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LA N.R.F. 200 (AOUT 1969)

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LA NOUVELLE

REVUE FRANÇAISE

LE PAPE CHEZ ATTILA

En 452, le pape Léon I" se rend à Mantoue,dans le camp d'Attila, pour obtenir de lui,moyennant tribut, qu'il épargne Rome.

LÉON. Mon fils, ne t'étonne pas si je viens bêler au

milieu des loups.

ATTILA. Tu vois que les loups, comme les agneaux, viventen troupe. J'ai ma horde et tu as de l'or. Nous pouvonsnous entendre.

LÉON. Je sais que tu n'aimes pas la haine pour elle-même. Tu as épargné Constantinople. Mais un empereur

est plus riche qu'un pape.

ATTILA. Qui donc, sans la sauce du diable, trouverait du

goût au poisson de Dieu? Sois prodigue. C'est la leçon deschoses, et celle aussi de ton Maître, qui célébrait l'éclat des

lis qui ne filent point.LÉON. Si les araignées ne tissaient des toiles, elles

enfreindraient les lois de leur espèce. Le même Seigneur

qui nous a prescrit l'abandon à la Providence met sous

notre oreiller la règle et le compas.

ATTILA. Tu es, Léon, de ces débiteurs qui ont l'air de

nous donner ce qu'ils nous doivent. Ton Jésus, après tout,

ne fut qu'un pauvre.

LÉON. Sa pauvreté était celle d'un Dieu.

ATTILA. Je reproche au chrétien que tu es de ne pas l'êtreassez. Tu as cousu des peaux d'hermine à la tunique sanscouture.

LÉON. Ne te mêle pas de me condamner, bien que je ne

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sois pas digne de te pardonner. J'ai, comme toi, un corps,et la chair n'est mauvaise que si l'âme la dégrade. Le Christa mangé. Il n'a pas refusé les parfums de Marie-Made-leine. S'il suffisait d'être un gueux pour être un saint, laface de la terre aurait la splendeur d'un paradis. Judasraisonnait à ta manière. Il pensait que les onguents d'unedévote insultaient à la faim des nécessiteux. Il se trompait,

et il allait tromper son maître. La convoitise de l'indigenta des griffes. Le dépouillement volontaire du riche ouvreles mains.

ATTILA. Ouvre les tiennes.

LÉON. Je défends des trésors qui ne sont pas à moi. Je

n'en suis que l'intendant. C'est Rome que tu saignes àblanc.

ATTILA. Que m'offres-tu?LÉON. Trente chariots d'or.

ATTILA. C'est peu. Mes pattes coûtent plus cher à graisser.

Sais-tu de quels plaisirs tu me prives? Mes guerriers sont

beaux. Considère ce qu'est devenu, sous vos toits sordides,

l'éclat naturel des bêtes, et préfère, si tu l'oses, au chatharet le matou, au bison le bœuf, à la laie la truie, et à

l'oie sauvage l'oie du Capitole. L'ange exterminateur galope

sur nos poulains. Les nations, comme la camomille, plus

on les foule et plus elles feuillent. Le meurtre est le pivot

sur lequel roule la Création. Il fait clair dans les ruines

sous la vieille lampe des incendies. Quand je partage avec

ma bande la gamelle et la boue, la sueur et le sang, les

vieilles moustaches admirent qu'un maître s'égale à ses

esclaves. Vu que je ne suis nulle part à ma place, je suis

partout comme chez moi. Incapable d'être bien en selle

sur une chimère, je m'accommode de mes cavales et de mes

chutes. La vie m'a écorché. J'ai dû refaire ma peau.Comment ne serait-elle pas un peu trop dure ? Je vaudraismoins si je valais mieux. Ma force est liée à mes vices.

Il se peut qu'un excès de virilité produise les soldats. Quede gens sont timides et brutaux Il leur faut des chefs qui

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les guérissent de leur embarras, et des batailles où déchar-ger leur bile. On dit que je suis un fléau, je suis un clapet.Tu serais comme moi, Léon, si tu avais passé par moi.

LÉON. Je t'offre trente-cinq chariots d'or.

ATTILA. C'est peu. Mais, à ma mode, je suis bon. Je tiensun brandon dans une main, et, dans l'autre main, un seau

d'eau.

LÉON. Le sentiment du mal ne t'est donc pas étranger.

ATTILA. Le mal consiste, non pas à tuer pour manger,

mais à tuer sans manger. Nos pères, qui étaient cannibales,

furent plus excusables que nous. On souhaiterait que tousles massacres se fussent terminés dans des marmites. Si

la guerre ne relevait que de la cuisine, l'histoire des empires

serait plus pure.

LÉON. C'est quand les tigres digèrent ou dorment que

la douceur se glisse un moment dans l'histoire.

ATTILA. Je digère vite et je dors peu. Le bonheur n'a

pas de tête. Il n'a que des mains. Soit que je sonne la

charge ou la retraite, je ne mets pas de raisons dans ma

trompette. Je marche, et je n'explique point.

LÉON. Et tes cavaliers, sous tes étendards, joignent-ils

aveuglément la barbe aux crins ?

ATTILA. Il n'est pas difficile de remuer les tribus. C'est

leur agitation secrète qui les entraîne sur les pas desconquérants.

LÉON. Mais il faut être un Dieu pour occuper leur immo-bilité.

ATTILA. Le nom de Dieu m'échauffe les oreilles.

LÉON. Qu'importe! si tu respectes les idées que ce mot

renferme. J'ai rencontré le velours dans des vipères et la

rage dans des moutons. Je puis parler de ce que j'aime à

ceux qui ne l'aiment pas. Ma foi m'aide à comprendre tonincrédulité. Car la lampe de la foi ne brille pas d'une autre

huile que de l'huile où s'éteint le doute. Peut-être as-tu,

comme tout le monde, beaucoup d'opinions que tu n'as paseu le temps d'avoir.

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ATTILA. Toujours la bannière m'a gâté la croix. Quandje fais une prière, Léon, la voici « Seigneur, épargne-moi la niaiserie des gens bornés auxquels tu parais êtrenécessaire.»

LÉON. L'humilité n'est pas le signe des athées. Ils deman-dent à Dieu d'être un homme raisonnable. T'est-il arrivé,

Attila, d'être amoureux?

ATTILA. Je mourrai du feu dont me brûlent les femmes.

LÉON. Imagine que l'univers soit fondé sur l'Amour.Voudrais-tu donc t'asseoir à l'aise sur cette bouche de

Vésuve? Car nous devons nous servir de nos ombres pour

exprimer la lumière.ATTILA. Mais la nature se tait.

LÉON. Dis plutôt qu'elle fait parler chacun de nous

dans sa langue. Elle est extraordinairement ordinaire.L'âme.

ATTILA. Quel est ce mot creux?LÉON. Les travaux de l'homme libre et ceux de l'esclave

sont presque les mêmes. La couleur de leur tâche est

incomparable. Des malheurs à peu près pareils tombentsur l'incrédule et sur le dévot l'un en est accablé, le

deuxième y souscrit. Ce je ne sais quoi dont le surpoids

léger emporte la balance, n'est-ce pas l'âme justement?

Pourquoi ton chien n'est-il qu'un chien?

ATTILA. Et pourquoi voudrais-tu qu'un homme fût autre

chose qu'un homme?

LÉON. Parce qu'il y a en toi du mystère. Tu n'as pasreçu d'ailes, et tu as envie de voler.

ATTILA. Nous ne verrons jamais nos semblables fendrel'air au-dessus de nos têtes.

LÉON. Je n'en mettrais pas le doigt au feu. Nous sommes

d'une race qui peut courir sans jambes, et qui, sans plumes,peut monter au ciel.

ATTILA. Es-tu magicien?

LÉON. Oui, si je suis capable, avec des charretées d'or,

d'épargner aux Romains le sac de Rome. Toutes les fois

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que les raisons de la foçce mettent bas leurs armes, c'est

le levain du Christ qui travaille la pâte.

ATTILA. Dis-moi tes secrets, et je t'adore comme un père.

LÉON. Toutes mes clés sont dans la poche de Dieu. Mais

la plus belle clé, la voici je cherche en chaque homme

cette miette de vérité qui le rend admirable. Je me permets

souvent d'être l'autre. Ainsi j'ai résolu de t'aimer davan-

tage parce que j'étais incapable de t'aimer moins. On me

répétait qu'Attila était un monstre, et j'ai juré de te parlercomme à un fils.

ATTILA. La tendresse n'était pas le fort de ma famille.LÉON. Tu as tué ton frère.

ATTILA. Sinon, c'était Bléda qui m'eût égorgé. Il cachait

un rival implacable sous les dehors d'un joyeux compa-

gnon. Je prends au sérieux les personnes qui affectent.d'être gaies. Au surplus, la vue des morts nous apprendà vivre.

LÉON. Le spectacle de la vie nous aide aussi à mourir.

Si les gens à qui nous pardonnons pénétraient jusqu'auxsources de notre indulgence, ils ne nous pardonneraientpas de leur avoir pardonné.

ATTILA. Je ne comprends pas ce que tu dis.

LÉON. C'est à peu près ce que je voulais dire.

ATTILA. Comment, Léon, concevrais-tu que l'expérienceest la seule maîtresse de ceux qui n'ont pas eu de maîtres?Tu es un clerc. Tu ne sais pas lire dans les choses.

LÉON. Depuis que mon cœur n'est plus tourné que versl'Orient, on prétend que j'ai perdu la carte. J'ai pourtantappris à lire dans la conduite visible la conduite secrète.

Nos actions nous distinguent moins que leurs mobiles. Ilarrive souvent que le sage fasse autrement la même chose

que le fou. Des gestes pareils dans un athée et dans un

chrétien naissent d'impulsions incomparables.ATTILA. Monte à cheval, et chaque pas détruira l'illusion

que tu as d'avoir une âme.

LÉON. Tout se passe comme si l'illusion d'avoir une âme

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en donnait une. Il y a des hommes qui ont vécu commedes âmes. Platon a existé.

ATTILA. Mais moi je suis et Dieu n'est pas.

LÉON. Si l'absence de Dieu t'occupe, c'est qu'ils'approche. J'ajoute que, s'il n'existait pas, il ne faudraitpas l'inventer. Les souhaits de l'esprit n'entrent pas dansla solidité des choses. Ce ne fut pas en luttant contre un

fantôme que Jacob devint boiteux. Ceux qui prennent la foipour un réconfort n'ont aucune idée de la mienne.

ATTILA. Nous y voilà. Nous allons nous entendre.LÉON. Ecoute encore. Valentinien, troisième du nom,

règne sur l'Occident.

ATTILA. A beaucoup près.

LÉON. Il est du moins servi par un excellent général.

ATTILA. C'est qu'Aetius a vécu, chez les Huns, en otage.

Il n'est fort que de nous avoir emprunté notre force.LÉON. Mais cette force est un fait.

ATTILA. Je me souviens des champs Catalauniques.

LÉON. Fort bien. Mais, tandis que je parle, les Italiens

en foule s'enfuient dans les montagnes ou parmi les marais

de la mer Adriatique. L'épouvante a glacé l'empereur.

ATTILA. Il a plus peur d'Aetius, dont il est jaloux, qu'iln'a peur de moi.

LÉON. Quoi qu'il en soit, qui trouves-tu devant toi?ATTILA. Toi.

LÉON. C'est-à-dire un aigle sans bec. Je ne suis ni un

grand capitaine, ni un veau d'or, ni le fils de Constance et

de Galla Placidia Théodose n'est pas non plus mon bouclier.

ATTILA. Tu es le pape.

LÉON. C'est-à-dire le plus ridicule des souverains, puisque

j'ai pour sujets l'impalpable opinion, l'imperceptible foi,

les simulacres des idées, et le moins gros des livres au plusfaible des poings.

ATTILA. Mais tu as du courage, et un mot de ta boucheremue les multitudes.

LÉON. Mon courage n'a pas en moi sa source, et il n'y

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analogues chez des hommes que tout semble séparer. Ce numérode .HcrMtM met ainsi en parallèle Tauler, Boehme, Eckhart,Ruysbroek avec des Orientaux. L'on découvre chez les uns

et chez les autres la même soif de vacuité féconde (et non pasde néant stérile) et souvent des expressions semblables.

Cependant ne risque-t-on pas de commettre des erreurs ense croyant si proches les uns des autres? Dans un dialogueinterrompu et repris entre D. Suzuki et le P. Thomas Mertonla sagesse du Zen est confrontée avec celle des Pères du Désert.Enfin, se dit-on, voilà des points de contact

Lilian Silburn, dont le livre Instant et Cause est un chef-

d'œuvre et qui a une longue expérience personnelle du sivaismecachemirien, ne manque pas de citer les grands mystiquesallemands du xiv' siècle en faisant ressortir leur parenté aveccertains Orientaux en général bouddhistes. Mais ces chrétiensont une pensée qui ne se situe pas dans l'axe du christianisme.D'origine spécifiquement germanique, cette pensée, qui a in-fluencé jusqu'à Schopenhauer, a ceci de particulier que, partantdes mystères chrétiens proprement dits, elle dévie vers un

panthéisme, parfois explicite, parfois caché, qui se prête àtoutes les interprétations. Le pauvre Jésus-Christ historiquefait alors piètre mine.

La divergence des fins cachée sous l'analogie du vocabulaireapparaît dans le dialogue Suzuki-Thomas Merton. Suzuki metau-dessus de tout l'Innocence originelle qu'il compare à lavacuité bouddhique. Simplicité totale, ignorance du bien etdu mal, bref refus de tout dualisme avec référence à Maître

Eckhart. Malgré tout la Connaissance n'est pas mauvaise ensoi, et il faut tenir en équilibre Innocence et Connaissance.

Le P. Merton va lui aussi faire des concessions en vantant

l'Innocence d'Adam avant la chute et en disant a Le Paradis

a été perdu dans la mesure où nous avons été engagés dans lacomplexité allusion à la connaissance du bien et du mal.Mais où est le sentiment du péché, si spécifiquement judéo-chrétien ? Se réduit-il au sentiment de la dualité?

Le P. Merton est bien obligé de reconnaître que pour unchrétien la vacuité est seulement un but intermédiaire et

que le but final est le royaume de Dieu.JEAN GRENIER

D'après le numéro d'EuROPE sur Napoléon et la Littérature(avril-mai) il semble que l'empereur aura surtout enseigné à

conquérir les femmes (voir Stendhal) ou l'argent (voir Balzac).