La pensée politique de Patrice Emery · PDF filePour user des mots admis, on compte dans les années cinquante, 78% de coutumiers, paysans soumis aux chefferies, ... Jean-Paul Sartre)

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    La pense politique de Patrice Emery Lumumba(Par Jean-Paul Sartre)

    Lumumba, Fanon : ces deux grands morts reprsentent lAfrique. Non pas seulementleur nation, tout leur continent. A lire leurs crits, dchiffrer leurs vies, on pourrait lesprendre pour deux adversaires acharns. Fanon, Martiniquais, arrire-petit-fils desclave,quitte un pays qui na pas, lpoque, pris conscience de la personnalit antillaise et de sesexigences. Il pouse la rvolte algrienne et combat, Noir, au milieu des musulmans blancs :entran avec eux dans une guerre atroce et ncessaire, il adopte le radicalisme de sesnouveaux frres, se fait le thoricien de la violence rvolutionnaire et souligne dans ses livresla vocation socialiste de lAfrique : sans rforme agraire et sans nationalisation des entreprisescoloniales lindpendance est un vain mot.

    Lumumba, victime du paternalisme belge - pas dlite, pas dennui - ne possde pas,en dpit de sa vaste intelligence, la culture de Fanon; par contre, il parat, premire vue,avoir sur celui-ci lavantage de travailler sur son propre sol lmancipation de ses frres decouleur et de son pays natal. Le mouvement quil organise et dont il devient le chefincontest, il a mille fois dit quil serait violent et, en dpit des provocations ou de quelquesinitiatives locales quil a toujours dsapprouves, cest par la non-violence que le MNC sestimpos.

    Quant aux problmes de structure, Lumumba a dfini clairement sa position, lors deses confrences Prsence Africaine : Nous navons pas doption conomique . Ilentendait par-l que les questions politiques - indpendance, centralisme, - passaient lespremires, quil fallait russir la dcolonisation politique pour crer les instruments de ladcolonisation conomique et sociale.

    Or, ces deux hommes, loin de se combattre, se connaissaient et saimaient. Fanon masouvent parl de Lumumba; lui, si vite en veil quand un parti africain se montrait vague ourticent sur le chapitre des remaniements de structure, il na jamais reproch son amicongolais de se faire, mme involontairement, lhomme de paille du no-colonialisme. Bienau contraire, il voyait en lui ladversaire intransigeant de toutes les restaurations dunimprialisme dguis. Il ne lui reprochait - et lon devine avec quelle tendresse - que cetteinaltrable confiance en lhomme qui fit sa perte et sa grandeur.

    On lui donnait, ma dit Fanon, les preuves quun de ses ministres et le trahissait . Ilallait le trouver, lui montrait les documents, les rapports et lui disait : Es-tu un tratre ?Regarde-moi dans les yeux et rpond . Si lautre niait en soutenant son regard, Lumumbaconcluait : Cest bien, je te crois . - Mais, cette immense bont que des Europens ontappel navet, Fanon la jugeait nfaste en loccasion : la prendre en elle-mme, il en taitfier, il y voyait un trait fondamental de lAfricain.

    Plusieurs fois, lhomme de la violence ma dit : Nous, les Noirs, nous sommes bons;la cruaut nous fait horreur. Jai cru longtemps que les hommes dAfrique ne se battraientpas entre eux. Hlas, le sang noir coule, des Noirs le font couler, il coulera longtemps encore;les Blancs sen vont, mais leurs complices sont parmi nous, arms par eux; la dernirebataille du colonis contre le colon, ce sera souvent celle des coloniss, entre eux . Je le sais: le doctrinaire, en lui, voyait dans la violence linluctable destin dun monde en train de selibrer; mais lhomme, en profondeur, la hassait. Les divergences et lamiti de ces deuxhommes marquent tout la fois les contradictions qui ravagent lAfrique et le besoin communde les dpasser dans lunit pan-africaine. Et chacun deux retrouvait en lui-mme cesproblmes dchirants et la volont de les rsoudre.

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    Nul na tent vraiment de dcouvrir les causes de son chec

    Sur Fanon, tout est encore dire. Mais, Lumumba, mieux connu, garde, malgr tout,maint secret. Nul na tent vraiment de dcouvrir les causes de son chec ni pourquoi le grandcapital et la banque se sont acharns contre un gouvernement dont le chef na jamais cess derpter quil ne toucherait pas aux capitaux investis ni de solliciter des investissementsnouveaux. Cest cela que serviront les discours quon va lire : ils permettront de comprendrepourquoi, malgr la modration de son programme conomique, le leader du MNC tait tenupour un frre darmes par le rvolutionnaire Fanon, pour un ennemi mortel par la SocitGnrale.

    On lui a reproch de jouer double, triple jeu. Devant un public exclusivementcongolais, il se dchanait; il savait se calmer sil dcouvrait des Blancs dans lassistance etsouffler habilement le chaud et le froid; Bruxelles, devant des auditeurs belges, il devenaitprudent, charmeur et son premier souci tait de rassurer. Cela nest point faux, mais on peuten dire autant de tous les grands orateurs : ils jugent vite leur public et savent jusquo ilspeuvent aller. Le lecteur verra dailleurs que si la forme varie dun discours lautre, le fondne change pas. Sans doute, Lumumba a volu : la pense politique du jeune auteur de LeCongo, terre davenir, est-il menac ? - crit en 1956 - nest pas celle de lhomme jeune etmri qui fonde le MNC. Il a pu rver un moment - nous saurons pourquoi - dunecommunaut belgo-congolaise; partir du 10 octobre 1958, son opinion est faite et dclare,il nen changera plus, lindpendance devient son unique objectif.

    Ce qui varie le plus - en fonction du public - cest son apprciation de la colonisationbelge. Souvent, il insiste sur ses aspects positifs - avec tant de complaisance, parfois, quoncroirait entendre un colon : mise en valeur du sol et du sous-sol, uvre ducatrice desmissions, assistance mdicale, hygine, etc. Ne va-t-il pas une fois, jusqu remercier lessoldats de Lopold II davoir dlivr les Congolais des Sauvages Arabes qui faisaient latraite des Noirs ? Dans ces cas-l, il glisse sur la surexploitation, le travail forc, lesexpropriations foncires, les cultures obligatoires, lanalphabtisme dlibrment maintenu,les rpressions sanglantes, le racisme des colons : il se contente de dplorer les abus decertains administrateurs ou des petits Blancs.

    Et dautres fois, le ton change, comme dans le discours enregistr du 28 octobre 1959et, surtout, le 30 juin 1960, dans la fameuse rponse au roi Baudouin : Ce que fut notre sorten 80 ans de rgime colonialiste, nos blessures sont trop fraches et trop douloureuses encorepour que nous puissions le chasser de notre mmoire..., etc . Est-ce le mme homme quiparle ? Assurment. Ment-il ? Certainement pas. Mais, ces deux conceptions opposes deluvre civilisatrice , de la Belgique, sil nous en dcouvre tantt lune et tantt lautre,cest quelles coexistent en lui et traduisent la contradiction profonde de ce quil faut bienappeler sa classe.

    Lexploitation coloniale, en dpit delle-mme, a dot le Congo de structuresnouvelles. Pour user des mots admis, on compte dans les annes cinquante, 78% decoutumiers, paysans soumis aux chefferies, aux luttes tribales, contre 22% dextra-coutumiersdont la plupart habite les villes. Ladministration a beau mettre son zle maintenir lapopulation dans lignorance, elle ne peut empcher lexode rural ni la prolifration urbaine, nila proltarisation ni, au sein des extra-coutumiers, une certaine diffrenciation ne des besoinsde lconomie : une petite bourgeoisie congolaise demploys, de fonctionnaires et decommerants est en voie de formation.

    Cette mince lite - cent cinquante mille personnes sur quatorze millions - sopposeaux ruraux buts sur leurs rivalits et leurs traditions, commands par des chefs vendus ladministration, et aux ouvriers, violents parfois mais qui, sans vritable organisation

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    rvolutionnaire, nont quune conscience de classe encore embryonnaire. La position de la petite bourgeoisie noire est fort ambigu, au dpart, puisquelle croit tirer profit de lacolonisation, et que ce profit la met mme de mesurer liniquit du systme. En vrit, sesmembres - la plupart fort jeunes, puisquelle est, elle-mme, un produit rcent de lvolutioncoloniale - sont recruts par les grandes socits ou ladministration; il nen est pas encore quisoient, trente ans, petit-bourgeois par naissance.

    Le pre de Lumumba est un paysan catholique; ds six ans, il lemmne aux champs,ce sont les pres passionnistes qui dcident que lenfant ira lcole; plus tard, treize ans, cesont les missionnaires protestants qui le leur souffleront. En tout cela, le rle du pre et delenfant semble nul. Emile Lumumba a dsapprouv son fils quand, treize ans, il est pass la mission sudoise, mais que pouvait-il faire ? Tout sest dcid en dehors deux; les Monps voulaient en faire un catchiste, les Sudois plus pratiques veulent lui donner unmtier qui lui permette de quitter la paysannerie pour le salariat et de vivre sur son propre sol,dans une des agglomrations que les Blancs ont fait natre, en auxiliaire des colons.

    Patrice prend la misrable indpendance de son pre dans la solitude du paysagecongolais comme un Etat de nature

    Patrice a pass son enfance dans la brousse : on connat labominable misre despaysans noirs; sans les organisations religieuses qui lont pris en charge, cette misre seraitson lot, son unique horizon. A-t-il tout de suite compris que les Missions sont les agentsrecruteurs du colonat ? Non, sans doute. A-t-il vu que la condition de vie rurale est,directement ou indirectement, le produit de lexploitation coloniale ? Non plus : aux environsde sa naissance, ladministration mesure les dsavantages de la contrainte trop visible et dutravail forc. Elle cherche intresser le paysan la production, encourage la propritindividuelle. Patrice prend la misrable indpendance de son pre dans la solitude du paysagecongolais pour un Etat de nature : loin den tre responsables, les Blancs sont les bonsmessieurs qui vont len tirer. On a d, vers ce moment, lui donner dtranges lumires sur sasituation : la foi chrtienne est la redevance que les jeunes congolais paient aux Eglises quileur apprennent lire.; Les pres lui donnaient