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François RIPOLL, La morale héroïque dans les épopées latines d'épo- que flavienne : tradition et innovation, Louvain-Paris, éd. Peeters (Bibliothèque d'Études Classiques: 14), 1998,595 p. + 3 index. Quels traits les auteurs latins d'épopées de l'époque flavienne donnent-ils à ceux qu'ils présentent comme les héros de leurs poèmes? C'est à cette question qu'a voulu répondre F. Ripoll, question plus impor- tante qu'il n'y paraît au premier abord dans la mesure la pédagogie des anciens proposait les épopées aux enfants non seulement pour qu'ils y acquièrent une formation littéraire, mais encore pour qu'ils y trouvent des exemples de comportement. Selon les conceptions antiques, dont témoigne par exemple Quintilien (1, 8, 4-5), l'âme du jeune s'y imprégnait de grandeur, et l'admiration faisait naître en lui le désir d'émulation en vue de l'apprentissage de la uirtus. Certes, Homère et Virgile constituaient les piliers de cette éducation, mais tout l'intérêt du travail de notre confrère est de montrer comment Valerius Flaccus, Stace et Silius Italicus, tout en s'inspirant de ces modèles, les ont infléchis en raison des événements historiques, des autres productions littéraires et de l'évolution des philosophies et des mentalités. Cela nous vaut une étude toute en finesse, un vrai travail de dentellière pour mettre en lumière les sources et les intertextes, pour découvrir les thèmes, suivre leurs variations. Une telle recherche supposait des compétences en des domaines divers et multiples puisque le sujet amenait à examiner certains mythes, à prendre en compte une grande partie de la littérature antique, l'histoire et la philosophie - ce qui a été très bien fait -. La bibliographie afférente, considérable, est bien dominée. L'ouvrage, solidement appuyé, comme il se doit, sur de très nombreuses citations de textes anciens, brille par ses analyses littéraires qui excellent à ne laisser dans l'ombre aucun détail significatif. F. RipoU guide fermement son lecteur dans ce maquis par sa démar- che qui part des aspects les plus intemporels, les plus liés intrinséque- ment au genre épique, pour aboutir aux traits les plus tributaires du monde contemporain. Ainsi la première partie est-elle consacrée aux "modèles éthiques" : elle examine tour à tour le thème dynastique dans les épopées flaviennes en y regardant les exemples de succession héroï- que et de filiations divines, puis le paradigme universel qu'est Hercule, et enfin Mars qui est fort utilisé comme deuxième terme de comparaison. Dans la seconde partie, l'auteur scrute dans son corpus les valeurs fondamentales de la morale épique que sont la gloria, la pietas et la uirtus. Enfin la troisième s'intéresse aux "thèmes éthiques de l'épopée dans le contexte moral et intellectuel de l'ère flavienne". C'est d'abord le thème du suicide qui y est étudié pour montrer que c'est un héroïsme d'un nouveau genre qui est mis en exergue. Notre confrère examine 83

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François RIPOLL, La morale héroïque dans les épopées latines d'épo­que flavienne : tradition et innovation, Louvain-Paris, éd. Peeters (Bibliothèque d'Études Classiques: 14), 1998,595 p. + 3 index.

Quels traits les auteurs latins d'épopées de l'époque flavienne donnent-ils à ceux qu'ils présentent comme les héros de leurs poèmes? C'est à cette question qu'a voulu répondre F. Ripoll, question plus impor­tante qu'il n'y paraît au premier abord dans la mesure où la pédagogie des anciens proposait les épopées aux enfants non seulement pour qu'ils y acquièrent une formation littéraire, mais encore pour qu'ils y trouvent des exemples de comportement. Selon les conceptions antiques, dont témoigne par exemple Quintilien (1, 8, 4-5), l'âme du jeune s'y imprégnait de grandeur, et l'admiration faisait naître en lui le désir d'émulation en vue de l'apprentissage de la uirtus. Certes, Homère et Virgile constituaient les piliers de cette éducation, mais tout l'intérêt du travail de notre confrère est de montrer comment Valerius Flaccus, Stace et Silius Italicus, tout en s'inspirant de ces modèles, les ont infléchis en raison des événements historiques, des autres productions littéraires et de l'évolution des philosophies et des mentalités. Cela nous vaut une étude toute en finesse, un vrai travail de dentellière pour mettre en lumière les sources et les intertextes, pour découvrir les thèmes, suivre leurs variations. Une telle recherche supposait des compétences en des domaines divers et multiples puisque le sujet amenait à examiner certains mythes, à prendre en compte une grande partie de la littérature antique, l'histoire et la philosophie - ce qui a été très bien fait -. La bibliographie afférente, considérable, est bien dominée. L'ouvrage, solidement appuyé, comme il se doit, sur de très nombreuses citations de textes anciens, brille par ses analyses littéraires qui excellent à ne laisser dans l'ombre aucun détail significatif.

F. RipoU guide fermement son lecteur dans ce maquis par sa démar­che qui part des aspects les plus intemporels, les plus liés intrinséque­ment au genre épique, pour aboutir aux traits les plus tributaires du monde contemporain. Ainsi la première partie est-elle consacrée aux "modèles éthiques" : elle examine tour à tour le thème dynastique dans les épopées flaviennes en y regardant les exemples de succession héroï­que et de filiations divines, puis le paradigme universel qu'est Hercule, et enfin Mars qui est fort utilisé comme deuxième terme de comparaison. Dans la seconde partie, l'auteur scrute dans son corpus les valeurs fondamentales de la morale épique que sont la gloria, la pietas et la uirtus. Enfin la troisième s'intéresse aux "thèmes éthiques de l'épopée dans le contexte moral et intellectuel de l'ère flavienne". C'est d'abord le thème du suicide qui y est étudié pour montrer que c'est un héroïsme d'un nouveau genre qui est mis en exergue. Notre confrère examine

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ensuite dans chacune des œuvres les passages où il est question des vertus de iustitia, de clementia et de moderatio et met en évidence comment se dégagent de là les grandes lignes de l'humanitas selon les conceptions de l'époque. Le dernier développement confronte la morale épique et l'idéologie impériale de ce temps en faisant ressortir la maniè­re dont l'héroïsme est présenté dans ces œuvres comme refus de la sub­version ou de la sédition, et en soulignant le rapport qui est inscrit dans ces poèmes entre héroïsme et souveraineté ("le héros comme souverain", "le souverain comme héros"). La conclusion peut se résumer admira­blement par sa dernière phrase: "Ces épopées ont en commun la promo­tion d'une éthique héroïque qui ne culmine ni dans la foi mystique en une mission transcendante (comme l'Enée de Virgile), ni dans l'austère idéal d'une sagesse trop difficile d'accès (comme le Caton de Lucain), mais dans la mise en jeu des vertus morales accessibles à l'humanité" (p. 553). Toutefois, si dans la vigueur de cette ultime sentence, l'univer­sitaire bordelais a très bien su marquer la caractéristique essentielle de cette production, il ne faudrait pas croire qu'il ne fait aucune différence entre ses trois poètes; au contraire, les divergences et les ressemblances entre eux sont méticuleusement dégagées, pesées et analysées. Avec beaucoup d'adresse, l'ouvrage évite la monotonie qui aurait pu émaner de l'éternel retour d'un plan tel que ''X dans les Argonautiques, la Thébaïde, les Punica". L'ordre varie en fonction des sujets abordés. En outre, de nombreuses conclusions partielles font le point quand il le faut, et contrecarrent par de solides synthèses l'impression d'émiettement qu'eût pu engendrer la succession de trop d'analyses, si bonnes fussent­elles.

Malgré son sujet austère et la minutie des études qu'il contient, ce livre se lit facilement car il est remarquablement bien écrit. L'écrivain F. Ripoll possède non seulement un style très agréable, mais encore l'art de la formule (qu'on en juge par un exemple: "Si Silius est un stoïcien modéré, Stace et Valériùs sont modérément stoïciens", p. 543). En outre, ce sera un instrument très commode pour les chercheurs qui y trouveront facilement les renseignements dont ils ont besoin grâce à la biblio­graphie classée d'environ sept cents titres et aux trois index (nominum, rerum, auctorum). Aucune bibliothèque ne pourra désormais se passer de cette publication sérieuse et solide.

Face à un travail aussi bien fait, on ne peut que se réjouir et souhai­ter que l'auteur poursuive ses recherches dans cette voie. Quand on lit ce livre si stimulant, des pistes se présentent à l'esprit, par exemple: les héros des épopées flaviennes ne doivent-il rien aux tragiques latins? Il est évident que cette enquête est difficile car il ne reste que des fragments de ces pièces; mais un Accius, me semble-t-il à première vue, a fourni quelques traits, et peut-être d'autres dramaturges de la pénin­sule sont-ils dans le même cas. Mes propres centres d'intérêt me suggè­rent aussi le nom de M. Terentius Varro Reatinus. Ce compatriote de Vespasien, puisque tous deux sont de Réate, avec son exaltation des

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Sabins et de leurs qualités, n'a-t-il pas influencé les conceptions morales sous les Flaviens? Son activité "polyédrique", d'antiquaire, d'historien, de géographe, etc., n'a-t-elle laissé aucune trace chez un Silius? Ses écrits sur la philosophie aucun écho? Ses interprétations des mythes aucune suite? Il est vrai qu'en ce qui le concerne également, le destin qui a fait disparaître la plus grande partie de ses œuvres a rendu les investigations des plus ardues. F. RipoU est un jeune docteur: cette Morale héroïque est issue de sa thèse. L'érudition et les qualités dont témoigne ce "coup d'essai" démontrent qu'il est tout à fait armé pour tenter de répondre à ces questions, même si trouver les réponses ne doit pas être facile.

Lucienne DESCHAMPS Université de Bordeaux

Sylvie FRANCHET D'ESPÈREY, Conflit, violence et non-violence dans la Thébaïde de Stace, Paris, Les Belles Lettres (Collection d'Études Anciennes, série latine, 60), 1999,445 p.

Les lecteurs de Kentron seront intéressés par ce livre de Madame Franchet d'Espèrey, une investigation toute en finesse littéraire et psy­chologique. Cet ouvrage est tiré d'une thèse présentée en vue du doctorat d'état ès lettres. Il doit son origine à la question suivante: le modèle virgilien n'étant plus recevable par la génération de Stace, comment ce dernier a-t-il créé un nouveau modèle épique? Pour notre collègue, la Thébaïde est l'archétype du conflit. Aussi, partant des réflexions de R. Girard dans Des choses cachées depuis la fondation du monde, elle a tenté d'utiliser ces outils anthropologiques pour comprendre le poème du Napolitain. La façon dont elle a mené son enquête est un modèle du genre. Son raisonnement progresse logiquement avec une clarté exem­plaire. Le premier chapitre fait apparaître que le thème de l'affronte­ment est ce qui semble le plus important tant au poète lui-même dans son intervention en l, 144-164, qu'au thébain anonyme qui représente les victimes au chant 1 ; S. Franchet d'Espèrey met en lumière les causes du heurt (une causalité interne psychologique, deux causalités externes: les malédictions d'Œdipe qui suscitent l'action de Tisiphone d'une part, d'autre part Jupiter et les destins) et démontre qu'il ya en fait deux conflits: le conflit guerrier, celui entre Argos et Thèbes, et le conflit inter­personnel, celui entre Etéocle et Polynice dû à ce qu'à la suite de R. Girard elle nomme la "haine des doubles", deux conflits dont les rap­ports s'entrelacent et génèrent d'incessants rebondissements jusqu'au moment où Thésée renonce à la violence, ce qui laisse entrevoir la possibilité d'un renouveau pour les deux cités. Alors que la composition de cette épopée a été souvent critiquée ou qu'ont été jusqu'ici proposés

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des plans qui n'emportaient guère la conviction, notre consœur fait remarquer que la composition se caractérise par sa bipartition et par une double fin, aux chants XI et XII respectivement, - ce chant XII ayant un statut particulier puisque tout s'y inverse et "que le lecteur adhère enfin à l'accomplissement du destin" (p. 123), attitude qui lui était jusque-là impossible -. Par conséquent, c'est grâce à l'hypothèse énoncée sur la centralité du thème du différend que la composition se comprend finalement. L'étude des comparaisons au chapitre III met elle aussi en lumière la part considérable de la violence conflictuelle dans l'imaginaire de l'auteur de la Thébaïde. La nature la plupart du temps animale des seconds termes rend évident qu'aux yeux de Stace la violence est essentiellement déshumanisante (chap. IV). Le chapitre V est une étude fouillée de tous les aspects de Tisiphone, agent privilégié de la dispute et reine du mal. Cette étude ne prend en compte que les onze premiers chants, car la violence est refusée dans le douzième. Une des caractéristiques de cette épopée est de brosser des figures qui se dressent pour dire non à l'enchaînement des conflits et à la domination du crime. Le chapitre VI examine ces êtres, dont certains sont des hu­mains, Adraste, Jocaste, Antigone, d'autres des allégories comme Pietas ou Clementia. S. Franchet d'Espèrey décèle là l'émergence d'une idée nouvelle pour l'époque, celle de la non-violence dont la défaite est la vic­toire. Le dernier chapitre rassemble tous les fils de l'écheveau ainsi démêlé: il donne le sens de l'épopée de Stace selon l'universitaire borde­laise. Le problème central, celui qui tourmente l'écrivain, est celui du mal. Il montre les dieux traditionnels disqualifiés, il refuse la réponse stoïcienne; s'il y a une allusion à Mithra, le recours à cette divinité ne paraît pas la solution adoptée. Finalement le retrait des dieux au chant XI laisse la place aux hommes. C'est Thésée qui met fin au conflit par soil renoncement aux représailles, donc son rejet de la violence. S. Fran­chet d'Espèrey en arrive à l'idée que "l'univers moral et théologique de la Thébaïde repose sur une anthropodicée" (p. 380). Des vertus comme la pietas sont humanisées dans la mesure où, au terme de ces douze chants, elles s'orientent plus vers les humains que vers les dieux. On en­trevoit la suggestion qu'il peut exister un salut de l'homme par l'homme.

La Thébaïde est donc l'œuvre d'un être tourmenté par le problème du mal dont le conflit lui paraît la manifestation par excellence, sans doute pour des raisons historiques (guerres civiles à Rome, événements de l'an 69, etc.) et qui tente de trouver une réponse à son angoisse par les moyens dont il dispose, c'est-à-dire l'écriture de repos. La conclusion ren­voie à la question initiale: La Thébaïde offre un modèle qui allie une part «historique» conforme aux perceptions des contemporains de son auteur, et "une part personnelle qui répond à ses obsessions et à ses in­tuitions" (p. 416). Mais ce modèle, malgré la volonté du poète d'écrire une épopée, n'est plus épique à proprement parler, car "sa vision du monde est tellement nouvelle qu'elle fait éclater les lois du genre" (ibidem).

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Tout au long de ces pages on sera frappé par la preCISIon des analyses littéraires, la justesse et la finesse des remarques (sur le rôle des femmes dans la Thébaïde, par exemple), la minutie dans les compa­raisons avec les intertextes, les tragédies, les épopées antérieures ou contemporaines, le tout dans un style fort agréable qui évite tout jargon.

On voit combien novatrice est cette thèse. Une ample bibliographie -pourtant présentée modestement comme "sélective" - témoigne que l'auteur connaît bien ce dont elle parle. Un index général et un index des passages cités facilitent la consultation de l'ouvrage.

Aux membres d'un Centre de recherche qui s'intéresse à l'image de la Mère ne pourra que plaire cet examen d'un poème dont les deux princi­paux héros sont les enfants de Jocaste, mère et épouse de son propre fils. L'un des mérites de ce livre, et ce n'est pas le moindre, est de mon­trer combien les œuvres de l'antiquité peuvent "interpeller" les moder­nes, et combien, malgré les apparences, leurs sujets ne sont pas suran­nés pour qui sait les déchiffrer!

Lucienne DESCHAMPS Université de Bordeaux

Lucian BOIA, La Fin du monde, une histoire sans fin, Paris, La DécouvertelPoche, Essais, 1999, 2e édition.

La réédition dé l'ouvrage de Lucian Boia - avec une postface inédite de l'auteur - tombe à point nommé: fin de siècle et fin de millénaire approchant, il est 'temps que nous nous préparions au pire! La fin du monde pourrait bien nous donner rendez-vous pour l'an 2000, après nous avoir fait faux bond en l'an mil, comme le note, non sans humour, l'auteur, dès son introduction à une typologie des fins du monde (p. 8).

Le sous-titre de cet essai, "une histoire sans fin", mis à part le jeu de mots avec le titre, rend compte du cadre temporel dans lequel s'inscrit la série de fléaux que subit l'humanité, depuis son apparition sur terre, celui de l'éternel retour. Par cette expression, l'auteur désigne non pas seulement le nœud du système philosophique des Stoïciens, théorie per­fectionnée d'un temps circulaire, mais le simple renouvellement du mon­de chaque année, avec l'alternance des saisons, le cycle des naissances et des morts successives des êtres vivants. C'est précisément "sur cette vision (du monde) commune aux peuplades primitives de toute la Terre (que) se sont construits les mythes de fins du monde et les philosophies cycliques de l'histoire", explique Lucian Boia (p. 12). Cette généralisation peut paraître abusive, et nous pourrions reprocher son manque de précision à l'auteur qui ne distingue pas les mythes de la fin du monde définitive, du type de l'Apocalypse de Jean, inscrits dans une temporali-

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té linéaire, qui marque la fin de l'Histoire et l'entrée de l'humanité dans une ère mythique de vie commune avec les êtres célestes, des autres, fins d'un monde momentanées, comme les Déluges, qui, à l'inverse, engluent l'humanité, un peu plus loin de(s) dieu(x) à chaque fléau, dans une histoire terrestre qui est succession infinie de naissances et de renaissances, et qui, seules, s'appuient sur une temporalité cyclique (l'auteur y vient toutefois au deuxième chapitre, p. 40, à propos des ''juifs et chrétiens (qui)refus(ent) l'histoire", mais pour souligner ensuite que la frontière est "extrêmement floue"(p.53) entre les deux types de mythes). Cette distinction aurait donné, à nos yeux, plus de clarté à son propos.

A cette réserve près, L. Boia nous convainc de la justesse de son postulat (pour être dynamique, une société a besoin de recourir à cette formule (de la Fin du monde) - ou à une autre qui lui ressemble - afin de critiquer ou de nier le présent et de préparer ainsi l'avenir) par l'analyse qu'il propose des différentes périodes de l'Histoire du monde occidental (sans exclure l'apport du monde oriental dans l'élaboration de cette idée). L'auteur procède alors à une analyse chronologique de la société occidentale qui permet au lecteur de mesurer l'influence de l'idée de fin du monde sur notre civilisation au cours des siècles.

À propos de l'Antiquité, l'auteur évoque les différentes versions du Déluge (mésopotamienne, biblique et indienne) et remarque que dans la mythologie gréco-romaine les fins de monde sont causées par l'eau et par le feu (mythe de Phaéthon). Puis il rappelle les mythes des âges du monde, communs à bien des peuples, la question de savoir si les Grecs avaient eu une notion claire de l'idée de progrès, et le thème de la grande année (sur l'origine duquel on doit être prudent). Rétrécissant son champ de recherche au monde romain, L. Boia remarque qu'à la fin de l'Empire correspond, dans l'esprit de plus d'un philosophe d'alors, l'idée que le monde va connaître une fin imminente. D'où vient donc l'idée chrétienne de la Fin qui petit à petit se répand? Du Livre de Daniel, pour L. Boia, même si l'auteur pressent - justement, à notre avis - l'origine mazdéenne de cette idée, difficile à prouver cependant. Prenant le relais, c'est l'Apocalypse de Jean qui suscite l'effroi et la division chez les chrétiens sur l'interprétation des données chiffrées du texte et la nature du Millénium, favorisant l'éclosion des mouvements millénaristes controversés. Ainsi, les prophéties vont bon train, on attend la fin... qui n'arrive jamais! Au terme de l'Antiquité se manifeste donc pour l'auteur un sentiment ambivalent, qui ressurgira à chaque époque charnière de notre histoire : d'une part, la peur face à l'instabilité et de la société et de l'univers, et d'autre part, l'espoir qui lui est lié et qui se traduit à la fin de l'Empire romain par la montée en force de l'irrationnel.

L'auteur nous rappelle ensuite qu'au Moyen-âge, soucieux de déter­miner la date de la fin du monde, les savants se sont mis en tête de calculer ce que Dieu seul sait, mais peu de résultats concordent sur la durée du monde... et les formules millénaristes se multiplient, ayant

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toutes "Un point de départ similaire: refus du monde tel qu'il était, ambition d'inventer - avec l'aide de Dieu - un monde nouveau" (p. 72). Et à propos de l'An mil, l'auteur fait le point sur ce qu'il appelle "la très curieuse affaire des terreurs", où l'on voit que les historiens des XVIIIe et XIXe siècles ont inventé de toutes pièces ces terreurs, dénonçant ce qu'ils croyaient être le caractère obscurantiste et irrationnel de la pensée médiévale.

Au sujet de la Renaissance, l'auteur souligne que ce n'est malheureu­sement pas le seul règne de l'humanisme, mais aussi celui de la peur et de l'intolérance, de la chasse aux sorcières et des bûchers. Comme au Moyen-âge, les hommes croient à une histoire courte et cherchent à calculer quand aura lieu la Fin et, pour dénombrer les années, ils ne s'appuient toujours que sur la Bible .. Par ailleurs, les croyances milléna­ristes sont toujours florissantes.

Puis un grand tournant s'opère entre 1750 et 1800 : "c'est l'époque du grand saut dans l'ère technologique ... On invente des machines, on invente le progrès, on invente le futur." (p. 99). La fin du monde est rationalisée à l'époque des Lumières. Mais c'est du bon fonctionnement de la Nature, qui a remplacé Dieu, que dépend le sort de l'humanité.

Avec le XIXème siècle, la Fin du monde prend de multiples visages et se rattache aux utopies bourgeoises, prolétaires ou religieuses, qui croient toutes à l'épanouissement de l'homme. Mais si la science et la raison ont gagné du terrain, paradoxalement, les peurs ne s'estompent pas car "l'histoire n'est pas logique" (p. 157). Et c'est la grande crise de 1900, morale et sociale, - où l'on craint un accident cosmique - symbo­lisée par la fin du monde, qui laisse la société dans la peur de l'avenir, pour le XXème siècle. Les valeurs de la société de la Belle Époque s'effondrent et si l'on a l'assurance, grâce à la science, que la terre a encore de très longues années à vivre, l'avenir tout à la fois inquiète et ouvre des perspectives.

Enfin, le XXème siècle propose, avec la théorie du Big Bang, les limites les plus lointaines qu'on ait alors imaginées pour le début et la fin du monde. Mais c'est également au XXème siècle que l'homme est désormais capable - en théorie - de mettre fin à toute vie sur terre. La peur du péril atomique parcourt ainsi la planète après Hiroshima, l'emportant sur celle d'une fin d'origine cosmique. L. Boia effectue alors un inventaire des différentes formes de la fin du monde que pourrait connaître notre planète (périls écologiques, ... ) qui ont provoqué la peur et qui la suscitent encore, avant de conclure que la fin du monde est une idée contradictoire, qui cristallise un double sentiment d'angoisse et d'espérance: angoisse du déclin de la civilation finissante, espérance d'un avenir meilleur, et ce, aussi bien de la fin de l'antiquité à l'aube du moyen-âge, de la fin du moyen-âge à la naissance du monde moderne, qu'à notre époque, de la crise de 1900 à la veille de l'an 2000. C'est en tout cas une idée, selon l'analyse de L. Boia, dont l'homme s'est emparé pour rejeter les formes de société qui ne lui convenaient plus et

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construire la modernité, une idée qui participe de la dynamique de l'Histoire. Une idée capitale donc, qui vaut bien les analyses judicieuses que Lucian Boia lui consacre dans cet essai.

Christine DUMAS-REUNGOAT Université de Caen

Laurence PLAZENET, L'ébahissement et la délectation. Réception comparée et poétique du roman grec en France et en Angleterre aux XVIème et XVIIème siècles, Paris, Honoré Champion, 1997,899 p.

Ce gros ouvrage est la version remaniée (et abrégée) d'une thèse de doctorat soutenue en 1995 sous l'intitulé « Le voyage dans les romans grecs anciens et dans leurs imitations et adaptations en France et en Angleterre ». Il doit son titre à, une formule de Jean Amyot qui, dans le prologue de sa traduction des Ethiopiques (1547), assignait pour finalité aux œuvres de fiction de susciter en leurs lecteurs «esbahissement et délectation» .

La première partie de l'ouvrage, d'une très grande richesse, est consacrée à une étude de la réception du roman grec en France et en Angleterre à l'époque moderne. Le choix de ces deux domaines pourrait surprendre de prime abord: en effet, si en France, berceau de la renais­sance du genre, les romans grecs ont connu de multiples imitations et adaptations, leur fortune a été bien moindre en Angleterre, où le statut même de la littérature romanesque est d'ailleurs toujours resté problé­matique - et la dissymétrie même du corpus choisi par L. Plazenet témoigne de cet écart, puisqu'aux cinquante textes français retenus par elle ne font pendant que dix œuvres anglaises. Mais c'est précisément ce contraste que l'auteur a jugé intéressant d'explorer, souhaitant ainsi faire pièce à toute généralisation abusive et montrer que la réception du roman grec est loin d'être un phénomène univoque. L'histoire du roman grec à l'époque moderne, c'est d'abord celle de quatre textes, les œuvres d'Achille Tatius et d'Héliodore, du Byzantin Eustathe Macrembolite (considéré à l'époque comme un contemporain des précédents) et de Longus, dont le destin est toutefois un peu à part, puisque Daphnis et Chloé a été d'emblée annexé au domaine de la pastorale. L. Plazenet insiste sur l'écrasante préférence donnée par les modernes à Héliodore au détriment d'Achille Tatius, desservi par son immoralité et surtout son goût pour la parodie : les lecteurs des XVIème et XVIlème siècles abordaient en effet les romans grecs «avec le sérieux de l'urgence», cherchant en eux des exemples et des garants: la redécouverte du roman antique a en effet exercé un rôle fondateur sur la naissance du roman moderne, en donnant notamment aux auteurs de l'époque la notion d'un

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art romanesque ambitieux. Pour mieux cerner le contexte intellectuel et social dans lequel s'inscrit la résurgence du roman grec, L. Plazenet s'est livrée à une enquête d'une impressionnante érudition, ne négligeant aucun des aspects susceptibles de contribuer à une meilleure appréciation du phénomène, présentation matérielle des textes (reliures, illustrations, frontispices), examen des dédicaces, recherches sur l'iden­tité et la carrière des traducteurs et adaptateurs : les premiers appartiennent pour la plupart à un milieu progressiste, quand ils ne sont pas des adeptes du « libertinage érudit », l'œuvre des seconds se trouve en France en parfaite symbiose avec la politique culturelle de Richelieu, et correspond au type de littérature que l'Académie nouvelle­ment fondée avait pour mission de promouvoir.

La seconde partie de l'ouvrage, consacrée aux «Poétiques du roman grec en France et en Angleterre aux XVI ème et XVIIème siècles », est d'une facture assez différente, puisqu'il s'agit d'une étude narratolo­gique. Abandonnant l'érudition pour se livrer à une approche proprement littéraire des textes, L. Plazenet a centré son propos autour du thème du voyage, auquel elle attribue un rôle déterminant dans les narrations antiques et leurs avatars modernes, soulignant l'étroite intrication du voyage et de la forme romanesque, et considérant le motif du couple voyageur comme la convention fondatrice du roman grec. Emportée par cette position de principe, L. Plazenet a toutefois tendance à annexer au thème du voyage des considérations qui ne s'y rattachent parfois que de manière assez lâche: témoins les développements qu'elle consacre au statut social des personnages de la fiction romanesque ou aux descriptions de lieux (jardins, châteaux). L'étude vaut néanmoins par ses qualités de finesse et de précision, et certains chapitres sont d'un intérêt tout particulier, par exemple celui consacré aux scènes-clefs du voyage, appareillages, tempêtes, rencontres de pirates : L. Plazenet oppose à la fréquente désinvolture manifestée par les romanciers antiques à l'égard des "scènes de genre" le sérieux des auteurs modernes, portés à utiliser les incidents du voyage comme prétexte à discours édifiant. Également très réussi est le chapitre consacré à cette circonstance ordinaire du voyage qu'est dans le roman grec la scène de banquet. Ici encore, L. Plazenet insiste sur la manière dont les romanciers antiques jouent du palimpseste, du décalage par rapport aux textes canoniques (notamment l'Odyssée) pour signifier l'originalité de leur position. La comparaison des textes grecs et de leurs imitations et adaptations montre que la topique du discours obéit dans les œuvres modernes à des critères différents, et que des lieux nouveaux deviennent les espaces privilégiés de la narration. Car les écarts sont fréquents, et importants, entre les productions antiques et leurs avatars des XVIème et XVIlème siècles, au point que finit même par se trouver rompue la convention du voyage en couple : dans les romans modernes, le voyage tend en effet à devenir l'apanage exclusif du personnage masculin. Au nombre des caractéristiques nouvelles des romans français et anglais,

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L. Plazenet souligne la tendance à l'héroïsation, l'historicisation des personnages et l'investissement sérieux du propos romanesque : les œuvres modernes réfléchissent des débats politiques et moraux contem­porains, comme en témoigne ce lieu nouveau qu'est le palais, dont la description sert fréquemment de vecteur à une réflexion sur le pouvoir. Cette politisation générale du dessein de l'œuvre romanesque est parti­culièrement accentuée en Angleterre, où les auteurs utilisent souvent la forme romanesque à d'autres fins que la narration d'une histoire d'amour. Pareil changement de finalité n'est pas resté sans conséquence sur le système narratif hérité du roman grec : le lien établi par les auteurs antiques entre voyage et investiture narrative tend à se défaire, et l'on voit progressivement disparaître la figure du voyageur-narrateur, les romanciers modernes préférant donner le contrôle de la narration à un personnage extérieur, ce qui leur permet de dégager plus facilement une leçon morale des événements racontés. On assiste à l'émergence progressive d'une nouvelle poétique du roman ; sur ce point, on note toutefois un écart considérable entre les productions françaises et anglaises : si les romans français ne le cèdent en rien aux romans grecs pour la complexité de la mise en œuvre et s'ils témoignent au fil du temps d'une virtuosité croissante, l'usage des formes narratives reste plus instrumental en Angleterre, où l'imitation du roman antique n'a pas débouché sur une renaissance littéraire comparable à celle dont la France a fait l'expérience.

Cette riche étude sur la production romanesque antique et moderne est complétée par une série de tableaux chronologiques permettant de mieux situer les étapes de la renaissance du genre en France et en Angleterre (les "périodes de pointe" ne coïncidant pas toujours dans les deux pays) ; suit un état de la question sur l'imitation des romans grecs, une très riche bibliographie méthodique de cent cinquante pages, une vingtaine d'illustrations et deux indices (œuvres, noms d'auteurs et de personnages).

Corinne JOUANNO Université de Caen

J acquy CHEMOUNI, Psychanalyse et Anthropologie: Lévi-Strauss et Freud, Paris, L'Harmattan, coll. Culture et Cosmologie, 1997.

L'étude proposée par J. Chemouni dans cet ouvrage apparaît à la fois comme ambitieuse et salutaire, et consiste à rechercher et découvrir les liens unissant l'œuvre de Lévi-Strauss à celle de Freud, ainsi que la nature et les enjeux découlant de l'établissement de ces liens. Néan­moins, la démarche se révèle particulièrement enrichissante en ceci qu'elle se base sur la lecture de Freud faite par Lévi-Strauss lui-même

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tout au long de ses écrits. A première vue, les pensées des deux hommes divergent sur un point pourtant primordial: le domaine étudié. Celui de l'anthropologie lévi-straussienne réside dans la pensée collective et l'organisation sociale, tandis que le champ psychanalytique établi par Freud se réfère essentiellement à l'individu. Pourtant, les deux théories convergent sur l'objet étudié, à savoir le fonctionnement mental, et sont chacune caractérisées par la mise en œuvre de moyens, d'une technique nécéssaires à sa compréhension. L'obsession structuraliste réside ainsi dans la volonté affichée par son fondateur de constituer pour les sciences humaines une méthode digne de 1'objectivité des sciences exactes, notamment par le biais de modèles linguistiques « mathématisés ».

Si le structuralisme a marqué le monde intellectuel de la décennie 60-70, 1'influence de Lévi-Strauss, outre en anthropologie, s'est surtout développée au sein de la psychanalyse, et principalement en France par l'intermédiaire de J. Lacan. Multiples sont en effet les références du psychanalyste à 1'anthropologue, tandis que Lévi-Strauss avouait lui­même ne pas toujours comprendre ce qu'écrivait Lacan, ce qui paraît surprenant de la part du fondateur des assises théoriques sur lesquelles le psychanalyste étayait sa pensée. En revanche, les thèses freudiennes sont dans son œuvre matière à une critique continue pour ce qui concerne les domaines de recherche identiques aux deux disciplines, qu'il s'agisse par exemple du mythe, de l'inceste ou du totémisme.

Et c'est précisément sur ce sujet de la compréhension par 1'anthro­pologue de la psychanalyse freudienne que 1'ouvrage de J. Chemouni développe sa véritable réflexion, étayée sur une lecture de Lévi-Strauss dont il convient de reconnaître qu'elle ne laisse passer aucun détail, tant sa moindre référence à la psychanalyse est analysée et décortiquée avec une rare objectivité (signalons ainsi l'appareil de notes et de références qui ne compte pas moins d'une cinquantaine de pages, témoin de l'étude rigoureuse et du travail accompli sur les différents documents). Par exemple, le parallèle qu'établit Lévi-Strauss dans plusieurs articles entre la cure shamanique et la cure psychanalytique sert de ligne directrice à l'un des chapitres du présent ouvrage. L'auteur amorce ainsi une réflexion précise concernant la dimension symbolique commune aux deux types de cures, qui l'une comme l'autre nécessitent un travail d'interprétation et de construction du vécu. Sans énumérer ici les nombreuses similitudes patiemment rappelées par l'auteur, et dont l'existence est indéniable, il semble que la confusion des deux méthodes par Lévi-Strauss se heurte au statut et à l'importance que revêt dans chaque cas l'abréaction. « Abréacteur professionnel », pour reprendre les mots de J.Chemouni, le shaman, afin d'œuvrer à la réparation d'un désordre psychique ou organique, doit reproduire, mimer certains évène­ments dans un rite symbolique par lequel il soutire sa maladie au patient et se l'approprie. Etayant sa réflexion sur 1'ouvrage d'A. Seche­haye, La relation symbolique, dans lequel sont décrites certaines parti­cularités thérapeutiques aménagées par la psychanalyste suisse dans le

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traitement d'un schizophrène, où contact et manifestations physiques jouent un rôle prépondérant, Lévi-Strauss s'empresse de voir dans ces actes la confirmation d'une parfaite similitude des pratiques du shaman et du psychanalyste, octroyant ainsi à l'abréaction le rôle central de la cure analytique. Pourtant, s'il paraît évident que son importance fut reconnue par Freud lui-même, il convient de resituer historiquement une telle approche: l'abréaction est, en effet, au centre des Etudes sur l'hystérie (1895), et va de pair avec l'utilisation de l'hypnose. Cette dernière fut abandonnée avec la découverte des phénomènes transféren­tiels, à la lumière de laquelle Freud changea les modalités du procédé d'investigation des patients, en instaurant la méthode des associations libres et de l'interprétation; l'importance de l'abréaction s'en trouva de fait relativisée.

Que les erreurs de jugement de Lévi-Strauss à l'endroit de la psycha­nalyse soient liées à une subjectivité excessive, telle celle dont transpire La potière jalouse (1985), et/ou plus simplement à sa méconnaissance d'une pensée plus complexe qu'elle n'y paraît, sa volonté d'établir l'équi­valence entre savoir primitif et psychanalyse ne manque pas d'inter­roger. Un tel pré-supposé semble en effet latent dans les réflexions qu'il mène au sujet du rêve, du mythe, ou sur des concepts plus précis tels que l'oralité ou la régression. Si l'on s'en tient à l'exemple du rêve, Lévi­Strauss nie l'originalité de l'approche psychanalytique, à laquelle les primitifs n'ont selon lui rien à envier. Pourtant, J. Chemouni montre que les références à la conception psychanalytique du rêve abondent peu dans l'œuvre du structuraliste, et qu'elles sont le plus souvent d'une brièveté déconcertante au regard de la gravité des assertions péremp­toires et définitives que Lévi-Strauss émet à l'encontre de la pensée freudienne. Aussi choquantes qu'elle puissent paraître sur le plan intel­lectuel, ces condamnations n'en demeurent pas moins surprenantes: pourquoi, en effet, une telle volonté de justification de sa part à l'égard d'une discipline qui, selon lui, a le tort d'« ignorer qu'elle n'a rien inventé» ?

A la confrontation et à l'analyse des grands thèmes communs à l'anthropologie et à la psychanalyse cités précédemment s'ajoute une conclusion dont l'enjeu et les questionnements qui en découlent donnent à l'ouvrage une profondeur à laquelle n'aurait pu prétendre la simple comparaison des deux sciences. L'ultime chapitre pointe en effet la divergence fondamentale de ces deux pensées, à savoir l'état de la prise en compte par chacune d'elles de la dimension affective et de l'organi­sation logique du fonctionnement mental. Comment naît et s'organise la structure psychique de l'individu lui permettant ainsi d'accéder à la connaissance? Selon Freud, les divers niveaux de la réalité psychique s'établissent à partir de pulsions archaïques qui permettent non seule­ment le fonctionnement de l'appareil cognitif, mais aussi et surtout sa constitution. L' « innéisme » de Lévi-Strauss, au contraire, postule l'exis­tence d'un cerveau dont l'organisation logique ne doit ni à l'affect, ni à la

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pensée, mais leur est prévalente. Spéculation biologique sur laquelle se développe une aporie fondamentale du structuralisme lévi-straussien: qu'il devienne possible d'expliquer biologiquement, donc scientifique­ment, le fonctionnement de l'esprit humain (ce que Freud lui-même avait envisagé) ne permet pas d'évincer le vécu du sujet et le rôle de l'environ­nement sur celui-ci. Inséparable de cette quête ontogénétique est ainsi la question du sens et surtout de l'altérité, que J.Chemouni développe dans le dernier chapitre confirmant de manière exemplaire, de par la logique et la volonté de simplicité dont il fait preuve, le fossé séparant les deux œuvres, sans pour autant rejeter l'une ou l'autre.

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Yannick PA YEN DE LA SALLE Université de Caen