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Rafik TOUATI Qu’est ce que l’ordre public ? On a coutume de définir l'ordre public par la maxime "tranquillité, sécurité, salubrité". En droit, il est considéré comme l'ensemble des règles obligatoires qui touchent à l'organisation de la Nation, à la morale, à la sécurité, à la paix publique, aux droits et aux libertés essentielles de chaque individu. Dans notre organisation judiciaire les magistrats du Ministère Public sont précisément chargés de veiller au respect de ces règles, ce pourquoi ils disposent d'un pouvoir d'initiative et d'intervention. Ainsi, Nul ne peut déroger aux règles de l'ordre public comme il est indiqué à l'article 6 du Code Civil, "on ne peut déroger, par les conventions, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs". La conception de l'ordre public remonte a la l’idée défendue par certains philosophes contractualistes comme Thomas Hobbes, John Locke et Jean Jacques Rousseau, rendus célèbres par la théorisation de leur état de nature ont compris la notion d'ordre public. Ceci est notamment flagrant chez Hobbes dans Léviathan, où une force supérieure incarne le pouvoir, arrachant aux hommes leurs souverainetés, pour leur offrir la liberté garantie par le maintien de l'ordre ; la conception classique de l'ordre public a évolué différemment selon les Etats. La France possède ainsi les propres règles de son contrat social et donc sa conception de l'ordre public. Basé sur les grands textes de loi et autres codes, l'ordre public est une exigence de la société mais c’est la jurisprudence qui lui a donné une évolution tendant à limiter, parfois, les prérogatives étatiques en matière d'ordre public pour privilégier la liberté du citoyen. On remarque donc qu’il y a une certaine extensivité de la notion d'ordre public. Cela est réel par la pluralité des acteurs et les différents niveaux de leur action sur cet ordre public mais son encadrement et son contrôle freinent les possibilités de législation en matière d'ordre public. L'engagement européen de la France a également une influence restreignant l'ordre public au profit de la préservation des droits fondamentaux. En quoi la notion d'ordre public peut paraitre comme extensive alors qu'elle est restreinte par un contrôle tant au niveau national que supranational? Rafik TOUATI – Qu’est ce que l’ordre public? 9

La notion d'ordre public

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Rafik TOUATI

Qu’est ce que l’ordre public ?

On a coutume de définir l'ordre public par la maxime "tranquillité, sécurité, salubrité". En droit, il est considéré comme l'ensemble des règles obligatoires qui touchent à l'organisation de la Nation, à la morale, à la sécurité, à la paix publique, aux droits et aux libertés essentielles de chaque individu. Dans notre organisation judiciaire les magistrats du Ministère Public sont précisément chargés de veiller au respect de ces règles, ce pourquoi ils disposent d'un pouvoir d'initiative et d'intervention.

Ainsi, Nul ne peut déroger aux règles de l'ordre public comme il est indiqué à l'article 6 du Code Civil, "on ne peut déroger, par les conventions, aux lois qui intéressent l'ordre public et les bonnes mœurs". La conception de l'ordre public remonte a la l’idée défendue par certains philosophes contractualistes comme Thomas Hobbes, John Locke et Jean Jacques Rousseau, rendus célèbres par la théorisation de leur état de nature ont compris la notion d'ordre public. Ceci est notamment flagrant chez Hobbes dans Léviathan, où une force supérieure incarne le pouvoir, arrachant aux hommes leurs souverainetés, pour leur offrir la liberté garantie par le maintien de l'ordre ; la conception classique de l'ordre public a évolué différemment selon les Etats. La France possède ainsi les propres règles de son contrat social et donc sa conception de l'ordre public. Basé sur les grands textes de loi et autres codes, l'ordre public est une exigence de la société mais c’est la jurisprudence qui lui a donné une évolution tendant à limiter, parfois, les prérogatives étatiques en matière d'ordre public pour privilégier la liberté du citoyen.

On remarque donc qu’il y a une certaine extensivité de la notion d'ordre public. Cela est réel par la pluralité des acteurs et les différents niveaux de leur action sur cet ordre public mais son encadrement et son contrôle freinent les possibilités de législation en matière d'ordre public. L'engagement européen de la France a également une influence restreignant l'ordre public au profit de la préservation des droits fondamentaux.

En quoi la notion d'ordre public peut paraitre comme extensive alors qu'elle est restreinte par un contrôle tant au niveau national que supranational?

Si la notion semble évolutive sur le plan législatif par de grands arrêts de la jurisprudence administrative, elle est cependant encadrée par le contrôle constitutionnel au plan national, et le contrôle législatif conféré à l'Union Européenne.

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I. L’Ordre public : Une notion contingente et évolutive

Pourtant pierres angulaires de la définition de l'ordre public, L'ordre public à une dynamique propre qui tend à se démarquer parfois des textes. C’est cela qui permet de donner une plus grande valeur à la jurisprudence.

A. Un Etat pluriel dans sa conception de l'ordre public.

Le droit français a évolué dans sa conception de l’ordre public. Ainsi il a doté l'Etat de prérogatives innovantes, au niveau national ou au niveau communal, assurées par la police administrative.

1. La conception régalienne de l'Etat et son évolution.Il est des compétences de l'Etat que l'on considère comme régaliennes

(grandes fonctions souveraines qui fondent l'existence même de l’État: La justice, la sécurité intérieure en font parti). Ces compétences fondent l'intérêt général dans le cadre de la mission d'Etat. L'Etat de droit fonde la loi qui punit et protège également. Depuis le développement de l'Etat moderne comme nous le connaissons aujourd’hui, l'Etat gendarme (les prérogatives de l'Etat se limitent à contrôler la police, l'armée, la justice et l'administration.), fort de ses prérogatives régaliennes, élargit sa compétence pour devenir Etat providence (l’état rôle de catalyseur de l'économie). La notion d'ordre public s'élargit avec les nouvelles compétences de l'Etat pour réaliser un encadrement plus précis des particuliers.

Les mesures de police administratives doivent imposer des limitations aux individus et surtout à leurs libertés de façon à assumer le maintien de l'ordre pour favoriser l'intérêt général. L'objectif de la police administrative est d'agir à l'avance pour éviter que l'ordre public ne vienne être troublé. La police administrative se distingue ainsi de la police judiciaire qui a la charge de constater, selon l'article 14 du code de procédure pénale, "les infractions à la loi pénale, en rassembler les preuves et en rechercher les auteurs tant qu'une information n'est pas ouverte".

2. Le fonctionnement de la police administrative et les différentes échelles de compétences.

Au nom de l'Etat, la police est exercée par le premier ministre sauf en cas de circonstances exceptionnelles qui exigeraient l'utilisation de l'article 16 de la Constitution. Le ministre de l'Intérieur joue un rôle important puisqu'il dirige les personnels d'Etat. C'est sous son contrôle que le préfet a la charge du maintien de l'ordre dans le cadre du département. Ce dernier peut même être assisté d'un préfet délégué pour la police, comme c'est le cas à Paris, ou pour la sécurité comme en Corse, par exemple. Les autorités agissent par voie d'actes

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règlementaires. Les actes normateurs sont unilatéraux ; l'exercice des pouvoirs de police ne saurait être contractuel et c'est une obligation pour l'administration d'exercer ses responsabilités en matière de police.Des grandes lois d'orientations et de programmation sont en place pour assurer la sécurité. Ainsi la loi d'orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995 donne la responsabilité à l'Etat en matière de sécurité. La loi du 15 novembre 2001, à son article 1, dispose que "l'Etat associe, dans le cadre des contrats locaux de sécurité, les collectivités territoriales et les Etablissements publics de coopération intercommunale qui participent également à la politique de sécurité. On agit dans un objectif de coordination avec le Conseil de Sécurité Intérieure qui réunit différents membres du gouvernement pour définir les orientations générales de la politique de sécurité intérieure. La loi d'orientation et de programmation sur la sécurité intérieure, datant d'août 2002, précédant la loi sur la sécurité intérieure qui date de mars 2003, est à rajouter à ses grandes dispositions, piliers de l'ordre public, de la même manière que les lois Perben.Le maire possède ses pouvoirs propres, prévus à l'article L 2212 1 et 2 du code général des collectivités territoriales. Il est chargé sous le contrôle administratif du représentant de l'Etat dans le département, de la police municipale, de la police rurale, de la prévention de la délinquance et plus généralement de veiller à la tranquillité publique. Mais le plus souvent, la police est "étatisée" dans la commune et le personnel de police est un personnel d'Etat sauf emplois communaux (gardes champêtres ou police communale) qui demeurent en nombre limité et passent des conventions de collaboration avec la police nationale. Ce dispositif peut être institué, selon la loi du 21 janvier 1995, dans une commune, en fonction de ses besoins en matière de sécurité et est institué d'office dans les chefs lieux de département. Un projet de loi en préparation sur la prévention de la délinquance va renforcer le pouvoir des maires, dans le sens des dispositions déjà prises en 1995 et 2002 (par exemple, les conseils communaux de sécurité présidés par les maires). Dans son discours devant l'Association des Maires de France, mardi 16 novembre, Jean Pierre Raffarin a précisé que le "pouvoir des maires en matière de sécurité" avait été renforcé par Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin, pour répondre aux souhaits des communes.A noter que le maire, comme le préfet, peut agir dans le sens d'une aggravation de l'ordre public : l'autorité inférieure a le droit d'aggraver les prescriptions arrêtées au niveau supérieur si les circonstances locales l'exigent. C'est par exemple le cas lorsque le maire établit la réglementation du code de la route dans sa commune. Ce principe sera largement décrit lors de l'évocation des jurisprudences.

B. L'évolution de la jurisprudence sur l'ordre public.

La jurisprudence a progressivement étendu le champ de l'ordre public comme le soulignent les trois arrêts suivants.

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1. L'arrêt Labonne ou la naissance de la justification de l'élargissement de l'ordre public.

Cet arrêt date du 8 août 1919 et émane du Conseil d'Etat. Il concerne la circulation des automobiles. Il a fallu règlementer le trafic en raison du flot croissant qu'il représentait et on date du 10 mars 1889, le premier "code de la route" moderne qui mit en place, notamment un "certificat de capacité pour la conduite des voitures automobiles", qui va devenir le permis de conduire plus tard. L'autorité préfectorale avait le droit de retirer ce certificat, à la condition que le titulaire ait subi deux contraventions dans l'année, après décision par décret du chef de l'Etat. C'est ce qui arriva à M. Labonne. Mais il demanda au Conseil d'Etat d'annuler ce retrait, ayant analysé les prérogatives d'ordre public. Les autorités départementales et municipales devaient, selon lui, intervenir dans la conservation des voies publiques et la police de la circulation. Cela sans pouvoir de réglementation. Comme le précise l'article 37 des Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, 2004, la police générale est confiée à deux autorités, le maire et le préfet, conformément aux dispositions de l'article L 2212-2 du code général des collectivités territoriales ("la police municipale a pour objet d'assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité publiques"), et aux lois des 22 décembre 1789 – 8 janvier 1790, section 3, article 2 ("les administrateurs des départements seront encore chargés … du maintien de l'ordre, de la sûreté te de la tranquillité publique"), l'article 99, alinéa 1 de la loi du 5 avril 1884, ne faisant que confirmer ces dispositions pour valoriser la complémentarité du maire et du préfet. Le chef de l'Etat n'est donc pas cité dans les titulaires de moyens de police générale : le recours de M. Labonne est justifiée par la légitimité incertaine du chef de l'Etat à instituer un certificat de capacité pour la conduite et un retrait du certificat après deux contraventions. Le Conseil d'Etat a résolu la question par l'affirmative en estimant que le chef de l'Etat avait un pouvoir propre de police sur l'ensemble du territoire. Cela apporte des précisions sur la combinaison des pouvoirs de police : l'autorité inférieure peut aggraver les mesures édictées par l'autorité supérieure lorsque les circonstances locales exigent une telle aggravation, mais elle ne peut ni les réduire, ni les modifier, comme codifié à l'article R 225 du code de la route : "les dispositions du présent code ne font pas obstacle au droit conféré par les lois et règlements aux préfets, aux présidents de conseil général et aux maires de prescrire dans la limite de leur pouvoir des dispositions plus rigoureuses dès lors que la sécurité de la circulation routière l'exige; pour ce qui les concerne, les préfets peuvent également fonder leur décision sur l'intérêt de l'ordre public".

2. L'arrêt Benjamin : paradoxe de la décision et de ses conséquences.L'arrêt Benjamin du conseil d'Etat, date du 19 mai 1933. M. Benjamin voulait

tenir une conférence au sujet de l'école et, afin d'éviter les troubles, dans l'agitation entre partisans de l'école privée et de l'école laïque, le maire de Nevers avait interdit une liberté publique, la liberté de réunion. Le Conseil d'Etat a alors annulé la mesure la déclarant illégale au motif que la loi communale n'est

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pas codifiée donc l'article 97 de la loi municipale du 5 avril 1884 (actuel 2212), "s'il incombe en vertu de la loi du 5 avril 1884, de prendre les mesures qui exigent le maintien de l'ordre, il doit concilier l'exercice de ses pouvoirs avec le respect de la liberté de réunion garantie par les lois du 30 juin 1881 et du 20 mars 1907" n'est pas valable pour le cas particulier."Il résulte de l'instruction que l'éventualité du trouble allégué par le maire de Nevers ne présentait pas un degré de gravité tel qu'il n'ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l'ordre en édictant les mesures de police qu'il lui appartenait de prendre." Le maire pouvait ainsi faire usage de ses pouvoirs sans être aussi radical.

Il résulte de l'instruction que la même mesure peut être jugée légale si elle débouche sur des solutions d'espèce. Le juge recherche l'adéquation et invite les parties à développer leurs arguments et notamment l'Administration à justifier sa mesure : raisons qui lui ont donné à penser que la mesure prise était justifiée. L'administration doit faire usage avec parcimonie de ses prérogatives de police administrative de façon à assurer l'ordre public sans restreindre les libertés fondamentales des individus. Cependant la notion de "degré de gravité" tend à justifier la possibilité de "circonstances exceptionnelles" et ainsi permet d'étendre les compétences de l'administration en matière d'ordre public si nécessaire.

3. L'arrêt de Morsans-sur-Orge ou la défense la moralité.De la même manière que l'arrêt du Conseil d'Etat du 18 décembre 1959,

société Lutétia, l'arrêt de Morsans-sur-Orge datant de 1995 donne un fondement moral à une mesure de police. On élargit la notion d'ordre public à la moralité, voire dans ce cas à la dignité humaine.

Le premier arrêt est un arrêt de principe permettant à un maire d'interdire la diffusion d'un film malgré l'obtention d'un visa ministériel. Il est alors question de moralité publique ; la police administrative peut s'étendre à des domaines non définis par la loi. Le second arrêt cité semble futile par la situation qu'il présente mais il garantit neanmoins la defense de la moralité. Le lancer de nain a été interdit par un arrêté du maire de la commune de Morsans-sur-Orge pour des raisons de dignité humaine. "La pratique, qui avait commencé à se développer au début des années 1990 en France, a donné lieu à une exploitation commerciale à laquelle se prêtait la personne même en faisant l'objet" (Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, p. 749, édition 2004). Les tribunaux administratifs de Versailles et de Marseille se sont prononcés contre les arrêtés pris par le maire, considérant qu'ils excédaient les pouvoirs de ce dernier. Le Conseil d'Etat, lui, a admis la légalité des arrêtés municipaux et cette position a été confirmé par le comité des droits de l'Homme des Nations Unies, reconnaissant " le respect de la personne humaine", comme "une des composantes de l'ordre public".

Les trois arrêts présentés ont donc permis l’evolution de la jurisprudence administrative au point d'étendre la notion d'ordre de public, dans le cas de l'arrêt de Morsans-sur-Orge au principe de la

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dignité humaine. L'extension est cependant relativisée par un relatif encadrement qu'il faut dépeindre dans son fonctionnement, entre contrôle national et supranational.

II. Une notion cependant encadrée.

Bien que l'ordre public paraisse en de nombreux points extensifs, on doit s'interroger sur les limites qui l'encadrent, au plan national et international.

A. Un triple contrôle au niveau national.

Afin de favoriser la cohérence des décisions et dans le but d'éviter tout excès de pouvoir, on peut observer trois limitations à l'aspect extensif de l'ordre public : le conseil constitutionnel qui vérifie la constitutionnalité des lois, le préfet qui contrôle la légalité des arrêtés municipaux et le juge judiciaire qui, en dernier recours, permet aux individus de plaider leur liberté contre la conception de l'ordre public imposée l'Etat.

1. Le contrôle effectué par le Conseil Constitutionnel."La sauvegarde de l'ordre public est un objectif de valeur constitutionnelle". Le conseil

constitutionnel, juge de la constitutionnalité des lois se doit de vérifier la conciliation des dispositions relatives à l'ordre public et des textes qui garantissent liberté, égalité et fraternité. Ainsi un texte peut être amendé par les neuf sages s'il n'est pas conforme au bloc de constitutionnalité. C'est le principe du contrôle a priori qui caractérise la France. Tous les juges ne peuvent pas se prononcer sur l'essence du droit mais se contentent d'appliquer des règles dont l'interprétation a été faite préalablement, en l'occurrence par le Conseil Constitutionnel.

On voit donc toute l'importance que revêt l'examen par le conseil constitutionnel des lois. Il se doit valider des projets dont l'utilité est justifiée par l'avancée de la société mais doit signaler les atteintes d'une loi aux dispositions déjà en vigueur.

2. Le contrôle de légalité du préfet et la possibilité de substitution au maire.

La fonction préfectorale est renforcée dans son rôle de contrôle par le décret du 29 avril 2004. En effet, le commissaire de la République vérifie la conformité de actes administratifs par le contrôle de légalité. C'est une compétence inscrite dans la Constitution et dans les lois de décentralisation de 1982 et 2004. L'action d'un maire ne peut donc outrepasser la loi au prétexte du maintien de l'ordre public. Ainsi un arrêté municipal peut être porté au tribunal administratif par le préfet.

Le préfet peut également se substituer à un maire, si l'ordre ou la tranquillité publique n'est pas assuré. En cas de manquement ou de défaillance, le préfet peut en effet pour le compte de l'Etat les attributions du maire en matière de police administrative. Cette prérogative, très rarement utilisée

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cependant, implique la possibilité de sortir d'une crise par le recours à l'Etat, garant suprême de l'intérêt général.

3. Le dernier mot au pouvoir judiciaire : jurisprudence administrative et pénale.

En dernier ressort, en cas de contestation sur des mesures de sécurité publique prises par l'Etat ou le maire, c'est au juge qu'il appartient de "dire le droit" sur deux plans : contentieux administratif ou poursuite pénale.

Dans le cas général, l'autorité de police agit tant que le justifie la nécessité d'ordre public, mais la mesure excessive peut être considérée comme injustifiée. Dans l'hypothèse où il y a recours, le juge se charge de l'examen. C'est au juge d'établir le lien entre la décision et les motifs qui la justifient. Il se fait alors le défenseur des libertés fondamentales dans un contrôle a posteriori. L'arrêt Benjamin, déjà évoqué, est, en cela, cas d'espèce, dernier recours du citoyen face aux dispositions mises en en place par le maire pour maintenir l'ordre public. De même, l'arrêt Daudignac peut faire figure de référence ; le maire de Montauban avait pris un arrêté applicable à l'autorisation d'exercice de photographe filmeur. Cependant un des photographes n'était pas d'accord, M. Daudignac. Le conseil d'Etat a alors annulé l'arrêté en considérant que le maire pouvait règlementer l'exercice de cette profession mais il ne pouvait pas le faire par ce moyen méprisant ainsi la liberté du commerce et de l'industrie. Depuis la période révolutionnaire, ce principe (décret d'Allarde mars 1791, loi le Chapelier juin 1791) garantit le libre exercice de sa profession et le maire ne pouvait prétexter des motifs d'ordre public pour interdire, dans sa commune, la présence de photographe, ce que n'a pas manqué de lui rappeler le juge.

L'administration peut être rendue justiciable au juge judiciaire ; l'arrêt de principe date du 8 avril 1935, rendu par le tribunal des conflits. Il concerne l'Action Française. Le préfet de police avait fait saisir au matin du 7 février 1934 le journal l'Action Française dans tout le département de la Seine. La société a alors engagé une procédure devant les tribunaux judiciaires contre le préfet ; le tribunal des conflits a considéré que la mesure incriminée constituait une voie de fait : les tribunaux judiciaires se trouvaient donc seuls compétents. On peut trouver une explication générale à la voie de fait dans l'arrêt rendu par le tribunal des conflits le 23 octobre 2000, Boussadar, cité dans les Grands Arrêts de la Jurisprudence Administrative, page 307 : "le juge judiciaire est incompétent hormis dans le cas "où l'administration, soit a procédé à l'exécution forcée, dans des conditions irrégulières, d'une décision même régulière, portant une atteinte grave au droit de propriété ou à une liberté fondamentale, soit a pris une décision, ayant l'un ou l'autre de ces effets à la condition toutefois que cette dernière décision soit elle-même manifestement insusceptible d'être rattachée à un pouvoir appartenant à l'autorité administrative"."

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B. L'évolution produite par la suprématie du droit européen.

Les accords de Schengen donnent un cadre à la "conception de l’ordre public à la française" qui garde son essence propre, cependant. Sur un point de vue plus large, la Charte est importante car c’est un document fondamental, un texte fondateur en matière de droits de l’homme et de libertés publiques.

1. Les accords de Schengen et leurs apports à la notion d'ordre public.Les accords de Schengen du 14 juin 1985 et du 14 juin 1990 ont été signés par treize Etats

européens : la France, l'Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, l'Italie, la Grèce, l'Espagne, le Portugal, le Danemark, l'Autriche, la Suède et la Finlande. Ils suppriment les contrôles des personnes aux frontières communes entre les Etats signataires et renforcent la collaboration policière, douanière et judiciaire. Le traité d’Amsterdam, signé le 2 octobre 1997, a maintenu, sous forme de mesures d’accompagnement, la stratégie de suppression des contrôles de personnes.

Le dispositif de suppression progressive des contrôles aux frontières intérieures met en œuvre de nombreuses mesures techniques, qui sont progressivement entrées en application : une abolition des contrôles aux frontières communes entre les pays participants, une définition commune des franchissements de frontière, un aménagement des ports et des aéroports, une harmonisation des visas pour les courts séjours, une surveillance commune des frontières, la définition d’une police transfrontalière bilatérale, une lutte contre l’immigration irrégulière, l’obligation de déclaration pour tout étranger non communautaire passant d’un pays à un autre, et enfin, la fixation des règles relatives à la responsabilité des demandes d’asile.

On peut résumer le renforcement de la coopération en quelques grands points : l’instauration d’un droit d’observation (filature) et de poursuite d’un pays à l’autre, le renforcement de la coopération judiciaire par l’entraide judiciaire (l’extradition notamment), et enfin, la lutte contre les stupéfiants. Un Système d’Information Schengen va être mis en place pour créer une gestion centralisée du système avec des indications plus nombreuses sur le signalement des personnes, au travers d’un réseau de systèmes, connectés au système central.

L'article 35 paragraphe 5 du traité de l'Union européenne, concernant la coopération policière et judiciaire en matière pénale exprime très clairement le principe de souveraineté des Etats: " la Cour de justice n'est pas compétente pour vérifier la validité ou la proportionnalité d'opérations menées par la police ou d'autres services répressifs dans un Etat membre, ni pour statuer sur l'exercice des responsabilités qui incombent aux Etats pour le maintien de l'ordre public et la sécurité ". L’article 68 paragraphe 2 du traité communautaire relatif à la compétence de la cour de justice en ce qui concerne la circulation reprend les mêmes dispositions, tout comme le protocole intégrant l’acquis de Schengen dans le traité de l’Union Européenne, annexé au traité d’Amsterdam, à son article 2.

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2. Les grands textes de l'UE : l'exemple de la Charte des droits fondamentaux de l'UE.

La Charte des droits fondamentaux de l’UE est un document exceptionnel : pour la première fois, l’UE traite d’une telle question, après s’être préoccupée surtout d’économie. Il a donc été fait le choix lors du traité de Nice d’ajouter une Charte, qui résulte de l’accord entre les États-membres à Nice, le 7 décembre 2000. Une charte expose bien les grands principes d’un sujet. Cette charte contient 7 chapitres et 54 articles. C’est un compromis entre les différentes conceptions des États-membres des droits et libertés publiques. Le préambule de cette charte rappelle que l’Union possède un patrimoine spirituel et moral, et identifie quatre grands piliers : dignité, liberté, égalité et solidarité. Mais l’UE rappelle deux choses fondamentales. D’abord, la Charte souligne que l’UE repose également sur la démocratie : un régime concurrentiel où l’alternance est possible. L’Union repose aussi sur l’Etat de droit : le citoyen peut critiquer sur le terrain juridique la décision d’une autorité publique. Cette expression anime toute l’existence de la justice administrative en France : toutes les décisions de l’autorité publique sont susceptibles d’être annulées si l’état n’a pas respecté le droit. L’Union respecte la diversité des cultures et des traditions des peuples. Elle respecte l’union nationale, et recherche un développement équilibré et durable. La Charte est un excellent condensé de toute la question des droits de l’homme et des libertés publiques et deux chapitres sont à citer pour montrer l'encadrement dont fait preuve l'extensivité de l'ordre public en France : le chapitre 1 dans certaines de ses dispositions et le chapitre 6, relatif à la justice.

Le chapitre 1 traite en 5 articles d’une notion récente, la dignité. La Charte la déclare inviolable, et 4 articles concrétisent cette protection de la dignité humaine. D’où, d’abord, la reconnaissance du droit à la vie : toute personne a droit à la vie. Deuxièmement, l’article 2-2 de la Charte que nul ne peut être condamné à la peine de mort ni exécuté. Cette disposition fait que l’espace européen est un des rares espaces au monde où il n’y a pas de peine capitale, alors qu’elle est encore appliquée dans de nombreux pays, comme les USA ou le Japon. Le chapitre 6 est tout entier consacré à la justice. Les principes généraux du droit sont reconnus. Le droit au recours est reconnu, et ce droit de pouvoir contester une décision doit pouvoir être exercé dans le cadre d’un tribunal impartial. Ainsi, la défense peut récuser certains jurés d’assises, qu’il soupçonne de partialité, où l’un des membres du tribunal administratif. Il y a encore un principe fondamental, souvent oublié, la reconnaissance de la présomption d’innocence : tout accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie. De nombreuses personnes mises en examen sont ainsi relaxées. La Charte proclame aussi le principe de la légalité et de la proportionnalité des peines aux crimes et délits, qu’on retrouve dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 : il n’y a pas de peine sans loi. La peine doit être proportionnelle au délit, ce qui est un principe essentiel. L’article 50 dit qu’on ne peut être jugé deux fois pour la même chose. Ces quelques principes éthiques donnent donc un cadre à l’extension de l’ordre public. Ils représentent des aspirations universelles en vue d’une sacralisation de l’intérêt général.

Ainsi la notion d'ordre public peut paraître extensive mais son contrôle marque un encadrement sûr, gage de stabilité du pouvoir et de démocratie. Cependant, il faut noter l'intelligence de la souplesse de l'utilisation des prérogatives, qui prend toute son ampleur au sein de la République à "l'organisation décentralisée" définie à l'article 1 de la Constitution de 1958. Il faut également prendre en compte le critère de définition de l'ordre public qui peut concerner les principes contenus dans la Charte des droits fondamentaux de l'Union On peut cependant se poser plusieurs questions.

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Dans la perspective européenne, l'once de souveraineté se maintiendra-t-elle pour les Etats membres ou la mise en commun des normes va-t-elle toucher l'ordre public? D'autre part, compte tenu des prérogatives d'ordre public importantes dont disposent les maires et les préfets, la vraie prise de poids du département et de la région, au sein de l'espace national, ne passerait-elle pas par l'élargissement au domaine d'ordre public à ces collectivités territoriales en devenir?

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