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La question de l’homme au théâtre Théâtre et réflexion de Molière à nos jours Question de l’homme dans les genres de l’argumentation du XVIe siècle à nos jours Théâtre : le texte théâtral et représentation du XVIIe siècle à nos jours Représentation théâtrale Le Misanthrope, de Molière Mise en scène de J-F Sivadier Au Théâtre La Quartz Brest, le 16 mai 2013 Lectures analytiques 1. Le Misanthrope, Molière, Acte I, scène 1 2. Le monologue de figaro, Le Mariage de Figaro, Beaumarchais 2. «Bon appétit Messieurs !», Ruy Blas, , Victor Hu- go, Acte II scène 2 Lectures complémentaires 1. L’île des esclaves, Marivaux (différents extraits) 2. «Je suis une force qui va !» Hernani, Victor Hugo Acte I scène 2 3. La Préface de Cromwell, Victor Hugo Séquence 6 Séquence 6 - La question de l’Homme au Théâtre - Lycée La Croix Rouge - Madame Loriant

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La question de l’homme au théâtre

Théâtre et réflexion

de Molière à nos jours

Question de l’homme dans les

genres de l’argumentation

du XVIe siècle à nos jours

Théâtre : le texte théâtral

et représentation du XVIIe

siècle à nos jours

Représentation théâtraleLe Misanthrope, de Molière Mise en scène de J-F Sivadier

Au Théâtre La Quartz Brest, le 16 mai 2013

Lectures analytiques

1. Le Misanthrope, Molière, Acte I, scène 1

2. Le monologue de figaro, Le Mariage de Figaro, Beaumarchais

2. «Bon appétit Messieurs !», Ruy Blas, , Victor Hu-go, Acte II scène 2

Lectures complémentaires

1. L’île des esclaves, Marivaux (différents extraits)

2. «Je suis une force qui va !» Hernani, Victor Hugo Acte I scène 2

3. La Préface de Cromwell, Victor Hugo

Séquence 6

Séquence 6 - La question de l’Homme au Théâtre - Lycée La Croix Rouge - Madame Loriant

La Critique de la société au XVIIe siècle :

Le Misanthrope, Molière

Pour l’introduction :

Le Misanthrope (= celui qui hait les hommes, différent du philanthrope) est l’expression d’une époque marquée par

une vision du monde particulière : les relations hypocrites entre les hommes notamment à la Cour de Louis XIV.

Problématique : En quoi cette scène d’exposition annonce-t-elle la portée morale de la pièce ?

! La scène d’exposition pose le problème immédiatement au travers des répliques des personnages

! Elle met en scène aussi une comédie dans le contexte littéraire et culturel du Classicisme

I. Une scène d’exposition classique

! 1. Les fonctions de la scène d’exposition

Au théâtre, la scène d’exposition doit :

! Informer le spectateur sur l’intrigue en cours : les propos des personnages renseignent le spectateur sur l’intrigue en cours : ici, on apprend l’amitié, mais aussi le sujet de discorde entre Alcèste et Philinte.

! Renseigner sur les faits antérieurs : à travers les champs lexicaux opposés du déshonneur et de la flatterie, Mo-lière annonce les raisons de cette misanthropie associée ici au milieur de la cour, dans le récit au présent d’habitude que fait Alcèste. La scène révèle ainsi un conflit avec un personnage absent : Dorilas, «Pour le Franc scélérat avec qui j’ai procès...».

! Donner le nom et la qualité des personnages essentiels sur et hors scène : le nom d’Alceste est donné en amont dans la scène, mais ses qualités se révèlent bel et bien dans cet extrait : il est colérique, exclusif «Non, elle est géné-rale...» et habité par un sentiment paradoxal.

! Informer sur le lieu, l’époque de l’action : la didascalie initiale fait mention que la scène se déroule à Paris. L’époque se traduit par les paroles des personnages en scène, à travers un niveau de style élevé (proche de langage précieux) et des termes archaïques comme «Têtebleu».

! 2. Le thème de la pièce

Annoncée dès le titre, la misanthropie est définie au sein de la scène : « Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.», «Non : elle est générale, et je hais tous les hommes : / Les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants, / Et les autres, pour être aux méchants complaisants». Par ailleurs, l’intrigue qui va se jouer est ici annoncée par deux échantillons (sorte de microcosmes de l’action) : le futur procès avec Oronte est prévenu par une autre affaire, celle qui concerne Dorilas ; le paradoxe d’Alcèste, qui le pousse à aimer une femme qui représente tout ce qu’il dé-teste, est préfiguré par sa relation amicale avec Philinte.

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! 3. Le jeu de la double énonciation

Le personnage d’Alcèste fait son propre portrait dans cette scène d’exposition.

Dans cette perspective, le dialogue avec Philinte repose sur une double énonciation : du point de vue des personna-ges, l’objectif de l’énonciation est l’expression du désaccord, mais pour le spectateur, il s’agit surtout de présenter le personnage et de proposer un aperçu de ses caractéristiques morales. Dans ce dernier objectif, la parole de Philinte n’a alors pour fonction que de servir celle d’Alcèste (on remarque d’ailleurs la disproportion dans la quantité de pa-roles des ersonnages.

II. Comédie et classicisme

" 1. Un comique de caricature

Alcèste est, sans hésitation le héros annoncé de la pièce, mais son tempérament, révélé à travers sa parole, le rend à la fois sympathique et antipathique. C’est l’exagération de ses propos qui le rend ridicule, mais le fond de sa pensée correspond bel et bien à la pensée moraliste classique.

Plusieurs procédés stylistique participent à cette présentation ambiguë du personnage :

! Les procédés de l’exagération et les expressions totalisantes «elle est générale» ; «je hais tous les hommes» mon-trent une forme de vanité chez Alcèste (sous-entendu : «tous sauf moi») le rendent comique.

! Mais les exclamations et l’interjection «têtebleu!» montrent aussi sa sensibilité,

! Par ailleurs, Alcèste emploie un champ lexical qui renvoie aux valeurs morales qu’il défend : «vertu» ; «mérite»...

! 2. Une tirade à caractère argumentatif

Les paroles d’Alceste sont fortement révélatrices de la pensée de l’auteur sur les moeurs de la cour au XVIIE siècle :

Le principal défaut dénoncé par Alcèste, l’hypocrisie, est une caractéristique qui vise directement les courtisans et leurs relations au XVIIe siècle.

Par ailleurs, cette tirade est construite comme un véritable petit pamphlet. On y retrouve donc les marques de l’ar-gumentation : présence d’une thèse (que Philinte tente de réfuter), avec ses arguments construits (par exemple par le parallélisme «Les uns.... ; les autres...») et des exemples pour les illustrer : «Pour le franc scélérat avec qui j’ai pro-cès...».

Cette exposition nous présente donc les caractères très différents d’Alceste et de Philinte, mais nous fait aussi com-prendre le sujet de la pièce, c’est-à-dire une dénonciation de l’hypocrisie au XVIIème siècle par Molière. La comé-die peut ainsi faire réfléchir les spectateurs (ici, visée didactique dès l’exposition).

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Lecture Analytique 2

Le Mariage de Figaro, Beau-marchais

Acte V, scène 3

Beaumarchais est un célèbre dramaturge français auteur du Mariage de Figaro, second volet d'une trilogie. Ecrite en 1778, elle est censurée et ne peut être jouée qu'en 1784. L'auteur nous livre ici l’un des plus longs monologues de toute l'histoire du théâtre français. Sur le conseil de sa mère, Figaro se rend au jardin où ont lieu les rendez-vous, pensant que Suzanne l'a trahi. Au travers de ce long monologue, Figaro philosophe. En étudiant sa composition, on observera l’au-toportrait du personnage de Figaro (curieusement proche de celui de son père spirituel), puis dans un second temps le réquisitoire social que sous-tend son discours.

I. Un autoportrait proche de l’autobiographie

! 1. Un monologue organisé

Les grandes étapes du monologue de Figaro :

– de la l. 1 à 17, Figaro fait le récit de son existence, des nombreuses tribulations qui l’ont marqué ;

– de la l. 18 à 23, Figaro dénonce la vanité des grands et l’absence de liberté ;

– de la l. 24 à 45, Figaro reprend le récit de son existence et des nouveaux malheurs qui se sont abattus sur lui ;

– de la l. 45 à la fin, il s’interroge sur sa destinée, jusqu’au moment où il est interrompu par l’arrivée d’un nouveau per-sonnage.

Les didascalies montrent Figaro en proie au pessimisme, à la nervosité, au désespoir d’être trompé. Il s’agite et arpente la scène. Il ne s’assied (l. 1) que pour exprimer ses plus vives inquiétudes, pour examiner sa vie. Il se lève de nouveau (l. 18) en proie à l’indignation, étouffant devant le constat des inégalités sociales. Il se rassied enfin pour reprendre le récit de sa vie. La dernière didascalie le montre s’éclipsant, prêt à entendre les paroles prononcées par d’autres et reprendre du même coup l’ascendant sur eux et sur son propre destin. À ces mouvements scéniques correspondent des change-ments de ton : désespoir, colère à l’égard du comte, indignation, attaque des pouvoirs. Tels sont les états successifs par lesquels passe Figaro.

! 2. Le parcours d’un autodidacte

Comme dans tout roman autobiographique, Figaro raconte sa vie et la commente. Il fait une analyse psychologique de ses motivations et utilise un langage de l'introspection : " ambitieux par vanité, laborieux par nécessité… poète par dé-lassement, musicien par occasion, amoureux par folles bouffées… " Les noms ou les adjectifs définissent l'état et le complément en donne la cause.

Figaro s'est fait tout seul : il a appris "la chimie, la pharmacie, la chirurgie". Sa force vient justement de l'obscurité de sa naissance, en effet il doit "subsister"; c'est ce qui lui donne sa combativité : il n'a pas le choix. Cette force de la survie est associée au désir de réussir (cf "ambitieux par vanité") malgré les obstacles que lui oppose une société figée par l'immo-bilisme social.

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Enfin non seulement Figaro est combatif, mais il est doué : doué pour apprendre, doué aussi pour écrire : il écrit une comédie, puis un écrit sur la finance. Il a le sens de l'expression juste et forte : le monologue est émaillé de formules qui pour certaines sont devenues des maximes "sans la liberté de blâmer, il n'y a pas d'éloge flatteur" (devise du quotidien Le Figaro). Ou encore : "ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant ". De plus il a l'esprit d'entreprise : il fonde un journal, il a enfin le sens des affaires puisqu'il se fait "banquier de pharaon".

On ne saurait entrer dans les détails de tous les événements autobiographiques qui s’inscrivent indirectement ou direc-tement dans le monologue de Figaro. Notons simplement que Beaumarchais a fréquenté les grands (jusqu’à enseigner la musique aux filles de Louis XVI), qu’il est allé dans son existence d’échecs en succès retentissants, mais qu’à la diffé-rence de Figaro il a su rapidement établir sa fortune (par un mariage et par des transactions financières florissantes). C’est la pièce elle-même, Le Mariage de Figaro, qui correspond à tous ces écrits pour lesquels Figaro est poursuivi : elle est en effet interdite par Louis XVI qui voit en elle, très lucidement, la fin de l’Ancien Régime. Le roi finit cependant par céder et laisse jouer la pièce. Il reste, chez Figaro et son auteur, le même dynamisme qui leur fait passer d’un métier à l’autre, la même ironie et la même volonté de dénoncer la tyrannie.

! 3. L’expression du doute et de la souffrance

Figaro est parfois drôle mais jamais ridicule. Il a de l'humour, cet humour peut être dirigé contre les autres comme con-tre lui. Il est capable de tourner quelque chose en auto-dérision : " las de nourrir les bêtes malades " ; " pendant ma retraite économique " à c'est un euphémisme, Figaro veut en fait parler de son emprisonnement à la Bastille. C’est que derrière cet humour, il cache sa souffrance avec humour sauf quand il parle de Suzanne à la fin : " désabusé…Désabu-sé !… Suzon, Suzon, Suzon ! ". Il y a une association phonétique par allitération avec le son [z], elle permet de coupler cause et conséquence. Le texte prend une dimension pathétique et suscite la compassion du public.

De plus, Figaro ne réfléchit pas que sur sa propre vie, il a une réflexion très élargie sur les hommes. On passe du " je " au " on " au cour du monologue.

Un doute métaphysique est exprimé au travers de questions rhétoriques : " Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres ?… ". Figaro se rapproche même de Hamlet, les deux personnages ont les mêmes questions métaphysiques, et son récit va même jusqu’à la critique ferme de la société et de la supériorité des titres sur le mérite.

II. Un réquisitoire social

! 1. La critique d’une société qui pousse à la corruption

Bien que Figaro soit issu d'un milieu de voleurs, il a cherché à être honnête "je veux courir une carrière honnête" . Or il est poussé pour survivre, à voler : "il ne me restait plus qu'à voler" il est donc ramené, par la société et contre sa volonté à son point de départ.

Figaro condamne toutes les formes oppressives du pouvoir : l’aristocratie, le pouvoir de la naissance ; le pouvoir reli-gieux et politique (les princes mahométans) ; l’ordre social qui l’empêche d’exercer un métier faute d’influence ; la cen-sure qui interdit la liberté de la presse. L’arbitraire du pouvoir et sa violence sont chaque fois flagrants. Figaro dénonce la tyrannie exercée par tous ceux qui détiennent une forme d’autorité. Ils révèlent leur hypocrisie et leur médiocrité, de même que leur crainte devant les gens d’esprit et les honnêtes gens.

Pour ridiculiser ses adversaires, Figaro multiplie les propos ironiques qui mobilisent de nombreuses figures de styles dont, par exemple :

– l’accumulation de termes (l. 3, l. 8 à 10, l. 27 à 30) qui vise à l’amplification épique ;

– la répétition de mots, par exemple l. 22-23 (« petits hommes… petits écrits ») ;

– l’oxymore et les rapprochement de termes, l. 19 (« un de ces puissants de quatre jours »), l. 35

(« un calculateur » / « un danseur ») ;

– la contradiction logique, l. 11 (« dont pas un ne sait lire »), etc.

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! 2. La revendication d’une reconnaissance du mérite

Figaro critique un société qui ne sait pas reconnaître les mérites "partout je suis repoussé" et qui donne des places à des incompétents : l 69 :"il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint"

Cette dénonciation apparaît surtout dans cette opposition qu’il fait entre le comte (figure du noble par excellence) et lui-même (figure de la nouvelle bourgeoisie) : on note l’importance du pronom "moi", isolé par la virgule et par le juron "morbleu!" et opposé au "vous" qui désigne le Comte "homme assez ordinaire" ("assez" a encore à cette époque un sens très fort : il signifie "beaucoup", "très" ) A cette première antithèse moi/vous, vient s'en ajouter une autre qui la renforce, entre "vous vous êtes donné la peine de naître" et d'autre part "déployer plus de science et de calcul .. qu'on en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes!" : au simple mot "naître " s'oppose une phrase truffée d'hy-perboles.

" 3. La critique de la censure

Ce thème a été effleuré dans le procès. Ici, il est largement développé dans le début de l'extrait.

Champ lexical de l'expression écrite de l'opinion : " sottises imprimées ", " éloge flatteur ", " petits écrits ", "imprimer", " journal inutile ", " diables à la feuille ". Figaro revendique la liberté d'expression par les écrits.

Il convient d’observer plus précisément la longue phrase suivante, et surtout les conjonctives qui la composent : " Je lui dirais… que les sottises imprimées n'ont d'importance, qu'aux lieux où l'on en gène le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur ; et qu'il n'y a que les petits hommes, qui redoutent les petits écrits. "

C'est un rythme ternaire, rythme oratoire par excellence, qui donne une ampleur à la phrase. Il y a trois portions de phrases, trois subordonnées conjonctives complétives qui mettent en évidence :

- l’anaphore de " que ".

- l’antithèse entre " blâmer " et " éloge ".

- le parallélisme entre " petits hommes " et " petits écrits ".

Figaro fait une description humoristique de la censure. Il utilise l'ironie : " on me dit que… et que, pourvu que je ne parle ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'opéra… je puis tout impri-mer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. " (pronom indéfini, anaphore de " ni ")

Cette ironie met bien sûr en relief l'hypocrisie des censeurs. De plus, la censure est contentée par des journalistes :" je vois s'élever contre moi mille pauvres diables à la feuille ". La rivalité entre journalistes permet d'accentuer le poids de la censure.

Ce monologue, particulièrement long, aurait pu être pesant et casser le rythme trépidant de la pièce. Or, cette satire est aussi un "morceau de théâtre" en tout point remarquable : elle donne à l'acteur qui interprète Figaro l'occasion de faire un numéro d'acteur total

Ce qui est véritablement révolutionnaire, c'est la passage du valet de comédie à un personnage presque romanesque. Il y a une rupture avec les valets de comédie traditionnelle. Beaumarchais se dirige déjà vers le drame bourgeois (ce que sera le troisième volet de sa trilogie, La Mère coupable.)

Figaro est tout à fait unique en son genre, après lui, plus aucun valet de comédie ne sera ainsi. Son premier successeur est Ruy Blas, qui s’inscrit véritablement dans le genre du drame (romantique, cette fois, puisqu’écrit par Hugo au XIXe siècle) et dans la dénonciation du contrôle de la société par les grands de ce monde.

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Le héros romantique au XIXe siècle

Ruy Blas, Victor Hugo

L’Acte III a lieu dans la « salle de gouvernement », six mois après l'acte II (ellipse temporelle qui illustre la dilatation du temps dans le drame romantique). Cette scène est l'occasion pour Hugo de dresser un tableau de la corruption, de la bassesse et de l'oisiveté des conseillers du roi dont la seule préoccupation est le partage des dernières richesses d'une Espagne exsangue. Ruy Blas, caché dans la salle, assiste à la curée et finit par intervenir, vibrant d'indignation. Il s'agit d'analyser comment ce violent réquisitoire, aux accents épiques et romantiques, se charge d'une visée criti-que, à l'encontre de la corruption et de la vénalité des Grands d'Espagne qui pillent le royaume, au détriment d'un peuple accablé et exploité.

I. Un violent réquisitoire

! 1. Une cinglante apostrophe

On note d’emblée l’ouverture de la tirade par deux interjections, dont l’une est caractéristique de l’apostrophe lyri-que «ô, ministres...», ainsi que les nombreuses exclamations et l’usage de l’ironie dans les premiers vers, une ironie féroce de l'apostrophe initiale fonctionnant par antiphrases « Bon appétit, messieurs ! - O ministres intègres ! / Con-seillers vertueux ! » (v1), « serviteurs » (v2). On remarque aussi la reprise du pronom « vous » qui martèle l'accusa-tion. Notez les parallélismes de construction « Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure » (v4) et « Donc vous n'avez ici ... » (v6) qui placent le « vous » accusateur à la même position dans le vers lui conférant une force ac-crue. exique méprisant et péjoratif : vocabulaire de la honte : « honte » [v4 et 41], « soyez flétris » [v8], « pudeur » [v10], « vous osez » [v34]... Enfin, deux métaphores soulignent la bassesse des Grands d'Espagne : métaphore du voleur, voire du pillard (champ lexical du vol : « pillez », « remplir votre poche », « vous enfuir », « voler ») associée à la métaphore du fossoyeur (« fossoyeurs », « tombe ») ajoutant à l'ignominie du comportement des ministres qui donnent littéralement la mort au royaume.

! 2. La décadence du royaume

Le royaume d’Espagne est personnifié «L’Espagne agonisante, pleure» , puis comparé à un mort dans sa tombe (as-sociation à «tombe» à la rime). Le parallélisme du vers 12 et le rejet du vers 13 insistent sur cette décadence, de même que les accumulations et les indications spatiales «jusqu’à». Par ailleurs, le déclin du royaume est marqué par la longue énumération des pertes territoriales du vers 12 à 17 (notez la mise en valeur du participe « Perdu » par son rejet au vers 13 et l'enjambement qui s'étale sur 5 vers pour mimer l'ampleur des dégâts). Le monarque est comparé à un « fantôme » (v20) dont l’image grotesque et risible (« L'Europe [...] vous regarde en riant ») d'une Espagne en proie à l'hostilité, au mépris et à l'avidité des voisins européens qui lorgnent sur cette proie mourante. Se dessine en filigrane l'image de la curée à venir des pays voisins personnifiés (verbes généralement construits avec un sujet hu-main : « hait », « regarde », « riant », « partagent », « vous trompe », « attend », « vous guette », ...)

! 3. Une société en crise : misère du peuple, anarchie civile

Cette situation est évoquée comme un fardeau pour le peuple comme le montrent la métaphore «ploie...»(vers 37) et le champ lexical de la charge «fardeau», «pressuré».... Ruy Blas souligne la misère du peuple «indigent», «miséra-ble» et ses répercussion : guerres internes, vols (Ruy Blas se prend en exemple en tant que victime), anarchie évoquée par le champ lexical de la bestialité : «dévorer», «morsures». Tout jusqu’à l’église est corrompu. «Notre église en ruine est pleine de couleuvres» est la métaphore de l'Église qui s'effondre et montre la perte des valeurs morales. D’autres métaphores sont saisissantes : « L'Espagne est un égout où vient l'impureté » (métaphore sordide) / « Babel est dans Madrid » (coloration chrétienne d'un châtiment divin). Enfin, la structure antithétique "Tous les juges ven-dus. Pas un soldat payé." montre que tout le pays souffre de la corruption.

II. Une tirade aux accents épiques et romantiques

! 1. Le souffle épique de la tirade

Victor Hugo, comme souvent (cf. descrption de la bataille de Waterloo dans Les Misérables), joue avec l’utilisation du registre épique : Le lexique de la guerre est omniprésent (ainsi que la répétition du mot guerre), on l’on trouve de nombreuses figures de l'exagération : hyperboles ( v12 « Tout s'en va », v18 « du ponant jusques à l'orient », v43 « au coin de tout buisson », v46 « Tous voulant dévorer » / adjectif « éperdu », v50 « Tout se fait ... », v52 « De toute nation » / « tout seigneur ») , pluriels, noms collectifs, accumulations, énumérations (v13 à 17 : mention des pertes de l'Espagne, « routiers, reîtres » v41, « guerre des princes »/ « guerre entre les couvents »/ « guerre entre les pro-vinces » v44/45), auxquels d’ajoute la dimension épique de la métaphore « Babel est dans Madrid » v54.

! 2. Une tirade caractéristique de l’esthétique romantique

Cette tirade correspond au principe romantique de la libération de la langue par l'introduction d'un vocabulaire tri-vial (cf. « Plus de mots sénateurs ! Plus de mots roturiers!» dans Réponse à un acte d'accusation de Victor Hugo). Ici, on remarque une forte dislocation de l'alexandrin (p. ex : séparation de l'auxiliaire et du participe rejeté au vers suivant « nous avons » / « perdu » dans les vers 12/13 et 32/33 : procédé proprement scandaleux pour les partisans de la tradition classique). En plus de cet alexandrin malmené, on repère aisément les thèmes typiques du romantisme en-gagé : l’injustice sociale, la supériorité des grands du royaume au dépend des plus faibles...

! 3. Une tirade qui dévoile un héros romantique

Ruy Blas se pose ici bel et bien en qualité de héros, il prend la défense du peuple et s’attaque ainsi à plus fort que lui. L’utilisation du pronom personnel «nous» inclut Ruy Blas dans le peuple face au «vous» des ministres. Par ailleurs, le réquisitoire de RB est structuré, ce qui est une preuve d’intelligence. Le héros romantique allie donc capacités intel-lectuelles et noblesse de coeur : il invoque des valeurs positives ( « vertu », « loyauté », ...), et fait preuve d’intégrité et de courage dans sa dénonciation.

III. La dénonciation du pouvoir politique en place

! 1. Une satire indirecte de la France de 1838

Derrière cette dénonciation des grands d’Espagne se cache en fait une critique de la monarchie de l’Ancien Régime en place en 1838. ombreux points communs entre la situation de l'Espagne et la monarchie de Juillet (Louis-Phi-lippe, surnommé le « roi bourgeois »): le déclin politique de la France en Europe, la complicité du pouvoir politique et du monde de l'argent : c'est le règne de la bourgeoisie et des banquiers avec la devise officielle « Enrichissez-vous ... » (puissants uniquement préoccupés de leur intérêt personnel), la misère extrême du peuple et désintérêt des gou-vernants : accroissement des inégalités entre la bourgeoisie et le monde ouvrier et paysan. C'est donc le gouverne-ment français de cette époque qui est aussi visé dans cette véhémente dénonciation.

! 2. Une affirmation de la pensée politique d’Hugo

En somme, cette tirade se pose en argumentation indirecte puisqu’Hugo fait parler un personnage fictif, dans une situation historique différente du moment de l’écriture, mais tout cela dans le but de dénoncer son propre pays. Il transmet à son personnage sa propre vision de ce que devrait être l'attitude des grands d'Espagne et plus générale-ment de tout pouvoir politique : « intègres », « vertueux », « servir / serviteurs » de la nation et compose un vérita-ble plaidoyer en faveur du peuple. Il applique ici le principe de transfiguration selon lequel l’auteur doit transmettre et amplifier son regard sur la nature humaine à travers ses personnages.

! Pour finir, ce violent réquisitoire de Ruy Blas dénonce les grands du royaume et dévoile avec amertume les conséquences de leurs actions. Le registre épique de la tirade se met ici au service de l’esthétique romantique et permet à Victor Hugo de dénoncer indirectement le pouvoir politique en place.