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16 La lettre de l'Itésé Numéro 22 Eté 2014 Dossier " La prospective au service de la décision " par Assaad SAAB, Directeur Adjoint à la Direction de la prospective et des Relations Internationales d'EDF La prospective est un art qui s’enracine dans un contexte particulier, et surtout qui se développe au sein d’une communauté humaine qui la construit et agit en fonction des enseignements qui en sont issus. Assaad Saab, qui fut le coordonnateur des grands exercices de prospective menés par EDF dans les années 80 et 90, nous livre ici les fruits de sa précieuse expérience. L ’objet premier de la prospective est de réfléchir pour éclairer l’action des dirigeants de l’entreprise. La prospective n’ayant rien d’une antihistoire qui se proposerait de raconter la chronique imaginée des événements futurs, elle est plutôt une discipline active permettant à un groupe d’hommes et femmes ou à une nation d’exprimer leur volonté, de définir leur stratégie et de construire leur avenir. Dès le départ de mes activités de prospectiviste, s’est imposée à moi la définition très simple mais très éclairante que Jacques Lesourne m’a donnée de la prospective : la vision de l’avenir est le fruit de la nécessité, du hasard et de la volonté. La nécessité parce qu’il y a des tendances lourdes qu’on ne modifie pas facilement, comme par exemple la démographie mondiale à une ou deux décennies. Le hasard parce que l’avenir peut prendre des formes différentes selon les hommes, les événements et les ruptures qui marquent certaines périodes de l’histoire comme par exemple des personnalités exceptionnelles ou providentielles ou des innovations technologiques majeures. La volonté enfin, parce que l’avenir dépend ainsi et surtout de la résolution de conflits entre des individus ou des groupes qui ont des projets d’avenir différents. A ceci, il faut ajouter une grande importance de certains points relatifs au rôle et à la mise en œuvre de la prospective dans les entreprises : La prospective d’entreprise n’est pas un exercice académique consistant à se poser des questions sur le futur. Elle vise à éclairer les décisions qui engagent l’avenir, au moyen d’une réflexion ouverte sur les futurs possibles et d’une interrogation sur leurs implications en intégrant l’analyse des jeux d’acteurs. Elle se différencie ainsi des méthodes de prévision et de calcul économique souvent fondées sur l’extrapolation passé ; Elle opère par condensation de l’information émanant de la base de l’entreprise et de son environnement externe en visant à alerter à temps les centres de décisions des opportunités et des menaces ; Elle contribue à faire partager à l’équipe dirigeante une même vision des futurs possibles, notamment le traitement de l’imprévu dans la mise en œuvre des stratégies ; Elle suppose une grande discrétion au cours de la conduite des réflexions afin de permettre une liberté de pensée au niveau des interrogations sur l’avenir ; Elle suppose une politique de communication pour alimenter le dialogue entre les dirigeant et le personnel ; Le succès de sa mise en œuvre repose sur un engagement fort de la direction générale d’une entreprise agissant en tant que catalyseur de la réflexion collective ; Une attention particulière doit être accordée aux profils des personnes engagées dans les travaux prospectifs en privilégiant ceux «stratégistes» ; Les méthodes et les outils de la prospective sont moins homogènes et moins élaborés que ceux de calcul économique. Ils doivent être considérés comme des supports à la réflexion prospective mais ne se confondent pas avec elle.

La prospective au service de la décision

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16 La lettre de l'I­tésé ­ Numéro 22 ­ Eté 2014

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" La prospective au service de la décision "par Assaad SAAB,Directeur Adjoint à la Direction de la prospectiveet des Relations Internationales d'EDF

La prospective est un art qui s’enracine dans un contexte particulier, et surtout qui sedéveloppe au sein d’une communauté humaine qui la construit et agit en fonction desenseignements qui en sont issus. Assaad Saab, qui fut le coordonnateur des grandsexercices de prospective menés par EDF dans les années 80 et 90, nous livre ici lesfruits de sa précieuse expérience.

L’objet premier de la prospective est de réfléchir pouréclairer l’action des dirigeants de l’entreprise. Laprospective n’ayant rien d’une anti­histoire qui seproposerait de raconter la chronique imaginée desévénements futurs, elle est plutôt une discipline activepermettant à un groupe d’hommes et femmes ou à unenation d’exprimer leur volonté, de définir leur stratégie etde construire leur avenir.Dès le départ de mes activités de prospectiviste, s’estimposée à moi la définition très simple mais trèséclairante que Jacques Lesourne m’a donnée de laprospective : la vision de l’avenir est le fruit de lanécessité, du hasard et de la volonté. La nécessité parcequ’il y a des tendances lourdes qu’on ne modifie pasfacilement, comme par exemple la démographiemondiale à une ou deux décennies. Le hasard parce quel’avenir peut prendre des formes différentes selon leshommes, les événements et les ruptures qui marquentcertaines périodes de l’histoire comme par exemple despersonnalités exceptionnelles ou providentielles ou desinnovations technologiques majeures. La volonté enfin,parce que l’avenir dépend ainsi et surtout de la résolutionde conflits entre des individus ou des groupes qui ont desprojets d’avenir différents.

A ceci, il faut ajouter une grande importance de certainspoints relatifs au rôle et à la mise en œuvre de laprospective dans les entreprises :­ La prospective d’entreprise n’est pas un exerciceacadémique consistant à se poser des questions sur lefutur. Elle vise à éclairer les décisions qui engagentl’avenir, au moyen d’une réflexion ouverte sur les futurspossibles et d’une interrogation sur leurs implications enintégrant l’analyse des jeux d’acteurs. Elle se différencieainsi des méthodes de prévision et de calcul économiquesouvent fondées sur l’extrapolation passé ;­ Elle opère par condensation de l’information émanantde la base de l’entreprise et de son environnement externeen visant à alerter à temps les centres de décisions desopportunités et des menaces ;­ Elle contribue à faire partager à l’équipe dirigeante unemême vision des futurs possibles, notamment letraitement de l’imprévu dans la mise en œuvre desstratégies ;­ Elle suppose une grande discrétion au cours de laconduite des réflexions afin de permettre une liberté depensée au niveau des interrogations sur l’avenir ;­ Elle suppose une politique de communication pouralimenter le dialogue entre les dirigeant et le personnel ;­ Le succès de sa mise en œuvre repose sur unengagement fort de la direction générale d’une entrepriseagissant en tant que catalyseur de la réflexion collective ;­ Une attention particulière doit être accordée aux profilsdes personnes engagées dans les travaux prospectifs enprivilégiant ceux «stratégistes» ;­ Les méthodes et les outils de la prospective sont moinshomogènes et moins élaborés que ceux de calculéconomique. Ils doivent être considérés comme dessupports à la réflexion prospective mais ne se confondentpas avec elle.

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La pratique de la prospective m’a depuis appris qu’au­delà de cette énumération très analytique et trèsrationnelle, l’art de la mise en œuvre de la prospectivevise à répondre à trois objectifs :­ La combinaison optimale de l’imagination et de larigueur intellectuelle ;­ La prospective comme levier du changement mais auservice d’une éthique forte ;­ Une discipline au service de l’action.C’est à ces ambitions, surtout, que je souhaite consacrerles lignes qui suivent.La combinaison de l’imagination et de la rigueurintellectuelleL’emploi pur et simple des outils de l’analyse prospectiveet des techniques complexes de la décision ne conduit pasautomatiquement à explorer les futurs possibles les pluspertinents, à construire des scénarios globaux, à analyserleurs conséquences et à identifier les meilleures options.Pour ce faire, les dirigeants doivent développer descapacités d’observation et d’analyse pour identifier lesvariables imprévues, les jeux d’acteurs de leurenvironnement et les influences inattendues qui necadrent manifestement pas avec les modèles mentauxactuels qu’ils ont du monde.En procédant à l’évaluation des environnements externe(opportunités et menaces) et interne (forces et faiblesses)par une vision partagée et une priorité suffisante, lesdirigeants font de ces travaux un cadre de référence et depréparation des décisions au sein duquel l’aptitude àapprendre constitue le meilleur indicateur du succès del’entreprise pour faire face à des évolutions et desmutations profondes de son environnement.A ce titre, l’analyse des scénarios globaux ne doit pasavoir pour but principal de développer des ensemblesdistincts de prévisions, mais doit viser surtout à mettre enévidence les différentes classes de problèmes auxquelsune entreprise peut avoir à faire face et à initier laréflexion sur les classes de réponses à apporter et sur leursimplications.Ainsi, la première étude de prospective globale, «EDFdans le futur», réalisé dès 1986, jetait les bases d’unnouveau cadre de référence aux travaux de planificationstratégique.Trois familles de scénarios contrastés d’environnementétaient proposées :­ Des scénarios de changement continu, correspondant àune évolution sans heurt, de l’environnementinstitutionnel et structurel de l’entreprise ;

­ Des scénarios, dits «stratégiques», de remise en cause dela structure de l’entreprise, liés à la pression desprédateurs externes, à l’ouverture à la concurrence et à ladéréglementation sur le marché énergétique ;­ Des scénarios de surprise intégrant des événements dedéstabilisation de l’environnement, tels que la remise encause de la filière nucléaire.L’impact de ce travail fut double. D’une part, cesscénarios globaux allaient fournir un cadre de référenceaux dirigeants sur les évolutions possibles de l’entrepriseet de son environnement. D’autre part, ils allaientpermettre d’identifier une première liste de questionsstratégiques, c’est­à­dire les domaines sensibles où EDFdevrait prioritairement redéfinir sa position.Cela a constitué un programme de travail de plusieursannées du Comité de la Prospective d’EDF mobilisantplus de deux cents cinquante experts et cadres supérieursd’EDF autour de cinq pôles d’intérêts :­ Le pôle technico­économique concernant directementl’électricité et regroupant les études portant sur laproduction thermique décentralisée, sur le partenariatentre EDF et les industries de bases, sur l’évolution desprix des combustibles et des moyens de productions surle nucléaire et incluant le devenir des combustibles usés,les stratégies de veille technologique dansl’électronucléaire et la prévention des accidentsnucléaires. Il s’intéresse également à l’étude de l’effet deserre, fortement liée à la technologie, que ce soit l’étudedu rôle du CO2 ou celle des moyens d’éviter salibéralisation dans l’atmosphère grâce à l’électricitéd’origine nucléaire. Enfin, il explore les effets de latechnologie sur la distribution, à travers des études surl’avenir de la clientèle et sur les interfaces clientèlecommunicantes, notamment les compteurs intelligents.­ Un pôle technologique général, analysantprincipalement les problématiques d’EDF en tantqu’acteur des télécommunications, faisant face auxévolutions de l’informatique, ainsi que l’avenir del’industrie nucléaire­ Un pôle institutionnel, analysant les rapports d’EDFaves ses différents partenaires avec la puissance publiqueet avec les collectivités locales, l’espace rural et son avenir,la législation de l’eau et la gestion des ressourceshydrauliques, et s’intéressant aux industries del’équipement électrique, en pleine mutation. Dans unregistre un peu différent, il analysait la situation d’EDF entant qu’acteur commercial ainsi que l’avenir de la mixitéEDF­GDF. Enfin il a entrepris des études sur lesévolutions «idéologiques» en rapport avec l’électricité ;­ Un pôle interne «management» et social étudiant à lafois la prospective sociale, le rôle du contrôle de gestion,

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et l’avenir du personnel à l’horizon 2010.Pour chacune de ces questions stratégiques, le comité dela prospective s’est attaché à formuler précisément saproblématique. Les réflexions ont été menées autour deprojets, qui ont mis en œuvre des outils et des méthodesrigoureuses (analyses structurelle, impacts croisés,méthodes des scénarios) et ont débouché sur des études etdes conclusions. L’ensemble de ces réflexions a contribuéutilement aux activités de veille et de planification parscénarios ainsi qu’à la préparation des plans stratégiquesd’EDF.La prospective comme un levier du changementL’histoire récente du développement de la prospectivestratégique va du développement de la planification parscénarios à l’intégration de la prospective en entreprisepour déboucher sur de nouveaux horizons :­ Ainsi, une première phase, dans les années 70 a vu laplanification par scénarios s’imposer comme outil demanagement et mode de pensée en avenir incertainpermettant de composer avec l’incertitude et d’anticiperles adaptations aux futurs possibles et à leurs enjeux ;­ Une deuxième phase, plus récente, répond à des besoinsexprimés par les dirigeants pour une meilleureintégration de la prospective et de la stratégie. Il s’agitd’identifier les moyens d’exercer un contrôle sur lesévénements et les jeux d’acteurs et de se préparer auxdiscontinuités. Face à la complexité et à l’incertitude del’environnement, la nécessité de d’ouvrir la réflexion surde nouveaux champs, d’identifier les marges demanœuvre et les ruptures et de développer unepédagogie de changements s’impose, à mesure que desévolutions culturelles et organisationnelles sedéveloppent ;­ Une troisième phase, nécessaire pour l’avenir, devras’intéresser aux moyens d’immuniser l’entreprise contrel’incertitude en accroissant sa flexibilité structurelle et sacapacité d’anticiper face à des événements incertains surlesquels l’entreprise ne peut exercer aucun contrôle. Onappelle parfois cette capacité résilience. L’entreprise devradésormais être envisagée comme une entité organique ausein de laquelle l’aptitude à apprendre constitue lemeilleur indicateur de son succès.Les travaux de prospective menés à EDF depuis 1986 ontlargement permis à l’entreprise de se préparer à cettetroisième phase en développant une pédagogie duchangement et en contribuant à l’évolution des esprits àl’intérieur comme à l’extérieur d’EDF sur de nombreuxenjeux stratégiques.Cela a conduit, conjointement avec d’autres travaux etd’autres approches, à la révision ou à la validation d’un

certain nombre d’orientations stratégiques et à l’éclairagedu système de décision de la direction générale d’EDF, encontribuant par ailleurs à changer l’image externe d’EDFperçue désormais comme une entreprise plus ouverte.Il reste encore en partie à mieux inscrire ce processusdans une démarche d’entreprise «apprenante», car desapprofondissements restent à conduire. De nouveauxthèmes seront à aborder demain face à un environnementqui continuera à évoluer, où les rails bien tracés desTrente Glorieuses sont déjà perdus de vue. Dans un telprocessus, la culture d’entreprise ne peut que s’enrichir,et l’aptitude à préparer l’avenir devient unepréoccupation collective. C’est là la fonction que laprospective stratégique doit remplir à l’intérieur del’organisation.La prospective, si elle ne veut pas rester morte, doit aussiêtre diffusée à l’intérieur de l’entreprise. Cette diffusionêtre participative afin que ses destinataires s’approprientson esprit et ses résultats. Il ne sert à rien d’avoir vu justesi, d’une part, les décisions n’ont tenu aucun compte despossibles évoqués et si, d’autre part, la préparation à desdécisions résultant de la réalisation de tels possibles n’amême pas été esquissée. Le travail de diffusion et desensibilisation à la pluralité des avenirs est donc aussiimportant que le travail d’exploration des possibles etd’élaboration de scénarios.Les exercices de prospective menés dans l’entreprise EDFont permis de constituer un consensus décisif, sur lanécessité de mettre en œuvre cette pédagogie duchangement, assortie d’une sensibilisation permanentevaleurs et à l’éthique de l’entreprise. Cette démarcherepose sur une vision partagée des critères d’arbitrage auniveau des objectifs poursuivis par l’entreprise pours’adapter à son environnement et accomplir lesévolutions nécessaires sur le plan interne.Une discipline au service de l’actionSur le plan conceptuel, les démarches mises en œuvredans le but de déboucher sur des actions concrètes sontplutôt simples : une fois les scénarios construits, ilconvient d’identifier les options stratégiques et d’évaluerleurs conséquences à la lumière de la réalisation de tel outel scénarios ; l’analyse multicritère permet cetteévaluation en fonction de la grille d’objectifs del’entreprise, tels sa mission, ses intérêts fondamentaux, sapérennité. La déontologie implique de ne pas conclure àce stade et de se limiter à fournir aux décideurs une grilled’évaluation et des instruments destinés à les aider àprendre les bonnes décisions stratégiques.Toutefois, la pratique est beaucoup plus délicate etcomplexe pour deux raisons :­ D’une part, les options retenues doivent garder un

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niveau de flexibilité suffisant permettant une adaptationaux différents scénarios d’environnement ;­ D’autre part, l’évaluation des conséquences des optionsstratégiques ne résulte pas d’une seule grille d’analyse.Très souvent des études complémentaires faisant appel àd’autres outils de prévision, de calcul économique ou degestion sont nécessaires. A ceci, s’ajoute la prise encompte des profils des décisionnaires, de leur attitudeface aux risques et de leurs relations avec les autresacteurs.Là, réside l’art du prospectiviste dans la mise en œuvre decette articulation entre réflexion et action en apportantune attention particulière à ces difficultés dont le niveaun’est pas le même selon les niveaux hiérarchiques despersonnes impliquées dans les réflexions prospectives. Eneffet, il est essentiel que les prospectivistes s’interrogentsur la signification stratégique des questions soulevées etsur la nature des politiques susceptibles de répondre à cesquestions. Sinon, le risque est grand de voir dedévelopper la prospective pour elle même, en oubliantqu’elle n’a de sens que par rapport à l’élaboration d’unestratégie suivie de plans d’actions.Pour autant, la prospective stratégique n’a certainementpas atteint encore un état complet de maturité et destabilité, ni dans ses méthodes et techniques, ni dans saphilosophie – la brièveté de son histoire suffirait à ledémontrer. Sans se risquer à une prospective de laprospective, on peut avancer, puisqu’il s’agit d’un artconcret de la participation, que c’est la demande desentreprises qui la fera évoluer et qu’elle se redéfinira aupoint de rencontre et d’échange de leurs expériences.C’est ainsi, qu’ EDF a suscité la création d’un club deprospective des grandes entreprises visant à promouvoiret à enrichir ces ambitions pour faire de la prospectiveune discipline ouverte et participative au service del’action.