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La Lettre du Psychiatre Vol. IX - n o 4-5 - juillet-août-septembre-octobre 2013 | 133 DOSSIER THÉMATIQUE La paranoïa, de la clinique aux neurosciences Paranoia: from symptoms to biological mechanisms R. de Beaurepaire* *Laboratoire de psychopharmaco- logie, centre hospitalier Paul-Guiraud, Villejuif. L a paranoïa est une entité complexe qui a au moins 2 présentations, une entrant dans le cadre des psychoses (quand la paranoïa est délirante), l’autre entrant dans le cadre des troubles de la personnalité (quand la paranoïa se résume à des traits de caractère). Kraepelin faisait de la personnalité paranoïaque une entité prémorbide, précédant la psychose paranoïaque, mais les études ultérieures n’ont pas confirmé cette séquence. Il n’est cependant pas exceptionnel que les personnes ayant une personnalité paranoïaque présentent des épisodes délirants. Mais la nature des liens entre personnalité paranoïaque et psychose paranoïaque reste mal comprise, et on considère en général les 2 entités nosographiques comme indépendantes. L’article qui suit est une présentation, assez simple et schématique, de certaines idées actuelles sur le fonctionnement du cerveau, sur la biologie du délire et sur ce que pourrait être la paranoïa (en général) en termes biologiques et neurocognitifs. La para- noïa est constituée de plusieurs éléments, qui sont peut-être indépendants, et pourraient donc être rattachés à des substrats biologiques différents, mais il n’existe pas de données scientifiques claires à ce sujet. On peut proposer de rattacher les éléments qui constituent la paranoïa à 2 grandes composantes : une évaluation inadaptée de soi et d’autrui (avec en général une surestimation de soi), et des croyances irrationnelles (marquées par la méfiance et la persé- cution) pouvant prendre la forme d’idées délirantes (marquées par leur ténacité et leur irréductibilité). C’est peut-être la biologie du délire qui a donné lieu au plus grand nombre de recherches, mais il existe aussi une littérature sur le support biologique et cognitif des croyances irrationnelles, alors que le support biologique et cognitif de l’évaluation de soi reste encore peu exploré. À quoi sert le cerveau ? On peut probablement dire que la première raison d’être du cerveau est qu’il est un immense système d’inscription et de circulation de mémoires. Le cerveau est un immense espace de stockage de représentations du corps et du monde, ainsi que d’analyse de toutes ces représentations, afin que, dans la mesure du possible, rien de ce qui survient dans l’environnement ne puisse être étranger au sujet, c’est-à-dire le surprendre et le mettre poten- tiellement en position de ne pas être capable d’y faire face. On retiendra que les fonctions fondamentales du cerveau sont de stocker, analyser et vérifier des mémoires, pour anticiper, prédire, faire des hypo- thèses et des inférences, et calculer des probabilités sur la fiabilité de ses propres représentations. Pour comprendre comment fonctionne le cerveau, on suppose, de façon assez théorique, donc simplifiée, qu’il existe des objets mentaux, ou des représenta- tions mentales organisées, qui seraient des unités de mémoires micro-organisées, des modules sensori- moteurs, qui fonctionneraient de façon indépendante mais liés les uns aux autres, et qui se formeraient sur le modèle de l’apprentissage de Hebb. Selon le modèle de Hebb, la mise en mémoire des stimuli, c’est-à-dire de toutes les représentations du monde, se fait sur un support constitué d’un assemblage de neurones qui ont des contacts synaptiques, et ces réseaux sont caractérisés par des potentiels de membrane ; les potentiels de membrane varient, et éventuellement se consolident, avec la répétition d’un même stimulus, c’est-à-dire avec les appren- tissages ; ou ils sont modifiés, quand les mémoires se modifient, se transforment, pouvant créer de nouvelles associations ; ces réseaux sont synchro- nisés avec d’autres réseaux, à différents niveaux.

La paranoïa, de la clinique aux neurosciences - edimark.fr · anglo-saxons, ce calcul de probabilités utilise un mode bayésien (du révérend Thomas Bayes, mathé- maticien anglais

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La Lettre du Psychiatre • Vol. IX - no 4-5 - juillet-août-septembre-octobre 2013 | 133

DOSSIER THÉMATIQUE

Juillet-Août-Septembre 201303

Nouvelle formule

Association françaisepour le développementde l’éducation thérapeutiqueAssociation régie selon la loi de 1901 (J.O. :15.07.87 N°28)

CPPAP et ISSN : en coursTrimestriel

Numéro à paraître prochainement…

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La paranoïa, de la clinique aux neurosciencesParanoia: from symptoms to biological mechanisms

R. de Beaurepaire*

*Laboratoire de psychopharmaco-logie, centre hospitalier Paul-Guiraud, Villejuif.

La paranoïa est une entité complexe qui a au moins 2 présentations, une entrant dans le cadre des psychoses (quand la paranoïa est

délirante), l’autre entrant dans le cadre des troubles de la personnalité (quand la paranoïa se résume à des traits de caractère). Kraepelin faisait de la personnalité paranoïaque une entité prémorbide, précédant la psychose paranoïaque, mais les études ultérieures n’ont pas confirmé cette séquence. Il n’est cependant pas exceptionnel que les personnes ayant une personnalité paranoïaque présentent des épisodes délirants. Mais la nature des liens entre personnalité paranoïaque et psychose paranoïaque reste mal comprise, et on considère en général les 2 entités nosographiques comme indépendantes. L’article qui suit est une présentation, assez simple et schématique, de certaines idées actuelles sur le fonctionnement du cerveau, sur la biologie du délire et sur ce que pourrait être la paranoïa (en général) en termes biologiques et neurocognitifs. La para-noïa est constituée de plusieurs éléments, qui sont peut-être indépendants, et pourraient donc être rattachés à des substrats biologiques différents, mais il n’existe pas de données scientifiques claires à ce sujet. On peut proposer de rattacher les éléments qui constituent la paranoïa à 2 grandes composantes : une évaluation inadaptée de soi et d’autrui (avec en général une surestimation de soi), et des croyances irrationnelles (marquées par la méfiance et la persé-cution) pouvant prendre la forme d’idées délirantes (marquées par leur ténacité et leur irréductibilité). C’est peut-être la biologie du délire qui a donné lieu au plus grand nombre de recherches, mais il existe aussi une littérature sur le support biologique et cognitif des croyances irrationnelles, alors que le support biologique et cognitif de l’évaluation de soi reste encore peu exploré.

À quoi sert le cerveau ?

On peut probablement dire que la première raison d’être du cerveau est qu’il est un immense système d’inscription et de circulation de mémoires. Le cerveau est un immense espace de stockage de représentations du corps et du monde, ainsi que d’analyse de toutes ces représentations, afin que, dans la mesure du possible, rien de ce qui survient dans l’environnement ne puisse être étranger au sujet, c’est-à-dire le surprendre et le mettre poten-tiellement en position de ne pas être capable d’y faire face. On retiendra que les fonctions fondamentales du cerveau sont de stocker, analyser et vérifier des mémoires, pour anticiper, prédire, faire des hypo-thèses et des inférences, et calculer des probabilités sur la fiabilité de ses propres représentations. Pour comprendre comment fonctionne le cerveau, on suppose, de façon assez théorique, donc simplifiée, qu’il existe des objets mentaux, ou des représenta-tions mentales organisées, qui seraient des unités de mémoires micro-organisées, des modules sensori-moteurs, qui fonctionneraient de façon indépendante mais liés les uns aux autres, et qui se formeraient sur le modèle de l’apprentissage de Hebb. Selon le modèle de Hebb, la mise en mémoire des stimuli, c’est-à-dire de toutes les représentations du monde, se fait sur un support constitué d’un assemblage de neurones qui ont des contacts synaptiques, et ces réseaux sont caractérisés par des potentiels de membrane ; les potentiels de membrane varient, et éventuellement se consolident, avec la répétition d’un même stimulus, c’est-à-dire avec les appren-tissages ; ou ils sont modifiés, quand les mémoires se modifient, se transforment, pouvant créer de nouvelles associations ; ces réseaux sont synchro-nisés avec d’autres réseaux, à différents niveaux.

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RésuméCet article est une présentation de certains mécanismes par lesquels le cerveau pourrait faire des opéra-tions erronées, sources d’une évaluation inadaptée de soi-même et de l’environnement, conduisant au développement de croyances irrationnelles ou d’idées délirantes qui peuvent éventuellement se fixer dans le cerveau. Les mécanismes présentés sont essentiellement celui des erreurs de prédiction (sous la dépendance des systèmes dopaminergiques) et celui du traitement probabiliste (bayésien) de l’information. Certains de ces éléments pourraient s’appliquer au cas particulier de la paranoïa.

Mots-clés Croyances irrationnellesDélirePrédiction d’erreurApprentissage bayésien

SummaryThe present paper is a review of certain mechanisms by which the brain can make erroneous assessments of the self and of the environment, potentially leading to the development of false beliefs and delusions. The mechanisms are mostly dopamine-dependent predic-tion errors, and the Bayesian treatment of information. Some of these mechanisms may be involved in the development of paranoia.

KeywordsFalse beliefs

Delusion

Prediction error

Bayesian learning

On dit que les connexions entre ces réseaux sont sculptées par l’expérience, et que l’ensemble de ces réseaux, autrement dit l’ensemble des mémoires, “sculpte” le cerveau. Une image, donc : le cerveau est sculpté par les mémoires. Ces modules de mémoire seraient organisés hiérarchiquement dans le cerveau, avec des modules de bas niveau, construits autour d’éléments sensoriels, et des modules de haut niveau, qui auraient une fonction plus cognitive, projective, décisionnelle et motrice. Ces éléments se construisent au cours du développement des indi-vidus, dès la vie prénatale. Ces modules de mémoire équivaudraient à des unités de croyance, c’est-à-dire qu’ils seraient des objets mentaux fiables qui ont un sens, ou une valeur, pour le sujet. Au cours du développement, ces modules de mémoire se modi-fient du fait de la maturation des individus au fil de leurs nouvelles expériences. Leur activité varie selon les demandes de l’environnement : ils peuvent être quiescents pendant de longues périodes de temps, ou mobilisés, demeurer actifs dans des réseaux préconscients, pour être éventuellement activés de façon synchrone avec d’autres, participant à la construction d’un événement conscient, sensoriel et moteur. Dans une perspective adaptative (prédire, anticiper, comparer, vérifier, croire), le cerveau doit pouvoir, en permanence, évaluer la fiabilité de ses repré-sentations du monde. Pour cela, il disposerait d’un système de calcul de probabilités. Selon les auteurs anglo-saxons, ce calcul de probabilités utilise un mode bayésien (du révérend Thomas Bayes, mathé-maticien anglais du xviiie siècle, auteur du théorème éponyme). Ces calculs permettraient de faire des prédictions sur la base de comparaisons entre les événements attendus (anticipés en utilisant ses propres représentations du monde) et ceux qui surviennent dans la réalité (tels qu’ils sont perçus). Les Anglo-Saxons parlent en termes de prédictions d’erreur : soit il y a une correspondance entre un événement attendu et l’événement qui survient, et la prédiction d’erreur est positive (et la mémoire que l’on a de l’événement est renforcée, ou consolidée), soit il n’y a pas de correspondance entre l’événement attendu et l’événement qui survient, et la prédiction d’erreur est négative (il y a alors une modification de la représentation mentale antérieure et un nouvel

apprentissage). Le cerveau, dont le fonctionnement serait donc fondamentalement projectif (pris en permanence dans un mouvement de vérification), serait ainsi capable de faire des hypothèses et d’anti-ciper, consolidant ou modifiant ses mémoires après vérification. On dit qu’il fait en permanence des mises à jour. Et on s’accorde donc pour dire que ce que l’on appelle les mémoires correspond en réalité à des croyances, les consolidations liées aux prédictions d’erreur positives constituant la base des croyances. Mémoires et croyances seraient des éléments équi-valents (même si l’on peut imaginer qu’il y a un “en plus” dans la croyance, pouvant avoir un lien avec une inscription dans un ordre symbolique ou un plaisir, on ne connaît pas, en termes biologiques, la nature de ces éléments susceptibles d’estampiller les mémoires pour en faire des croyances) [1]. On renforce donc les croyances, ou on les modifie, en fonction de ce mode élémentaire de fonctionne-ment qu’est la prédiction d’erreur. Les ensembles de croyances construisent des modèles internes, c’est-à-dire des ensembles de représentations fiables du monde. Une fonction associée du cerveau est que, en même temps qu’un événement est mis à jour, la probabilité de survenue de cet événement est également mise à jour. Ainsi, la prévisibilité de survenue d’un événement, la force de sa mise en mémoire, et la croyance que l’on a de son existence sont indissociables de l’intime sentiment que l’on a de sa familiarité et de la probabilité de son existence ou de sa survenue. L’apprentissage est ainsi bayésien : mémoires, croyances et mises à jour sont fondées sur la capa-cité du cerveau à calculer des probabilités. L’appli-cation du théorème de Bayes au fonctionnement du cerveau implique l’idée que celui-ci fonctionne selon un principe d’incertitude : le cerveau prédit, avec une certaine incertitude, la correspondance entre les représentations internes et les événements externes, la précision des prévisions répondant aux probabilités bayésiennes. L’utilisation des proba-bilités bayésiennes fait que, malgré l’incertitude qui marque toute perception ou toute prédiction, les décisions prises dans la vie quotidienne sont les bonnes dans l’immense majorité des cas. Mais l’incertitude reste une donnée élémentaire pour expliquer le fonctionnement du cerveau. La croyance

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peut alors être définie comme une augmentation du rapport certitude/incertitude, liée à une plus grande probabilité de l’existence/survenue d’un objet ou d’un événement, avec pour conséquence une atti-tude différente du sujet vis-à-vis de l’objet ou de l’événement. Projections, incertitudes, corrections, apprentissages : c’est un système nécessairement fait de souplesse et d’adaptabilité. Ce système permet au cerveau d’effectuer un nombre incalculable d’opérations, parmi lesquelles certaines pourraient avoir un rôle dans la physio-pathologie des maladies mentales lorsqu’elles s’ef-fectuent mal. Par exemple, la perception de signaux ambigus peut être biaisée par des modèles internes ; si les modèles internes sont mal construits (traumas développementaux, personnalités pathologiques, vulnérabilité aux psychoses), la perception risque d’autant plus d’être biaisée. D’une façon générale, un dysfonctionnement de ce système projectif pourra conduire à des attributions erronées de causalité, à des croyances irrationnelles, à des persévérations de la pensée, à des croyances figées. Ce système est aussi utilisé pour attribuer un sens aux intentions des autres (empathie et théorie de l’esprit sont les fondements des liens sociaux), ainsi que pour déter-miner l’origine des stimuli ou des actes à soi ou à autrui (l’agency1 des auteurs anglophones). Il est souvent perturbé dans les psychoses. Ce système d’attribution est lié au fonctionnement de certaines régions du cerveau, assez bien connues aujourd’hui pour certaines d’entre elles.

Approches neurocognitives du délireLe délire repose sur des croyances erronées, inacces-sibles au raisonnement, et qui s’imposent au déli-rant comme des vérités premières. Contrairement à une autre catégorie de symptôme psychotique majeur, les hallucinations, on ne connaît pas du tout le support biologique du délire. Il est vrai qu’il existe de nombreuses catégories de délire, chacune ayant un grand polymorphisme, et que la distinction entre le normal et le pathologique est souvent difficile à faire, ce qui rend les choses complexes en termes neurobiologiques. On pense néanmoins qu’un certain nombre des éléments cités au paragraphe précédent pourraient être impliqués dans la formation du délire, et certaines données neurobiologiques confortent cette hypothèse. Par exemple, il est connu depuis très longtemps que la dopamine joue un rôle majeur dans la physiopathologie des psychoses, et l’on a

découvert il y a quelques années que ce neurotrans-metteur est largement impliqué dans les analyses de prédiction d’erreur, permettant de proposer des liens assez étroits entre un support neurobiologique (les systèmes dopaminergiques) et la physiopathologie des psychoses (avec, entre autres, des anomalies dopamine-dépendantes dans l’analyse des stimuli et dans l’apprentissage). Les paragraphes qui suivent reprennent beaucoup des éléments présents dans un article de Corlett et al. (2), en les simplifiant consi-dérablement, article que l’on conseille vivement de lire à ceux qui sont intéressés par le sujet. Avant de discuter le rôle de la dopamine, il faut évoquer quelques mécanismes possibles des liens entre les croyances et le délire. On a vu que les croyances constituent des modèles internes, qui doivent être suffisamment structurés et solides pour que le sujet vive de façon sereine et adaptée dans son environnement et ne soit pas en permanence solli-cité par des stimuli aberrants. Les modèles internes servent de support à un système projectif sur le monde utilisé en permanence, et ils se sont édifiés au cours du développement en interaction avec le monde environnant tel qu’il était pour les sujets, de telle sorte que les modèles internes normaux (solides) sont construits sur la base d’une familia-rité et d’une confiance vis-à-vis des stimuli environ-nants (que l’on a appris à ne pas considérer comme étranges ou inquiétants). L’étude de la formation des croyances au cours des apprentissages permet d’envisager des mécanismes par lesquels des troubles des apprentissages pourraient ouvrir la voie à la formation d’idées délirantes. L’apprentissage se fait autour du principe de l’erreur de prédiction, toute erreur de prédiction négative entraînant un nouvel apprentissage. L’erreur de prédiction est donc fondatrice de tout apprentis-sage, ce qui implique, pour des apprentissages qui ne sont pas complètement automatiques, que le sujet doit reconnaître et accepter qu’il peut se tromper et qu’il doit modifier ses croyances pour construire des modèles internes en accord avec l’environnement. Il est envisageable que, pour des raisons diverses (par exemple, parce que des modèles internes ou des affects modifient les perceptions), un sujet ne ressente pas la nécessité de modifier ses croyances, et persiste dans le maintien de croyances erronées. Un sujet pourra aussi refuser de corriger ses erreurs parce qu’une modification de ses croyances ne lui convient pas (blessant son ego, par exemple) : on pourra appeler cela un déni d’erreur. D’une façon un peu similaire, un sujet peut projeter sur l’envi-ronnement des prédictions ayant une dimension

1 Le concept d’“agency”, mot anglais difficilement traduisible, renvoie au sens que l’on a de soi, à la conscience de soi comme auteur de ses propres actes, au fait que l’on se tient pour responsable de ses propres actions, et à la capacité d’attribuer à soi ou aux autres l’origine des stimuli, des événements ou des actes ; c’est un concept clé dans l’analyse physio-pathologique de certains délires. Un nombre considérable de recherches sont actuellement consacrées à ce sujet.

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La paranoïa, de la clinique aux neurosciences DOSSIER THÉMATIQUE

La paranoïa

de certitude irrévocable telle que les qualités des objets ne seront pas perçues correctement et qu’à ces objets seront attribués des propriétés qu’ils n’ont pas, par simple effet de projection (voire d’identifica-tion projective). Il peut arriver aussi que les stimuli environnants aient une intensité anormale (on dit encore : une saillance excessive), perturbant les mécanismes de mise en mémoire, donc la construc-tion des croyances. Par exemple, chez certains sujets, l’environnement a pu être pathologique (stress, maltraitances, relation d’emprise, traumatismes de diverses origines), source de possibles distorsions dans les croyances (des a priori sur le monde, donc une instabilité des modèles internes), rendant le sujet vulnérable à des situations ultérieures. En effet, l’adéquation au monde des croyances ultérieures pourra être en partie compromise par la nature des croyances post-traumatiques antérieures, et les hypothèses faites ultérieurement sur le monde pourront utiliser des éléments du monde environnant de façon irrationnelle (par exemple, attribution d’un statut de dangerosité ou de menace à un élément neutre). Des troubles de la vigilance peuvent être la conséquence de traumatismes précoces (par dérègle-ment de certains systèmes de neurotransmetteurs) et sont aussi susceptibles d’être à l’origine d’une allocation anormale de l’attention à des stimuli aberrants. Dans les phases précoces de la formation du délire, des anomalies de la vigilance associées à la projection, sur des stimuli neutres, d’éléments des modèles internes marqués par l’étrangeté ou l’inquiétude pourraient ainsi conduire à des mises à jour inappropriées engageant sur la voie du déve-loppement du délire. Ces modèles théoriques de croyances irrationnelles (déni d’erreur, projection, mémoires traumatiques, mises à jour délirantes) sont en partie explicables par ce que l’on sait du rôle de la dopamine dans l’apprentissage. La dopamine du système méso-corticofrontal est impliquée dans l’ajustement et la précision des prédictions d’erreur [3]. Plus précisément, la fréquence de décharge des neurones dopa-minergiques apparaît impliquée dans le codage de l’incertitude et des prédictions d’erreur, et de la non-correspondance entre les attentes et le perçu (4, 5). Le système méso-corticofrontal est constitué par les neurones dopaminergiques de l’aire tegmentale ventrale qui projettent vers le noyau accumbens, le striatum (putamen et pallidum) et le cortex préfrontal, constituant un système de boucles cortico-sous-corticales impliquées, d’une façon générale, dans l’organisation des comporte-ments dirigés vers un but. La dopamine a un rôle

majeur dans les prédictions d’erreur (d’autres neuro-transmetteurs, comme le glutamate, y participent aussi de diverses façons), mais le mécanisme précis qui permet aux neurones de calculer les erreurs de prédiction est toujours inconnu. À l’intérieur de ce système dopaminergique méso-corticofrontal, des corrélations anatomiques ont été faites entre la flexibilité ou la fixité des croyances et le lieu supposé de leur stockage anatomique : les repré-sentations mentales les plus flexibles sont situées dans les régions corticales préfrontales, ainsi que dans le striatum ventral, et les plus inflexibles dans les régions striatales dorsales. La dopamine, dans ces régions des grandes boucles corticostriatales, est connue depuis longtemps pour sa fonction de couplage entre diverses formes d’information, dans une optique décisionnelle. Ainsi, les fonctions attribuées à la dopamine sont la sélection des informations prioritaires (saillantes) dans l’envi-ronnement, l’activation et la synchronisation des modèles internes pour les coupler aux informations externes, l’attribution de valeurs aux stimuli, et le traitement des attentes et des incertitudes. Ces fonc-tions de la dopamine en font un neurotransmetteur clé dans la formation des croyances, et donc dans celle des croyances irrationnelles quand les systèmes dopaminergiques sont dysfonctionnels. C’est ce qui se passe dans les psychoses, où les dysfonctionne-ments dopaminergiques sont au premier plan. La meilleure démonstration en est que le seul traite-ment efficace des psychoses est représenté par les antipsychotiques, qui ont tous en commun d’être des antagonistes des récepteurs dopaminergiques D2. Tout le monde s’accorde à penser que les symp-tômes psychotiques, au premier rang desquels le délire, sont liés à une hyperactivité dopaminergique. Les récepteurs D2 dans le cortex préfrontal sont indispensables à la mise à jour des informations, et sont impliqués dans la stabilité des représen-tations mentales (6). Outre les récepteurs D2, les récepteurs D1 et le glutamate contribuent aussi au traitement des signaux. Un dysfonctionnement de l’ensemble participe à un traitement anormal – un manque de précision – et conduit à des erreurs de prédiction ; c’est là une donnée qui a été vérifiée dans un très grand nombre d’études chez l’animal, et dans des études d’imagerie cérébrale couplée à des épreuves cognitives chez des schizophrènes (7). Beaucoup d’auteurs insistent sur les conséquences de ces anomalies en termes d’inférences. Les inférences, qui sont une forme de généralisation à partir de données considérées comme fiables (le cerveau est une machine à faire des inférences, disait Helmholtz),

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sont étroitement liées à des calculs probabilistes, eux-mêmes fondés sur le mécanisme des erreurs de prédiction. Des erreurs d’inférence peuvent consti-tuer une porte d’entrée vers le délire, ouvrant sur le large domaine de l’implicite dans la formation et l’utilisation des croyances. Selon Hemsley et Garety (8), il serait possible de classer les délires en termes de déviation par rapport aux inférences bayésiennes optimales.

En dehors des boucles préfrontales cortico-sous-corticales et de leur innervation dopaminergique, d’autres structures cérébrales sont impliquées dans le traitement des signaux d’erreur. En particulier l’hippocampe, qui est depuis longtemps reconnu comme ayant un rôle de comparateur, et où se confrontent les informations attendues et les exis-tantes, autrement dit où s’opère la comparaison entre les modèles internes et les perceptions du monde, selon le modèle de Gray et al. (9). Les analyses faites par l’hippocampe sont transmises en quelques millisecondes aux neurones dopami-nergiques de l’aire tegmentale ventrale. Or, l’hippo-campe fait partie des structures cérébrales les plus dysfonctionnelles dans les psychoses (on retrouve une hyperactivité hippocampique associée à une hyperactivité dopaminergique au cours des états psychotiques). Plusieurs autres structures ont été reconnues comme jouant un rôle dans les anoma-lies de l’apprentissage participant à la genèse du délire. Par exemple, le tegmentum pédonculo-pontin, l’insula et l’habénula y contribuent, par différents mécanismes ayant un effet indirect dans la formation des apprentissages et des croyances, donc potentiellement dans l’élaboration des délires, et en particulier (pour diverses raisons, développées dans l’article de Corlett et al. [2]) dans celle de leur bizarrerie et de leur fi xité.

Il est souvent évident cliniquement que la construc-tion du délire est associée à des anomalies percep-tives. On sait depuis longtemps que la perception est toujours une construction fondée sur nos modèles internes (croyances a priori) qui modifi ent (sculptent) les perceptions. Ce que l’on sait déjà – et peut-être ce que l’on veut – modifi e la perception. Neurologiquement, on sait que certaines lésions cérébrales préfrontales n’affectant pas le cortex sensoriel compromettent la perception, amenant les patients à fabuler sur leur environnement, lui attribuant des propriétés qu’il n’a pas, en utilisant des modèles internes qui ne sont plus mis à jour et qui modifi ent les perceptions. Karl Jaspers disait

que les croyances délirantes modifi ent les percep-tions de telle sorte que celles-ci se conforment aux croyances (10). Le codage des prédictions est un mécanisme fondamental de fonctionnement du cerveau. Ce codage passe par des interactions avec des modèles internes, tout au long d’une progression anatomique hiérarchique des informations perçues entre le lieu du stimulus sensoriel et son traitement par le cortex préfrontal – impliquant des circuits que l’on qualifi e de “réverbérants”, qui peuvent modi-fi er les qualités de l’information perçue –, par des systèmes récurrents de fi bres (en feedback pour le bottom-up et en feedforward pour le top-down), pourvoyeuses d’informations sur la pertinence des prédictions (arrangement bayésien hiérarchique). Les modèles internes doivent être solides et stables, leur instabilité pouvant compromettre les messages sensoriels et leur analyse bayésienne, ce qui conduit à des perceptions aberrantes. Le thalamus est un élément central du processus perceptif, il reçoit toutes les afférences sensorielles et les projette sur le cortex préfrontal, lieu supposé, avec les boucles cortico-striatales, des réservoirs de modèles internes utilisés dans des comportements dirigés vers un but. Les processus réverbérants sont objectivables avec l’analyse des bandes d’activité électrique bêta et gamma (à l’EEG), qui refl ètent, dans les psychoses, les anomalies d’activité réverbérante dans les circuits neuronaux récurrents. Autrement dit, on peut objec-tiver des anomalies dans les assemblages cellulaires de type hebbien (que l’on a appelés précédemment modules sensorimoteurs) qui ne seraient pas en adéquation avec une situation environnementale, ces anomalies étant potentiellement pourvoyeuses de perceptions aberrantes. Il existe toute une litté-rature à ce sujet, parmi laquelle l’article de Corlett et al. (2), auquel nous renvoyons le lecteur. Corlett et al (2) soulignent que les perceptions aber-rantes pourraient être favorisées par des états de stress, et qu’elles pourraient même être anxiogènes en elles-mêmes, en particulier chez les personnes ayant une faible tolérance à l’ambiguïté, qui seraient ainsi plus exposées aux croyances paranormales. Cercle vicieux où peur et perceptions anormales se renforcent et pourraient trouver une issue dans l’élaboration d’un délire établissant des associations prédictives, qui, même si elles sont erronées, rendent le monde plus prévisible, donc plus rassurant. Cela introduit la dimension affective de l’apprentissage, le système de prédiction d’erreur s’appliquant tout aussi bien aux apprentissages d’ordre affectif. Les affects chargent les objets d’incertitudes. Les apprentissages d’ordre affectif passent par une structure cérébrale,

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La paranoïa, de la clinique aux neurosciences DOSSIER THÉMATIQUE

La paranoïa

l’amygdale, qui est le centre de traitement de la mémoire émotionnelle. Connue pour réagir sélec-tivement en fonction de la prédictibilité des stimuli, l’amygdale est activée par l’imprévu et constitue un vaste système de traitement et de codage des incertitudes. Il semblerait que l’amygdale catégorise et mémorise les représentations du danger ; celles-ci sont alors transmises au striatum, qui calculera les probabilités d’issue favorable ou défavorable lorsque ces stimuli dangereux surviennent dans l’environnement. Le cerveau semble dans l’obliga-tion de coder et de catégoriser les représentations du danger, comme s’il était intolérant aux ambiguïtés et aux incertitudes. On peut imaginer que des codages irrationnels du danger soient des solutions trouvées dans certains cas par le cerveau pour ne plus être confronté à l’incertitude ou à l’ambiguïté consti-tutionnelle de certains objets, quitte à développer des croyances interprétatives ou délirantes. Selon Corlett et al. (2), une région corticale pourrait être plus particulièrement impliquée dans ce type de processus, celle du cortex orbitofrontal.

Le cortex orbitofrontal reçoit des informations de tous les cortex sensoriels, ainsi que de l’amygdale et de l’aire tegmentale ventrale, ce qui lui permet d’attribuer une valeur affective aux représentations sensorielles ; quand un stimulus marqué affective-ment et représenté par un mot est présenté à un sujet, son cortex orbitofrontal analyse l’ensemble et redirige les réponses striatales vers des réponses au mot – éliminant l’affect (11) ; le cortex orbitofrontal pourrait donc moduler les réponses de façon top-down, en privilégiant les concepts (qui permettent d’élaborer des modèles internes solides) aux dépens des affects (trop porteurs d’ambiguïté). Il peut arriver que, pour certains sujets, des coïn-cidences fortuites prennent un sens, sources de croyances et de convictions, pour peu qu’ils aient une inclinaison à la superstition : cela a été montré dans des tests expérimentaux. Il a aussi été démontré qu’une hyperactivité dopaminergique ou une mani-pulation des systèmes glutamatergiques (blocage des récepteurs au NMDA), ainsi que des anomalies de l’hippocampe ou du cortex pariétal, peuvent favoriser le développement de telles superstitions, conduisant certains à croire qu’ils ont un pouvoir sur la survenue des événements, ou un pouvoir de contrôle sur les actions des autres, comme on le voit dans certains délires chroniques. Le cortex pariétal pourrait être plus particulièrement impliqué dans le sens de la responsabilité que l’on a de ses propres actions et mouvements (“agency”), un sens souvent perturbé

dans les psychoses, ce qui se manifeste sous la forme de sentiments de télékinésie ou de télépathie. Les régions incluant la jonction pariétotemporale et le cortex temporal supérieur sont impliquées dans les apprentissages où un sujet doit porter des juge-ments sur les intentions des autres ; et les circuits frontostriataux, dans les jugements ayant trait aux valeurs sociales. Les jugements sociaux fonctionnent sur le même principe que l’erreur de prédiction, et le modèle bayésien s’applique à l’apprentissage social. Un sujet fait des hypothèses et des inférences sur les raisons d’une action observée dans son environ-nement tout en minimisant l’erreur de prédiction négative par la confrontation de ce qu’il voit à des modèles internes, sachant que l’observation d’une action active les programmes normalement utilisés par le sujet pour réaliser la même action (comme des neurones en miroir, même si l’existence des neurones miroir est contestable – on devrait d’ail-leurs plutôt dire des modules psychomoteurs en miroir plutôt que des neurones miroirs). Des biais dans les processus d’inférence peuvent donner lieu à de grossières erreurs de prédiction (signaux aberrants de prédiction d’erreur) pouvant se manifester par des attentes sociales inadaptées, ouvrant la voie à des interprétations fausses des intentions des autres. Les travaux sur la façon dont les schizophrènes se représentent les états mentaux des autres (théorie de l’esprit) montrent dans l’ensemble qu’ils ont des difficultés à en avoir des représentations adéquates, qu’ils se trompent sur les intentions des autres, avec un excès de référence à eux-mêmes (interprétation d’éléments neutres comme les concernant person-nellement) et des généralisations sur les pensées des autres, largement en dehors du contexte. Autrement dit, ils font des erreurs de prédiction. Ces erreurs de prédiction, par leur constance et leur répétition, consolident progressivement les croyances irration-nelles, qui deviennent de plus en plus autonomes et envahissantes. Sans aucune mise à jour possible, les modifications perceptives rendent les perceptions conformes aux croyances, avec, probablement, sur le plan anatomique, un déplacement des représenta-tions vers le striatum dorsal, où elles acquièrent une fixité qui peut prendre une dimension compulsive ou obsessionnelle, imperméable à toute contradiction. Le cortex préfrontal pourrait aussi être impliqué dans le développement des idées délirantes, dans la mesure où sa fonction générale est d’être un système d’évaluation de toutes les représentations mentales. Il évalue les croyances (modèles internes) et les confronte aux perceptions, il évalue donc les croyances délirantes, et il est possible que, s’il ne

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les réprime pas, c’est qu’il a perdu sa capacité à les évaluer. Il est d’ailleurs classique de dire que les délires ne se développent que quand deux régions du cerveau sont dysfonctionnelles, et pas une seule. Mais le modèle bayésien du délire propose que les deux systèmes dysfonctionnels s’associent pour perturber un seul mécanisme, qui est l’incapacité à mettre à jour les modèles internes, source du délire, ce dernier étant nécessairement associé à des anomalies de fonctionnement du cortex préfrontal. Le glutamate pourrait avoir un rôle important dans la consolidation des mémoires et les évaluations faites par le cortex préfrontal. Parmi les récepteurs au glutamate, les récepteurs au NMDA semblent impliqués dans l’organisation des modèles internes (qui deviendraient plus labiles et imprécis en cas d’hypoactivité NMDA), et les récepteurs à l’AMPA semblent impliqués dans les signaux de prédiction d’erreur (une hyperactivité AMPA étant source d’er-reurs de prédiction). Pour certains auteurs, les trai-tements à venir des symptômes délirants devraient être ciblés sur les systèmes glutamatergiques.

Approche neurocognitive de la paranoïa Les paragraphes ci-dessus constituent un inven-taire non exhaustif des mécanismes par lesquels le cerveau est susceptible de faire un certain nombre d’opérations erronées, sources d’une évaluation inadaptée de soi-même et de l’environnement qui peut conduire au développement de croyances irra-tionnelles ou d’idées délirantes se fixant éventuel-lement dans le cerveau. Dans le cas plus particulier de la paranoïa, on peut reprendre certains de ces éléments et voir où ils mènent.

Certains délires paranoïaques sont sensibles aux antipsychotiques, et d’autres ne le sont pas, ce qui amène à penser que certains sont dopamine-dépendants et d’autres non. Les plus sensibles aux antipsychotiques semblent être ceux qui surviennent au cours d’états psychotiques aigus, et les moins sensibles ceux qui sont les plus anciens et les plus fixés. Cela irait dans le sens d’un rôle de la dopamine dans le codage prédictif, les erreurs de prédiction et la formation des croyances en rapport avec les erreurs de prédiction négatives, quand le cerveau est capable d’avoir un fonctionnement bayésien, de faire des hypothèses, et éventuellement de se tromper. La dopamine intervient dans ces circonstances, un excès de dopamine conduit à des erreurs de prédic-

tion, et les antipsychotiques peuvent corriger ce type d’erreur. Ce n’est plus le cas quand les délires sont anciens et fixés. Les délires fixés ne sont plus dopamine-dépendants : ils dépendent de struc-tures cérébrales différentes (peut-être les striatales dorsales). Les délires se fixent quand les mémoires et les croyances ne veulent plus être confrontées à des stimuli imprévus et ambigus, potentiellement dangereux pour le sujet, formant comme un système protecteur d’une vulnérabilité. Au lieu de participer à des mises à jour, les prédictions ne viennent plus, dès lors, que consolider les croyances.

La clinique de la paranoïa montre que les patients peuvent vivre de manière clivée, c’est-à-dire qu’ils vivent la plupart du temps de façon absolument normale dans leur environnement, mais que, dans certaines circonstances, des éléments délirants appa-raissent. Les paranoïaques semblent ainsi avoir un double registre de fonctionnement, normal ou déli-rant, en fonction des circonstances. L’essentiel des stimuli est traité de façon normale, témoignant d’une bonne qualité de fonctionnement du cortex préfrontal, qui est considéré comme une sorte d’autoroute de l’information, analytique et projectif, comparant des modèles internes aux information perçues. Mais, chez les paranoïaques, certains stimuli qui touchent la part vulnérable du sujet vont être traités différemment, prenant une dimension de concernement particulier pour le sujet – dangereuse, menaçante –, réactivant et renforçant le sentiment délirant de persécution ou le délire de référence, alors qu’il s’agit de stimuli neutres. Autrement dit, ils font des prédictions d’erreur aberrantes. De telles erreurs peuvent être déclenchées expérimentalement par l’administration de kétamine, un antagoniste d’un sous-type de récepteur au gluta-mate (le NMDA), ce qui conduit à suggérer que les délires seraient dépendants, dans leur formation, de ce récepteur. Ainsi, selon certains auteurs, on pourrait, en agissant sur des récepteurs du glutamate, modi-fier les mémoires fixées comme des croyances déli-rantes (12)… mais nous n’en sommes pas encore là. La clinique a aussi montré que l’activation des idées paranoïaques était souvent contemporaine de situa-tions de stress, telles les paranoïas situationnelles au travail. En termes neurobiologiques, cela indique que le système de stress, au centre duquel se situe l’amygdale, pourrait être impliqué dans certaines formes de paranoïas. L’amygdale, dont on a vu qu’elle consiste en un vaste système de traitement et de codage des incertitudes, catégorise et mémorise les représentations du danger ; celles-ci sont alors transmises au striatum, qui calcule les probabilités

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d’issue défavorable lorsque ces stimuli dangereux surviennent dans l’environnement. L’activation de l’amygdale crée une atmosphère de stress et de danger, c’est un fait bien établi. Chez les para-noïaques, une vigilance particulière est portée à des stimuli appréhendés comme ambigus par l’amygdale, source d’une peur qui sera traitée – et annulée – en rattachant ces stimuli à des systèmes de croyances inflexibles dans le striatum. L’amyg-dale est aussi une des structures les plus impliquées dans la dépression, c’est une structure pourvoyeuse d’affects négatifs, et il a été maintes fois souligné que les paranoïaques souffrent d’une image négative d’eux-mêmes, d’une faible estime de soi, même si ces affects sont en général masqués par des attitudes qui disent tout le contraire, c’est-à-dire par des discours mégalomaniaques qui semblent témoigner d’une surestimation de soi. L’amygdale est le centre de la mémoire émotionnelle, elle se construit au cours du développement, et des événements traumatiques ont pu laisser des traces, un sentiment d’avoir été humilié ou méprisé aura entraîné des anomalies de son fonctionnement ainsi que de l’image de soi et des projections de soi sur le monde, conduisant, à l’âge adulte, à des modifications comportementales réac-tionnelles marquées par la toute-puissance, voire par une forme de besoin de vengeance. Il y a toute une littérature sur les liens entre humiliations précoces et anomalies de l’image de soi à l’âge adulte. On peut même évoquer des mémoires épigénétiques transgénérationnelles. Mais il s’agit d’élaborations théoriques, et la réalité de ces mécanismes, en parti-culier l’implication de l’amygdale dans la construc-tion de la vie affective des paranoïaques, n’est pas démontrée. Il n’en reste pas moins qu’il a été montré que la dépression (c’est-à-dire l’existence de pensées négatives centrées sur sa propre personne, vraisem-blablement dépendantes de l’activité de l’amygdale) favorise le développement d’idées persécutives (13).

Les intentions plus ou moins malveillantes attri-buées aux autres s’intègrent dans les systèmes bio-logiques où s’élaborent les théories de l’esprit, et dans lesquels, comme on l’a vu, les régions corticales préfrontales et temporopariétales sont impliquées. Mais les résultats des études sur des anomalies de la théorie de l’esprit dans la paranoïa sont contra-dictoires. On a vu aussi que le cortex pariétal est impliqué dans le sens de la responsabilité que l’on a de ses propres actions et mouvements, et, peut-être avec l’hippocampe, dans le sentiment du pouvoir de contrôle que l’on peut avoir sur les actions des autres. Le dysfonctionnement de ces structures

est une source potentielle d’idées délirantes sur sa propre responsabilité dans le contrôle des actions des autres. Chez le paranoïaque, les informations seraient ainsi rapidement débarrassées de leurs ambiguïtés (parce que l’ambiguïté est insupportable) et traitées en étant immédiatement rattachées à un système inflexible de croyances, court-circui-tant des systèmes d’analyses plus complexes pour prendre rapidement un sens dans le contrôle que le sujet se donne sur son environnement. Un système de simplification qui sert au sujet à confirmer des évidences (ses croyances délirantes). Beaucoup d’auteurs ont insisté sur cette façon qu’a le para-noïaque de traverser le temps, en anticipant le futur comme s’il le connaissait déjà (tout stimulus perçu comme ambigu pouvant être immédiatement – sans analyse – appréhendé comme une confirmation des croyances). On a dit que le paranoïaque “traverse le temps par l’esprit”, en anticipant les conséquences d’actes ou d’événements qui n’ont pas encore eu lieu. Quitte, d’ailleurs, à les provoquer pour en subir les conséquences désagréables (punitives) : en provoquant son propre malheur, le sujet démontre qu’il avait raison de penser qu’il était l’objet de malveillances, ou une victime de quelque chose. Les idées paranoïaques sont étroitement corrélées à l’anticipation d’événements négatifs futurs, et cette corrélation est le résultat d’un calcul probabiliste du cerveau, qui rapporte le risque d’événements négatifs futurs à la fréquence subjective des événements négatifs passés, même imaginaires – cette fréquence consolidant les mémoires.

L’évocation – la circulation intracérébrale – des événements passés et futurs est contemporaine de l’activation de toute une série de structures corti-cales médianes du cerveau (préfrontales, pariétales, cingulaires postérieures, temporales supérieures), régions souvent décrites comme faisant partie du “default mode network”, ou réseau par défaut, un ensemble de structures qui constituent le support biologique du “moi” ou du “soi intime”, structures activées quand le sujet se coupe du monde extérieur pour s’adonner à ses réflexions ou rêveries internes, dans tout ce qui est référencé à lui-même. Ce réseau a été qualifié de “centre de gravité” de la personne qui se projette mentalement vers l’avenir (14). Un trouble du fonctionnement de ce réseau a été observé dans les psychoses, mais son lien spéci-fique avec la paranoïa est discutable, même s’il a été évoqué par certains (15). En particulier, rien ne laisse penser qu’il joue un rôle dans cette traversée du temps par l’esprit qui semble caractériser la

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paranoïa : cette fonction d’anticipation serait plutôt à rattacher au fonctionnement du cortex préfrontal antérolatéral et aux boucles sous-corticales qui lui sont attachées. Il a aussi été évoqué que ce système de réseau par défaut pourrait être impliqué dans l’excès d’agency qui a été décrit dans la para-noïa, où les patients développent un sentiment de toute-puissance sur leur environnement (le soi grandiose) ; mais l’excès d’agency serait peut-être plutôt à rattacher aux cortex pariétal et temporal supérieur. En réalité, on ne connaît pas le support biologique de l’excès d’agency dans la paranoïa. Néanmoins, une étude a montré que la provoca-tion d’idées de référence chez des schizophrènes (et les idées de référence constituent un symp-tôme majeur de la paranoïa) est associée à une mobilisation du réseau par défaut, ainsi que des régions dopaminergiques (striatum ventral, noyau accumbens, aire tegmentale ventrale) et de l’amyg-dale ; c’est-à-dire, simultanément, la traversée du temps (réseau par défaut), le système de plaisir (avec le codage dopaminergique des incertitudes), et la mémoire émotionnelle (amygdale) [16] ; ce serait la dopamine qui pourrait transformer le codage d’un stimulus neutre en une idée délirante de référence (attribuant aux stimuli des dimensions de concernement pour le sujet [référence à soi] et de persécution).

La rapidité pour conclure a été modélisée dans des conditions expérimentales, avec des épreuves de “jumping to conclusions” (JTC, sauter aux conclu-sions), utilisant, entre autres, des tâches de raison-nement probabiliste, lors desquelles il a été montré que les patients utilisent peu de matériel intermé-diaire pour prendre une décision, allant directement à la conclusion, comme s’ils connaissaient tout de suite la réponse quand une épreuve de choix réfl échi leur est proposée. Les anomalies du JTC font partie des biais cognitifs reconnus chez les patients déli-rants en général, et plus particulièrement chez les paranoïaques, chez lesquels elles sont corrélées à l’infl exibilité des idées délirantes. Les paranoïaques traversent rapidement le temps, leurs croyances infl exibles leur servant de boussole, mus par une sorte d’hyperintentionnalité plus ou moins anxieuse ou passionnelle. Les anomalies du JTC sont aggravées par le stress, et il semblerait que moins l’origine du stress est explicite, plus ses effets sur les biais cognitifs sont marqués, comme si le stress brouil-lait les messages, et que le mécanisme de défense consistait à sauter plus vite aux conclusions. Il a été montré que les anomalies du JTC ne sont pas liées

au fait que les malades supporteraient moins bien le “coût cognitif” de faire des analyses plus précises des situations, mais seulement à une disposition à simplifi er les calculs probabilistes, en général dans un contexte de faible estime de soi. Le support bio-logique du phénomène de JTC est inconnu, mais il implique certainement les systèmes mis en jeu dans les prises de décision.

L’idée d’une “fixation” des croyances inflexibles dans le striatum dorsal (même si elle est parfai-tement hypothétique) est intéressante à plus d’un titre. Elle ouvre en effet sur des analogies avec les pathologies de la compulsion. Il est bien établi que, quand des mémoires, des croyances, ou encore des schémas comportementaux se sont fi xés dans le striatum dorsal, leur utilisation se fait sur un mode compulsif. C’est le cas pour 2 grandes catégories nosographiques, qui sont les troubles obsessionnels compulsifs et la dépendance aux drogues. Les obses-sionnels, par exemple, se lavent 200 fois les mains par jour, ils ne peuvent pas faire autrement, et les personnes dépendantes d’une drogue recherchent et absorbent compulsivement cette drogue, tout en ayant souvent conscience du fait que cette compulsion est mauvaise pour eux ; ils voudraient l’arrêter, mais c’est plus fort qu’eux. L’utilisation du striatum dorsal dans les réponses montre que le fonctionnement du système n’est plus probabi-liste (marqué par l’incertitude) mais réfl exe (marqué par l’irrésistible). Néanmoins, paranoïa, troubles obsessionnels compulsifs et dépendance aux drogues sont des pathologies très dissemblables, dont, en particulier, l’approche thérapeutique est totalement différente. La compulsion, qui indique d’une façon générale un besoin irrésistible de se comporter d’une façon stéréotypée, répond en fait à des processus très nombreux et différents, dépendant de méca-nismes biologiques très divers, même si le striatum dorsal paraît être leur dénominateur commun. Il n’est peut-être pas inintéressant aussi de remarquer que la paranoïa est un symptôme très courant chez les usagers de drogues, même si compulsion et délire paranoïaque paraissent être 2 ordres de symptômes assez étrangers l’un à l’autre.

Conclusion

On peut résumer ce qui précède de la façon suivante. La paranoïa pourrait être le résultat de biais atten-tionnels vers des éléments neutres de l’environ-nement qui prennent une dimension de menace

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(signaux aberrants d’erreur de prédiction), sources de croyances irrationnelles qui vont éventuellement se fixer dans certaines régions du cerveau ; elles peuvent alors prendre une dimension délirante, intolérante à l’ambiguïté et inaccessible au raison-nement, conduisant le paranoïaque à soupçonner en permanence son environnement d’intentions malveillantes, à projeter et à anticiper de telles intentions – pour se préparer à leur survenue qui serait inéluctable –, donc peut-être pour se protéger. L’origine de ce traitement particulier des signaux à l’origine de croyances irrationnelles pourrait être à rechercher dans l’histoire des sujets : dans certains événements traumatiques précoces de l’existence, humiliants ou dévalorisants, qui ont conduit à la construction de modèles internes du monde incor-rects, compromettant le traitement bayésien de l’information. Les modèles internes incorrects du sujet (une image de soi dévalorisée) seraient aussi à l’origine de projections paranoïaques sur le monde pour résoudre une contradiction entre un soi archaïque dévalorisé et un soi adulte capable

de réussir d’excellentes choses. L’humiliation traumatique archaïque n’est pas toujours facile à mettre en évidence (traumas, mais aussi emprises, paternelle ou maternelle, ou même phénomènes transgénérationnels). Cela rendrait le sujet vulné-rable à certains types de stress, brouillant alors le traitement bayésien des erreurs de prédiction. La paranoïa délirante consisterait en une construction et une fixation, peut-être dans des régions parti-culières du cerveau, d’un répertoire de croyances hypersensibles à certains stimuli environnants, utilisé de façon stéréotypée et compulsive. Beau-coup d’auteurs ont souligné cette fonction du délire, qui est de donner compulsivement du sens à un stimulus ambigu ou affectivement insupportable. La paranoïa est peut-être d’abord une maladie du traitement des affects. On dispose donc d’un schéma développemental pour proposer une origine à l’organisation paranoïaque. Mais il ne s’agit là que d’un modèle, qui n’explique pas de nombreux aspects du trouble, en particulier la singularité du délire en termes d’expérience subjective. ■

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Références bibliographiques

L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts.

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