6

Click here to load reader

La personne âgée et le deuil

  • Upload
    m

  • View
    219

  • Download
    1

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La personne âgée et le deuil

37Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Avril 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés.

Psychiatrie

Neurologie

Gériatrie

Réflexions et perspectives

La personne âgée et le deuil

L. Roure (1), M. Fouchet (2)(1) Psychiatre des Hôpitaux, Médecin Chef de Service, (2) Médecin Chef de service,Hôpital Sainte-Marie, 87, avenue Joseph-Raybaud, 06009 Nice Cedex 1.

Correspondance : L. Roure, adresse ci-dessus.E-mail : [email protected] : [email protected]

Le deuil est un terme souvent utilisé devant une rupture, uneséparation, un départ. Le deuil, généralement considéré commeun élément constitutif de la dépression, n’est pas a priori un étatpathologique. Il fait référence à l’affectivité et à la volonté, autravail effectué pour réaménager sa pensée et réorganiser sespropres repères après la disparition d’un être cher.Au cours de cet exposé, nous allons nous inspirer de la lacryma-tion de la Vierge Marie, pour tenter de comprendre comment lareligion chrétienne a pu récupérer les lamenti qui constituaient,dans le bassin méditerranéen, une ritualisation du deuil aumoment de la mort. La Corse représente un lieu privilégié parsuite des liens qu’elle a longtemps conservés avec ces manifes-tations plus ou moins bruyantes, à la base du rôle des pleu-reuses : les lamenti, dans le cas des morts douces, et les voceri,dans le cas des morts violentes.

La signification du deuil

Le deuil est naturel chez l’individu. En certaines circonstances, ilpeut devenir pathologique selon la personnalité des personnesconcernées. Le deuil a longtemps correspondu à une périodedurant laquelle les rites sociaux accompagnaient le sujet dans sadouleur et sa souffrance, permettant à celle-ci d’être sublimée,canalisée.Etymologiquement, le deuil est rattaché au mot latin dolore quisignifie pleurer, d’où est venue dolor, la douleur. Mais il signifiaitaussi, selon Littré, mouillées. Le deuil est habituellement consi-déré comme une grande tristesse, une longue douleur, une afflic-tion profonde ... c’est une profonde tristesse causée par une cala-mité importante, par la perte de quelqu’un de cher ...

Familièrement, faire son deuil de quelque chose, c’est ne plus ycompter, c’est souvent se résigner à la perte de cette chose. Lespoètes évoquent le deuil de la nature : la terre qui s’ébranle et secouvre de deuil ... Il se dit aussi des signes extérieurs : on prendle deuil de quelqu’un, c’est-à-dire que l’on va traduire dans notrecomportement quotidien des signes de la perte ..., on va signifiercette perte par notre attitude vis-à-vis des autres ... On parlaitde grand deuil, imposant de porter un costume de deuil danstoute sa rigueur pendant les premiers temps qui suivaient lamort. Le petit deuil permettait de porter un costume moinssévère à mesure que l’on s’éloignait de l’époque du décès. Onévoque les couleurs de deuil : le noir pour les particuliers, le vio-let pour les rois, le blanc à la Cour d’Espagne.Tout cela est affairede conventions sociales. Par extension et dans un langage trèsfamilier, on parlera d’ongles en deuil, synonymes d’ongles sales,

Figure 1 : pleureuses autour d’un mort en Corse.

Page 2: La personne âgée et le deuil

38 Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Avril 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés.

Réflexions et perspectives

malpropres. Le deuil a une durée éphémère dans le temps ...Conduire un deuil, c’est être en tête d’un cortège funéraire ... Parextension, le deuil va signifier : crêpes, tentures noires, pompes...De là, d’ailleurs, l’appellation désignant l’institution chargée deschoses de la mort : les pompes funèbres.La Bible rappelle la manière dont se déroulait le deuil dans l’an-cien Orient. Il se manifestait de multiples façons :- lacérations des vêtements ;- revêtement du « sac » : tunique d’étoffe grossière de couleur

sombre ;- port de la chevelure et de la barbe incultes ou mal rasées ;- projection de cendres ou de poussières sur le visage ;- parfois macérations sanglantes ;- lamentations improvisées par des professionnelles (pleureuses).

Deuil et conflit

Sur le plan psychologique, le deuil est de nature conflictuelle, enprenant compte chez l’individu de l’ensemble des réactions à laperte d’un être cher. Toute existence apparaît comme une his-toire vécue sous le signe du conflit, puisque, du point de vue indi-viduel, on confère à ce terme le sens extensif d’une oppositioninévitable entre besoins et obstacles.Chez l’enfant, le conflit normal réside dans cette contradictionpremière, instaurée dès la naissance : entre les pulsions instinc-tives individuelles tendant sans restriction vers un même but,et les contraintes ou les interdictions posées par l’entourage autitre de nœuds, de liens nécessaires donnés avec la vie même etimposant ses lois ; c’est ce que l’on nomme les liens interhu-mains. Le conflit permanent tend à se résoudre à tous les ins-tants, par l’aiguillage des pulsions instinctives vers les voies dela réalisation partielle autorisée, de la répression volontaire, durefoulement et de la sublimation.La situation conflictuelle correspond à une perturbation rela-tionnelle réelle venue se surimposer aux conflits évolutifs habi-tuels et compliquer ou empêcher leur résolution, que ce soit enbarrant les passages normaux à l’écoulement des pulsions ou enintroduisant une cause supplémentaire de conflit. Chez l’enfant,il s’agit de vicissitudes réelles affectant directement les relationsinterpersonnelles où évolue l’enfant. On retrouve les situationssuivantes :- rivalité fraternelle qui peut être aggravée par une attitudeinadaptée des parents ;- perte de l’un des parents : en ce sens la séparation des parentsparaît être plus nocive que la mort qui apparaît comme défini-tive et naturelle ;- séparation d’avec les parents particulièrement grave lorsqu’ellesurvient dans un contexte de relations déjà insatisfaisantes outendues ;

- attitudes négatives des parents sous forme de : rejet plus oumoins avéré ou ambivalent, exigence excessive de perfection,apparence trompeuse d’une hyperprotection.On retrouve souvent en arrière-plan un état de faux deuil :enfant non désiré, mal accepté ... mère non mariée, immature,névrotique ... le rejet franc, du type « je ne l’aime pas », va êtrerarement retrouvé, mais prendre la forme de :- maltraitance par absence de manifestations affectives, uneéducation confiée à d’autres membres de l’entourage, sévéritéexcessive, réprimandes incessantes, ironie agressive, comparai-son péjorative ... par des corrections physiques excessives, maladaptées et inopportunes ;- abus sexuels, pouvant retarder l’enfant dans sa maturationaffective et même physique ;- sollicitudes excessives et souvent inquiètes des parents : cettehyperprotection peut être un motif de retard à la maturation ;- erreurs éducatives ;- traumatismes émotionnels, créateurs d’angoisse par la menacequ’ils représentent ;- activation anarchiquement précoce de la sexualité.D’un point de vue psychanalytique, on parle de conflit lorsque,chez le sujet, s’opposent des exigences internes contraires.Le conflit peut être manifeste (entre un désir et une exigencemorale par exemple, ou entre deux sentiments contradictoires)ou latent, ce dernier pouvant s’exprimer de manière déformée,notamment par la constitution d’une symptomatologie, dedésordres de la conduite, de troubles du caractère ...Le conflit, dans ses différentes perspectives, est constitutif del’être humain, et donc normal : le conflit entre le désir etla défense, le conflit entre différents systèmes ou instances,le conflit entre pulsions, le conflit œdipien enfin où non seule-ment des désirs contraires s’affrontent entre eux, mais aussis’affrontent à l’interdit.Au fil du temps, le conflit psychique constitué de deux tendancesinternes contradictoires va animer l’existence de l’individu, cefonctionnement n’ayant aucun caractère d’anormalité.Un élément important et non négligeable du deuil est la miseen jeu du fonctionnement de l’affectivité. L’affectivité recouvrel’ensemble des réactions psychologiques à toute situation impli-quant un contact avec le monde extérieur et aussi les modifica-tions intérieures de l’organisme correspondant à la réponse decette situation. L’affectivité peut être considérée comme unaspect fondamental de la vie psychique, indissociable de la vieinstinctive, de la pensée et de l’activité.La grande capacité d’« être affecté » par quelque choseest le fonctionnement à l’arrière-plan de toute expériencehumaine. Lors d’une expérience affective, tout notre êtreest concerné, sur le plan physique, psychique et moral.Que ce soit de manière bruyante par l’extériorisation ou muettepar l’intériorisation, l’individu va exprimer sa douleur.

Page 3: La personne âgée et le deuil

39Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Avril 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés.

La personne âgée et le deuilL. Roure, M. Fouchet

Figure 2 : retable de la Crucifixion de Sainte-Lucie de Tallano (Corse).

L’exemple des lamenti

Pour les chrétiens, il est remarquable de considérer la manièredont a pu être perçue la douleur, la souffrance de Marie, lors-qu’elle est au pied de la Croix, puis lorsqu’elle tient dans ses brasson fils disparu. Quel exemple de dignité et d’humanité donne-t-elle sur sa façon de faire le deuil de son fils?Il existait des incantations spécialement réservées aux ritesfunéraires post-mortem dans le bassin méditerranéen, appeléslamenti. Nous allons montrer par quel mécanisme les lamentiont été récupérés d’un point de vue religieux dans le bassinméditerranéen, ces incantations étant bien antérieures à l’ap-parition et au développement de la religion catholique. Lelamento, chant d’espérance, contient la douleur en lui imprimantun accent grave de résignation qui rappelle la lacrymation deMarie au pied de la croix.En ce qui concerne les complaintes pour un défunt, on sait,d’après Pietro Cirneo, un chroniqueur corse du XVe siècle, cité parX. Tomasi (Detaille, Marseille, 1932) :« On trouve un point de ressemblance entre les voceri et leslamenti, avec les cantilènes romains, lesquels chants funèbresétaient incontestablement d’origine pélagienne. Nous pouvonsajouter qu’à ce point de vue les lamenti chantés autour du cadavred’Hector, comme on peut le lire au dernier Livre de l’Iliade, sonttout aussi dramatiques que nos propres lamenti et parfois sem-blables à eux. Il en est de même des chants funèbres des Grecs, desEgyptiens, des Celtes, des Indiens, comme des peuplades primitivesde l’Amérique et de l’Afrique. Par ces ressemblances, on voit sansdoute l’origine extrêmement éloignée de notre poésie funèbre,

mais il est impossible de la situer avec précision. Voici commentnous caractérisons la mélodie corse : art composite issu d’un fondindigène dans les contrées peu pénétrées par la civilisation, misdans le moule de la musique grecque, transformée par lesinfluences arabes, espagnoles, avec un rythme très apparenté aurythme grégorien qui n’est autre que celui des Grecs ».La douleur seule s’exprime par le lamento qui est une longueplainte proférée avec une souffrance acceptée. On peut en don-ner une interprétation : un être cher nous a quittés à jamais, pourconnaître une vie meilleure. Cette espérance contient la douleuren lui imprimant un accent grave de résignation (figure 1).L’Espérance est rangée entre Foi et Charité, parmi les vertus théo-logales. L’Espérance peut être définie comme un espoir d’at-teindre à la Vie Eternelle, c’est-à-dire la plénitude, de la connais-sance et de l’Amour de Dieu, fondé sur son propre secours (cf.Saint Thomas d’Aquin, Som Theol IIa, IIae, Q 17, a 2).Le lamento est composé de trois notes : « celle du sang, de la dou-leur, de la piété, trois notes qui se suivent, s’enlacent, s’exaltentpour mourir en un long sanglot liturgique ». N’est-ce pas à tra-vers cela que l’on peut repérer la dimension universelle deslarmes de Marie ?Son aspect anthropologique, c’est-à-dire la signification deslarmes comme expression humaine remplissant une fonctionmultiple par rapport à une vie individuelle et communautaire,n’est pas à méconnaître. L’une des acquisitions de l’anthropolo-gie contemporaine est l’importance du symbole et de ses fonc-tions dans la vie humaine.

Le rôle de la lacrymation

Dans les larmes de Marie, il faut chercher la valeur humaine etreligieuse que le signe vise à transmettre. Or, la lacrymation estun symbole riche de signification dans la simplicité du signeexpressif. En fait, que sont les larmes ? Elles correspondent,certes, à un phénomène de physiologie pure, mais elles sontaussi une question de psychologie. Certaines émotions vivespeuvent activer et exagérer de façon plus ou moins abondantela sécrétion lacrymale.Ces états émotifs sont eux-mêmes une réaction consécutive àun jugement instinctif de valeur se rapportant à des biens consi-dérés comme menacés par leur existence, perdus, irréalisés, ouirréalisables, ou encore comme obtenus contre toute attente.C’est le sentiment de menace, de cette perte, de ce caractère d’ir-réalisation, ou de non-réalisation de fait, d’obtention inespérée,qui provoque l’émotion dont l’expression sensible se trouve dansles pleurs. Ainsi par ce côté-là du moins, les larmes ont un aspectmoral.Les larmes ont aussi un aspect social. En effet, parce qu’elles ontun côté sécrétoire, elles deviennent, comme le rire et le sourire,

Page 4: La personne âgée et le deuil

40 Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Avril 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés.

Réflexions et perspectives

Figure 3 : détail de la Vierge dans le retable de la Crucifixion de Sainte-Lucie deTallano.

un langage. Quelle communication veulent transmettre leslarmes de Marie ?L’attention à la personne de Marie pousse à relier le signe de lalacrymation aux souffrances de la vie terrestre de Marie et spé-cialement au Calvaire (figure 2). Le Nouveau Testament n’évoquepas les larmes de Marie : après avoir annoncé qu’un glaive luitransperça l’âme, il la montre debout au Calvaire avec les autresfemmes et Jean, près de la Croix de Jésus, empreinte d’une dou-leur intérieure inexprimée.A partir de ces éléments peu nombreux, mais importants, troiscourants d’interprétations ont pris naissance :- le premier, populaire, sur un arrière-plan d’apocryphes, accen-tue tellement l’expression des larmes de Marie qu’il va jusqu’à enfaire une pleureuse : on attribue à Marie ici l’explosion pousséeau paroxysme par laquelle, dans la Grèce Antique et en certainesparties du monde méditerranéen, on affronte la crise du deuilpar une décharge purement mécanique, un comportementdésordonné et caricaturalement humain ;- le second, à l’opposé du premier, qui s’est prolongé au long dessiècles, refuse à Marie l’épanchement des Larmes : cette attitudedéshumanisante ne peut davantage se réclamer de l’Evangile qui,s’il ne les affirme pas, ne nie pas non plus les larmes de la Vierge ;- le troisième, voie intermédiaire suivie communément parl’Eglise, exclut aussi bien le paroxysme que l’insensibilité, en pré-sentant Marie en proie à une souffrance profonde qui s’exprimepar des pleurs discrets : c’est la ligne suivie par le Stabat Mater,où la douleur intérieure de Marie « se ravive et s’humanise dansune contemplation voilée des Larmes ». Le choix de ce modèle aété particulièrement efficace dans le travail accompli par l’Eglise

pour christianiser la Lamentation funèbre : la tenace survivancede cette coutume, malgré le rigorisme de l’âge apostolique etdes Pères de l’Eglise, obligea l’Eglise à certains compromis et à untravail non seulement répressif mais aussi de remodelage et detransformation des Antiques lamentations funèbres et, dansl’ensemble, des Larmes rituelles (figure 3).Si l’image prépondérante de la Mater Dolorosa a déployé uneaction de la coutume sociale de la lacrymation funèbre, il fautse demander quelle fonction a rempli ou peut remplir l’imagede la Vierge de Syracuse dans le contexte ecclésial et le monded’aujourd’hui. Elle pourrait rappeler à l’homme contemporain saprécarité existentielle, le rendre conscient que la douleur et lamort sont consubstantielles à l’histoire et à la culture.Il est relativement simple de comprendre comment la captationdes lamentations funèbres, antiques coutumes du bassin médi-terranéen, a pu se faire grâce à la Lacrymation de Marie au piedde la Croix.On peut donc considérer que la période de deuil commence pourMarie au pied de la Croix par sa lacrymation. Dans la traditionchrétienne, elle se poursuit par l’attitude donnée à Marie, trèsprécocement dans notre ère, par la représentation apportée parles Pieta. Marie est toujours représentée, dans l’art pré-roman,roman, et par la suite par de très nombreux sculpteurs, danscette position : Marie éplorée tient dans ses bras son fils mort(figure 4).Le summum de cette représentation sera atteint par la sculpturede Michel-Ange qui se trouve au Vatican. C’est une Marie,humaine, éplorée, révoltée avec dignité, résignée aussi, offrantson Fils au Père, mais surtout le sacrifice à l’Homme et donc àl’Humanité (figure 5). Le deuil permet donc de métaboliser unsacrifice suprême. La perte du héros et les honneurs qu’on luirend, à l’occasion d’un deuil national, sont vécus sur le mêmemode.

Le travail de deuil

Le deuil est une période qui suit immédiatement une perte, etdont la durée est fonction de plusieurs paramètres. La mort estla perte la plus pure, car la plus définitive, mais il n’y a pas quela mort. La rupture dans les habitudes a tendance à entraînerune période pendant laquelle il va falloir réparer cette perte.Cette réparation, au sens large, correspond à ce que l’on nommele deuil.Le deuil est un travail qui nécessite la mise en route de phéno-mènes psychiques complexes. C’est le cas de la personne âgéequi doit se séparer de son environnement habituel pour allerdésormais vivre dans une maison de retraite.Faire le deuil d’une situation, d’un objet, d’une personne c’est pardéfinition travailler avant tout à admettre et intégrer cette perte,

Page 5: La personne âgée et le deuil

41Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Avril 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés.

La personne âgée et le deuilL. Roure, M. Fouchet

Figure 4 : pieta romane d’Aubazat.

Figure 5 : pieta de Michel-Ange.

cette rupture, dans notre pensée, dans notre vie quotidienne.Selon les théories psychologiques cognitivistes actuelles, le tra-vail de deuil est la capacité à s’adapter à une situation nouvellepar l’apprentissage, en fonction de techniques pédagogiquesprécises.Parfois, le deuil d’un Objet se fait par anticipation, alors que cetObjet ne disparaît pas, mais au contraire demeure et se revigore.C’est le cas d’un sujet qui, par exemple, doit partir et quitter sonlieu habituel de vie, et qui en avait fait le deuil, autrement dit,qui s’était fait à l’idée du départ, qui l’avait tellement intégrée,qu’il se projetait déjà dans son futur lieu de vie, et avait totale-ment désinvesti son lieu actuel. Puis en raison d’un certainconcours de circonstances, il ne part plus. Dans cette perspec-tive, il se trouve obligé de réviser la position de repli qu’il avaitdéjà désinvestie. Cette attitude peut de manière réactionnelleentraîner des manifestations dépressives.Autre exemple, on a décrit aux Etats-Unis des situations ambi-guës liées au SIDA. En effet, des médecins avaient pronostiqué lafin assez proche de patients dans des cas désespérés, alors quel’apparition de la trithérapie a complètement modifié leschances de survie. Des personnes, qui s’étaient préparées à leurdisparition prochaine, avaient réparti ou donné tous leurs biens,se retrouvaient ruinées, sans ressources, mais vivantes, avec uneespérance de vie certaine et longue. Cette deuxième naissancea créé des problèmes vitaux et sociaux difficilement solubles,liés au deuil que tout le monde avait fait de la disparition dusujet.

La mort étant ainsi vécue par anticipation par le sujet lui-mêmeet par son entourage, du coup il faut resituer, réinvestir le sujetdans une place déjà vide.Il y a plusieurs manières de comprendre le problème du deuil :- cette période nécessaire de restauration suit immédiatementune perte, de manière extensive ; souvent de façon abusive, onl’assimile à un état anxiodépressif réactionnel ; or, on sait quepour son confort personnel l’individu a besoin d’un certaintemps pour réparer une perte, laquelle de toute manière s’inscritsous la forme d’un événement dans sa vie en la modelant ;- il y a, à l’opposé, les deuils dits « pathologiques » : il s’agit depersonnalités pathologiques qui existent préalablement à laperte, quelle qu’en soit sa nature, cette pathologie étant muette,ou tout au moins discrète ; lors de l’événement englobant cettefameuse perte de l’Objet, une véritable décompensation psy-chopathologique va s’ensuivre et se manifester soit insidieuse-ment, soit de manière bruyante : au début, on va attribuer toutesces manifestations à la perte à laquelle le sujet a été confronté,puis progressivement on est obligé de penser à une manifesta-tion intercurrente et, à la rigueur, favorisée par l’événement dela perte, mais non causée directement et uniquement par lui ;- de manière intermédiaire, il existe des pertes vécues avec plusou moins d’intensité par le sujet, mais c’est surtout le vécu néga-tif qui rend problématiques les réactions à cette perte ; c’est lecas, par exemple, de cette mère qui n’est pas satisfaite de voirpartir sa fille à l’occasion de son mariage : au lieu de vivre le bon-heur de manière positive, elle le vit de manière négative etégoïste, et n’arrête pas de se morfondre de ce manque créé parce départ ; elle parle même de disparition, voire même, dit-elle,

Page 6: La personne âgée et le deuil

42 Neurologie - Psychiatrie - Gériatrie / Année 5/Avril 2005. © Masson, 2005.Tous droits réservés.

Réflexions et perspectives

« on m’a volé ma fille », tout en clamant paradoxalement qu’ellene recherche que le bonheur de sa fille ; cette attitude témoigned’une immaturité affective plus ou moins importante et d’uncertain égocentrisme.La maturation, notamment par des expériences douloureuses,aguerrit avec plus ou moins de force la personnalité d’un indi-vidu, c’est-à-dire qu’elle la rend moins vulnérable aux événe-ments agressifs extérieurs, lui permettant de réagir plus favora-blement à telle ou telle situation de perte. Cette conception unpeu simpliste permet de dire que tout comme la vie se définitpar rapport à la mort, la douleur par rapport à la sensation debien-être, le bonheur par rapport au malheur, le deuil se définitpar rapport à la naissance. Ces sentiments, dont nous sommes lesiège, ne peuvent pas être remaniés de n’importe quellemanière. Nous avons besoin d’une période de latence, autrementdit d’un certain temps pour « digérer » psychologiquement uneperte et pour finir par l’admettre.Suivant l’attachement affectif du sujet à l’Objet de sa perte, ledétachement qu’il en éprouvera sera plus ou moins rapide. Ladisparition d’un Objet, ayant déclenché un grand attachementaffectif, est vécue de manière plus profonde et plus dramatique,le deuil en étant d’autant plus difficile, rendant la cicatrisationpsychique pénible et lente. On pense à la fameuse citation de A.Lamartine : « Objets inanimés avez-vous donc une âme? », ou àla citation de R. Kipling : « ....Si tu peux voir détruit l’ouvrage deta vie et sans dire un seul mot, te mettre à le rebâtir...tu seras unHomme mon fils... ». Ces citations qui ne sont pas limitatives,sont empreintes de l’exhortation faite à l’individu pour qu’ilapprenne à ne pas dépenser inutilement son affectivité, mais àsavoir la maîtriser, par anticipation, réflexion et méditation. Ensachant et en acceptant un jour la perte de cet Objet qui m’esttrès cher, et donc auquel je suis très attaché, j’accepte déjà celle-ci avec une certaine fatalité mêlée de résignation par anticipa-tion, c’est-à-dire par projection dans l’avenir.

Deuil et personne âgée

Tout le problème de la personne âgée est, à partir d’un certainâge, d’avoir commencé à vivre une désertification affective pro-gressive autour d’elle, vécue avec plus ou moins de difficulté etaccompagnée par un entourage favorable ou non. La douleur aun seuil, tout comme nos perceptions, d’une manière générale.Ainsi, si perdre un Objet investi affectivement est une expériencecertes pénible mais supportable, perdre sa descendance repré-sente pour l’Etre humain une épreuve contraire à son dévelop-pement normal. Lorsqu’un individu âgé se trouve dans cettesituation, il lui arrive souvent de perdre ses repères et de perdreaussi la raison. C’est la raison pour laquelle on s’aperçoit géné-ralement que des personnes sont extrêmement affectées par la

perte d’un parent très âgé, car il n’y a pas d’âge pour cela. Maison s’aperçoit que plus l’Objet est investi, plus la perte est lourde.

Conclusion

Il est important de ne pas attacher aux éléments de notre viecourante plus d’importance qu’il n’en faut, par souci de se pré-parer à la perte de ceux-ci. N’est-ce pas dans le mouvementcontinuel et permanent de la vie que sont automatiquementincluses la perte et la disparition ? Lorsque l’on plante une graineen terre, la première phase naturelle est le pourrissement et ladisparition de celle-ci ; à cette phase de perte, va succéder latransformation qui va donner naissance à une nouvelle plante.On ne peut terminer cet exposé qu’en l’illustrant par la célèbrecitation de Jacques Maritain : « il faut savoir mourir pourrenaître ». ■

Lectures conseillées

Roure L. La dépression. Collection : « Vivre et comprendre ». Paris : EllipsesEditeur, 1999.Alletz É. Esquisses de la souffrance morale. Paris : A.D. Le Clere et Cie, impri-meurs-libraires, 1828.Dictionnaire de la pensée médicale. Sous la direction de Dominique Lecourt.Paris : PUF, 2004.