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La N.R.F. 571 (octobre 2004)

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LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

HÉDI KADDOUR

Waltenberg IV

Singapour, juillet 1965

Les romans ne sont pas sérieux,

c'est la mythomanie qui l'est.

André Malraux

La Condition humaine

Le parc d'une grande villa, à l'heure de l'apéritifl'invité d'honneur, l'homme qu'admire de Vèze n'est

pas encore là, ils sont une bonne demi-douzaine à l'attendre

sur la pelouse, le consul de France à Singapour et safemme, deux autres diplomates, un peu au-delà de latrentaine, un gris avec une barbe en cul de singe, et unrose en chemise saumon avec un prénom à tiroir, viennentégalement d'arriver un jeune historien à la mode, Phi-lippe Morel, et sa femme

le personnage le plus marquant du groupe c'est unhomme assez âgé, façons brusques, monocle à l'ancienne,très enjoué, des allures de comédie, une sorte de Masca-

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rille à grandes oreilles qui amuse la galerie en attendant,il s'est présenté à de Vèze baron de Clappique

de Vèze n'aurait jamais imaginé que Clappique existaitréellement, ça n'est pas son vrai nom, lui a glissé le consul,en réalité c'est un journaliste, il s'appelle Max Goffard, ilm'a promis d'être sage mais il s'impatiente, il est venuexprès pour voir notre invité d'honneur, lui faire la sur-prise, j'ai cru que c'était une bonne idée de les réunir, ilsse connaissent depuis longtemps, mais ce monsieur Gof-fard s'est mis en tête de se faire appeler Clappique, j'aipeur d'un incident.

Max Goffard en rajoute un peu sur la brusquerie, mesoreilles, rentrez sous terre, ce sont des radars, pas des choux-fleurs, pendant des années on m'a dit choux-fleurs, j'ai faitla guerre de 14 avec des choux-fleurs, c'est la techniquemoderne qui m'a sauvé, la guerre suivante je l'ai faite avecdes radars, l'arme absolue du reporter oui, j'ai connu lespantalons rouges, l'été 14, les trois étapes et les tartines,et hier matin Johnson a décidé de lâcher ses B52 sur leViêtnam

tous les gens qui sont sur la pelouse sont outrés, lesAméricains n'ont rien compris, il faudra bien les arrêterd'une façon ou d'une autre, au moins les freiner

le consul a confié à de Vèze que Goffard a combattupendant toute la durée de la Première Guerre mondiale etqu'il était en 1918 le seul survivant de sa compagnie, çane l'a pas rendu casanier, vous saviez qu'il a aussi été l'undes survivants de l'accident du Hindenburg ? pas facile, pasfacile du tout, demandez-lui de vous raconter, dit le

consul en suçotant une pipe en écume, il renoncera peut-être à se faire appeler Clappique

à soixante-dix ans Max Goffard est à nouveau en Asie,

pour le compte d'une agence de presse, ouais, dit-il, je ne

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sais pas si vous êtes comme moi, mais Paris, les quais dela Seine, je tiens une semaine, pas plus, là je vais auViêtnam, la dernière guerre coloniale, je les aurai toutesvues, toutes leurs histoires d'indépendance, depuis le Rif,les années 20, une vraie guerre ça aussi, des précurseursd'une certaine manière, avec quelques manières à l'ancienneaussi, pas du meilleur goût, au Viêtnam c'est la fin derègne, je boucle la boucle, je voulais aussi aller à Pékinmais pas de visa, et personne n'est intervenu pour que jepuisse en avoir, je ne plais pas toujours, on me reproche defaire de l'ombre

un sourire, regard de Max vers l'entrée du jardin oh,je saurai me venger

En attendant l'arrivée de l'invité d'honneur, la femme

du consul a proposé une partie de croquet, son mari n'a euque le temps de la regarder, les autres ont marché, tu terends compte, elle n'a rien trouvé de mieux que de nousfaire jouer au croquet sous prétexte que c'était la grandemode à Singapour

Max a été enthousiaste, c'est reparti comme en 14, non,en 25 ou 26, j'y ai joué en 14, mais la dernière fois c'étaiten 26, à Rabat, les jardins de la Résidence, chez Lyautey,grand moment, il faudra que je vous raconte Lyautey,vous savez à l'époque j'en parlais beaucoup avec notrecher retardataire, les colonies, la guerre du Rif, lui c'étaitl'Indochine, il me coupait la parole, me disait mon cherClappique moi c'est l'Asie, définitivement, et il fallait

que j'écoute, passionnant d'ailleurs, et de temps en tempsj'avais le droit de lui parler du Rif, bon, en attendant qu'ilarrive, tout le monde aux maillets

Max a tout expliqué aux néophytes, aux Morel, auxdeux diplomates, les neuf arceaux plantés dans le gazon,la boule qu'on tape avec le maillet, mais surtout pas

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comme au golf, espèce de barbare, regardez de face,jambes écartées, le maillet comme un pendule entre lesjambes, vers l'avant, et un beau p'tit coup sec, tac, chacunson tour, par équipes de deux, les neufportes, oui, neuf, jen'y peux rien, vous le diplomate rose, ne rigolez pas, neufportes, dans l'ordre, et retour, Rabat, c'était quand mêmeautre chose.

Max s'échauffe, fait beaucoup de gestes, de petits pas,de clins d'œil, parfois il entre dans une espèce de rêveriequi n'écoute plus personne, pose le regard sur l'océan, lapelouse, les palmiers, dans un coin du jardin du côté de lamer il y a un mélange qui a l'air inextricable, des racinesqui deviennent des branches ou des troncs, des branchesqui s'enfoncent dans le sol, des mélanges d'arbres et defeuillages à ne plus savoir qui fait quoi, le regard revientsur la pelouse, vous ne pouvez pas savoir lui a dit leconsul, le travail que ça demande ce jardin

dès qu'on arrête d'entretenir, de drainer, d'arracher neserait-ce qu'une petite semaine, la sauvagerie revient, çarampe, on ne voit rien et un matin on se retrouve avec des

machins qui envahissent la véranda, la pelouse n'en par-lons pas, très fragile une vraie pelouse, le sol, le climat, unbeau vert régulier, taille hebdomadaire au sécateur parjardiniers accroupis, une grande tache blanche sur le vert,neuf arceaux, un type en jellaba blanche qui joue au cro-quet, il est borgne, les jardins de la Résidence, Rabat,1926, l'œil droit intact, le type apprend vite, il joue bien,c'est l'un des meilleurs fusils de l'Atlas cher ami, l'œil en

moins c'est dans une bataille contre nous, maintenant il

est des nôtres, une des plus belles cérémonies de soumis-sion que nous ayons organisées, vous auriez vu l'air aveclequel il a rendu son fusil

on aurait dit qu'il nous le donnait à nettoyer, des sei-gneurs, dommage que les temps changent, belle récep-

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tion, oui, c'est bien une odeur d'orangers, une fin de règneque personne ne voit venir, le moment où Lyautey va sefaire mettre sur la touche par Pétain, mais personne nes'en doute

le mouton du méchoui, non, l'agneau, cuit à l'étuvée, àla Résidence on laisse le méchoui ordinaire aux touristes,

on a des goûts plus fins, un four en terre, une flambée trèsdure, quand ça commence à faire de grandes braises onjette un seau d'eau sur le foyer, on pose deux, trois agneauxde lait, on scelle le four, on laisse cuire dix à douze heures,

la viande est d'une tendresse incomparable, Lyautey aimebeaucoup jouer au croquet, voyez comme il est prévenantavec notre borgne en jellaba, une école de gouvernement,de stratégie, les alliances, jouez, vous allez comprendre

à l'époque au Maroc ça va mal, alors on joue au croquet,en essayant de ne pas trop se réjouir des défaites espagnolesau nord du Rif, treize mille hidalgos tués au début de larévolte, ils ne s'en sont jamais remis, beaucoup de prison-niers égorgés, les simples soldats, pour les officiers lesRifains demandaient plutôt une rançon, avec des délaisassez courts, Lyautey aime bien regarder manger sesinvités, à la marocaine, avec les doigts, un peu de méprispour ceux qui mangent avec les deux mains, qui bâfrent,qui ne laisseront rien dans le plat, il valait mieux être pri-sonnier des réguliers d'Abd el-Krim

avec eux on ne mangeait pas beaucoup mais ilsessayaient d'adopter des lois modernes, les autres, lesmoins réguliers, ceux qui ne combattaient que quand onpassait sur leur territoire, ils ne savaient pas traiter les pri-sonniers, quand ils ne les égorgeaient pas ils les atta-chaient la tête en bas à un poteau et ils allumaient un feuau pied du poteau, en répétant aux uns la fournaise auxautres le paradis, remarquez, les nôtres ne faisaient pasbeaucoup de prisonniers non plus, quelques photos de

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têtes alignées sur une murette par des bidasses rigolards,on envoie ça au pays, quand on gardait un type c'étaitpour le faire bavarder, et les lettres aux copains, hier on aoccupé un village, les fatmas à s'en péter les choses, lesofficiers de Lyautey n'aimaient pas

de Vèze a remarqué la femme de l'historien, une robejaune, épaules nues, tissu léger, flottant, il tente de se rap-procher, par réflexe, pour avoir quelque chose à faire enattendant l'invité d'honneur, parce qu'elle est mariée,parce qu'il veut qu'elle le regarde, pas une aguicheuse,pas très grande, presque boulotte, chevelure châtain clair,nez pointu, le geste un peu nerveux, pas mon genre, çaserait reposant

et le mari historien a vu le jeu de De Vèze, non, pas vu,il a dû sentir, comme le chien qui se met d'instinct entresa maîtresse et le promeneur, il passe son temps à s'inter-caler sans en avoir l'air entre de Vèze et sa femme, un peucomme Moine, Albert Moine, un ancien du lycée Mon-

taigne, Moine est au restaurant avec sa femme, elle est dixfois mieux que lui, un jour on l'a vu en compagnie decette femme, personne n'a su comment il s'était débrouillé,brune, belle, oui, comme dans Le Meilleur des mondes,

pneumatique, et les yeux qui brillentdès qu'il vous voit venir à leur table dans le restaurant

Moine se lève, face ronde, petites lunettes rondes qui lefont ressembler à Beria, il se met devant la table, oh, il

salue, serre la main, ma chérie je te présente mon amiHenri de Vèze, Éliane, mon épouse, ça fait vingt ans queça s'est passé mais tu as encore dans l'oreille l'intonationde Moine, si distinguée, mon épouse, histoire de marquerque vous n'êtes plus si proches que ça, il sourit, il teconnaît, il reste intercalé, la main gauche devant lui, qui

tient la serviette pour te rappeler qu'il a autre chose àfoutre que de te parler, pas question de t'inviter à sa table,

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la comédie est finie, le partage des femmes a eu lieu, et tusens que si tu veux passer en force l'homme distinguét'agrippera et se jettera à terre avec toi, cet historien avecsa femme c'est kif-kif bourricot

la seule chose que puisse faire de Vèze c'est regarder lajeune femme de biais, boulotte, très vive, sur fond defeuillage, une végétation un peu folle de collectionneurqui a juxtaposé aux plantes des tropiques quelques espècesimportées de Cornouailles, celles qui ont survécu, nosplantes d'Europe, en général, il leur faut quand même del'hiver

Max a fait les équipes de croquet le consul et safemme, non, a dit le consul, il faut que je surveille l'arri-vée de notre hôte, le protocole, bon, a dit Max, de Vèze, jevous inflige à notre consulesse

la femme du consul est une petite dame à la bouchedécouragée, à la poitrine plate, consulesse ne lui a pas plu,madame Morel, a continué Max, vous gardez votre mari,gare aux scènes de ménage, le croquet c'est moins violentque le tennis conjugal mais ça peut aussi déraper, et nosdeux inséparables futurs grands diplomates, le rose et legris, restent ensemble, moi, je supervise, il sourit en obser-vant la scène, les premiers gestes sur fond d'arbres, les pal-miers éventails, et les arbres-bouteilles en flacons de Perrier

surmontés de palmes sans épines, et d'autres palmiers plusgrands, qui tirent l'espace vers le ciel, pourquoi Singapoura-t-il l'air si petit aujourd'hui, rien en comparaison de cequ'on avait là-bas, peut-être parce que j'étais jeune, lesmêmes arceaux, peut-être pas d'arbres-bouteilles, mais lesmêmes boules, les mêmes maillets, Rabat, gazon et gravier,le même jeu, mais si étriqué aujourd'hui

même les graviers du chemin ont l'air moins bienqu'en 26, toi aussi tu es moins bien, des cailloux maldégrossis, c'est moins bien entretenu, six petits cailloux

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et un caillou plus gros, en pleine révolte, six petits cail-loux, on quitte la Résidence de Rabat, ses graviers au cor-deau et ses jacarandas, ici je n'ai pas vu de jacarandas,quatre cents kilomètres de virages et on se retrouve enplein djebel, devant d'autres petits cailloux, et on necomprend pas.

C'est un jeu, a dit à Max l'officier des affaires indigènesqui l'accompagne dans le village rifain, six petits caillouxdans une main, de l'autre elles lancent le gros caillou, pas

si gros quand même, et avant de le rattraper la petite filledoit avoir posé l'un des petits cailloux à terre, et ainsi desuite, je lance le gros, je chope un petit, je le pose, jerécupère le gros avant qu'il n'arrive au sol, je le relance, jechope un petit, je pose à côté du premier, au bout de lasérie ça recommence, elle relance le gros caillou en l'air etcette fois elle pose deux petits cailloux, pas ensemble, à lasuite l'un de l'autre, vite, pendant que le gros caillou vitsa vie on regarde bien en l'air, on le suit des yeux, pouréviter de le prendre sur le pif, et les petites filles qui ontréussi la passe de deux ont le droit de lancer à nouveau legros caillou, pour choper et poser trois petits cailloux l'unaprès l'autre à chaque lancer, oui, au fil du temps ça secorse, de plus en plus de chance de prendre le caillou surla gueule, non, je n'ai pas vu jouer, c'est l'officier desaffaires indigènes qui m'a décrit ça, parce que j'avais vu àdeux reprises par terre des petits tas de petits cailloux, àl'entrée d'un patelin, il y avait aussi des traces demarelles, et des fiancées de la pluie.

Le mari idéal se dit de Vèze en regardant Morel, pireque Moine, pire qu'un chien de garde, un arrière de foot,un arrière italien, marquage à la culotte, jamais le tempsde créer la moindre complicité avec cette femme

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Morel joue le premier, tape sa boule très vite, revientvers sa femme, Morel, vous tapez trop fort, lance Max,vous avez passé la deuxième porte sans avoir passé la pre-mière, vous devez repasser la 2 en sens inverse pour pou-voir passer la 1, et vous repasserez la 2 à nouveau, dans le

bon sens, pour que ça compte, et Morel proteste, cesrègles vont lui faire passer trois fois la porte 2, et de Vèzeest resté à côté de sa femme, c'est normal, dit Max, ças'appelle dépiler, vous avez empilé des bourdes, on vouspermet de les dépiler, c'est un jeu très honnête, surtout sion tape la boule franchement au lieu de la pousser discrè-tement avec son maillet comme le p'tit collègue quevoici Max désigne le diplomate gris, vous poussez aulieu de taper, défendu, coup nul, vous devez émettre unson, sauf votre respect, cher monsieur, un son reconnais-sable, bois du maillet et bois de la boule, un joli tac, vousavez passé la porte dans le bon sens, mais le coup n'est pasfranc, vilain, on vous a vu, il faut rejouer la porte àl'envers, dépilez donc

de Vèze regarde la jeune femme, le sein flotte un peuquand elle se penche pour frapper sa boule mais il tientvraiment bien sa place, c'est l'avantage avec les boulottes,de la chair jeune, élastique, la femme est nue sur de Vèze,elle le chevauche, il lui prend les seins, elle sourit, creusele dos, et Max qui a vu le jeu de De Vèze et celui du mariqui s'intercale s'amuse comme un petit fou, monsieurMorel, je voulais vous demander, il accapare le mari, vousne trouvez pas qu'il y a parfois une drôle d'odeur dans

l'air ? acide ? ça ne vient pas de la ville, de Vèze veut enprofiter pour se rapprocher avec maestria de la femme etMax alors, une main sur l'épaule de Morel, interpelle deVèze, vous ne voyez donc pas que c'est à vous de jouer, oùavez-vous la tête ?

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de Vèze tape une boule, n'importe comment, pour selibérer, mais Max l'oblige à rester racontez donc à Morelcomment ça se passe, l'histoire contemporaine, le vécu, çale sortira de son Grand Siècle, mais pas tout de suite, bon,écoutez-moi tous, jusqu'à présent vous n'avez eu que lesrègles de base, tout ce qui ferait un jeu de crétins, bou-boule et tac-tac

mais le croquet, c'est autre chose, dans le croquet, il ya le croquage, c'est-à-dire tout ce qui rend ce jeu profondé-ment humain, agressif, pervers, avec alliances, vengeances,trahisons, double jeu, rabibochages, ah, les rabibochages,qu'est-ce que le croquage, mesdames et messieurs ? c'estle droit d'envoyer au diable la boule de l'adversaire, avecla sienne, comme à la pétanque, il se croit près du but,l'adversaire, et vlan, au diable vous êtes déjà sur le trajet

retour, vous croisez quelqu'un qui s'est attardé, un fati-gué, un innocent, et vlan, l'innocent vous expédie àPétaouchnock, et vous vous demandez un peu tard si soninnocence n'était que de l'innocence, jouez, c'est de lapure stratégie, chut, pas un mot, on joue, je surveille,Max sourit en regardant les premiers essais de ses élèves,le fin du fin c'est l'innocence, on ne doit pas vous voir

venir, un regard clair, un beau gazon, le sourire innocentde Pétain, à Rabat.

Lyautey n'avait rien vu venir, le grand chef de Verdunqui débarque, mission d'inspection au Maroc, parce queles Rifains d'Abd el-Krim commencent à chatouiller nos

lignes de défense sur l'Ouergha, et le grand chef deVerdun envoie gentiment sa boule toucher celle de Lyautey,il a donc le droit de croquer, d'abord toucher, ensuite cro-quer, grands sourires innocents, avec votre permissionmonsieur le maréchal, mais je vous en prie monsieur lemaréchal, Pétain croque et Lyautey se retrouve à Pétaou-

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chnock, semi-retraite, retour en France, personne pourl'accueillir à la descente du bateau, remonte sur Paris, laseule chose qui m'attendait rue des Saints-Pères c'étaitune lettre des impôts, rappel d'arriérés

plus tard un susucre, haut commissaire de l'expositioncoloniale, sur le moment je n'ai rien vu, personne n'a rienvu, Lyautey ne voulait pas de guerre dans le Rif, onnégocie, on temporise, on divise, on isole, on reconquiertles esprits et les cœurs, je constate que la construction dela bibliothèque de l'école arabo-berbère a encore pris duretard, je vous demande de vous consacrer personnelle-ment à la surveillance des travaux, vous me rendrez

compte directement par quinzaineune école des fils de chefs, les rebelles veulent une répu-

blique rifaine, on ne la leur donnera pas, mais on peutnégocier une espèce d'autonomie avec allégeance au sul-tan à Rabat, cérémonie, manteau blanc, parasols, esclavesnoirs, Abd el-Krim baiserait la main, ça se négocie, ilferait le geste de baiser la main, et le sultan retirerait samain, non, il devra baiser la main, et le sultan lui donneraensuite l'accolade

dans l'accolade Abd el-Krim devra baiser l'épaule, non,aucun baiser, que préférez-vous un homme qui fait sem-blant de baiser la main et qui tient sa parole, ou un autrequi lèche le dos de la main, la paume de la main, l'autremain, et mijote ensuite un sale coup ? Lyautey a vraimenteu la tentation de laisser s'établir Abd el-Krim, pourfoutre les Espagnols à la porte du Maroc, pour leurapprendre à être restés neutres en 14, le ciel était plusbleu, plus vif qu'en Asie aujourd'hui, moins de nuages,une odeur d'orangers et autant de bordel, des troupes colo-niales étrillées par des péquenots qui dévalent de leursmontagnes, même pas de vraies montagnes, dévalentquand même, un matin l'appel à la harka, vingt types par

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douar, quelques douars par leff, pas de chiffre précis,quelques leffs pour une fraction de tribu, et une tribu çafait vite des centaines et des milliers d'hommes, levée en

masse, une armée d'hommes sans chefs, mais qui seconnaissent tous, ils dévalent, la vie je la porte serrée sur

le dos et je suis emporté par elle comme sur une pente, laviande était toujours succulente à la Résidence, autourdes agneaux servis entiers Lyautey observait les mangeurs

ses officiers à lui savaient arracher les morceaux d'une

prise légère et comme distraite, trois doigts de la maindroite, le regard ailleurs, servir les meilleurs morceauxaux invités, aux caïds venus pour être honorés ou aux

Parisiens qui ne savent que faire de ces morceaux qu'onpose poliment au bord du grand plat devant eux, on sertdu vin rouge, on y met de la glace, les dames de Paris rienttrès fort, de belles tentes d'apparat, la plus grande pour lesplus grands, et puis d'autres groupes sous d'autres tentes deplus en plus rustiques, le protocole, les plats qui passentdevant les officiels de haut rang puis devant les petits offi-ciels, puis les subalternes, quand ils ont été piochés pourla cinquième ou la sixième fois ils arrivent chez les servi-teurs, et enfin les femmes, dans l'arrière-cour, regardez la

superbe menace dit Max en désignant un galop de nuagesgris foncé au-dessus de Singapour, ça va tomber, mes bons

non, dit Morel, le vent de la mer empêche les nuages dese concentrer, ça n'éclatera pas

et l'arbre n'a pas encore bougé, dit le consul

il a sorti d'une boîte de Capstan deux petites lamellesde tabac et les brise dans sa paume avant de les mettre

dans le fourneau de sa pipe, quel arbre ? demande Morel,celui-ci, dit le consul en désignant un arbre léger comme

un grand papyrus quand l'orage menace vraiment, il serétracte, il n'a pas bougé, nous sommes tranquilles

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jouez donc, mesdames, dit Max, puisque l'arbre le veutainsi.

Singapour, c'était le bon temps, les uns avaient raison,les autres avaient tort, tort de bombarder, pour ceux quiavaient les bombardiers, tort de ne pas négocier, pourceux qui tenaient la forêt, les rizières, les nuits et ceux

qui avaient mis quarante ans à comprendre, les Anglais,les Français, pouvaient jouer au croquet à Singapour,comme jadis, et se dire qu'ils avaient enfin raison.

La femme du consul et celle de Morel s'expliquentautour d'un arceau, la jeune femme a vite compris et ne selaisse pas faire vous avez passé la 4 à l'envers, n'est-cepas ?o

Max, Morel et de Vèze regardent la scène, le diplomaterose vient se joindre à eux, chauve, sanguin, l'oeil niais etdur, le visage qui descend en escalier vers de grosses

lèvres, il zézaye, c'est un jeu très fémininvous avez l'air soucieux, dit Max

le diplomate rose se plaint, on a du mal à trouver desserviteurs honnêtes à Singapour, ils ne savent rien et enplus ils volent, j'en ai un, ce matin, pour qu'il rende unsmoking, il a fallu que les policiers le fessent sérieuse-ment, à l'anglaise, une badine, pour badiner, c'était trèsdur à regarder, un type de dix-huit ans, très lisse, presque

pas d'odeur, n'a d'abord pas compris ce qui lui arrivait, lapoitrine plaquée sur la table, il a rué, on lui a attaché lespieds aux pieds de la table, des fesses presque blanches, ila avoué au quatrième coup, mais le sergent a dit d'aller

quand même jusqu'à quinze, pour l'attendrir, ce smokingje m'en moquais un peu, mais force doit rester à la loi et àl'ordre, comme disent les Anglo-Saxons

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le menton désigne l'horizon, tire la graisse du cou quireprend ses plis quand le menton redescend,

drôle d'histoire pense de Vèze, un sodomite qui célèbrela loi et l'ordre, et avec plaisir

c'est pour mieux se dissimuler, lui a dit un jour un ami,mais de Vèze imagine que c'est plus compliqué, il doit yavoir une vraie volupté à défendre la loi et l'ordre dansune société qui vous fout en prison chaque fois qu'ellevous coince avec un bidasse dans une vespasienne, de Vèzea connu des officiers aux mœurs dites particulières, maisqui riaient à gorge déployée, et sans se forcer, chaque foisqu'on rapportait devant eux le mot de Clemenceau surLyautey, enfin un général avec des couilles au cul, malheureuse-ment c'est pas les siennes, comme s'ils assumaient avec joie lefait d'avoir deux existences, l'une parmi des ombres folleset l'autre à la lumière, dans une société impitoyable auxombres folles, et dont ils étaient les gardiens, souventhéroïques

Morel quitte Max et de Vèze, il repart vers sa femme,suivi du diplomate rose

ils sont mignons ce jeune couple, dit Max à de Vèze, jeparle du mari et de la femme bien sûr, mais elle doit par-fois le trouver barbant, même s'il lui fait fréquenter lesambassades, vous saviez qu'il a été au parti commu-niste ? un stalinien pur et dur, d'ailleurs, il n'est pas leseul ce soir à avoir fait ses classes au parti, pas vous, évi-demment, vous n'avez pas eu le temps, en tout cas, tousles jeunes gens de cette soirée, oui, je suis bien renseigné,c'est quand même mon métier, pas un de ces jeunes gensqui n'ait succombé à la tentation, même la jeune femme,mais Budapest, 56, ça a été radical, ils ont tous rompu, enracontant plus ou moins pourquoi dans la presse bourgeoise,oui, j'ai aussi vu ça, Budapest, un peu de tout, le plusdur ? avec les chars russes on n'a que l'embarras du choix

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ma plus belle trouille si vous voulez, des gosses, un desponts du Danube, juste avant l'arrivée des Russes, unebande de gosses, même pas treize ans, personne ne savaitd'où ils venaient, des gueules de misère absolue, je parlaisavec des passants qui trimbalaient des miches de pain, undes passants lance aux gosses en riant vous êtes pas un peujeunes pour jouer avec ça ? rafale sèche, les gosses avaientdes mitraillettes, mon passant qui baigne dans son jus,rétamé, les gosses qui continuent à nous braquer, des yeuxde voleurs de poules

les passants qui avaient des miches de pain les ont poséesà terre devant les gosses et on a tous reculé, tout douce-ment, ces gosses étaient inaccessibles, la vraie guerre j'en aivu autant que vous, mais jamais eu autant la trouille que cejour-là, bref, Budapest, pour les jeunes gens qui sont ce soiravec nous, ça a été la rupture avec les rêves sans classes, etaujourd'hui ils sont tous gaullistes, ou centristes, ou atten-tistes, c'est pour ça qu'ils admirent tant le monsieur quenous attendons, il a fait comme eux, ou plutôt ils ont faitcomme lui, les risques et le panache en moins

moi ? ça ne m'a jamais vraiment tenté, jamais lu Marx,je préfère Shakespeare, l'histoire qui aboie toujours commeun chien fou

Max quitte de Vèze, part en zigzag sur le gazon, le ciels'est éclairci, parfois le vent apporte des restes de pluie oud'embruns, au loin quelques essais d'arc-en-ciel, tout celareste pâle, l'océan, l'humidité délayent, aplatissent,manque de relief, de terre en relief, ars, au Maroc c'étaitplus contrasté, ils appelaient ça ars abu lhawa, les nuagesqui s'en vont, un soleil encore mouillé, la terre brune,éclatante d'humidité, un arc-en-ciel à contre-jour, trèsvif, l'officier des affaires indigènes avait traduit, ars, c'estla noce, les noces du chacal, le chacal c'est vraiment leur

animal, leur Roman de Renart, et aussi leur politique, le

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Ou bien on ne fait qu'une « restauration » de l'ancien régimedémocratique.

Je sais maintenant (depuis un an et plus) qu'il n'est aucunepuissance étrangère qui ne veuille nous maintenir ou nousramener à cet ancien régime dangereuse coalition qui devraitvous faire réfléchir.

Du reste, que signifient nos querelles au regard de l'invasioncommuniste ?

Je ne crois pas M. Roosevelt plus capable que M. Hitler del'arrêter.

Vous vous rappelez Mesure de l'Allemagne dans la NRF de[19] 34 ? J'y parlai de la suprême contraction germaniquecontre les Slaves.

52 chefs doriotistes ont déjà été fusillés par les Américainsen Afrique sans compter quelques royalistes.

Bonsoir

Drieu

21

Mercredi [Janvier 1943]

J'ai trouvé à la revue, hier, votre Bilan 1. Il est bien émou-vant. Il est, aussi, nuancé. (Vous ne l'êtes pas toujours.)

Tout de même n'est-il pas trop simple de dire « lesdémocraties cessent d'être démocraties dans la mesure où elles

sont capables de se défendre » ? (Et les fascismes, je suppose,d'être fascismes dans la mesure où ils en deviennent inca-

pables.) C'est toute la question, vous l'escamotez. Il s'agissaitjustement de savoir si les démocraties pouvaient se défendre*.

1. Drieu publie dans la N.R.F. de janvier 1943 une chronique intitulée « Bilan »(pp. 104-1 11) qui apparaît déjà comme une sorte de testament littéraire et politique.

Page 19: La N.R.F. 571 (octobre 2004)

Pierre Drieu La Rochelle -Jean Paulhan

Page 105 « d'expliquer discrètement les raisons de leurrefus ». Je n'en suis pas sûr.

Il ne serait pas impossible, je pense, à partir de MfeinJK[ampf] et des discours, d'établir qu'Hitler a mis toute sonintelligence, et son génie, au service d'un ressentimentrecommencer, en le renversant, 1918. Il n'a été à aucun ins-

tant, il n'a même pas cherché à être, il n'a même pas cherché(ou fort peu) à faire croire qu'il était l'homme de l'Europe.

Était-il possible de commencer seulement à en faire lapreuve dans la NRF ?

Mais peu importe. Vos six dernières lignes aussi sont

frappantes.Je vous aime bien.

J.P

Et, bien entendu, se transformer pour se défendre. Et, pour-quoi pas, devenir pour un temps, fascismes.

22

2 juillet 1943

Paulhan,

Vous m'aviez envoyé déjà l'an dernier une lettre qui m'avaitsurpris et blessé.

Je trouve qu'une fois de plus vous avez manqué de tactenvers un ami en m'adressant ces temps-ci certains textes que

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La Nouvelle Revue Française

je ne pouvais accepter et en donnant aussitôt à nos nouveauxrapports un caractère insidieux.

Je me demande si somme toute depuis vingt ans vous vousêtes jamais réellement prouvé mon ami.

Pierre Drieu La Rochelle

23

[Début 1945]l

Votre lettre me touche au point intime. Oui, cette

métaphysique de Guénon2 m'avait profondément atteint, elleavait rendu efficaces toutes les atteintes que j'avais essuyées

jusque-là.

Mais pourquoi arabe, pourquoi pas plutôt indien ou

chinois ? Peut-être que la chose indienne est vraiment trop

loin de nous, que c'est mensonge que de prétendre nous y êtreinstallés.

Je scrutais Daumal avec une curiosité anxieuse. Y était-il

vraiment ? (Certaines circonstances de ses derniers jours m'ontdéconcerté 3.)

Je me suis montré si occidental dans cette affaire ce besoin

instinctif de transformer en acte un état comme si je n'avaisnullement réalisé en moi cet état.

Où en suis-je ? Où suis-je ? Je ne sais ou ne suis pas presséde le savoir.

Je mange.

1. C'est la dernière lettre de Drieu retrouvée. Drieu se suicide le 16 mars 1945.

2. René Guénon publie Le Règne de la quantitéet les signes du temps chez Gallimard en1945.

3. René Daumal est mort de phtisie le 21 mai 1944.