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La probabilite statistique de l'Amour au premier regard.pdf

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  • Graphisme de couverture : fannyetflora.comPhotographie : Johan Mrd-plainpicture/Folio Images

    Traduit de langlais (tats-Unis) par Frdrique Le Boucher

    Ldition originale de cet ouvrage a paru en langue anglaisechez Little, Brown and Company, a divisionof Hachette Book Group, Inc., sous le titre :

    THE STATISTICAL PROBABILITY OF LOVE AT FIRST SIGHT

    2011 by Jennifer E. Smith Hachette Livre, 2012, pour la traduction franaise.

    Hachette Livre, 43 quai de Grenelle, 75015 Paris.ISBN : 978-2-01-202900-2

  • Pour Kelly et Errol

  • Il aurait pu arriver tellement de choses pour que a se passe autrement.Non mais imagine quelle ne lait pas oubli, ce livre. Elle naurait pas eu besoin de retourner toutes

    jambes la maison pendant que sa mre attendait dehors et que le moteur tournait, crachant dans lecrpuscule bleuissant son nuage de gaz dchappement.

    Ou mme avant : tiens, et si elle navait pas attendu le dernier moment pour essayer sa robe. Elle auraitpu se rendre compte plus tt que les bretelles taient trop longues, et sa mre naurait pas eu besoindaller repcher son vieux ncessaire couture in extremis, transformant la table de la cuisine en tabledopration pour tenter de sauver cette pauvre brasse de soie mauve moribonde.

    Ou plus tard : si elle ne stait pas encore dbrouille pour se couper sur le fil du papier en imprimantson billet ; si elle avait su ce quelle avait bien pu faire de ce maudit chargeur ; sil ny avait pas eu tantde circulation sur la route de laroport. Si elles navaient pas rat la sortie, ou si elle navait pasfarfouill dans le porte-monnaie au page, les pices roulant lamentablement sous le sige pendant queles conducteurs derrire elles crasaient leurs Klaxon.

    Si la roue de sa valise navait pas t tordue.Si elle avait couru un tout petit peu plus vite vers la porte dembarquementMais peut-tre que a naurait rien chang, de toute faon.Et peut-tre que l nest pas la question. Peut-tre que tous ces retards rptition nont rien voir

    dans lhistoire. Peut-tre que si a navait pas t a, aurait t autre chose : la mto au-dessus delAtlantique ; la pluie tombant sur Londres ; de menaants nuages dorage qui tranassent ne serait-cequune heure de trop, avant de poursuivre leur petit bonhomme de chemin. Hadley nest pas du genre croire des trucs comme la fatalit, le destin Mais bon, elle na jamais vraiment cru en la ponctualitdes compagnies ariennes non plus.

    Qui a dj entendu parler dun avion qui partait lheure, dailleurs ?Elle na jamais rat son avion avant. Pas une fois. De sa vie.Pourtant, quand elle arrive enfin la porte dembarquement, cest pour trouver les htesses en train de

    barrer laccs et dteindre leurs PC. La pendule au-dessus delles indique 18 h 48 et, juste derrirela vitre, lavion trne comme quelque imprenable forteresse de mtal. voir leur tte, il est clair queplus personne ne monte bord de cet engin.

    Elle a quatre minutes de retard. a ne parat quand mme pas grand-chose, quand on y pense. Quatreminutes, quest-ce que cest ? Une pub la tl ; un interclasse ; le temps de chauffer un plat au micro-ondes. Quatre minutes, ce nest rien. Tous les jours, dans tous les aroports du monde, il y a des gens quiattrapent leur avion au dernier moment, qui soufflent comme des bufs en fourrant leurs sacs dans lecasier bagages et scroulent sur leurs siges avec un soupir de soulagement pendant que lavion prendson envol.

    Mais pas Hadley Sullivan, non. Hadley Sullivan qui laisse tomber son sac dos, plante devant le murde verre, regarder lavion se dtacher de la passerelle en accordon pour se diriger vers la piste. Sanselle. De lautre ct de lAtlantique, son pre porte un dernier toast, et le personnel de lhtel, gant deblanc, brique largenterie pour la rception du lendemain. Derrire elle, le garon avec la place 18-C surle prochain vol pour Londres mange un beignet sans mme faire attention au sucre glace qui tombe sur sa

  • chemise bleue.Hadley ferme les yeux, oh ! juste un instant. Quand elle les rouvre, lavion est parti.Qui aurait pu imaginer que quatre minutes allaient tout changer ?

  • Les aroports sont de vraies chambres de torture quand on est claustrophobe.Ce nest pas tant langoisse du vol qui se profile dangereusement lhorizon te retrouver coince

    dans ton sige comme une sardine en bote, et puis catapulte travers lespace dans un tui cigarevolant , mais aussi le terminal lui tout seul : cette masse de gens, ce stress, ce chaos ambiant, unbourdonnement incessant de sons et de mouvements, un mange tourbillonnant te filer le tournis, rienquagitation et bruit, brouhaha et hystrie, le tout emmur de verre comme une espce de monstrueusefourmilire sous serre.

    Et ce nest quun des tas de trucs auxquels Hadley essaie de ne pas penser, alors quelle se tient l,btement, devant le guichet. Dehors, la lumire commence baisser ; son avion se trouve prsentquelque part au-dessus de lAtlantique, et elle sent, au fond delle, une espce deffritement soprer, toutdoucement, comme un filet dair qui schappe dun ballon crev. Cest en partie leffet vol imminent eten partie laroport lui-mme, mais surtout surtout cest quelle est en train de raliser : elle vamaintenant tre en retard pour le mariage un mariage auquel elle ne voulait mme pas aller, la base et il y a, dans ce malheureux petit caprice du destin, quelque chose qui lui donne envie de pleurer.

    De lautre ct du comptoir, le personnel dembarquement sest regroup au grand complet pour laregarder, sourcils froncs. Ils ont tous lair de trpigner. Lcran derrire eux a dj zapp pour annoncerle prochain vol reliant laroport Kennedy celui dHeathrow qui ne part pas avant plus de trois heures et il devient rapidement vident quelle est dsormais le seul obstacle qui les spare encore de la fin deleur service.

    Je suis dsole, mademoiselle, lui dit une des htesses, le soupir quelle retient parfaitementperceptible dans sa voix. Il ny a plus rien que nous puissions faire, si ce nest tenter de vous enregistrersur le prochain vol.

    Hadley hoche mollement la tte. Toutes ces dernires semaines, elle a crois les doigts en secret pourquil se passe exactement ce quil est en train de se passer quoique les scnarios quelle avait imaginsaient t un rien plus dramatiques, il est vrai : une mga grve arienne, une tempte de grlemonumentale, un cas dsespr de grippe carabine qui la clouerait au lit, ou mme la rougeole. Autantdexcellentes raisons pour ne pas voir son pre mener lautel une bonne femme quelle na jamaisrencontre.

    Mais rater son avion quatre minutes prs, a peut sembler un peu trop commode, limite louche sur lesbords, et elle nest pas tout fait persuade que ses parents comprendront. Pas plus lun que lautre. Ilspourraient croire quelle la fait exprs. Elle se demande mme si a ne pourrait pas entrer dans lacatgorie des quelques rares points sur lesquels ils seraient bien capables de tomber daccord.

    Cest elle qui a eu lide de scher la rptition gnrale le dner informel de la veille etdarriver Londres le matin mme de la crmonie. a fait plus dun an quelle na pas vu son pre, etelle nest pas trs sre de pouvoir rester dans la mme pice que tous ces gens qui comptent prsentpour lui ses collgues, ses amis ce petit monde quil sest construit un ocan dici pendant quils

  • trinqueront sa sant et son bonheur tout neuf, au commencement de sa nouvelle vie. Sil ny avait euquelle, elle ny serait pas alle du tout, ce mariage. Mais, l-dessus, il ny avait pas eu moyen dediscuter : laffaire avait t classe Non Ngociable .

    Cest toujours ton pre, lui rabchait sa mre comme si ctait le genre de chose quelle risquaitdoublier. Si tu ny vas pas, tu le regretteras. Je sais que cest difficile imaginer quand on a dix-septans, mais tu peux me croire : un jour, tu le regretteras.

    Mouais. a restait prouver.Lhtesse est maintenant occupe martyriser son clavier avec une espce de frocit revancharde,

    crasant les touches en faisant claquer son chewing-gum. Vous avez de la chance, dit-elle en levant les mains avec un petit geste thtral. Je peux vous mettre

    sur le 22 h 24. Sige 18-A. Ct hublot.Elle a presque peur de poser la question. Elle se lance quand mme : quelle heure il arrive ? 9 h 54. Demain matin.Hadley revoit les lettres dlicatement calligraphies sur lpais faire-part ivoire pos sur sa coiffeuse

    des mois quil est l, maintenant. La crmonie dbutera demain midi. Ce qui signifie que, si tout sepasse comme prvu le vol, et puis la douane, les taxis et la circulation, le tout senchanant parfaitement la minute prs , elle aura encore une petite chance darriver temps. Mais tout juste.

    Lembarquement se fera de cette porte 21 h 45, reprend lhtesse, en lui tendant ses documentstout bien rangs dans une petite pochette. Nous vous souhaitons un agrable voyage.

    Hadley se faufile vers les baies vitres, passant discrtement en revue les dprimantes ranges defauteuils gris terne. La plupart sont occups et les autres craquent aux coutures, laissant apparatre leurrembourrage jaune comme des nounours trop choys. Elle pose son sac dos sur sa valise et fouille lintrieur pour rcuprer son portable. Elle fait ensuite dfiler son rpertoire pour trouver le numro deson pre. Il est enregistr sous Le Professeur : une tiquette quelle lui a colle il y a environ un an etdemi, quand la nouvelle est devenue officielle, ou peu aprs. Enfin, quand elle avait appris quil nereviendrait pas dans le Connecticut et que le mot papa avait commenc venir systmatiquement lelui rappeler, chaque fois quelle allumait son portable.

    Son cur bat plus vite quand le tlphone se met sonner. Sil lappelle encore assez souvent, lesrares fois o elle a compos son numro doivent pouvoir se compter sur les doigts dune seule main. Ilnest pas loin de minuit, l-bas, et, quand il finit par dcrocher, il a la voix pteuse une voixensommeille ou alcoolise, ou peut-tre les deux.

    Hadley ? Jai rat mon avion.Elle a adopt ce ton sec qui lui vient si spontanment, en ce moment, quand elle parle son pre effet

    secondaire de sa dsapprobation gnrale son gard. Quoi ?Elle soupire et rpte : Jai rat mon avion.Elle entend alors Charlotte qui murmure derrire et, lintrieur, a fait comme un geyser : une

  • brusque monte de colre. Cette bonne femme a eu beau linonder de-mails guimauve, du jour o sonpre la demande en mariage des trucs mielleux bourrs de directives pour la crmonie et de photosde leur sjour Paris et de suppliques pour quelle se sente un tant soit peu concerne, le tout sign dunempress bisoussss (comme si un seul s ne suffisait pas) , a fait exactement un an et quatre-vingt-seize jours quelle a dcid de la dtester. Et si elle croyait que la bombarder demoiselle dhonneur luisuffirait passer lponge, eh bien, elle pouvait toujours saccrocher.

    Bon, dit son pre. As-tu russi en trouver un autre ? Oui, mais il arrive pas avant 10 heures. Demain ? Non, ce soir. Jme fais tlporter.Son pre ne relve pas. Cest trop tard. Trop prs de la crmonie : je ne vais pas pouvoir venir te chercher. (Son touff

    quand il couvre le combin pour faire des messes basses avec Charlotte.) On pourrait probablementtenvoyer tante Marilyn.

    Cest qui, tante Marilyn ? La tante de Charlotte. Jai dix-sept ans, je te rappelle. Je vais bien russir me dbrouiller pour prendre un taxi jusqu

    lglise. Hmm Je ne sais pas, rpond son pre. Cest la premire fois que tu viens LondresIl y a comme un flottement. Et puis il sclaircit la gorge. Crois-tu que ta mre serait daccord ? Maman nest pas l. Je crois quelle a pris le premier mariage en marcheSilence lautre bout du fil. a va, papa. Je te retrouve demain lglise. Avec un peu de chance, je serai pas trop en retard. Daccord, sincline-t-il dune voix radoucie. Jai hte de te voir.Elle marmonne, incapable de lui retourner le compliment : Cest a. demain.Cest seulement quand elle a raccroch quelle sen rend compte : elle ne lui a mme pas demand

    comment sest passe la rptition. Elle nest pas persuade davoir trs envie de le savoir.Pendant un long moment, elle reste l, le portable toujours serr dans la main, essayant de ne pas

    penser ce qui lattend de lautre ct de lAtlantique. Lodeur de beurre que dgage un stand de bretzelstout proche lui donne un peu mal au cur et elle ne demanderait pas mieux que de sasseoir. Mais lespassagers ont afflu de tous les coins de larogare et la salle est bonde. Cest le week-end du 4 juilletet, sur les cartes mto des crans de tl, la majeure partie du Midwest disparat sous une grosse massedorages tourbillonnants. Fte nationale plus temps pourri : tout le monde est parti. Les gens marquentleur territoire, sappropriant des secteurs dfinis du salon dtente comme sils avaient lintention desy installer vie. Les rares fauteuils libres sont encombrs de valises ; des familles squattent carrmentdes angles entiers et il y a des sacs McDonalds pleins de graisse partout par terre. Comme elle enjambeun homme qui dort sur son sac dos, le poids du plafond, la proximit des murs, la mare humaine toutautour delle se font si oppressants quelle doit se forcer pour ne pas oublier de respirer.

  • Elle na pas plus tt repr un sige vide quelle se prcipite, tirant des bords avec sa valise roulettes travers cet ocan de chaussures, en sefforant de ne pas penser ltat dans lequel sera laridicule petite robe mauve quand elle arrivera demain matin : un vrai chiffon. Elle aurait d avoirquelques heures lhtel pour se prparer avant la crmonie. Du moins, ctait lide. Mais, maintenant,elle va tre oblige de filer direct lglise. Bon, avec tous les problmes quelle a dj en ce moment,ce nest pas vraiment sa proccupation majeure. Nempche, a la fait quand mme doucement marrerdimaginer la tte horrifie des copines de Charlotte. Ne pas avoir le temps de se faire coiffer, tu parlesdune catastrophe !

    Quand elle pense quelle a accept dtre demoiselle dhonneur ! Oh ! pour regretter, elle regrette,cest peu de le dire. Mais ils lont eue lusure. Charlotte, avec ses e-mails en rafale, et son pre, avecses suppliques nen plus finir, sans mme parler du soutien pour le moins inattendu que sa mre avaitapport au projet.

    Je sais que tu ne le portes pas dans ton cur, ces temps-ci, avait plaid cette dernire. Moi non plus,dailleurs. Assurment. Mais veux-tu rellement te retrouver, un jour, feuilleter cet album de mariage,avec tes propres enfants peut-tre, et regretter de ne pas y tre ?

    Elle ne croit pas vraiment que a la traumatiserait plus que a, en fait. Mais elle avait bien vu o ilsvoulaient tous en venir et il lui avait juste paru plus simple de leur faire ce plaisir, mme si a voulaitdire supporter la laque, les talons qui font mal aux pieds et lincontournable sance photos post-crmonie. Quand le reste de la noce un cortge dune trentaine damis de Charlotte avait apprisquune adolescente amricaine serait de la partie, la nouvelle avait aussitt t accueillie par un dlugede points dexclamation sur les e-mails qui circulaient en boucle au sein du groupe. Et, bien quelle naitjamais rencontr Charlotte, et quelle ait pass les dix-huit derniers mois sassurer que a ne risquaitpas de changer, elle connaissait maintenant les gots de lintresse dans tout un tas de domaines : destrucs aussi fondamentaux que le dbat sandale ouverte contre escarpin, lajout ou non de gypsophile dansles bouquets, et le pire, ses prfrences en matire de lingerie pour son enterrement de vie de jeune filleversion british, bref, lhorreur ! Cest dingue quand mme le nombre de-mails quun mariage peutgnrer. Elle savait que certaines des invites taient des collgues de Charlotte au muse de luniversitdOxford o elle travaillait, mais ctait se demander comment une seule dentre elles pouvait encoretrouver le temps davoir un job temps complet. Elle tait cense les rejoindre lhtel en tout dbut dematine, demain, mais, apparemment, elles allaient devoir zipper leur robe et se faire leur brushing etleur il de biche sans elle.

    Les murs de verre sont pratiquement noirs, prsent, et, hormis les minuscules points lumineux quisignalent les avions, on ne distingue plus quun vague reflet de la salle dembarquement. Elle peut mmese voir dans la vitre, la blonde, l, avec les grands yeux, qui, bizarrement, a une mine de papier mch etles traits aussi tirs que si le voyage tait dj termin. Elle parvient se caser entre un homme dun gecertain, qui secoue tellement les pages de son journal quelle sattend presque le voir senvoler, et unefemme dun certain ge, avec un chat brod sur son col roul, qui tricote tout-va un objet couvrant nonidentifi.

    Plus que trois heures . Elle rprime un soupir en serrant son sac dos contre elle. Et puis elle raliseque a ne rime rien de compter les heures pour un truc auquel tu as autant envie daller que de te casserune jambe. Il vaudrait mieux dire plus que deux jours . Plus que deux jours et elle serait de retour lamaison. Plus que deux jours et elle pourrait prtendre que rien de tout a nest jamais arriv. Plus quedeux jours et elle aurait survcu ce week-end quelle apprhendait depuis oh ! des annes ctait dumoins limpression quelle avait.

  • Elle remonte son sac dos sur ses genoux et saperoit un peu tard quelle ne la pas compltementferm. Du coup, la moiti de ses affaires dgringolent par terre. Elle se penche pour les ramasser.Dabord son gloss. Et puis les magazines people. Mais, quand elle sapprte attraper le gros bouquinnoir que son pre lui a donn, le garon de lautre ct de lalle la dj double.

    Il jette un bref coup dil la couverture avant de le lui rendre et elle surprend une lueur dans sesyeux. En une seconde, elle a compris : il doit la prendre pour le genre de fille qui lit Dickens laroport. Nimporte quoi ! Tout juste si elle ne le lui dit pas. a fait des sicles quelle la, ce bouquin,et elle ne la jamais ouvert. Finalement, elle lui adresse un sourire en guise de remerciement, avant de setourner ostensiblement vers la vitre, au cas o il aurait eu lintention dentamer la conversation.

    Parce quelle na vraiment pas envie de parler, l. Pas mme un garon aussi mignon. Elle na aucuneenvie dtre ici, en fait. La journe qui lattend est comme un truc qui vit et qui respire, un truc qui luifonce droit dessus, fond les ballons, et ce nest quune question de temps avant quil ne laplatissecomme une crpe. Enfin, cest ce quelle ressent. Langoisse qui ltreint lide de monter dans cetavion sans mme parler du transfert jusqu Londres est carrment physique. Sinon pourquoi ellegigoterait comme a sur son sige ? Pourquoi sa jambe tressauterait et pourquoi ses doigts se crisperaientsans quelle leur ait rien demand ?

    Son voisin se mouche avec un bruit denfer et fait claquer son journal de plus belle. Page de droite,droite ! Pourvu quelle ne soit pas assise ct de lui dans lavion ! Cest long, sept heures : une tranchede vie presque. Une trop grosse part de ta journe, en tout cas, pour la livrer au hasard. On netimposerait jamais un long trajet en voiture avec un tranger. Pourtant, combien de fois elle na pas prislavion jusqu Chicago, Denver ou la Floride ct dun parfait inconnu, cte cte, coude coude,alors quils taient projets, tous les deux, travers le pays ? Cest a, le problme, quand tu prendslavion : tu peux parler quelquun pendant des heures, sans jamais savoir son nom, lui confier tes plusintimes secrets, puis ne jamais le revoir de ta vie.

    Comme son voisin tend le cou pour lire un article, son bras frle le sien et elle se lve dun bond,balanant son sac dos sur son paule dans llan. Autour delle, a grouille toujours autant et elle jetteun regard denvie aux baies vitres. Quest-ce quelle ne donnerait pas pour tre dehors, en ce moment !Encore trois heures rester assise l, pourtant. Elle nest pas trs sre den tre capable. Mais traner savalise travers cette cohue ? Paralysant. Elle la pousse en douce contre son sige vide pour quil ait lairrserv, et se tourne vers la dame au chat sur son col roul.

    a ne vous ennuierait pas de surveiller mes bagages deux secondes ?Ses aiguilles tricoter au garde--vous, la dame lui fait les gros yeux. On nest pas cens rendre ce genre de service , lui rpond-elle schement. Jen ai juste pour une ou deux minutes, plaide Hadley.Mais la dame se contente de secouer la tte, comme si elle ne supportait pas lide dtre mle ce

    qui est en train de se tramer si tant est quil soit en train de se tramer quoi que ce soit. Je veux bien les garder, moi, propose soudain le garon de lautre ct de lalle.Cest alors quelle le voit quelle le voit vraiment pour la premire fois. Il a les cheveux un peu

    trop longs et des miettes sur le devant de sa chemise. Il y a pourtant quelque chose, chez lui, qui retientlattention. Son accent peut-tre un accent anglais, elle en mettrait sa main couper ou cette petitefossette au coin de la bouche parce quil essaie de rprimer un fou rire. Toujours est-il que son cur semet cogner quand il pose les yeux sur elle, avant de les tourner vers la dame qui pince les lvres pour

  • manifester sa rprobation. Cest illgal, martle-t-elle entre haut et bas, en braquant les yeux sur les deux solides agents de

    scurit qui montent la garde devant lespace restaurants.Hadley reporte son regard vers le garon qui lui adresse un sourire compatissant. Cest pas grave, lui assure-t-elle. Je vais la prendre. Merci quand mme.Elle commence rassembler ses affaires, coinant le livre sous son bras gauche et balanant son sac

    dos sur son paule droite. peine si la bonne femme recule son pied quand Hadley manuvre sa valisepour passer devant elle. Lorsquelle atteint le couloir, la moquette dcolore laisse place au lino et savalise se balance dangereusement sur la baguette en caoutchouc entre les deux. Comme Hadley tente de laredresser, son livre glisse. Quand elle se penche pour le ramasser, cest son sweat-shirt qui fait un volplan.

    Non, cest un gag, l, se dit Hadley, en soufflant pour dgager la mche qui vient de lui tomber dans lafigure. Mais le temps quelle ait tout rcupr pour lattraper, voil que sa valise a disparu. Pivotant dunbloc, elle dcouvre, mduse, le garon qui se tient ct delle, son porte-habits sur lpaule. Et, quandelle baisse les yeux, son regard tombe sur une main referme sur la poigne.

    Mais quest-ce que tu fais ? bredouille-t-elle, clignant des yeux. Tu mavais tout lair de quelquun qui naurait pas refus un petit coup de mainElle en reste bouche be. Et puis comme a, cest parfaitement lgal, ajoute-t-il avec un petit sourire en coin.Elle hausse les sourcils et il se redresse un peu. Il na plus lair si sr de lui, tout coup. Et sil avait

    dans lide de lui piquer ses bagages ? Eh bien, son hold-up ne serait pas trs au point, alors. Et ce neserait vraiment pas le casse du sicle : une paire de chaussures et une robe, cest peu prs tout ce quily a l-dedans. Et elle serait ravie de sen dbarrasser, par-dessus le march.

    Elle reste plante l, longtemps, se demander ce quelle a bien pu faire pour se dgoter un porteur.Mais les gens se pressent autour deux, son sac dos commence peser et les yeux du garon cherchentles siens avec quelque chose comme de la solitude dans les prunelles, comme si la dernire chose quilsouhaitait, en ce moment, ctait de se faire jeter. Sil y a un truc quelle peut comprendre, cest bien a.Alors, finalement, elle hoche la tte, il bascule la valise sur ses roulettes et ils se mettent en route.

  • Une annonce dans les haut-parleurs : un passager qui manque lappel sur son vol. Hadley ne peutempcher lide de venir insidieusement lui trotter dans la tte : et si elle schait le sien ? Comme silavait lu dans ses penses, le garon qui marche devant elle jette un coup dil par-dessus son paulepour sassurer quelle est toujours l. Elle ralise alors quelle est bien contente davoir de la compagnieen un jour pareil aussi imprvue que puisse tre la compagnie en question.

    Ils passent devant une enfilade de baies vitres qui donnent sur le tarmac o les avions sont alignscomme la parade. Rien que de se dire quelle va bientt devoir embarquer, Hadley sent son cursemballer. De tous les lieux clos de la plante tous ces sas, cabines, botes, tubes qui tattendent tousles coins de rue , aucun ne la met dans cet tat comme un avion : il lui suffit den voir un pourcommencer trembler de partout.

    La premire fois, ctait il y a juste un an, dans une chambre dhtel Aspen. Cette vertigineuseangoisse, quand lestomac vire lessoreuse et le cur au marteau-piqueur : lapprentissage de lapanique. Derrire la vitre, il neigeait gros flocons serrs et son pre tait au tlphone dans la pice dct. Elle avait soudain eu limpression que les murs taient trop prs, et quils se rapprochaient encore,lenserrant de plus en plus, centimtre par centimtre, avec linluctabilit dun glacier. Elle tait restel, tentant de contrler sa respiration, les battements dsordonns de son cur si forts son oreille quilsen touffaient presque la voix de son pre assourdie par lpaisseur du mur.

    Oui, disait-il, et ils annoncent encore quinze bons centimtres cette nuit. Pour demain, a devrait treparfait.

    Deux jours quils taient Aspen, deux jours entiers sefforcer de faire comme si ctaient desvacances de Pques ordinaires. Tous les matins, ils se levaient tt pour tre sur les pistes avant labousculade. Au retour, ils buvaient en silence leurs grandes tasses de chocolat chaud au chalet et jouaient des jeux de socit toute la soire devant la chemine. Mais, en fait, ils passaient tellement de temps ne pas parler de labsence de sa mre que, finalement, ils ne pensaient plus qu a.

    Et puis il ne fallait quand mme pas la prendre pour une imbcile. On ne partait pas enseigner la posieun semestre Oxford pour, tout coup, demander le divorce sans avoir une bonne raison. Et quoique samre nen ait pas dit un mot elle tait mme devenue quasiment muette, sur tout ce qui touchait papa , de manire gnrale , Hadley savait bien que cette bonne raison ne pouvait tre quune autrefemme.

    Elle avait prvu de le confronter sur le sujet pendant leur sjour au ski. peine descendue davion,elle pointerait sur lui un index accusateur et exigerait quil lui dise pourquoi il ne rentrait pas la maison.Mais quand, en sortant de la zone de retrait des bagages, elle lavait trouv l qui lattendait, il lui avaitsembl tellement chang, avec sa barbe tirant sur le roux qui jurait avec ses cheveux bruns, et ce sourire,si large quelle pouvait voir ses couronnes a ne faisait que six mois, mais a avait suffi pour quilsoit presque devenu un inconnu. Et cest seulement quand il lavait prise dans ses bras quelle lavaitretrouv, avec cette odeur de cigarette et daprs-rasage qui nappartenait qu lui et cette voix

  • rocailleuse son oreille qui lui disait combien elle lui avait manqu. Et, bizarrement, ctait encore pire.En fin de compte, ce nest pas ce qui a chang qui te crve le cur, cest ce petit titillement familier quite ramne irrsistiblement au pass.

    Alors, elle stait dgonfle, passant, au lieu de a, ces deux premiers jours lobserver, essayer dedcrypter les traits de son visage comme on lit une carte, lafft du moindre indice qui pourrait enfin luirvler pourquoi leur gentille petite famille stait si brutalement retrouve en pices dtaches. Quand iltait parti pour lAngleterre, lautomne prcdent, ils avaient tous t hyper excits. Jusquici, il taitjuste un modeste professeur dune honnte petite fac du Connecticut. Alors, imagine ! Dcrocher un postedenseignant-chercheur la prestigieuse universit dOxford : une des meilleures facs de lettres dumonde ! Comment rsister ? Mais elle allait entrer en premire et sa mre ne pouvait pas lcher sonmagasin de papiers peints pour quatre mois, du jour au lendemain. Ils avaient donc dcid quellesresteraient ici toutes les deux et quelles iraient le retrouver pour Nol. Ils passeraient une quinzaine dejours de vacances l-bas, joueraient les touristes et reviendraient tous ensemble la maison aprs.

    Ce qui, bien sr, ntait jamais arriv.Le moment venu, sa mre stait contente dannoncer un changement de programme : elles allaient

    passer Nol chez ses grands-parents, dans le Maine. Sur le coup, elle avait moiti cru que son preserait l-bas pour lui faire la surprise. Mais, le soir du rveillon, il y avait juste eu papy et mamy, etassez de cadeaux pour prouver que tout le monde faisait de son mieux pour combler comme une absence.

    Et, avant a, pendant des jours et des jours, elle avait entendu les coups de fil tendus et les larmes desa mre par les bouches daration de leur vieille maison. Mais il avait fallu attendre le retour du Mainepour que sa mre finisse par lui annoncer, dans la voiture, que papa et elle allaient rompre , etquil allait rester un semestre de plus Oxford.

    Ce sera juste une sparation, au dbut, lui avait expliqu sa mre, quittant la route des yeux pourlorgner vers le sige passager auquel elle tait scotche, comme assomme.

    Elle essayait davaler la nouvelle, petit petit, une info la fois : dabord, papa et mamandivorcent ; ensuite, papa ne reviendra pas .

    Il y a dj un ocan entre vous, lui avait-elle posment fait remarquer. Quest-ce quil vous faut deplus ? Vous ntes pas dj assez spars comme a ?

    Lgalement, avait rpondu sa mre avec un soupir. Nous allons nous sparer lgalement. Mais, vous navez pas besoin de vous voir avant ? Avant de prendre ce genre de dcision, je veux

    dire ? Oh ! ma chrie ! avait dit sa mre, en lui tapotant le genou, je crois quelle est dj prise.Deux mois plus tard, Hadley se retrouvait dans la salle de bains de leur htel dAspen, sa brosse

    dents la main, avec la voix de son pre qui lui parvenait de la pice voisine. Deux secondes plus tt,elle aurait jur que ctait sa mre qui venait aux nouvelles et son cur avait fait un bond. Et puis ellelavait entendu prononcer un nom Charlotte et baisser dun ton.

    Non-non, pas de problme. Elle est justement au petit coin. a lavait glace. Depuis quand son pre tait-il le genre dhomme parler du petit coin pour

    dsigner les toilettes, faire des messes basses au tlphone, appeler des inconnues dune chambredhtel et emmener sa fille au ski comme si a voulait dire quelque chose, comme si a comptaitvraiment, comme un serment, avant de retourner sa nouvelle vie comme sil ntait jamais parti ?

  • Elle stait rapproche de la porte, pieds nus sur le carrelage. Je sais, murmurait-il maintenant, dune voix toute douce. Toi aussi, tu me manques, mon amour. Ben voyons ! avait-elle pens, en fermant les yeux, dgote. Ben voyons !Et quil lui ait donn raison ne changeait rien laffaire depuis quand a arrangeait les choses

    davoir raison ? Elle avait alors senti une petite graine senraciner en elle. Ctait comme un noyau depche, un truc bien dur et bien enfoui, bien mesquin aussi, une rancur qui ne se rsorberait jamais, elleen tait certaine.

    Elle avait recul. Dj, sa gorge se serrait, sa respiration sacclrait. Dans la glace, ses jouessempourpraient, le sang lui montait au visage. Sa vue se brouillait. Mais on crevait de chaud dans ceplacard balais ! Elle avait agripp les bords du lavabo, regardant ses articulations blanchir, devenir peu peu exsangues, sexhortant la patience. Il fallait attendre quil ait raccroch.

    Tu ne te sens pas bien ? lui avait-il demand, quand elle tait enfin sortie de la salle de bains, pouraller saffaler sur le lit du fond, passant droit devant lui sans lui dcrocher un mot. Quest-ce quil y a ?

    Rien.Mais, ds le lendemain matin, a recommenait.Alors quils prenaient lascenseur pour descendre dans le hall de lhtel, crevant dj de chaud sous

    leur accoutrement de ski, il y avait soudain eu une brusque secousse. Ils staient arrts net. Seuls lintrieur, ils avaient dabord chang un mme regard dincomprhension. Et puis, avec un haussementdpaules fataliste, son pre avait appuy sur lalarme en maugrant :

    Maudit ascenseur de m Manchester !Elle lavait fusill du regard. Maudit ascenseur de Manhattan, tu veux dire ?Ctait son expression quand il retenait un juron. (Enfin, avant, quand il navait pas encore troqu New

    York contre une stupide ville dAngleterre.) Pardon ? Rien, avait-elle marmonn, en se mettant taper sur tous les boutons au hasard, les allumant les uns

    aprs les autres, sous lemprise de la panique quelle sentait monter en elle vitesse grand V. Je ne pense pas que a va chang avait commenc son pre, avant de sinterrompre subitement en

    sapercevant quil se passait quelque chose danormal. a va ?Elle avait tent dcarter le col de sa veste de ski, puis, dun geste vif, avait descendu sa fermeture

    clair. Non, lui avait-elle rpondu, des palpitations plein la poitrine. Oui. Je sais pas. Je veux sortir dici. Ils ne vont pas tarder. Il ny a rien que lon puisse faire avant que Non. Tout de suite, papa ! lavait-elle coupe, moiti hystrique.Ctait la premire fois quelle lappelait papa depuis quils taient arrivs Aspen. Jusqualors,

    elle stait toujours dbrouille pour ne pas avoir lappeler du tout.Il avait balay le minuscule habitacle du regard. Tu ne nous ferais pas une crise dangoisse, par hasard ? stait-il alarm, cdant son tour la

    panique, semblait-il. Est-ce que a test dj arriv ? Est-ce que ta mre ?

  • Elle avait secou la tte. Elle ne comprenait pas trs bien ce qui se passait. Tout ce quelle savait,ctait quelle devait sortir dici immdiatement.

    H ! lui avait dit son pre, en la prenant par les paules. Ils seront l dans une minute, O.K. ?Regarde-moi dans les yeux. Juste regarde-moi et oublie o nous sommes.

    Daccord, avait-elle souffl, serrant les dents. Daccord. Pense autre chose, un autre endroit. Quelque part o il y a de lespace.Elle avait essay de se calmer, de faire surgir de son esprit frntique un souvenir apaisant. Mais son

    cerveau refusait de cooprer. Elle avait le visage luisant de sueur et a la piquait de partout, tant et sibien quelle avait du mal se concentrer.

    Fais comme si tu tais la plage, lui avait-il suggr. Ou le ciel ! Cest a, imagine le ciel, O.K. ?Pense limmensit. Il est si grand, si grand quon nen voit pas la fin.

    Elle avait ferm les paupires, serrant les yeux de toutes ses forces. Elle stait conditionne. Le ciel.Il fallait quelle se reprsente le ciel. Cet azur immacul que seul venait entacher un petit nuage gar. Saprofondeur, son infinitude mme, si dmesure quil tait impossible de savoir o il commenait et o ilsarrtait. Elle avait senti les battements de son cur progressivement ralentir et sa respiration se faire,peu peu, plus rgulire. Elle avait desserr les poings. Elle avait les mains moites. Quand elle avaitrouvert les yeux, le visage de son pre se trouvait juste sa hauteur, de linquitude plein les prunelles.Ils staient regards comme a pendant une ternit enfin, ctait leffet que a lui avait fait. Ctait lapremire fois quelle le regardait en face depuis leur arrive, avait-elle alors ralis.

    Quelques minutes plus tard, lascenseur redmarrait. Elle avait pouss un soupir de soulagement. Ilsavaient poursuivi le trajet en silence, aussi secous lun que lautre, aussi impatients de se retrouver augrand air, avec, pour tout horizon, ltendue infinie des cieux perte de vue.

    Plante au milieu du terminal bond, Hadley sarrache sa contemplation des baies vitres et auspectacle des avions rangs sur les pistes comme des jouets mcaniques bien remonts. Son estomacrecommence faire des nuds. Le seul cas o a naide pas dimaginer le ciel, cest quand tu teretrouves trente mille pieds en lair avec nulle part o aller sauf en bas.

    Lorsquelle se retourne, le garon lattend toujours, la main referme sur la poigne de sa valise. Ilsourit quand elle le rattrape, puis sengage prestement dans le couloir surpeupl quil remonte grandesenjambes. Elle acclre le pas pour ne pas se faire distancer. Elle est tellement concentre, les yeuxrivs sa chemise bleue que, lorsquil sarrte, elle manque de lui rentrer dedans. Il fait au moins quinzecentimtres de plus quelle et il est oblig de se pencher pour lui parler :

    Je ne tai mme pas demand o tu allais. Londres.Il se marre. Non, l, maintenant. Tu veux aller o ? Oh ! (Elle se passe la main sur le front.) Je sais pas trop, en fait. Trouver quelque chose manger,

    peut-tre ? Cest juste que je navais pas envie de rester assise l-bas pendant des heures.

  • Ce nest pas tout fait vrai. Pour tre honnte, elle allait aux toilettes. Mais comment lui dire un trucpareil ? Rien que de limaginer en train de poireauter bien gentiment devant la porte pendant quelle faitla queue lintrieur Non, impossible. Cest au-dessus de ses forces.

    Ses cheveux lui tombent dans les yeux, quand il incline le front pour lui rpondre. Daccord.Et, quand il sourit, il a une fossette qui se creuse sur une seule joue. a lui donne un petit ct un peu

    instable terriblement attendrissant, elle trouve. O alors ?Elle se dresse sur la pointe des pieds pour jeter un coup dil circulaire et se faire une ide de

    lventail de restaurants disposition : stands de pizzas et de burgers en srie. Pas terrible. Est-ce quilva venir avec elle ? Elle ne sait pas trop et cette ventualit rend son choix encore plus stressant. Flippantmme. Elle peut presque le sentir qui attend l, tout prs, et peroit sa propre tension dans tous lesmuscles de son corps pendant quelle essaie dvaluer quelle option lui offre le moins de risque de sencoller partout, juste au cas o il dciderait de laccompagner.

    Aprs des sicles dintense rflexion, elle finit par pointer lindex sur un traiteur en libre-service,quelques portes dembarquement plus loin, et il se remet obligeamment en marche dans cette direction,tranant toujours sa valise rouge derrire lui. Une fois sur place, il rquilibre son porte-habits sur sonpaule et examine la carte.

    Cest une bonne ide, commente-t-il. Le repas bord sera probablement immangeable, de toutefaon.

    Pendant quils font la queue, elle lui demande : Et toi, tu vas o ? Londres. Non ! Quel sige ?Il tapote la poche arrire de son jean et en retire un billet pli en deux au coin dchir. 18-C. Moi, cest 18-A.Il sourit. un prs.Elle dsigne du menton le porte-habits quil tient toujours sur son paule, le doigt crochet dans le

    cintre. Tu vas un mariage, toi aussi ?Il hsite, puis relve brusquement la tte dans ce qui pourrait passer pour un demi-assentiment. Pareil. Ce serait marrant que ce soit le mme, non ? Peu probable, lui rtorque-t-il, en lui balanant un drle de regard.Quelle gourde ! videmment que ce nest pas le mme ! Il doit se dire quelle prend Londres pour une

    espce de bled paum o tout le monde se connat. Certes, elle nest jamais sortie des tats-Unis, maiselle nest pas ignare au point de ne pas tre au courant : Londres est gigantesque. Cest, pour le peuquelle en sait, une ville assez grande pour y perdre la trace de quelquun.

  • Le garon semble sur le point de dire quelque chose, mais il se dtourne et agite la main en directionde la carte.

    Tu as une petite ide de ce que tu voudrais ?Si jai une ide de ce que je voudrais ? se dit-elle.Je voudrais rentrer chez moi.Je voudrais que tout redevienne comme avant la maison.Je voudrais aller nimporte o sauf au mariage de mon pre.Je voudrais tre nimporte o plutt que dans cet aroport.Je voudrais savoir comment il sappelle.Au bout dun moment, elle lve les yeux vers lui. Jhsite encore.

  • Bien quelle lait command sans mayo, Hadley repre tout de suite le machin blanc glatineux quicoule de son sandwich pendant quelle se dirige vers une table libre o poser son plateau. Il y en a jusquesur la crote. Beurk ! Rien que de voir a, a lui retourne lestomac. Elle se demande cependant silne vaudrait pas mieux lingurgiter stoquement au lieu de lenlever, au risque de passer pour une idiote.Elle prfre finalement passer pour une idiote, ignorant ostensiblement les sourcils interrogateurs dugaron, tandis quelle dissque son dner avec une minutie digne dune exprience de biologie. Ellefronce le nez en dposant soigneusement salade et tomate part, avant de dbarrasser chaque moitiisole des amas blancs gluants y adhrant.

    Joli travail ! applaudit-il entre deux bouches de rosbif froid.Elle se contente dopiner dun air dtach. Jai la phobie de la mayo. Alors, avec les annes, jai fini par devenir plutt bonne ce petit jeu-l. Tu as la phobie de la mayo ?Elle opine de plus belle. Elle fait partie des trois ou quatre premires. Cest quoi les autres ? demande-t-il, avec un petit sourire ironique. Je veux dire : quest-ce quil

    peut bien y avoir de pire que la mayonnaise ? Le dentiste. Les araignes. Les fours. Les fours ? Jen dduis que tu ne dois pas tre un cordon-bleu. Et les endroits ferms, ajoute-t-elle un peu plus bas.Il penche la tte de ct. Comment tu fais en avion, alors ?Elle hausse les paules. Je serre les dents et je croise les doigts. Pas mal comme technique. (Il se marre.) Et a marche dhabitude ?Elle ne rpond pas. Une boule dangoisse, l, dans la gorge Cest presque pire quand elle oublie

    jamais trs longtemps, malheureusement ! parce que, chaque fois, a revient encore plus fort, commeune espce de boomerang de film gore.

    Oh ! reprend le garon, en posant ses coudes sur la table, quest-ce que la claustrophobie ct dela mayophobie ? Et tu nas qu voir avec quelle maestria tu la matrises dj, celle-l.

    Il dsigne du menton le couteau en plastique tartin de mayonnaise et de miettes de pain quelle tienttoujours la main. Elle le remercie dun sourire.

    Pendant quils mangent, ils se laissent insensiblement happer par la tl pose dans le coin de la petitebrasserie. Sur lcran, les flashes mto se succdent inlassablement. Hadley essaie de se concentrer sur

  • son dner, mais elle ne peut sempcher de couler un petit coup dil, de temps autre, vers son voisinet, chaque fois, elle en a des crampes destomac sans aucun lien avec les quelques traces de mayo quirestent encore sur son sandwich.

    Elle na eu quun seul et unique petit copain : Mitchell Kelly. Athltique, pas compliqu et dun ennuimor-tel. Ils taient sortis ensemble pendant presque un an pratiquement toute lanne dernire, en fait :leur anne de seconde et, bien quelle ait ador le regarder sur le terrain de foot (cette manire quilavait de lui faire signe des lignes de touche), quelle ait toujours t super contente de le rencontrer dansles couloirs du lyce (cette manire quil avait de la soulever de terre quand il la prenait dans ses bras) etquelle soit alle pleurer sur lpaule de toutes ses copines sans exception quand il lavait plaque, moinsde quatre mois auparavant, leur brve histoire lui apparat maintenant comme une erreur. La plusmonumentale erreur du monde.

    Comment un type comme Mitchell avait-il bien pu lui plaire, quand il existait un tel garon sur terre ?Un grand brun dgingand, aux cheveux en ptard, aux yeux verts hallucinants, avec une tache demoutarde sur le menton, infime imperfection, petite touche finale apporte au portrait pour parfaire letableau.

    Comment tu peux te tromper sur ton genre de mec ne pas savoir que tu as un genre de mec, mme avant quil te tombe dessus sans prvenir ?

    Tandis quelle triture sa serviette sous la table, elle ralise soudain que, dans sa tte, quand elle parlede lui, elle lappelle Le British . Alors, elle finit par se pencher vers lui, balayant les miettes de leurssandwichs respectifs sur la table, et lui demande son nom.

    Ah ! euh, oui. (Il cligne des yeux.) Cest par l quon commence, dhabitude, jimagine. Jemappelle Oliver.

    Comme dans Oliver Twist ? Ouah ! sextasie-t-il avec un petit sourire moqueur. Et, aprs a, on prtend encore que les

    Amricains sont incultes.Elle plisse les yeux, joue loffense. Trs drle. Et toi ? Hadley. Hadley ? Cest joli.Elle sait bien quil ne fait que parler de son prnom, mais nempche. Elle est hyper flatte. Peut-tre

    que cest son accent, ou ce flagrant intrt avec lequel il la regarde, mais il y a un truc, chez lui, qui faitbattre son cur cent lheure, comme quand elle tait petite et quon lui faisait peur. Oui, a doit trea : leffet de surprise. Elle a pass tellement de temps se monter la tte avec ce voyage quelle nestpas prpare ce quil puisse aussi en rsulter quelque chose de positif, quelque chose dinattendu.

    Tu ne manges pas tes cornichons ? demande-t-il, en se penchant son tour.Elle secoue la tte et pousse son assiette vers lui. En deux bouches, il a tout aval. Il se recale sur sa

    chaise. Tu as dj visit Londres ? Jamais !

  • Elle a d y aller un peu fort dans le ton parce quil rit. Ce nest pas si horrible que a.Elle se mord la lvre. Oh non, non ! je suis sre que non. Cest l que tu habites ? Cest l que jai grandi. Ah ! Et tu habites o, maintenant ? Dans le Connecticut, on peut dire, jimagine. Je vais Yale. Yale ? sexclame-t-elle, incapable de cacher son tonnement. Pourquoi ? Je nai pas une tte aller Yale ? Si-si, cest juste que cest si prs ! Prs de quoi ?Voil ce que cest de parler sans rflchir ! Et, pour couronner le tout, elle sent le feu lui monter aux

    joues. Prs de chez moi, marmonne-t-elle, avant denchaner prcipitamment : Cest juste quavec ton

    accent, je croyais que tu Que jtais un pur produit made in London ?Elle secoue aussitt la tte. Elle ne sait plus o se mettre. Mais a le fait marrer. Je te chambre. Je viens de finir ma premire anne ici. Comment a se fait que tu nes pas rentr pour les vacances, alors ?Il hausse les paules. Je me sens bien ici. Sans compter que jai dcroch une bourse de recherche pour lt. Je suis

    donc, comme qui dirait, tenu de ne pas trop mloigner. Quel genre de recherche ? Jtudie le processus de fermentation de la mayonnaise.Elle clate de rire. Naaan.Il fronce les sourcils. Mais si. Cest un travail dune importance capitale. Savais-tu que vingt-quatre pour cent de toute

    mayonnaise qui se respecte sont, en ralit, relevs de glace la vanille ? Cest vrai que a a lair absolument capital. Non, srieusement, quest-ce que tu tudies ?Un type heurte violemment sa chaise en passant et continue sans mme sexcuser. Oliver fait une moue

    sarcastique. La modlisation du phnomne dengorgement dans les aroports amricains. Nimporte quoi ! commente-t-elle en secouant la tte. (Et puis elle lorgne vers la foule dans le

    couloir.) Mais, si tu pouvais faire quelque chose pour viter a, je ne dirais pas non. Je hais lesaroports.

    Sans blague ? Moi, je les adore.

  • Sur le coup, elle croit quil est toujours en train de la charrier. Mais elle se rend vite compte quil neplaisante pas.

    Jaime bien lide de ntre ni ici, ni l-bas. Et le fait de ne pas tre cens me trouver vraimentquelque part en attendant. Dtre juste en suspens.

    a doit pas tre mal, reconnat-elle, en jouant avec la languette de sa canette de soda. Si seulementil ny avait pas cette cohue !

    Il jette un coup dil par-dessus son paule. Ce nest pas toujours si dramatique que a. Pour moi, si.Elle lve les yeux vers les crans indiquant les arrives et les dparts, avec plein de petites lettres

    vertes qui clignotent pour signaler des vols retards ou annuls. On a encore le temps, la tranquillise Oliver.Elle soupire. Je sais, mais jai dj rat mon avion tout lheure. Alors, cest un peu comme si jtais en sursis. Tu devais prendre le vol prcdent ?Elle hoche la tte. quelle heure est le mariage ? Midi.Il fait la grimace. a ne va pas tre vident. Cest ce que jai cru comprendre. Et le tien, il est quelle heure ?Il baisse les yeux. Je suis cens tre lglise 14 heures. Oh ! tu nauras pas de problme alors. Non. Je suppose que non.Ils restent un moment regarder la table sans rien dire, jusqu ce que la sonnerie touffe dun

    tlphone finisse par briser le silence. a vient de la poche dOliver. Il sort son portable et le regardesonner avec une trange intensit. Et puis il semble parvenir une dcision et se lve brusquement.

    Il vaudrait vraiment mieux que je prenne cet appel, sexcuse-t-il, en scartant reculons de latable. Dsol.

    Elle agite la main. Pas de souci.Elle le regarde se frayer un chemin travers la foule, le portable coll loreille. Il baisse la tte, se

    tient vot, le dos courb, les paules rentres si diffrent, tout coup. Il nest plus que lombre delOliver avec lequel elle vient de bavarder. Elle se demande qui peut bien tre au bout du fil. Une idelui traverse alors lesprit : et si ctait sa petite amie ? Quelque belle et brillante tudiante de Yale, legenre porter un caban et des lunettes branches, bien trop organise pour rater un avion quatre minutesprs.

  • Incroyable la vitesse avec laquelle elle sempresse de repousser cette ide.Elle jette un coup dil son propre tlphone. Elle devrait probablement appeler sa mre pour

    lavertir du changement de programme. Mais elle a lestomac nou rien que de repenser la faon dontelles se sont quittes tout lheure : le trajet jusqu laroport dans un silence de mort, et puis ces motsterribles quelle a prononcs devant le hall des dparts. Elle sait bien quelle a une fcheuse tendance ne pas mcher ses mots son pre disait toujours quelle tait ne sans filtre , mais comment trecompltement rationnelle en un jour pareil, un jour quelle redoute depuis des mois ?

    Elle sest rveille, ce matin, tendue comme un arc. Son cou, ses paules elle tait noue de partoutet de sourds lancements lui martelaient larrire du crne. Ce ntait pas tant cette histoire de mariage, nisa prochaine rencontre avec Charlotte une femme dont elle stait acharne nier si farouchementlexistence. Ctait surtout que ce week-end fatidique allait signer larrt de mort de sa famille.

    Oh ! elle sait bien quon nest pas chez Disney. Ses parents ne se remettront jamais ensemble, elle nese fait pas dillusions. Elle ne veut plus vraiment quils se remettent ensemble, dailleurs, pour trehonnte. Son pre a lair trs heureux comme a, et, grosso modo, sa mre aussi. a fait plus dun anquelle sort avec leur dentiste local, Harrison Doyle. Nempche que ce mariage va quand mme mettreun point final une phrase qui ntait pas cense tre aussi courte, et elle nest pas trs sre dtre prte voir a.

    En mme temps, elle navait pas vraiment eu le choix. Cest toujours ton pre, lui rabchait sa mre. Il nest certes pas parfait, mais, pour lui, il est

    important que tu sois l. Ce nest quune journe, aprs tout, tu sais ? Il ne te demande quand mme pasgrand-chose.

    Eh bien si, justement. Demander, cest tout ce quil sait faire. Demander quelle lui pardonne,demander quils passent plus de temps ensemble, demander quelle donne une chance Charlotte. Ildemande, demande, demande. Mais il ne donne jamais rien. Elle aurait voulu prendre sa mre par lespaules et la secouer jusqu ce quelle finisse par se rveiller. Il les avait trahies, il lui avait bris lecur et il avait bris leur famille. Et, maintenant, il allait pouser cette femme, comme une fleur. Commesi tout a comptait pour du beurre. Comme si ctait plus facile de recommencer de zro plutt quedessayer de recoller les morceaux.

    Sa mre persistait dire que ctait mieux comme a. Pour tout le monde. Je sais que cest difficile admettre, concdait-elle, avec un calme et cette faon tellement raisonnable de considrer la chose que ala rendait chvre, mais cest un mal pour un bien. Vraiment. Plus tard, tu comprendras, tu verras.

    Hadley est sre davoir dj compris, elle. Le fait est que sa mre na pas encore compltementralis, cest plutt a le problme. Il y a toujours un temps de raction, quand on se brle, un dcalageentre le choc et la souffrance. Durant toutes ces semaines aprs Nol, elle avait pass ses nuits, allongedans son lit, couter sa mre pleurer. Pendant quelques jours, celle-ci refusait catgoriquement deparler de papa . Et puis, le lendemain, elle navait plus que ce mot-l la bouche. Un pas en avant, unpas en arrire. Javance et je recule, en permanence. Jusqu ce quun beau jour, un mois et demi plustard, sa mre revienne brusquement sur terre, sans crier gare, irradiant soudain un calme souverain, unepaisible acceptation qui, encore aujourdhui, la plonge dans un abme de perplexit.

    Mais il y avait quand mme des squelles. Harrison avait, par trois fois dj, demand sa mre delpouser, dployant, chaque fois, des trsors de crativit de plus en plus insouponne un pique-niquebucolique, une bague dans son champagne et, dernirement, un quatuor cordes dans le parc , mais elleavait dit non , non et non . Hadley est persuade que cest parce quelle ne sest toujours pas

  • remise de ce qui sest pass avec son pre. On ne peut pas survivre une telle dchirure sans garder decicatrice.

    Donc, ce matin, alors que seul un trajet en avion la sparait encore de la cause de tous leurs problmes,elle stait rveille dune humeur de chien. Si tout stait pass en douceur, aurait pu se limiter quelques commentaires caustiques ponctus des ronchonnements de rigueur sur la route de laroport.Mais, ds laube, Charlotte avait laiss un message lui rappelant, une fois de plus, quelle heure elledevait tre lhtel pour se prparer, avec cet horripilant accent anglais qui la faisait grincer des dents.Rien de tel pour lui pourrir la journe.

    Sans compter quaprs a, sa valise avait refus de se fermer forcment , et que sa mre lui avaitconfisqu les pendants doreille quelle avait prvu de porter la crmonie trop voyants. Et elle avaitenfonc le clou en lui demandant, pour la centime fois, si elle avait bien pris son passeport. Son toasttait brl, elle avait mis de la confiture sur son sweat-shirt et, quand elle avait pris la voiture pour allerchercher une minibouteille de shampooing, il stait mis pleuvoir, les essuie-glaces avaient rendu lmeet elle stait retrouve oblige dattendre trois quarts dheure la station-service, coince derrire untype qui ntait mme pas capable de vrifier son niveau dhuile tout seul. Et, pendant tout ce temps, lesaiguilles navaient cess de tourner et lheure du dpart de se rapprocher. Alors, quand elle tait rentre,jetant de rage les clefs sur la table de la cuisine, elle ntait pas dhumeur entendre sa mre luidemander pour la cent et unime fois si elle avait bien son passeport.

    OUI, JE LAI, avait-elle aboy. Cest juste une question, lui avait rpliqu sa mre, levant les sourcils dun air innocent carrment

    exasprant.Hadley lui avait balanc un regard assassin. Tu es sre que tu ne veux pas venir me mettre ma ceinture dans lavion non plus, non ? Ce qui signifie ? Ou peut-tre que tu devrais mescorter jusqu Londres pour tre bien sre que je ne me dfile pas

    au dernier moment. HadleyElle avait pourtant parfaitement peru lavertissement sous-jacent. Pourquoi je devrais tre la seule le regarder pouser cette femme, aprs tout ? Je ne vois mme

    pas pourquoi je dois y aller. Et encore moins toute seule !La moue quavait alors faite sa mre avait suffi exprimer lampleur de sa dception. Mais, au point

    o elle en tait dsormais, Hadley sen fichait perdument.Aprs a, tout le trajet jusqu laroport stait pass dans un silence but ultime rptition de

    lternelle scne quelles se rejouaient depuis des semaines prsent. Du coup, quand elles taientarrives devant le hall des dparts, Hadley tait une vraie pile lectrique.

    Sa mre avait coup le contact, mais aucune delles navait boug. Tout ira bien, avait tent de la rassurer sa mre, au bout dun moment. Vraiment, tu verras.Hadley stait tourne vers elle dun bloc. Il se marie, maman ! Comment tu veux que a aille ? Je crois seulement quil est important que tu y

  • Oui, je sais, lavait-elle coupe, dune voix tranchante. Tu las dj dit. Tout ira bien, avait rpt sa mre.Hadley avait empoign son sweat-shirt et dtach sa ceinture. Bon, alors ce sera ta faute sil arrive quelque chose. Comment a ? avait demand sa mre dun ton las.Et, toute vibrante dune colre qui lui donnait la fois une formidable sensation dinvincibilit et

    limpression de se comporter comme une vraie gamine, Hadley avait ouvert la portire la vole. Si mon avion scrase, par exemple, lui avait-elle crach, sans vraiment savoir pourquoi elle lui

    disait un truc pareil dailleurs, sauf quelle lavait mauvaise, quelle tait cran et quelle avait latrouille cest bien dans ces cas-l quon dit ce genre de vacherie, non ? alors l, tu auras russi nousperdre tous les deux.

    Elles staient regardes, les terribles, les impardonnables horreurs quelle venait de profrer tombantentre elles comme autant de briques difiant un infranchissable mur dincommunicabilit. Au bout dunmoment, Hadley tait descendue de voiture, balanant son sac dos sur son paule pour aller rcuprerdun geste rageur sa valise sur la banquette arrire.

    Hadley, lavait interpelle sa mre, en bondissant hors du vhicule pour lui lancer un dernier appeldes yeux par-dessus le toit de la voiture. Tu ne peux quand mme pas

    Je tenvoie un texto en arrivant, lui avait-elle lanc, en se dirigeant dj vers le terminal.Elle avait senti le regard de sa mre tout le long du trajet, mais un stupide orgueil mal plac lavait

    empche de se retourner.Maintenant, assise dans la brasserie de laroport, le pouce au-dessus de la touche du numro

    prenregistr, elle hsite. Elle respire un bon coup et appuie. Les battements de son cur comblent lessilences entre les sonneries.

    Les mots quelle lui a dits rsonnent encore dans sa tte. Non quelle soit superstitieuse de nature, maisquelle ait eu linconscience dvoquer la possibilit dun crash juste avant de dcoller a la rendmalade. Elle pense cet autre avion, celui bord duquel elle devrait se trouver et qui est probablementdj bien loin au-dessus de lAtlantique. Quest-ce quelle regrette de lavoir rat, prsent ! Pourvuquelle nait pas, dune manire ou dune autre, mis la pagaille dans les mystrieux plans du hasard et dutemps.

    Quand elle tombe sur le rpondeur, elle est moiti soulage. Elle commence linformer de sonchangement de programme, quand elle aperoit Oliver qui revient. Pendant une seconde, elle croitreconnatre son expression : cette angoisse qui lhabite linstant mme. Mais, ds quil la voit, il changede visage et voil lOliver du dbut qui resurgit, aussi dcontract, joyeux presque, avec un sourirelumineux jusquau fond des yeux.

    Elle stait interrompue en plein milieu de son message et, tout en attrapant son porte-habits, Oliver luidsigne son tlphone du doigt pour linciter poursuivre, avant de pointer son pouce en direction de laporte dembarquement. Elle ouvre la bouche pour lui dire quelle nen a que pour une minute, mais il adj tourn les talons. Alors, elle se dpche de terminer :

    Donc je tappelle demain quand jarrive, conclut-elle dans lappareil, dune voix qui tremble unpeu sur la fin. Et, maman, je suis dsole pour tout lheure, O.K. ? Je ne le pensais pas.

    En se dirigeant son tour vers la porte dembarquement, elle balaie les environs du regard la

  • recherche dune chemise bleue. Mais Oliver nest nulle part en vue. Plutt que de lattendre au milieudune foule de voyageurs presss, elle fait demi-tour pour aller aux toilettes. Et puis elle jette un il auxboutiques cadeau, aux librairies et aux kiosques journaux, dambulant nerveusement dans larogarejusqu ce quil soit enfin lheure dembarquer.

    Quand elle prend sa place dans la queue, elle se rend compte quau point o elle en est, elle estpresque trop fatigue pour prouver la moindre anxit. Elle a limpression que a fait des jours quelleest l. Et il y a tant dautres causes dinquitude qui lattendent : lexigut de la cabine, la panique quimonte sans chappatoire possible. Il y a le mariage aussi et la rception. Et la rencontre avec Charlotte.Et les retrouvailles avec son pre aprs plus dun an de sparation. Mais, pour lheure, elle ne pense plusqu une chose : mettre ses couteurs, fermer les yeux et dormir. Que, dans le mme temps, elle soitcatapulte de lautre ct de locan, sans le moindre effort de sa part, lui parat presque tenir du miracle.

    Quand cest son tour de tendre sa carte dembarquement, le steward lui sourit dans sa moustache. On a peur de lavion ?Hadley se force desserrer les doigts et lui adresse un pauvre petit sourire. Peur de latterrissage, lui rpond-elle, en montant pourtant bord de lengin en question.

  • Quand Oliver fait son apparition au bout du couloir, Hadley est dj troitement sangle dans sonsige, sa ceinture, attache, et son sac, dment rang dans le casier au-dessus de sa tte. Ces septdernires minutes, elle les a passes compter les avions par le hublot et examiner les motifs sur ledossier du fauteuil de devant, faisant celle qui ne se proccupait pas mais alors pas du tout du momento il allait arriver. vrai dire, elle lattendait et, quand il atteint enfin leur range, elle se prend rougirsans autre raison que de le voir soudain pench au-dessus delle avec ce petit sourire en coin qui lui va sibien. Rien que de le sentir tout prs, elle en a des picotements bizarres lintrieur, comme dellectricit, et elle ne peut sempcher de se demander si a lui fait le mme effet.

    Je tai perdue avec cette cohue, lui dit-il.Tout juste si elle russit hocher la tte, trop contente quil lait retrouve.Il balance son porte-habits dans le compartiment au-dessus deux avant de se glisser prestement dans le

    sige du milieu, repliant ses interminables jambes du mieux quil peut et coinant le reste entre desaccoudoirs pas franchement accommodants pour les grands formats, la classe touriste, a ne pardonnepas. Elle le regarde, le cur chahut par cette soudaine proximit, tout palpitant de voir avec quel naturelil sinstalle ct delle, se rapprochant sans complexe jusqu pratiquement la toucher.

    Je massieds juste une minute, la prvient-il, en sadossant confortablement. Le temps quil viennequelquun.

    Elle se rend alors compte que, tout en la vivant, une partie delle est dj en train dcrire lhistoirepour ses copines, celle qui raconte comment elle a rencontr ce garon craquant avec un super accent,dans lavion, et comment ils nont pas arrt de parler. Mais lautre partie, la plus pragmatique,sinquite lide darriver au mariage de son pre sans avoir dormi. Parce que comment pourrait-elledormir avec un tel voisin, surtout quand il est si prs ? Son coude frle le sien et leurs genoux se touchentpresque. Et puis il y a cette odeur enivrante aussi, ce merveilleux mlange masculin de do et deshampooing

    Il tire un tas de trucs de sa poche, farfouillant parmi des pices de monnaie pour finalement en extraireun bonbon emball dun papier tout pelucheux quil lui offre poliment avant de le gober.

    Il date de quand, ce machin ? lui demande-t-elle, en fronant le nez. Mathusalem. Je suis pratiquement sr de lavoir rcupr au fond dun vieux bocal, la dernire fois

    que je suis rentr la maison. Laisse-moi deviner. a faisait partie dune tude sur le processus de fermentation du sucre au fil du

    temps.Il se marre en silence. Quelque chose comme a. Non, sans rire, cest quoi ton sujet dtude ? Secret Dfense, lui rpond-il avec le plus grand srieux. Et, comme tu mas lair sympa, je ne

  • voudrais pas tre oblig de te supprimer. Oh ! merci ! Tu ne pourrais pas me dire au moins ta spcialit ? Ou est-ce que a aussi cest top

    secret ? Psycho sans doute. Je ne suis pas encore tout fait fix. Aaah ! Voil qui explique toutes ces prises de tte.Cette fois, Oliver clate carrment de rire. Tu appelles a des prises de tte . Moi, jappelle a de la recherche. Jai intrt faire attention ce que je dis alors, si je suis analyse. Absolument. Je tai lil. Et ?Il lui adresse un sourire nigmatique. Trop tt pour me prononcer.Dans le couloir de lavion, une vieille dame sarrte leur hauteur et louche sur sa carte

    dembarquement. Elle porte une robe fleurs et ses cheveux blancs sont si fins quon peut voir son crneau travers. Sa main tremble un peu quand elle dsigne le numro affich au-dessus de leurs siges.

    Je crois que cest ma place, dclare-t-elle, en triturant sa carte dembarquement avec son pouce.Oliver fait un tel bond quil se cogne la tte contre la clim. Pardon, bredouille-t-il, en essayant de seffacer devant elle, ses gestes pour linviter passer

    narrangeant vraiment rien dans un espace aussi restreint. Je mtais juste install l en attendant.La vieille dame le dvisage un moment, avant de couler un regard vers Hadley. Ils peuvent presque

    voir lide germer dans son esprit. Le coin de ses yeux humides se frise de petites rides. Oh ! sexclame-t-elle, en joignant les mains. Je navais pas compris que vous tiez ensemble. (Elle

    laisse tomber son sac sur le premier sige.) Restez donc o vous tes, mes enfants. Je serai trs bien ici.Oliver a juste lair davoir du mal retenir un fou rire. Mais Hadley sinquite : voil quil a perdu sa

    place stratgique. Cest vrai, qui voudrait passer sept heures coinc dans le sige du milieu ? Cependant,comme la vieille dame se baisse maladroitement pour sasseoir tant bien que mal dans son fauteuil enbout de rang, il lui adresse un sourire si rassurant quelle ne peut sempcher dprouver un relsoulagement. Parce que, franchement, maintenant quil est l, comment imaginer quil ait pu en treautrement ? Maintenant quil est l, se retrouver oblige de traverser un ocan entier avec quelquun entreeux ? Mais ce serait une vritable torture !

    Donc, reprend la vieille dame, en fourrageant dans son sac pour en sortir une paire de bouchonsdoreille en mousse, comment vous tes-vous rencontrs tous les deux ?

    Ils changent un coup dil complice. Croyez-le ou non, mais ctait laroport. Quelle merveille ! sextasie la vieille dame (Elle a lair absolument ravie.) Et comment a sest

    pass ? Eh bien, dit Oliver, en se redressant sur son sige, je dois avouer que je me suis montr de la plus

    parfaite galanterie : je lui ai propos de lui porter sa valise. Et puis, on a commenc parler, et de fil enaiguille

  • Hadley a les yeux qui ptillent. Et il ne la pas lche depuis. Oh ! Tout vrai gentleman en aurait fait autant, proteste Oliver, jouant la fausse modestie. Seulement les plus galants.Cet change semble rjouir la vieille dame, constellant son visage de minuscules ridules. Et vous voil cte cte.Oliver sourit. Et nous voil cte cte.Hadley est surprise par la force avec laquelle elle souhaite voir se raliser ce vu quelle sent monter

    en elle comme une prire : elle voudrait que tout a soit vrai, que ce soit plus quune simple histoire, quece soit leur histoire.

    Mais il se retourne vers elle et le charme est rompu. Tout juste si ses prunelles ne crpitent pasdtincelles tant il a lair de trouver a drle. Il sassure mme du regard quelle est bien de connivence.Elle russit lui adresser un petit sourire, avant quil ne revienne vers la vieille dame, qui sest lancedans le rcit de sa rencontre avec son mari.

    Ces choses-l narrivent jamais, songe Hadley. Pas en vrai. Pas elle. et notre petit dernier a quarante-deux ans, poursuit la vieille dame.Sous son menton, la peau tombe en plis mous qui tremblent comme de la gele quand elle parle, et

    Hadley porte machinalement la main sa gorge, faisant glisser ses doigts le long de son cou. et, en aot, a nous fera cinquante-deux ans de vie commune. Ouah ! sextasie Oliver. Cest incroyable. Incroyable ? Non, je ne dirais pas a, lui rtorque la vieille dame, en clignant des yeux. Cest tout

    simple : il suffit de tomber sur la bonne personne.Le couloir est dsormais vide, en dehors du personnel de bord qui le parcourt de long en large pour

    vrifier les ceintures de scurit, et la vieille dame sort une bouteille deau de son sac, ouvrant sa paumeparchemine pour rvler un somnifre.

    Lorsque vous regardez a de la rive oppose, reprend-elle, cinquante-deux ans peuvent sembler peine cinquante-deux minutes. (Elle penche la tte en arrire et avale son comprim.) Tout comme, quandon est jeunes et amoureux, un trajet de sept heures en avion peut sembler durer toute une vie.

    Oliver se tapote les genoux coincs contre le dossier du sige de devant. Jespre bien que non ! plaisante-t-il.Mais la vieille dame se contente de sourire. Je nen doute pas une seule seconde, chantonne-t-elle, en enfonant un bouchon doreille dans son

    oreille droite, avant de rpter la mme opration dans la gauche. Bon voyage ! vous aussi, lui rpond Hadley.Mais la tte de la vieille dame a dj roul sur le ct et, en un quart de seconde, la voil qui ronfle.Sous leurs pieds, lavion se met vibrer. Un grondement leur annonce que les moteurs viennent de se

    rveiller. Dans le haut-parleur, une des htesses leur rappelle quil est interdit de fumer et que lespassagers sont tenus de rester assis tant que le commandant de bord na pas teint le signal lumineux

  • FASTEN SEAT BELT . Une autre explique le bon usage des gilets de sauvetage et des masques oxygne. Elle excute sa dmonstration tout en rcitant sa leon, tandis que, dans leur grande majorit, lespassagers se font un devoir de lignorer, examinant leurs journaux ou leurs magazines, coupant leursportables et ouvrant leurs livres.

    Hadley sempare de la fiche plastifie dcrivant les consignes de scurit dans la poche du dossier enface delle et fronce les sourcils devant tous ces petits bonshommes et ces petites bonnes femmes debande dessine qui, bizarrement, ont lair enchants de sauter de toute une srie davions ronds etcolors. ct delle, Oliver pouffe. Elle relve les yeux.

    Quoi ? Cest bien la premire fois que je vois quelquun lire un de ces trucs. Eh bien, tu as beaucoup de chance dtre assis ct de moi, alors. De faon gnrale ?Elle se marre. Eh bien, surtout en cas daccident. Oh ! assurment. Cest fou ce que je me sens en scurit. Quand je massommerai contre ma tablette

    au cours du prochain atterrissage durgence, jai hte de te voir, avec tes un mtre cinquante toutedplie, me porter pour me sortir de l.

    Elle change de visage. Il ne faut pas plaisanter avec a. Dsol, sexcuse-t-il en se rapprochant.Il pose alors sa main lui sur son genou elle : un acte si inconscient quil ne semble pas sen rendre

    compte avant quelle ne baisse soudain les yeux, surprise par le contact de cette paume chaude sur sajambe nue. Il recule brusquement, lair presque aussi stupfait quelle, et secoue la tte.

    Le vol tout se passera bien, se reprend-il aussitt. Je blaguais. a va, lui assure-t-elle dune toute petite voix. Dhabitude, je ne suis pas aussi superstitieuse.Derrire le hublot, plusieurs hommes en gilet jaune fluo encerclent lnorme avion et elle se penche

    pour regarder. La vieille dame tousse dans son sommeil. Dun mme mouvement, ils se tournent tous lesdeux vers elle, alarms. Mais, les paupires palpitantes, elle a dj retrouv les bras de Morphe.

    Cinquante-deux ans, lche soudain Oliver, avec un petit sifflement admiratif. Cest impressionnant. Moi qui ne crois dj pas au mariage ! renchrit Hadley.Il a lair surpris. Mais ce nest pas un mariage que tu vas ? Si-si. Justement, cest bien ce que je veux dire.Il la regarde sans comprendre. Pas la peine den faire tout un plat, lui explique-t-elle. quoi a rime dobliger les gens traverser

    la moiti du globe pour quils soient tmoins de votre amour ? Vous voulez faire votre vie ensemble ?Parfait. Mais cest entre deux personnes que a se passe et a devrait suffire. Pourquoi tout ce cirque ?Quel besoin daller taler a devant tout le monde ?

    Ne sachant manifestement pas trop quoi en penser, Oliver se frotte songeusement le menton.

  • On dirait plutt que cest la crmonie et non au sacrement du mariage que tu ne crois pas,conclut-il finalement.

    Je ne suis pas franchement fan, ni de lun ni de lautre, en ce moment. Je ne sais pas Je trouve a plutt sympa comme ide. Eh bien pas moi, sobstine-t-elle. Tout a, cest pour pater la galerie. On ne devrait pas avoir

    besoin de prouver quoi que ce soit, si on est vraiment sincre. a devrait tre bien plus simple que a. adevrait vouloir dire quelque chose.

    Cest le cas, il me semble, objecte doucement Oliver. Cest une promesse. Jimagine, concde-t-elle, sans parvenir retenir un soupir. Mais tout le monde ne la tient pas, cette

    promesse. (Elle jette un coup dil la vieille dame qui dort toujours aussi profondment.) Tout lemonde ne tient pas cinquante-deux ans. Et mme, quelle importance a peut bien avoir que vous voussoyez plants devant tous ces gens pour vous jurer une fidlit ternelle ? Limportant, cest davoir euquelquun sur qui compter pendant tout ce temps. Mme quand a craignait.

    Il rit. Le mariage : pour quand a craint. Non, srieusement, insiste-t-elle. Comment savoir autrement si a veut vraiment dire quelque chose,

    moins quil y ait quelquun qui soit l pour te tenir la main dans les coups durs ? Alors cest juste a ? Pas de crmonie, pas de serment, juste quelquun qui soit l pour te tenir la

    main quand les choses se gtent ? Exactement, confirme-t-elle, acquiesant du menton avec conviction.Oliver secoue la tte. Il a lair sci. Mais cest le mariage de qui ? Un de tes ex ?Hadley clate de rire. Elle na pas pu sen empcher. Quest-ce quil y a ? Mon ex-petit ami passe presque tout son temps sur sa console de jeux et le reste livrer des pizzas.

    Cest juste marrant de limaginer dans le rle du jeune mari. Je me disais aussi que tu tais un peu jeune pour jouer celui de la femme bafoue. Jai dix-sept ans ! se rebiffe-t-elle aussitt.Il lve les mains pour lui montrer quil rend les armes.Lavion commence se dtacher du satellite et Oliver se penche pour regarder par le hublot. Il y a des

    lumires perte de vue, comme un reflet des toiles, et les pistes forment de gigantesques constellationso des dizaines davions attendent leur tour pour dcoller. Hadley a les mains noues sur le ventre etrespire pleins poumons.

    Donc, reprend Oliver, en se recalant contre son dossier. Je crois quon a un peu mis la charrueavant les bufs, hein ?

    Quest-ce que tu entends par l ? Juste quune discussion sur la dfinition du grand amour est plutt un sujet quon aborde au bout de

    trois ou quatre mois, pas de trois heures. Daprs elle, lui fait remarquer Hadley, en dsignant la voisine dOliver du menton, trois heures a

  • quivaut quasiment trois ans. Oui, enfin, quand on est amoureux. Trs juste. Donc, on nest pas concerns. Non, acquiesce Oliver avec un petit sourire en coin. On nest pas concerns. Une heure cest une

    heure. Et on fait tout lenvers. Comment a ? Je connais ta vision du mariage, mais on na pas encore pass en revue les trucs vraiment

    importants. Genre ? Quelle est ta couleur favorite ou ton plat prfr, par exemple. Le bleu et tout ce qui est mexicain.Il hoche la tte dun air approbateur. Trs honorable. Moi, cest vert et le curry. Le curry ? (Elle fait la grimace.) Sans dc ? H ! Des gots et des couleurs Quoi dautre ?Les lumires de la cabine baissent pour le dcollage. Les moteurs vrombissent sous leurs pieds.

    Hadley ferme un instant les yeux. Quoi dautre quoi ? Animal prfr ? Je ne sais pas Les chiens ?Oliver secoue la tte. Trop bateau. Deuxime essai. Les lphants alors. Srieusement ?Elle opine du bonnet. Comment a se fait ? Quand jtais petite, je ne pouvais pas dormir sans cet lphant en peluche tout mit, explique-t-

    elle, sans trop savoir pourquoi elle pense a maintenant.Cest peut-tre parce quelle va bientt revoir son pre, ou peut-tre que cest juste lavion qui

    schauffe, l, en dessous, rveillant inconsciemment le dsir puril de serrer son vieux doudou contreelle.

    Je ne suis pas trs sr que a compte. Cest que tu nas jamais rencontr Monsieur lphant.Il se marre. Et cest toi qui es alle pcher un nom pareil, toute seule comme une grande ? Parfaitement !Elle sourit rien que dy repenser.

  • Monsieur lphant ! Il avait des yeux noirs vitreux, des oreilles qui pendouillaient et une queue encorde tresse, mais il parvenait toujours tout arranger. Des lgumes quil fallait se forcer ingurgiteraux collants qui grattaient, du pied quon stait cogn la gorge en feu qui vous clouait au lit, Monsieurlphant tait l. Il tait lantidote universel : il consolait de tout. Avec le temps, il avait perdu un il etune bonne partie de sa queue. Il stait fait pleurer dessus, renifler dessus, marcher dessus, craserPourtant, quand Hadley avait quelque chose de travers, papa navait qu poser la main sur sa tte pour ladiriger vers sa chambre.

    Il est temps de consulter Monsieur lphant , dclarait-il. Et a marchait. tous les coups.videmment, le crdit en revenait sans doute plus son pre quau petit lphant en peluche, mais cestseulement maintenant quelle en prend vraiment conscience.

    Oliver la dvisage dun air amus. Je ne suis pas convaincu pour autant que a compte. Soit. Et toi alors, cest quoi ton animal prfr ? Laigle. Laigle tte blanche, celui du drapeau amricain.Elle clate de rire. Je ne te crois pas. Tu ne me crois pas ? Moi ? soffusque-t-il, la main sur le cur. Est-ce donc si mal daimer un

    animal qui se trouve tre aussi le symbole de la libert ? Et, en plus, tu te fiches de moi. Ce nest pas impossible, admet-il, avec un sourire goguenard. Mais est-ce que a marche ? Quoi ? Le fait que a me donne de plus en plus envie de te passer une muselire ? Non, chuchote-t-il. Est-ce que je russis ten distraire ? De quoi ? De ta claustrophobie.Elle le remercie dun sourire. Un peu. Mais le pire, cest surtout quand on prend de laltitude. Comment a se fait ? Ce nest pas lespace qui manque l-haut. Oui, mais pas dchappatoire possible. Ah ! Parce que tu cherches une chappatoire.Elle hoche la tte avec conviction. Toujours. Pas tonnant, soupire-t-il avec emphase. Je fais souvent cet effet-l aux filles.Elle laisse fuser un petit rire bref, puis referme aussitt les yeux. Lavion acclre, fonant comme un

    boulet de canon sur la piste avec un vrombissement denfer. La vitesse le cdant la gravit, les voilscotchs leur dossier. Basculant en arrire, lavion les propulse alors dans les airs comme un oiseau demtal gant.

    Elle se cramponne laccoudoir tandis quils slvent toujours plus haut dans le ciel noir, leslumires, tout en bas, virant bientt aux pixels faon cran de PC pour dessiner des quadrillages enpointill. Ses oreilles commencent bourdonner mesure que la pression augmente et elle appuie son

  • front contre le hublot. Elle apprhende le moment o ils vont crever le plafond de nuages bas, quand lesol disparatra et quils nauront plus autour deux que limmense vacuit du ciel : un vide vertigineux.

    Derrire le hublot, les contours des parkings et des lotissements se fondent en un ensemble indistinct mesure quils sloignent. Hadley regarde le monde changer, se brouiller les lampadaires avec leurhalo jaune orang les longs rubans dautoroute bitums Elle se redresse. Son front est froid contre lePlexiglas. Elle plisse les yeux pour ne rien perdre de vue. Pas encore. Ce nest pas tant voler qui lui faitpeur que dtre catapulte la drive dans linfini. Pour le moment, ils sont encore assez bas pourdistinguer les fentres allumes des immeubles en dessous. Pour le moment, Oliver est prs delle,repoussant les nuages distance : son garde-fou.

  • Ils ne sont en vol que depuis quelques minutes, mais, apparemment, Oliver estime que cest suffisantpour reprendre la conversation. En entendant sa voix tout prs de son oreille, Hadley sent quelque chosese dnouer lintrieur. Elle desserre les poings. Dabord un doigt, puis lautre, un un.

    Une anne, jai survol la Californie le 4 juillet.Elle tourne imperceptiblement la tte. La nuit tait claire et on pouvait voir tous les feux dartifice tirs sur le trajet, toutes ces minuscules

    explosions qui se succdaient, de ville en ville.Elle se penche de nouveau vers le hublot. Son cur cogne dans sa poitrine quand elle regarde le vide

    en dessous, cette bance noire. Elle ferme les yeux et essaie dimaginer des feux dartifice la place. Pour quelquun qui ntait pas au courant, a devait tre assez terrifiant, en un sens. Mais, vu den

    haut, ctait plutt joli, ces petites tincelles qui crpitaient en silence. Difficile dimaginer que ctaientles mmes normes dflagrations que tu entends den bas. (Il marque un temps.) Question de perspective,je suppose.

    Elle tourne les yeux vers lui, le dvisage. Cest cens aider ?Elle na pas dit a mchamment. Elle cherche juste comprendre la morale de lhistoire. Non. Non, pas vraiment, concde-t-il, avec une petite moue dpite. Jessayais juste de dtourner

    ton attention, comme tout lheure.Elle sourit. Merci. Et tu en as dautres des comme a ? Des tonnes. Je pourrais te casser les oreilles jusqu ce que tu demandes grce. Pendant sept heures ? Tu paries ?Lavion sest stabilis prsent et, quand elle commence avoir la nause, elle tente de se concentrer

    sur le sige de devant. Il est occup par un homme avec de grandes oreilles et quelques cheveuxclairsems qui se battent en duel. Ce nest pas quil soit chauve proprement parler, non. Juste assezdgarni pour que tu voies dici sa future calvitie. Cest un peu comme si elle lisait lavenir sur sa tte. Ducoup, elle se demande sil existe des signes rvlateurs comme a pour tout le monde, des indices cachspermettant de savoir celui ou celle quon deviendra plus tard ? Quelquun avait-il devin, par exemple,que la dame ct couloir cesserait un jour de porter sur le monde le regard ptillant de ses beaux yeuxbleus pour ne plus le voir qu travers un lger brouillard ? Ou que ce monsieur, quils aperoivent debiais, en bout de range, serait oblig de se tenir une main avec lautre pour lempcher de trembler ?

    Mais, en fait, cest son pre quelle pense.Est-ce quil aura chang ? Voil ce qui la travaille en ralit.

  • Dans lavion, lair est si sec et confin quil lui fait mal au nez. Alors elle ferme ses yeux irrits etretient son souffle comme en apne pas trs difficile imaginer vu quils flottent entre ciel et terre, aubeau milieu de la nuit, nageant dans limmensit, le nant Elle soulve subitement les paupires et, dungeste vif, rabat le store du hublot. Oliver hausse les sourcils, mais se garde de tout commentaire.

    Un souvenir simpose soudain son esprit, le genre de souvenir dont on prfrerait se passer. Cest unvol quelle a fait avec son pre, il y a des annes difficile, maintenant, de dire combien. Elle le revoiten train de jouer machinalement avec le store du hublot. Il le ferme, puis louvre et le referme, encore etencore, en haut, en bas, en haut, en bas, jusqu ce que les passagers, de lautre ct, finissent par sepencher pour jeter un coup dil agac, les sourcils froncs et les lvres pinces. Ds que le voyantlumineux de la ceinture steint, il bondit de son sige pour se faufiler devant elle et gagner le couloir, sepenchant au passage pour lembrasser. Pendant deux heures, il fait les cent pas, des premires classesjusquaux toilettes, tout au bout, sinterrompant de temps autre pour venir lui demander ce quelle fait,si a va, ce quelle lit, avant de repartir aussitt. On dirait quelquun qui attend son bus depuis dessicles et ne tient plus en place.

    Avait-il toujours t aussi nerveux ? Comment savoir maintenant ?Elle se retourne vers Oliver. Et alors ? Est-ce que ton pre est venu te voir souvent ?Il la regarde, moiti effar. Elle lui rend son regard, aussi surprise que lui par la question. Tes

    parents , elle avait voulu dire : Est-ce que tes parents sont venus te voir souvent ? Le mot pre stait gliss l comme inconsciemment.

    Oliver sclaircit la gorge en laissant retomber ses mains sur ses genoux et se met plier sa ceinture enaccordon jusqu obtenir un joli petit paquet bien serr.

    Non, juste ma mre, lui rpond-il. Elle ma accompagn la rentre. Elle ne supportait pas lidede menvoyer lcole de lautre ct de lAtlantique sans sassurer dabord que mon lit tait bienbord.

    Oh ! cest mignon, sattendrit Hadley, en essayant de ne pas penser sa propre mre et leurdispute de tout lheure. Elle a lair adorable.

    Elle sattend ce quil stende un peu sur le sujet ou ce quil linterroge sur sa propre famille parce que, bon, a semble la faon normale de poursuivre une conversation entre deux personnes quinont nulle part o aller et plusieurs heures tuer. Mais il se contente de suivre du bout du doigt leslettres brodes sur le dossier devant lui : FASTEN SEAT BELT WHILE SEATED .

    Au-dessus deux, lun des crans noirs sallume et on annonce le film qui sera projet pendant le vol.Cest un dessin anim, lhistoire dune famille de canards. Il se trouve quelle la dj vu, mais, quandOliver grogne, elle est deux doigts de nier tout en bloc. La voil pourtant qui se tourne vers lui et letoise dun il critique.

    Je ne vois pas o est le problme. Tu as quelque chose contre les canards ? lui balance-t-elle.Il lve les yeux au ciel. Des canards qui parlent ?Elle se marre en silence. Oh mais attends ! Ils chantent aussi. Ne me dis pas que tu las dj vu.

  • Elle fait le signe de la victoire. Deux fois. Cest pour les enfants de cinq ans. Tu es au courant ? Les enfants entre cinq et huit ans, oui, merci. Et quel ge tu as dj ? Je suis assez grande pour pouvoir apprcier nos amis aux pieds palms. Toi, sesclaffe-t-il, trop mort de rire pour pouvoir se retenir, tu es aussi cingle que le Chapelier

    fou et le Livre de Mars runis. Attends, l, lui rplique-t-elle avec une expression horrifie, ce ne serait pas une rfrence un

    dessin anim ? Non, mademoiselle Je-Sais-Tout. Cest une rfrence Lewis Carroll. Une fois de plus, je peux

    constater, grce toi, lexcellence de lducation lamricaine. H ! proteste-t-elle, en lui donnant une petite tape sur le torse (un geste si spontan quil est parti

    avant quelle nait eu le temps dy penser ce qui le fait manifestement marrer). Aux dernires nouvelles,cest bien dans une universit amricaine que tu tes inscrit, non ?

    Exact. Mais cest parce que je peux compenser grce lintelligence et au charme tout britanniquesdont jai t largement dot.

    Cest cela oui. Ton charme. Je me demande quand je vais en voir la couleur.Il ne peut rprimer un lger frmissement la commissure de ses lvres. Un certain jeune homme ne taurait-il pas aide porter ta valise, il y a peu ? Ah oui ! sexclame-t-elle, en se tapotant le menton du bout de lindex. Ce garon-l ! Il tait gnial.

    Je me demande o il a bien pu passer. Cest justement mon sujet dtude, lui affirme-t-il, en riant dans sa barbe. Pour ma bourse de

    recherche de cet t. Mais encore ? Le ddoublement de personnalit chez les jeunes adultes mles majeurs et vaccins. Mais oui, bien sr ! Le seul truc plus effrayant que la fermentation de la mayo. son grand tonnement, une mouche apparat au mme moment au niveau de son oreille. Elle essaie de

    la chasser. Sans succs. La voil qui revient bourdonner linstant daprs, excutant dexasprantesboucles autour de leurs ttes comme un skater perfectionnant ses figures acrobatiques pendant des heures.

    Je me demande si elle a pris un billet, lche Oliver. Naaan. Probablement un passager clandestin. La pauvre na mme pas ide quelle va atterrir dans un pays tranger. O tout le monde parle avec un drle daccent.Oliver agite la main pour chasser la mouche sans rpondre. Elle trouve quelle vole super vite, tu crois ? Comme quand on marche sur un tapis roulant. Elle

    doit halluciner de filer une allure pareille. Tu nas jamais fait de physique ? sindigne Oliver, en roulant des yeux comme des billes. Cest ce

  • quon appelle la relativit. Elle vole par rapport lavion, pas par rapport au sol. Cest a, monsieur Puits-De-Science. Pour elle, cest juste un jour normal dans sa petite vie de mouche. Sauf quelle est en route pour Londres. Oui, admet Oliver en haussant les paules. Sauf que.Une htesse apparat alors dans la pnombre du couloir, plusieurs dizaines de casques pendus son

    bras comme autant de lacets. Elle se penche au-dessus de la vieille dame et leur demande, en chuchotantavec des mines de conspirateur :

    Lun dentre vous voudrait-il des couteurs ?Ils secouent tous les deux la tte. Jai ce quil faut, merci, lui rpond Oliver.Et, comme lhtesse passe au rang suivant, il plonge la main dans sa poche pour en sortir un casque

    quil dbranche de son iPod. Hadley se penche pour attraper son sac dos sous le sige et rcuprer lesien.

    Je ne voudrais surtout pas rater la danse des canards, plaisante-t-elle.Mais il ne lcoute pas. Il est en train dexaminer les bouquins et les magazines quelle a empils sur

    ses genoux en fouillant dans son sac. Mais cest que tu as des lettres, finalement, raille-t-il, en prenant lexemplaire tout us de LAmi

    commun. (Il en tourne les pages avec un soin qui confine la rvrence.) Jadore Dickens. Moi aussi. Mais je nai pas lu celui-l. Tu devrais. Cest lun de ses meilleurs. Cest ce quon ma dit. Quelquun la lu, en tout cas. Tu as vu toutes ces pages cornes ? Il appartenait mon pre, lui explique-t-elle avec un irrpressible petit froncement de sourcils. Il

    me la offert.Oliver relve les yeux vers elle et ferme le livre. Et ? Et je lai emport pour le lui rendre. Sans lavoir lu ? Sans lavoir lu. Cest plus compliqu que a nen a lair, je suppose.Elle hoche la tte. Tu supposes bien.Il le lui avait donn lors de ce fameux sjour au ski o elle lavait vu pour la dernire fois. Au retour,

    alors quils sapprtaient faire la queue pour les formalits de police, il avait soudain plong la maindans son sac et en avait sorti cet pais volume noir aux pages jaunies.

    Jai pens quil pourrait te plaire, celui-l , avait-il dit avec un sourire qui avait quelque chose dunpeu dsespr.

  • Depuis quelle avait surpris sa conversation au tlphone avec Charlotte, de cette seconde o elleavait fait le rapprochement et enfin compris de quoi il retournait, elle lui avait peine adress la parole.Elle navait plus eu quune seule ide : rentrer, se rouler en boule sur le canap, poser la tte sur lesgenoux de sa mr