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LA PLACE DES FEMMES DANS LA SOCIABILITÉ ET LA VIE POLITIQUE LOCALE EN PROVENCE ET DANS LE COMTAT VENAISSIN PENDANT LA RÉVOLUTION En Provence et dans le Comtat, des femmes participent activement au processus révolutionnaire, tandis que d'autres tentent de s'y opposer. Cet engagement marqué dans les deux camps ne concerne, certes, qu'une minorité du sexe féminin mais il démontre que les femmes peuvent, lors de périodes de crise, jouer un rôle dans l'espace public malgré une division tra- ditionnelle des tâches qui voudrait les cantonner dans l'espace privé. Des femmes sont présentes dans les mouvements revendicatifs et insurrectionnels, elles prennent ainsi part aux victoires du mouvement populaire et à la mise en place d'un espace public démocratique. Des mili- tantes s'engagent dans les nouvelles pratiques politiques, participant à la socia- bilité des clubs, contribuant à la mobilisation patriotique et soutenant la poli- tique de Terreur. Elles se veulent citoyennes malgré les mesures d'exclusion qui les frappent, en effet elles n'obtiennent pas le droit de vote, la présence de femmes dans les armées est prohibée le 30 avril 1793 et les clubs féminins sont interdits le 30 octobre 1793. Dans l'autre camp, des femmes s'affirment dans la lutte contre la déchristianisation et certaines sont victimes de leurs positions hostiles au gouvernement révolutionnaire. Les travaux de Dominique Godineau ont mis l'accent sur l'engagement des Parisiennes qui se trouve au coeur de certains des événements fondamentaux de la Révolution mais l'action féminine ne se limite pas à la capitale et les Provence historique- Fascicule 186 - 1996

LA PLACE DES FEMMES DANS LA SOCIABILITÉ ET …provence-historique.mmsh.univ-aix.fr/Pdf/PH-1996-46-186_03.pdf · qui les frappent, en effet elles n'obtiennent pas le droit de vote,

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LA PLACE DES FEMMES DANS LA SOCIABILITÉ ET LA VIE

POLITIQUE LOCALE EN PROVENCE ET DANS LE COMTAT VENAISSIN

PENDANT LA RÉVOLUTION

En Provence et dans le Comtat, des femmes participent activement au processus révolutionnaire, tandis que d'autres tentent de s'y opposer. Cet engagement marqué dans les deux camps ne concerne, certes, qu'une minorité du sexe féminin mais il démontre que les femmes peuvent, lors de périodes de crise, jouer un rôle dans l'espace public malgré une division tra­ditionnelle des tâches qui voudrait les cantonner dans l'espace privé.

Des femmes sont présentes dans les mouvements revendicatifs et insurrectionnels, elles prennent ainsi part aux victoires du mouvement populaire et à la mise en place d'un espace public démocratique. Des mili­tantes s'engagent dans les nouvelles pratiques politiques, participant à la socia­bilité des clubs, contribuant à la mobilisation patriotique et soutenant la poli­tique de Terreur. Elles se veulent citoyennes malgré les mesures d'exclusion qui les frappent, en effet elles n'obtiennent pas le droit de vote, la présence de femmes dans les armées est prohibée le 30 avril 1793 et les clubs féminins sont interdits le 30 octobre 1793.

Dans l'autre camp, des femmes s'affirment dans la lutte contre la déchristianisation et certaines sont victimes de leurs positions hostiles au gouvernement révolutionnaire.

Les travaux de Dominique Godineau ont mis l'accent sur l'engagement des Parisiennes qui se trouve au cœur de certains des événements fondamentaux de la Révolution mais l'action féminine ne se limite pas à la capitale et les

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recherches qui se développent actuellement pcrmettent de découvrir dans les provinces une composante féminine des options collectives plus impor­tante qu'on ne l'attendait.

La place des femmes dans la sociablilité et la vie politique locale en Provence et dans le Comtat est difficile à apprécier précisément mais des tra­vaux Ont déjà été menés et d'autres sont en cours. Il s'agit donc ici de proposer un état de la question en fonction de ces recherches.

Les sourccs susceptibles d'éclairer les attitudes politiques des femmes pendant la période révolutionnaire sont principalement les papiers des sociétés populaires, des comités de surveillance ct les dossiers des tribunaux révolutionnaires, complétés avec des éléments de comptes rendus municipaux et des rapports cl' agents nationaux aux représentants en mission. Leur uti­lisation provoque malheureusement un certain déséquilibre dans les pos­sibilités d'analyse puisque ces documents sont en grande partie issus de la répression et qu'ils permettent d'identifier plus facilement les adversaires de la Révolution que les femmes qui y étaient favorables.

Pour cette communication je me suis surtout servie

- de mes propres travaux sur la constitution des options politiques dans le Comtat Venaissin ' et de ceux que je commence à mener sur les comités de surveillance du Sud-est

- de mémoires de maîtrise soutenus à l'Université de Provence, en par­ticulier ceux de Claude Tacetti sur la société populaire des Antipolitiqucs d'Aix ' et de Patrice Alphand sur les sociétés populaires des Basses-Alpes' tous deux dirigés par Michel Vovelle pendant sa période aixoise, de celui de Pascale Ressayre sur les femmes à Arles pendant la Révolution, dirigé par Eliane Richard en 1989' et de celui de Géraldine Willems sur le comité de surveillance d'Aix-en-Provence dirigé par Monique Cubells en 1993'.

- en y ajoutant quelques renseignements glanés dans les histoires locales et régionales.

Ces travaux permettent d'apprécier la place des femmes dans la socia-

L Martine LAP1ED, Le Comtat et la Révolution française: naissance des options collectives,

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bilité révolutionnaire, en particulier au sein des sociétés populaires, leurs actions en faveur de la Révolution dans leurs communautés ou, au contraire, leurs résistances au nouveau monde qui s'élabore.

1 - LA PLACE DES FEMMES DANS LA SOCIABILITÉ RÉVO LUTIONNAIRE

La volonté des femmes de s'engager dans les pratiques politiques nouvelles s'affirme dans leur participation aux sociétés populaires.

De façon générale, les renseignements fournis par les papiers des sociétés populaires sont parmi les témoignages les plus significatifs des men­talités et des attitudes politiques des communautés concernées. La région étudiée possède un réseau extrêmement dense de clubs6

,

Vaucluse: 134 sociétés recensées (92,4% des communes) Bouches-du-Rhône: 88 (83,8%) Var: 136 (60,4%) Basses-Alpes: 147 (56,5%)

Mais nous sommes loin de disposer de documents significatifs pour l'ensemble des sociétés recensées et, en particulier, nous ignorons pour bon nombre d'entre elles si des femmes assistaient aux séances.

Pour participer au mouvement associatif, les militantes ont deux pos­sibilités : se faire admettre dans des clubs mixtes ou créer des clubs féminins. 56 clubs de femmes ont été recensés en France entre 1789 et 179Y.

A Castellane, dans les Basses-Alpes, une société féminine est fondée le 3 juin 1792 avec l'aide d 'hommes patriotes. C'est d'ailleurs le club masculin qui, après avoir délibéré s' il invitait les Dames patriotes à venir assister aux séances, avait résolu de les inciter à former elles-mêmes une société des Amies de la Constitution. Les Dames s'affilient ensuite à la société masculine et en sont dépendantes; elles avaient demandé deux commissaires masculins qui puissent suivre leurs travaux et les instruire. Néanmoins elles ne crai­gnent pas d'affirmer des idées d'émancipation comme dans ce discours de la présidente s'adressant aux clubistes masculins: « Frères et amis, c'est avec une grande satisfaction que nous venons vous exprimer nos sentiments qui ne le cèdent en rien aux vôtres pour le patriotisme, jusqu'à ce jour vous nous avez regardé comme vos idoles, mais lors même que vous sembliez ne recevoir de lois que de nous, nous étions vos esclaves et vous ne nous regardiez que comme un joujou qui servait à vous amuser et vous dÎstraire pour les conseils et les affaires )}. Néanmoins la suite du discours montre que

6. Cf. J'enquête sur les socié tés populaires de Jean B O UTIER et Philippe BOUTRY, Annales Historiques de la Révolution Française, nO 266, sept-oct 1986.

7. D'après Suzanne DESAN, '" Constitutionnal Amazons. Jacobin Women's Clubs in the French Revolu tion" dans Re-creating Authority in Revolutionnary France, Rurgers UP, 1992.

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ces femmes patriotes se résignent à la différenciation des rôles politiques: « . • . condamnées par les loix de notre sexe à nous occuper dans l'intérieur, que des affaires qui ont rapport à nos ménages, nous pouvons être utiles ct maintenir la Constitution, non seulement en inspirant du courage mais en prêchant la paix et l'union»

Le 17 juin 1792, les Amies de la Constitution furent invitées à se joindre à leurs frères pour assister à leurs séances. Les dames acceptèrent mais leur société «conserverait son caractère distinct indépendant et aurait une présidente qui figurerait avec le président et les sœurs auraient voix comme membre de la Société des frères et amis » 8.

A Arles, un club de femmes a été créé en octobre 1792 par deux femmes: les citoyennes Philippeau, gouvernante de Guibert, curé consti­tutionnel de Sainte-Croix, et Boisneaux, femme séparée de son mari, qui tenait la maison d'Antonelle aîné. La première séance réunit quelques paroissiennes de Guibert convoquées par Philippeau dans l'église des Grands Augustins, le club accueille ensuite une soixantaine de membres d'horizons sociaux dif­férents et dont 22 ont déjà participé à des émeutes populaires. Néanmoins les activités de la société s'avèrent très traditionnelles: dons à l'armée, entre­tien des hôpitaux; de nombreuses séances sont consacrées à des travaux manuels. Les sociétaires ont des liens très forts avec le clergé constitutionnel et participent activement aux fêtes révolutionnaires.

Les possibilités d'action des femmes dans les clubs mixtes sont très dif­férentes selon les cas. Dans certaines sociétés elles doivent se contenter d'assis­ter aux séances, ailleurs, apparemment plus rarement, elles sont considérées comme membres à part entière. Le plus souvent, elles peuvent assister aux séances des sociétés populaires sans avoir voix délibérative. Néanmoins, en province comme à Paris, la place accordée aux femmes patriotes dans les sociétés populaires grandit en 1793.

Les registres des sociétés montrent que leur présence peut poser des pro­blèmes : elles sont trop bruyantes, elles «distraient» les clubistes masculins et on délibère parfois de n'autoriser leur présence que si elles se mettent à part. A Vaison, les femmes avaient été reçues sans voix délibérative mais avec le droit de faire pétitions et discours; le 8 mai 1792, constatant que les femmes engendrent de l'agitation, on leur enjoint de se tenir dans les chapelles laté ­rales de l'église où se réunissent les Jacobins sous peine d'une amende de six sous ou de l'exclusion' . Le 23 nivôse an II, la société de Volonne décide qu'à l'avenir les femmes siégeront à la droite de la salle et les hommes à la gauche.

8. A.D. Alpes de Hau(e-Provence L 301, ci[é par Patrice Alphand. 9.A.D. Vauclusc,6L3S.

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Dans les Basses-Alpes la présence de femmes est attestée dans plusieurs clubs comme à Digne, à la Motte.

A Aix-eo -Provence, les femmes semblent s'être intéressées assez vite aux séances qui, lorsqu'elles sont publiques, attirent beaucoup de monde. Mais ce n'est qu'en janvier 1792 qu'elles sont associées à la société des Antipolitiques. Un serment spécial, celui d'élever leurs enfants dans les prin­cipes révolutionnaires, leur est demandé; une tribune leur est réservée mais les membres masculins du club ne leur accordent pas une participation active: elles ne font ni motion, ni discours. En Pan II, on trouve 6 femmes sur les listes. En germinal an II une carte d'eotrée spéciale est donnée aux femmes qui souhaitent assister aux séances.

A Arles, les femmes sont admises dès le début à devenir membres du club, elles représentent alors 20% de l'effectif, mais quand la société prend de l'importance et passe de 60 à 700 adhérents le nombre de femmes n'augmente pas ct elles ne forment plus que 1 à 2% du total; il est vrai qu'entre octobre 1792 et octobre 1793 il existe un club féminin qui draine les mili­tantes. Après sa fermeture, de nombreuses femmes adhèrent au club des Jacobins: en quelques mois, 650 membres du club sur 1100 sont des femmes, soit 590/0 des effectifs. Quand elles avaient prêté le serment elles étaient considérées comme membres à pan entière et on leur accorda officiel1ement le port d'armes dont s'étaient déjà emparées les révolutionnaires monnaidières lors d'expéditions punitives. En novembre 1793, les femmes ont une place privilégiée dans la cérémonie qui a lieu en l'honneur de Marat à l'occasion de J'élévation d'une statue. Par ailleurs, elles forment la composante essen ­tielle des cortèges d'intimidation qui se déplaçaient dans Arles en prome­nant une guillotine

Malgré l'exemple arlésien, on constate que, le plus souvent, la participation des femmes aux sociétés populaires reste dans la tradition de l'action charitable féminine. Les femmes multiplient alors les réseaux d'entraide qu'il s'agisse de l'instruction, des soins à donner aux malades. de l'aide aux pauvres, aux sol ­dats et à leurs familles. Mais cette action de bienfaisance découle d'un enga­gement politique patriotique, de plus l'assistance aux séances des clubs constitue pour les femmes un apprentissage des pratiques politiques et certaines d'entre elles en profitent pour affirmer des idéaux révolutionnaires.

Mais c'est le rôle de mère que les Jacobins veulent valoriser: les femmes doivent enfanter des citoyens républicains c'est-à-dire les mettre au monde et les élever en les imprégnant de l'idéal révolutionnaire. Leurs devoirs cantonnent les femmes dans la sphère privée: c'est dans leur foyer qu 'elles seront le plus utiles à la Révolution" .

10. Cf. Lynn HUNT, «The Family Romance of the French Re volution » dans The Terrar, New -York, 1994.

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Cette mission donne aux femmes une place importante dans de nombreuses fêtes révolutionnaires: ellcs sont les mères des générations futures régénérées, en ce sens elles participent à la construction d'un monde nou­veau. Néanmoins, les fêtes que j'ai pu étudier dans le Comtat ne me sem­blent pas tellement valoriser les femmes: elles mettent leurs plus beaux habits pour être les «ornements» de la journée, prêtent le serment, chantent des hymnes mais ces cérémonies qui célèbrent souvent des victoires se révèlent assez martiales avec une place de choix réservée aux responsables politiques et à la garde nationale.

II - L'ACTION POLITIQUE DES FEMMES

A) En faveur de la Révolution

Les femmes sont exclues du processus électoral mais nous venons de voir qu'elles essaient de faire entendre leurs voix dans les clubs; elles défendent aussi les enjeux de la Révolution dans les rues, sur les mar­chés, à la fontaine. Les femmes sont en effet très présentes dans la rue que ce soit pour leur travail ou leur fonction de nourricière.

La part que les femmes prennent aux actions violentes montre leur volonté de s'affirmer comme membres du souverain malgré leur exclusion du droit de vote. Après leur participation active aux émeutes du printemps 1789 étudiées par Monique Cubells, toutes les mobilisations populaires qui marquent les années 1792 et 1793 ont une composante féminine non négli­geable dont on pourrait multiplier les exemples. En province, cette inter­vention est particulièrement notable dans les situations punitives de l'été 1792, et plus spécialement dans les troubles liés aux subsistances.

On remarque la présence de femmes dans les bandes arlésiennes surnommées « les Égorgeurs d'Arles » qui lançaient des expéditions punitives vers les villes voisines. Elles étaient organisées en corps armés et montées sur des ânes. Armées de fusils et de sabres des femmes ont participé à l'ensemble des actions menées par le parti révolutionnaire arlésien, les « monnaidiers», dans une cité où la contre-Révolution était très forte et les conflits nombreux et violents.

Pendant l'an Il, le rôle de surveillance et de dénonciation exercé par des femmes dans les comités révolutionnaires montre qu'elles participent localement à la vie politique de leur communauté et qu'elles s'impliquent dans l'aspect répressif de la Terreur, dans les luttes entre groupes antago­nistes. Au sein de villages où se mêlent rivalités familiales de longue date et antagonismes politiques, certaines femmes sont des dénonciatrices acharnées. Les propos échangés à la fontaine ou dans les boutiques peuvent ainsi donner lieu à des dénonciations devant le comité de surveillance.

LA PLACE DES FEMMES PENDANT LA RÉVOLUTION 463

Les accusations entre femmes montrent qu'elles participaient aux antagonismes qui divisaient alors certaines communautés.

A Éguilles, une femme du peuple, Marguerite Salon, dite « de bois »,

qui ne sait pas signer, dénonce pendant l'an II Magdeleine Figuière qui avait voulu la faire arrêter lors du passage de l'armée marseillaise et J'avait alors insultée, la traitant de pute et de garce. Toujours à Eguilles, Marie Vial sur­veille les allées et venues d'une famille de suspects et dénonce deux femmes qui sont allées récupérer des objets dans leur maison mise sous scel­lées 11

,

B ) Dans les résistances à la Révolution

Dès le début des événements révolutionnaires, des femmes affirment également des réticences qui se transforment parfois en résistances. S'il ne semble pas y avoir de détermination propre aux femmes dans la constitu­tion des attitudes politiques, le rôle de l'attachement à la foi catholique dans l'évolution vers des positions de résistance à la Révolution paraît, chez elles, particulièrement important. Dans les campagnes, le rôle des femmes est plus apparent du côté conservateur que du côté patriote.

Dans de nombreux sites de résistances, la protestation est d'abord fémi-nine.

A Malemort, dans le Comtat, le curé constitutionnel particulière­ment révolutionnaire, Mathieu Mistarlet, est obligé de fuir la commune à cause d'une cabale menée par des femmes. La sage-femme (~ connue pour son fanatisme» et sa fille, servante du ci-devant prieur, une sœur de l'hôpital, une femme dite « la Vierge ) et deux veuves furent dénoncées pour avoir prê­ché le fanatisme et s'être élevées publiquement contre le nouveau curé, tan­dis que l'ancien, réfractaire, restait à Malemort. Dans cette lutte, un placard avait été affiché à la porte de la ville où le curé constitutionnel, président de la société populaire, était traité de Judas et les patriotes de Caïn".

Comme elles participent aux émeutes révolutionnaires, les femmes par­ticipent également aux violences contre-révolutionnaires.

A Avignon, en octobre 1791, elles prennent une part active au meurtre du révolutionnaire Lescuyer, phénomène de défoulement collectif perpé­tré par un rassemblement provoqué par un « miracle» mais servant le projet politique des modérés exclus par la force du pouvoir municipal et sou­haitant le reconquérir.

Le bruit s'était répandu dans la ville, le 16 octobre, qu'une statue de la Vierge de l'église des Cordeliers versait des larmes. De nombreux

Il. A.D. Bouches ~du-Rhône, L 1768. 12. A.D. Vaucluse, 1 L 438.

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Avignonnais se pressent dans l'église pour constater le miracle. Les larmes de Marie sont immédiatement attribuées aux méfaits des administrateurs pro­visoires, révolutionnaires radicaux, qui avaient confisqué les biens ecclé­siastiques et essayé de descendre les cloches, opération qu'ils avaient d'ailleurs dû interrompre devant l'hostilité populaire. La cristallisation des rancunes accumulées ct de fausses accusations font monter la colère de cette foule qui s'en prend à l'un des administrateurs provisoires, Lescuyer, qui est entraîné dans l'église puis massacré. Les témoignages montrent que les femmes, nombreuses aux Cordeliers, ont participé activement au meurtre.

Emprisonnées à la suite de cet événement, 13 femmes furent ensuite vic­times de la vengeance des révolutionnaires dans les massacres de la Glacière (22% des victimes).

Trois d'entre elles sont des bourgeoises dont les maris appartiennent au parti des patriotes modérés, il s'agit d'un apothicaire, d'un riche négo­ciant en soie et d'un imprimeur. Madame Niel, la femme de l'imprimeur, avait eu une action politique et avait provoqué la rancœur des révolutionnaires par son influence sur l'abbé Mulot, médiateur français, avec lequel elle entre­tenait des relations amicales et qu'elle aurait tenté de convaincre d'appuyer militairement la tentative de retour au pouvoir de J'ancienne municipalité modérée. Sa fin fut particulièrement horrible puisqu'elle fut éventrée devant le cadavre de son fils massacré peu de temps avant et que son corps fut probablement profané.

Mais la majorité de celles qui avaient été emprisonnées pour leur présence dans ['église où avait eu lieu le meurtre de Lescuyer sont des femmes du peuple travaillant dans le textile: taffetassières, dévideuses de soie, ou pratiquant de petits métiers: lavandières, couturières. Les femmes du peuple avignonnais n'avaient pas été absentes des mouvements de revendication populaire qui avaient agité la ville à partir du printemps 1789; elles étaient particulièrement nombreuses au moment des émeutes de subsistances. Mais, au fur et à mesure que les événements révolutionnaires se déroulent, la place des femmes parmi les acteurs de la Révolution semble diminuer. Les limites imposées par les hommes à leur expression politique nc sont pas la seule explication à leur effacement car lorsqu'elles sont présentes sur la scène politique c'est surtout pour affirmer leur résistance à certains aspects de la Révolution, en particulier aux mesures anti-ecclésiastiques qui avaient été prises par les révolutionnaires radicaux. De plus, à l'automne 1791, le marasme économique et la cherté des vivres mobilisaient les classes popu­laires contre le parti au pouvoir.

« La Ratapiole )', une de ces femmes du peuple qui avaient activement participé aux mouvements populaires de juin 1790 aboutissant à la victoire des patriotes, avait ensuite, lors du clivage du mouvement révolution-

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naire avignonnais cntre radicaux et modérés, pris parti pour ces derniers et contre l'armée révolutionnaire avignonnaise dont les chefs sont à J'origine du coup d'état qui retire le pouvoir aux modérés. Arrêtée, cHe ne doit son salut qu'aux supplications de sa jeune fill e qui l'avait accompagnée en prison D

A Arles, les femmes représentent une part non négligeable du parti «chif­fooiste» qui s'oppose violemment aux patriotes, en particulier pendant l'été 1791. Elles semblent former à peu près 25% de ceux qui manifestent exté­rieurement leur adhésion aux idées contre-révolutionnaires mais seulement 8 à 90/0 de ceux qui participent activement aux luttes. Beaucoup de ces femmes sont issues du monde de la boutique et de l'artisanat de luxe, certaines sont domestiques. Dans les périodes où Je parti révolutionnaire est au pouvoir, la vindicte populaire s'exerce parfois contre ces femmes. Les dévotes sont soumises à l'humiliante promenade de l'âne au milieu des injures et parfois des violences.

L 'engagement des femmes dans les mouvements fédéralistes est encore mal connu. Cependant divers indices permettent de déceler leur présence tant dans les sections fédéralistes qu 'au sein du mouvement de résistance au fédéralisme. Des femmes participent au mouvement sectionnaire mar­seillais, comme le montrent les recherches de Jacques Guilhaumou.

A Carpentras, des dépositions contre la citoyenne Amiel montrent qu'elle assistait aux séances des sections; un patriote arrêté à cette époque l'accuse d'avoir demandé qu'il soit guillotiné'~.

Le mouvement de résistance des femmes à la Révolution s'amplifie, en particulier dans le domaine religieux, avec l'établissement du gouvernement révolutionnaire en l'an II.

Chez les laïques, l'attachement à la religion traditionnelle se traduit par­fois par une attitude d 'anti-Révolution. Les femmes se mobilisent pour défendre « leurs» prêtres, empêcher la descente des cloches; leur opposi­tion se manifeste également dans le refus d'observer le décadi alors qu'elles revêtent leurs habits de fêtes le dimanche, dans le port ostensible de croix, bijoux considérés comme «signes de la superstition»).

Des femmes participent à des actions de dissimulation de jeunes qui ne veu­lent pas rejoindre l'armée, de prêtres réfractaires, d'émigrés revenus clandestinement, ou éventuellement de réserves de grains susceptibles d 'être réquisitionnées.

13. Cf. Martine LAPIED, « Les massacres révolutionnaires sont-il des événements? Réflexion sur les massacres de la Glacière à Avignon (oct. 1791 ) ", dans L'événement, Aix, 1986.

14. A.D. Vaucluse, 6 L 34.

466 MARTINE LAPIED

Au-delà de ces attitudes d'anti-Révolution, certaines s'engagent véri­tablement du côté de la contre-Révolution. Elles participent aux assemblées secrètes, colportent [es nouvelles et espionnent le camp adverse.

A Sainte-Cécile, dans le Comtat, l'épouse d'un ménager, Rose Delaye, complice des anciens dirigeants de la cité est accusée de s'être introduite chez les patriotes pour les espionner et rapporter leurs propos aux aristocrates, d'avoir fait courir des calomnies contre les révolutionnaires et d'avoir tenu des propos sanguinaires contre eux au moment du fédéralisme. Deux autres femmes sont accusées d'avoir diffusé des libelles cootre les patriotes, d'avoir tenu chez elles des assemblées d'aristocrates, d'avoir pris posi­tion pour les Marseillais pendant la crise fédéraliste et d'être complices d'une distribution d'images du Sacré Cœur portant l'inscription « Cor Jesu Misere nobis », ce qui pour leurs dénonciateurs est le signe qu'elles font par­tie du complot de Jalès, le Sacré Cœur étant l'emblème des mouvements contre­révolu tionnaires '~ .

De nombreuses accusations témoignent de l'importance de la parole fémi­nine dans les pratiques politiques villageoises: des femmes sont dénoncées pour avoir fait circuler de fausses nouvelles, critiqué les mesures prises par le camp au pouvoir, menacé leurs adversaires.

A Vence, la femme Gaitte est dénoncée pour avoir molesté des femmes patriotes (ce qui atteste de la présence de femmes dans les deux camps), leur avoir craché dessus et avoir tenu des propos contre-révolutionnaires si violents qu'il avait fallu l'enfermer 24 heures et la condamner à une amende. Une autre a vanté les Anglais et insulté ces« couillons de patriotes qui auront sur le cul,), Deux autres femmes du peuple sont accusées pour leur action politico-religieuse : elles ont fanatisé les autres femmes et les agri­culteurs\6.

Les femmes peuvent donc aussi s'engager dans la voie de la résis­tance à la Révolution et être victimes de leurs prises de positions politiques. Bien que les hommes y soient plus nombreux, les prisons renferment un fort contingent de femmes. Elles sont moins condamnées que les hommes, peut être parce que leur rôle politique est jugé moins important, ou parce que les autorités, et les juges, se montrent plus indulgents à l'égard du « sexe faible» comme la justice d'Ancien Régime pour les émeutières, et celle de l'an Il pour les catégories sociales défavorisées.

15. A.D. Vaucluse, 6 L 68 et 69. 16. D'après Joseph COMBET, .. Les comités de surveillance du district de Grasse (oct. 1793

- 29 ventôse an 11) ,. Rév ol. fr. t. LVII, 1909.

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Dans le Vaucluse, fortement marqué par la répression consécutive à la crise fédéraliste de l'été 1793, une seule femme est condamnée à mort par le tribunal criminel du département alors que 29 hommes subissent la peine capitale. La commission populaire d'Orange condamne ensuite 44 femmes (13% des victimes) dont la majorité (32) sont des religieuses insermentées condamnées pour leur refus de s'intégrer à la nouvelle société. Certaines de ces religieuses qui 5' étaient regroupées à Bollène pour continuer à vivre selon leur foi n'hésitent pas à affirmer leurs convictions royalistes à la barre du tribunal et les juges sont convaincus de les condamner pour crime politique. Ils leur reprochent de nier la légitimité de la représentation nationale, de cher­cher à dissoudre la société en voie de formation, de s'opposer à la liberté qu'on veut instaurer. Malgré les efforts des juges pour les faire changer d'attitude, les religieuses persistèrent dans leur refus de s'intégrer à la société issue de la Révolution i « fanatisme et superstition» sont considérés comme de véri­tables crimes parce qu'ils accompagnent et motivent Je refus de reconnaître la loi républicaine expression du peuple souverain et qu'ils poussent à la désin­tégration des liens entre l'Etat et le citoyen.

6 femmes (5 nobles et une grande bourgeoise) sont principalement condamnées en tant que mères ou femmes d'émigrés, avec des témoi­gnages d'un état d'esprit contre-révolutionnaire.

Restent 7 femmes du peuple condamnées l'une par le tribunal criminel d'Avignon et les 6 autres par la commission populaire d'Orange.

- 3 sont femmes ou veuves d'artisans ou petits commerçants - 2 sont couturières, ce sont les plus jeunes: elles ont 23 et 25 ans, alors

que la moyenne d'âge du groupe est de 35 ans - 1 est femme de journalier -le milieu socio-professionnel de la dernière, la plus âgée (54 ans ), n'est

pas identifiable.

Le peu d'importance de ce groupe ne permet pas une étude significa­tive de la répartition socio-professîonnelIe mais eUe n'apparaît guère dif­férente de celle des victimes masculines. On constate d'ailleurs pour plu­sieurs d'entre elles qu'elles appartiennent à un réseau familial hostile à la Révolution.

Ces femmes, ainsi que d'autres condamnées à des peines de prison se sont fait remarquer par la violence de leurs propos dans les différentes crises qui ont secoué la région17.

Le tableau des arrestations décidées par le comité de surveillance d'Aix-en-Provence qu'a dressé Géraldine Willems montre que les femmes

17. A.D. Vaucluse, 6 L 89 à 8 L 100.

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sont moins atteintes par la répression que les hommes dans une proportion de 1/4 3/4: 346 femmes pour 954 hommes. Les motifs d'arrestation diffé­rent et semblent indiquer que les femmes se sont peu impliquées, ic i, dans le fédéralisme et davantage dans la contre-Révolution. De plus, la cause d'arres­tation la plus fréquente ne relève pas toujours de l'action politique puisque plus de la moitié des femmes arrêtées le sont pour leurs liens de parenté avec des émigrés. Peu de ces femmes ont été traduites devant les tribunaux, sept d'entre ell es seulement ont été jugées.

D'après les éléments dont nous disposons et en exceptant le cas mar­seillais, on s'aperçoit donc que religieuses et nobles fournissent le plus fort contingent de vict imes. Les laïques condamnées par les tribunaux révolu­tionnaires le sont, le plus souvent, pour des actes où la défense de la religion se mêle à l'action politique d'opposition. Leurs options sont, en général, par­tagées par leurs familles dont les membres masculins passent également en jugement. Ces femmes sont manifestement intégrées à l'action des réseaux familiaux qui forment les camps politiques dans de nombreuses petites com­munautés com tadines et provençales.

III - LA FIN DE LA RÉVOLUTION

Pour les femmes engagées dans l'anti-Révolution, la fin du gouvernement révolutionnaire marqua l'espoir de renaissance de la religion catholique. Les comptes rendus des municipalités après Thermidor insistent sur l'action d'inci­tation des femmes à la célébration du culte en public et leur soutien aux prêtres réfractaires qui réapparaissaient.

D'autres femmes souffrent de la nouvelle politique et essaient de s'y opposer. Paris a été à la pointe des mouvements insurrectionnels de l'an III mais les troubles sont également nombreux et importants en province. Comme dans la capitale, les mouvements populaires mêlent revendications alimentaires et prises de positions politiques.

Mais partout ces mobilisations aboutissent à des échecs ct les patriotes, hommes et femmes, subissent les effets de la réaction.

Ainsi, à Arles, un tableau récapitulatif des « patriotes terroristes mis en prison ou en fuite" datant du 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795) montre que 65 femmes dénoncées comme {( jacobines terroristes sans­culottes » sont alors en prison aux côtés de 359 jacobins.

L'application de la constitution de l 'an Ill, à l 'initiative des Thermidoriens, met fin à la révolution des droits naturels de l'homme et du citoyen qui avait permis aux femmes d'essayer d'affirmer pratiquement leur

LA PLACE DES FEMMES PENDANT LA RÉVOLUTION 469

accès à la citoyenneté. Mais ces pratiques, bien qu'elles s'appuient alors sur la notion de souveraineté populaire peuvent apparaître aussi comme les héri­tières des pratiques sociales qui existaient pendant l'Ancien Régime dans les quartiers populaires des villes et dans les villages.

La période révolutionnaire aboutit à une politisation de l'espace privé; des préoccupations considérées comme « légitimes» pour les femmes prennent une connotation politique comme le problème des sub­sistances, l'éducation, les activités religieuses, la surveillance morale de la communauté ... Cette imbrication de l'espace public et de l'espace privé per­met aux femmes , en dépit de leur exclusion légale du droit de vote, d'avoir un rôle politique avec des formes d'intervention multiples dont certaines leur sont spécifiques mais dont d'autres les situent aux côtés des hommes dans le mouvement révolutionnaire ou contre-révolutionnaire, malgré toutes les réserves et oppositions qu'elles rencontrent.

Les régimes qui suivent relèguent pour longtemps les femmes dans un statut inférieur et elles paient le prix de l'image subversive de la militante populaire révolutionnaire qui alimente le discours réactionnaire et de celle de la dévote liée au parti des prêtres qui provoque la méfiance des répu­blicains. Il devient à nouveau difficile de trouver leurs traces ce qui n'implique pas qu'elles ne jouent plus aucun rôle dans les stratégies de luttes qui se prolongent car la vie politique locale fait toujours preuve de sa vitalité dans le Sud-es t et la dimension familiale du politique qui existe au sein des communes continue à leur offrir d'avantage de possibilités d'inter­vention ou de pression que le niveau national.

Martine LAPIED