, Œuvres de médecine, 1751, Préface, p. 13.

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La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique

Face à la maladie, les médecins ne sont pas mieux lotis queleurs patients. La Mettrie n'avait pas été épargné par l'épidémiede choléra qui s'était abattue sur la Bretagne en 1741;« vomissant tripes et boyaux », il avait frôlé la mort. Voilà queson ami et conseiller Hunauld meurt le 15 décembre 1742. Lecher Hunauld a été emporté en dix jours par une « fièvre mali-gne », ainsi nommait-on la grippe à une époque où l'on étaitplus en mesure de caractériser les symptômes que la maladie.

Dans le marché médical encombré de la capitale, le regrettéHunauld laisse sans doute une place enviable et l'espoir d'unemeilleure clientèle.

C'est l'année de la comètel qui alimente toutes les conversa-tions sur des questions plus astrologiques qu'astronomiques.Muni d'un simple bagage, le docteur La Mettrie ira tenter sachance.

1 Voir la Lettre sur la comète de Maupertuis (mai 1742) dont la critique parutdans le Journal des savants en juin, pp. 345-51.

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LES TRIBULATIONS DU PHILOSOPHE

« Il Y a des gens qui ont tant de préjugés qu'ils ne se baisseraientseulement pas pour ramasser la vérité s'ils la rencontraient où ils neveulent pas qu'elle soit. »

La Mettrie, Traité de l'âme.

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l

LE MÉDECIN DES GARDES

La Mettrie retourne à Paris, dans les quartiers qu'il a bienconnus lors de son premier séjour. Il habite rue Mazarine

où est sis le collège des Quatre-Nations. Près de l'église Saint-Côme, l'amphithéâtre de la rue des Cordeliers - aujourd'hui ruede l'École de Médecine - est toujours fréquenté par les ap-prentis chirurgiens. Au Jardin du Roi, les étudiants emboîtentle pas à leurs maîtres, pour la plupart docteurs d'origine pro-vinciale qui ont pris du galon à la Faculté de Paris. La notoriétén'a pas fait oublier Hunauld du monde médical, mais LaMettrie est désormais seul, il est difficile de se placer. Il hanteles cafés à la mode: le Procope, le d'Harcourt, parfois les ta-vernes les moins mal famées, il s'arrête sous les porches desmaisons cossues appartenant aux médecins renommés dont lesportiers loquaces tiennent la liste des malades, se renseigne surles équipages qui entrent et sortent des grands hôtels.

C'est alors qu'il rencontre Morand avec qui il s'était na-guère lié d'amitié. De censeur royal et chirurgien en chef de1'hôpital de la Charité, puis chirurgien des Invalides, Morand,nommé en 1739 chirurgien major des gardes françaises, le pré-sente au colonel du régiment, Louis de Gramont, devenu ducen 1741 à la mort de son frère Antoine. Le duc de Gramont apour médecin particulier, Sidobre, un petit-maître, toujours tiréà quatre épingles, qui loge chez son protecteur, le duc deGuiche. L'auteur de La Faculté vengée le raillera plaisammentsous le sobriquet de Muscadin, mais il a quelque sympathiepour lui, les deux hommes se connaissent déjà. La Mettrie re-

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trouve aussi des officiers malouins qui servent aux gardesfrançaises, les deux frères de Lambilly et le marquis de Vieux-ville. Il n'est plus en terra incognita...

Ses vieilles connaissances et ses nouvelles relations luifont obtenir le brevet de médecin des gardes. Très vite, il est« aimé, chéri, adoré de tous les officiers» 1. Les termes sont àl'évidence excessifs pour évoquer quelques réelles relationsamicales. La Mettrie porte un regard désabusé sur ses succès« mondains» : « Quand je pense à tant de succès, (si je l'osedire) qui, au jugement du Duc étonné, auraient passé pour desmiracles dans une autre maison, et qui me gagnaient à peine laconfiance des gens, parce que ma physionomie peu grave etpeu mystérieuse, loin de donner aux choses un certain poids, endiminuait le mérite; surtout quand je pense à toutes les calom-nies dont chacun cherchait à me noircir, et par rapport à la reli-gion, cette batterie de bons chrétiens, et par rapport à la grandeamitié dont m'honorait M. le comte de G., je ne voudrais pas,quelques avantages qui y fussent attachés, rentrer dans unegrande maison, et je ne conseillerais à personne de quitter,comme j'ai fait, le pavé d'une ville oÙ l'on a de l'estime et del'emploi, pour courir après les grands. Quelle servitude, qued'écueils! »

Il est vrai que dans le brillant entourage du duc deGramont, certaines contraintes pèsent lourdement à un hommepeu soucieux des convenances. La tenue vestimentaire, « pièceessentielle à la gravité», notamment, n'est pas la préoccupa-tion première de l'auteur de l'Ouvrage de Pénélope si l'on enjuge par ces conseils ironiques à un fils hypothétique pourl'incarnation de la gravité: « [Elle] ne porte point des cheveuxen bourse, ni en rosette, ni en queue, encore moins tressés; lesplus beaux, les mieux frisés sont les plus ridicules. Le moyend'être bon médecin quand on porte ses cheveux! Il ne manqueà cela que d'aller guérir un mourant, comme je fis un jour deCarnaval en Domino. Le malade rit tant, qu'il fut guéri lelendemain.

1Bibliothèque raisonnée, 0:,0. cit., 1748, 1. 41, art. XII.

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La gravité marche encore moins la tête nue [...] En unmot, comme en mille, il n'y a point de gravité sans perruque.Et c'est ici où je voulais en venir. Je veux donc, mon fils, sui-vant le conseil que Mr. le duc de Gramont m'a souvent donnéen bonne compagnie, que vous ayez une vaste perruque, dontles deux pans tantôt devant, tantôt derrière, pèsent du moins unquarteron, et descendent majestueusement jusqu'au nombril, àpeu près comme celle de Pourceaugnac, afin que votre espritretenu et votre imagination refroidie à l'ombre de ce volume depoils, puisse à peine percer l'énorme crinière, dans laquelle ilest ordonné que soit ensevelie la tête d'un médecin, comme uncadavre dans sa bière; cette tête ne fût-elle pas plus grossequ'une pomme cuite [...] »1

Le siècle est friand d'anecdotes piquantes. La Mettrie acommis l'indélicatesse de tester certains médicaments sur lesdomestiques et s'en est étourdiment vanté à la table d'un desgénéraux (au siège de Fribourg), sans se préoccuper des oreil-les qui pouvaient recueillir ses propos. Le duc de Luynes rap-porte qu'« à quelque temps de là, un palefrenier tombe ma-lade: on envoie chercher le médecin des gardes; mais il estreçu à coups de fourche par les domestiques de la maison »2.

Des plaintes légitimes, toutefois sans conséquences pour saplace, s'élèvent parfois contre ses manières et ses procédés.Bien qu'il ne soit homme ni à regrets ni à remords et que sonego ne le préoccupe guère, La Mettrie n'en tient pas moins à sejustifier auprès du public, non de ses actes mais de sa penséeétayée sur le raisonnement et des observations à valeur scienti-fique. Rien n'a besoin d'être plus confirmé par l'observationque les pratiques médicales, mais c'est la seconde moitié dusiècle qui l'admettra véritablement.

Comme à Saint-Malo, La Mettrie n'a rien perdu de sonactivité, il lit, il continue à expérimenter, et parfois « la tête[lui] fend de travail ». Alors, quand il est surmené, il lui faut dela « dissipation », de la promenade, du plaisir, et surtout donner

1 Ibid., p. 491.2 Citépar GustaveDesnoireterresdans Voltaireet Frédéric,Paris, 1870,p. 33.

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carrière à son imagination dans les cercles. «Tel qui abeaucoup étudié dans la journée, comme il est content du bonemploi qu'il a fait de son temps, est fort gai le soir. Aucontraire, un homme paresseux, désœuvré, qui n'a pas ouvertun livre pendant le jour, est accablé du poids de sa propreindolence; il n'aura pas l'air évaporé, qu'aurait-il à évaporer?Et on prend pour un homme sérieux un homme ennuyé de lui-même, et fort ennuyeux en compagnie. » Ainsi, avec sa tenuesouvent débraillée, son visage rubicond et ses bons mots, ilcourt le risque d'être pris pour un « évaporé », un « étourdi»par ceux-là mêmes qui ne savent ce qu'est penser et étudierbeaucoup.

Quoi qu'il en soit, ses compétences, son dévouement, sonentrain, son esprit lui font des amis parmi les puissants. Il nes'est pas encore mis à dos des personnages importants et il peutbénéficier d'une atmosphère libre et joyeuse qui convient à sontempérament.

Autour du maréchal Maurice de Saxe dont Jean-BaptisteSénac - qui deviendra médecin du roi en 1752 - est le médecinpersonnel, gravitent les libertins de l'époque qui, dans la filia-tion du libertinage du siècle précédent, entendent desserrerl'étreinte de la religion. Naturellement introduit dans ce milieu,sans les avoir courtisés, La Mettrie se lie avec de grands noms:le maréchal de Richelieu qui, dans l'Europe entière, a la réputa-tion d'un homme serviable, le duc Louis Antoine de Biron, toutaussi aimable, et le vicomte de Chayla. Nicolas de Langlade deChay la, chevalier de l'ordre royal de Saint-Louis depuis 1715,est lieutenant général des armées du roi, directeur général de lacavalerie. C'est un homme solide, au jugement sûr, fidèle enamitié.

Ces hautes protections sont nécessaires quand on prétendgrossir les rangs du petit monde de l'édition, toujours à la mercid'une lettre de cachet. La Mettrie n'est pas homme à maquillersa pensée et se sent prêt à divulguer ses idées. Il veut dire li-brement ce qu'il pense et son caractère insouciant et joyeux luiôte toute méfiance. Il ne sait pas se garder des mouchards: c'est

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l'aumônier du régiment qui, criant à I'hérésie, pour reprendre laformule de Frédéric II, « sonnera le tocsin ». En une période oùcommence la chasse à la non-orthodoxie de certains médecins,les haines se sont pieusement attisées autour de lui.

La parution en 1733 de l'Examen du pyrrhonisme ancien etmoderne de Jean-Pierre de Crousaz, considéré par les anti-liber-tins comme une réfutation définitive de Bayle, n'a pas mis unterme au scepticisme des uns, aux convictions théologiques desautres. Au contraire, la polémique ne fait que croître. En étroitecorrélation avec la quête de preuves de l'existence ou de la non-existence de Dieu, la question de l'âme offre une sourced'inspiration inépuisable aux littérateurs apprentis philosophescomme aux philosophes consommés. Dans les années 1740,c'est, pourrait-on dire, l'un des sujets en vogue. La quarantainede rubriques de la Bibliothèque raisonnée qui étudient les rap-ports de cette mystérieuse entité avec le corps, avec le mouve-ment et la vie, montre à quel point on se perd en conjectures surson immatérialité - un mot « vide de sens pour La Mettrie - etson corollaire: l'immortalité. Rares sont ceux qui abandonnenttoute prétention à se sentir d'essence divine ou avouent ingé-nument que c'est perdre son temps que d'approfondir une tellematière. .. La dispute est sans fin. On se réfère à Descartes et àsa distinction des deux substances, on formule des hypothèsessur la nature, l'origine de la substance spirituelle, on cherchedes preuves et les réfute tour à tour, on essaie de transiger:«Dans quelle supposition, on pourrait regarder l'âme im-mortelle, sans être obligé de la regarder comme une substancespirituelle. » Grande difficulté de démontrer quoi que ce soit!On en arrive à s'interroger sur l'âme des animaux et des plantes,puisque aussi bien, nier l'âme, c'est se ravaler au rang des bêtes.

Avec le savant Maupertuis, on conclura à la faiblesse detous les arguments pour ou contre, tandis que des médecinscherchent à localiser l'âme dans le cerveau. La Peyronie, quiprésente le fruit de ses recherches à l'Académie des sciences en1745, travaille à cette question depuis 1709. Ses observationsanatomiques l'ont conduit à établir le siège de l'âme dans le

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corps calleux. Il prétend que le chirurgien faisant disparaître etreparaître à volonté la raison d'un malade, observe ainsi lefonctionnement de l'âme.

Où que soit son siège, on reconnaît qu'il est bien difficilede se prononcer sur son origine et de comprendre son unionavec l'enveloppe corporelle qu'elle est appelée à quitter. Pour ledualiste, la pensée et l' « étendue» (le corps) ne sont associéesqu'un temps. « L'activité et la sensibilité sont deux propriétésincontestables, reconnues par tous les philosophes qui ne sesont point laissés aveugler par l'esprit systématique, le plusdangereux des esprits. »

Mais ce principe actif, le sensorium que La Mettrie localisedans la moelle « et cela jusqu'à l'origine même artérielle decette substance médullaire» ne fait pas que sentir, il penseaussi... « L'âme n'est qu'un vain terme dont on n'a point idée,et dont un bon esprit ne doit se servir que pour nommer la partiequi pense en nous.» « Et comment concevoir que la matièrepuisse sentir et penser? J'avoue que je ne le conçois pas; maisoutre qu'il est impie de borner la toute puissance du créateur ensoutenant qu'il n'a pu faire penser la matière, lui qui d'un mot afait la lumière, dois-je dépouiller un être des propriétés quifrappent mes sens parce que l'essence de cet être m'est in-connue?» Devant l'impossibilité de connaître la nature del'âme, La Mettrie ne cherche pas à donner de réponse à ce pro-blème qu'il juge indifférent: il faut se soumettre à l'ignoranceet à sa loi. Il ne veut en aucun cas substituer au dualisme carté-sien le dualisme physiologique qui aboutit à l'animismestahlien 1 puis à sa variante, le vitalisme, doctrine selon laquelleune force vitale à la fois indépendante de l'âme et del'organisme permet d'expliquer ce qui différencie les êtres vi-

1 La théorie médicale du médecin allemand Georg Ernst Stahl (1660-1734)repose sur l'état passifde la matière, qui ne peut se mouvoir que par un prin-cipe immatériel intelligent: l'âme. Celle-ci est la cause de l'activité du corpsorganisé, elle préside à la génération, à la nutrition, aux sécrétions. Stahlprône l'obéissance à la nature, mais pour ne pas être soupçonné d'athéisme, ildit attendre l'immortalité de la grâce divine.

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vants de la matière inanimée. Il considère que les divers états del'âme sont toujours « corrélatifs» à ceux du corps et que cetteentité psycho-physiologique intimement liée au corps constitueun objet d'expérience physiologique et clinique. Mais, quoiquepersuadé du progrès indéfini de la médecine, il admet quel'essence de l'âme nous restera à jamais inconnue. AndréComte-Sponville relève le caractère non dogmatique de laphilosophie lamettrienne dans une analyse très intéressanteintitulée «Ni hasard, ni Dieu ». La nature selon La Mettrie. 1

Précisément, et Dieu, autre « hypothèse inintelligible» se-lon La Mettrie, dans cette affaire?

« Ce n'est pas que je révoque en doute l'existence d'un êtresuprême; il me semble au contraire que le plus grand degré deprobabilité est pour elle: mais comme cette existence ne prouvepas plus la nécessité d'un culte que tout autre, c'est une véritéthéorique qui n'est guère d'usage dans la pratique [...] Qui saitd'ailleurs si la raison de l'existence de l'homme ne serait passon existence même? Peut-être a-t-il été jeté au hasard sur unpoint de la surface de la terre, sans qu'on puisse savoir com-ment et pourquoi; mais seulement qu'il doit vivre et mourir,semblable à ces champignons qui paraissent d'un jour à l'autre,ou à ces fleurs qui bordent les fossés et courent sur les murailles[e..] Il est égal d'ailleurs pour notre repos que la matière soitéternelle ou qu'elle ait été créée, qu'il y ait un dieu ou qu'il n'yen ait pas. »2

C'est ce qui a fait douter et fait encore douter certains com-mentateurs que La Mettrie soit athée. Or, dans son « Portrait duvéritable athée», Sylvain Maréchal3 dira que « le véritableathée est un philosophe modeste, qui « sans disputer pour oucontre l'existence divine va droit son chemin », fait pour lui ceque d'autres font pour leur dieu. La Mettrie n'affiche pas sonathéisme et n'entend pas perdre son temps en arguties contre

1 Dans Philosophies de la nature, sous la direction d'O. Bloch, Paris, 2000.2La Mettrie, « Traité de l'âme », Œuvres philosophiques, op. cil., pp. 97-98.3 Cité par Roland Desné, Les matérialistes français de 1750 à 1800, Paris,1965, pp. 239-42.

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l'existence divine. Il lui importe de prouver son matérialisme etde vivre comme il l'entend, ne croyant que ce qu'il voit: « Jevois ce principe actif qui sent et pense, se déranger, s'endormir,s'éteindre avec le corps. », affirme-t-iI dans le Traité de l'âme,contre les partisans de l'âme immatérielle et éternelle qui sesoumettent à leur foi. Ceux-ci ne sont pas des enfants de chœuret ne se méprennent pas sur la pensée véritable de celui à qui ilest égal qu'il y ait un dieu ou qu'il n'en ait pas et qui dénonceleur esprit de système.

« Je pense que tout homme sage et prudent aura pour toutsystème de n'en point avoir.» Ils ne peuvent pas apprécierl'honnêteté intellectuelle et encore moins goûter cet effort decompréhension: «Nous sommes tous naturellement portés àcroire ce que nous souhaitons. L'amour-propre, trop humilié dese voir près d'être anéanti, se flatte, s'enchante de la rianteperspective d'un bonheur éternel. J'avoue moi-même, que toutema philosophie ne m'empêche pas de regarder la mort commela plus triste nécessité de la nature, dont je voudrais pour jamaisperdre l'affligeante idée.» Qui peut goûter la triste vérité:« Oui, et nul sage n'en disconvient, l'orgueilleux monarquemeurt tout entier, comme le sujet modeste et le chienfidèle... » ?

En faut-il davantage pour déclencher une cabale?La Mettrie « ose penser» l, parfaitement conscient des

conséquences de cette affirmation que l'âme est une compo-sante de la matière, ce qui revient à nier son existence.

En traitant à sa manière un thème pourtant rebattu, il serend donc coupable de l'acte d'impiété par excellence, le man-quement à l' ordre2, car la négation de l'âme est considéréecomme la cause des maux sociaux. Les esprits les plus éclairés3

I La Mettrie emploie cette expression, récurrente dans son œuvre, notammentà propos de Tertullien, « un grand théologien qui a osé penser».2 Selon Charles Bonnet, l'ordre se définit par les rapports qui découlent del'état des choses. « L'homme vertueux est celui qui se conforme à l'ordre.L'homme vicieux est celui qui trouble l'ordre. Nous estimons l'un; nousmésestimons l'autre; nous serrons le diamant; nous jetons le caillou. »3Voltaire, éd. Moland des Œuvres complètes, 1.XXVI, p. 511.

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ne craignent pas d'affirmer que « la croyance des peines et desrécompenses après la mort» constitue « un frein dont le peuplea besoin».

En 1748, la Nouvelle Bibliothèque germanique fustigera sévè-rement l'impie en ces termes: «Peut-on s'empêcher [...] deregarder l'athée dogmatisant, comme l'ennemi le plus cruel dugenre humain? Il ne bute pas à moins qu'à introduire une li-cence effrénée en rompant les liens les plus forts qui attachent-les hommes à leurs devoirs. La défiance se répandrait alorsgénéralement partout. Qu'est-ce qui pourrait rassurer le princecontre les entreprises de ses sujets, et les sujets contre les des-seins du monarque [...] ? La société deviendrait un coupe-gorgeet une image de l'enfer dont l'athée se moque. »1

Or voici un homme qui ne met pas sa philosophie, la philoso-phie, au service de la religion et de la morale. Un homme qui sedemande ce que peuvent avoir de « répugnant» avec la probité« les principes d'irréligion» et qui « non seulement [...] pensequ'une société d'athées philosophes se soutiendrait très bien,mais [qui croit] qu'elle se soutiendrait plus facilement qu'unesociété de dévots, toujours prêts à sonner l'alarme sur le méritéet la vertu des hommes souvent les plus doux et les plus sa-ges. »2 Ses contemporains ne peuvent admettre que « la philo-sophie et la morale appartiennent à deux ordres différents »3.

Il n'y a pas à s'y tromper: ce Charp qui, en 1742, a commisl'Histoire naturelle de l'âme, - ouvrage traduit de l'Anglais parfeu M. Hunauld de l'Académie des Sciences - et ce pseudo-philosophe qui a, pour son bon plaisir, laissé femme et enfantsau pays afin de mener une vie dissolue ne sont qu'un seul etmême homme. Il s'agit bien de La Mettrie. Le livre soulèvel'indignation des dévots qui crient à l'hérésie; les réactions se

1 Nouvelle Bibliothèque germanique, 1. V (oct. 1748-déc. 1749), p. 238, art.VII, « Examen de l'Avertissement de l'Imprimeur qui a publié le livre intitulél 'Homme machine; et quelques observations sur l'ouvrage même. »2« Discours préliminaire », Œuvres philosophiques, 1796, 1. 1, p. 32.3 Comte-Sponville, André, « Ni hasard, ni Dieu ». La nature selon La Mettrie,op. cft., p. 38.

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font de plus en plus violentes. Malgré l'épître dédicatoire àMaupertuis 1 alors à l'apogée de sa gloire, il est proscrit par leParlement de Paris, le 7 juillet 1746, condamné à être lacéré etbrûlé par l'exécuteur de Haute Justice, en même temps que lesPensées philosophiques de Diderot.

Comme un malheur ne vient jamais seul, Louis de Gramont,emporté par un boulet de canon à Fontenoy - qui devait être ladernière grande bataille des gardes - n'est plus de ce monde. Oril ne pouvait y avoir meilleur protecteur pour un flibustier de lapensée.

Par un coup de tête de l'homme qui va toujours de l'avant oupar mesure de précaution, La Mettrie prend alors la douloureusedécision de démissionner des gardes françaises. Le duc de Bi-ron, qui avait été désigné par le roi dans le courant de l'actionpour succéder comme colonel à Gramont, entérine la démissionet la fait porter au Ministère. Les mauvaises langues propagentle bruit que l'auteur scandaleux a purement et simplement étécongédié.

La situation, déjà bien embarrassante, s'aggrave malgré lebaume des témoignages d'amitié et de regrets de nombreuxofficiers. Mais en haut lieu, La Mettrie bénéficie d'une réelleestime. Monsieur de Séchelles, intendant des Flandres, lenomme inspecteur des hôpitaux des armées en campagne, mé-decin en chef des hôpitaux militaires de Lille, Gand, Bruxelles,Anvers et Worms tandis que l' Histoire de l'âme continue à fairegrand bruit dans Paris et passe les frontières.

Cette tâche nouvelle n'est pas simple car « les hôpitaux sontcomposés: d'un commissaire, auquel il faut faire la cour; d'undirecteur dont il faut ménager les portions; de chirurgiens ja-loux qui détestent les médecins; d'apothicaires qui vous prientd'ordonner le moins de remèdes qu'il est possible, et des remè-des qui ne soient pas chers; c'est-à-dire qu'il faut avoir plus desoin de la bourse de ces messieurs que de la santé du soldat ».L'administration est toute-puissante, les hommes sont mal soi-

I Dans l'édition de 1750, la dédicace a disparu et l'Histoire naturelle de l'âmedevient le Traité de l'âme.

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gnés, la plume audacieuse du médecin des armées, qui sait dequoi il parle, en témoigne.

À Fontenoy, La Mettrie a connu La Peyronie, chargé de tra-vailler à une nouvelle organisation du service de santé des ar-mées et des hôpitauxo Il a pu apprécier son zèle à défendreI'honneur et l'indépendance des chirurgiens militaires, à lesentourer d'une considération qu'ils n'avaient pas encore eue, etcontre les affairistes de l'époque, travailler à réformer une fouled'abus dans le service de la santé militairelo Sans nul doute, laguerre de Succession d'Autriche l'aura définitivement et radi-calement rangé dans le camp des chirurgiens qui, aux divaga-tions théoriques, préfèrent les découvertes ante et post mortemde leur scalpeL

C'est durant cette même guerre, au siège de Fribourg, qu'il aconnu une expérience décisive pour le développement de sapensée: celle des effets des maux du corps sur l'esprit. La fiè-vre violente qu'il contracta fut son « hapax existentiel », selonle mot de Michel Onfray 0 La maladie, qui pour un philosopheest une «école de physique», d'après Frédéric II, a orientédéfinitivement sa carrière philosophique vers le monisme maté-rialiste, répète-t-on à l'envi. Il est certain que La Mettrie pouvaiten connaissance de cause juger de la mécanique du corps et deses rapports avec ce qu'il est convenu d'appeler « âme». Laguerre, ce « fléau de 1'humanité plus terrible que tous les vicesensemble et qui n'est suivi d'aucun repentir », a offert au philo-sophe le meilleur champ d'investigation qui soit.

La pratique acquise dans les grands hôpitaux des armées au-rait suffi à l'enraciner dans la conviction que le mécanismecérébral ayant pour effet l'activité mentale n'est dû qu'auxstructures anatomiques et à leur mode de fonctionnement. AinsiLa Mettrie a pu observer le soldat qui croit avoir le bras qu'onlui a coupé, le soldat que l'eau eût fait fuir et qui, sous l'emprised'une liqueur forte, « devenu féroce, court gaiement à la mortau bruit des tambours ». Quant aux effets du sommeil: « Voyez

1 La Peyronie qui avait tant œuvré auprès de l'armée des Flandres est mort enavril1747 sans avoir connu la paix d'Aix-Ia-Chapelle.

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ce soldat fatigué: il ronfle dans la tranchée, au bruit de centpièces de canon! Son âme n'entend rien, son sommeil est uneparfaite apoplexie. Une bombe va l'écraser; il sentira peut-êtremoins ce coup qu'un insecte qui se trouve sous le pied» 1

0 Sil'homme est un misérable insecte à la surface de la terre, qu'enest-il de son âme?

L'intérêt pour cette grande question « Qu'est-ce que l'âme?»n'est jamais retombé. Depuis l'Antiquité, il n'est pas un philo-sophe qui n'ait cherché à s'éclairer par l'étude de la médecine.Ainsi Thalès remontait à l'origine de la vie. Les Pythagoriciensétudiaient la pensée dans le cerveau où elle réside et les sensa-tions dans les organes par lesquels elles se manifestent Démo-crite écrivait à Hippocrate: « La sagesse et la médecine, ce sontdeux sœurs faites pour vivre dans une étroite intimité. La sa-gesse calme les passions de l'âme, la médecine guérit les mala-dies du corps. »

Sans multiplier les exemples, pour être philosophe tel Empé-docle, on n'en était pas moins versé dans la médecine, et vice-versa comme La Mettrie qui met en évidence les rapports dupsychique et du physiologique. La controverse reste cependantentière. On admet que la médecine offre réellement des lumiè-res sur la « physique de l'âme », à condition toutefois de ne pastirer des conséquences irréligieuses de ses observations scienti-fiques ainsi que le font les « esprits malins» et de se laver detout soupçon d'accointance avec eux. Gaubius2, autre disciplede Boerhaave, qui d'ailleurs l'avait pris en affection et présidésa thèse Dissertatio inauguralis de solidis humani corporispartibus, disserte des parties solides du corps humain, mais illui faut « démontrer que la mécanique des opérations de l'âmeest si éloignée d'être favorable au matérialisme qu'elle soit

1 Voir les premières pages de L 'Homme machine.2 Mémoires autobiographiques de Charles Bonnet de Genève, Vrin, 1948,Lettre de Hieronymus David Gaubius (Jérôme David, 1705-1780) du 25 mars1761 : « Des esprits malins en tirent des conséquences irréligieuses. M. de LaMettrie était assis sur les degrés de la chaire fort attentif, quand je prononçaisce discours (De Regimine Mentis quod Medicorum est) à la fin de mon recto-rat, et peu après il publia son Homme machine. »

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plutôt la preuve la plus convaincante du système opposé ». Pourcela, Gaubius, nommé professeur de médecine et de chimie àl'université de Leyde, en appelle aux sommités de l'époque, àCharles Bonnet, au Bernois Albert de Haller et autres têtes pen-santes qu'il est évidemment impossible à La Mettrie de mettredans son camp.

Albrecht von Haller qui n'a qu'un an de plus que lui est tout àla fois physiologiste, botaniste, poète, romancier, anatomiste,philosophe, politicien. Les Éléments de physiologie en huitvolumes le placent au premier rang des physiologistes de sontemps. Il est notamment l'inventeur de la notion d'excitabilitédes nerfs. C'est à lui que Diderot se réfèrera pour sa Physio-logie alors qu'il ne reconnaîtra jamais de dette à l'égard de LaMettrie.

Mais il y a loin de la connaissance à la critique d'une illusionthéologique ou métaphysique: la partie est difficile.

« Pour le bien de la paix, pour éviter la chicane, les brouille-ries, les dissensions, les divisions, les animosités, les querelles,qui ne surviennent que trop souvent à l'occasion de la diffé-rence des sentiments », un auteur de la Bibliothèque raisonnéeconseille de parler comme l'abbé de Saint-Pierre (Charles-Iré-née Castel), le très croyant mais très pacifique auteur des Ou-vrages de morale & de politique: « Disons comme lui: "Celaest bon pour moi, cela n'est pas bon pour moi; cela est vrai-semblable ou démontré pour moi, cela n'est pas vraisemblableou démontré pour moi". » 1

Toutefois, devant l'intolérance et, si l'on peut dire, la mau-vaise foi des théologiens et de leurs partisans, cette noble posi-tion qui veut faire fi de la lutte idéologique de l'époque n'estpas tenable, surtout pour un tempérament sanguin.

Plus modeste que l'on ne pense, La Mettrie ne vise qu'à at-teindre « le plus grand degré de probabilité» sur ce sujet et ilexpose ses interrogations de philosophe sans faire professiond'impartialité; il recourt fréquemment au stratagème del'autocritique. Ainsi l'édition d'Oxford de l' Histoire naturelle

1Bibliothèque raisonnée, op. cil., janvier, février & mars 1743, Art. VII, 93.

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de l'âme, toujours attribuée à M. Charp, est précédée en 1747d'une Lettre critique de Mr De La Mettrie sur I 'Histoire natu-relle de l'âme à Madame la Marquise du Châttelet (sic).

La Mettrie se dit « frappé des conjectures témérairement ha-sardées dans cet ouvrage» et soumet les réflexions qu'il luiinspire au jugement de la marquise dont la « sévérité du juge-ment» n'a d'égal que « l'élégante dignité du style». On necompte pas moins de douze apostrophes « Madame» en lettresmajuscules dans ce discours assez étrange où l'on se surprend àchercher les sous-entendus tels que « L'extrême variété de vosconnaissances ne vous permet pas d'ignorer le mécanisme dessensations. » 1 S'il n'existe pas de « plus sûrs guides que lessens », on peut supposer que les deux « philosophes» ont cer-tainement eu l'occasion, du temps du maréchal de Gramont,d'explorer « les raisons anatomiques de la diversité des sensa-tions» et d'essayer ensemble de « lever les voiles qui dérobentl'âme à la curiosité de nos regards et de nos recherches» 2.L'union des esprits n'exclut pas l'union des corps.

Mais ce traité sur l'âme exige du sérieux. Non pour éluder ladifficulté, mais, parce que tel n'est pas notre objet, nous enlaissons à d'autres l'interprétation approfondie. En bref, il dis-sipe les brumes de la philosophie de Leibnitz et de Wolf pourrendre hommage aux « génies» comme Locke et Boerhaave,plus modestes, qui « se sont bornés à l'examen des causes se-condes». Locke a le premier « débrouillé le cahos (sic) de lamétaphysique» en faisant des observations sensibles la base deses méditations. Les causes premières échappent à nos sens,seuls moyens d'investigation qui deviennent inopérants à lafrontière de la mort.

La Mettrie apprécie chez Locke ses raisonnements « aussi sé-vères, qu'exempts de préjugés, de partialité; on n'y remarquepoint aussi cette espèce de fanatisme, d'irréligion qu'on blâmedans quelques-uns et dont l'imprudence seule révolte. Eh ! nepeut-on sans passion remédier aux abus et secouer le joug des

I La Mettrie, Lettre critique [00.]' p. 8.2

Ibid., pp. 70-74.

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préjugés? » De Spinoza, il fait un « monstre d'incrédulité, dontl'athéisme ressemble assez bien au labyrinthe de Dédale, tant ila de tours et de détours tortueux. Le fil de la géométrie qui de-vait le conduire, ne sert qu'à l'égarer. Ne connaissant ni Dieu,ni âme, cartésien outré, il fait de l'homme même, un véritableautomate, une machine assujettie à la plus constante nécessité,entraînée par un impétueux fatalisme, comme un vaisseau, parle courant des eaux. La sagesse, l'honneur, la probité, la vertune sont que de vains sons; tout est hasard, ou destin. Il n'y a nibien, ni mal, ni juste, ni injuste, ni ordre, ni désordre; la naturey réclame en vain ses droits et la conscience même y est totale-ment étouffée. »1

On serait tenté de penser que La Mettrie se défend d'êtreathée en attribuant à Spinoza exactement ce qui est reproché àlui-même et aux esprits forts en général, ou que, par précaution,il veuille faire le jeu de ses ennemis et des censeurs. Mais, dansses prises de position, il ne manque ni de franchise ni de cou-rage. Quand il semble réfuter ses propres thèses, la double lec-ture que ses textes imposent ne fait que renforcer sa véritablepensée, fécondée par l'adversité. La censure ne s'y était pastrompée.

Et lorsqu' il livre bataille, c'est avec jubilation. Sa vocation depamphlétaire lui est venue lorsqu'il s'est lancé dans sa vraieguerre, celle des médecins et des chirurgiens, au nom de sahaute conception de la médecine: « La médecine est sanscontredit la plus utile et la plus nécessaire de toutes les sciences.Les médecins sont même les seuls philosophes qui soient utilesà la République et servent l'État». « Quiconque guérit est mé-decin. »2 ; « Sans la chirurgie, il n'est ni médecine, ni méde-cins. » Ces certitudes sont loin d'être partagées. L'Académie dechirurgie instituée en 1731 suscite la polémique, elle ne seraorganisée définitivement qu'en 1752.

La Faculté continue à exiger que chaque année le corps deschirurgiens remette la liste de ses membres au doyen des ré-

1 Ibid., chap. IV, Du Génie.2 La Mettrie, Saint-Cosme vengé, 1744, p. 78.

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La Mettrie (1709-1751), le scalpel et la plume

gents professeurs, le premier chirurgien du roi prête toujoursserment entre les mains du premier médecin. Ce ne sont pas leschirurgiens qui décident de l'opportunité d'une interventiondans les cas graves. La chirurgie doit à la fois échapper audogmatisme des médecins et à l'emprise de la religion qui in-terdit de verser le sang.

Ayant pris la mesure des inconséquences scientifiques de lamédecine de son temps, La Mettrie s'est très vite rangé auxcôtés des chirurgiens méprisés par les médecins de cabinet quine savent étudier ni la maladie ni le malade. Si les premiersdoivent pallier leur défaut de théorie en acceptant les leçons dela Faculté comme le stipule le nouvel arrêté royal, les secondsdoivent remédier à leur manque de pratique. L'ignorance decertains phénomènes biologiques est la cause d'une importantemortalité opératoire, ce qui entache leur capital de confiance.Tandis que certains maîtres chirurgiens sont parfois découragés,d'autres continuent à intervenir à tout prix. Certes.

Mais il faut reconnaître la dextérité des manieurs de scalpel etleurs connaissances en anatomie autres que livresques ainsi queleur capacité d'écoute. D'ailleurs leurs prétentions légitimesauxquelles la Faculté fait obstacle « se réduisent toutes à laliberté de devenir plus savants, plus instruits, plus utiles à lasociété» 1.

Dans les camps et sur les champs de bataille, La Mettrie, chi-rurgien de circonstance, n'a manqué ni de compétence ni debravoure. Médecin de ville et de campagne, il n'a jamais préférél'argent ou les bons soupers au soin de ses malades.

Bas les masques à tous les Diafoirus !

1 Chicoyneau, François, Mémoire présenté au Roy par son premier chirur-gien, Pour répondre à celui qui a été présenté à Sa Majesté par son premiermédecin, p. 5. Voir en annexe Le Chirurgien converti.

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II

LES MÉDECINS DÉMASQUÉS

L es lettres de M Jovial Médecin de Bourges (auquel LaMettrie s'identifie) à M Emmanuel Konio Médecin de Bâle

brossent le portrait du parfait charlatan. Un récit à la premièrepersonne: « Je loge rue Mazarine, avec votre fameux confrèreTaylord, et un autre empirique gascon, médecin de Caen, quin'a point encore fait de bruit, parce qu'il ne s'est point fait an-noncer dans La Gazette. Cependant, il connaît aussi bien lesmaladies des yeux à l'urine, que Tay lord sait distinguer la 42eespèce de goutte serene à la contraction ou à la dilatation d'unquart de ligne de la pupillea Je demeure donc, comme vousvoyez, avec deux parfaits charlatans. Ce qui me fâche, c'est quecomme je couche dans le même corridor qu'eux, on vient sou-vent frapper à ma porte lorsqu'il y a à peine deux heures que jesuis endormi. »

Le ton de la galéjade est donné avec I'histoire du verred'urine qu'un valet apporte au médecin pour deviner de com-bien de marches, son maître est tombé, et l'on se prend à sou-rire en pensant au célèbre docteur Knock. Suit le récit de laméprise de deux indésirables qui cherchent le fameux médecinde BasIe « qui ne reste quelquefois dans une grande ville que 6minutes & ~)>o Les médecins étrangers s'établissent parfoisdans les villes où ils ne comptaient séjourner qu'un certaintemps et cela diminue les revenus des autres « guérisseurs ».Ce médecin-là ne fait effectivement que passer. La réponse

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donne la mesure de la dérision: « Non, répondis-je fièrement,je ne suis point médecin de balle, je suis médecin de Bourges. »

Rappelons que Bourges dont l'université, faculté de méde-cine comprise, était entre les mains des jésuites, avait très mau-vaise presse. Son commerce des diplômes s'étendait jusqu'àParis. En la circonstance, se proclamer médecin de Bourges,c'est ne pas s'incliner devant la prétendue compétence de mé-decins vaniteux issus de villes réputées pour la qualité de leurenseignement puisque, aussi bien, la plupart sont également derusés charlatans.

Le charlatan a réponse à tout, il ne reste jamais court; sonmanège est de pérorer avec suffisance afin d'endormir lesdoutes du patient. Le développement sur l'anatomie de l' œilexaminée par le docteur Taylord, qui se targue de rendre la vueaux aveugles, offre un exemple de charlatanerie patente. Aucafé Procope, l'établissement le plus couru, notre médecin deBourges rencontre «le charlatan Pequinetos qui était vêtucomme un Seigneur et le chirurgien Anelos (La Mettrie jouevolontiers avec I' onomastique) qui fut jadis aussi brillant, etdont la triste vue fait naître des réflexions sur l'inconstance dela fortune et du vulgaire ». En « habile empirique », l'un a faitfortune, l'autre, considéré comme ignorant dans l'art de la mé-decine, a vu ses affaires péricliter dans le peu d'estime où l'ontient son métier.

Il ne suffit pas de paraître un bel esprit savantissime auprèsdes malades; encore faut-il en imposer à ses confrères. La se-conde lettre analyse le livre de Taylord qui ose briguerl'Académie des Sciences alors que le nombre de classes qu'ilfait de la maladie unique objet de son étude « n'est certaine-ment pas plus fondé que la pluie ou le beau temps annoncédans l'Almanach».

Mû par son goût de la vérité pour la vérité, l'auteur déclareses intentions: «Ne pensez pas que je veuille ici combattrecontre un adversaire dont la défaite même ne peut flatter la va-nité du vainqueur. Mon seul dessein est de vous désabuser. Ne

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dût-on démasquer qu'un seul charlatan, le bienfait ne laisseraitpas d'aller loin pour le public. »

Il ne s'en tient pas au « Ridendo dicere verum » (en riant,dire la vérité) qui figure en exergue de sa dernière satire, LePetit homme à longue queue.

La plume se fait combative dans l'Essai sur l'esprit et lesbeaux esprits suivi, en 1744, par le Saint-Cosme vengé, critiquevirulente, « quoique aiguisée du sel balsamique de la gaieté »,du traité De Morbis Venereis d'Astruc qui n'aurait fait que pil-ler l'ouvrage du célèbre médecin anglais, Freind 1. Le docte et« oisif» Astruc - qu' iI a déjà « honoré» de « savantes dispu-tes» 2

- est ainsi flagellé: « Bon Dieu, que l'érudition est unechose terrible! D'une édition à l'autre, A. a augmenté son ou-vrage d'un gros volume in-4° [...] Or comment eût-il pu faireun ouvrage long, diffus, ennuyeux, en un mot comme le sien,s'il n'eût eu que sa propre et rare expérience? Il a donc étéobligé de s'élever à la façon des géants, en montant sur lesépaules de ceux qui avaient écrit avant lui; et quand il s'est vuperché sur le dernier, il s'est écrié: Voyez, messieurs, que jesuis un grand homme! »3 Plutôt spécialisé dans l'étude de lafermentation et de la digestion, Astruc n'a, en effet, jamais vuet a fortiori jamais traité un seul cas de maladie vénérienne, dece « mal de Lesbos» qui désignait les avaries que l'on pensaittransmises par les seules femmes.

S'il avoue dans cet opuscule ne pas vouloir faire preuved'ordre et de méthode, La Mettrie n'en est pas dépourvu dansla Politique du médecin de Machiavel, ou le Chemin de la for-tune ouvert aux médecins. Et ce n'est toujours pas à fleuretmoucheté qu'il règle ses comptes dans cet ouvrage qui, paru àAmsterdam en 1746, a mis le feu aux poudres.

On doit au docteur Boissier la reproduction exacte de cetteédition dédiée au vicomte de Chayla. La Politique du médecin

1 Les œuvres de Freind ont été réunies et imprimées en latin sous le titred'Opera omnia à Naples en 1730, à Londres en 1733, à Paris en 1735, etc.2 La Mettrie, Saint-Cosme vengé, p. 55.3 Ibid., pp. 40-41.

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de Machiavel [...] constitue selon lui un document de premierordre sur les mœurs des médecins à Paris aux environs de1735, un « classique de la médecine », une œuvre unique aupiquant jamais égalé. Les conseils annoncés pour un très jeunefils qui veut embrasser la carrière ne sont qu'un pur effet rhéto-rique, courant à l'époque. Avec l'exhortation à un roi dit« éclairé », susceptible de remédier aux abus, on ne peut croireun instant à la traduction d'un prétendu original chinois où LaMettrie aurait mis un peu du sien... Quant à la préface, elle estsans ambiguïté: « Les charlatans de tous les climats se ressem-blent, les mêmes professions ont les mêmes intrigues, et lesmêmes ruses. »

Bacouil pour Bouillac, le médecin des Enfants de France:« Un guérisseur que tous les habiles gens qu'il méprise regar-dent comme l'excrément de la Médecine. »

Jonquille pour le Montpelliérain Marcot, premier médecinordinaire du roi et médecin des enfants de France: « Triste etlugubre personnage, son imagination plus noire que sa perru-que couleur de geai (sic) voit tous les objets tendus de noir, etpour ainsi dire, en deuil comme elle. »

Érosiatre pour Helvétius (Jean-Claude Adrien), premiermédecin de la reine: « Si j'étais vindicatif, j'ajouterais milletraits au portrait d'Erosiatre, et j'y mettrais la dernière main. Jele peindrais comme un des plus petits génies qu'il y ait en mé-decine, comme un homme dont l'imagination peut bien secomparer à un champ stérile, où il ne croît que de la vanité ».

De La Rose pour Falconet, le créateur de l'Académie deLyon, un bibliomane à la fortune suffisante pour n'avoir pasbesoin d'exercer la médecine: « Il n'a réservé sa médecine quepour ses amis, qui, plus mal traités vraisemblablement par unlittérateur que par un praticien, ont bien de la bonté de croirelui avoir obligation de la préférence. »

De Lignum pour Jean-Baptiste Dubois, médecin de la prin-cesse de Conti: « Ce médecin était une espèce de bel esprit; jene sais si ceux qui l'ont vu familièrement, s'en sont aperçus;

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mais il est certain qu'il a mis la chirurgie et la médecine envers et en musique. »

Ésope pour Procope (qui n'était pas son vrai nom), « unfervent des spectacles où malgré sa bosse, il sut plaire aux bel-les: il pratique aussi les coulisses, et dans les loges, tant desactrices que des francs-maçons. Il visite les unes, sans nousfaire tort, et harangue les autres sans nous faire plaisir. Ce sontcependant de très beaux discours, des pièces d'éloquence, di-gnes du Mercure. Mais les vénérables qui lui ont dédié un pré-tendu secret sont aussi difficiles en matière d'esprit, qu'en ma-tière de discrétion. Si vous êtes mauvais médecin, mon fils,faites-vous franc-maçon: un jour, chef de loge, comme le vé-nérable frère Esope, vous sentirez tout l'appui que donnent lesCordons-bleus de l'ordre. Il est même bon de s'attacher à quel-que secte; moliniste, ou janséniste, il faut être quelque chosedans ce monde; les jésuites, ou la boîte à Perrette, voilà lessecours nécessaires à un avocat sans causes, et à un médecinsans malades. Cela n'est-il pas vrai, grand Chrysologue? »

La diatribe est osée. La liste des médecins cloués au piloriest encore longue.

De Verminosus pour Nicolas Andry qui ne se lasse pointd'en découdre avec les chirurgiens et à qui tout le monde re-connaît un grand talent d'intrigue: « J'ai donné à ce prétendumédecin le nom de Vermineux, à cause de son eau vermifuge,et je permets fort à Chrysologue et aux autres étymologistes dela Faculté, de soutenir qu'on ne l'a ainsi nommé que parcequ'il était la vermine des écoles. »

De Bamaba, pour Michel Louis VemageI qui fut anobli en1752 lors de la variole du dauphin: « Il a fait une grande for-tune, non par la tête, qui est trop vide d'esprit et de connais-sance, surtout anatomique, mais par la partie contraire. Lesfemmes qui en ont été apparemment contentes l'ont proclamémédecin... »

1 La Mettrie se montre quelque peu injuste à l'égard de Vemage (1697-1773)dont il n'a évidemment pu suivre la longue carrière. Vemage fut célébré parVoltaire dans l'un de ses discours philosophiques.

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« C'est par le sacrement de baptême que» Louis Jean LeThieullier, « est parvenu », sa femme « [s'étant trouvée] grossed'un enfant que Madame l'abbesse de Chelles voulut biennommer avec Mr D'Argouges ». Baptesme passe pour l'un desplus médiocres écrivains de son temps, La Mettrie s'en faitl'écho: « Il a fait paraître plusieurs volumes de Consultationspitoiables (sic) », mais il « tient le haut du pavé ».

Autant de portraits décapants. Mentionnons le reste de lagalerie: de M. Anodin, de Philanthrope, Du Singe de la Forest,de Rufus, de M. Douillet, de l'Empereur Julien, de La Forest,tous surnoms plus ou moins irrévérencieux sous lesquels il fautreconnaître successivement des médecins qui, souvent, jouis-sent d'une réputation au-dessus de leur mérite: Jacques Béni-gne Winslow, Jacques Molin, Jean-Baptiste Boyer, AntoineFerrein, Sidobre, Pierre Chirac, Jean-Baptiste Sylva.

La Mettrie s'en donne à cœur joie avec ce genre de péri-phrases: « petite machine dévote», « routinier d'Esculape »,« mauvais singe », « Bacouill de l'anatomie ». On peut com-prendre qu'une telle verve ne soit pas du goût de tous.

Rufus, qui a droit à deux portraits (le second sous le sur-nom d'Ortocome), est l'une des cibles favorites. La Mettrie nelui pardonne pas la cour perfide qu'il a pu faire à son regrettéHunauld : « Il allait entendre ce sçavant homme au Jardin duRoi et même quelquefois dans ses leçons particulières, il luitémoignait l'estime et le dévouement le plus parfait, en un moton peut dire qu'il lui faisait une espèce de petite cour, de peurd'être écrasé par un aussi redoutable ennemi; cependant jamaisle démon de l'envie, au teint pâle et blasé, n'a si pleinementpossédé une âme vile et mercenaire, jamais on n'a si cordiale-ment haï, ni sincèrement souhaité la mort d'un rivaL Il payaitdes espions pour savoir ce qui se passait, ce qui se disait dansles cours particuliers de Hunauld ; il le chargeait de mille ridi-cules dans les siens, et employait les moyens les plus honteuxpour lui enlever quelques-uns de ses disciples, sous prétexte dumoindre prix, toujours trop cher quand la marchandise ne vautrien; enfin sans respect pour les mœurs les plus douces, pour

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les talents, marqués au coin du vrai génie, Hunauld n'était se-lon Rufus qu'un petit anatomiste, un libertin si livré aux fem-mes et à tous les plaisirs qu'il ne pouvait vivre longtemps. »

Sans oublier Crysologue (ou Chrysologue) pour Jean As-truc, le successeur de Pierre Chirac: « Esprit partial, superfi-ciel, comme l'abbé des Fontaines, avec beaucoup moinsd'agréments et d'adresse, il se croit l'Aristarque de la médecineet voit Boerhaave même loin derrière lui. » Ou encore: « Si latête de Crysologue est remplie d'opinions comme ses ouvrages,qui en sont impitoyablement hérissés, les connaisseurs aperçoi-vent facilement que ses yeux n'ont rien vu et qu'il n'a pas plusle caractère d'un vrai praticien que d'un bon écrivain. »

La controverse du David de la médecine contre Goliath,commencée en 1737, a pris une autre tournure. Il n'est plusquestion d'argumenter. La plume est trempée dans le vitriol.

Au Sixième congrès international d' Histoire de la méde-cine en 1927, MM. Laignel-Lavastine et Vinchon taxaient LaMettrie de manque de probité et expliquaient son acrimonievis-à-vis du médecin de Montpellier par le fait que celui-cin'appréciait pas la traduction française qu'il avait donnée, en1739, des aphorismes d'Hermann Boerhaave. La Mettrie repro-cherait aux autres ce dont il est coupable lui-même ens'appropriant un peu de la gloire de son maître. Dans une autrecommunication, le professeur Laignel-Lavastine relève qu'àl'occasion de la traduction des Aphorismes, un an après la mortde Boerhaave, La Mettrie s'assure le privilège du roi et le faitétendre à toutes les œuvres de Boerhaave. « C'était un véritablemonopole [...] La Mettrie, nanti de ce privilège, se crut le re-présentant officiel de Boerhaave à Paris, et le seul autorisé àparler en son nom. »

À dire vrai, il s'en fallait de beaucoup pour que les œuvresdu célébrissime médecin fussent connues en France unique-ment grâce à La Mettrie s'arrogeant ledit monopole. Tout lemonde ne lisait pas aussi aisément le latin que Voltaire qui, en1737, cherchait à cors et à cris la traduction des Élémens dechimie, par Herman Boerhaave et dut se contenter de la ver-

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sion latine originale. Il allait falloir attendre 1754, le fidèle dis-ciple n'ayant publié en 1741 qu'un Abrégé de la théorie chimi-que tirée des écrits de Boerhaave. Mais la critique n'a été leplus souvent qu'une entreprise de déconsidération. La Mettrieest donc attaqué sur tous les plans. Il est regrettable - et celan'enlève rien au mérite personnel et professionnel de MonsieurLaignel-Lavastine qui a présidé la Société française d'histoirede la médecine et la Société internationale d 'histoire de la mé-decine - que cet honorable médecin de la première moitié duXXe siècle porte un jugement si sévère sur La Mettrie. Ainsi,celui-ci prétend prendre la défense des malades qui, poursuit-il,n'ont que faire des racontars et des querelles d'école auxquelsse livre trop aisément le médecin de Machiavel. « Mais pou-vait-on demander une conduite au plus instable des philosophesdu XVIIIe siècle, l'envieux, qui dans son Histoire de l'âme,profite d'une incidente pour attaquer Voltaire et Fontenelle endehors du sujet, à 1'homme plus soucieux de faire figure de belesprit, que capable d'une pensée profonde?» La Mettrie au-rait-il soufflé le terme d'« envieux» à ses détracteurs de lapostérité en se défendant d'en être un dans sa dédicace en versau vicomte de Chayla?

« L'utile médisance, et non la calomnie,M'a fait du ridicule employer le pinceau.Sans nulle ambition, sans nulle jalousie,Des mœurs des médecins, j'ai tracé le tableau. »Et puisque le pinceau est habile, La Mettrie se laisse em-

porter par son talent satirique en dénonçant des abus et des tra-vers indignes de fils d'Hippocrate. Peinture réjouissante qui, sielle ne rassure pas les malades, peut les inciter à plus de dis-cernement dans le choix du praticien.

Le docteur Boissier, qui a mené des recherches approfon-dies sur le milieu médical parisien vers 1745, nous livre la cléde cette galerie d'une « valeur indéniable». Divisant les ciblesde la satire en trois lots, ceux qui ne survivent que grâce à lasatire et dont aucun mémorialiste n'a relevé le nom, ceux dont« l'opinion, unanime, ratifie le dur jugement de La Mettrie »,

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enfin ceux dont le portrait doit être largement corrigé, ils'interroge sur les sources de La Mettrie et surtout sur les rai-sons qui l'ont fait charger à outrance certains médecins pour enépargner d'autres. Boissier tente d'expliquer les motifs de lapartialité de La Mettrie quand elle est évidente. Mais quid desmédecins qui récoltent encens et louanges? Il s'agit des morts,comme Harvey ou Hunauld, des étrangers qui échappent auxquerelles parisiennes: Sydenham et Boerhaave, et de trois Pari-

-siens: Quesnay, La Peyronie et Sénac. Selon le docteur Bois-sier qui mène l'enquête, la cause est entendue. Sénac connaîtbien La Mettrie pour l'avoir rencontré dans l'entourage du ma-réchal de Saxe et du duc de Gramont, il a pris un malin plaisir àencourager la verve du polémiste; c'est ainsi qu'il se trouveépargné par les portraits qui noircissent ses confrères. Préci-sons que son ambition de devenir premier médecin du roi seraenfin satisfaite à la mort de Chicoyneau.

Après ce brillant banc d'essai, La Mettrie récidive l'annéesuivante pour son propre compte avec La Faculté vengée. Danscette comédie, ou plutôt farce en trois actes, l'auteur se donnele beau rôle sous le nom de « Chat-Huant, criminel de lèze fa-culté ». Chat-Huant renvoie bien sûr à cet oiseau considérécomme de mauvais augure que l'on clouait vif par superstitionsur les portes des granges.

Il est la victime que Pluton doit condamner, et Savantasse(Astruc) est l'accusateur public. Chat-Huant se défend commeun beau diable face à un aréopage des médecins les plus célè-bres de la Faculté qui se disputent à qui mieux mieux: Bourde-lin (Pluton juge), le doyen (Boudinau), Dionis (Don Qui-chotte), Molin (Somnambule), Helvétius (Grés ilion), Martot(Jaunisse), Boyer (Maqui), Sidobre (Muscadin), Procope (Ba-varoise), Bouillac (Sot-en-Cour), Pouce (Vardaux),Falconet(La Tulipe). Des noms moliéresques si l'on ajoute Valère, amide Chat-Huant, Crispin, son valet, et le portier de la faculté, St-Jean, tous personnages plus ou moins grotesques. Cette assem-blée générale va juger un certain Chat-Huant qui se dit médecinet traite ses confrères d'« Ignorants, de Charlatans, de Corsai-

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res, de Vauriens, Assassins, Bourreaux, Avares, &c.» À lafaveur d'un déguisement et de l'intervention de son ami Valèreauprès du crédule doyen, Chat-Huant se présente comme undéfenseur de Chat-Huant, venu tout exprès de Chine. Une oc-casion de plus pour que les docteurs soient « moqués, honnis,bernés, méprisés, bafoués, conspués », ce qui est « la seule fa-çon de combattre de tels ennemis ».

Que l'on en juge. À la question de Pluton: « Et vous, sa-vant personnage, à quoi vous occupez-vous?», Savantasserépond: « Sire, je fais des livres avec d'autres livres, commeavec de l'argent, on gagne de l'argent. Je n'imagine rien; je nepense point; mais je sais ce que les autres ont pensé; je saistout excepté la médecine. » On imagine la fureur d'Astruc ainsifustigé. . .

La satire bat son plein avec l'Ouvrage de Pénélope ou LeMachiavel en Médecine. Sans se hasarder à se prononcer sur lefond de la pensée de l'auteur, la Bibliothèque raisonnée de1748 lui rend justice en reconnaissant du talent dans le plan dece livre en deux parties, des anecdotes plaisantes et une cer-taine finesse, comme si la plume de La Mettrie n'était animéeque par une ambition littéraire.

Tout le monde peut comprendre qu'il lui importe de mon-trer a contrario les médecins tels qu'ils devraient tous être, ceprocédé est une réussite, mais n'est pas suffisant. Ne finirait-onpas par croire qu'il est lui-même machiavélique, lui qui saitqu'au fond, il ne faut pas être trop humain pour soigner et queguérir est une gageure?

Alors il « défait sérieusement sa propre toile» : dans la se-conde partie de l'Ouvrage de Pénélope, la parole est enfin àl'Anti-Machiavel. Après avoir nommé tant de mauvais exem-ples, donné tant de mauvais conseils puisqu'il semble que l'onpuisse parvenir plus aisément par l'ignorance (De l'Inutilité del'Anatomie, De l'Inutilité de la Botanique, De l'Inutilité de laChirurgie, etc) que par l'estime (Politique des Médecins entreeux, De la politique des Médecins avec les Malades...), il esttemps de satisfaire à I'honnêteté contre l'imposture: «Sois

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studieux, savant, officieux, sincère. Apprends l'art de guérir,dédaigne l'art de plaire. »

Sur le chemin ardu de la connaissance scientifique, il estdonc nécessaire de commencer par étudier les ressources del'anatomie, de la botanique, de la pharmacie, de la chirurgie, dela chimie, de la géométrie, de la physique, de la littérature et dubel esprit.

Et pour conclure: « Voilà, mon cher fils les heureux ori-ginaux que je voulais vous faire connaître, et dont tous les siè-cles nous fournissent des copies. Vous me demandez si vousréussirez, en suivant ces modèles. Hélas! Qu'en sais-je? Peut-être qu'oui, peut-être que non. La voie du savoir et de la pro-bité vous paraît plus convenable et plus digne d'un hommebien élevé. Vous pensez juste, mon fils, et de tels sentimentsfont honneur au cœur et à l'esprit. Mais ce n'est pas la route laplus sûre, elle en a perdu cent pour un ou deux qu'elle a menésau port. Tout ce que coûtent vos voyages et vos études ne ren-trera peut-être jamais par des moyens si simples et si sages.Quel parti prendre? Encore une fois, mon enfant, je l'ignore,l'embarras est bien grand. »

Oui, l'embarras est bien grand pour La Mettrie lui-même,car ces conseils ironiques qui stigmatisent la duplicité et la ri-valité des médecins et mettent en garde leurs malades créduleset versatiles s'adressent rétrospectivement au jeune médecinqu'il a été, au nom de la vérité et de I'honnêteté intellectuelleincapables d'assurer réussite et prospérité dans une société cor-rompue: « Laissez-là votre sot et malheureux amour de la vé-rité. Ayez pitié de vous enfin, de votre femme, de votre famille,à qui vous avez tant coûté, et croyez ce paradoxe: qu'il y a unesorte d'inhumanité, à trop affecter d'en avoir. »

« L'auteur présente un tableau fidèle et animé de tous lesabus qui déshonorent l'art de guérir; il peint des plus vivescouleurs l'ignorance, le monopole, le charlatanisme et la mau-vaise foi des pharmaciens, des chirurgiens et des médecins eux-mêmes. »1C'est Haller qui distingue ainsi, non l'ouvrage de La

1D'après la France littéraire [...] de Quérard.

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Mettrie, mais celui de Jean-Emmanuel Gilibert. L'anarchiemédicinale, ou la Médecine considérée comme nuisible à lasociété est tout aussi corrosif que l'Ouvrage de Pénélope, sansmême la facture littéraire que l'on peut accorder à celui-ci. En1772, la satire est-elle devenue plus recevable? Outre qu'elleémane d'un médecin lyonnais réputé, qui, pour être lui-mêmeprofesseur, est très au fait de l'enseignement dans les universi-tés de médecine, elle ne contient pas de ces attaques ad homi-nem dont La Mettrie se montrait si friand.

L'Ouvrage de Pénélope a pris le risque de faire haïr mor-tellement son auteur en dénonçant l'ignorance, la négligencedes médecins sans, à vrai dire, en analyser les causes. En ré-alité, la satire de tant de personnages qui ont pignon sur rue,vise à rien moins qu'une attaque en règle du corps médical toutentier et de son rôle dans la société, analogue à celui du clergé.

Les médecins sont semblables aux prêtres qui promettentla vie éternelle moyennant conditions. À défaut d'être maîtresde la guérison, ils sont maîtres de la croyance en la guérison. Illeur faut s'imposer aux ignorants, faciles à éblouir, aux grands,faciles à convaincre par la flatterie, à tous par l'apparence etpar le mensonge qui, comme la foi, se nourrit de l'ignorance.Pouvoir sur les corps, pouvoir sur les esprits, les deux ont par-tie liée avec la mort, la mort que l'on craint, la mort que l'onfait craindre.

Mais les médecins ne sont pas des curés bien qu'ils aient laprérogati ve de certaines confessions. Ils ne connaissent pasaussi bien les secrets des familles et afin d'être reconnus, unecertaine politique est de mise: « Les prêtres, les dévotes nevous seront pas inutiles. Ils vous ouvriront des portes qui vousseraient fermées, ils vous introduiront partout et s'armerontpour vous... Soyez toujours l'ami de votre curé et le médecinde vos dévotes... Moyennant ces petites attentions, toutes lesressources de vos accusateurs seront vaines. »

Dans une analyse fort intéressante, Francine Markovits amis en évidence le rapport ambigu des médecins à la religionen rappelant que d'abord suspectés par les théologiens d'être

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matérialistes, les médecins se sont défendus en faisant désor-mais alliance avec les bien-pensants. En outre, « Ils sont eux-mêmes par ces manœuvres devenus un corps de théologiens,avec une religion des titres et des rangs et une orthodoxie mé-dicale dont les autorités ont le contrôle. »1

Ce qui est en jeu, c'est le prestige, et c'est l'imaginationqui est à l' œuvre, plus que les sciences et leur nécessaire arti-culation. Comme en théologie, on peut aller faire ses emplettesdans certains livres: « Les livres d' Astruc sont les principalesmanufactures où vous pouvez faire vos emplettes et vos provi-sions en tant qu'elles sont superficiellement universelles ouuniversellement superficielles. Si Leibnitz formait lui seul uneAcadémie entière, suivant l'ingénieux Fontenelle, Astruc estune bibliothèque. »

Savantasse est à nouveau épinglé.. .Mais La Mettrie ne fait pas que railler des confrères en les

affublant de sobriquets. Hérétique en médecine comme en reli-gion, il se nommera « Monsieur Machine» dans l'Épître àMademoiselle A. C.P. ou la machine terrassée en se présentantcomme un être purement matériel, avec un corps, avec uneconstitution particulière qui détermine ses sentiments et sa pen-sée, avec une physionomie qui, par sa bonhomie même, inspirela défiance. Il ne veut ni ne peut porter l'un de ces masquesqu'il est d'usage d'arborer pour réussir en société2 et auprès dupeuple des malades.

L'Ouvrage de Pénélope est non seulement un ouvragepolémique qui peut amuser le lecteur d'aujourd'hui tout en

1 Markovits, Francine, « L'Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine »,Corpus, n031, p. 222. L'auteur ajoute: « C'est qu'en réalité, les médecins ontsuccédé au Tartuffe de Molière dans le rôle de confidents et de directeurs.Parasites de la vie privée, ils sont un corps dans l'État plus puissant que leprince puisqu'ils lui disputent le droit de vie et de mort sur ses sujets et ren-dent impossible une vraie politique de la santé. »2 « On plaît, écrivait La Rochefoucauld, à proportion de ce qu'on suit les tons,les manières et les sentiments qui conviennent à notre état et à notre figure, eton déplaît à proportion de ce qu'on s'en éloigne », « De l'air et des manières,Réflexions diverses », III, Maximes.

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l'instruisant sur les mœurs du temps, mais aussi un livre per-sonnel dont l'auteur ne reste pas à la croisée des chemi ns entremachiavélisme et anti-machiavélisme.

Aletheius Demetrius se donne à voir sans fard en quelquescirconstances: « La confiance que la présidente A. donnait lelundi au docte Hunauld était prodiguée le mardi au premier ânede la Faculté, à midi. Lorsque j'eus guéri Monsieur le marquisd'*** d'une fièvre continue très dangereuse qu'il eut à Sart-bourg, MrLe Duc son père me fit l'honneur de me témoignerautant de confiance, que de reconnaissance; j'étais à ses yeuxun petit Vemage. Il s'attendait que j'aurais été beaucoup plusflatté de ses bontés: Mr Le Duc, lui dis-je, si vous avez del'estime et de l'amitié pour moi, c'est un honneur auquel je suisextrêmement sensible; mais je fais peu de cas de la confiancedont vous m'honorez. Pourquoi donc, reprit-il, fort étonné?C'est, lui dis-je, que Vemage et moi mort, le Grand Thomasprendra peut-être notre place dans votre esprit. Tâtez-moi doncle pouls par amitié, dit en riant ce bon seigneur. »1

Il se trouve que le jugement n'est pas la chose du monde lamieux partagée: « J'ai vu un homme considérable dans l'État,et de beaucoup d'esprit, à la vue duquel le docteur... avaitsauvé la vie à son chef d'office; ce médecin lui déplut par sagaieté et les ouvrages, qui la respiraient; c'en fut assez pour ledécrier et le perdre dans son esprit: j'aimerais mieux, dit-il, àla table d'un riche et respectable partisan, la veille du jour quej'y dînai, mourir, que de me servir d'un pareil médecin. Tant ilest vrai que les meilleurs esprits sont sujets à des écarts. »

C'est plus que n'en peuvent supporter ces médecins bienen cour, qui ont pignon sur rue, de se voir ainsi brocardés soustoutes les coutures de leur suffisance et de leur ignorance. Sansse placer au-dessus de la mêlée, La Mettrie écrit librement et saliberté de ton et de pensée nourrit la haine.

Son « crime »2 n'est autre que celui du grand Molière qui,rappelle-t-il, « a joué, hué, sifflé, berné les médecins en plein

I La Mettrie, Ouvrage de Pénélope, op. cU., p. 255.2 Ibid., Préface.

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théâtre, et telle famille d'entr'eux qu'il n'aimait pas », mais iln'est pas protégé par le roi et surtout, sa « comédie critique»ne fait pas rire.

Rien ne sert ni de se réfugier derrière la manière de laBruyère pour peindre ses « héros» et, de façon générale, der-rière la liberté acquise dans la République des lettres, nid'affirmer son respect pour le souverain qu'il exhorte à faire« de nouveaux règlements dignes de sa sagesse ». Le persiflagede sa politique bien éloignée de celle de Machiavel irrite« l'ancienne et détestable race des faux docteurs ».

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III

L'EXPATRIÉ

Q uand, en 1748, paraît Pénélope, ou le Machiavel en méde-cine, après la Politique du médecin de Machiavel ou le

Chemin de la fortune ouvert aux médecins, qui a causé si grandscandale deux ans auparavant, l'indignation de la Faculté est àson comble. L'auteur n'a, dit-on, pas la moindre excuse sinonque son ouvrage aurait été enfanté dans l'ivresse, une idée ac-créditée par Voltaire! Ce véritable « fou qui n'écrivait que dansl'ivresse» doit quitter la France; du moins lui-même juge-t-ilbon de s'expatrier, il n'a pas la vocation du martyrel.

Un temps réfugié au Saz de Gand, un faubourg de la villedont il avait dirigé I'hôpital, il vit de la gratification que le ré-giment des gardes françaises lui fait toucher par l'entremise duchevalier de Vaudreuil. 800 livres constituent un bon viatiquepour l'exil. On se plaît à colporter qu'il a été congédié à la mortde son protecteur. Aux propos malveillants, La Mettrie opposeun démenti très digne dans le Supplément à l'ouvrage de Péné-lope: ce ne sont pas les officiers, tous gens de bonne compa-gnie et de noble cœur, qui l'ont chassé de son pays, mais lesporteurs de robes et de bonnets carrés.

Or, à cause de ses relations avec les militaires, il est prispour un espion. Au lieu de se faire oublier, il attire fâcheuse-

1 En 1758, Claude Adrien Helvétius, qui n'a pas non plus la vocation dumartyre, choisira de se rétracter et reniera son ouvrage De l'esprit. Il faut direqu'il a fait fortune avec la charge de fermier général que lui a achetée sonmédecin de père... Qui plus est, contrairement à La Mettrie, Helvétius a reçule soutien de ce qui s'était constitué en « parti philosophique ».

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ment l'attention sur 1ui et sa correspondance est surveillée. Ce-pendant, comme rien dans les lettres qu'il reçoit n'est suspect, ilest simplement prié de s'éloigner. Il passe quelques mois à Mid-delbourg, et 1'hiver venu, il revient à Leyde avec pour seulssubsides, une pension que lui verse le vicomte du Chayla deLanglade, gouverneur de la ville et du château de Gand.

C'est là que L 'Homme machine voit le jour, grâce à ÉlieLuzac fils, le traducteur de L'Esprit des lois. Luzac ne craintpas de mettre son nom d'éditeur sur cet ouvrage que la Biogra-phie universelle n'hésite pas à qualifier de « production infâmeoù la doctrine désolante du matérialisme est exposée sans aucunménagement ».

La Hollande qui a vu paraître les œuvres de Bayle estconsidérée comme la « patrie des philosophes» : « C'est ici lepays du bon sens et de la liberté; la première de ces qualitésentraîne l'autre nécessairement. L'homme en Hollande n'estsujet qu'aux Lois. C'est elles seules qu'il craint et qu'il res-pecte. Libre dans tout ce qui ne va point contre l'État, il neconnaît d'autres maîtres, que la vertu et son devoir. »l, écrit lemarquis d' Argens.

Mais le climat moral n'est plus le même, la liberté dévolueà l'exercice de la raison et à la tolérance entre les religions atrouvé ses limites. La philosophie, qui soumet les actions hu-maines au tribunal de la raison, et la théologie, qui les soumetau jugement divin, ne font pas bon ménage. Bayle n'avait suconvaincre ses contemporains qu'une société d'incrédules pour-rait avoir des mœurs honnêtes. La croyance en l'immortalité del'âme constitue un grand avantage pour les autorités qui crai-gnent les conséquences de l'athéisme sur l'ordre moral qu'ellesentendent instaurer ou restaurer. Il faut reprendre le contrôle desesprits et des mœurs. Tout écrit qui met en doute la vérité reli-gieuse en propageant l'idée de l'anéantissement de l'âme aprèsla mort apparaît pour les pouvoirs comme une menace pour lasociété établie; certains auteurs font l'objet d'une surveillancerenforcée.

1 Argens, marquis d', Mémoires et Lettres, p. 306.

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Luzac doit comparaître devant le consistoire de l'Églisewallonne de Leyde; il est condamné à remettre tous les exem-plaires de l'ouvrage incriminé et d'en dévoiler le nom del'auteur. Il avait cru bon de s'excuser dans l'avertissement depublier un tel livre, mais cela n'était pas suffisant pour lui épar-gner des ennuis. Quant à La Mettrie, il tire prétexte qu'Hallerest un ancien élève enthousiaste de l'excellent maître hollandaisBoerhaave et que comme lui, il fait du système nerveux - dontil définit le fonctionnement par le terme d'« irritabilité» 1- lapropriété de toute substance vivante, soit « un assemblage deressorts qui tous se montent les uns par les autres». Sous cou-vert de l'anonymat, il joint une dédicace au savant physiologistesuisse dont les conceptions spiritualistes sont pourtant connues;en effet, dès l'année 1732, celui-ci a publié dans la préface deses Poésies qu'il est fermement persuadé des vérités de la reli-gion. Mais à l'époque de ses études à Leyde, il n'est pas impro-bable que, comme nombre d'étudiants, Haller ait été en contactavec les idées déistes et athées qui circulaient alors. Si les as-sertions de La Mettrie ne semblent pas fondées, elles ne sontpas pour autant totalement déplacées.

Essaie-t-il de détourner les soupçons? Est-ce une facétie desa part? Pourquoi ne pas imaginer des idées proches des sien-nes de la part d'un homme qui place la recherche de la vérité, àcommencer par celle que la science peut révéler, au centre deses préoccupations? Ce serait plutôt une marque d'estime àl'égard d'un savant rigoureux et exact qui, nonobstant sacroyance en un dieu, seul principe de tous les êtres, entendait« reculer les bornes de l'art à l'aide de l'expérience, réformerdes erreurs, et ouvrir ainsi de nouvelles mines pour augmenterle trésor de nos connaissances» 2.

1 Pour Haller, qui veut bien expliquer que l'irritabilité du cœur, des muscles,des intestins et autres parties du corps n'a rien de commun avec la sensibilitédes nerfs, leur « irritabilité» pouvant être excitée par les fluides qui leur sontpropres, ce qui « monte la machine», c'est le principe actif qu'il nomme« âme». Voir sa lettre à Charles Bonnet du 25 mars 1761, Mémoires auto-biographiques de Charles Bonnet, p. 194.2Tscharner, V. B., Éloge de Mr. A lb. Haller, 1778.

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Bien mal lui en prend.Il oublie que les tenants de la religion lient celle-ci plus

étroitement à la philosophie qu'aux sciences naissantes qui,cependant, peuvent renforcer l'admiration pour la nature, miroirdu créateur de l'Univers.

Il oublie que les mailles du filet de la censure sont serrées,que la charité chrétienne a ses limites. La supercherie est dé-couverte. Haller est un homme en vue et trop attaché à la reli-gion de son enfance pour ne pas voir une grave offense dans lesconséquences matérialistes que l'on veut lier à sa propre théoriesur la physiologie: physiologia est animata anatome.

Malgré des excuses, Albert de Haller se montre fort peucompréhensif. Au nom de Dieu, de la religion et pour lui-même,il entend désavouer publiquement cet ouvrage « également dan-gereux et peu fondé» et sa dédicace, qu'il regarde comme « unaffront plus cruel que tous ceux que l'auteur anonyme a faits àtant d'honnêtes gens». Il informe le journal la Bibliothèqueraisonnée qui ne donne pas suite à la doléance, bien qu'il ensoit un familier depuis 1745 en y publiant des extraits de diverslivres célèbres. Il avise alors le Journal des Savants qui, en mai1749, publie sa lettre de protestation. Il faut que l'on sache nonseulement qu'il n'a aucune conformité d'opinions avec l'auteurde L 'Homme machine, mais encore qu'il n'a« jamais eu de liai-son, de connaissance, de correspondance ni d'amitié» avec lui.

La Mettrie pourrait en rester là, car après tout, qui peut pen-ser sérieusement que le respectable médecin du corps de SaMajesté britannique et professeur ordinaire de l'Université deGœtingue, protestant rigoriste, soit solidaire de ses idées? Pourl'heure, il se contente d'évoquer une sortie qu'il aurait faite encompagnie du savant: les deux « plaideurs» - qui, en réalité,ne se sont jamais rencontrés - seraient allés ensemble chez les« filles », lesquelles auraient été bien surprises de voir le bongros docteur Haller se mettre à disserter sur la mort durant unsouper fin, un peu trop arrosé.

Ce n'est qu'un « tour d'écolier» selon Desnoireterres, maisla plaisanterie qu'il a eu « la sottise» -le mot est de Voltaire -

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de prendre au sérieux, est osée. Se sentant de plus en plus of-fensé, Haller dément point par point les assertions facétieuses,véritables « tissus d'horreurs », de l'auteur de L 'Homme ma-chine. L'affaire fera long feu. Le livre est déjà livré aux flam-mes, et « il le méritait bien» d'après le Dictionnaire critique,littéraire et bibliographique des principaux livres condamnésau feu, supprimés ou censurés de Peignot qui insiste: « Il (LaMettrie) a révolté jusqu'à Diderot.» Mais cela est une autrehistoire: Diderot, qui pour n'être point « ennemi de la raison»n'en était pas moins homme, avait ses raisons d'écarter le lec-teur d'une œuvre à laquelle il n'avait pas négligé d'emprunterl.L'Essai sur les règnes de Claude et de Néron [...J2 auquel on seréfère est particulièrement sévère à l'égard de La Mettrie.

Tous « les ennemis déclarés de la raison humaine », ainsique Frédéric II nomme pêle-mêle calvinistes, catholiques etluthériens, oublient un instant leurs querelles théologiques pourse livrer à un véritable hallali. Le consistoire wallon de Leyde,« lance ses foudres », suivi par la justice hollandaise. Son livrebrûlé, La Mettrie doit se soustraire aux poursuites.

Maupertuis est sa providence. Ce grand voyageur d'originemalouine s'est fixé à Berlin en 1745, appelé par Frédéric II pourréorganiser et diriger l'Académie à laquelle il a donné des sta-tuts nouveaux et où il fait nommer de nombreux membresétrangers. Tenu en grande estime par le roi, le président del'Académie des Sciences a répandu le bruit de l'infortune deson compatriote et en a informé directement Frédéric II. Celui-ci, toujours disposé à accueillir ou à recueillir les auteurs delivres promis aux flammes, et en l'occurrence, particulièrementintéressé par l'audace de la pensée de La Mettrie, donne l'ordreà Maupertuis de le faire venir à Berlin.

1 En 1765, Émile Callot l'affinne sans ambages, parlant même de « pillage »,et c'est le premier grand pas vers la réhabilitation d'un homme mort dix ouvingt ans trop tô1.Voir Six philosophes frança is du XVllf siècle.2 Diderot, Denis, Essai sur les règnes de Claude et de Néron, et sur les mœurset les écrits de Sénèque, pour servir d'introduction à la lecture de ce philoso-phe dans Œuvres complètes, éd. Roger Lewinter, 1.XIII, pp. 462-63.

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La Hollande ne s'est pas montrée plus hospitalière que laFrance. Adieu Saint-Malo et la France. Devant le scandale, plusde soutien familiall, faute de moyens, du moins La Mettrieveut-t-il le croire2. Adieu Madame La Mettrie3, sans regretparticulier. Adieu Leyde car il faut craindre le pire.

La Mettrie est surveillé; il sort subrepticement de son do-micile et quitte la ville de nuit. Accompagné d'Élie Luzac,l'imprimeur de L'Homme machine4, il se met en route. Emprun-tant les sentiers écartés, les deux hommes n'ont pas l'air devagabonds, mais de voyageurs pressés. Pour quelques sols, unefermière leur donne un morceau de pain bis avec une tranche delard et leur permet de passer la nuit dans l'étable. Bientôt, lesvêtements sont poussiéreux et les chiens aboient à leur passage.

1 La Mettrie, La Faculté vengée, p. 15 : « Crispin ne vient point m'apporterdes nouvelles d'une honnête famille, que mon éducation a presque épuisée, etqui jadis si tendre, à la vue de mes malheurs, semble aujourd'hui détournerdes yeux dénaturés. »2 Ibid., p. 20 : « Si je n'avais pas des Parents fort à l'aise, vos bontés et cellesde tant de seigneurs et amis me feraient à peine craindre d'être disgracié. Maisqui ne serait sensible à la dureté d'une famille, qui peut nous soulager, defrères et sœurs qu'on aime tendrement, comme on en a toujours été aimé? Etquel père, voyant son fils prêt à être opprimé par une odieuse cabale, ne luitend pas une main secourable?

Hélas! Ce n'est pas la faute du mien, et c'est le plus grand de mes maux!Quoiqu'il vive encore, je puis dire, en soupirant, Eh ! qui peut y penser sanss'attendrir? Je puis dire qu'une mère tendre est tout ce qui me reste. Maisaujourd'hui qu'elle a cédé à mon frère un commerce florissant que j'ai dédai-gné, elle n'a plus de si grands moyens qu'autrefois. Ah ! si ce père respectableétait en état de soutenir ma situation! »3 Que le lecteur apprécie selon son goût la chute de cette coméd ie La Facultévengée citée supra:« PLUTONVous devez être content, votre femme ne vous suivra point dans votre exil.C'est l'ordre que je donne.CHAT-HUANTTant il est vrai qu'à quelque chose malheur est bon! Ma foi, vive Pluton, etvive son jugement! Combien je vois de maris, qui voudraient être exilés àpareil prix! »4 Voir Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps, Nancy, 1753, 1. X, p.106, Lettre de M. Désormes.

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Des cabanes de berger sont leur seul asile. Rien n'entame labonne humeur de La Mettrie dont les plaisanteries dérident soncompagnon, plus inquiet que lui du sort qui les attend s'ils sontpris. Après plusieurs jours de marche sous la pluie et dans levent, ils parviennent, harassés, à l'endroit où la voiture com-mandée par Luzac pourra prendre son protégé pour le meneraux frontières. Les frais du voyage ont été réglés par un ami del'imprimeur.

Le 7 février 1748, le philosophe arrive ainsi sans incident àBerlin, au « refuge de tous les pécheurs », selon l'expression del'abbé Manet. En l'absence de Frédéric II, Maupertuis a étéchargé de l'accueillir et de lui transmettre les offres royales. LaMettrie trouvera en son compatriote le caractère enjoué qui estle sien, la même bonhomie doublée de cet esprit caustique quin'est pas fait pour lui déplaire. On peut se plaire à imaginer que,loin de leur Bretagne natale, les deux hommes ont noué uneamitié solide.

Mais sans celle de Luzac junior, La Mettrie aurait eu biendu mal à quitter la Hollande car il ne suffisait pas de marchervers l'Est. L'éditeur néerlandais épris de liberté pour les autrescomme pour lui-même sera, semble-t-il, bien mal payé de sonobligeance. Le sieur La Mettrie se serait fait tirer l'oreille pourrégler ses dettes. N'étant pas en très bons termes avec Formey àqui Luzac a assigné le droit d'encaisser la somme due, il auraitplus que tardé... Luzac veut bien concéder qu'il agit plus parlégèreté (comme il le fait en tout)l que par malhonnêteté, maisen homme d'ordre dans les affaires, il préférerait que celle-cisoit réglée. Le silence et l'ingratitude de son obligé alimente-ront une amertume qui ira croissant au fil des ans malgré saphilosophie: « J'ai pu rendre service à un homme dont je savaisque je n'aurais aucun retour. Il suffisait que tout le monde luitournât le dos pour qu'il trouvât auprès de moi (qui avais tou-jours éloigné les occasions de le fréquenter) tout ce qu'il pou-vait attendre d'un Pylade. On répond mal à mes services, saliaison m'a fait du tort dans l'esprit de ceux qui me connaissent

1 Elias Luzac junior à Monsieur Formey, Lettre du 15 mai 1749.

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La Mettrie (1709-1751), le scalpel et la plume

profondément; cependant j'ai cru devoir faire ce que la moraleexigeait de moi [...] À présent qu'il jouit d'un état dans lequelil se plaît et qu'il se livre aux premiers mouvements de soncerveau, il ne songe plus à moi et je ne songe que fort médio-crement à lui. Voilà, Monsieur, l'amitié qui a subsisté entre M.La Mettrie et moi. J'ai vu toute ma famille déchaînée contremoi, mon père et ma mère malades de chagrin. J'ai ménagé leurmaison où j'avais coutume de prendre le repas, je me suis vu àla veille d'être mis en prison, d'avoir un procès qui m'auraitruiné; d'être banni etc. [...] »1

Sur les conseils de Formey, il envisagera d'aller jusqu'à desprocédures judiciaires et d'en informer Frédéric II en rappelantque, sans lui, l'ingrat serait monté sur l'échafaud comme un« véritable bandit »2. De guerre lasse, il renoncera aux poursui-tes, affirmant qu'il ne veut plus entendre parler de La Mettrie,cependant qu'il ne cessera de se procurer les ouvrages édités enPrusse de cette « tête légère».

La Mettrie est entré dans la phase nouvelle et dernière de savie qui n'est certainement pas la moins intéressante car les sa-vants de bonne compagnie résident à Berlin où le double titre dephilosophe et de malheureux est suffisant pour trouver asile.

« Ce séjour à Berlin, qui, hélas! devait être trop court, futcertainement le temps le plus heureux de sa vie. Il avait enfintrouvé la tranquillité, l'aisance, le bonheur. »3, affirme NéréeQuépat. Rien n'est moins sûr.

1 Ibid., Lettre XXIX de mars 1750.2

Ibid., Lettre du 27 juin 1751.3Nérée Quépat, La Philosophie matérialiste au XVIIf siècle f...]

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IV

LA RECHERCHE DE LA VIE HEUREUSE

Les hommes passent leur vie à chercher le bonheur, c'est unlieu commun. Maupertuis précise dans une lettre que « les

uns le placent dans la volupté, les autres dans les honneurs oules richesses; et tous courent après ces objets. On sait qu'aprèsbien des efforts, ils n'ont jamais trouvé ce qu'ils cherchent:c'est que le bonheur n'était pas là où ils croyaient.» 1 Ainsipourrait-on résumer la grande question du XVIIIe siècle: où etcomment trouver le bonheur, entendons le bonheur terrestre,celui que veulent ignorer les spiritualistes qui font promesse defélicité dans une autre vie au prix de tristesse et de privations?

Vaste duperie selon les matérialistes, qui préfèrent tirerleurs règles de conduite du principe de nature qu'est le désird'être heureux. La Mettrie s'interroge, lui aussi, sur ce qui mo-tive le genre humain: la recherche du bonheur. Cela apparaîtcomme un tournant dans son œuvre.

Selon certains commentateurs, il semble, en 1748, réfuterles arguments des « partisans du matérialisme» qui « veulenttirer parti de tout », mais en tenant compte de son ironie, il nefaut pas croire à un désaveu dans L 'Homme plus que machine,comme le démontre Lydie Vaucouleur2 qui en a établi une édi-tion récente. La Mettrie feint, dans la deuxième partie de cetouvrage, d'adopter le point de vue des spiritualistes pour mieuxdémonter leurs représentations illusoires - à commencer par

1Lettres de Maupertuis, Berlin, 1753 [1752].2 La Mettrie, L 'Homme plus que machine, Payot & Rivages, 2004.

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celle de Dieu - qui sont autant d'instruments de domination. Lafaculté de penser donnée, on ne sait comment, à la nature maté-rielle de l'homme a conduit ce dernier à un unique désir: celuidu bonheur.

« Je désire mon bonheur réel. Tout ce qui le conservel'augmente ou le fait naître est bien: mal ce qui produit lecontraire. »1 Pour tout être intelligent, il y a deux « états oppo-sés ». « Ils peuvent être heureux et malheureux. » La « manièred'exister» ne dépend pas de l'idée que s'en fait l'être, mais desa nature propre. Ces considérations sont étendues à l'ensemblede la société, puis au genre humain. « Pour faire l'application deces raisonnements à la vertu et au vice, je désigne par le motvertu tout ce qui tend à la félicité du genre humain, de toutesociété et de chaque particulier. Par vice, tout ce qui est d'uneffet contraire. De sorte que toutes les actions physiques pour-ront dans ce sens-là, être dites vertueuses ou vicieuses.» Lesactions ne sont à considérer comme bonnes ou mauvaises querelativement à leurs effets.

Que ceux qui pourraient se glorifier d'une action conformeà la volonté divine entendent qu'ils n'y ont aucune part, s'ils nele font dans cette intention-là, précise l'auteur dans une note. Etil poursuit: « L'éducation pourra bien donner de fausses idéessur l'état heureux ou malheureux, comme cela n'est que tropordinaire, mais ni éducation, ni faux raisonnement, etc., ne fe-ront changer le vice en vertu et la vertu en vice. »2 Ni le principe

de crainte ni le principe d'amour, néanmoins nécessaires, nesuffisent au bonheur public. Il incombe à l'homme, par essenceimparfait, de ne point embrasser l'imaginaire pour le réel, de nepas confondre la loi naturelle avec de quelconques prescriptionsd'origine divine qui lui dicteraient et ses devoirs civiques, et lesmoyens d'être heureux. Le Discours sur le bonheur, qui estaussi le titre d'un texte de Madame Du Châtelet, paraît en têtede la traduction par La Mettrie du Traité de la vie heureuse deSénèque, publiée à Postdam en 1748. La Mettrie s'était rendu à

1 Ibid., p. 95.2 Ibid., p. 119.

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une suggestion de son compatriote Maupertuis, mais celui-ci futchoqué par cet ajout; il publia à son tour un Essai de philoso-phie morale pour défendre ces stoïciens qui, tel Sénèque,s'arment, dit La Mettrie, contre « le plaisir de vivre ».

Par la suite, La Mettrie remanie son « Discours» à deux re-prises. Sous le titre de Anti-Sénèque ou le Souverain Bien, uneversion paraît àPostdam en 1750 dans une édition de douzeexemplaires,. Elle accompagne les Œuvres philosophiques pa-

. rues la même année mais datées de 1751. La Mettrie y ajoute,entre autres, des références à l'ouvrage de Maupertuis paruentre temps. Sous le même titre et avec une préface, une nou-velle version voit le jour en 1751 à Amsterdam. Toutes les va-riantes sont données par John Falvey dans son édition critiquedu Discours sur le bonheur fondée sur la dernière édition de1751 qui n'était pas définitive car il semble que La Mettrie avaitl'intention de remanier son ouvrage. Les arguments de cettethéorie du bonheur ne changeant pas, le lecteur peut être ren-voyé à une édition récentel de l'année 2000 plus accessible,dépouillée de l'appareil critique, avec des notes réduites austrict nécessaire.

Si, en tout temps, il y a tant d'ignorants heureux par leurignorance qui se soucient comme d'une guigne du nombre delunes de Jupiter, et « qui mangent, boivent, dorment, végètentavec plaisir », c'est bien que « le bonheur se porte dans les vei-nes», tel est le premier postulat en faveur d'un bonheur« organique» que La Mettrie qualifie plus loin de « machinal »,dans sa ligne de pensée.

« On veut savoir, dit Voltaire, quel est le plus heureux dedeux hommes également sains, également riches, et d'unecondition égale, il est clair que c'est leur humeur qui en décide.Le plus modéré, le moins inquiet, et en même temps le plussensible, est le plus heureux; mais malheureusement le plussensible est toujours le moins modéré: ce n'est pas notrecondition, c'est la trempe de notre âme qui nous rend heureux.Cette disposition de notre âme dépend de nos organes, et nos

1Sur le bonheur, Éditions de l'Arche.

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organes ont été arrangés sans que nous y ayons la moindre part :c'est au lecteur à faire là-dessus ses réflexions; il y a bien desarticles sur lesquels il peut s'en dire plus qu'on ne lui en doitdire: en faits d'arts, il faut l'instruire, en fait de morale, il fautle laisser penser. » 1

Voltaire reconnaît la validité des causes internes du bon-heur, propres et individuelles à I'homme; elles sont une affairede tempérament. Sur ce point, il a bien écouté ou lu La Mettrie.

Sans doute peut-on se réveiller heureux le matin lorsqu'ons'étire. Sans doute est-ce là la santé d'un sot. Mais « Heureuxqui joint à la santé d'un sot, un esprit gai et un savoir qui rendl'âme tranquille! »2 Ce rapport jubilatoire à la vie est lié à descauses externes qu'il importe d'appréhender et de ne pas trans-former en causes de malheur. La philosophie n'est rien moinsque l'apprentissage du bien vivre: « Ce n'est point sur la voiedu plaisir que je dispute; c'est sur le plaisir même, qui setrouve partout, et dépend des goûts. », affirme La Mettrie. Au-delà, il incombe à l'éducation d'éclairer les cerveaux - bienconformés - au « flambeau de la raison» qui doit dissiper lespréjugés de l'enfance, délivrer l'individu des influences toxi-ques familiales, sociales qui transforment en torture ce quel'esprit ajoute au sentiment Aujourd'hui, on sait que les psy-chopathologies sont d'origine sociale.

Le deuxième postulat, bien que 1'homme soit né méchant,est que le bonheur ne doit faire de tort à personne; mieux, ilaugmente par le partage3. Ainsi prôné, le bonheur terrestre estcependant accusé d'être une incitation au vice et à la débauche.

Le principe d'absence de remords soulève une levée deboucliers plus grande encore4. Le remords est un préjugé de

1 Voltaire, « Heureux », Articles pour L'Encyclopédie, Œuvres complètes, TheVoltaire Foundation, Oxford, 1987 (1758), 1. 33, p. 160.2 Jbid., p. 33.3 Ibid., p. 43.4 Desné, Roland,L 'humanismede La Mettrie,op. cit., p. 103 : « On a cru queLa Mettrie encourageait au vice. Non pas. Il se borne à établir un diagnosticmoral avec le seul souci médical de guérir et non de condamner oud'acquitter. »

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l'éducation qu'il convient de chasser car il est stérile. « Soneffet est vain, puisqu'il n'a pu nous préserver [du crime], nul,puisqu'il ne répare pas. », réaffirmera le marquis de Sade dansle Dialogue d'un prêtre et d'un moribond.

Les lois et la justice ne suffisent-elles pas à faire leur œu-vre ? Ne sont-elles pas plus à craindre que la conscience et lesdieux? Cependant, «Il est des moments de calme et de ré-flexion où la conscience vengeresse s'élève, dépose contre eux[les criminels, les méchants, les ingrats, ceux enfin qui ne sen-tent point la nature] et les condamne à être presque sans cessedéchirés de leurs propres mains. », constate La Mettrie qui traitecette question en médecin plutôt qu'en philosophe ou en mora-liste. Il existe une « loi naturelle» que nous partageons avec lesanimaux et qui se manifeste avec le remords. Elle se définitcomme un sentiment qui nous apprend « ce que nous ne devonspas faire parce que nous ne voudrions pas qu'on nous le fit ».

De ce même sentiment intime procède la notion de ce quiest bon pour nous et peut contribuer à notre bonheur. À com-mencer par la volupté: « Chaque homme porte en soi le germede son propre bonheur, avec celui de la volupté. La mauvaisedisposition, ou le dérangement des organes nous empêche d'enprofiter; cependant je pense, que pour être aussi heureux qu'ilest possible de le devenir, il n'y a qu'à s'appliquer à connaîtreson tempérament, ses goûts, ses passions et savoir en faire unbon usage; agir toujours en conséquence de ce qu'on aime,satisfaire tous ses désirs, c'est-à-dire tous les caprices del'imagination; si ce n'est pas là le bonheur, qu'on me dise doncoù il est.» 1 Mais «telle est la vraie volupté, l'esprit, et non

1 La Mettrie, « La Volupté », Œuvres philosophiques, op. cft., II, p. 246. LaVolupté paraît d'abord en 1745 sous le pseudonyme de M. le Chevalier deM**, capitaine au régiment Dauphin.« Aurait-il voulu faire endosser la paternité de cet ouvrage au Chevalier deMouhy, auteur de La Mouche, etc., familier de Voltaire et de la marquise duChâtelet, la plume à tout faire de l'époque, qui se targuait, gratuitementd'ailleurs, d'avoir été officier de cavalerie? », suggère Pierre Lemée, op. cft.,chapitre III, p. 14. L'ouvrage est réimprimé en 1747 sous le titre: L'École dela volupté.

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l'instinct du plaisir, l'art d'en user sagement, de le ménager parraison, et de le goûter par sentiment. » 1

Si, au-delà de ceux du corps, il est des plaisirs de l'âme,entendons de l'esprit, comment alors faire face à la critique,propre à altérer la sérénité?

De toutes les espèces de bonheur, La Mettrie affirme préfé-rer celle qui, se développant avec nos organes (nos sens), est lefruit d'une organisation particulière. Lui-même se dit d'uneespèce singulière capable de rester imperturbable face àl'adversité: « Je me divertis plus de l'ignorance et des bévuesde mes antagonistes, que je ne me fâche de leur acharnement Jetraite tout de même; le chagrin, l'adversité, les maux, les peti-tes mortifications de la vie ne m'atteignent point, ou fort peu.On crie, on déclame, et je ris: tous les traits de la malignité etde l'envie ne percent point ce rempart de douceur, de gaieté, depatience, de tranquillité, d'humanité, en un mot de vertu, sinonthéologiques, du moins morales et politiques, que la Nature m'adonnées et que la philosophie n'a fait que renforcer. Je me suisvu battu par la tempête, mais comme un rocher, sans en êtreébranlé. Assez stoïcien sur la douleur, sur les maladies, sur lescritiques, les satires, les libelles, les calomnies, je ne suis pointsi épicurien sur le plaisir, que je ne lui préfère ma santé: sensi-ble aux éloges mérités, méprisant autant ceux dont je ne suispas digne que ceux qui ne le sont pas de m'en donner: je mesens plus les entrailles, que la vanité d'auteur.»2 Belle santémentale.

Ailleurs, La Mettrie écrit que « c'est par soi plutôt que parautrui que doit venir le bonheur »3. L'amour-propre de l'hommesupérieur dédaigne et le fiel et l'encens que l'on déverse sur lui.Il lui suffit de s'estimer.

Voici appliquée la devise delphique du « Connais-toi toi-même» qui, en rappelant au philosophe qu'il n'est qu'un mor-tel, lui permet de donner corps à ses théories sans qu'il soit sa

1 Ibid., p. 248.2 Sur le bonheur, op. cit., p. 73.3 «Discours sur le bonheur», Œuvres philosophiques, op. cit., II, p. 124.

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propre dupe et en contrant la calomnie: « Je suis fâché de croiretout ce que je dis, mais je ne me repens point de dire ce que jecrois surtout n'y étant conduit par aucun libertinage ni de cœurni d'esprit. »1

Lorsqu'il exhorte le lecteur à bien distinguer l'homme del'auteur, ne le croyons pas à l'écoute bienveillante de lui-même.La philosophie en soi n'est pas dangereuse. Chacun a son droitau bonheur, ainsi, le méchant a-t-il sa part en faisant le mal;penser qu'il puisse être exempté de remords n'est ni le condam-ner ni le justifier. La Mettrie « abhorre tout ce qui peut nuire àqui que ce soit». Il se prend à imaginer « une société qui neformerait qu'une famille où chacun coulerait, dans le sein d'unetranquille et vertueuse volupté des jours purs et sereins, sem-blables à ces ruisseaux, dont l'onde claire et filtrée au traversdes pierres poreuses, qui la rendent encore plus belle, se répanddans la prairie, suivant un cours si naturel, et une pente sidouce, qu'on dirait qu'elle prend plaisir à l'arroser. Telle estl'image d'un bon citoyen. Quelle volupté pour lui de servir sonroi et sa patrie! »2

Tel devient, en 1750, le discours du traducteur du Traité dela vie heureuse de Sénèque, sous le titre de l'Anti-Sénèque. Cetépanchement bucolique contient toute la nostalgie de la vieheureuse qui aurait pu être.

La Mettrie est alors sous la protection d'un prince qu'il ad-mire plus par ses qualités de cœur que par son esprit; ce n'estpoint son amour-propre qui se trouve flatté et lui dispense lasatisfaction des faveurs; c'est, affirme-t-il, «cette obscuritédouce où [il] aime à vivre pourvu que [son] nom n'y soit pointcondamné ».

« Puisque je suis heureux, après avoir tout fait pour nel'être pas; puisque je l'étais presque autant, avant que d'avoirété appelé auprès du plus grand des rois; presque autant aban-donné que généreusement secouru: puisque enfin les maladiesn'altèrent ni la paix de mon âme, ni la gaieté de mon esprit; que

1« Anti-Sénèque », De la Volupté, Desjonquères, p. 94.2 Ibid., p. 95-96.

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conclure de tout cela? Sinon que mes ressorts ressemblent as-sez bien à ceux d'un corps élastique, qui reprend toute son ex-tension, après avoir été courbé, ou comprimé, et les fibres demon cerveau, à celles des autres parties de mon corps, actif,alerte, et sain, Dieu merci. » Voilà le tableau d'un bon tempé-rament. Le tempérament est « le meilleur habit d'hiver», toutdépend de lui: le plaisir et l'argent n'y ajoutent que peu dechoses. Tout en distinguant les besoins réels des désirs del'imagination, il ne faut point ôter les désirs aux hommes quisont les « roses de la vie» 1 ; La Mettrie insiste sur ce point.

« Le bonheur est à la vérité un oiseau rare, qui n'est pointservi entier sur la table des mortels. »2 Et la Mettrie de filer lamétaphore en ajoutant qu'il faut être bien malheureux pour n'enpoint attraper aile ou cuisse... Si le bonheur ne consiste pasuniquement en la satisfaction des besoins quels qu'ils soient,notre homme était-il heureux avant l'exil? Pourquoi s'est-iléloigné de Marie-Louise, à peine deux ans après son mariagealors qu'elle venait de lui donner deux enfants dont le dernierétait un garçon? N'étant pas militaire, il n'était pas tenu deséjour de garnison en garnison: en somme, rien ne l'obligeait àcourir la prétentaine. D'autres forces l'attiraient qui n'étaient nil'alcool ni les femmes, comme on a voulu le dire afin de per-pétuer sa réputation de débauché. S'agissait-il tout simplementde « remplir par l'esprit autant qu'il est possible les vides ducœur »3 ?

Non, même si « on se dégoûte de lire et d'écrire pour lamême raison qu'on se dégoûte d'une femme »40

1 « N'ôtons point les désirs aux hommes, ce sont les roses de la vie, ils for-ment le brillant cortège de l'espérance qui seule soutient le poids de tous nosmaux. Les retrancher de la sphère du bonheur, c'est la rétrécir; c'est faire unestatue, d'un corps animé, dont ce sentiment, comme tout autre, constitueinséparablement l'existence. » La Mettrie précise: « Plaisirs des sens, plaisirsdu cœur, plaisirs de l'esprit, tout entre dans ce système. », Discours sur lebonheur, éd. 1. Falvey, p. 214.2 Ibid., p. 215.3De la Volupté, p. 184.4Sur le bonheur, op. cil., p. 78.

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Les tribulations du philosophe 111

La Mettrie est donc heureux après avoir tout fait pour nepas l'être, selon ses dires. « Faible roseau transplanté dans uneeau si trouble, sans cesse agité par tous les vents contraires,comment ai-je pu y prendre une si ferme et si belle racine? Parquel bonheur entouré de si puissants ennemis, me suis-je sou-tenu, et même élevé malgré eux, jusqu'au trône d'un roi, dont laseule protection déclarée pouvait enfin dissiper, comme unevapeur maligne, un si cruel acharnement? »1

Non seulement son bonheur est daté, mais on peut le situer.Le Hic et nunc est la cour de Frédéric II, auprès de qui ce n'estni le faste ni la vanité qui constitue la source de satisfactionscapables d'anéantir d'éventuels maux de l'âme. Mais est-cevraiment là le port espéré?

1Discours préliminaire, op. cil., p. 30.

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LE FOU DU ROI

« Heureux pour qui la fortune n'est rien; la liberté de penser,tout. Et la vraie Patrie, où l'on en jouit! »

La Mettrie, Ouvrage de Pénélope.

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I

LE FOU DU ROI

A urais-tu entendu parler par hasard de M. de La Mettrie?- Il n'est personne qui n'ait entendu parler de Monsieur

de La Mettrie. C'était l'athée à titre d'office du roi de Prusse,précisément comme Bébé était le nain du roi de Pologne.

- Athée en toutes choses, reprit M. Mauduyt : médecin quine croyait pas à la médecine; moraliste qui ne croyait pas à lavertu; psychologiste qui ne croyait pas à l'âme; courtisan quine croyait pas à la royauté. Je l'ai vu entrer plus d'une fois, parune chaude journée de l'été, dans le cabinet de Frédéric, se lais-ser tomber sur un canapé après un petit salut assez brusque,camper ses pieds poudreux sur un tabouret, jeter sa perruque surun fauteuil, se débarrasser de sa cravate, et s'éventer sans façonde son mouchoir de poche, pendant que le despote philosopheriait à part et entre ses dents de ses sottes incartades. C'est quel'athée du roi se trompait un peu sur ses véritables attributions àPostdam. »1

Cette évocation pittoresque et peu flatteuse empruntée à unconte de Charles Nodier reflète l'opinion générale au XIXe siè-cle. Les anecdotes tendaient le plus souvent à montrer La Met-trie sous un jour ridicule et étaient reprises complaisamment parles biographes partiaux tel Levot dans la Biographie bretonne:«Pourquoi Frédéric, ce fanfaron de cynisme et d'impiété, ne

1 Nodier, Charles, « M. de La Mettrie », Contes de la Veillée, Charpentier,1875, p. 304. On retrouve ces traits dans les Notices sur les écrivains et lesartistes de la Bretagne de Miorcec de Kerdanet, Brest, 1818.

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donna-t-il pas officiellement à son protégé le titre de ses vérita-bles fonctions, celles d'athée du roi, équivalentes, pour ce mo-narque, à celles que des fous d'un autre genre exerçaient prèsdes rois du Moyen Âge? »

Mais laissons là les questions de créance et de protocole.Prenant ou non ses aises dans la demeure royale, La Mettrie, quiaspirait à la liberté, y put jouir en toute sécurité des dernièresannées de sa vie.

Frédéric II accède au trône en 1740. Le grand capitaineexerce lui-même son régiment des gardes ou quelque autrecorps de la garnison à Postdam qu'il préfère à la résidenceroyale de Berlin. Poète et philosophe, il a besoin d'horizonsdivers; il s'entoure d'étrangers avec lesquels il entretient desrapports fondés sur la communauté d'esprit qui fera la gloiredes Lumières européennes.

En 1736, il a noué avec Voltaire cette amitié littéraire quidéfraie encore le monde des Lettres. Entre les deux hommesaussi prestigieux l'un que l'autre dans leurs domaines respec-tifs, il se joue, selon l'expression d'Alberto Savinio une « partied'aversion» 1. Voltaire se rend à Berlin dès 1740 et devient enquelque sorte le premier « fou »2 du monarque. Dans la corres-pondance assidue avec sa nièce, Madame Denis, on perçoit saposition ambivalente vis-à-vis de La Mettrie qui possède éga-lement l'art de susciter des sentiments contradictoires et dé-tourne l'attention de I'hôte royal en lui offrant, pour reprendrel'expression de René Pomeau, un « divertissement de qualité ».

Les souvenirs de Dieudonné Thiébault, qui a bien connu lacour de Prusse, évoquent une figure considérable, loin d'êtremonolithique. Si le mémorialiste reste volontairement réservésur ses propres impressions, il apparaît que l'Europe entièreconsidérait Frédéric II comme « un grand militaire» et comme« un homme de génie », mais les opinions divergeaient sur son

I Savinio, Alberto, Les rejets électifs, trade par C. Paoloni, 1990.2 Ibid., p. 42, cité par A. Savinio, un billet de Frédéric II à son bibliothécaire:« Son apparition de six jours m'aura coûté cinq cents lires par jour. C'est unebelle somme pour un bouffon. Jamais fou du roi n'eût telle récompense! »

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caractère et ses qualités sociales, politiques et morales. «Les unsle regardaient comme un sage, comme un savant distingué et unphilosophe très aimable; les autres le représentaient comme untyran, bel esprit égoïste et habile machiavéliste. »1

Les historiens ont fait la part des choses entre les admira-teurs et les contempteurs de Frédéric le Grand. Ceux-ci étaientcertainement les plus lucides; ceux-là, profitant des libéralitésdu souverain, jouissaient sans retenue des avantages de sa Cour.Pour être aux antipodes de celle de Versailles, plus soucieuse del'étiquette et des belles manières dans la représentation perma-nente qui s'y jouait, elle n'en était pas moins réputée.

La Mettrie en est conscient et peut, dans la dédicace de sesŒuvres de médecine dédiées au roi parues en 1751, écrire sansexagération: « Qu'il est beau de vous voir encourager, les unspar les honneurs, les autres par les bienfaits, tous par votreexemple! Et qu'il est flatteur de devoir à votre puissant génie,ce qu'on doit ailleurs à la cabale, à l'intrigue, à la bassesse, et àtout ce vil manège de dévots, de femmes et de courtisans, quin'a point lieu à la cour d'un roi philosophe! »

Las de son château de Postdam devant lequel s'étend uneimmense place nue, propre aux revues, le roi philosophe, quiaime les jardins et les bosquets riants, se fait construire unenouvelle résidence à une demi-lieue de la ville aux rues étroiteset mal pavées, dans le Wüsterberg où se déploient les paysageschampêtres et boisés, baignés par l' Havel. Le baron GeorgWenzesiaus de Knobelsdorff qui a pu étudier l'architecture et ladécoration à Paris et en Italie, a transformé et étendu le palaisde Rheinsberg selon les goûts du prince. Nommé surintendantdes châteaux et parcs royaux en 1742, le baron mettra ladernière touche à la décoration intérieure du Sans-Souci dans leplus pur style du « rococo frédéricien ». En trois ans, de 1744 à1747, le nouveau palais auquel on accède par des terrasses

1 Thiébault, Dieudonné, Souvenirs de vingt ans de séjour à Berl in, 1. I, pp. 21-22. Thiébault occupera en 1765 la chaire de grammaire générale à l'écolemilitaire fondée par Frédéric II.

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garnies de fleurs et dont le roi a lui-même guidé les plans est finprêt, prêt à recevoir toute une intell igentsia d'artistes, de savantset littérateurs écossais, italiens, français qui, presque tous, ontauparavant marqué une étape dans les Provinces-Unies.

Ils composent un cénacle exclusivement masculin; la reineÉlisabeth Christine, qui observe la plus grande discrétion, n'estjamais allée à Postdam, elle n'a jamais vu le Sans-SoucÏ... Dansces réunions privées où seuls, l'esprit et l'amitié ont droitd'entrée, on parle le français en discutant les règles de gram-maire, on traite des questions théologiques, souvent avec raille-rie. « Les soupers du roi sont délicieux, on y parle raison, esprit,science, la liberté y règne, il est l'âme de tout cela, point demauvaise humeur, point de nuage, du moins point d'orages. »,écrit Voltaire, inquiet toutefois de ne pouvoir rester longtempsdans les bonnes grâces du souverain et dans les splendides ap-partements qui lui ont été aménagés. Ce sont là les fameux«soupers philosophiques» où l'on fait bonne chère car lesbeaux esprits de Sans-Souci sont des convives aussi férus degastronomie que de philosophie.

À la table du roi philosophe, parée de porcelaines de Saxeou de Chine et d'argenterie ciselée dans le métal duPotosi, onignore délibérément les conseils de frugalité des Anciens. Lesmets abondent. Frédéric II aime la viande de sangliers prove-nant de battues interminables, lièvres, alouettes, faisans chassésau faucon par lui-même, tous gibiers cuits à la broche ou trans-formés en pâtés. Au vin des Canaries prisé dans les maisons quifont étalage de luxe, il préfère nettement le bourgogne et lechampagne.

Des familiers de Rheinsberg, il reste le baron de La Mothe-Fouqué et le Vénitien, Francesco Algarotti, un éclectique dansle domaine des arts et des lettres, que Frédéric trouve spirituel eta nommé comte.

Le roi entretient une relation privilégiée avec le marquisd'Argens arrivé en Prusse durant I'hiver 1741-42 en qualité dechambellan de la duchesse de Würtemberg et invité explicite-ment à Berlin en mars 1742 ; l'ami fidèle partagera jusqu'à sa

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mort l'aversion de Frédéric II pour l'intolérance des « bigots ».Sur les pas de l'auteur des Lettres juives qui a commencé sa vied'écrivain en Hollande, La Mettrie bénéficie lui aussi d'uneprotection particulière.

Inévitablement, le nouveau favori excite quelques jalousies,et cela explique les commentaires acides de Voltaire qui, parti-cipant aux soupers de Postdam, écrit en novembre 1750 à sachère nièce: « Il y a ici un homme trop gai; c'est La Mettrie. »Aux dires de 1'hôte de marque, l'esprit de ce médecin - par quiil ne consentirait pour rien au monde à se faire soigner - est à lalongue fatigant et ne parvient pas à l'amuser plus d'un quartd'heure. Ce n'est pas négligeable. À l'évidence, dans ce micro-cosme éclairé, si l'on se défend soi-même d'avoir l'esprit cour-tisan, on ne manque pas de traquer la flatterie chez les autres;on aiguise son esprit, on évalue celui de son voisin de table. Orl'esprit et la gaieté de Voltaire n'ont guère jusqu'à présent ren-contré de rivaux. Son discernement ne doit cependant pas êtremis en défaut; il a percé à jour une détresse cachée. « Cethomme si gai, et qui passe pour rire de tout, pleure quelquefoiscomme un enfant d'être ici... En vérité, il ne faut jurer de riensur l'apparence. » 1

La Mettrie confirme: « Entre la gaieté et la tristesse, quin'a pas éprouvé combien est mince la barrière que la nature y amise? [...] Tout gai que je suis, même en exil, dans une soli-tude et un ennui mortel pour tout autre, je puis donc devenirtriste, mélancolique, hypocondriaque. »2

Certes doté d'un « heureux tempérament », La Mettrie doits'armer du courage du philosophe pour faire face à l'adversité.Son rapport à la vie et à la philosophie se veut jubilatoire : tantpis si cela est pour certains un signe d'extravagance. D'ailleurstoute sa physionomie respire la gaieté, il n'y peut rien, la phy-sionomie ne se refond pas plus que le tempérament. Souvenons-nous de ce trait de Chat-Huant dans La Faculté vengée: « Est-

1 Cité par Aram Vartanian, « La Mettrie's L 'Homme machine a study in theorigins of an idea», p. Il.2La Mettrie, Ouvrage de Pénélope, op. cil., 1. 1, p. 125.

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ce ma faute à moi, si naturellement gai, j'ai l'air de bonne hu-meur, cela doit être, ou toutes les règles de la physionomie sontfausses. Eh, bien! qu'y faire? Si j'ai le malheur d'être médecinsans être grave, d'autres ont le bonheur d'être graves sans êtremédecins. »

La Mettrie apporte encore moins de gravité à ses nouvellesfonctions outre-Rhin. L'honneur d'être proche d'un grand roi nelui fait pas oublier qu'à la Cour, il faut plus de complaisance etde flatterie que de philosophie, mais c'est à cette dernière qu'ils'est consacré jusqu'alors et, selon ses propres termes, ce n'estpas à trente-neuf ans qu'il apprendra à ramper.

Alors oui, il se laisse aller à quelques débordements beau-coup moins outranciers que ce qui en a été dit. Il lui arrive cer-tes de chanter à table et de garder son mouchoir sur la tête. Delà à se déshabiller devant une nombreuse assemblée... Bien sûr,en bon jouisseur, il fait honneur aux plats.

La Mettrie n'a pas avec Frédéric II les rapports amicaux etorageux qu'entretiennent Voltaire et son « admirateur» prus-sien. Il se contente d'exercer les activités qui lui assurent lasécurité. Il remplit à merveille sa fonction de lecteur ainsi quede traducteur des Latins en français pour le roi, tant il est vraique le latin ne fut pas enseigné à Frédéric. Quand il en arrive àla lecture de I 'Histoire de l'Église, « il en passe des centaines depages, et il y a des endroits où le monarque et son lecteur sontprêts à étouffer de rire». Nos incrédules font assaut de brava-des. Il n'y a décidément rien de commun avec Versailles oùFrançois Paradis de Moncrif, autre lecteur royal, se condamne àl'hypocrisie, s'astreint à garder son sérieux auprès de la trèsdévote reine Marie Leczinska et réserve ses tentations de liberti-nage pour les soirées théâtrales de la marquise de Pompadour.

Auprès de Frédéric, les occasions de rire ne manquent pas, leplus souvent, aux dépens des porteurs de ciboires et de soutaneset de leurs sacrements. Thiébault et Laveaux ne peuvent avoirinventé] 'anecdote de la procession carnavalesque portant]'Extrême onction au marquis d'Argens. Vexé par les sarcasmesdu roi et de Voltaire, d'Argens avait quitté la table et prétextant

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un malaise était resté confiné dans ses appartements les jourssuivants. Le roi avait pu s'assurer qu'il s'alimentait et dormaitcomme à l'accoutumée.

Habillé en prêtre catholique, suivi de Voltaire, de La Mettrieet de deux autres hommes de lettres déguisés en diacres et sous-diacres, le monarque méconnaissable se présente à la lueur decierges auprès du marquis non sans l'avoir fait prévenir que sonmalheureux état de santé exige la cérémonie qui fait passer de'vie à trépas en accord avec le Ciel. Le « mourant» a tout justele temps de se jeter sur son lit, résigné à subir le sacrement. Euégard à ses origines, il reçoit alors sur la tête «une chopined'huile de Provence» - qui gâche définitivement sa plus bellerobe de chambre - et ne tarde pas à découvrir les acteurs de lafarce sous l'immense éclat de rire qui emplit sa chambre.

Peu après, le marquis d'Argens est tombé vraiment maladeet a demandé un congé pour aller se soigner en France. Nes'installant à Postdam qu'en août 1752, sept mois après sondépart, il sera absent quand de vrais prêtres harcèleront le lec-teur du roi.

C'est à Postdam que réside La Mettrie, dans la maison deLord Tyrconnel où l'on apprécie sa présence au-delà de ce quel'on doit à un compatriote car cet Irlandais, curieusement am-bassadeur de France à Berlin, est un bon vivant. Malgréd'opportunes et joyeuses facéties, les jours lui paraissent longset l'ennui le gagne, le mirage de l'ailleurs s'estompe. « Boileaudit: point de glace Bon Dieu dans le cœur de l'été, et moi:point de livres grands Dieux! »1L'exilé fait appel à la « charitétypographique» de son ami le baron F. W. von Marschall quilui envoie, ainsi qu'à son amie Mademoiselle Lecomte2, de cesouvrages que le baron prête d'ailleurs volontiers à tous les phi-losophes français en résidence à Berlin.

1 Voir Ann Thomson, « Quatre lettres de La Mettrie », Dix-huitième siècle,1975, 1.7.2 Mademoiselle Le Conte ou Lecomte, peut-être originaire de Saint-Malo, estla maîtresse de La Mettrie; elle l'a rejoint à Berlin où ilIa faisait passer poursa cousine. Frédéric II lui allouera une petite pension à la mort de son ami.

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Précisément, La Mettrie ne se rend à Berlin qu'à la suite duroi ou dans la période de carnaval. Il profite de ces petits voya-ges pour rendre visite à Von Marschall, devenu en 1750 mem-bre d 'honneur de l'Académie des Sciences, dont le goût pourles livres et la chimie est aussi connu que son penchant pour lesfilles de théâtre. Cette dernière inclination a probablementajouté à l'expérience propre de La Mettrie comme sourced'inspiration pour la nouvelle édition de L'École de la voluptésous le titre de L'Art de jouir.

Les relations sont détendues et confiantes, même un refusdu baron de faire une avance que Désormes s'est chargé dedemander pour la publication de La Volupté n'altèrerait pasl'amitié: «Refusez, comme je demande, sans contrainte au-cune ; c'est là une de ces choses qui peuvent hardiment man-quer à notre amitié et manquent cent fois, sans qu'elle cessed'être solide, et constante. Comptez-y, mon cher ami, et soyezpersuadé que je vous aime, estime et honore pour la vie. »1

D'après Ann Thomson, il est fort probable que le baron a fi-nancé la troisième édition de l'Anti-Sénèque qu'il aurait faitpasser pour sien afin d'éviter le refus du libraire en raison desennuis causés aux libraires pour les éditions antérieures.

Le lecteur du roi sort peu, on ne le connaît guère, mais ceuxqui le découvrent goûtent sa conversation agréable, son amabi-lité et un réel fond de générosité. Charles Nodier le met enscène dans une nouvelle dont on peut regretter qu'elle ne figuredans aucune réédition récente de son œuvre. Au cours de l'unde ses déplacements pour rejoindre Frédéric à une ou deuxjournées de Berlin, Monsieur de La Mettrie se montre particu-lièrement disert et convaincant auprès d'un compagnon devoyage dénommé Mauduyt2 quelque peu interloqué...

Grâce au procédé littéraire fréquent chez les nouvellistes del'époque, la délégation narrative induit un effet d'authenticitéintéressant. Un soir de vendémiaire an VIII», Jacques Mauduytraconte: « Tout fou qu'il était, il entrait, je pense, quelque se-

1Thomson, Ann, « Quatre lettres de La Mettrie », op. cit.2 Personnage inconnu. Nodier a coutume de mêler fiction et histoire.

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crète combinaison dans son extravagance. La Mettrie avait dubon; je le connaissais fort peu, mais je préférais de beaucoupson entretien au verbiage diffus du directeur général del'Académie et à l'expansion cynique du vieux Formey.» Danssa jeunesse, cet ami du narrateur aurait concouru aux travaux del'Académie de Berlin auprès de Maupertuis, Formey, etc., et parconséquent, aurait connu La Mettrie. Si la véracité des faitsreste à prouverl, la conversation rapportée entre La Mettrie etson compagnon de voyage ne manque pas de sel; brillant cau-seur lui-même, Nodier donne donc la parole à ce « fou» de LaMettrie.

Ce dernier refuse de partir le vendredi, et entreprend de dé-montrer à un Mauduyt interloqué le bien-fondé de ce qui peutpasser pour une superstition des plus étonnantes de sa part. Ilexpose avec brio ses raisons sinon rationnelles, difficiles à ré-futer, les mêmes qui lui font également éviter de souper dansune auberge où l'on croise les couverts et renverse le sel, dedormir sous un toit que les hirondelles ont déserté, etc.

Autant d'exemples en apparence dérisoires qui illustrentl'assertion liminaire du narrateur principal: « L'arbitre del'homme ne s'arrête jamais à un dessein sans y être porté parquelque mouvement qui lui est propre et qui résulte, ou de soninstinct naturel, ou de l'instinct auxiliaire que lui a fait son édu-cation, ou de l'empire d'un raisonnement occulte qui s'est dé-

1 Des témoignages plus fiables font plutôt état des petites superstitions quifaisaient du marquis d' Argens un objet de persiflage à la table royale quand ilexigeait que ses couverts fussent parfaitement alignés. Voir Elsie Johnston, Lemarquis d'Argens, sa vie et ses Œuvres Essai biographique et critique,Slatkine reprint, Genève 1971.Dans l'un des Biographical essays de ThomasBabington Macaulay (Leipzig 1857) consacré à « Frederic the Great », on litce portrait du marquis d'Argens : « Hating Christianity with a rancour whichmade him incapable or rational inquiry, unable to see in the harmony andbeauty of the universe the traces of divine power and wisdom, he was theslave of dreams and omens, would not sit down to table with thirteen incompany, turned pale if the salt fell towards him, begged his guests not tocross their knives and forks on their plates, and would not for the worldcommence ajourney on Friday. » ( p. 40.)

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veloppé en lui à son insu, mais dont il retrouverait, en s'étudiantsoigneusement, les principes et les corollaires. »1

En matière de raisonnement, La Mettrie a depuis longtempsfait la preuve qu'il n'admet que ce qui repose sur des faits sen-sibles. Le philosophe s'approprie les croyances du commun desmortels, non par préjugés, mais par déductions logiques. Toutest une question de point de vue et d'interprétation. Remontantà la signification originelle enracinée dans la tradition, il adopteainsi le sentiment - naturel à l'individu et à l'espèce - del'appréhension des « anniversaires calamiteux»: le vendredin'est-il pas ce jour oÙ l'on pendit entre deux voleurs un certainJuif qui venait de proclamer que les esclaves étaient les égauxde leurs maîtres?

Chacune des petites superstitions reçoit son explication.Comme I'hirondelle (porte-bonheur) n'aime pas être dérangée,il est logique d'être favorablement prévenu en faveur des habi-tants de la maison qu'elle a élue. Renverser le sel ne porte pasmalheur en soi, mais comment avoir confiance en ce valet quirenverse un ingrédient de première nécessité, joignant àl'imprévoyance grossière d'un automate l'insolente confianced'un sot? « Toutes les chances favorables de la vie appartien-nent à la prévoyance et à la dextérité; car l'habileté n'est que ladextérité de l'esprit. », déclame La Mettrie qui n'a pas toujoursété caractérisé par sa prévoyance.

Mais ces considérations n'ont rien de contradictoire avec lelibre arbitre affiché dans le choix des dates, des lieux, etc.Après quelques autres exemples (le nombre 13, l'araignée dumatin ou du soir, etc.) le jeune Mauduyt est revenu « des juge-ments précipités» pour le reste de sa vie. Il lui semble mainte-nant à propos d'ajouter que le « fameux matérialiste mourut peude temps après (ce voyage), et qu'il mourut chrétien », puisd'affirmer sa conviction que « les gens d'esprit ne sont jamaisembarrassés de prouver tout ce qu'ils veulent»...

La Mettrie acquiescerait à ce dernier point: « Il est vrai quela plus mauvaise cause, maniée par un habile rhéteur, peut

1Nodier, Charles, op. cit., p. 301.

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triompher de la meilleure, dépouillée de ce souverain empireque l'art de la parole n'usurpe que trop souvent sur la justice etsur la raison. »1

Du 31 mai au 23 juin 1751, il est également arrivé à notrehomme d'esprit, à l'occasion d'une tournée royale dans lesprovinces de l'Ouest, de partir en compagnie du secrétaire duroi, Claude Étienne Darget. Voltaire qui, pour raison de santé,est resté confiné dans l'appartement de Berlin que lui a octroyéle souverain, adresse au « joyeux drille» cette lettre datée du30 mai 1751 aux accents quelque peu forcés pour se mettre àl'unisson de ce qu'il regrette de ne pouvoir partager:

« Allez, courez, joyeux lecteur,Et le verre à la main, coiffé d'une serviette,De vos désirs brûlants communiquez l'ardeurAu sein de Philis et d'Annete.Chaque âge a ses plaisirs. Je suis sur mon déclin,Il me faut de la solitude,À vous des amours et du vin.De mes jours trop usés, j'attends ici la finEntre Frédéric et l'étude,Jouissant du présent, exempt d'inquiétude,Sans compter sur le lendemain.Mes compliments à la cousine.

Partez donc avec le gai-mélancolique Darget, et aimez-moien chemin. (Adresse: à Monsieur le joyeux de La Mettrie,fléau des médecins et de la mélancolie) »2.

Onze années d'exercice ininterrompu de la médecine peu-vent former un médecin compétent, mais on aura compris quece ne sont pas les talents de médecin de La Mettrie qui ontconvaincu Frédéric. Sans être hypocondriaque comme l'amiVoltaire, le roi se méfie tout autant des médications prescritesavec trop de jovialité. En revanche, l'esprit toujours en effer-vescence, la liberté de ton le séduisent car La Mettrie ne secontente pas de l'écouter, il n'hésite pas à donner la réplique.

1 La Mettrie, Discours préliminaire, op. cU., p. 38.2 Voltaire, Correspondance, éd. Th. Besterman, 1971, 1. XII, D 4482.

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Certes, le monarque aime percer à jour ses interlocuteurs, lespousser dans leurs retranchements afin de savoir si l'on pensecomme lui, mais il aime aussi la franchise quand il veut bienparaître oublier qu'il est le roi, à condition qu'on ne 1ui manquepas de respect. Il trouve donc les saillies de La Mettrie divertis-santes même si elles dépassent parfois les limites permises ettacites. Ces débordements ne justifient cependant pas le termede «bouffon» au sens de l'individu qui met son talentd'amuseur au service de son patron contre paiement. La réac-tion hostile de Diderot vis-à-vis de ce confrère sur les briséesduquel il n'a pas craint de marcher est surprenante. La Mettrien'est pas le Neveu de Rameau. Il n'a poursuivi ni l'or ni leplaisir, il n'a, chez les médecins, exposé l'art de parvenir quepour mieux le dénoncer. À l'inverse de ce que l'on a prétendu,il a honoré la médecine et la philosophie.

Ni bouffon ni courtisan, il est fidèle à ses amitiés. Lors desa disgrâce, Baculard d'Arnaud, qui tient lieu de correspondantlittéraire entre Frédéric et Voltaire de retour à Paris, gardera lesoutien inconditionnel de La Mettrie. Arrivé à Postdam en mars1750, Baculard avait reçu les éloges flatteurs du roi, mais, à lasuite d'une sombre affaire de prétendue escroquerie, il est éloi-gné de la Cour, il plie bagages et s'installe à Dresde où il de-meurera jusqu'en 1752. Les interventions de La Mettrie auprèsdu roi pour le faire rentrer en grâce n'ont pas abouti. « Je nevous ai pas écrit une seule fois, il est vrai, mais je n'ai pas laissépasser une seule occasion de vous servir, et j'en ai fait naîtrecent. La vraie amitié peut se passer de vaines écritures et dé-monstrations, elle n'aime qu'à agir. »1Suivent des conseils pourpermettre à d'Arnaud de retrouver les faveurs du roi et sa pen-sion - après le départ de Voltaire, quand on sera sûr qu'il nereviendra plus...

La Mettrie lui envoie deux exemplaires de l'Anti-Sénèque,dont un pour l'ami Fréron qu'il met au défi d'en parler dans sonJournal. Voltaire craint tout ce qui est compromettant; il re-doute qu'on lui attribue ce qu'il appelle une « espèce de sermon

1 Ibid., p. 9.

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philosophique»: «Cette calomnie pourrait [le] perdre dansl'Europe et surtout en France ». Il ne cache pas son inquiétude àla comtesse de Bentick, Charlotte Sophia d'Aldenburg, qu'ilprie de mettre en œuvre toute son éloquence pour « empêcherqu'on ne le confonde avec un La Métrie »I. L'ouvrage « donton dit la Métrie auteur» est « ce qui a jamais été écrit de plusfort contre des préjugés terribles». Voltaire insiste: il est« d'un pays où les préjugés règnent »... Il Y a toute sa fortune:« Vous sentez de quelle conséquence il est pour moi que lacalomnie ne m'impute pas d'avoir levé l'étendard contre dessuperstitions que le plus grand des rois aurait de la peine àdétruire. Je veux vivre tranquille, et je n'ambitionne ni lemartyre de Jean Hus ni celui de Socrate. Il faut philosopheravec des personnes comme vous. Le vulgaire ne mérite pasqu'on pense à l'éclairer. »2

À vrai dire, «le plus grand des rois», le «Salomon duNord» n'adhérait pas davantage au « matérialisme radical» deson lecteur. Bien que toujours prêt à tourner l'Église catholiqueen dérision, il était déiste, comme Voltaire, adepte de la religiondite naturelle. S'il goûtait l'originalité de la pensée de La Met-trie, c'était à condition qu'elle restât réservée à quelques initiés.Il avait interdit la vente des Œuvres philosophiques parues en1751 à Berlin, qui pourtant ne comprenaient pas l'ouvrage leplus hardi, l'Anti-Sénèque. René Pomeau constate avec raison:« La Prusse n'était point en matière d'imprimerie la terre deliberté dont avaient rêvé les philosophes français. II existait unecensure. »3

Quoi qu'il en soit, c'est sur cette terre de liberté - relative-que « l'athée du roi» put couler des jours tranquilles dont lecours s'interrompit prématurément.

1Correspondance, op. cil., Lettre 0 4900, mai-juin 1752.2Ibid., 0 4921, à la même, le 23 juin 1752.3René Pomeau, Christiane Mervaud, De la Cour au jardin, p. 85.

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II

LE PETIT HOMME À LONGUE QUEUE

En paix avec lui-même et les autres, rien n'est moins sûr car,fidèle à ses amitiés, La Mettrie l'est aussi à ses querelles.

Plus exactement, loin des libelles qui constituent le moindremal, il reste, proche outre-Rhin, des savants qui ne désarmentpas. Haller' continue à déverser son fiel dans la Gazette de Got-tingen à chaque nouvel ouvrage de celui qui l'avait offensé.

À Postdam, La Mettrie ne dédaigne pas de lire les gazettes(la Bibliothèque germanique, la Bibliothèque critique, les An-nales typographiques, etc.) à la rédaction desquelles Formey necesse de prendre part, il fait venir des journaux de Hollande. Enbutte aux mêmes accusations qui lui ont valu l'exil, il ne luidéplaît pas de confondre ses « terrasseurs » et autres détracteursqui, comme Hollmann, veulent conserver l'anonymat. Contretous les Partridge2, le « mauvais sujet» se défend au bec de laplume d'être un plagiaire, un charlatan, un escroc, et l'on enpasse.. .

1 En 1751, paraît une Méthode d'étudier en Médecine par Mr HermanBoerhaave. Corrigée & augmentée par Mr De Haller (2 vol. in-4° de 1118pages). À la bibliographie établie en 1712 par Boerhaave, Haller ajoute tousles ouvrages anciens et modernes qu'il a lus ou dont il a entendu parler dansles journaux... Un catalogue que la Bibliothèque raisonnée juge imparfait pourle nombre et pour le jugement...2 Cordonnier de son état, Partridge s'était avisé de se faire fabricantd'almanachs; Swift lui avait prédit sa mort avec une telle précision qu'il avaitfailli réaliser la prophétie en tombant malade.

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L'Épître à mon esprit ou l'anonyme persiflé, préfi~ure enmars 1749 une série ininterrompue de pamphlets: l' Epître àMademoiselle A.C.P. ou la machine terrassée, la même année,Réponse à l'auteur de «La Machine terrassée» que La Beau-melle attribue aux « fumées de bourgogne et du champagne ».Le Petit homme à longue queuel met la touche finale à cettesuite de brochures anonymes parues en Allemagne (et traduitesen allemand), longtemps ignorées des Français.

Dans cette brochure dont le titre n'évoque pas la queued'un paon mais la traîne royale protectrice, La Mettrie met lesrieurs de son côté en se laissant aller à des suppositions men-songères sur les mœurs de Haller.

À la vérité, c'est Haller qui avait entamé les hostilités. Esti-mant que, dans la traduction française, La Mettrie avait plagiéles savants commentaires dont il avait accompagné sa publica-tion en latin des lnstitutiones rei medicae du grand médecinhollandais dont ils étaient tous deux les disciples admiratifs, ilavait protesté une première fois dans la Gazette de Gottingen du10juin 1745. Une seconde fois dans le numéro du 26 juin 1747,après la parution de l'Histoire naturelle de l'âme. Il ne pouvaitaccepter que l'on tire des conséquences anti -spiritualistes - enun mot matérialistes - de ses propres vues physiologiques surl'irritabilité du muscle et la sensibilité des nerfs car nil'enseignement de Boerhaave ni ses propres observations nel'avaient conduit à réfuter l'intervention d'un principe moteurspirituel. Dans la Gazette du 30 novembre 1747, il n'avait pasmanqué de critiquer La Faculté vengée.

Puis ce fut, on s'en souvient, l'épisode de l'épître dédica-toire de L 'Homme machine paru anonymement. Chaque ou-vrage de La Mettrie avait été dénoncé dans La Gazette commeattentatoire aux vérités sacrées.

Quatre années se sont écoulées. Le combat est toujoursaussi inégal, malgré la protection royale. 1750 est l'année deL 'Homme machine imprimé à Postdam. On dit et répète que LaMettrie « proscrit la vertu et le remords, fait l'éloge des vices,

I Voir supra, p. 22, note 1.

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invite son lecteur à tous les désordres », « le tout sans mauvaiseintention», ajoute Voltaire, qui, faussement candide, prête lamême candeur à l'auteur de cet ouvrage de feu. Quoi? Cet« étrange médecin» ne sait pas ce qu'il a écrit, et demain, écri-rait le contraire si on le voulait? Mais l'enragé médecin se dé-fend comme un beau diable, inflige des volées de bois vert auxprétentieux qui ne veulent entendre raison.

Si la cible n'est pas toujours désignée explicitement, ellen'en est pas moins reconnaissable: « Impitoyable raisonneur,monadiste enfumé de raisons suffisantes, métaphysicien brochéde Principes de Contradiction, harmoniste sans harmonie,déclamateur, lecteur, prêcheur emphatique, rejetton (sic) de larace et figure hybemique, pousseur de syllogisme et d'ergo,bourreau, quand cesserez-vous de vouloir qu'on voie de lamême manière avec d'autres lunettes ce qui, selon vous-même,n'est que vraisemblable? »

1

L'esprit vengeur ne se laisse pas toujours aller à la mêmeverve, il sait se faire plus sobre. Avec la Réponse à un libelle,anecdote réelle ou rêvée, on croirait lire la courte comédie queMadame de Sévigné écrivait à sa fille: Le madrigal.

« J'ai reçu ce matin, dis-je à mon homme que je rencontrai,une lettre anonime (sic) contre mes ouvrages, c'est bien la plusplate chose... Montrez, interrompit-il vivement; lisez, repris-je,en la lui donnant: et lisez haut, (car il aurait lu bas) afin quej'aie une seconde fois la comédie.

Comme il lisait vite et sans trop se déconcerter, à chaquephrase, je l'arrêtais. Quelle platitude! Quelle puérilité! L'espritfaux! Je ne cessais de relever misère de l'ouvrage, et del'ouvrier; enfin j 'humiliai tellement mon petit Aristarque que jelui fis pitié de lui-même.

Je vous jure, Mr., que la scène était impayable [...]».Quant à Haller, en 1751, il place à la tête d'un abrégé que

Formey a fait de l'Examen du Pyrrhonisme ancien et modernepar Crouzaz, une préface où il dénonce les conséquences fu-

1 La Mettrie, Réponse à l'auteur de la machine terrassée, 1944 (1749), p. 14.

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La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique

nestes de l'impiété, cause du malheur des individus et des so-ciétés. Il est à l'apogée de sa renommée. N'a-t-il pas offert auroi d'Angleterre son projet d'Académie pour Gottingen?Georges II a donné les fonds nécessaires et a nommé Hallerprésident perpétuel. .. »

Or voici que telle une comète, une brochure impie et ca-lomnieuse traverse le ciel sans nuages du savant dont la réputa-tion qui grandit lui fait prendre chaque jour davantage goût auxhommages. Voici que la pureté des mœurs du pieux Haller estmise en cause, ainsi que I'honnêteté de sa conduite. Il y a là,plaide-t-il dans une lettre à Maupertuis à qui il demande répara-tion, de quoi le compromettre à la fois auprès des chrétiens aveclesquels il vit et aux yeux des libertins auxquels il est si indi-gnement associé.

Il s'agit à l'évidence de réhabiliter sa réputation. Aupara-vant, il cherche une explication au comportement de La Mettriepar une rétrospective de leur première querelle. Il avait tenu àpersuader le public qu'il n'était ni l'ami ni le précepteur d'unhomme dont les principes étaient opposés aux siens, qu'iln'avait jamais vu et avec lequel il n'avait jamais eu de com-merce, etc. « Il paraît que cette Lettre, publiée dans le Journaldes savants, a irrité mon prétendu disciple. La brochure, que j'aidevant moi, est écrite apparemment dans l'intention de me pu-nir de la manière, dont j'ai reçu ses éloges [...] »

À la date de cet échange épistolaire, La Mettrie était mortdepuis peu de jours.

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III

LE LIT DE MORT

E st -ce que l'on sort de ce monde comme on y vient sans lesavoir? N'y a-t-il pas une volupté à se sentir mourir

comme on se sent dormir ou tomber en faiblesse? Telles sontles questions que se pose le philosophe qui, cependant, a « vumourir, triste spectacle! des milliers de soldats dans ces grandshôpitaux qui [lui] ont été confiés en Flandre durant la dernièreguerre» 1. Il est peut-être plus difficile de mourir dans son lit,qu'au « champ de Mars» où l'on est « braves les uns par lesautres», ce qui fait les héros, car alors « plus de spectateurs,plus de fortune, plus de distinction à espérer. »2

Écrivant ces lignes, La Mettrie contie ses doutes sur son at-titude face à sa propre tin qu'il ne peut pressentir pour bientôt.Après avoir traversé de nombreuses épreuves, il s'interroge:

« Pourquoi n'ai-je pas profité de mes maladies, ou plutôt del'une d'entre elles, pour finir cette comédie du monde? Lesfrais de ma mort étaient faits; voilà un ouvrage manqué, auquelil faudra toujours revenir. »3

« Dans ces violentes crises, où je me suis vu prêt de passerde la vie à la mort, dans ces moments de faiblesse, où l'âmes'anéantit avec le corps, moments terribles pour tant de grandshommes, comment moi, frêle et délicate machine, ai-je la forcede plaisanter, de badiner, de rire? »

1« Système d'Épicure », De la volupté, Desjonquères, 1996 (1750), p. 181.2Ibid., LXI, p. 178.3Ibid., LXXIII, p. 182.

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Ces aveux empruntés à l'Anti-Sénèque 1 de 1750 sont tou-chants par leur résonance, tant il est vrai que nous sommes desmorts en sursis. Si La Mettrie a répandu des larmes, c'est sur lamort des autres, ceux à qui il aurait donné généreusementl'immortalité si tout était possible à l'Art, tout en se sachantcondamné à ne pas la partager. Il dit avoir parfois regretté sonmalade plus que les parents mêmes2. En ce qui le concerne, iln'aura aucun regret quand la pièce sera jouée :

« Je n'ai ni craintes ni espérances. Nulle empreinte de mapremière éducation; cette foule de préjugés sucés, pour ainsidire, avec le lait, a heureusement disparu de bonne heure à ladivine clarté de la philosophie. Cette substance molle et tendre,sur laquelle le cachet de l'erreur s'était si bien imprimé, raseaujourd'hui, n'a conservé aucun vestige ni de mes collègues nide mes pédants. J'ai eu le courage d'oublier ce que j'avais eu lafaiblesse d'apprendre; tout est rayé (quel bonheur); tout esteffacé, tout est extirpé jusqu'à la racine, et c'est le grand ou-vrage de la réflexion et de la philosophie; elles seules pou-vaient arracher l'ivraie et semer le bon grain dans les sillons quela mauvaise herbe occupait. »3 Tels sont les propos d'un libertinaffranchi des principes dont on a voulu le nourrir ainsi que deseffets de la peur. Non, à l'article de la mort, l'impie ne donnerapas dans l'extravagance de la superstition pour cause de frayeur 0

Il Ya bien plus à craindre de son vivant.La Mettrie sait bien que même un médecin ne saurait se

passer des secours des médecins4, mais il connaît assez leur« esprit d'empirisme» et leurs pharmacopées pour les craindrecomme des empoisonneurs. Son bon maître Hunauld, « [son]

I Ibid., LXIII, p. 179.2 Ouvrage de Pénélope, op. cil., p. 417.3Système d'Épicure, op. cil., p. 179. Voir LXXI, p. 181: « Que risque-t-on àmourir? Et que ne risque-t-on pas à vivre? »4 « Le malade fut obligé d'avoir recours à la science de ses collègues, et il n'ytrouva pas la ressource qu'il avait si souvent, et pour lui et pour le public,trouvée dans la sienne propre. », Éloge par Frédéric JI, roi de Prusse dansŒuvres philosophiques, Berlin, 1796, 1. II, p. vij.

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cher compatriote, [son] maître, [son] ami », n'a-t-il pas été vic-time d'on ne sait quelle poudre d'une femme de la rue desFrancs-bourgeois, que Caron lui avait prescrite? Le « fou duroi» n'a pas failli à la règle, il a été soigné contre toutes lesrègles de l'art, ne pouvant compter sur les secours du médecinroyal, Cothenius l, qui nourrissait à son encontre une franche

hostilité.Le témoignage de Désormes2 ne laisse aucun doute à ce su-

jet: un malade qui refuse de céder à la maladie, repousse lesémétiques, se fait saigner huit fois, prend des bains pour uneindigestion. Ce n'est pas le moyen de guérir, ce n'en témoignepas la volonté. « Cette opération ne produisit pas le même effetque celle de Médée sur le vieux Éson : La Mettrie en fut la vic-time, et laissa par ce moyen sa place de lecteur du roi de Prusseau fameux abbé de Prades, que sa thèse impie avait aussi forcéde chercher un refuge à Berlin. », commente l'abbé Manet quise veut spirituel.

Aurait-il pu tout simplement s'abstenir de consommer le« pâté fatal» ? Ce genre d'hypothèse relève de la perfidie: « Letraducteur des aphorismes, lorsqu'il mangea le pâté fatal, avaitoublié le conseil de Boerhaave d'éviter les "matières âcres enboisson, en aliment ou en assaisonnement It, si l'on était prédis-posé aux inflammations d'intestin. »3, déclarera le docteur Lai-gnel-Lavastine, plus ironique que sentencieux.

La Mettrie s'éteint donc le Il novembre 1751, après vingtjours de maladie, trois jours, disent certains, on ne s'accordeque sur I'heure: trois heures du matin.

Le premier comédien du roi de Prusse dit avoir réellementvu La Mettrie manger « prodigieusement» du pâté de faisan

I Von ChristianAndreasCothenius,conseillerprivéet premiermédecin,étaitchargé de rédiger les rapports sur les ouvrages de savants étrangers transmis àl'Académie.2 Fréron, Lettres sur quelques écrits de ce temps, 1753, t. X, « Lettre de M.Désormes, premier Comédien du roi de Prusse, au sujet du célèbre La Met-trie », p. 106.3Vf Congrès International de la médecine, op. cil., p. 328.

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aux truffes, préparé par Madame Tyrconnel. Les autres convi-ves ont également mangé de ce pâté et beaucoup ont été mala-des. On préfèrera colporter que notre philosophe est mort d'uneindigestion, non d'une intoxication.

Cette fin sans gloire - mais y a-t-il des fins glorieuses? - afait couler beaucoup d'encre.

« Les chênes tombent et les roseaux demeurent. » : le philo-sophe souffreteux et hypocondriaque a survécu 27 ans à laMettrie. C'est d'une plume presque allègre qu'il conte à sescorrespondants les circonstances de la mort de celui-ci. À Ma-rie-Louise Denis auprès de laquelle il laisse le plus libre cours àsa causticité, il écrit le 14 décembre 1751 : « [...] notre fou dela Métrie (Voltaire écrit toujours ce nom avec un seul t) [.00]vient de prendre le parti de mourir. Notre médecin est crevé à lafleur de son âge, brillant, frais, alerte, respirant la santé et lajoie, et se flattant d'enterrer tous ses malades, et tous les méde-cins, une indigestion l'a emporté. » Après l'évocation du corpsgros comme un tonneau, il conclut que La Mettrie doit être« tout étonné» de se retrouver dans une église catholique alorsqu'il a demandé d'être enterré dans le jardin de l'ambassadeur.

Le cadavre encore chaud, Voltaire annonce la nouvelle àses correspondants en termes plus mesurés, mais toujours avecla verve satirique qui le caractérise. Charles Augustin Feriol estinformé le surlendemain: «Avez-vous entendu parler d'unmédecin nommé La Métrie? Brave athée, gourmand célèbre,ennemi des médecins, jeune, vigoureux, brillant, regorgeant desanté? Il va secourir mylord Tirconnel qui se mourait. NotreIrlandais lui fait manger tout un pâté de faisan et le malade tueson médecin. Astruc en rira, s'il peut rire [...] »

Ce dernier trait ne manque pas de piquant.Le même jour, il adresse à Louis Armand Du Plessis, duc

de Richelieu, la missive suivante:«Ce La Métrie, cet homme machine, ce jeune médecin,

cette vigoureuse santé, cette folle imagination, tout cela vient demourir pour avoir mangé par vanité tout un pâté de faisan auxtruffes. Voilà, mon héros, une de nos farces achevées. La Mé-

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trie est mort précisément de la même maladie dont le roi ré-chappa si heureusement en 1744. Il laisse à Berlin une maîtresseéplorée qui malheureusement n'est pas jolie et à Paris des en-fants qui meurent de faim. Il a prié milord Tirconnel, de le faireenterrer dans son jardin. »

Qu'éprouve réellement Voltaire quand, deux mois aupara-vant, il confiait à d'Argentai qu'il s'efforçait de tout faire pourne pas croire La Mettrie qui lui avait rapporté ces terribles pro-pos de Frédéric à son encontre: « J'aurai besoin de lui encoreun an tout au plus; on presse l'orange et on en jette l'écorce. » ?

Il aurait pu en conserver de l'animosité, or c'est l'angoissequi va le ronger. La Mettrie a-t-il dit vrai? Oui ou non, Frédérica-t-il parlé de lui en ces termes à la fois légers et terribles?Dans Voltaire et Frédéric, Gustave Desnoireterres ne manquepas d'analyser les ressorts psychologiques qui animent ces émi-nents personnages: « J'aurais voulu demander à La Métrie, àl'article de la mort, des nouvelles de l'écorce d'orange. Cettebelle âme, sur le point de paraître devant Dieu, n'aurait pumentir. Il y a grande apparence qu'il avait dit vrai. C'était leplus fou des hommes, mais c'était le plus ingénu... »

En fait, le philosophe de Ferney ne manquait pas de consi-dération pour La Mettrie. « J'ai très grande foi à la Métrie.Qu'on me montre un élève de Borehaave qui ait plus d'esprit, etqui ait mieux écrit sur son métier?», écrivait-il à Darget enfévrier, souhaitant que le docteur La Mettrie guérisse les yeuxde son correspondant, précieux intermédiaire entre Frédéric etlui. Il serait injuste de le mettre au rang de ceux pour qui la mortde cet ami du rire et du plaisir fut une aubaine. Que l'on songeaux fervents détracteurs de l'auteur de La Volupté se moquantdu glouton incapable de se modérer. Peu importe qu'il s'agisse,décrit par Voltaire, d'« un pâté d'aigle déguisé en faisan qu'onavait envoyé du nord, bien farci de mauvais lard, de hachis deporc et de gingembre ».

Il semblerait que, par ignorance ou pour des raisons moinsavouables, les commentateurs se soient refusé à envisagerl'existence d'une maladie digestive cachée comme une néphrite

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chronique que les toxines du pâté auraient subitement aggravée.Ne pourrait-on pas plutôt penser à un accident de botulisme, ouà une infection d'origine alimentaire par bacille de Gartner oud'Aërtriche? A-t-il été emporté par une péritonite? Ce sontévidemment des médecins, auteurs de thèses, qui, à l'instar dudocteur Boissier\ se sont interrogés sur les causes du décès.Bien d'autres hypothèses sont avancées.

Quant à la thèse de l'assassinat de Pierre Pénisson2, fondéesur la description cryptée par Voltaire du fameux pâté et laconnaissance des dissensions philosophiques au sein del'Académie berlinoise réfractaire aux positions matérialistesconsidérées comme subversives et laissées aux marges de lalittérature clandestine3, un romancier pourrait la trouver sédui-sante... La Mettrie n'est-il pas déjà devenu un héros de fictiondans le dernier roman uchronique de Xavier Mauméjean4?Quoi qu'il en soit, notre philosophe n'a pu terminer la partie debillard commencée au sortir de table.

La sphère privée n'existant pas encore, la façon dont il sor-tit de la vie attisa la curiosité et donna lieu à toutes sortes decommentaires plus ou moins ironiques, plus ou moins malveil-lants. Chaque mort a son histoire. En ce temps-là, on recueillaitle dernier soupir de celui qui tirait sa révérence; on guettait lesmanifestations de courage chez qui ne craignait ni la mort ni lediable et l'enfer, on attendait plus encore des signes de piété.

Ainsi, « stimulé par quelques personnes, le père Mac-Ma-hon, prêtre irlandais, chapelain de milord Tyrconnel, avait péné-tré près du lit du malade, au chevet duquel il s'assit, attendant

I Boissier,Raymond, op. cil., p. 24 : « À notrehumble avis, on devraitpenserà une entéropathie, appendicite, péritonite, volvulus ou obstruction, ainsis'expliqueraient les symptômes constatés, dans l'ensemble, ainsi que la termi-naison par complications septiques. »2 Pénisson, Pierre, « La Mettrie à Berlin », Matérialistes français du XVIIfsiècle ..., Paris, 2006, p. 98.3La recherche met depuis peu ce fait en évidence et « revisite » l'Aujkliirung.4 Mauméjean, Xavier, La Vénus anatomique par Julien Offroy de La Mettrie,Médecin & chirurgien. Souvenirs écrits par lui-même de ce qui arriva à Paris& Berlin, et de ce qui en résulta, Mnémos, Paris, 2004.

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une occasion de le rappeler à des sentiments plus chrétiens,guettant une ultime attitude de piété. La Mettrie aurait retrouvéun langage religieux dont la source n'est jamais tarie et, dansl'un de ses accès, se serait écrié: « Jésus, Marie! » Le chape-lain, saisissant ce moment, lui dit: « Ah vous voilà enfin re-tourné à ces noms consolateurs! - Mon père, répondit le mori-bond, ce n'est qu'une façon de parler. Il expirait quelques mi-nutes aprèso »

1

L'Église a besoin de pécheurs repentis, le dernier soupir deses ouailles, surtout de celles qu'elle considère comme les« victimes du fanatisme philosophique» l'intéresse au premierchef. La Mettrie, qui n'a jamais cherché à composer avec lathéologie régnante, ne s'est jamais véritablement soucié desavantages des liens sociaux et n'aurait jamais consenti, commeHelvétius, à renier ses ouvrages.

Qui sait? Et quand bien même? Dans l'Entretien d'unphilosophe avec la Maréchale de ***, Diderot accepte « lesparadoxes du conformisme». Il serait « lâche» et « hypocrite»dans le cas où, pour échapper aux rigueurs des magistrats, ildésavouerait ses principes, et sur le point de prendre congé dece monde, à se soumettre aux cérémonies de l'Église pour satis-faire à l'usage. La vie est une pièce de théâtre, mais ce sont làde vaines convenances que de ne pas vouloir en rater la sortie.

Ce n'est pas le témoignage de 1'honnête Désormes que l'onretint: « Il a quitté la vie à peu près comme un bon acteur quittele théâtre, sans autre regret que celui de perdre le plaisir d'ybriller et d'être applaudi.»2 À Paris, sur la foi de soi-disanttémoins, entachée de mobiles douteux, on ne manqua pas derépandre que « l'athée du roi» avait montré avant de mourir desdispositions fort différentes des sentiments qu'il avait marquéspar ses écrits, que la raison était enfin venue éclairer ses der-

1 Nicolaï, Anekdoten von Konig Friedrich Il von Preussen und von enigePersonen die urn ihn waren, Berlin, 1790, premier cahier, p. 20, cité par NéréeQuépat, p. 38.2 Ibid., p. 107, Extrait d'une lettre, avec des vers à l'occasion de l'éloge de LaMettrie prononcé dans l'Académie de Berlin.

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niers moments, qu'il avait eu du repentir, que... Sans aucundoute, la pieuse reine de France, avant ou après son cavagnole,dut se signer plus d'une fois. Un familier de son salon, le comtede Tressan, abandonna son inspiration faite de Grâces etd'Amours pour honnir cet « imposteur» t, ce « vil mortel», ce« nouvel Érostrate qui ose abuser du grand art d'Hippocrate» etconclure que nous ne sommes qu'un assemblage d'atomes dûau hasard, que, hors le corps, il n'est plus d'esprit.

La fin est toujours cruelle et il est possible d'ajouter à sacruauté par le regard porté sur la fin des autres. Dans L'Hommeplus que machine, La Mettrie constate et s'interroge: « Celui-cipleure comme un enfant, aux approches de la mort, tandis quecelui-là badine. Que fallait-il à Canus Julius, à Sénèque, àPétrone, pour changer leur intrépidité en pusillanimité, ou enpoltronnerie? Une obstruction dans la rate, dans le foie, unembarras dans la veine porte. »2

Désormes, seul témoin fiable de la fin du philosophe maté-rialiste, explique: «Il a paru craindre peu, parce qu'il croyaitavoir peu à se reprocher: conservant jusqu'au bout une raisonlibre, si vous en exceptez les derniers moments, où les ressortsde la machine totalement usés ne produisaient plus que desidées confuses et des sons faibles et mal articulés qui n'avaiententre eux aucune liaison. » Voilà qui est plausible. Dans unelettre3 à Élie-Catherine Fréron -l'ennemi de Voltaire était l'amide La Mettrie -, il exprima des regrets sincères: « Nous venonsde perdre, Monsieur, un de vos compatriotes, M. La Mettrie,dont les lumières faisaient l'espoir des malades, et dont la gaietéfaisait les délices de ceux qui se portaient bien. Une plume4 quibravera tous les temps a daigné faire son Éloge: je ne sauraisguère me proposer de meilleur modèle. Ainsi cet Éloge me

I Lettre de M Désormes, op. cil., p. 117, Épître de M le Comte de Tressan enréponse à une pièce de vers à lui adressés, dans laquelle on faisail l'apologiede « L 'Homme machine », ouvrage impie de La Mettrie.2 La Mettrie, L 'Homme plus que machine, Payot, 2004, p. 48.3 Lettres sur quelques écrits de ce temps, op. cil., p. 102.4 Celle de Frédéric II.

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guidera dans la lettre que je vous écris; ce que vous verrezsouligné sera ce que j'en aurai emprunté. »

À la Cour de Prusse, l'esprit ne se démentait pas, et puisquele gourmand était mort en philosophe, Voltaire eut un bon mot àrapporter: «"J'en suis bien aise, nous a dit le roi, pour le reposde son âme." Nous nous sommes mis à rire et lui aussi. »1

Et le « pourceau d'Épicure» eut droit à un éloge de « mainde maître». . .

1 Desnoiresterres, Gustave, Voltaire et Frédéric, op. cil., p. 198.

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IV

UN PANÉGYRISTE DE RENOM

F rédéric II en personne composa l'oraison funèbre du disparuavec une « pensée plaisante» relevée par Casanova qui, du

coup, regretta fort de n'avoir pas connu La Mettrie: « Ce n'estpas étonnant que La Mettrie n'eût admis que la matière, car toutl'esprit qui pouvait exister, c'était lui qui le possédait. »

C'est le 19 janvier 1752 que l'Éloge de La Mettrie, écrit enfrançais, fut lu au nom du roi à l'assemblée publique del'Académie de Berlin par le secrétaire des commandements,Étienne Darget. Voltaire avait déploré, non son absence ce jour-là, mais tout bonnement la lecture de ce texte rédigé de « mainde maître»: «Tous ceux qui sont attachés à ce maître engémissent. Il semble que la folie de La Mettrie soit une maladieépidémique qui se soit communiquée. »1

Formey, secrétaire perpétuel et unique de l'Académie de-puis 1748, qui avait attaqué ouvertement la « doctrine» du mé-decin, craignait quelque sarcasme à son encontre dans le texte;il fit demander à Darget s'il pouvait assister à la séance. Il luifut répondu: « Le roi est trop grand pour attaquer ses sujets. »

Cependant plein d'appréhension, il se rendit à l'assembléeet en sortit dans la satisfaction la plus complète car il lui futdonné de lire son mémoire « Sur l'obligation de se procurer lescommodités de la vie ». Il remarqua2 que, devant le parterre deprinces et de princesses de la Maison Royale, la lecture de

1 Lettre de Voltaire à Mme Denis, 16 novembre 1751.2 Formey, Souvenirs d'un citoyen, t. 1, p. 118.

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l'éloge fut écoutée d'un air morne. Il faut dire que bon nombredes académiciens berlinois étaient des réfugiés protestants etqu'ils ne s'étaient jamais confondus avec les réfugiés libres-penseurs. Des réactions ne tardèrent pas à se manifester.

Le 5 février, en guise de « contrepoison» à la lettre de Dé-sormes, la lettre suivante fut communiquée à Fréron: « L'élogede La Mettrie fait honneur aux talents de celui qui l'a composé.Il possède très bien notre langue, et ceux qui la connaissent lemieux n'y trouveraient que quelques mots à retoucher. Il peintau naturel son sujet, en le représentant comme rempli de feu, etayant une imagination forte et ardente. Je crois trouver dans ceportrait tout ce qu'on peut dire de La Mettrie. Car ces qualitésproduisent d'un côté la saillie, les traits et la fécondité d'esprit;et d'un autre côté, elles jettent dans des écarts, si elles ne sontpas accompagnées de toutes les qualités de cœur, et de ce juge-ment sain que l'on nomme le bon sens. La vivacité bannit laréflexion, et va trop vite pour pouvoir éviter les faux-pas.L'imagination est comme un verre brillant qui, suivant l'usageque l'on en fait, peut représenter exactement les objets, ou lesfaire paraître plus grands ou plus petits qu'ils ne sont. Ne pense-riez-vous qu'en traçant le caractère de celui dont il s'agissait defaire l'éloge, on pouvait faire valoir son mérite académique,sans justifier ses défauts, ni excuser ses opinions? L'auteur del'éloge a pris un autre parti, et il a imité les habiles orateurs, quiemploient tout leur art et toutes les ressources de leur esprit àtrouver des couleurs pour couvrir les taches de leur héros, ou lesendroits faibles de leur cause. Mais cet art même produit uneffet qui va peut-être plus loin que l'auteur de l'éloge ne levoulait. C'est qu'il paraît autoriser ce qu'il excuse, adopterl'idée très absurde du matérialisme, et accuser même tous ceuxqui rejettent une opinion si contraire à la raison d'être les enne-mis déclarés du progrès de la raison. »

Les lauriers dont Frédéric II couvrait son protégé n'étaientdus qu'à l'usage académique et aux effets de style d'une plumetalentueuse, indifférente aux conséquences de ses appréciationssur des esprits faibles.

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Le témoignage de Formey, dans les dernières lignes dupremier tome de ses Souvenirs, laisse à penser différemment:« Ses (ceux du roi) principes l'ont conduit à sa fin, sans aucunevariation. Il a été précisément dans le cas de sa sœur de Bareith,qui, lorsqu'elle apprenait la mort de quelque incrédule, deman-dait s'il avait fait le plongeon, c'est-à-dire, s'il s'était rétracté.Elle ne le fit point, et son auguste frère ne l'a pas fait non plus.Je crois être le premier qui, dans un discours à l'Académie, luidonnait le surnom de l'Unique, qui a été tant de fois répété; etc'est en effet le seul qui lui convienne. »

Voilà un bel éloge de l'auteur de l'Éloge de La Mettrie quia fourni à la postérité un document unique, même s'il n'est pascertain,d'après Pierre Pénisson1, qu'il soit de la main du roi...

À panégyriste, panégyriste et demi. . .Ayant obtenu comme une «grâce toute particulière» la

permission que Frédéric II lui avait accordée de faire paraîtreles Œuvres de médecine2 sous ses auspices, La Mettrie avaitcélébré son protecteur en vers - Apollon n'était-il pas à la foisle Dieu de la poésie et de la médecine?

« Tout ce qui sort de ta bouche éloquente,Porte avec soi l'attrait du sentiment:Tout ce qui sort de ta plume savante,De l'avenir fera l'enchantement.Déjà ce front où brille la sagesse,Nous montre un autre Salomon.Déjà combien d'écrits, aux rives du ParnasseOnt été couronnés des lauriers d'Apollon!Que tardes-tu de recueillir la gloire,Du grand homme et du bel esprit.Avoir cinq fois remporté la victoire,Vaut-il l'honneur d'avoir si bien écrit?Qui mieux que toi fis sentir la nature?Avoir amolli l'âme dure

1 Pénisson, Pierre, op. cil., p. 95.2 Œuvres de médecine de Mr. De La Mettrie, dédiées au roi, 1. 1, chez Fro-mery à Berlin, 1751.

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La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique

D'un docteur de la Faculté!Grand roi, que pour sa rareté,Que pour l'étonnement de la race future,Ce trait dans tes vers soit noté;Que ta sublime poésieFasse avec toi passer à l'immortalitéTon joyeux Lecteur La Mettrie. »Sans briguer sérieusement l'immortalité dans la République

des lettres, La Mettrie ajoutait: « Que ne puis-je, retouchant deplus en plus de trop faibles écrits, leur appliquer avec art unecouche légère de ce beau coloris, dont brillent vos ouvrages, etsans lequel on ne va point à la postérité? »

Mais c'est le philosophe - rendons-lui cette justice - quin'estimait pas son travail achevé: « Je continuerai d'écrire,j'oserai dire ce que je pense, j'oserai cultiver mon peu de lumiè-res naturelles, tant que mon Maître les soutiendra et du haut deson trône et de son génie, les élèvera d'un seul de ses regards.Et je dirai toujours gaiement en moi-même à chaque ouvrage:en voilà encore un fini; recommençons-en un autre. La chargeou l'emploi de Philosophe ne doit finir qu'avec sa raison; aprèscela, qui vult decipi, decipiatur. »1

1 La Mettrie, Réponse à un libelle, op. cil., p. 658.Qui vult decipi, decipiatur : Que ceux qui veulent être trompés soient trompés.

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ÉPILOGUE

«Parviendrai-je à cette Belle invisible, qu'on nomme lapostérité? Et si j'ai cet honneur, en quel état, ô bon Dieu! »

La Mettrie, Ouvrage de Pénélope ou Machiavel en médecine,« Préface».

«Mais si une aussi injuste et aussi odieuse persécution dé-montre le peu d'humanité qu'il y a parmi les hommes, que nefait-elle pas voir, et quelle horreur n' inspire-t-elle pas lorsqu'onpense que ce sont des dévots, des chrétiens, qui en sont lescruels auteurs? En serait-il ici, comme d'aveugles qui seraientjaloux de ceux qui voient clair? Ou de boiteux, qui le seraientde ceux qui marchent droit, qui prendraient la liberté des mus-cles pour une licence impardonnable? »

La Mettrie, Œuvres de médecine dédiées au Roi, « Préface ».

L e lit de mort de La Mettrie fut une sorte de lit de Procustepour empêcher I'homme de grandir dans le souvenir, sa

mort longtemps un sujet de choix pour les plumes trempéesdans le fiel. Quand la mort donne matière à plaisanterie, lesépitaphes, purs exercices de style, s'offrent en gage d'éternité.Cité par De La Place, celui d'un « bel esprit de Berlin» méritecommentaire:

« Passant, dans ce tombeau, gît la pauvre machineD'un homme singulier, et français d'origine,Qui, de son vivant, eut le glorieux emploi,Ou le titre, du moins, de médecin du Roi.Son nom, surnom, était Offrai de La Métrie (sic),La brigue le plaça dans une Académie,Où, comme dans la nôtre, elle en plaça souvent.

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Il fut homme d'esprit, et passa pour savant,Si par esprit, vous entendez génie,Par savant, un mortel, qui n'eut rien que du vent.Cet enfant, bâtard d'Hipocrate (sic),Par un fol orgueil emporté,Croyant s'éterniser comme un autre Érostrate,Prétendit nous ôter notre immortalité,Par une production plate,Où seuIl' auteur trouva quelque beauté.Car on sait, sur ce point, que tout auteur se flatte!Savant dans l'art des voluptés,Il voulut nous apprendre à goûter leurs délicesEt ses préceptes effrontésProuvent que dans cet art, il n'était pas novice.Sa machine en pâtit... À la fleur de ses ans,La mort lui fit plier bagage;Et pour n'abuser pas le monde davantage,L'envoya chez Platon exercer ses talents. »Peu soucieux de charité chrétienne, La Place1 crut bon de

renchérir gravement sur le ton faussement badin de ces rimes:« Plût au Ciel que ses ouvrages, tout extravagants qu'ils sont,eussent le même sort! Ils n'auraient pas fait, et ne feraientpeut-être pas encore sur les jeunes gens et les autres têtes légè-res, une impression qu'ils ne firent, ni ne feront jamais, sur unesprit tant soit peu solide, et capable d'apprécier des systèmesaussi peu fondés que les siens. »

Le mémoire2 très nuancé qui fut inspiré à Maupertuis par« l'amour de la vérité» - à défaut de l'amitié d'un compa-triote - alléguait aussi l'édification de la jeunesse en engageantles jeunes gens à faire meilleur usage de leur esprit et de leurstalents que le disparu. Celui-ci n'avait été ni le « scélérat»banni d'un pays, ni le « philosophe» encensé dans un autre,mais un piètre médecin à qui il valait mieux ne pas se confier et

I La Place, P.-A. de, Pièces intéressantes et peu connues, pour servir à l'his-toire et à la littérature, 1. 8, pp. 312-16.2 Un manuscrit que l'Académie des Sciences rend accessible par Internet.

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Épilogue 149

un écrivain superficiel qui avait commis des ouvrages à ne pasmettre entre toutes les mains.

La vie de La Mettrie sombrerait donc dans les limbes de lamémoire collective et ne servirait plus qu'à encourager les jeu-nes lecteurs à ne pas tomber dans les mêmes errements que lui.

Mais la roue a tourné. La Mettrie ne fait plus partie des ou-bliés et dédaignés: loin d'être considérés comme pernicieux,ses écrits offrent matière à réflexion et font l'objet de rééditions'et d'analyses diverses.

Les clefs de la pensée de cet « honnête homme» et « savantmédecin» I résident dans le Discours préliminaire de ses Œu-vres philosophiques parues l'année de sa disparition. Cherche-rait-on une devise pour éclairer sa vie, elle se résumerait en unmot: « Vérité ». De cette vérité que le scepticisme du début duXVIIe siècle questionnait et que la libre pensée du début duXVIIIe osait afficher: « Il n'y a dans tout l'univers qu'une seulesubstance diversement modifiée.» L'âme immatérielle et im-mortelle est une chimère!

Sur un plan strictement philosophique, nombre de « têteslégères» auraient à gagner à leur lecture. « Têtes légères », nondes « mal pensants », mais des prisonniers des préjugés de leurenfance, soumis aux diktats des autorités reIigieuses de touthorizon. La Mettrie l'avait prédit, ces dernières ne désarmentpas et entretiennent la haine du « matérialisme radical» 2 dont ils'était fait l'apôtre. Quant aux défenseurs de la laïcité dite« ouverte», ouverte aux conformismes les plus contraignants,ils ne sont guère plus conciliants.

La Mettrie fut « une personnalité puissante et courageuse,qui, comme ses frères de lait, les corsaires de Saint-Malo, estmontée à l'assaut, non sans brutalité parfois, des erreurs et despréjugés. »3 Aujourd'hui, il défendrait le droit à la liberté d'ex-pression, à la libre critique de tous les dogmes, donc de toutes

I Selon les termes de Désormes, premier comédien du roi de Prusse, dans unelettre adressée à Fréron, citée par Pierre Lemée, op. cil., p. 28.2 Voir La Mettrie, un matérialisme radical, Claude Morilhat, PUF, 1997'-3 Lemée, Pierre, op. cil., p. 10.

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les religions, libertés que l'on croyait conquises (de haute lutte)par le peuple français et qui sont absentes des sociétés théocra-tiques. Les philosophes ont œuvré pour faire la lumière dans lesesprits, leur tâche n'est pas terminée.

On ne peut considérer qu'en 1751, l'évolution et l'œuvre deLa Mettrie étaient achevées. Il aurait continué à oser penser,penser selon son propre entendement, et à dire ce qu'il pensait.« Oser» , (oser penser, oser dire) est un terme récurrent sous uneplume animée par un esprit à la fois audacieux et modeste quine croyait pas plus à l'immortalité des fruits de sa réflexionqu'à l'immortalité de son âme.

Et pourtant... Son unique ambition de philosophel dont ledevoir est de « faire penser son lecteur» se poursuivra au-delàde toute espérance. En 1784, le sapere aude de Kant dans« Qu'est-ce que les Lumières?»2 exhortera les esprits à sortirde la minorité où les maintiennent la paresse et la lâcheté.

Loin d'exercer une mauvaise influence sur les esprits faibles,la philosophie de L 'Homme machine ne pourrait que contribuerà leur maturité intellectuelle et les aider à s'émanciper. Appren-dre à penser et apprendre à être heureux: un beau programmecontenu dans les ouvrages de La Mettrie réédités ces dernièresannées. . .

Hélas, entre les tenants de I'homme spirituel et ceux del'homme animal, ce ne sont plus seulement les philosophes quise font la guerre, les peuples qui pratiquent moins « l'art deraisonner» s'en mêlent. « Cette guerre durera tant que cetteReine des hommes, l'Opinion, régnera sur la Terre. »3 Comment

1 En étendant les limites de son esprit et de son savoir, il aura « qui plus est,augmenté les lumières publiques, et l'Esprit répandu dans le monde, en com-muniquant [ses] recherches, et en osant afficher ce que tout Philosophe timideou prudent se dit à l'oreille. », Discours préliminaire, op. cil., p. 40.2 Kant, Qu'est-ce que les Lumières, 1784: « Il est [...] difficile pour chaqueindividu séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui,nature. Il s'y est si bien complu, et il est pour le moment réellement incapablede se serv ir de son propre entendement, parce qu'on ne l'a jamais laissé enfaire l'essai. »3 La Mettrie, « Discours préliminaire », Œuvres philosophiques, op. cil., p. 22.

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donc empêcher les hommes de « faire la guerre aux hommespour servir un Dieu de paix »1 ? Sans tomber dans un pessi-misme de mauvais aloi après l'affaire Robert Redeker2 (qui estencore sous la protection de la police à l'heure où nous écrivonsces lignes), revenons à Monsieur Machine qui avait fait un auto-portrait humoristique en imaginant qu'on l'assassinait...

Il n'est plus une ombre au royaume des ombres. Il fut cethomme de chair dont on peut voir plusieurs portraits dans les'actes du congrès3 qui s'est déroulé à Berlin en 2003.

Un homme jovial, avenant, à la « figure agréable », selon leplus séduisant Maupertuis... Désormes, qui l'a bien connu àTournai dans une bataille des Flandres puis durant trois annéesà la Cour de Prusse, nous renseigne sur la genèse de l'un desdeux portraits4 dont on dispose. Monsieur de Marschall conseil-ler de Légation du roi de Prusse, avait fait commencer le por-trait de La Mettrie, peu de temps avant sa mort, par le graveurSchmitt très connu en France.

« Ille fait graver en veste déboutonnée, avec un petit bonnetsur la tête, équipage dans lequel on l'a vu souvent dans dessoupers de filles, où il brillait beaucoup. M. de Voltaire a com-posé ces deux vers pour être mis au bas de son portrait:

Fléau des médecins, il en/ut la lumière:Mais à/oree d'esprit tout lui parut matière.

Ces deux vers sont assurément très ingénieux. On n'a trouvéà redire qu'à mais, parce qu'il n'y a aucun rapport entre le pre-mier et le second vers. J'en ai fait de mon côté, et ils ont étépréférés; ce qui me rend bien glorieux, les voici:

Sous ces traits vifs tu vois le maîtreDes jeux, des ris et des bons mots ,.

1Discours préliminaire, op. cft., p. 25.2 Une fatwa est lancée contre ce professeur de philosophie pour avoir médit deMahomet.3 Julien Offray de La Mettrie Ansichten und Einsichten, Hartmut Hecht(Hrsg), BWWW. Berliner Wissenschafts-Verlag, 2004.4 Ce portrait est conservé au Musée de Postdam ; le second est au départementdes estampes de la Bibliothèque nationale sur une planche qui représente sixphilosophes dont Spinoza.

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Trop hardi d'avoir de son êtreOsé débrouiller le chaos,Sans un sage, il était la victime des sots. »1

Mais ce n'est ni chez Voltaire, ni chez Diderot ou autregrand homme du Siècle des Lumières qu~il faut espérer rétros-pectivement la petite phrase qui définirait la personne et la pen-sée philosophique de La Mettrie. Ses contemporains les pluséclairés ont été profondément injustes à son égard, trop occupéspar leur propre aventure intellectuelle, qui, en somme, ne faisaitque commencer à la mort de notre philosophe, trop attentifs àne pas se laisser discréditer par la mauvaise réputation de celuià qui ils étaient néanmoins redevables sur de nombreux points.

Dans l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron2, Diderotdénonce l'extravagance, l'immoralité d'un philosophe quin'établissait aucune liaison nécessaire entre vertu et bonheur.Les principes de La Mettrie « poussés jusqu'à leurs dernièresconséquences renverseraient la législation, dispenseraient lesparents de l'éducation de leurs enfants, renfermeraient aux Pe-tites-Maisons I'homme courageux qui lutte sottement contre sespenchants déréglés, assureraient l'immortalité au méchant quis'abandonnerait sans remords aux siens ». Cette attaque ne peutmasquer la dette matérialiste de Diderot à l'égard de La Mettriedont il fait un « auteur sans jugement» lorsqu'il s'agit de mo-rale sociale, mais dont, au travers du personnage de Bordeudans le Rêve de d'Alembert, il partage l'analyse des propriétéssensitives et pensantes de 1'homme défini comme un tout com-posé de matière.

Le Discours préliminaire composé en 1749 et publié en1750 indique ce que doit être un philosophe. La Mettrie rappelleque ce qui est vrai n'est pas forcément juste et que ce qui estjuste peut être faux; il distingue justice et équité, philosophie etlégislation. La philosophie n'influe en aucun cas sur le fonc-tionnement des sociétés, elle n'a d'autre réalité que spéculative.

1 Lettre de Désormes, op. cit., pp. 108-9.2 Diderot, Denis, Essai sur les règnes de Claude et de Néron, et sur les mœurset les écrits de Sénèque, op. cit.

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Ce point de vue proche de celui des érudits libertins apparaissaittrop élitiste à Diderot qui, envisageant de rendre la philosophiepopulaire en diffusant les Lumières, n'appelait pas àl'anticonformisme. Mais les propos assez durs du père deL'Encyclopédie à l'égard de La Mettrie ne servaient-ils pas àvoiler de réelles connivences 1?

Laissons-là les propos des philosophes au profit de l'opinionunanime des quatre médecins qui, à notre connaissance, ontconsacré leur thèse à La Mettrie, exprimée ainsi par Jean-MarieMaître: « La Mettrie, malgré ses défauts, est digne de compterau nombre des grands esprits et des hautes consciences qui onthonoré notre profession. »

«Vivons tranquilles pour mourir de même. », avait écrit Ju-lien Offray de La Mettrie. Or, en bravant les préjugés, son goûtde la vérité et son caractère ardent ont déclenché une tempête et,pour reprendre la belle métaphore filée de la dernière page duDiscours préliminaire, il n'a échappé au courroux des flots queprovisoirement dans la « rade tranquille» offerte par le roi phi-losophe2 d'outre-Rhin.

Faute d'avoir obtenu l'autorisation de rentrer en France, LaMettrie dont « la plus sûre originalité est d'avoir été le philoso-phe le plus calomnié de son siècle et le plus inconnu du sui-vant»3 avait émis le vœu d'être enterré dans le jardin de LordTyrconnel. Né dans une ville dont l'origine est purement ecclé-siastique4, il était destiné à reposer dans le petit cimetière atte-

l Kaitaro Timo, « Diderot and La Mettrie: The Unacknowledgeable Debt»dans Julien Offray de La Mettrie Ansichten und Einsichten, Hartmut Hecht(Hrsg), 2005.2 « Mon naufrage et tous les malheurs qui l'ont suivi sont au reste faciles àoublier dans un port aussi glorieux et aussi digne d'un philosophe: j'y bois àlongs traits l'oubli de tous les dangers que j'ai courus. », Discours prélimi-naire, op. cit., p. 48.3 Callot Émile, « La scandaleuse originalité de La Mettrie », Six philosophesfrançais du XVIIf siècle, p. 7.4 Au VIe siècle ledit saint Aaron construisit un monastère sur la partie la plusélevée du rocher. Ce monastère fut agrandi par saint Malo et l'île qui prit lenom de ce prélat n'était encore habitée au Xe siècle que par des pêcheurs etdes moines.

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nant à « l'église française de la Fridericstadt »1 (où Formey futpasteur) ; l'église fut détruite par les bombardements à la fin dela seconde guerre mondiale.

L'église a été reconstruite, mais, exilé dans la mort, le hardinavigateur de la pensée n'est toujours pas retourné au port.Négligence et ironie du sort...

1Voici le texte qui nous a été communiqué par M. Bernd A. Laska et qui aété publié pour la première fois en 1965 par Leo Mendel dans « La Mettrie,Arzt, Philosoph und Schriftsteller (1709-1751)). Vergessenes und Aktuelles,Leipzig, Verlag Johann Ambrosius Barth:"Le Il e de Novembre 1751La Mettrie -[à une] heure du matin est mort, d'une fièvre chaudeMr Jules Offrey de La Mettrie, âgé de 42 ans, natif de SI.Malo.n a été enterré le même jour au Cimetière de la Fridericstadt."

Pour l'anecdote: Pierre Lemée, dans les années 20, avait renoncé à se pro-curer cet « extrait de décès» qui lui aurait coûté la somme de 20 marks-orsoit l'équivalent de 80 francs de l'époque. « À ce prix-là, que ne nous de-manderait-on pas pour le retour du corps lui-même!! » (Voir Unefigure peuconnue. Offray de La Mettrie, médecin, philosophe, polémiste, op. cil., 1925.)

Des traductions françaises d'articles de Bernd A. Laska sont disponiblessur Internet, notamment: « Julien Offray de La Mettrie, sa vie, son œuvre,ses effets» et « La négation du Sur-moi irrationnel chez La Mettrie ».

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ANNEXE

LE CHIRURGIEN CONVERTI

Cette lettre prétendument adressée à un destinataire inconnu- comme il était d'usage pour des textes polémiques - n'a

pas été rééditée depuis sa première édition en 1748. Elles'inscrit dans la veine de pièces oubliées, non moins satiriques,théâtrales telle la Réception du docteur Hequet (sic) aux enferspar M Dupré d'Aulnay, adressée à Monsieur Chycoinau (sic),Conseiller d'État, premier médecin ou « poétiques» comme LaPeyronie aux enfers, Arrest de Pluton contre la Faculté deMédecine chez Minos par M Giraud1 qui ont fleuri en cette

1Pour donner le ton:« [...] Ordonnons que la Chirurgie,Notre féale et bonne amie,Soit remise dans tous ses droits;Que ses oppresseurs despotiques,Et tous ces Grimauds empiriques,Tremblent eux-mêmes sous ses lois;Et prétendons en conséquence,Que tous étuvistes, barbiers,Saigneurs, fraters et perruquiers,Soient en dépit de la Science,Déclarés nos hauts-justiciers,Et les seuls médecins en France:Que sans examens ni talents,Les plus pitoyables merlansSoient agrégés dans leurs collège,Et puissent avec privilègeExterminer tous les vivants. »

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période où chirurgiens et médecins réglaient leurs différends àcoups de mémoires et de pamphlets. Rappelons qu'en vertu deleur vénérable bonnet doctoral, les médecins s'octroyaient uneautorité semblable à celle des ministres du culte et déniaienttout droit aux chirurgiens d'exercer la médecine dite interne,même en accédant à une formation plus théorique.

En mettant en scène un chirurgien accompagné par un jésuiteaux portes de la mort - contre laquelle nul Esculape ne peut seprémunir - La Mettrie, loin de faire amende honorable, se livreici à une facétie qui ne devrait pas tromper le lecteur sur sesvéritables positions. Il n'a jamais cessé de contester la préémi-nence de la médecine sur la chirurgie, bien convaincu que lesdeux états de médecin et de chirurgien ne sauraient se passerl'un de l'autre et qu'ils se doivent une considération mutuelle.Mais, dans l'esprit de l'Ouvrage de Pénélope ou Machiavel enmédecine: « Tel est le visible caractère de la vérité qu'elle nepeut se masquer, et qu'on la dévoile même, en cherchant à lacouvrir. » l, il préfère brouiller les pistes et traiter le sujet par ladérision. La scène de confession2 s'y prête aisément.

Il est difficile de ne pas penser au Dialogue entre un prêtre etun moribond que Sade publiera en 1782 et dont tous les athées3,

1 La Mettrie,Ouvragede Pénélope,op. cit., p. 26.2Autre scène de confession vue par La Mettrie, ibid., p. 35 :

« Duverney eut une maladie légère; mais grossie par le microscope de sesconnaissances anatomiques, il en fut si effrayé, que craignant de quitter ceBas-Monde, il fit venir un Confesseur et un grand nombre de livres de dévo-tion. Il en lisait un pour la première fois de sa vie, lorsque Molin, ce vieuxMessager d'Esculape, entra dans la chambre de l'anatomiste au désespoir.Comment, confrère, dit-il, en lui serrant la main avec confiance, quoi, est-ilpossible que vous vous affligiez pour si peu de choses? Ce que je saisd'anatomie me fait trembler, répliqua Duverney. Mr., reprit Molin, vousconnaissez votre corps; mais je le guérirai mieux que vous, sans le connaître:paroles consolantes qui firent renaître la douce espérance au cœur du Bon-Homme; et « ce que vous savez» fut remis à une autre fois: Passato il peri-colo, Gabbato il Santo (Le péril passé, on se moque du saint), dit le proverbeitalien. »3 « Perfectionne ta physique, et tu comprendras mieux la nature; épure taraison, bannis tes préjugés, et tu n'auras plus besoin de ton dieu. », Œuvrescomplètes, Pauvert, 1. l, p. 503.

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ses contemporains, pourront se réclamer. Le texte de La Mettrien'est qu'en apparence moins subversif. Il illustre parfaitementsa théorie du remords instillé par l'éducation, cultivé par lareligion qui resserre son emprise à l'heure dernière.

***

« Quoique fort éloigné du théâtre où se passe la principalescène entre les Médecins et les Chirurgiensl, vous êtes cepen-dant informé de la ferme résistance des uns et de la révolte in-sensée des autres. Vous avez entendu parler de cette multituded'écrits qu'ont publiés les deux parties qui sont en instance;vous me demandez un précis et mon sentiment sur chacun desarticles de la cause pendante: je serais charmé, Monsieur, depouvoir vous satisfaire sur chacun de ces points: mais le juge-ment de cette affaire est plus difficile que ne le pense le sieur deLa Martinière2. Le Roy, ce Soleil sans nuage, et ses Ministres,les Astres les plus brillants qui éclairent notre sphère, ont puencore à peine dissiper par leurs rayons les ténèbres dont on avoulu couvrir cette matière. Au reste, pour vous mettre au faiten peu de mots, je vous raconterai la circonstance où je me suistrouvé. Hier, je me suis introduit chez un Chirurgien agonisant.L'envie de vous servir me fit surmonter bien des petits obsta-cles. Je me suis approché du lit du malade. Un moine l'exhortait

1 Dans Le Mercure de France d'avril 1746,on peut lire: « Il n'est personnequi n'ait entendu parler de la querelle élevée entre les Médecins et les Chirur-giens; l'importance de son objet en doit faire excuser la vivacité; c'est laconfiance du public que les uns et les autres se disputent... » Un texte intituléLa Vérité vengée contre la Médecine vengée montre que La Mettrie suitl'actualité et que le ton polémique n'est pas son apanage.2 Pichaut de La Martinière, président de l'Académie Royale de Chirurgie,premier chirurgien du roi, a présenté à celui-ci un Mémoire contesté par lepremier médecin, François Chicoyneau (le gendre de Chirac). Il plaide enfaveur des chirurgiens, soucieux du bien public; les ex-barbiers « exercent lesfonctions les plus pénibles de l'Art de guérir» sans bénéficier pour autant deshonneurs dont sont comblés les médecins.

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à la mort, et le patient déposait dans son sein toutes ses frayeurs.Bon! dis-je, en moi-même, voici le moment où la vérité doitparaître dans tout son jour. Je vais vous révéler tous les secretsque j'ai entendus: mais soyez discret, car il s'agit ici deconfession.

DIALOGUEd'un Chirurgien agonisant et de son Confesseur.

Le ChirurgienMon Révérend Père, je crois en Dieu et en la saignée. Ce-

pendant quoique j'aie vécu en bon Chrétien et en bon Chirur-gien sur ces articles, ma conscience me reproche beaucoupd'ambition et de vaine gloire, et peu de capacité.

Le ConfesseurL'orgueil se couvre souvent des habits de I'humilité.

L'ermite le plus retiré et le plus modeste n'a jamais pu totale-ment extirper de son cœur les racines d'amour-propre et devaine gloire. La Science n'est pas non plus le crime capital desgens cloîtrés: j'ai ouï dire même que quelques-uns faisaientvœu d'ignorance.

Le ChirurgienHélas, cher Directeur, que vous savez bien condescendre à la

faiblesse de vos pénitents. Je veux vous ouvrir mon cœur, etvous dévoiler mes plus secrètes pensées.

Le ConfesseurAllons, commencez votre Confiteor].

Le ChirurgienJe m'accuse d'avoir vu d'un œil de jalousie les Médecins as-

sister aux examens de nos Aspirants. Je n'ai pas été un des der-

1 Confiteor: titre d'une prière liturgique commençant par ce mot latin signi-fiant: « Je reconnais, j'avoue».

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niers à leur contester, même à leur refuser l'entrée de notremaison, dite écolel improprement.

Le ConfesseurPour vous faire sentir tout le ridicule de votre folie et de vo-

tre vanité, je vous raconterai l'histoire d'un de nos jeunes pèresbien fait, alerte, vigoureux et entreprenant. Il se trouva un beaujour épris, non pas de l'amour divin, mais de certains sentimentsvifs et pressants, pour une jeune fille dévote, aimable, en unmot, ressemblante en tout point à un ange. Le démon de la chairpersécuta tant notre béat, qu'il ne lui fut plus possible de résisterà la tentation. Introduit par un de ses amis dans la maison de saMagdelaine, qu'il aurait bien voulu rendre pécheresse, il édifiaitchacun par ses discours moraux et anti-charnels. Notre hipocrite(sic) adressait souvent la parole au plus cher objet de ses vœux,mais la présence de la mère2 l'importunait, et l'empêchait dedéclarer son amoureux martire (sic). Un beau matin, il revint,bien résolu d'écarter son Argus. Il fit d'abord la chattemite3, etdébita ensuite son impromptu assez bien étudié. Il prouvaitartistement à la mère que sa présence empêchait sa fille de lui

1La querelle des médecins et des chirurgiens est séculaire. Le décret de 1656avait uni la corporation des chirurgiens (chirurgiens dits de robe longue peunombreux) à celle des chirurgiens-barbiers (dits de robe courte, très nom-breux) et des barbiers, donnant la suprématie absolue de la Faculté de Parissur les chirurgiens qui n'avaient pas moins poursuivi des démonstrationsprivées d'anatomie dans leur Confrérie de Saint-Cosme. Séparés de labarberie (communauté des barbiers qui exerçaient la chirurgie) par l'édit de1691, les chirurgiens avaient organisé un enseignement dans des écoles,rivales des facultés médicales, qui dispensaient un enseignement public digned'être suivi à l'égal de celui du Jardin du Roi et de celui des apothicaires.

D'après l'ordonnance de Blois, seuls les docteurs régents en médecine as-sistaient à la réception des chirurgiens de Saint-Cosme. Or, contre les usagesétablis, les médecins prétendent assister aux examens de chirurgie. Leschirurgiens ne leur reconnaissent pas la capacité d'être juges des aptitudes deleurs aspirants.2 Cette sorte d'apologue illustre les risques encourus par la chirurgie -considérée comme la fille de la médecine - à vouloir s'émanciper.3 Faire la chattemite signifiait « affecter des manières douces et flatteusesdans l'intention de tromper».

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confier tous ses scrupules, qu'il ne serait pas fâché de proposeren particulier plusieurs moyens de sanctification.

La Bonne Dame craignit, avec juste raison, que le Révérendne voulût conduire sa fille au paradis par la route des plaisirs, etson cœur endurci résista aux sollicitations d'un apôtre si zélé etsi attentif. Elle fit bien, je vous assure, car la pauvre poulettedevenait la proie d'un fin renard, maintenant tirez vous-mêmeles conséquences.

Le ChirurgienPermettez-moi de vous faire une objection. Je suis maître ès

Arts de Bourges; je n'ai plus besoin par conséquent des lumiè-res de la Faculté.

Le ConfesseurPuisque vous êtes maître ès Arts, vous devez entendre le

latin1 : écoutez ce que dit le proverbe Ex vitulo bosfit2.

I On reprochait le plus souvent aux chirurgiens de ne pas connaître un mot delatin (nécessaire pour faire une prescription chez l'apothicaire et pour lire lestextes anciens) et de n'avoir aucune culture générale. La nécessité des lettreset de la philosophie fut renouvelée pour Paris en 1743, par l'Autorité Royale,qui ordonna qu'il ne serait plus reçu de chirurgien s'il n'était Maître ès arts.Mais ce grade n'a qu'un statut subalterne par rapport aux grades médicauxqu'il reste à acquérir. Par ailleurs, la très mauvaise réputation de la Faculté deBourges où l'on faisait trafic de diplômes explique la réponse méprisante duconfesseur.2« D'un veau, on fait un bœuf».« L'auteur sent bien toute la force de ce trait, et est fort éloigné de croire qu'ilconvienne à tous les Chirurgiens: mais il s'est cru en droit d'attaquer aussivivement des personnes qui osent insulter avec autant d'indécence l'homme leplus intègre et le plus judicieux, je veux dire M. Chicoyneau, Premier Méde-cin de sa Majesté. Voici comme le sieur de La Martinière dans la Réponse auMémoire de ce savant Médecin, traite celui auquel le roi a confié sa santé et savie. La prévention est pardonnable dans certains cas, et quand on s'est fami-liarisé avec elle, l'âge devient une raison de plus pour l'excuse, p. 12. N'est-ce pas vouloir faire passer un homme respectable, et dont tout chirurgiendevrait baiser les pas, pour un imbécile et pour un radoteur. Le ciel et la terrecrient vengeance. Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor. » (L. M.). (L. M.pour signaler les notes originales de l'auteur.) La Mettrie cite ici un vers deVirgile: « Lève-toi, inconnu né de mes os, mon vengeur».

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Le ChirurgienJe suis Académicien de Saint-Côme}, et vous n'ignorez pas

que nous avons obtenu des Lettres patentes pour l'établissementde notre Académie.

Le ConfesseurQuand vous seriez Académicien de Saint-Damien, on pour-o

rait toujours vous dire, Simia semper erit simia, etiamsi purpuravestietur2.

Le ChirurgienJe ne vois que trop à présent où l'esprit de vertige m'a

conduit. Courant après de vains titres, j'ai abandonné le solide.Semblable au chien de la fable qui laisse sa proie pour couriraprès une ombre, j'ai quitté ma boutique, mon bien le plus réel,et je ne comprends que trop tard que pour faire la barbe auxMédecins d'une façon ou d'autre, il ne fallait point quitter lerasoir3.

Le ConfesseurVotre conscience paraît bien timorée, permettez-moi de

l'interroger, dépouillez-vous de tout esprit de parti, et de lahaine que vous avez pour la Faculté. N'avez-vous pas honte à

1 Sous le règne de Saint Louis, les chirurgiens furent unis, selon une vieilletradition, par des exercices de piété en une Confrérie, sous l'invocation desaint Cosme et de saint Damien. Ils ne reçurent des règlements relatifs « aubien de l'Art et du Public» que sous Philippe le Bel. La Compagnie com-mença alors à subsister sous la forme de communautés séculières et sonétablissement fut confirmé de règne en règne.

Des privilèges furent accordés aux barbiers qui reçurent des leçonsd'anatomie et de chirurgie. Le Parlement décora les Barbiers en 1603 du titrede chirurgien, leur permit le libre exercice de toutes les fonctions qui y étaientattachées, et rendit leur communauté indépendante de celle de Saint-Cosme.Elles furent réunies en 1656.2 « Le singe est toujours un singe, fût-il déguisé en prince. »3 Le chirurgien ne comprend que trop tard où l'a conduit son désir d'unecarrière médicale.

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cette heure d'avoir lancé contre ce Corps aussi respectable dansl'État, les traits les plus envenimés? Votre silence est unepreuve de votre repentir. Vous vous êtes immiscé de faire laMédecine interne 1. Que d'erreurs n'avez-vous point commis!Quel abus de votre part! Souvenez-vous que l'abeille a seulel'art de faire le miel. Au reste suivons le conseil de nos Pères:Dominum fervus et Dominam sequatur famula2. La subordina-tion des Chirurgiens aux Médecins est suffisamment démontréedans ce sage précepte.3

Le ChirurgienVos arguments paraissent puisés dans la saine raison. J'ai

cependant une excellente objection à vous faire. Il nous sera dumoins permis d'exercer la médecine interne par charité.4

Le ConfesseurLa charité vous ordonne-t-elle de faire ce qui est défendu par

la loi? La charité vous ordonne-t-elle d'être homicide? La

I « Voyez les prétextes frivoles des Chirurgiens pour s'arroger l'exercice de laMédecine. » (L. M.). Ces prétextes n'ont rien de frivole. Chaque jour, expli-que La Martinière dans son Mémoire présenté au Roy, op. cit., il est vrai quedes chirurgiens traitent des maladies internes non « par choix, par cupidité oupar ambition» mais par humanité à l'égard d'humbles citoyens, laboureurs etartisans, ignorés des médecins qui se refusent à « descendre de leur hauteur».Sans oublier les matelots et les soldats. Dans les hôpitaux militaires, les chi-rurgiens sont amenés à soigner, outre les blessures par le fer, les dysenteries etles fièvres de toutes sortes.2 « Que le domestique suive le maître et la servante, la maîtresse. »3« La réfutation de l'écrit sur la subordination du chirurgien a été regardée partoutes les personnes sensées comme un libelle diffamatoire et le public acompris aisément que le bon droit se défendait avec modération et douceur:tandis qu'une mauvaise cause ne se soutient que par l'imposture, etl'emportement. » (L. M.)4 « Voyez la réponse de Monsieur de La Martinière au Mémoire de Monsieurde Chicoyneau. » (L. M.) Précisons que F. Chicoyneau est né en 1672 et morten 1752. Il faut penser que La Mettrie partage plutôt le point de vue de LaMartinière et déplore la vanité des médecins qui s'acharnent à avilir l'art rivalde la chirurgie. Ce dernier fait réellement des progrès tandis que la médecinesombre dans la léthargie.

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charité vous ordonne-t-elle d'acheter les médicaments, qui sontnon seulement les moindres en qualité pour les vendre à vosfrères qui ne voient pas le loup ravissant caché sous la peau dela brebis.

Le ChirurgienAu moins nous laisserez-vous le traitement des maladies

vénériennes1.

Le ConfesseurOui, si vous en êtes capables. Or, l'on peut juger de votre

capacité par vos faits. Cet homme2 aux mânes duquel vous éri-gez maintenant des Autels, ce phantome (sic) de gloire, cettelune qui vous a brouillé le cerveau me servira d'exemple. Unevestale distinguée par son rang fit quelques voyages à Cythère.Chemin faisant, elle but de l'eau trouble: de là advint de grandsmalheurs. Ah ! puissant Dieu protège-moi, s'écria-t-elle, c'étaitMercure qu'elle appelait à son aide: mais ce Dieu ne doit plusentrer chez Vénus qu'introduit par un Esculape. On part, onvole, on trouve celui qui échoua en terre ferme, je veux dire àMetz. Sa présence calme les alarmes, sa main écarte les symp-tômes, sa voix n'inspire que la confiance, et n'annonce que laguérison, Tolle, dit-il, grabatum tuum et ambula3. Mais la

1 La question est de savoir si c'est aux chirurgiens qu'il appartient de traiterles maladies vénériennes (considérées comme maladies externes) ou si lasûreté publique exige que les médecins soient chargés de la cure de ces mala-dies, comme de toutes les autres.2 Allusion à François Gigot de La Peyronie, premier chirurgien du roi, né àMontpellier en 1678, mort à Paris en 1747. Rappelons que c'est à sa prièreque Louis XV fonda I'Académie de chirurgie en 1731, ce qui impliquait queles chirurgiens devaient désormais être considérés comme les égaux desmédecins et pouvaient éventuellement accéder à la noblesse. Dans un âgeavancé, il avait recherché le titre de docteur en médecine. Sur avis de laFaculté, La Peyronie avait opéré le cardinal Dubois en présence de Chirac etde quelques autres médecins célèbres. Le cardinal mourut vingt-quatre heuresaprès son opération. (D'après les Mémoires de Saint-Simon, BibI. de laPléiade, 1.VIII.)3 « Quitte ton lit, lève-toi et marche. »

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naïade 1 était pharisienne, elle demanda un signe, il lui fut ac-cordé, et la témérité du Guérisseur fut punie à l'instant, ils'écria avec David, Putruerunt et corruptae sunt cicatrias mea,a facie insipientiae meae... lumbi sanitas in carne mea2. Si vosprophètes se sont trompés si lourdement, que pouvez-vous espé-rer ? Ô vous qui avez tant de peine à vaincre votre ignoranceoriginelle.

Le ChirurgienQue je considère à présent toutes choses dans un point de

vue bien différent de celui où je le voyais lorsque je jouissaisd'une parfaite santé. Outre que je ne me suis pas rendu justice àmoi-même, outre que je n'ai pas rendu justice aux autres, je neme sens pas encore les mains entièrement nettes du biend'autrui. Tous les ans nous étions obligés le jour de Saint-Luc3de porter un écu d'or à la faculté de Médecine. Mais ce devoirprouvait trop notre dépendance pour ne souffrir aucune atteintede notre part. La question fut bientôt décidée. De notre autoritéprivée, nous avons totalement aboli cet usage.

Le ConfesseurÀ vous entendre parler, les titres et la possession sont du

côté des Médecins. C'est donc, pour ainsi dire, un droit de Censdont vous ne pouvez vous dispenser. Le Roi, ce Seigneur Pri-mitif de toutes les terres de son royaume, payait, il y a peu de

1 Il s'agit de Françoise de Mailly, marquise de Polignac. Mariée à l'âge dequatorze ans à un homme de quarante-neuf ans, elle était « fort belle». Elleeut, parmi d'autres, le Régent pour amant et mourut avant son mari en 1734.(D'après les Mémoires de Saint-Simon, BibI. de la Pléiade, t. III.)2 « Par mon inconséquence, les cicatrices sont gangrenées. »3 Avant l'établissement juridique des chirurgiens en France, la Faculté demédecine de Paris leur faisait prêter serment. L'usage s'en était perdu, maisquand ils furent admis dans l'Université, il leur fut enjoint de venir tous lesans le lendemain de la Saint-Luc prêter serment entre les mains du Doyen. Peuà peu, ils s'en dispensèrent, cependant les barbiers de Paris y furent plus quejamais soumis en payant jusqu'à deux écus d'of.

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temps pour l'endroit où il a élu son Domicile, une redevanceannuelle aux Seigneurs directs ou Féodaux, il s'est conformé àla Loi, et a cru ne pouvoir s'exempter d'un pareil droit, qu'en lerachetant, ou en le substituant. C'est ainsi qu'un Monarqueaussi juste soutient les Lois, en s'y assujettissant le premier.C'est ainsi que tout fidèle Sujet, imitant l'exemple de sonPrince, doit se soumettre sans murmurer aux charges de sonétat

Ici le malade fit un grand soupir, ses forces parurent dimi-nuer, une sueur froide s'empara de tous ses membres, à peineses yeux recevaient-ils l'impression de la lumière, à peine en-tendait-il encore. Son sage Directeur apercevant les approchesde la mort, lui conseilla d'achever son Confiteor, et de faire unacte de contrition. Qu'on aille chercher un Médecin, s'écria lePatient.

Premier mea culpa, dit le Confesseur. Il y a longtemps, etdans plus d'une occasion qu'il aurait fallu tenir un pareillangage.

Ah ! saint Luc, reprit l'Agonisant, saint Luc, pardonnez-moi,j'ai mérité votre colère en persécutant des généreux Mortels quis'étaient rangés sous votre protection.

Autre mea culpa, répondit 1'homme charitable qui allait luidonner son passeport pour l'autre monde.

Hélas! Mes chers Confrères, c'est vous qui m'avez réduit autriste état dans lequel je suis à présent.

Troisième et dernier mea culpa, me suis-je dit alors à moi-même. Le saint Directeur sentant qu'il n'y avait plus de temps àperdre, lui fit réciter cette courte Prière pour constater sonrepentir.

Dieu puissant et terrible devant lequel tremblent les Anges,pardonnez à un Fils qui s'est révolté contre sa mère; pardonnezà une main qui ne devait se servir de sa dextérité que pour lebien de vos enfants, et qui a osé leur écrire les maux et la mort ;pardonnez à un homme qui n'est que poussière et qui a mépriséla poudre de la Boutique...

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La Mettrie (1709-1751), le scalpel et la plume

Le saint Père allait poursuivre, mais il s'aperçut que le mou-rant ne pouvait plus proférer aucune parole. Alors il leva lesyeux au Ciel, et donna l'absolution au Chirurgien repentant quimourut peu de temps après. Pour moi, je sortis promptement parun petit escalier dérobé. Quand je fus dans la rue, je fis bien desréflexions que je vous communiquerais volontiers, si je ne crai-gnais de vous ennuyer. Cette lettre est déjà assez longue, ce serapour une autre fois. J'espère que vous me saurez bon gré dumystère que je vous révèle, et que vous me croirez,

Votre Serviteur, L. M.

Ce 18 septembre 1748.19 pages à La Haye»

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BIBLIOGRAPH IE

Œuvres de La Mettrie

- MédecineAbrégé de la théorie chymique, tiré des propres écrits de M

Boerhaave, par M de La M ,. auquel on a joint le Traité duvertige, par le même, Paris, 1741, in-8°, VIII -304 p.

Aphorismes de M Herman Boerhaave sur la connoissance etla cure des maladies, traduits en français par ***, nouv.édit., Paris, 1745, in-12, XII-552 p.

Institutions de médecine, de M Herman Boerhaave, traduitesdu latin en français par M de La M, Paris, 1739-40, in-12,2 vol.

Institutions de médecine. Seconde édit., avec un commentairepar M de La M, Paris, 1743-50, in-12, 8 vol.

La Faculté vengée, comédie en trois actes, par M***, Doc-teur régent de la Faculté de Paris, Paris, Quillau, 1747, in-8°, 183 p.

Le chirurgien converti, La Haye, 1748, in-12, 19 p.Les charlatans démasqués, ou Pluton vengeur de la société de

médecine, comédie ironique en trois actes en prose, par Mde La M, Paris, Genève, 1762, in-8°, 183 p.

Lettres de M D .L. M, docteur en médecine, sur l'art deconserver la santé et de prolonger la vie, 1738, in-12, 34 p.

Nouveau traité des maladies vénériennes, 1739, in-16.Observations de médecine pratique, Paris, 1743, in-12, 266 p.

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168 La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique

Observations sur quelques endroits du traité de M Astruc Demorbis veneris. S. 1. (Cartagène), 1741, in-12, XII-139 p.(attribué à L. ou à R. Ribon)

Œuvres de médecine de Mr de La Mettrie dédiées au roi, chezFromery à Berlin, 1751.

Ouvrage de Pénélope, ou Machiavel en médecine, par Ale-theius Demetrius, Berlin, 1748-1750, in-12, 3 vol.

Politique du médecin de Machiavel ou Le chemin de la for-tune ouvert aux médecins, ouvrage réduit en forme deconseils par le Dr. Fum-Ho-Nam et traduit sur l'originalchinois par un nouveau maître ès arts de S.Cosme. Pre-mière partie, qui contient les portraits des plus célèbresmédecins de Pékin, Amsterdam, Frères Bernard, 1746, in-8°, XL-96 p.

Première lettre de M Jovial, médecin de Bourges, à M Em-manuel Koniq, médecin de Bâle, S.l.n.d., 8°, 16 p.

Réponse. à l'auteur de la machine terrassée, reproduction dutexte original avec introduction et notes de Pierre Lemée,Impr. Centre-Lyon, 1944 (1749).

Saint-Côme vengé, ou Critique du traité d'Astruc : de Morbisven eiris, in-8°, 80 p. Strasbourg, Doulsecker, 1744.

Système de M Boerhaave sur les maladies vénériennes, tra-duit en français par M de La M, avec des notes et unedissertation du traducteur sur l'origine, la nature et lacure de ces maladies, Paris, 1775, in-12, VII-243 p.

Traité de l'asthme et de la dysenterie, Berlin, 1750, in-8°.Traité de la matière médicale, pour servir à la composition

des remèdes indiqués dans les Aphorismes de M HermanBoerhaave,. auquel on a ajouté les opérations chymiquesdu même auteur, Paris, 1739, in-12, XII-564 p.

Traité de la petite vérole, avec la manière de guérir de cettemaladie, Paris, 1740, in-12.

Traité du vertige, avec la description d'une catalepsie hystéri-que et une lettre à M Astruc dans laquelle on répond à lacritique qu'il a faite d'une dissertation de l'auteur sur lesmaladies vénériennes, par M de La M., Rennes, Garnier,

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Bibliographie 169

1737, in-12, 143 p., nouv. édit., augm. Paris, 1738. Réim-primé en 1741 à la suite de l'Abrégé de théorie chimiquetirée des écrits de Boerhaave.

- PhilosophieL'Art de jouir: pour un matérialisme hédoniste, texte pré-

senté par Michel Onfray, Paris, Grasset, 1991.Discours sur Ie bonheur, critical edition by John Falvey, Th.

Besterman, The Voltaire foundation, 1975, vol. CXXXIV.Essai sur l'esprit et les beaux esprits, 3e édit., Jean Guillaume

de Groot, Leyden, 1747.Essai sur l'esprit et les beaux-esprits, Amsterdam, frères Ber-

nard, sans date (1740), in-12, 42 p.Histoire naturelle de l'âme, nouv. édit., revue fort exactement,

corrigée et augmentée, de la lettre critique de M de La M.À Mme la marquise Du Chattelet, Oxford, 1747, 8°VIII-343 p.

Histoire naturelle de l'âme, traduite de l'anglois de M Charp,par feu M H[una uldJ, de l'Académie des Sciences, LaHaye, 1745, in-12, XII-398 p.

L 'Homme machine, présentation et notes de Gérard Delaloye,Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1966.

L 'Homme machine, précédé de Lire La Mettrie par Paul-Lau-rent Assoun, Paris, Denoël-Gonthier, 1981.L 'Homme plus que machine, présentation de Lydie Vaucou-

leur, Rivages poche/Petite bibliothèque, 2004 (1748)Œuvres philosophiques de La Mettrie. nouv. édit., corrigée et

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Œuvres philosophiques de La Mettrie. nouv. édit., précédéede son éloge par Frédéric II, roi de Prusse, Berlin, Paris,chez Charles Tutot, 1796.

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INDEX

A

Albinus, Bernard, Sifroy,34.

Alembert, Jean Le Rond d',42, 47.

Algarotti, Francesco, 118.Andry, Nicolas, 83.Anterroche, comte d', Il.Argens, Jean-Baptiste de

Boyer, marquis d', 96,118,121.

Astruc, Jean, 20,34,54-7,81,85, 87-8, 91, 136.

B

Baculard d'Arnaud, François,Thomas, Marie de, 126.

Bayle, Pierre, 67, 96.Bentik, Charlotte, Sophia

d'Aldenburg, comtessede, 127.

Bézecourt, Jocelyn, 7-9.Biron, Louis, Antoine de

Gontaut, duc de, 66,72.

Boerhaave,Hermann,20,24,26,34-36,51,54,74, 76, 85, 97, 135.

Boissier Raymond, Il,27,43 (n2), 82, 86-7, 138(n 1).

Bonnet, Charles, 70 (n2),75.

Bouillac, médecin, 82.Boyer, Jean-Baptiste, N j-

colas, 84.Bordeu, Théophile de, 37

(n2), t 52.Brachet, Jean-Louis, 49.Broussais, François, Joseph,

Victor, 24.

C

Callot, Émile, 99 (n.l), 153(n3).

Casamajor, Louis de, 57.Casanova, Giovanni, Gia-

como,143.Charp (pseudonyme de La

Mettrie),76.Châtelet, Gabrielle, Émilie,

marquise du, 104.Chauvet, Emmanuel, 37 (n 1).Chayla de Langlade, Ni-

colas, Joseph, Baltha-zar, vicomte de, 66, 82,86, 96.

Page 178: La Mettrie (1709-1751) LE MATÉRIALISME CLINIQUE.pdf

178 La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique

Chirac, Pierre, 24, 32, 36, 84,163 (n3).

Chicoyneau, François, 24,78 (nI), 87, 160 (n2).

Conti, princesse de, 29.Cothenius, Christian, An-

dreas, von, 135.Conte-Sponville, André,

69, 71 (n4).Cordier, abbé, 46.Crousaz, Jean-Pierre, de,

67, 130.Cunat, C., 39 (n 1).

D

Darget, Claude, Étienne,125, 137, 143.

Delaire, M., 54.Démocrite, 74.Denis, Marie-Louise, 116,

136.Descartes, René, 20, 35,

67.Des Chatelets, Angélique

(née La Mettrie), 76.Des Marets, Vincent, Fran-

çois, 45.Desné, Roland, 69 (n4),

107 (nI).Desnoireterres, Gustave,

65 (n. 2), 98, 137.Désormes, comédien, 122,

135, 138, 142-3, 147,151.

Diderot, Denis, 47, 72, 75, 99,126, 139, 152-3.

Droneau, Marie-Louise,59,111.

Dubois, Jean-Baptiste, 83.Duval, Mme,45.

Duverney, Joseph, Gui-chard, 26.

E

Empédocle, 74.

F

Falconet, Étienne, Maurice,82.

Falvey, John, 105.Feriol, Charles, Augustin, 136.Ferrein, Antoine, 84.Fontenelle, Bernard Le Bovier

de, 35. 86.Formey, Jean, Henri, Samuel,

101, 129, 143, 145, 154.Franklin, Alfred, 33.Frédéric II, 17, 67, 73, 99,

111, 115-22, 135, 144,145.

Freind, Jean, 81.Fréron, Élie, Catherine,

127, 140.

G

Gaubius, Hieronymus, David,74-5.

Gaudron, Marie, 21, 41.Gilibert, Jean, Emmanuel, 89.Giraud M., 155.Gramont, Louis, duc de,

12, 63-5, 72, 87.Guiche, duc de, 63.

H

Haller, Albrecht, 34, 75,90, 98, 129-31.

Harvey, William, 8.

Page 179: La Mettrie (1709-1751) LE MATÉRIALISME CLINIQUE.pdf

179 Index

Hay, milord, Il.Hecquet, Philippe, 48.Helvétius, Jean-Claude,

Adrien,87.Helvétius, Claude, Adrien, fils

du précédent, 95 (nI), 139.Hervot, H., 39.Hervey, Philippe,Hippocrate, 7, 20, 26, 33,

74.Hoffmann, Maurice, 35.Holbach, Paul, Henri Thiry,

baron d', 8.Hollmann, Samuel,

Christian, 127.Hunauld, François, Joseph,

23,25,29,31,59,71,84.

Hunauld, Pierre, 25.

J

Josnet, médecin, 31.

K

Kant, Emmanuel, 150.Kerdanet, Miorcec de,Knobelsdorff, Hans, George,

Wenceslas, baron de, 117.

L

La Beaumelle, Laurent,Angliviel de, 130.

Lacolle, Noël, Il (n 1).Laignel- Lavastine, Paul,

Marie, Maxime, 135.Lambilly, Charles, Joseph,

Hyacinthe, 12, 64.

Lambilly, Marie, Jean,Louis, chevalier duBroutay, 12, 64.

La Bédoyère, marquis de, 46.La Bruyère, 93.La Condamine, Charles, Marie

de, 47.La Garaje, M. de,Laignel- Lavastine, Maxime,

85-6, 135.La Martinière, Pichaut de,

157 (02), 160 (02), 162(n4).

La Mettrie, Marie-Angéli-que, 59.

La Mettrie, Jean-Marie,18.

La Mettrie, Jean, Julien,Marie, 59.

La Mothe-Fouqué, baron de,118.

La Peyronie, Franço is Gi-gotde,68, 73,87,163(n2) .

La Rochefoucauld, 91(n2).La Place, P.-A. de, 147-8.Laska Bernd A., 154 (n 1).Laveaux, Jean-charles Thé-

bault de, 120.Lecomte, Melle, 121 (nI).Le Cordier, Jean, 23.Leczinska, Marie, 120,

140.Le Thieullier, Louis, Jean, 84.Leibnitz, Gottfried, Wilhelm,

20, 76, 91.Lemée, Pierre, 17 (n 1), 33,

34,46 (nI), 147, 154(n 1).

Page 180: La Mettrie (1709-1751) LE MATÉRIALISME CLINIQUE.pdf

180 La Mettrie (1709-1751), le matérialisme clinique

Le Verger de Kercado, Jac-ques, Vincent,5 9.

Levot, Prosper, Jean, 115.Locke, John,20,23, 76.Louis XIV, 17.Louis XV, 13,18.Luynes, duc de, 65.Luzac, Élie, 96-7, 100-2.

M

Macaulay, Thomas, Babing-ton, 123 (n 1).

Machiavel,93.Maire, Catherine, Laurence,

45 (n2), 48 (n3).Maître, Jean-Marie, 153.Manet, François, Gilles,

Pierre, 17,30,46-7,101,135.

Marcot, Eustache, 82.Mac-Mahon, abbé, 138.Maréchal, SyIvain, 69.Markovits, Francine, 90.Marschall, F., W., von, baron

de, 121-2, 151.Mauduyt, Jacques, 115, 122-3.Mauméjean, Xavier, 136.Maupertu is, Pierre-Lou is

Moreau de, 24, 60 (n 1),67, 72, 99, 103, 105,148, 151.

Mead, Richard, 52.Ménard, médecin, 40.Meslier, Jean, 8.Millet, Jacquette, née La

Mettrie, 59 (n2).Molière, Jean-Baptiste Po-

quelin, 92.Molin, Jacques, 84.

Moncrif, François-Augus-tin Paradis de, 120.

Morand,63.Morilhat, Claude, 149

(n2) .

N

Nodier, Charles, 115, 122-3.

o

Ogée, J.-B., 39 (nI).Onfray, Michel, 73.Orléans, Philippe, duc de,

régent de France, 19.

p

Pâris, François de, 45-6.Pénisson, Pierre, 138, 145.Petit, Jean-Louis, 54.Plessis-Balisson,23.Polignac, Françoise de Mailly,

marquise de, 164 (nI)Pomeau, René, 116, 127.Prouvost, Jean, 39.

Q

Quépat, Nérée, (René Pa-quet), 102, 139 (n 1).

Quesnay, François, 36, 87.

R

Redeker, Robert, 151.Richelieu, Louis, François,

Armand Duplessis, ma-réchal, 26, 136.

Roy, Pierre, Charles, Il(n3) .

Page 181: La Mettrie (1709-1751) LE MATÉRIALISME CLINIQUE.pdf

181 Index

s

Sade, Donatien, Alphonse,François, marquis de,107, 156.

Saint-Pierre, Charles, Irénée,Castel de, 75.

Savinio, Alberto, 116.Saxe, Maurice, maréchal

de, S, 66, 87.Schmitt, graveur, 151.Séchelles (ou Seychelles),

Moreau de, 72.Sénac, Jean-Baptiste, 22,

66, 87.Sénèque, 104.Sévigné, Marie de

Rabutin-Chantal,marquise de, 131.

Sidobre, médecin, 63, 84.Spinoza, Baruch, 20, 77.Stahl, George, Ernest, 35 (n3),

68 (nI).Sydenham, Thomas, 56.Sylva, Jean-Baptiste, 84.

T

Tertullien, 70 (n 1).Thalès,74.Thiébault, Dieudonné,

116, 117(nl), 120.Thomson, Ann, 122.Timo, Kaitaro, 153 (nI).Tressan, comte de, 140.Tronchin, Théodore, 36.Tschamer, V. B., 98 (n 1).Tuloup, Guy, Francis, 58.

Tyrconnel, Richard Fran-çois Talbot, comte de,121,137,139,153.

Tyrconnel, Mme, 136.

vVartanian, Aram, 32, 119

(n 1).Vaucouleur, Lydie, 103.Vaudreuil, chevalier de,

95.Verdier, Jean, 53.Vernage, Michel, Louis,

83, 92.Vernet, Horace, 13.Vezeaux de Lavergne, Paulin,

23.Vieussens, Raymond, 57.Vinchon, Jean, 85.Vieuxville, Étienne, Au-

guste Baude, marquisde, 64.

Voltaire, François, MarieArouet de, Il, 71 (nI),85, 95, 105-6, 116,118, 126-7, 131, 136-8,141,143,152.

w

Winslow, Jacques, Béni-gne, 25, 26, 84.

Wolff, Christian, 20, 76.Würtemberg, duchesse de,

119.

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TABLE

Préface 00. . . . . . . . . . . . . 0. . . . . 0. . . . . . . . . . . 0. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Prologue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il

Un fils d'HippocrateI. Perspectives d'avenir.. Oft. . . . . . . . . . . . .. .. . . . .. . . . . . ... 17II. « Medicus sum» 29III. Le « bâton» de l'expérience 39IV. Un épisode compromettant... .. . .. ... . .. . . . . . . 45V. L'entrée en Iittérature 51

Les tribulations du philosopheI. Le médecin des gardes . .. . . . . . . .. . . . . . . . .. 0.. . 63II. Les médecins démasqués eo Oft.. . . . . . .Oft. . .. . ... 79III. L'ex patri é 95IV. La recherche de la vie heureuse 103

Auprès du roi philosopheI. Le fou du roi. . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . 115

II. Le Petit homme à longue queue 129III. Le lit de mort 133IV. Un panégyriste de renom. . . . . . . . . .. . . . . . .. .. .. .. .. 143

Épilogue. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . ... 147

Annexe: Le Chirurgien converti. .. . . . . . . . . . . . .. . . . .. . . . . . . 155

Bibliographie. .0. . . ... . .. . .. . . . . .. .. . . .. ... .. .. .. .. . .. ... . . . ... 167Index. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... 1 77

Table. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . 183

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