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1 La productivité est-elle l'ennemie de l'emploi ? Julien Silland Année 2001-2002 M. Gros

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La productivitéest-elle

l'ennemie del'emploi ?

Julien Silland

Année 2001-2002 M. Gros

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2Nous allons montrer dans ce dossier les influences de la productivité sur

l'emploi et surtout comment a été perçu le lien entre ces deux réalitéséconomiques au fil du temps, des théories les plus simples, qui établissent unlien mécanique entre augmentation de la productivité et diminution de l'emploi,aux plus subtiles, qui soulignent la complexité de leurs relations.

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Texte 1

«Marx reprend la théorie de Ricardo selon laquelle la

valeur est faite de travail. Marx montre que le travailleur neperçoit pas toute la contrepartie de la marchandise qu'il aproduite. C'est le principe de l'aliénation. Selon Marx, la forcede travail est une marchandise comme une autre. La force detravail que vend l'ouvrier est payée à sa valeur, c'est-à-dire lenombre d'heures nécessaires pour entretenir les moyens desubsistance qui entretiennent la vie du travailleur. Or, letravailleur est capable de créer un produit dont la valeur estsupérieure : s'il faut 6 heures pour produire la quantité desubstances nécessaires à l'entretien de la force de travail,cette force de travail peut fournir 10 heures de travail. Lecapitaliste s'attribue la différence, 4 heures, c'est la plus-value.

Marx distingue le capital constant (machines,installation...) et le capital variable (travailleurs). Pour lui, lecapital constant ne fait que transmettre sa propre valeur, sansl'accroître, sans engendrer de plus-value. Or, chosecontradictoire, le capitaliste va affecter la plus-value non autravailleur, mais au capital constant (développement dumachinisme). Le capital constant, en se développant entraînedonc un accroissement de la plus-value, moins queproportionnel au capital : d'où une baisse tendancielle du tauxde profit. L'accroissement de la productivité provoque unaccroissement du chômage, la paupérisation des massess'accroît au cours de crises successives, jusqu'à la crisefatale au régime.

»P. Celhay, Économie Générale

Les Éditions d'organisation université, 1992

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Pour Marx, accroissement de la productivité et accroissement duchômage sont liés de manière totalement mécanique par la substitution ducapital au travail. Ce constat s'insère dans une vision dramatique de l'Histoire,selon laquelle le mouvement ne peut conduire, par la baisse tendancielle dutaux de profit et l'appauvrissement des prolétaires qu'à une crise fatale. Or, forceest de constater que celle-ci ne s'est pas produite dans les conditionsannoncées dans la plupart des pays capitalistes. Le lien entre accroissementde la productivité et accroissement du chômage est donc, sans doute, moinsmécanique.

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Texte 2

«Innovation et contexte social

Pour être acceptée, une innovation doit s'insérer dans lesystème technique existant, le perfectionner mais non lecontredire ; elle doit de plus rencontrer un besoin ressenti etne pas aller à l'encontre du système de valeur ni du systèmede pouvoir. [...]

Ainsi, une innovation technique peut-elle attendre dessiècles avant d'être mise en application. Lorsque l'empereurJustinien apprit que l'un de ses esclaves avait inventé unsystème ingénieux pour faire activer les moulins par la forcede l'eau, il félicita l'esclave, le récompensa, l'affranchit et luiinterdit de parler de son invention : "sans quoi que ferais-je demes esclaves ? ton invention leur ôtera leur besogne et leurpain". Et il fallut attendre le Xème siècle pour que lesseigneurs féodaux installent des moulins à eau parce queceux-ci leur permettaient de prélever des droits de moutureexorbitants sur leurs paysans.

»H. Mendras, Éléments de sociologie,

A. Collin, 1981

La vision du sociologue et de l'historien montre que, depuis longtemps, lelien entre progrès technique et chômage existe dans l'esprit de tous. De ce fait,l'invention technologique, pour être acceptée, se doit d'être justifiée par d'autrescauses, dont le profit.

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Texte 3

«Crise, progrès technique et licenciement

Pour comprendre la logique du "toujours moinsd'emplois" et la juger, nous avons choisi le cas du groupesidérurgique Usinor Sacilor, dont dépend l'usine Sollac deDunkerque. Nous avons écouté ses responsables, de labase au sommet, et les syndicalistes. Un cas exemplaire : enFrance, en 1984, ce groupe employait 116 00 salariés ; en1994, il comptera moitié moins, tout en produisant la mêmequantité d'acier. Un nouveau plan social annoncé au début del'année prévoit 8 000 suppressions d'emplois d'ici à trois ans,2 600 en moyenne chaque année.

Pourquoi cette obsession, cet entêtement ? Commetous les industriels qui subissent de plein fouet laconcurrence internationale, Francis Mer s'efforce de fournir àses clients le produit le moins cher possible et de la qualité lameilleure qui soit. En outre, l'acier et ses dérivés serventsurtout à fabriquer des biens durables, qu'on ne remplacepas au premier caprice. Premier problème, le marché :depuis 1988, la consommation brute d'acier stagne. [...] Maisla conjoncture n'explique pas tout. les indices ont beau broyerdu noir, qu'importe, pour vendre, il faut produire mieux, moinscher, en s'adaptant aux exigences de la demande. Produiremieux ? Depuis longtemps, Usinor a placé la "qualité totale"chère aux Japonais au premier rang de ses préoccupations.En tablant sur la compétence individuelle de ses salariés.Aujourd'hui, le groupe consacre 7% de sa masse salariale àla formation. Seulement voilà ! La qualification permet aussid'économiser des emplois. [...]

"Il y a trois ans, explique Atlan, nous avons décidé deconfier à l'ouvrier l'entretien de son outil. Résultat : lesmachines tournent mieux puisque l'opérateur n'a plus à avertirle personnel de maintenance en cas de panne. Et le produitest plus fiable." Mais les salariés chargés de l'entretien sonten voie de disparition...

Bref, la qualité, c'est de la productivité en plus. Ne pascroire pour autant que cela soit suffisant. "Pour vendre aumeilleur prix, martèle Jean-Yves Gilet, il faut réduire les coûts,les réduire encore, les réduire toujours." Et sur quoi peut jouerun sidérurgiste quand il veut faire des économies ? Sur unemeilleur utilisation des matières premières, en limitant au

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maximum les pertes. Sur une gestion des stocks plusefficace, sur une organisation du travail plus performante, surd'énormes efforts de recherche mais aussi sur la massesalariale et donc sur l'emploi. [...]

Lorsque les plans sociaux sont bouclés au niveau desusines, puis des filiales, ils remontent à Paris. Histoire devérifier la cohérence de l'ensemble, et éventuellement d'encorriger les abus. Et il y en a ! Trop souvent, aujourd'hui, eneffet, on oublie de prendre en compte le coût de laproductivité. Exemple : on voit combien on gagne ensupprimant tel ou tel emploi. Mais on ne tient pas compte del'amortissement de la machine qui va les remplacer. Constatdu directeur des affaires d'Usinor Sacilor : "C'est une culturede production très française. nos ingénieurs rêvent d'usinessans hommes !" Lorsqu'on examine à la loupe le dernier plansocial, on constate en effet que 65% des partants sont desouvriers peu qualifiés. En revanche, les rangs des ingénieurspassent presque totalement à travers les balles. il y a là, àterme, un risque de déséquilibre, comme si on s'acharnait àsupprimer les rez-de-chaussée d'une maison dont on negarderait, au fil des ans, que le toit. Que deviennent, dans cesconditions, la mobilité interne et les possibilités de promotionnécessaires à la vie d'une entreprise ?

»M. Gilson, Nouvel Observateur,

3 septembre 1992

Vu au niveau d'une entreprise dans un secteur en crise, le lien entreaccroissement de la productivité et accroissement du chômage est clair.

Le texte du Nouvel Observateur découle cependant d'une analyse pluscomplexe qui n'est d'ailleurs pas univoque, dont les conclusions sontambivalentes.

• Ce n'est pas seulement la productivité qui crée la baissedes emplois, c'est aussi le souci de qualité.• Les décideurs qui substituent le capital au travail dans unsouci de rentabilité le font cependant parfois de manière tropaveugle (mesure du gain instantané en omettant le gain delong terme) et en créant des déséquilibres sociaux internesnocifs.

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Texte 4

«La clé de l'explication [du chômage] réside sans doute

dans l'évolution de la productivité. C'est-à-dire l'efficacité dutravail. Dans une société à l'outillage rudimentaire, laproductivité du travail est très faible : la mise en oeuvre d'uneproduction un tant soit peu importante requiert une main-d'oeuvre nombreuse pour compenser le peu d'efficacité dechacun [...]. Avec la révolution industrielle, l'apparition puis leperfectionnement d'un outillage complexe ont permisd'accroître considérablement l'efficacité du travail humain. Cesurcroît d'efficacité — matérialisé par l'équipement dont seservent les travailleurs pour produire — peut-être utilisé dedeux façons : soit pour produire la même chose en travaillantmoins ; soit pour produire plus en travaillant autant.[...]

Produire plus

Or, les chiffres parlent de façon éloquente : entre 1896 et1936, la productivité du travail a été multipliée par 3. Grossomodo, moitié de ce surcroît d'efficacité a été utilisée pourproduire plus, moitié pour travailler moins. Entre 1936 et1976, la productivité du travail a été multipliée par 3,4. Mais laquasi-totalité de ce surcroît été utilisée pour produire plus : ladurée du travail n'a diminué que de 10%. C'est au moment oùle niveau de vie était le plus bas — selon nos normes à nous! — que la pression en faveur de la réduction du temps detravail a été la plus forte ! L'envers exact de ce que la logiqueattendrait.

Mais depuis une vingtaine d'années, le rythme decroissance de la production se ralentit [...]. Si les gains deproductivité se ralentissaient au même rythme, le choixantérieur pourrait prévaloir sans déséquilibre notable :produire 3% de plus chaque année peut s'accompagnerd'une légère augmentation du nombre d'emplois si le rythmede croissance de la productivité moyenne est de l'ordre de2%. Mais ce n'est pas le cas. La productivité continue às'accroître, à un rythme à peine ralenti, alors que la productionne progresse plus que faiblement. Si chacun, en une année,produit (en quantité) 3% de plus que l'année précédente (gainde productivité) et si la production globale n'augmente que de3%, alors le nombre d'emplois n'augmente pas et la

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progression de la population active se transforme enprogression du chômage.

Bien sûr, des bonnes âmes proposeront de résoudre ceproblème d'arithmétique en stimulant la production. Le salutpar la croissance : hélas, la croissance ne se décrète pas.Elle résulte du fonctionnement cohérent de mécanismeséconomiques, qui, pour une large part, sont gravementperturbés depuis une vingtaine d'années [...].

Ralentir le progrès technique ?

D'autres bonnes âmes — pas les mêmes — plaidentalors en faveur d'un ralentissement des gains de productivité,c'est-à-dire un refus de toutes les techniques qui supprimentdes emplois. L'idée d'un contrôle social des équipement estdifficile à mettre en oeuvre, car elle suppose un contrôle destechniques et, en amont, de la technologie, qui pose denombreux problèmes. Mais elle n'est pas aberrante sur lefond : l'outillage n'est qu'un moyen, il n'est pas souhaitableque la société toute entière soit conçue et modelée enfonction d'une « logique technologique » qui risque d'êtredestructrice. Toutefois, contrôler la technique au nom desconditions de travail, des problèmes sociaux, culturels, ouécologiques est une chose : la contrôler au nom de l'emploi,et de lui seul, en est une autre. Car cela revient à accepter detravailler plus pour maintenir l'emploi, ce qui est proprementune absurdité. A quoi bon se fatiguer plus si, au bout ducompte, cela ne change rien au résultat final ?

»D. Clerc, Déchiffrer l'économie

Syros, 1994

Le texte de D. Clerc ne récuse pas tout lien entre augmentation de laproductivité et du chômage

Son intérêt est d'introduire dans le débat l'idée de la croissance : il sesitue non plus au niveau d'une entreprise ou d'un secteur, mais au niveaumacro-économique. Si la croissance globale ne progresse que faiblement,alors l'augmentation de la productivité crée du chômage. Dans d'autrescontestes, l'augmentation de la productivité peut être utilisée différemment, aubénéfice, parfois, des travailleurs.

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Ce texte offre aussi un contraste frappant avec le précédent : sur leproblème qui nous intéresse, il y a bien deux écoles de pensée : ceux pourlesquels le facteur humain est à considérer, ceux pour lesquels il n'y a pasgrand chose à faire qu'à subir.

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Texte 5

«Le progrès technique a toujours fait peur

L'époque sans machine est quelquefois vue sousl'angle bucolique, idyllique, de vie calme, agreste, éloignée decette aliénation tant dénoncée par les sociologues. Déjà misen accusation par Aristote, puis par Dioclétien, elle a été fortmal vue, cette machine esclave des hommes, lors de songrand essor du XVIIIème siècle, non seulement par lestravailleurs évincés et par l'opinion, mais aussi par despenseurs tels que Montesquieu ou Mercier. A la suppressiond'emplois, notamment dans le textile, se mêlait une odeur desoufre. Plus d'un inventeur n'a trouvé son salut que dans lafuite, et les ouvriers anglais revenaient la nuit dans les usinespour détruire les machines, au mépris de la peine de mortqu'ils encouraient. [...]

Lorsque Jacquard est prié par le préfet de Lyon de serendre à Paris, il ne sait pas, en montant dans sa diligence, s ic'est pour être félicité ou mis en prison. Un peu plus tard, lescanuts en révolte à Lyon reprennent le cri de Lord Byron (Songfor the luddites) : "Vivre en travaillant ou mourir encombattant." [...] Le nombre de personnes pourvues d'unemploi a augmenté à peu près constamment, du fait duprogrès technique : de 9 6000 000 à la Révolution, (Toutain), ilest passé au environ de 14 millions vers 1850, de 19 millionsvers 1900 et approche aujourd'hui 21,5 millions. Ainsi lenombre d'emplois a-t-il augmenté du fait de la productivité.[...]

Sans doute la durée du travail a-t-elle diminué, mais onpeut se rappeler en revanche que : à la Révolution, le sous-emploi était intense, en particulier pendant toute une périodel'année ; au XIXème siècle, les douze heures à l'usinen'étaient pas douze heures de travail, mais une dizaine, toutau plus ; de nombreux emplois peu recherchés (domestiquesnotamment) ont pu être volontairement abandonnés grâce àl'industrialisation.

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Dans les autres pays d'Europe, la progression dunombre des emplois a été plus rapide encore, en rapportavec l'augmentation de la population.

Peut-on rappeler aussi qu'aux États-Unis, de 1950 à1965, pendant la période dite d'"automation" qui avait semé laterreur en Europe, le nombre de personnes pourvues d'unemploi a augmenté de 12 millions ?

En dépit de ces données, l'opinion en est restée auxvues du XVIIIème siècle, c'est à dire aux apparences locales :"La machine réduit le nombre des emplois.".

»A. Sauvy, L'Expansion,n° 200-201, oct. 1982

Le texte de Sauvy quant à lui bascule plus nettement encore du côtéinverse de celui de Marx. Il oppose clairement les crises sectorielles opposantl'emploi et les machines (le textile...) et l'augmentation parallèle, historiquementconstatée, entre la productivité globale et l'emploi global. Pour Sauvy, il faut doncaller à contre-courant des idées reçues et dépasser les apparences. Sur le longterme, la productivité n'est absolument pas ennemie de l'emploi.

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Texte 6

«Au coeur de la croissance, la productivité a pourtant mauvaisepresse en matière d'emploi : héritage de l'idée que lamachine se substitue à l'homme, mais aussi conséquencede la crise actuelle qui oblige les entreprises à dessuppressions d'emploi pour rester compétitives. Souventnégatives à court terme au niveau de l'entreprise lorsque lesdébouchés de celle ci se contractent, la relation productivité-emploi a été positive au plan national et à long terme pendantla période 1951-1973. A condition que la croissance desdébouchés soit suffisante, les progrès de la productivitéaboutissent à des créations d'emplois. Par leurs effets induitssur le reste de l'économie, les gains de productivité ouvrent lecircuit de l'emploi (schéma). C'est en quelque sorte à traversla croissance que la productivité fait l'emploi.

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gains de productivité

hausse des salaires réels baisse des coûts hausse des profits

hausse de la consommation

hausse de l'investissement

croissance de la production

emploi

»M. Bernard, Ecoflash,

n°26, février 1988

Même idée dans ce texte mais avec un plaidoyer plus argumenté. Nousentrons dans l'idée d'un circuit économique global où l'accent est mis sur le lienentre productivité-emploi mais à condition qu'il y ait croissance des débouchéset donc croissance.

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Texte 7

«La Recherche : Le temps est de nouveau aux licenciementsmassifs, aux États-Unis comme en Europe. Pensez-vousque de telles destructions d'emplois soient comme certainsle disent la conséquence d'une augmentation de laproductivité elle-même due au progrès des techniques ?

Olivier Blanchard : Certainement pas. Mais pourrépondre correctement à votre question, il faut savoir si l'onparle à court, à moyen ou à long terme. Sur le long terme,c'est-à-dire sur des périodes de cinquante à cent ans, oumême plus, le progrès technique contribue à l'élévationgénérale du pouvoir d'achat. Et quand les gens deviennentplus riches, ils veulent à la fois consommer plus de biens etavoir plus de loisirs, ce qui fait qu'on assiste, au fil du temps,non à une augmentation du chômage, mais à une diminutiondu temps de travail. A la fin du XIXe siècle, les Américainstravaillaient à peu près soixante heures par semaine dans lesecteur industriel, on est maintenant en dessous desquarante heures, en Europe on est plus proche des trente-cinq : il est clair qu'il y a là une évolution considérable et, biensûr, absolument désirable. Bref, à long terme, le progrèstechnique n'est pas l'ennemi de l'emploi, même s'il enchange les conditions. Si on regarde maintenant le moyenterme, c'est-à-dire des périodes de dix à vingt ans, onconstate que, statistiquement, les périodes de progrèstechnique rapide sont des périodes de chômage bas, tandisque les périodes de progrès technique lent sont des périodesde chômage élevé.

[...]

D'où vient la perception que le progrès technique crée lechômage ?

Sans doute en partie d'un autre aspect du progrèstechnologique qui est important à moyen terme, en tout casun point de vue psychologique, c'est le changement structurel: pour chaque secteur qui se développe, il y en a un quidisparaît. Au cours du XXe siècle, par exemple, on a vudisparaître l'agriculture au profit de l'industrie, puis l'industriereculer au profit du secteur des services, et finalement

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certains services en supplanter d'autres. Chaque fois qu'unemutation de ce genre s'est produite, certains travailleurs ontperdu leur emploi. Beaucoup en ont retrouvé ailleurs. Maisceux dont les compétences étaient limitées n'en ont pasretrouvé, ou ont été obligés d'accepter un travail moins payéou moins satisfaisant : ils ont donc eu, par force, uneperception négative du progrès technologique, alors mêmeque le niveau moyen du pouvoir d'achat, dans la société toutentière, ne faisait qu'augmenter.

Peut-être cette perception vient-elle tout simplement du faitqu'à court terme le progrès technique -se traduit en règlegénérale, par des suppressions emplois ?

Mais ce n'est pas le cas! L'idée que vous venez deformuler repose sur un argument très simple, l'argumentselon lequel, si l'on peut produire plus efficacement unequantité de produits donnée, on aura besoin de moins detravailleurs. Malheureusement, cet argument est erroné :pourquoi la quantité de production devrait-elle être " donnée"? Il y a une autre possibilité : pour le même nombre detravailleurs, on peut produire davantage. Du point de vuelogique, donc, la proposition ne tient pas. Du point de vueempirique, elle ne tient pas non plus. A court terme, ce qui sepasse, c'est que le progrès technologique permet en effet deproduire la même chose avec moins de travailleurs ou deproduire plus avec le même nombre de travailleurs : ce qui vadéterminer le résultat, c'est l'évolution de la demande. Celle-civa-t-elle augmenter suffisamment pour permettre à laproduction d'augmenter, et à l'emploi de demeurer stable? Ici,tout dépend de la nature du progrès technologique. Est-ce à dire qu'il y a plusieurs sortes de progrèstechnologiques ?

En effet. Le progrès associé à l'introduction d'unnouveau produit, par exemple, crée une demande nouvelle,laquelle peut à son tour entraîner une augmentation del'emploi. Le progrès qui consiste simplement à trouver lemoyen de faire la même chose avec moins de travailleurs, enrevanche, est d'une nature plus ambiguë : certes, il permet defaire diminuer le prix relatif d'un produit, et donc d'augmenterla demande pour ce produit, mais garder le même nombred'emplois qu'avant implique de développer de nouvellesactivités. Une autre dimension du problème, c'est que leprogrès technologique peut être soit offensif, soit défensif Il

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est offensif lorsqu'on découvre de nouvelles techniques, denouveaux produits, lorsqu'il y a une demanded'investissement importante, que les consommateurs sontoptimistes et l'avenir rose : dans ce cas là, qui a été celui desÉtats-Unis dans la deuxième moitié des années 1990,l'augmentation de la demande et donc de la production estplus que suffisante pour assurer une augmentation del'emploi. Mais il y a une autre forme de progrès technologique,purement défensive : c'est celle qu'on a vue à l'œuvre enEurope dans les années 1970-1980, quand les entreprisesse sont dit : " On est inefficaces et trop nombreux, il faut qu'onrationalise ", et elles l'ont fait. Elles ont alors augmenté assezconsidérablement leur productivité, parce que très souvent,en effet, il y avait deux personnes là où une seule suffisait.Une partie de l'augmentation du chômage qu'on a vue enEurope dans les années 1980 est ainsi venue de ce que lesentreprises appelaient un " dégraissage " de leurs effectifs.

[...]

Pensez vous que ce qu'on nomme aujourd'hui la " nouvelleéconomie " ait joué un rôle particulier dans la fortecroissance américaine de ces dernières années ?

La nouvelle économie, c'est un peu l'aubergeespagnole. On y voit tout ce qu'on veut : la fin des fluctuations,la fin du chômage, etc., tout cela sans aucune base sérieuse.Est-ce à dire qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil? Non, ily a bien ici quelque chose de nouveau. Ce qui est nouveau,c'est que le progrès technologique dans le secteur desindustries reliées aux ordinateurs, c'est-à-dire dans le secteurhigh tech (dans lequel j'inclus non seulement le hardwaremais aussi le software et tout ce qui lui est associé : le Web,le Net, etc.), a connu aux États-Unis, dans les années 1990,une phase de progrès technique tout à fait étonnante, unprogrès de l'ordre de 20 % à 25 % par an*. De plus, on estpassé d'un stade où ce secteur ne jouait qu'un tout petit rôledans l'économie, à un stade où il représente maintenant prèsde 10 % de l'économie américaine dans son ensemble. Cesdeux phénomènes conjoints ont assuré aux États-Unis untaux d'augmentation de la productivité beaucoup plus élevéque le taux correspondant en Europe : taux de productivité qui,à son tour, explique la forte croissance américaine à partir dudébut, et surtout du milieu, des années 1990.

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Et que s'est-il passé, Pendant ce temps, dans les 90 % del'économie américaine qui n'étaient pas high tech ?

Dans les 90 % restants, le progrès technologique nesemble pas s'être sensiblement accéléré depuis dix ans.Mais il y a eu un effet intéressant : les gains de croissance deproductivité dans le secteur high tech ont fait baisser le prixrelatif de ce qu'on appelle le capital, c'est-à-dire desmachines, des ordinateurs, etc., et ont ainsi permis à toutessortes d'entreprises d'augmenter la quantité de capitalqu'elles utilisaient pour fonctionner. Cette augmentation ducapital a permis, à son tour, une augmentation générale de laproductivité du travail, sensible dans presque tous lesdomaines. Le résultat de ces divers processus, c'est que letaux de croissance de l'économie américaine a été plus élevépendant les années 1990 qu'il ne l'avait été pendant les vingtannées précédentes. En résumé, la " nouvelle économie "n'est qu'un secteur de l'économie parmi d'autres, sur lequel ilne faut pas fantasmer inutilement, mais c'est un secteursuffisamment important pour permettre d'anticiper unecroissance américaine un peu plus élevée en moyenne dansles décennies qui viennent qu'elle ne l'a été au cours desdeux dernières décennies. La quasi-récession actuelle serait donc un phénomènepassager, et l'économie américaine repartirait sur unrythme comparable aux 5 % de croissance observés en2000 ?

Probablement pas. Pendant la seconde moitié desannées 1990, les États-Unis ont connu un rythme decroissance trop rapide par rapport à leur croissancepotentielle. Ils ont traversé, justement grâce au progrèstechnologique, une phase de " boom " artificielle, marquéepar une diminution de l'épargne, une consommation effrénée,une envolée des cours de la Bourse et une chute duchômage à 4 % de la population. C'était bien agréable, maisce n'est pas durable. Même si la semi-récession actuelle nedure pas, elle non plus, et même si l'économie repart, elle nerepartira pas à ce rythme infernal. Mais les États-Unis peuventquand même espérer une croissance de 1 % de plus par anque ce qu'on pouvait anticiper il y a cinq ou dix ans. Un pourcent de plus par an, cela peut paraître négligeable, mais, survingt ans, cela fait plus de 20 % de différence pour le pouvoird'achat. Donc l'avenir de l'économie américaine ne s'annonce

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pas si mal. Il s'annonce même mieux qu'on ne l'auraitimaginé il y a cinq ou dix ans.

[...]

Avec l'essor du commerce électronique et des nouveauxservices en ligne, doit-on s'attendre à ce qu'Internet changecomplètement la mécanismes de fonctionnement desentreprises ?

On observe, en effet, certains changements très nets. Unexemple : il est clair que la gestion des inventaires par lesentreprises a changé considérablement depuis dix ans.Traditionnellement, la gestion des inventaires était un facteurde déstabilisation pour l'économie américaine: quand il yavait une récession, les entreprises avaient tendance àdiminuer leur production plus que leurs ventes, et donc àamplifier les effets de la diminution de la demande. Depuis ledébut des années 1990, c'est l'inverse qui se produit. Sil'économie américaine est beaucoup plus stable maintenantqu'elle ne l'était autrefois, ce phénomène résulte donc dechangements dans les techniques de gestion, quis'expliquent eux-mêmes, probablement, par deschangements de technologie. Mais, en ce domaine, toutchange tout le temps, et nous ne sommes pas encore enmesure, techniquement, de mesurer de façon sérieuse laproductivité des activités associées au Web.

»Propos recueillis par Christian Delacampagne

La Recherche, n° 347 novembre 2001

Olivier Blanchard est directeur du département d'économie au MIT(Massachussets Institute of Technology).

Ce texte reprend les mêmes idées que les précédents, mais enrichit ledébat en proposant des exemples concrets tels que l'économie américaine oul'influence des nouvelles technologies. Olivier Blanchard s'oppose vivement à lavision commune et répandue selon laquelle le progrès technique entraîneraitautomatiquement des suppressions d'emplois. Il démontre par les faits que cen'est pas le cas.

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Texte 8

«Le chômage technologique est celui qui découle du

progrès technique. Les théories des relations entre progrèstechnique, emploi et chômage, ont été récemment recenséespar Lorenzi et Bourlès [1995]. Dès le dix-neuvième siècle,l'effet potentiellement négatif du progrès technique surl'emploi est mis en évidence. Certes, l'école classique jugepositif l'impact du progrès technique sur l'emploi, parce que lafabrication de nouvelles machines requiert du travail, maisaussi parce que le progrès technique favorise la réductiondes coûts et des prix, donc la croissance et l'emploi, ainsi quela diversification des besoins, donc des activités. Mais Smithsouligne déjà les limites du processus : la croissance de laproduction est nécessairement contrainte par l'évolution del'investissement et par la croissance des débouchés. En1819, Sismondi insiste sur l'articulation entre progrèstechnique et croissance des débouchés extérieurs ou àl'exportation. Il montre que la concurrence impose lasubstitution du capital au travail et à la division du travail.L'impact sur l'emploi en est négatif si il n'y a passimultanément croissance des débouchés. Donc, pourSismondi, le progrès technique n'est utile que s'il répond àune insuffisance d'offre de travail. Chez Marx, le chômage nenaît pas tant du progrès technique lui-même que de sonarticulation avec les principes capitalistes de répartition desrevenus.

Si, par la suite, l'école néoclassqiue réaffirme laprépondérance des ajustements continus, les réflexions surle cycle économique, puis la crise des années trente,relancent l'analyse sur le chômage technologique. Pour lesthéoriciens du cycle qui, comme Aftalion en 1913, Robertsonen 1915, Schumpeter en 1939, imputent au progrèstechnique les fluctuations économiques, le chômage estessentiellement cyclique donc technologique. En 1934, aulendemain de la grande crise des années trente, Jerome metl'accent sur le rôle des caractéristiques sectorielles enmatière d'élasticité-prix de la demande. Il montre que leprogrès technique modifie les besoins en main-d'oeuvre etprovoque des déplacements intersectoriels de populationactive d'où un chômage dont l'ampleur et la durée dépendentà la fois du rythme de déplacement et des capacités del'appareil productif à réabsorber cette population déplacée. la

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capacité d'absorption dépend elle-même de l'élasticité-prix dela demande : le progrès technique permet une baisse desprix qui favorise la hausse le demande et la résorption duchômage dans les secteurs à forte élasticité-prix., mais dontl'impact est faible dans le reste de l'appareil productif.Parallèlement, Mills insiste sur le décalage temporel entredestruction immédiate d'emplois et création ultérieure denouveaux emplois par la croissance découlant du progrèstechnique, et suggère l'importance des choix en matière derépartition des gains de productivité : la baisse des prix estseulement possible, et peut être écartée à l'avantage d'unehausse des salaires, des profits et du chômage. [...]

La question de la destruction d'emplois par le progrèstechnique resurgit au cours des années soixante-dix. En1973, Hicks montre que le progrès technique entraîne unrupture du processus de la croissance économique stable, etque l'impact sur l'emploi dépend de la rigidité des salaires etde la nature du progrès technique. Pour Hicks, lorsque lessalaires sont fixes, l'impact sur l'emploi est favorable àcondition que le progrès technique se traduise par unabaissement des coûts d'investissement ; au contraire,l'impact peut être négatif si le coût d'investissement est plusélevé après progrès technique qu'avant, quand bien même àce coût d'investissement plus élevé correspondrait unabaissement des coûts d'exploitation. Lorsque les salairessont variables, l'impact sur l'emploi est incertain, sauf si leprogrès technique est neutre au sens de Hicks, c'est-à-diretel que l'économie sur les coûts d'investissements soit égaleà l'économie sur les coûts d'exploitation. Alors, l'impact surl'emploi est favorable.

»Guy Tchibozo, Economie du travail,

Dunod, 1998

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Ce dernier texte, qui résume les prises de position des différentes écoleséconomiques, est une bonne synthèse du problème.

• La concurrence impose la substitution du capital au travail maisl'impact sur l'emploi est négatif s'il n'y a pas de nouveaux besoins, denouveaux débouchés.• La substitution du capital au travail conduit, pour que l'emploi nesouffre pas, à des déplacements de la population active d'un secteurà un autre et à des ajustements salariaux.

Les liens sont donc complexes et non mécaniques : ils font intervenir lesproblèmes de coût d'investissement, la plus ou moins grande rigidité dessalaires et des notions d'ajustement entre secteurs ou de décalage temporels.

Ainsi, un historien de la pensée économique tel que Guy Tchibozo permetde comprendre l'appréhension du problème "productivité-emploi" qu'ont eue lesdifférentes écoles de pensée et, en même temps, de mesurer que ces liensdoivent être replacés dans des circuits interactifs : l'économies ne peut serésumer à des relations binaires. Elle est l'étude d'ensembles qui réagissentles uns sur les autres. Tout simplisme est donc à proscrire et c'est vrai, enparticulier, s'agissant des relations entre la productivité et l'emploi.