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La Nouvelle - LeWebPédagogique

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Cassandra O’Donnell

La Nouvelle

© Flammarion, 2019

ISBN numérique : 978-2-0814-7777-3ISBN du pdf web : 978-2-0814-7779-7

Le livre a été imprimé sous les références :ISBN : 978-2-0814-7776-6

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

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Présentation de l’éditeur :

« Je vous présente une nouvelle élève, annonça le prof, elle s’appelleHaya. Elle vient de Syrie… » C’est drôle, songea Gabriel, il y a des gens qui attirent l’attentionsans qu’on sache pourquoi… Cette fille, il ne la connaissait pas, maiselle l’intriguait à cause de ses yeux graves et la manière dont ellerelevait fièrement le menton comme un défi… »

« Un roman sur une jeune réfugiée qui va débarquer dans une classebretonne, une histoire contemporaine proche de ce que des enfantspourraient vivre, à contre-courant de la violence et de l’intolérance »Le Monde

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Cassandra O’Donnell est une auteure française, qui vit enNormandie.

Déjà parus

« Malenfer »

1. La forêt des ténèbres

2. La source magique

3. Les héritiers

4. Les sorcières des marais

5. Terres de glace

« Malenfer en BD »

1. La forêt des ténèbres

2. La source magique

« Le monde secret de Sombreterre »

1. Le clan perdu

2. Les Gardiens

3. Les âmes perdues

« La légende des quatre »

1. Le clan des loups

2. Le clan des tigres

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La nouvelle

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— Gabriel ?Théo regarde son voisin de table, mais ce dernier ne répond pas.

Il dort, la joue collée sur son cahier, son stylo à la main.—  Gabriel  ! grogne Théo en lui filant un coup de coude. Oh  !

Réveille-toi !Gabriel sursaute et ouvre enfin les yeux. La bouche pâteuse, il

fixe Théo avec un air un peu idiot.— Qu’est-ce qui te prend ? Ça va pas la tête ?Théo hausse les épaules et répond :— Regarde, y’a une nouvelle.Gabriel tourne les yeux vers l’estrade et son prof de français,

monsieur Lecoq. À côté de lui se tient une fille d’une douzained’années aux longs cheveux noirs, à la peau brune et aux traitsdélicats. Elle ne sourit pas. Elle garde la tête baissée comme si elleétait gênée de se trouver là. Comme si elle voulait être invisible.

— … Haya est réfugiée. Elle et sa famille viennent de Syrie. Ellene parle pas encore très bien français, mais je suis certain qu’elle fera

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bientôt d’énormes progrès, n’est-ce pas Haya ? fait monsieur Lecoqen la fixant.

Elle lève la tête et Gabriel remarque ses grands yeux noirs quidévisagent le prof d’un air anxieux.

— Ou… oui, balbutie-t-elle.— Trop bizarre cette fille, c’est quoi son problème ? ricane Théo.Gabriel ne répond pas. Il regarde la nouvelle d’un air attentif.

Avec ses parents, il avait entendu et vu de nombreux reportages surles réfugiés, mais toutes ces images, ces personnes anonymes quidéfilaient sur l’écran ne lui avaient jamais semblé vraiment réelles.Du moins jusqu’à aujourd’hui…

— Pourquoi ? Tu voudrais qu’elle fasse quoi ? demande Gabrielen se tournant vers Théo.

— J’en sais rien, mais elle est pas obligée de faire une tête aussichelou, répond Théo avec un sourire dédaigneux.

— Haya, tu peux aller t’asseoir là-bas, dit le prof en montrant laplace libre à gauche de Gabriel.

Théo écarquille les yeux.— Oh non ! Ça craint !Mais Gabriel ne l’entend même pas. Il suit la nouvelle du regard

tandis qu’elle traverse la salle de classe.— Salut, moi c’est Gabriel, murmure-t-il en la regardant s’asseoir

près de lui.Haya, surprise, tourne doucement la tête vers le garçon aux

cheveux bruns et aux grands yeux bleus qui lui sourit. Son regard estchaleureux et il a l’air gentil, mais la boule qu’elle a dans l’estomacl’empêche de lui répondre. Alors elle hoche la tête et commence àdessiner sur son cahier sans rien dire.

— Le cours de français est presque terminé, après c’est le coursde maths avec madame Ledantec, ajoute Gabriel sans se départir de

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son sourire.— Sûr que ça doit la passionner… ricane Théo. Tu sais, à ta place,

je me fatiguerais pas, le prof a dit qu’elle parlait pas très bienfrançais, alors y’a des chances pour qu’elle comprenne rien de ce quetu dis…

Haya fronce les sourcils en feignant de ne rien avoir entendu,mais elle jette un coup d’œil aussi furieux que discret sur le garçonblond au visage rond qui vient de parler à Gabriel. Elle parlefrançais, pas très bien, évidemment, parce que sa famille et elle n’ontété relocalisées que depuis un an, mais elle parle français. Un peu legrec aussi, parce qu’ils ont dû attendre dans des camps là-bas qu’unpays accepte enfin de les accueillir, son père, sa mère, sa petite sœuret elle.

—  Et alors  ? Si on lui parle pas, comment veux-tu qu’elleapprenne ? réplique Gabriel comme si c’était une évidence.

Théo réfléchit. Ce que venait de dire Gabriel n’était pascomplètement stupide. Pour apprendre une langue, il fallait la parleret que les autres essaient de discuter avec vous. Et même comme ça,c’était pas évident. Pour l’anglais par exemple, ben… le prof pouvaitparler des heures, ça ne lui servait à rien du tout et il écopaittoujours des pires notes.

— T’as peut-être pas tort…Gabriel le regarde et secoue la tête avant de se tourner de

nouveau vers Haya.— T’es Syrienne, c’est ça ?Haya, de nouveau sur la défensive, acquiesce, le regard méfiant.— Oui.— C’est beau la Syrie ? Enfin je veux dire : c’était beau « avant » ?Gabriel hésite à prononcer le mot «  guerre  ». Il a vu les villes

détruites, les gens qui pleuraient à la télé, il sait à peu près… enfin

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non, il ne sait pas. Ses parents lui ont dit qu’on ne peut jamais savoirce genre de choses sans l’avoir vécu, mais il comprend que c’estterrible.

Haya sent sa gorge se serrer. Elle ne peut pas parler. Penser à sonpays déclenche trop de souvenirs. C’est comme sentir des coups depoignard dans le ventre. Avant… la douceur de vivre, les rires desenfants de l’école, les odeurs des épices, de savon, de cuisine, lesdiscussions animées dans les souks, la chaleur… et après… lesbombardements, les barricades, les coups de feu, les hurlements, lapeur, les morts, les pleurs, la douleur… trop de douleur…

Encore une fois, elle hoche la tête sans rien dire.—  Ici aussi c’est pas mal. C’est différent, c’est sûr, mais y’a des

coins super et puis on peut pêcher. Tu aimes pêcher  ? demandesoudain Gabriel en s’empressant de changer de sujet.

Haya le regarde d’un air si étonné que Théo se met doucement àrire.

— Quelque chose me dit que non.— Je ne… je ne sais pas, j’ai jamais essayé, répond Haya avec un

accent chantant.Gabriel sourit.— Alors il faudra essayer. Tu verras, c’est génial.Haya inspire fortement. Elle n’a pas envie de pêcher. Elle n’a pas

non plus envie d’être ici. Elle n’a envie de rien, à part de se sentir ensécurité et de ne plus se réveiller toutes les nuits en hurlant.

— Plougalec est dans les terres, mais l’océan n’est pas loin et monpère a un bateau. Théo et moi, on…

— Gabriel ! Un peu de silence, s’il te plaît, gronde brusquementmonsieur Lecoq en le fusillant du regard.

Gabriel soupire puis se remet à recopier, silencieusement cettefois, les phrases que monsieur Lecoq vient d’écrire au tableau.

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— Bonjour m’man, dit Gabriel en posant son sac à dos contre lemur de l’entrée de la petite maison blanche aux volets verts dans larue des Boursiers.

Puis il se dirige vers une vieille dame au chignon blanc, assise entrain de tricoter sur une chaise de jardin, et l’embrasse sur la joue.

— Salut mamie !La maman de Gabriel, Esther, le suit des yeux en souriant. Elle se

tient sur le perron et discute avec la voisine d’à côté. Petite brune,madame Letourneaux n’est ni vieille ni jeune, ni mince ni grosse, nibelle ni laide ; en fait, elle n’a rien de particulier. Et si elle n’avait paseu une voix aussi nasillarde et haut perchée, il était certain quepersonne ne la remarquerait du tout.

— Si, si, des Syriens je vous dis, ils viennent d’emménager rue dela Goélette, fait la voisine en pinçant les lèvres.

— Ah oui ? répond Esther d’un air distrait en regardant le ciel eten grimaçant. Il y a beaucoup de nuages…

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Mais madame Letourneaux se fiche du temps qu’il fait. Ellecontinue à parler.

— Oh moi, je n’ai rien contre eux, vous pensez bien, mais dites,vous croyez pas que le gouvernement ferait mieux de s’occuper despauvres en France avant de s’occuper de ces Syriens ? Non, c’est vrai,on a bien assez d’étrangers comme ça, vous trouvez pas ?

Esther ne répond pas à sa question. Elle fronce les sourcils et setourne vers la vieille dame aux cheveux blancs.

—  Maman, je crois que tu ferais mieux de rentrer. Il va bientôtpleuvoir.

Gabriel regarde sa grand-mère et écarquille les yeux d’un airétonné. Elle ne tricote plus. Elle fixe madame Letourneaux avec sonregard « gare à toi ». Grand-mère a un regard « gare à toi », un regardsi noir qu’on sent un frisson remonter le long de son échine quand onle croise, un regard si menaçant qu’on se mord les lèvres en se disantqu’on ferait bien de se sauver en courant. Gabriel ne l’avait pas vudepuis longtemps. En fait, pas depuis qu’il avait cassé avec sonballon de foot la théière que lui avait offerte grand-père pour sonanniversaire.

—  Je ne vois pas en quoi laisser des enfants mourir sous lesbombes et se faire massacrer changera quelque chose à la misère etaux injustices qui existent dans ce pays  ! gronde soudain la grand-mère de Gabriel d’un air dédaigneux.

—  Maman, mieux vaut rentrer, je crois que je sens quelquesgouttes, fait soudain Esther en avançant vers elle pour l’aider àmarcher.

Mais la grand-mère de Gabriel repousse sa main puis, son tricotsous le bras, se dirige vers la porte et entre dans la maison enbougonnant : « Des imbéciles… tous des imbéciles… »

Gabriel fronce les sourcils. Il n’a pas compris. Enfin pas tout. Il aentendu madame Letourneaux parler des Syriens qui se sont installés

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rue de la Goélette et a deviné qu’il s’agissait probablement de lafamille d’Haya, la nouvelle. Il a aussi entendu ce que la voisine disaità leur sujet, mais il n’a pas compris pourquoi grand-mère s’estsoudain mise autant en colère.

— Gabriel ! Rentre, toi aussi ! fait maman en ramassant son sac àdos posé contre le mur de la maison.

Puis elle se tourne vers la voisine qui affiche un air perplexe etajoute froidement avant d’entrer :

—  Vous feriez mieux d’y aller, madame Letourneaux, ou vousallez vous prendre l’averse.

Gabriel observe grand-mère discrètement tandis qu’ils sont tousattablés. Elle est sortie de l’hôpital un mois plus tôt et, depuis, elle vitavec maman, papa, son frère et lui. Avant, elle habitait à Rennes. Maisça, c’était avant. Avant la mort de papy. Avant qu’elle ne tombemalade. L’année précédente, ça a été dur pour maman, elle devaittoujours s’absenter pour lui rendre visite, mais maintenant ça vamieux, grand-mère a repris des forces. En tout cas, visiblement assezpour ne pas se laisser marcher sur les pieds.

—  Maman, tu ne devrais pas ajouter tant de sel, c’est pas bonpour toi, tu le sais, fait maman d’un ton de reproche.

— Si tu ajoutais plus d’épices dans tes plats, je n’aurais pas besoinde rajouter du sel, réplique aussitôt grand-mère en souriant.

— Moi j’aime pas les épices, ça me donne mal au ventre, déclaresoudain Mathias.

Contrairement à Gabriel, son frère, Mathias, n’a pas le teint clairmais la peau olive, ses yeux ne sont pas bleus mais noisette, son nezn’est pas droit mais busqué, il n’est pas fin mais large d’épaules. Bref,

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en voyant les deux garçons, personne ne peut imaginer une seuleseconde qu’ils ont un lien de parenté.

— Ben moi, j’aime bien, dit Gabriel.— Ouais, ben toi, façon, t’aimes tout ce qui est bizarre ! remarque

Mathias.— Je suis pas le seul à aimer le « bizarre », rétorque Gabriel, y’a

qu’à voir la tête de ta petite copine…Un rire échappe à grand-mère tandis que Mathias le fusille du

regard.— Qu’est-ce que t’as dit ?!— Alors Gabriel, comment s’est passée l’école ? demande soudain

leur père, Yann, en essayant de désamorcer la dispute qui menaced’éclater entre ses deux fils.

Gabriel reporte son attention sur son père et réprime un sourire.Yann lui pose la même question tous les jours. Même le samedi et ledimanche, alors qu’il reste à la maison et qu’il n’a pas école. Commes’il ignorait à quoi son fils cadet pouvait bien passer ses journées.D’ailleurs plus Gabriel y songe, plus il se dit que c’est bien possible.Son père ne s’intéresse que très rarement à ce qu’il fabrique. Il nes’intéresse qu’à Mathias, son précieux fils aîné, parce que c’est un asde la natation, qu’il a gagné des tas de trophées en catégorie«  minimes  » et que tous l’imaginent déjà décrocher d’ici quelquesannées des titres prestigieux et devenir un super-champion.

Gabriel pense que c’est possible, mais ça ne l’arrange pas. Mathiasest déjà suffisamment sûr de lui et vantard comme ça, alors si en plusil devient célèbre, ce sera vraiment l’enfer à la maison…

—  Bien, répond Gabriel. Y’a une nouvelle dans la classe. Elles’appelle Haya. Elle est Syrienne.

Yann hausse les sourcils.— Ah oui ?Aussitôt il se tourne vers Mathias.

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— Et toi ? L’école ?—  Oh moi, tu me connais, je me suis encore planté en maths,

répond Mathias comme s’il s’en fichait éperdument.Esther fait la grimace.— Tu pourrais tout de même faire un effort. Regarde ton frère, il

est premier de sa classe, tous ses professeurs l’adorent…— Pff… tu parles, c’est un vrai looser ! Tu crois que j’ai envie de

devenir comme lui ? ricane Mathias.Gabriel garde le silence. Même s’il le voulait, Mathias ne serait

jamais comme lui. L’école, apprendre, tout est facile pour Gabriel. Iln’a même pas besoin de travailler, il lui suffit d’écouter en cours pourse souvenir de tout. Mathias, lui, rame. Il galère pour apprendre etcomprendre les choses les plus basiques. Alors de peur de paraîtrecomplètement idiot et pour ne plus avoir à affronter ses échecssuccessifs, il a fini par abandonner et par faire semblant de s’enmoquer…

— Oui, je pense que tu devrais travailler et faire des études pouravoir, plus tard, un bon métier, insiste maman.

Mathias hausse les épaules.— Pour quoi faire puisque je serai bientôt un champion ?Esther, agacée, regarde son mari, Yann, mais ce dernier, au lieu de

la soutenir et de gronder Mathias, lance à son fils un clin d’œil deconnivence. Elle lève les yeux au ciel et commence à débarrassertandis que grand-mère s’appuie sur la table pour se redresser.

— Gabriel, aide-moi, s’il te plaît, fait-elle en le regardant.Gabriel se précipite aussitôt et glisse son bras sous le sien pour

l’aider à marcher jusqu’à sa chambre. Une fois devant la porte, grand-mère se tourne vers lui et dit :

— Cette petite Syrienne dont tu as parlé…Gabriel hausse les sourcils.— Haya ?

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— C’est comme ça qu’elle s’appelle ? demande grand-mère.Il acquiesce.— Oui…Grand-mère plonge ses yeux perçants dans ceux de Gabriel.— Sois gentil avec Haya, d’accord ?Gabriel opine de nouveau et remarque, étonné, que les yeux de

grand-mère se sont embués.— C’est très dur, tu sais, quand on arrive dans un pays inconnu…

et qu’on a tout perdu… ajoute-t-elle tristement.Puis elle lui caresse doucement la joue, entre dans sa chambre et

referme doucement la porte derrière elle.

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Haya regarde fixement à travers la fenêtre. Elle ne sait pas ce quil’a réveillée. Maman, assise près d’elle, lui a dit qu’elle a hurlé si fortqu’elle l’a fait bondir de son lit, mais Haya ne s’en souvient pas. Elleest allongée, sa tête posée sur l’oreiller, et elle regarde, d’un airépouvanté, le ciel noir et sans étoiles en tremblant. Maman luicaresse gentiment le front en lui répétant sans cesse «  tu as fait unmauvais rêve, rendors-toi, tout le monde est en sécurité  », maisHaya, les mains et le front moites, ne parvient pas à calmer lesbattements frénétiques de son cœur. Un mauvais rêve ? Oui, ce n’estqu’un mauvais rêve. La preuve, aucun missile n’illumine le ciel, iln’y a ni bruit d’obus ou de bombes, ni hurlements, mais elle a beautenter de s’en persuader, une partie d’elle-même reste là, commetous les soirs, toutes les nuits, à frémir et à scruter l’obscurité avec unregard rempli de terreur.

— Rendors-toi, je te l’ai dit, nous sommes en sécurité maintenant,répète maman.

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Haya l’écoute d’une oreille distraite. Elle a raison, une partie ducerveau d’Haya sait que maman a raison et qu’il n’y a pas de guerreen France et que personne ne viendra leur faire de mal à elle ou à safamille. Mais une autre partie d’elle-même n’arrive pas à oublier.Non, cette partie-là, elle, se souvient de tout. Elle reste sur le qui-viveet l’empêche de se reposer. Elle lui rappelle sans cesse tout ce qu’ellea vécu. Les tirs sur l’école, le bruit des sirènes des voitures dessecours…

— Je sais. Je ne le fais pas exprès, soupire Haya.Depuis qu’ils se sont installés ici, Haya réveille tout le monde

toutes les nuits à cause de ses cauchemars et elle a beau culpabiliser,elle ne sait pas quoi faire pour s’empêcher de hurler. Papa tentesouvent de la rassurer, il dit que c’est une réaction normale et quemaintenant qu’ils ne risquent plus rien, elle laisse simplementéchapper toutes les émotions qu’elle a emmagasinées ces dernièresannées. Maman pense, elle, qu’Haya est juste traumatisée par toutesles horreurs auxquelles elle a assisté et qu’elle les revoit dans sesrêves. L’un et l’autre ont sans doute raison.

—  Dans quelque temps, ajoute maman, tu iras mieux et tuoublieras, tu verras…

Oublier ? Non, Haya sait qu’elle n’oubliera pas. C’est impossible.Mais elle sait, parce que papa le lui a dit, qu’on peut vivre quandmême. Avoir une vie presque normale. Même quand on a vécu toutce qu’Haya a vécu.

— Tu crois ?Maman s’efforce de sourire et lui serre la main très fort.— On est ensemble et c’est le plus important.Haya hoche la tête. Maman dit vrai. Haya est aussi consciente de

la chance qu’ils ont eue de ne pas avoir été tués. De toujours formerune vraie famille.

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— Tu crois que la guerre sera bientôt finie et qu’on pourra rentrerà la maison ?

Maman hésite puis acquiesce.— Je le crois, oui. Pas tout de suite, mais qui sait ? D’ici quelques

années…Haya grimace.— Tant que ça ?Maman soupire.—  Tu ne te plais pas ici  ? Pourtant, tu avais l’air heureuse en

rentrant de l’école.Haya ne sait pas trop quoi répondre. «  Heureuse  », c’était

beaucoup dire. Son premier jour d’école ne s’était pas mal passé,mais tout était très différent. Les gens, la façon d’apprendre…

— Oui, mais c’est un peu bizarre.— Et les autres enfants, ils ont été gentils avec toi ?Haya ne sait pas quoi dire. Les deux garçons auprès desquels elle

était assise avaient l’air gentils, mais… elle avait aussi croisé desregards qui, eux, ne l’étaient pas, non pas du tout.

— Quelques-uns, répond-elle prudemment.— Je ne suis pas inquiète, telle que je te connais, tu te feras vite

de nouveaux camarades.Haya esquisse un petit sourire, maman l’embrasse sur le front,

puis elle sort de la pièce pour retourner dans sa chambre.

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Haya, un sac de courses dans la main, rentre chez elle.Frissonnante, elle enroule, de sa main libre, sa longue écharpe et seremet à marcher. Autour d’elle, des milliers de feuilles de centainesde branches différentes tournoient dans le vent puis, comme despapillons à qui on arrache les ailes, tombent et finissent piétinées parles gens qui déambulent dans la rue.

—  Tu es certaine que tu ne veux pas que je porte ton sac  ?demande Gabriel.

Haya lui sourit. Elle n’arrive pas à croire que ce drôle de garçon etelle soient devenus amis. Deux mois, cela ne faisait que deux moisqu’ils s’étaient rencontrés, mais il lui semblait que ça faisait déjà uneéternité. Bien sûr, ce n’était pas toujours facile. Elle avait eu beaus’entraîner à parler français, à former avec ses lèvres ces mots si peufamiliers et que sa bouche avait parfois beaucoup de mal à prononcer,elle n’arrivait pas toujours à exprimer ce qu’elle ressentait. À luiparler comme elle aurait voulu lui parler. C’était comme si tout sebloquait.

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— Non, merrrci. Tu sais, tu n’es pas obligé de me raccompagner,dit-elle.

Gabriel hausse les épaules.— Ben, on a pas cours et puis ta mère a dit qu’elle me préparerait

des mhalabiya la prochaine fois que je viendrais chez vous.— Tu penses qu’à manger ! Tu es un vrai estomaaque ! fait Haya

en s’esclaffant.— Wouah ! Tu connais le mot « estomac » ?Haya le regarde d’un air vexé.— Oui, et le mot « crétin », « idiot », « abru… ».— Ça va, ça va, je crois que j’ai compris  ! lance aussitôt Gabriel,

amusé.Depuis son premier jour d’école, Haya a beaucoup changé. Non,

pas vraiment changé. En fait, elle se livre davantage. Oh, elle n’estpas encore assez confiante pour se raconter, raconter pourquoi, detemps en temps, ses yeux s’emplissent de brume, pourquoi sonregard devient parfois vide, comme «  hanté  », mais elle semble unpeu plus à l’aise et son sourire est le plus joli sourire qu’il ait jamaisvu.

— Il fait froid, on doit vite marcher, dit-elle en accélérant le pas.Gabriel l’observe discrètement. Elle porte un jean, un sweat-shirt

noir à rayures trop grand pour elle et une longue écharpe à carreauxnoirs et gris en fin coton. Ses longs cheveux noirs ondulent librementen fines boucles sur ses épaules, ses joues mates sont joliment rougiespar le vent et ses grands yeux pétillent de malice.

Il sourit.— On est en octobre et il ne pleut pas, c’est déjà pas mal. Et puis

c’est ta faute aussi, tu devrais te couvrir un peu plus.Haya ne dit rien. Elle ne dit pas que sa famille n’a pas d’argent

pour acheter des vêtements. Elle ne dit pas que l’ocre de son sol natalet le bleu du ciel d’Alep lui manquent, qu’elle se languit terriblement

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du soleil, ce soleil qui, là-bas, écrase tout, ce soleil qui sait réchauffer àla fois la peau et le cœur. Elle ne dit pas qu’elle déteste les saisonsnuancées de cette terre qui les a accueillis, l’humidité de son automnequi lui donne mal à la gorge et fait couler son nez, elle ne lui dit pasqu’elle déteste ce pays… Elle ne veut pas le blesser.

— Il faut qu’on se dépêche, ou maman va s’inquiéter, se contente-t-elle de répondre.

— Ça va, regarde, on est presque arrivés, réplique Gabriel tandisqu’ils traversent un carrefour.

La maison où habite Haya est la première de la rue. Elle est touteen pierres blanches et des haies touffues la séparent de celles de sesvoisins. Sa porte d’entrée, elle, est toute noire avec une petiteouverture en arc de cercle au milieu.

— Entre, mon garçon.Gabriel lève les yeux et salue Amin, le grand homme barbu aux

yeux rieurs qui se tient dans l’entrée. Le père d’Haya est médecin, dumoins, il l’était quand ils habitaient Alep, une des vieilles villes dumonde, située au nord-ouest de la Syrie. En arrivant dans les campsde réfugiés en Grèce, il avait travaillé avec le Croissant-Rouge, uneassociation qui s’occupait de soigner les gens là-bas, et Haya avait dità Gabriel que c’était une chance parce que c’était grâce à ça que safamille avait été aussi vite transférée en France. Elle lui avait aussiraconté que c’était l’un des collègues d’Amin, un docteur françaisqu’il avait rencontré avant la guerre, en France, qui leur avait prêté samaison de vacances en Bretagne et que c’est pour cette raison qu’ilsavaient tous atterri à Plougalec.

— Bonjour, répond Gabriel en se déchaussant.Il entre dans le petit salon. La maison n’est pas grande, elle est

simplement décorée et peu équipée comme le sont la plupart desmaisons de vacances. Haya lui a confié que c’était rudement mieuxque de coucher sous des tentes ou dehors comme ça lui était arrivé

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souvent. Mais elle ne peut à chaque fois s’empêcher d’ajouter qu’ellene s’y sent pas à l’aise pour autant, qu’elle y vit en marchant sur lapointe des pieds, que le monsieur à qui elle appartient peut leschasser à tout moment.

— Je suis content de te voir, mon garçon, fait Amin en s’asseyantprès de lui sur le canapé.

Gabriel sourit. Amin parle très bien français parce qu’il était déjàvenu plusieurs fois en France avant la guerre. Contrairement à Haya,il n’a presque pas d’accent.

—  C’est un bon jour pour nous, ajoute-t-il. Un jour de fête. Jeviens d’obtenir un poste d’interne à l’hôpital de Brest.

Le sourire d’Amin s’est élargi. Il est heureux. Heureux comme ilne l’a pas été depuis longtemps. Bien sûr, il sait qu’il va travaillersous l’égide d’un chef de service et qu’il mettra des années avant queses compétences de médecin soient validées par le Conseil de l’Ordre.Mais il va de nouveau pouvoir aider et soigner les gens. Et c’est toutce qui compte.

— Oh ça, c’est génial ! s’exclame Gabriel, enthousiaste, avant de setourner vers Haya.

Elle a les yeux qui brillent de larmes contenues. Elle ne dit rien.Elle regarde son père, le menton tremblant. Sa mère, Sherine, quil’observe en souriant la prend dans ses bras et la serre très fort.La maman d’Haya porte un voile, elle sourit tout le temps et a l’airtrès douce. Contrairement à Amin, elle ne parle pas du tout français,alors Gabriel ne sait jamais trop quoi lui dire, à part merci. Merciquand elle lui offre un thé, une citronnade, merci quand il aide Hayapour ses devoirs et qu’elle leur rapporte de chouettes gâteaux à lapistache pour le goûter…

—  Gabrriel, tu veux bien aider pour le devoir de français  ?demande soudain Haya en s’arrachant des bras de sa mère.

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Gabriel retient un soupir. Le texte à étudier est ennuyeux aupossible, mais bon, puisque de toute façon, il doit répondre auxquestions et le rendre au prof, autant s’amuser en le faisant tous lesdeux.

— Okay, fait-il en la suivant dans sa chambre.Nour, sa petite sœur de deux ans, se met debout dans son lit à

barreaux dès qu’elle les voit entrer et elle se met à gazouiller. Gabriellui fait une grimace et elle éclate de rire. Elle est trop marrante, Nour,elle rigole tout le temps.

—  Franchement, j’échangerais bien ta petite sœur contre monfrère, dit-il en s’asseyant sur un coin de son lit.

Une lueur amusée s’allume dans les yeux d’Haya. Elle ne connaîtpas Mathias, mais pour le peu qu’elle sait, Gabriel ne s’entend pas dutout avec son frère aîné. Ce qu’elle a un peu de mal à comprendreparce qu’il est difficile de se fâcher avec Gabriel. Il est tout le tempsen train de sourire, il est patient, doux, curieux d’apprendre deschoses venant d’autres cultures et de pays lointains. Il sait écouter etsurtout, surtout, il est courageux. Il n’a pas peur de ce que pensent lesautres quand ils les voient marcher tous les deux dans la cour ducollège. Il se moque de leurs regards méchants ou de leurs insultesracistes prononcées lâchement à voix basse. Sans lui, sans son amitié,elle aurait été complètement seule face à tous ces enfants qui ladétestent ou qui l’ignorent, et ça aurait été plus dur, bien plus dur…

— Désolée, mais j’échangeourais Nour pour rien au monde, dit-elle en la prenant dans ses bras.

—  Pff… t’es vraiment qu’une sale égoïste  ! répond Gabriel enplaisantant.

Haya s’esclaffe puis sort de la chambre avec Nour dans les braspour la confier à sa mère. Quelques instants plus tard, elle revient etvoit que Gabriel a sorti ses affaires de cours et s’est déjà mis autravail.

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— Tu peux le lire ? demande-t-elle en lui montrant le texte, c’estplus facile pourr moi.

Gabriel fait oui de la tête et se met doucement à lire.

Quand Gabriel et Haya sortent de la chambre, leurs devoirsterminés, la télévision du salon est allumée et Amin joue avec Noursur le canapé.

— Tu restes dîner, Gabriel ? Sherine a préparé des kebbés, proposeAmin en chatouillant Nour qui explose de rire.

Gabriel hausse les sourcils.— Des kebbés ?—  Ce sont des boulettes de viande. On les mange avec du

bourghol, explique aussitôt Amin, d’un ton gourmand.Gabriel ne demande pas ce qu’est le bourghol. Il sait que c’est du

blé dur sans son et la base de nombreux plats du Moyen-Orient.Haya lui en a déjà fait goûter. Il est beaucoup plus intéressé par cettehistoire de boulettes de viande qui ont l’air vraiment super.

—  Euh, ben, je sais pas trop… il aurait fallu que je préviennemaman, mais…

Il réfléchit, hésite, puis ajoute d’un ton déçu :— Non, il est déjà tard, je ne peux pas. Mais une prochaine fois ce

serait génial.Amin lui sourit d’un air compréhensif, puis Gabriel prend

poliment congé en essayant d’ignorer les gargouillis dans son ventreet la délicieuse odeur qui se dégage de la cuisine.

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— Gaby !Gabriel pivote et croise le regard de Théo. Il est accompagné

d’Erwan, un grand gaillard aux joues rouges, et de Lucas, un petitblondinet au gros nez aplati et aux yeux bruns fuyants.

—  On a fini plus tôt, on pourrait aller jouer au foot au stade,qu’est-ce que t’en dis ? suggère Théo.

Gabriel grimace.— Non. J’ai dit à maman que je m’occuperais de ma grand-mère

après les cours.Théo lui lance un regard surpris.— Elle est sortie de l’hôpital ?Gabriel hoche la tête.— Depuis trois mois.Théo sourit.— Cool…Puis il regarde Haya qui se tient silencieusement près de Gabriel.— Tu peux venir, si tu veux.

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Cette dernière secoue la tête.— Non, je…Lucas l’interrompt aussitôt et grogne en regardant Théo :— Eh ! qu’est-ce que tu fais ?Théo lui jette un regard surpris.— Quoi ?—  Pas question d’emmener cette fille avec nous, décrète Lucas

avec un rictus dégoûté.Gabriel fronce les sourcils.— C’est quoi le problème ?Haya pose doucement sa main sur son bras.—  Laisse… c’est pas grave… Je ne voulais pas aller de toute

façon…Gabriel la dévisage, mécontent.— Si, c’est grave.Reportant son attention sur Lucas, il demande :— Alors ? C’est quoi le problème ?— Le problème, c’est elle ! crache soudain Erwan.Puis il se tourne vers Haya.— Rentre chez toi ! On veut pas de gens comme toi ici !—  Ouais  ! les gens comme vous, ils foutent la merde partout  !

ajoute Lucas.— On ne veut pas des réfugiés ! redit Erwan.Gabriel les regarde sans comprendre la haine qui luit dans leurs

yeux. Ni Lucas ni Erwan ne connaissent Haya. Ils ne lui ont mêmejamais parlé. D’ailleurs, elle ne parle à personne. Elle reste discrète etne se mêle pas des discussions des autres. Elle ne dit jamais rien deméchant. Non, jamais.

— C’est moi, ou vous êtes vraiment débiles ? demande Gabriel ensentant la colère doucement l’envahir.

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— J’ai dit « laisse », lâche tout à coup Haya avant de remonter labretelle de son sac à dos sur son épaule et de s’éloigner.

Gabriel la rattrape en quelques enjambées.— Eh, attends !Haya ne se retourne pas. Elle continue de marcher sans dire un

mot.— T’es fâchée ? s’enquiert Gabriel, inquiet.Haya soupire. Non, elle n’est pas fâchée. Elle n’a simplement pas

envie de lui expliquer qu’elle peut se défendre seule. Et que si ellen’a pas répondu aux propos insultants de ces deux garçons, ce n’estpas par peur, par manque de fierté ou de dignité, mais parindifférence. L’indifférence qu’elle ressent pour ces gens. Cesétrangers.

— Non. Je m’en fiche.Gabriel hausse les sourcils.— Tu t’en moques ? Sérieux ?Haya lève la tête et plante ses grands yeux dans ceux de Gabriel.— Avant, il y a une année, avec mon père et ma mère, on faisait

des soins aux blessés et on comptait les morts dans les maisonstombées de nos voisins. Alors tu vois, il y a des choses plus graves.

Gabriel ne sait pas quoi dire. La mort, il n’y pense jamais. Enfinbien sûr, il sait que ça existe et que c’est le genre de choses qui peutarriver quand on est vieux comme grand-mère, mais ça resteabstrait. Lointain.

Il inspire profondément et pose la question qu’il s’était toujoursretenu de lui poser jusqu’à présent.

— C’était comment ? Là-bas ?Haya détourne les yeux. Elle ignore comment décrire le bruit des

obus qui s’écrasent sur les immeubles. Les façades éventrées. Lesvies soudain interrompues, un plat chaud sur la table, les pots à

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épices bien alignés, les photos des enfants encore accrochées auxmurs…

— C’était la guerre, finit-elle par répondre.La guerre… Pour Gabriel, la guerre, c’est ce qu’il apprend en

cours et ce qu’il voit parfois dans les journaux à la télé ou surinternet. Mais ça reste irréel, comme dans les films, et puis c’esttoujours ailleurs, chez les autres. Il est sûr que ça ne pourrait pasarriver ici, en France, dans son pays, en tout cas pas à cette époque.Mais maintenant, maintenant qu’Haya lui a parlé de son pays, de lavie normale qu’elle avait avec sa famille, de ses amies de l’école, desfilms et de la musique qu’elle aimait, il se dit que ce n’était peut-êtrepas si différent d’ici… et il se pose des tas de questions. Desquestions auxquelles il n’avait jamais songé auparavant.

— Dis, tu ne veux pas venir à la maison pour une fois ? Y’auraque grand-mère et moi, fait Gabriel en se forçant à sourire.

Haya le dévisage puis hoche la tête en se disant  : « Après tout,pourquoi pas  ?  » Ses parents ne risquent pas de s’inquiéterpuisqu’elle a fini les cours deux heures plus tôt. Et puis elle estcurieuse de découvrir l’endroit où habite Gabriel. Depuis qu’ils seconnaissent, il vient souvent chez elle, mais elle n’a jamais faitl’effort de venir chez lui. Ce qui n’est pas très juste.

— C’est loin ? demande-t-elle.Gabriel secoue la tête et lui dit :— Suis-moi.

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Quand Gabriel rentre à la maison, il trouve grand-mère en trainde tricoter. Grand-mère tricote beaucoup. Parfois elle joue au Scrabbleavec une application sur le téléphone qu’Esther lui a offert quand elleest tombée malade, mais elle dit que ça fatigue ses yeux plus que letricot. Gabriel aime beaucoup sa grand-mère. Elle n’a pas uncaractère facile, ça, c’est sûr, parfois elle peut même être terrifiante,mais elle est très intelligente et, parfois, irrésistiblement drôle.

—  Coucou mamie, j’ai ramené une copine à la maison, fait-il enentrant dans le salon, Haya sur les talons.

Grand-mère pose immédiatement son tricot et regardeintensément la jeune fille.

— Alors c’est toi Haya ? devine-t-elle.Haya hoche la tête.— Oui, madame.— Gabriel m’a beaucoup parlé de toi, tu sais.Haya rougit et reste prostrée sans répondre.

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— Ça se passe bien à l’école ? Ce n’est pas trop difficile ? demandegrand-mère.

Haya secoue la tête.— Non. Gabriel aide pour devoirs et explique…— Pff… le problème, c’est pas les cours, c’est les crétins, soupire

Gabriel.Grand-mère lève un œil interrogateur.— Quels crétins ?Gabriel hausse les épaules.— Lucas, Erwan, les autres… ils ne sont pas cool avec elle…Grand-mère fronce sévèrement les sourcils.— Qu’ont-ils fait ?— Rien, répond Haya en lançant un regard suppliant à Gabriel.Mais ce dernier n’a pas l’intention de mentir à grand-mère.—  Ils lui ont dit de rentrer chez elle, et qu’ils ne voulaient pas

d’elle.Grand-mère pince les lèvres. Si Haya avait emménagé dans une

grande ville, elle serait passée inaperçue et n’aurait probablement pasété confrontée à ce genre de problème… mais ici à Plougalec, ici oùtout le monde se connaît parfois depuis plusieurs générations, c’était,elle devait bien le reconnaître, nettement plus difficile…

—  Ne fais pas attention à ce que ces garçons racontent. Ils neréfléchissent pas à ce qu’ils disent…

— Vous savez, je sais ce quoi pensent les gens de ce pays, répondHaya d’un air désabusé.

Les différences de cultures, de religions… Grand-mère connaît çapar cœur. Elle sait les problèmes que ça pose. Elle ne jette la pierre niaux uns ni aux autres. Elle regrette juste, parfois, qu’il n’y ait pas plusde tolérance et de compréhension de part et d’autre.

Grand-mère avance vers elle et lui sourit :

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—  Je sais que ce n’est pas facile… mais un jour, bientôt, turéaliseras que les gens d’ici ne sont ni pires ni meilleurs qu’ailleurs etqu’il leur faut juste un peu de temps.

Haya hausse les sourcils, avec l’air de ne pas y croire du tout. Puiselle regarde grand-mère dans les yeux.

—  Ils ne veulent pas de nous… ils pensent qu’on est venus icipour de mauvaises raisons, ils croient que nous avons le choix… maisle seul choix qu’on a fait, c’était celui de ne pas mourir…

Le sourire de grand-mère s’élargit, puis elle tend la main versHaya et lui ébouriffe les cheveux.

— C’était un bon choix.

Mathias entre dans la cuisine et regarde Gabriel et la gamine quise tient près de lui. Ils sont en train de discuter avec grand-mère. Elleleur a fait des galettes pour le goûter. Ils semblent bien s’amuser.

— Salut, fait-il en lançant un regard curieux vers Haya.Cette dernière hoche la tête timidement sans le regarder vraiment.— Moi, c’est Mathias.Gabriel tourne aussitôt la tête vers lui.— T’es pas à l’entraînement ?— T’as d’autres questions idiotes comme ça ? T’as qu’à ouvrir les

yeux, tu vois bien que non, ricane Mathias avant de se tourner versgrand-mère.

— Il reste des galettes, mamie ?Cette dernière se lève aussitôt et se dirige vers le frigo pour y

prendre la pâte qu’elle vient à peine de ranger tandis qu’Haya, de soncôté, observe le grand frère de Gabriel attentivement. Costaud, lesyeux marron clair, la voix forte et grave, Mathias semble occuper

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toute la place à lui tout seul. L’atmosphère s’est alourdie dès qu’il estentré dans la cuisine. Les traits du visage de Gabriel se sont crispés. Ilbouge à présent nerveusement sur sa chaise comme s’il hésitait à selever et s’en aller.

—  Bon, je vais montrer ma chambre à Haya, mamie, déclaresoudain Gabriel en lui faisant signe de le suivre.

Haya se lève aussitôt de sa chaise. Mathias fronce les sourcils encroisant les bras.

—  Maman sait que tu l’as invitée  ? demande-t-il en désignantHaya du menton.

Gabriel plisse les yeux et rétorque d’un ton agressif :— Non, pourquoi ? Ça te gêne qu’elle soit là ? Parce que si c’est le

cas, j’en ai rien à faire.Mathias lève les yeux au ciel.— C’est pas ce que j’ai dit.— C’est ça, ouais…Aussitôt Gabriel prend la main d’Haya et l’entraîne hors de la

cuisine.

Grand-mère suit un instant Gabriel et Haya des yeux tandis qu’ilsquittent précipitamment la pièce, et se tourne vers Mathias enfronçant les sourcils.

—  Je croyais que tu avais dit que tu essaierais d’être plus gentilavec ton petit frère ?

— Mais je suis gentil, la preuve : je ne l’ai pas encore assommé.Grand-mère plisse les yeux.— Tu te crois drôle ?

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—  Mamie, c’est lui qui me déteste et qui me cherche toujours.Moi, j’ai rien fait de mal.

— Tu es l’aîné, tu devrais faire un effort. Gabriel a un cœur d’or…Mathias lève les yeux au ciel.—  On voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que d’avoir un

frère !Le visage de grand-mère s’assombrit d’un coup.— Je n’en ai plus, tu as raison.Mathias hausse les sourcils, surpris.— « Plus » ? Tu veux dire que… ?Grand-mère hoche la tête.— Autrefois… il y a bien longtemps… il était plus âgé que je ne

l’étais, mais il prenait toujours du temps pour jouer avec moi et meparler… je l’aimais beaucoup…

— Il… il est mort, c’est ça ?Grand-mère a le regard dans le vide. Mathias s’approche d’elle.— Mamie ?Elle cligne des yeux comme si elle se réveillait d’un songe, puis se

tourne vers lui.— Oui, il est mort… Bah, c’était il y a bien longtemps et je n’ai pas

l’intention de ressasser ces vieilles histoires…Elle se force à sourire et demande ensuite d’un ton faussement

enjoué :— Tu veux une autre galette ?Mathias reste un instant à la regarder, songeur. Il ne sait pas

grand-chose concernant la famille de grand-mère. Elle n’en parlejamais. Elle dit juste de temps en temps « ma mère me disait ceci oucela, c’est ma grand-mère qui m’a appris à…  », mais en yréfléchissant, il ne savait ni qui étaient ces gens, ni ce qu’ils faisaient,ni même où ils habitaient. Il ne connaît que les grands-oncles, grands-tantes, petits-cousins et petites-cousines de la famille de papy.

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— Oui, je veux bien une autre galette, répond-il en s’asseyant.

Haya est assise par terre près de Gabriel. Ils jouent aux jeux vidéo.Soudain, elle demande :

— Pourquoi tu ne t’entends pas avec Mathias ?Gabriel se fige et prend quelques secondes de réflexion avant de

répondre :— Je ne sais pas. C’est comme ça depuis qu’on est tout petits.— Mais tu ne l’aimes pas ?Gabriel hausse les épaules.— Si, parce que c’est quand même mon frère… c’est juste que je

ne le supporte pas…Il pousse un soupir et ajoute :—  En tout cas, si je trouve un jour une lampe et qu’un génie

m’accorde trois vœux, mon premier sera d’expédier Mathias à l’autrebout du monde…

Haya hausse les sourcils.— Un « génie » ?Gabriel prend quelques secondes de réflexion, puis se souvenant

d’un film qu’il a vu, il dit :— C’est comme un djinn…Haya s’esclaffe aussitôt.— Je ne suis pas soure que tes parents sont d’accord !Gabriel grimace. Non, ils ne le seraient sûrement pas. Surtout

papa. Il tient bien trop à son champion en herbe. Mais bon, ondemande ce qu’on veut quand on fait un vœu, non ?

—  Ah ouais  ? Et tu demanderais quoi, toi, si t’avais droit à unvœu ?

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Haya s’arrête soudain de rire. Elle réfléchit puis déclare d’un tonsérieux :

— Je voudrais que la Syrie redevienne comme avant la guerre.Gabriel n’est pas surpris. S’il était à sa place, il demanderait

sûrement la même chose. Et puis il voudrait aussi revenir chez luipour revoir sa maison, sa famille, son école, ses amis…

— Et après ?— Après quoi ? demande Haya.— Ton deuxième vœu ? l’interroge Gabriel.Haya fait une drôle de tête comme si elle se concentrait et répond :— Une tarte aux fraises boucou grande !Gabriel rit. Depuis son arrivée en France, Haya a découvert les

tartes aux fraises. Elle les adore et pourrait en manger des dizaines !— Et moi, un éclair au chocolat gigantesque avec ses Smarties sur

le dessus  ! s’exclame Gabriel avec une lueur gourmande dans leregard.

— Des « Smarties » ?— De petits bonbons ronds fourrés au chocolat.Haya sourit jusqu’aux oreilles.— Oh oui, alors ! Ça, ce serait bien aussi !

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— Mamie, je peux entrer ?Gabriel n’attend pas la réponse parce que grand-mère est un peu

sourde, alors il ouvre la porte de sa chambre doucement et trouve lavieille dame assise, en train de lire sur son lit. Près d’elle, sont étalésun grand carnet noir, des photos et des lettres jaunies.

—  Gabriel, tu pourrais frapper avant d’entrer  ! gronde-t-elle enrabattant la couverture sur les lettres, les photos et le carnet étalésprès d’elle.

Gabriel fait les yeux ronds puis baisse la tête, gêné.— Je voulais te dire que le repas est prêt et que maman a…Grand-mère ne l’écoute pas et le coupe sèchement en repliant la

lettre posée devant elle :—  Tu as entendu ce que je viens de te dire  ? La prochaine fois,

frappe avant d’entrer.— D’accord, pardon, je suis désolé, répond aussitôt Gabriel d’un

air confus.

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Il ne comprend pas pourquoi grand-mère lui fait aussi durementla leçon. Il a fait une bêtise en entrant dans sa chambre sans luidemander la permission, c’est certain, et il n’est d’ailleurs pas près derecommencer, mais…

— Je ne le referai plus, ajoute-t-il avant de lever de nouveau la têteet de tressaillir, surpris, en croisant son regard.

Les yeux de grand-mère sont rouges comme si elle venait depleurer. Or grand-mère ne pleure pratiquement jamais. Enfin si,Gabriel l’a vue pleurer à l’enterrement de papy, mais c’était lapremière fois et il ne l’a jamais vue verser une larme depuis. Faut direque grand-mère a un sacré tempérament, c’est elle qui remontetoujours le moral de tout le monde, et même quand elle était malade,elle répétait sans cesse qu’il ne servait à rien de se lamenter, qu’ellerefusait de s’apitoyer sur son sort et qu’elle avait bien l’intention deprofiter de chaque minute, de chaque seconde des moments qui luirestaient à vivre. Bref, grand-mère est une dure à cuire, alors à la voircomme ça, aussi fragile, aussi démunie, Gabriel se sent complètementperdu.

— T’es sûre que tu vas bien ? T’as l’air toute triste…Grand-mère se fige aussitôt.— Je ne suis pas triste…— Si, t’es triste, rétorque-t-il en soupirant.Elle inspire profondément et répond d’une voix un peu trop

rauque :— Je me remémorais simplement de vieux souvenirs…Gabriel grimace, intrigué, en regardant les lettres qui dépassent de

la couverture. Pourquoi grand-mère les a-t-elle recouvertes aussibrusquement ? Elle avait réagi comme si elle voulait cacher quelquechose.

— Bon, allez, ne reste pas planté là ! Va dire à ta mère que je vousrejoins d’ici quelques instants pour dîner, ordonne-t-elle soudain en

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se levant de son lit.Gabriel hésite, mais, en voyant son visage fermé, il hoche

docilement la tête et quitte la chambre sans oublier de bien refermerla porte derrière lui.

—  Prenez une feuille. Vous avez vingt minutes, fait la prof dephysique, madame Ledru, une petite brune toute maigre à cheveuxcourts, en sortant un tas de polycopiés.

Elle le tend à ceux qui se trouvent au premier rang, ils fontaussitôt passer à ceux qui se trouvent derrière eux, et ainsi de suite.Certains dans la classe ont une boule dans l’estomac parce que lesinterros de madame Ledru sont généralement très difficiles et qu’ellenote «  sec  ». D’autres s’en moquent complètement parce qu’ilsn’aiment pas la physique et qu’ils se fichent de leur moyenne, maistous se taisent prudemment parce que quand madame Ledru estcontrariée, elle hurle avec une voix si stridente qu’elle vous perce lestympans et vous fait dresser les poils sur la peau (quelques-unsaffirment qu’elle peut même, parfois, coller la migraine, déboucherles éviers, faire s’écrouler les murs, rendre fous les oiseaux…).

— Gabrriel ? dit Haya en lui tendant une feuille.Gabriel qui regardait par la fenêtre se tourne vers elle et prend le

polycopié sans un mot. Haya le dévisage, étonnée.Depuis ce matin, Gabriel a l’air soucieux. Il se contente de

répondre par oui ou non et demeure, le reste du temps, parfaitementsilencieux.

— Tout va bien ?Gabriel lève la tête vers elle.— Oui, pourquoi ça n’irait pas ? demande-t-il étonné.

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Haya pousse un soupir et répond avant de commencer à écrireson nom sur la feuille :

— Pour rien.

La cloche retentit, tous les élèves se précipitent vers la cantinetandis qu’Haya attend patiemment que Gabriel ait fini de ranger sesaffaires. Quelque chose ne va pas. Il a beau prétendre le contraire,Haya sent bien qu’il n’est pas comme d’habitude. Fronçant le nez, ellese dirige vers lui.

— Tu vas rester comme ça boucou longtemps ?Gabriel hausse les sourcils.— De quoi tu parles ?— Tu ne parles pas. Tu as une drôle tête.Gabriel ne peut s’empêcher de sourire.— Tu veux dire « une drôle de tête » ?— Oui. Une tête drôle, bizarre, pas normale, moche.Cette fois, il s’esclaffe. Haya a appris tant de choses en si peu de

temps. Elle a encore un peu de mal avec le subjonctif, lesdéterminants et les pronoms, mais il se demande comment elle a faitpour assimiler une langue aussi complexe que le français avec cetterapidité. Il se dit aussi que s’il avait été à sa place et avait dûapprendre l’arabe, il n’y serait probablement pas parvenu aussifacilement.

— Je suis désolé. Je pense à des trucs…— Quels trucs ?—  Au sujet de ma grand-mère. L’autre jour, je l’ai vue pleurer

dans sa chambre… elle lisait de vieilles lettres.— Tu crois que ta grand-mère a un problème ?

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— Je crois surtout qu’elle cache quelque chose…Haya hausse les sourcils.— Pourquoi tu ne demandes pas ?Gabriel esquisse un rictus. Par nature, il pose peu de questions. Il

préfère observer, car il sait, en dépit de son manque d’expérience, queles gens mentent mieux avec leurs lèvres qu’avec leurs actes. Mêmegrand-mère. Quelque chose la perturbe. Il le sent. Et même si elle faitsemblant de rien et affiche de temps à autre un sourire, il voit bienque ses yeux, eux, ne sourient plus vraiment depuis qu’il l’a surpriseà lire ces vieilles lettres.

— Parce que ça ne servirait à rien.Haya réfléchit. Elle n’aime pas voir Gabriel inquiet, mais d’un

autre côté, sa grand-mère a bien le droit d’avoir son jardin secret. Ceslettres dont il parle sont peut-être celles du grand-père de Gabriel.Peut-être ce dernier lui manque-t-il simplement. Après tout, la grand-mère d’Haya était très triste, elle aussi, quand elle avait perdu sonmari, si triste d’ailleurs qu’elle n’avait pas voulu quitter son paysavec eux pour ne pas abandonner sa tombe.

— Tu sais, je crois qu’il faut respecter le silence chez les autres… Ilfaut les laisser tranquilles… Ta grand-mère a le droit d’avoir cequ’elle veut dans son cœur.

— En gros, tu me dis que ça ne me regarde pas, c’est ça ?Haya lui sourit.— C’est ça.

— Eh, Gabriel  ! hurle Théo en voyant Haya et Gabriel quitter lecollège.

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Ces derniers se tournent vers lui et le regardent s’approcher ensouriant.

—  Vous savez la meilleure  ? Il paraît que Ducroc s’est cassé lajambe et qu’il va être absent pendant au moins un mois. Cool, non ?

Haya fronce les sourcils. Elle ne voit pas en quoi c’est une bonnenouvelle. Monsieur Ducroc, le professeur d’histoire, est très gentil etil l’a beaucoup aidée quand elle avait du mal à lire. Lire le français estbien plus difficile que de le parler. Et écrire dans cette langue l’estencore plus. L’alphabet, le sens dans lequel on doit écrire, laprononciation, tout change… et encore aujourd’hui, Haya se sentparfois comme une petite fille à son premier jour d’école. Elle estconsciente de toutes les difficultés et sent souvent son ventre se tordred’angoisse quand elle songe à tout ce qu’il lui reste encore à assimiler.

— Tu crois qu’il y aura un remplaçant ? demande Gabriel.— J’espère bien que non ! s’exclame Théo.— C’est dommage… J’aime bien écouter l’histoire et géographie,

dit Haya en soupirant.Théo écarquille les yeux.— Tu aimes les cours d’histoire-géo ?Haya acquiesce.—  Oui, parce que le passé explique le présent. Il explique le

monde.Théo la regarde comme si elle avait perdu la tête puis se tourne

vers Gabriel.— Elle est sérieuse, là ?Gabriel rit.— Je crois bien que oui !Théo pousse un profond soupir.—  Je comprends mieux pourquoi vous vous entendez bien tous

les deux.

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Gabriel jette un regard discret à Haya. Théo a raison. Il s’entendbien avec Haya parce qu’elle est intelligente et qu’elle est comme lui :avide d’apprendre, mais pas seulement. Elle a une façon différente devoir le monde et de l’aimer. Une belle façon. Et ça, en dépit de tous lesdrames qu’elle a vécus.

— Bon, on doit rentrer. Salut, fait Gabriel avant de s’éloigner avecHaya dans la rue.

— Mamie ?Grand-mère ouvre les yeux et croise aussitôt le regard de Gabriel.

Haya se tient, souriante, à ses côtés.—  Les enfants, vous êtes déjà rentrés  ? fait grand-mère en se

levant doucement du fauteuil où elle s’était assoupie. Oh, mais quelleheure peut-il bien être ?

Haya s’approche de la vieille femme et lui tend aussitôt une boîteplastifiée.

— Bonjour. Maman a fait un cadeau pour vous, annonce Haya enlui souriant. C’est des chamiya.

Grand-mère ouvre la boîte et regarde les gâteaux. Des baklawas…elle sourit et elle se souvient. Elle se souvient de l’odeur des amandeset de la pistache… elle se souvient des rires de son père et de sa mère,elle se souvient des chants de son enfance…

— Merci Haya, fait-elle en lui caressant la joue.Puis elle se retourne et marche jusqu’à la cuisine.— J’ai préparé une tarte aux pommes, venez…

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C’est la récré. Gabriel et Haya discutent en plaisantant avec Théo.Les deux premiers cours de la matinée se sont écoulés avec unelenteur désespérante et Gabriel s’est de nouveau endormi, ce qui luia valu une remarque terrible du prof d’anglais.

— Tu vas te faire détruire au prochain conseil de classe, tu peuxen être sûr, prévient Théo avec un sourire amusé.

Gabriel hausse les épaules.—  Que veux-tu que j’y fasse  ? C’est pas comme si je le faisais

exprès.— Je sais, mais n’empêche… C’est comme mettre un panneau au-

dessus de ta tête qui dit  : «  Désolé, mec, mais je me fais chier  »,ricane Théo.

— Moi j’aime bien l’anglais, remarque Haya.Théo grimace et réplique :— Pourquoi ça ne m’étonne pas ?La cloche sonne, Théo et Gabriel poussent un soupir, puis ils

rejoignent au ralenti le mur du préau où ils ont posé leurs sacs de

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cours.— Où… où est mon sac ? s’écrie Haya en le cherchant des yeux.Théo et Gabriel échangent un regard contrarié. Erwan, Lucas et

plusieurs autres élèves passent près d’eux en pouffant. Gabrielfronce les sourcils et se dirige aussitôt avec Théo vers les toilettes desgarçons. Quand des élèves décident de s’en prendre à quelqu’un oude lui faire une sale blague, ils cachent toujours ses affaires dans lestoilettes. Gabriel ne voit pas en quoi ils trouvent ça drôle. Il ne lescomprend pas.

— Tu le vois ? lance Théo en regardant sous les lavabos.Gabriel ne répond pas et pousse une porte, puis une deuxième…— Et merde…— Quoi ? demande Théo dans son dos.Gabriel se penche et soulève le sac à dos bleu d’Haya, qui se

trouvait dans la cuvette des WC.— Les cons… murmure Théo en voyant une petite flaque d’eau

se former sous le sac.Gabriel soupire, l’ouvre et retire un livre. La moitié du bouquin

est trempée, fichue, comme les cahiers et la plupart des cours.— On peut peut-être les faire sécher, suggère Théo. Une fois sec,

ça devrait aller, non ?Gabriel fronce les sourcils. Il est furieux. Furieux parce qu’il sait

que les parents d’Haya n’ont pas les moyens de lui racheter descahiers ni de payer les livres abîmés et qu’Amin vient seulement detrouver un travail. Furieux contre la bêtise et la méchanceté de tousces crétins…

— J’ai cherché parrtout, mais j’ai pas trouvé et…Haya est entrée dans les toilettes des garçons et s’est

immédiatement figée en voyant l’eau qui transperce le tissu de sonsac à dos et les gouttes qui coulent à présent une à une sur le sol.

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—  Il est mouillé, il faut tout faire sécher, déclare Gabriel avantd’ajouter : Viens. On va chez le CPE.

Le conseiller principal d’éducation, monsieur Leduc, n’est pas lemec le plus avenant du monde. Il est même du genre antipathique,mais ils n’ont pas le choix. Ils ne sont pas allés en cours avec lesautres et ils vont de toute façon devoir justifier leur absence. De plus,Gabriel n’a pas l’intention de laisser ceux qui ont fait ça s’en tireraussi facilement. Ah ça non, pas question.

— Attends, tu veux les balancer ? s’exclame Théo choqué.—  Erwan et Lucas sont des abrutis, se contente de répondre

froidement Gabriel tandis qu’ils traversent la cour.— C’est pas une raison… Tu sais qu’ils vont te faire la misère si

tu fais ça…— Je m’en fous !En temps normal, Gabriel aurait réglé ça tout seul, comme la

plupart des élèves d’ailleurs. Aller cafarder au bureau du CPE est untruc que personne ne fait. Mais il ne s’agit pas de lui. Il s’agit d’Haya.Et Haya est sans défense. Elle ne peut pas racheter ce qui a étéabîmé. Et c’est la seule solution pour contraindre les familles de cesidiots à rembourser les affaires détériorées.

—  Gabrrriel, je ne veux pas créer des problèmes, lui faitremarquer soudain Haya.

— Les problèmes, ce sont eux qui vont en avoir, déclare Gabrielavec une telle détermination dans le regard qu’Haya et Théopréfèrent garder le silence.

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En sortant du collège, Haya n’a pas voulu rentrer directementchez elle. Elle a demandé à Gabriel si elle pouvait d’abord passer chezlui afin de finir de sécher son sac de cours et ses livres avec un sèche-cheveux.

— Tu es certaine de ne pas vouloir le dire à tes parents ? demandeGabriel tandis qu’ils franchissent le portail de sa maison.

Elle secoue la tête. Non, elle ne veut pas raconter à Amin etSherine ce qu’il s’est passé. Elle ne veut pas qu’ils s’inquiètent. Entout cas, pas encore. Elle préfère attendre que le CPE ait convoqué lesparents d’Erwan et de Lucas avant de leur en parler.

— Tu n’as rien fait de mal, je suis sûr qu’ils comprendront, insisteGabriel.

— Ce n’est pas pour ça…— Alors pourquoi ?—  Je t’ai dit que c’est pas important… Ces idiots me font pas

peurrr… Je peux me débrouiller.

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Gabriel pousse un profond soupir. Erwan, Lucas et tous les autresignorent qui elle est. Ils ignorent que, contrairement aux autres filles,Haya n’a pas peur des coins sombres, des araignées, des serpents oudes petits garçons stupides et lâches comme eux. Ils ignorent qu’elle aseulement peur des chars et des hommes avec des fusils. Qu’elle apeur des armes, des balles qui fusent et des bombes, ils ignorentqu’elle a surtout peur de perdre les gens qu’elle aime…

—  Je sais, mais ça ne veut pas dire que tu dois tout accepter,rétorque-t-il en souriant avant de pousser la porte d’entrée.

Un rictus déforme les lèvres d’Haya.— Je n’en ai pas l’intention.— Mamie ?Gabriel et Haya cherchent grand-mère du regard, mais elle n’est

ni dans la cuisine, ni dans son fauteuil. Gabriel fronce les sourcils. Entout cas, une chose est sûre, elle ne serait pas partie sans avoir ferméla porte à clef. Elle se trouve donc forcément dans la maison.

— Elle doit être dans sa chambre, suggère Gabriel en se dirigeantvers le couloir. Mamie ?

Il frappe, une fois, deux fois fort –  il ne veut pas de nouveau sefaire gronder –, puis finit au bout d’une ou deux minutes de silencepar entrer.

— Grand-mère ?Mais grand-mère n’est pas sur son lit. Elle est allongée,

inconsciente, sur le sol.—  Mamie  !!! Haya, viens vite  !!! hurle Gabriel en se ruant près

d’elle.Haya se tient dans l’encadrement de la porte. Elle se précipite à

son tour et pose ses doigts sur la jugulaire de la vieille dame.—  Elle respire, observe-t-elle d’un ton calme. Il faut appeler

docteur.Mais Gabriel ne bouge pas, il reste prostré.

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— Gabriel !!!Haya traverse alors en deux pas la distance qui les sépare, puis

gronde d’un ton incroyablement autoritaire :— Le docteur !Gabriel réagit enfin. Il se rue vers le téléphone fixe qui se trouve

au salon et compose, en tremblant, le 15, le numéro du SAMU.

L’hôpital est plein de personnes qui vont et viennent. Assis dansla salle d’attente, papa et maman boivent un café. Ils ne parlent pas.Ils attendent, angoissés, que les médecins leur donnent des nouvellesde mamie.

—  Grand-mère… elle tenait ça dans sa main, fait Gabriel ensortant une lettre de sa poche.

Esther la prend et sourit d’un air triste.— Ça doit être une lettre écrite par sa mère.Gabriel hausse les sourcils, étonné.— Mais c’est écrit en arabe.— Pas en arabe, en persan, rectifie Esther.Mathias, qui se tient près d’eux, écarquille les yeux.— En persan ?—  Grand-mère vous en parlera quand elle ira mieux… si elle le

souhaite, répond maman d’un ton qui indique qu’elle n’a pasl’intention d’expliquer ou d’ajouter quoi que ce soit d’autre.

Mathias et Gabriel échangent un regard perplexe. Grand-mère litle persan  ? Et pourquoi leur arrière-grand-mère lui écrivait-elle enpersan  ? C’est quoi ça d’ailleurs le persan  ? Obsédés par la mêmequestion, tous deux sortent, sans même se concerter, leur portable deleur poche et trouvent rapidement la réponse sur le moteur de

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recherche  : le persan est une langue indo-iranienne parlée en Iran,Afghanistan, Tadjikistan…

— Euh… t’y comprends quelque chose, toi ? demande Mathias ense tournant vers Gabriel.

Ce dernier secoue la tête. Non, à vrai dire, il n’y comprend riennon plus. Et pour être honnête, il s’en moque pour l’instant. Tout cequi l’intéresse, c’est que grand-mère aille mieux et qu’elle puisserentrer à la maison.

—  Gabriel, ne reste pas debout, viens t’asseoir, ça risque d’êtreencore long, fait maman.

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Haya est préoccupée. Elle pense à Gabriel qui n’est pas venu àl’école aujourd’hui. Elle s’inquiète pour sa grand-mère. Elle a suivi lescours comme un zombie et est sortie du collège en se demandant sielle devait passer prendre des nouvelles et rapporter ses cours àGabriel. Puis elle s’est dit que non, qu’elle ferait mieux de rentrerchez elle.

— Eh, viens là, toi !Elle se tourne et voit Erwan et Lucas qui la fusillent du regard.— Qu’est-ce que vous voulez ? demande-t-elle.— C’est toi qui es allée cafter au CPE ?— Cafter ?Haya ne comprend pas ce mot, elle les regarde avec des yeux

ronds.— Rapporter, dénoncer, balancer, gronde Erwan…Elle hoche la tête.—  Ah… ça, oui. Enfin c’est Gabriel qui a dit qu’on devait le

fairrre…

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— Tu mériterais que je t’en colle une ! rugit Lucas.Haya ignore ce que veut dire « en coller une », mais elle n’a pas

besoin de connaître cette expression pour comprendre qu’il s’agitd’une menace. Le ton et le regard qu’il utilise sont assez éloquentspour qu’elle ne puisse s’y tromper.

— Si tu me frappes, tu aurrras encore plus de problèmes, fait-ellesans baisser les yeux.

Erwan et Lucas sont des gamins. Ils n’ont rien en commun avecles hommes qui la terrifiaient quand elle était en Syrie. Et elle lestrouve tellement ridicules en cet instant qu’elle ne peut s’empêcherde sourire.

— Ça te fait marrer ? s’énerve Erwan.— Que veux-tu que je dise ? Que vous me faites peurrr ?Erwan se tourne vers Lucas.— Elle se fout de nous ?—  Écoutez, je n’ai pas le temps, alorrs partez et laissez-moi

tranquille, d’accord ?Perdant patience, Lucas la pousse et manque de la faire tomber.— Eh ! Ça va pas de t’en prendre à une fille ?!Lucas, Erwan et Haya tournent la tête vers le trottoir d’en face et

croisent le regard furieux de Gabriel. Son grand frère, Mathias,l’accompagne.

— Quoi ? T’as quelque chose à dire ? demande Lucas en fusillantGabriel des yeux.

—  Lâche l’affaire, fait Mathias en rattrapant par le bras Gabrielqui s’apprêtait à traverser la rue.

— Quoi  ? Tu veux que je laisse ces deux abrutis frapper Haya ?gronde Gabriel.

—  Tu sais ce que maman va dire si tu te bats contre ces deuxnazes ? insiste Mathias.

Gabriel lève les yeux vers son frère.

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— Ouais, mais je m’en fiche !Mathias hausse les épaules et retire sa main de son bras.— Fais comme tu veux, mais ne viens pas te plaindre après… Je te

préviens, je ne viendrai pas t’aider !— Ah, parce que tu crois que je compte sur toi ? Je suis pas débile.

Je sais très bien que tu te fiches complètement de ce qu’il peutm’arriver ! rétorque Gabriel avant de traverser la rue et de rejoindre,en quelques enjambées, Haya, Lucas et Erwan.

— Foutez la paix à Haya, ou sinon…Lucas ricane alors en regardant Gabriel dans les yeux.— Ou sinon quoi ?— Sinon ça ! réplique Gabriel en lui collant un gros coup de poing

dans le ventre.Lucas, le souffle coupé, se plie aussitôt en deux.— Ça va pas, non ? T’es dingue ?! gronde Erwan.Les yeux de Gabriel se plissent de colère.— Je vous ai dit de laisser Haya tranquille, c’est clair ?— Ouais, mais on est pas d’accord ! hurle tout à coup Erwan en

frappant Gabriel au visage.Mathias, qui observait stoïquement la scène, se précipite alors

vers eux en hurlant d’un ton menaçant :— Oh toi, je t’interdis de toucher à mon petit frère !

—  Wouah  ! Qu’est-ce qu’ils ont pris  ! fait Gabriel en pénétrantdans la maison.

Mathias qui le suit de près fronce les sourcils.— Ouais, et ils ne sont pas les seuls, soupire-t-il en regardant d’un

air inquiet l’œil enflé de son frère. Je t’avais dit que c’était une

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mauvaise idée d’aller chercher Haya au collège, maman va hurlerquand elle va voir ça.

Mathias et Gabriel étaient rentrés très tard de l’hôpital et Estherles avait exceptionnellement autorisés à rester à la maison pour sereposer. Quand elle allait découvrir que non seulement ils étaientsortis se balader mais qu’en plus ils s’étaient battus, ça allaitsacrément chauffer.

—  C’est ma faute, je suis désolée, dit aussitôt Haya d’un tonconfus.

Gabriel se tourne vers elle.— Mais non, c’est pas ta faute… c’est celle de Lucas et d’Erwan,

ces gros nuls !Mathias sourit.—  Ces gros nuls, comme tu dis, ont failli te coller une raclée. Si

j’avais pas été là…Les lèvres de Gabriel s’ourlent en un sourire.— … mais t’étais là…Mathias lui assène une petite tape sur la tête.— Ouais, j’étais là. Allez, viens, on va soigner tout ça.Haya sourit. La grand-mère de Gabriel allait s’en sortir. Du moins,

c’est ce que les garçons lui avaient dit sur le chemin du retour. Etcerise sur le gâteau, Mathias et Gabriel ne se disputaient plus. Ilss’étaient soutenus et comportés comme de vrais frères. C’était un peubête qu’il ait fallu une bagarre pour en arriver là, bien sûr, mais c’étaitcomme si pour la première fois, ces deux-là étaient enfin parvenus àse comprendre. Et ça, ça n’avait pas de prix.

— Je peux aider si vous voulez, je sais faire quoi pour soigner lesblessures, j’ai l’habitoude, précise-t-elle en les rejoignant dans la sallede bains.

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Allongée sur son lit, grand-mère sourit à Gabriel et Mathias. Tousdeux sont étrangement calmes. Ils osent à peine bouger. Ça faitmaintenant une semaine que grand-mère est hospitalisée, lesdocteurs disent qu’elle s’est bien rétablie et qu’elle pourra sortirbientôt.

—  Votre maman m’a dit pour la lettre, vous devez vous poserbeaucoup de questions, fait grand-mère.

—  Elle a dit que c’était ta mère qui avait dû l’écrire, répondMathias.

—  Et elle a aussi dit que l’écriture bizarre, c’était du persan,ajoute Gabriel.

Grand-mère hoche la tête.— C’est vrai.Gabriel se mord les lèvres puis demande d’un ton gêné :— Euh… comment… enfin… ta mère était…— Elle était iranienne. Comme mon père.Mathias fait les yeux ronds.

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— Si tes parents étaient… alors t’es Iranienne ?—  Je suis née en Iran, mais je suis Française depuis l’âge de

vingt-deux ans.— Wouah, trop fort ! fait Mathias.—  Que s’est-il passé  ? demande Gabriel. Pourquoi es-tu venue

vivre ici ?Grand-mère réfléchit. Comment expliquer tout ça  ? Comment

expliquer l’inexplicable ?—  Lorsque j’étais enfant, c’était le roi, le shah, qui gouvernait

l’Iran… mon père ne partageait pas ses idées ni l’avenir qu’il avaitchoisi pour notre pays, alors un jour les hommes du shah sont venusl’arrêter… puis ça a été le tour de mon frère.

Gabriel hausse les sourcils.— Et qu’est-ce qu’il leur est arrivé ?— Ils ont été exécutés.— Juste pour ça ? demande Mathias.Grand-mère hausse les épaules.—  C’était une dictature, nul n’avait le droit de contester le

pouvoir ou les décisions du roi.—  Ouais, mais quand même, c’est abusé, rétorque Mathias

choqué.— Mais après, vous avez fait quoi ? demande Gabriel.— Ma mère et moi, nous nous sommes enfuies. Le voyage a été

terrible… Nous avons dû passer par les montagnes, nous avionspeur… froid… enfin bref, nous sommes finalement arrivées enFrance…

Mathias fronce les sourcils.— T’avais quel âge à l’époque ?— Dix-sept ans.— Et après ?

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— Après j’ai continué mes études, et puis ma mère est morte…— Alors t’avais plus rien, ni personne ? s’étonne Mathias.— Personne, non. Mais j’ai finalement rencontré ton grand-père

et puis je me suis mariée. La suite, vous la connaissez…Gabriel fronce les sourcils. Il comprend maintenant pourquoi

grand-mère lui a dit d’être gentil avec Haya. Elle sait ce qu’elle avécu. Elle comprend la douleur de l’exil et celle d’avoir tout perdu.Et pour grand-mère, c’était peut-être même encore pire parce qu’ellen’avait plus de famille. Il devine aussi pourquoi elle était siperturbée ces derniers jours  : la rencontre d’Haya avait dû éveillerdes tas de souvenirs en elle.

— Mais pourquoi est-ce que tu ne nous as rien dit ?Grand-mère inspire profondément. Cinquante ans plus tôt, elle

avait bien cru ne jamais pouvoir se remettre de la perte de tous sesproches, et puis sa douleur avait fini par pâlir peu à peu à l’ombredes cheveux châtains de sa fille  : les premiers pas d’Esther, lavaricelle d’Esther, les études d’Esther, le mariage d’Esther, lesenfants d’Esther… Elle n’avait pas oublié, non, mais elle n’avait plusle temps d’y penser… Parfois, pourtant, à mesure qu’elle vieillissait,elle avait l’impression que la souffrance et le manque revenaientcomme une douleur lancinante dont elle n’était jamais vraimentparvenue à se débarrasser.

—  Je ne sais pas… par habitude… peut-être aussi avais-je euenvie d’oublier… Ça avait été si difficile… mon père, ma mère etmon frère étaient morts… je savais que je ne pourrais jamaisretourner dans mon pays… alors à quoi bon parler de tout ça  ? Àquoi est-ce que ça aurait servi ?

Gabriel pousse un soupir. Il comprend que grand-mère n’ait pasvoulu s’appesantir sur le passé, qu’elle ait voulu aller de l’avant et

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tout oublier, il comprend aussi que c’était très différent à l’époque,mais ce qu’il ne comprend pas, c’est pourquoi elle le leur a caché.

— Ben, je sais pas… C’est comme si tu avais tourné le dos à toutce que t’étais…

— Pas à ce que j’étais. Jamais. Une personne ne se définit pas parson pays d’origine, Gabriel. Mais par ce qu’elle fait. Je suis Ava. J’aitoujours été Ava. Je n’ai jamais eu honte de la femme et de la mèreque je suis devenue ou de la vie que j’ai vécue.

Gabriel grimace malgré lui.— Hum…— Quoi ? Tu n’es pas d’accord ?—  Ben, j’ai lu un jour que celui qui ne sait pas d’où il vient ne

peut savoir où il va…Grand-mère sourit.— Tu lis trop.— Peut-être, concède Gabriel avant de lui retourner son sourire.

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Gabriel observe en souriant grand-mère. Un mois s’est passédepuis qu’elle est sortie de l’hôpital et elle a absolument tenu àinviter les parents d’Haya, Amin et Sherine, à venir manger. Elle aaussi voulu préparer elle-même le repas. Maman n’était pas trèscontente parce qu’elle ne voulait pas qu’elle se fatigue, mais grand-mère est plus têtue qu’une mule.

— Qu’est-ce que tu as préparé, mamie ? Ça sent drôlement bon,fait-il en s’installant sur une des chaises.

— Oh non, non, non ! Pas question ! Sors d’ici, c’est une surprise !réplique aussitôt grand-mère en le menaçant avec son torchon.

Gabriel hausse les épaules et obtempère à regret tandis quemaman hurle depuis la salle à manger :

— Les garçons, dressez la table, s’il vous plaît, nos invités ne vontpas tarder !

Mathias dévale aussitôt les escaliers.— Wouah, c’est quoi cette odeur ? Ça sent trop bon !

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—  Grand-mère ne veut rien dire, elle dit que c’est une surprise,répond Gabriel en posant les assiettes sur la nappe.

Sherine et Amin sont assis dans le salon. Amin discute avecEsther et traduit toute la conversation à Sherine qui ne cesse de rire.Tout à coup grand-mère entre et annonce :

— Si vous voulez bien passer à table…Tout le monde se lève aussitôt des fauteuils du salon, puis grand-

mère apporte les premiers plats dans la salle à manger sous lesregards médusés du reste de la famille.

— Euh… c’est quoi ça, mamie ? demande Mathias en jetant auxmets un regard inquiet.

— C’est du mirza ghassemi, des œufs brouillés avec des aubergines,répond maman, et ça, des torshis, ajoute-t-elle en regardant les petitsbols que grand-mère a posés sur la table. Ce sont des plats iraniens.

Puis elle lève un regard ému vers sa mère.— Je crois que je n’en ai pas mangé depuis que j’étais enfant.Gabriel ne peut s’empêcher de sourire en voyant la lueur de joie

briller dans les yeux de sa mère. Il se souvient qu’un jour il lui ademandé pourquoi grand-mère aimait tant faire la cuisine et qu’ellelui a répondu «  c’est une question d’amour  ». Il était trop petit àl’époque pour comprendre ce qu’elle voulait dire, mais il lui semble àprésent qu’il comprend. C’est la manière qu’a grand-mère d’exprimerses émotions. La manière qu’ont les vieilles générations de prendresoin des autres mais aussi de transmettre un message. Ce soir, ce n’estpas un simple repas. Non, ce soir grand-mère dit à tout le monde  :Voilà ce que ma mère et ce que ma grand-mère avant elle m’ont

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appris. Voilà ce qu’elles m’ont laissé. Voilà ce que je suis. Voilà quellessont mes racines.

Amin jette aussitôt un regard curieux à grand-mère.— Vous êtes iranienne ?Grand-mère la regarde, sourit puis hoche fièrement la tête avant

de déclarer d’une voix tonitruante en repartant vers la cuisine :— Ne mangez pas tout, après il y a du khoresh.Mathias fronce les sourcils et se tourne vers son père.— C’est quoi du khoresh ?—  Aucune idée. Mange et puis c’est tout, fait-il avant de se

tourner vers Amin et de continuer sa conversation.

Le repas « surprise » de grand-mère est terminé. Personne n’a pufinir le sholeh zard (un dessert avec du riz, de l’eau de rose et de lacannelle) et la famille d’Haya comme celle de Gabriel ont l’estomacprêt à éclater. Sherine est ravie, elle a noté toutes les recettes d’Ava etelles se sont parlé durant au moins une demi-heure par signes dans lacuisine en s’amusant comme des petites folles.

—  Ça vous dirait d’aller pêcher en mer demain, les enfants  ? Ilparaît que la météo sera clémente, demande le père de Gabriel en setournant vers Haya et Gabriel.

— Mais… je croyais que Mathias avait une compétition ? s’étonneGabriel.

—  Cette fois, c’est moi qui vais l’accompagner, fait maman.Comme ça, tu pourras passer un peu de temps avec ton père.

— Ben ouais, y’a pas de raison, moi, je suis tout le temps avec lui,alors à ton tour maintenant ! ajoute Mathias d’un air goguenard.

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Gabriel devine que Mathias en a eu l’idée ou que maman le lui asuggéré. Mais peu importe, papa a enfin décidé de lui accorder unpeu de temps, et ça, c’est chouette.

— C’est d’accord, répond Gabriel.Puis il se tourne vers Haya.— Ça te dit d’aller pêcher ?Haya fait oui de la tête et interroge Amin du regard. Son papa et

sa maman sont en train d’enfiler leurs manteaux.— Je peux ?Amin acquiesce avec un grand sourire.— Bien sûr. Mais tu as intérêt à nous rapporter de beaux poissons.Le visage d’Haya s’illumine et Nour, qui était endormie jusque-là,

pousse un joyeux petit cri d’approbation.— Oh oui, alors ! s’exclame Haya d’un ton enthousiaste.

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Haya a les yeux rivés sur l’océan tandis que Gabriel se tournevers Haya pour profiter de son visage radieux. Il se dit que s’ilspouvaient rester ainsi jusqu’à la fin de leur vie, ensemble, dans cetiède et étroit cocon qu’ils avaient forgé, ni lui ni elle ne souffriraientplus jamais. Qu’ils pourraient être heureux…

— Alors comme ça, tu es en partie Iranien ? Ça craint, plaisanteHaya.

Gabriel la fusille des yeux et, devant son regard faussementinnocent, il se met à sourire.

— Tu sais, je crois que je préférais quand tu ne parlais pas bien lefrançais.

Haya s’esclaffe.— Je n’en doute pas !— Tu crois qu’un jour tu retourneras dans ton pays ?Un large sourire s’affiche soudain sur le visage d’Haya.— J’en suis sûre.

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—  Bien. Si ça arrive un jour, je crois que ça me plairait det’accompagner.

— Vraiment ?— Oui, mais cette fois, c’est toi qui devras me servir de guide.Elle lève les yeux vers lui. Des yeux pleins d’espoir, des yeux

lumineux. Des yeux qui parlent d’avenir.— C’est une promesse ?Il la dévisage longuement puis lui prend doucement la main.— C’est une promesse, oui…