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D 3S UL 6373 SOPHIH BEAUDOIN LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE : Histoire de l'autre, un manuel scolaire israélo-palestinien Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en histoire pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.) DEPARTEMENT D'HISTOIRE FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC 2007 Sophie Beaudoin, 2007 \£I$>

LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

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Page 1: LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

D 3S UL

6373 SOPHIH BEAUDOIN

LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE : Histoire de l'autre, un manuel scolaire israélo-palestinien

Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

dans le cadre du programme de maîtrise en histoire pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT D'HISTOIRE FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2007

Sophie Beaudoin, 2007 \£I$>

Page 2: LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

Résumé Histoire de l'autre répond à une impasse : l'impossibilité de concilier les expériences nationales

israélienne et palestinienne de la Terre sainte. Les mémoires impérieuses rappellent qu'elles

sont matrices de l'histoire dans ce conflit où la piété filiale envers les martyrs scelle le sort des

vivants. Le manuel prend le parti d'assumer l'impasse en présentant deux versions de trois

événements : la déclaration Balfour, la guerre d'Indépendance/Nakba de 1948 et l'Intifada de

1987. Les limites de l'interprétation historique seraient ainsi repoussées par une histoire

thérapeutique appelant à la reconnaissance de la mémoire de l'autre. Cette quête, plus juste que

vraie, permettrait une résolution pacifique du conflit. Quant à la forme que prendrait le fait

assumé d'une terre matrice de deux peuples, la réalité a peut-être déjà décidé au regard de

l'enchevêtrement des populations et de leurs souffrances mitoyennes. La forme federative

d'Histoire de l'autre ne dévoile-t-elle pas l'irréductible vérité israélo-palestinienne ?

Page 3: LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

Remerciements

Merci à Bogumil Jacek Koss pour ses lumières, ses encouragements et sa confiance. Merci à

Jérôme pour sa patience inusitée et pour son réconfort lorsque je vibrais « trop intensément »

au diapason du conflit israélo-palestinien. Merci à Madeleine et à Lise pour leur enthousiasme

qui m'a accompagnée tout au long de cette année charnière. Merci à mon père et à ma mère

pour leur générosité et leur ouverture d'esprit à l'égard de toutes mes quêtes, même celles qui

m'ont fait rompre avec un premier mémoire. Je ne renie pas ce « grand œuvre » ici, non plus

que ma gratitude envers André Ségal. Merci, enfin, à Histoire de l'autre, dont la lecture a pris,

pour moi, le visage d'un chemin de Damas.

Page 4: LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

Quand les âmes sont grandes, les corps s'épuisent à satisfaire leurs desseins.

Al-Mutannabi

Page 5: LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

Table des matières

Résumé ii

Remerciements iii

Table des matières v

Introduction 1

Chapitre I : La mémoire et soi 9 L'identité narrative 10 Lieux de mémoire 13 La mémoire collective 15 Conflits de mémoires et d'histoires 17 L'interprétation des événements « aux limites » 21 Historien, témoin de son temps 25 Enjeux de l'historiographie israélo-palestinienne 29

Les sources 32 Le juste 34

Chapitre II : La terre et soi 38 Récit national palestinien 40

Contextes d'émergence de la conscience nationale palestinienne 40 Gens de la Terre sainte 41 Ottomanisme, panislamisme et arabisme 42 L'exception palestinienne 45 Résistance 47

1948 et les mythes identitaires 48 Logique de réfutation 50

Evolution du récit national 52 Les voix 52 Mémoire empêchée et historien-combattant 54 Sources et témoignages 56

Récit national israélien 58 Contextes d'émergence de la conscience nationale israélienne 58

L'invention d'une nation de «Juifs nouveaux » 58 Droit historique sur la Terre promise 59 Sioniste d'abord, socialiste ensuite 60 Terre sainte 62 Antisémitisme 64

1948 et les mythes identitaires 65 Evolution du récit national 68

Homo israe/kus 68 Commémoration israélienne 68 Emergence des mémoires 70

Inscription du récit dans la terre 71

Page 6: LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

VI

Destruction des villages palestiniens 72 Archéologie 73 Cartographie 74 Arbre 75

' Etre-territoire - 77

Chapitre III : L'autre et soi 80 Des faits aux événements 81

Portraits 81 Balfour 81 1948 82 1987 83

Schémas des récits palestinien et israélien 84 Balfour 84 1948 : Nakba et guerre d'Indépendance 88 1987 91

Les gestes de la juste mémoire 95 Les exclus 97

Figures féminines 100 Ennemis communs 102 La mémoire empêchée d'un Etat binational 104

Les figures du temps : enjeux de la légitimité 107 Le témoin 107 L'historien-combattant 111 Le temps de la Bible ou le retour du refoulé 112 Hors du temps 114 Temps eschatologique 115

Waqf. 116 La figure du martyr ou l'envers d'Histoire de l'autre 117

Patrimoine traumatique 119 Antisémitisme nécessaire et révolte nécessaire 121 Tsahal 123 De la comparaison 124

Conclusion 127 Nations 132

Bibliographie 138 Source 138 Autour de la mémoire 138 Autour des témoins 138 Écriture de l'histoire 139 Les paysages du conflit 140 Histoire et mémoire du conflit 140 Nationalisme 141 Imaginaires et récits 142

Page 7: LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

Introduction Israël/Palestine est une réalité inédite du fait qu'une même terre soit habitée par deux

peuples qui en font le cadre étatique exclusif de leur identité nationale. Les Palestiniens arguent

le droit de présence, les Israéliens, le droit historique au retour, alors que, majoritairement, les

uns et les autres prennent leur monothéisme pour cadre, tant de la mémoire que de la narration

identitaire. Il n'est une pierre ou un arbre qui ne soit investi totalement par les deux mémoires,

ce qui donne naissance à autant de lieux de mémoire vécus comme exclusifs. Rien

d'exceptionnel à l'existence de lieux de mémoire investis par plusieurs confessions : nous

sommes en Terre sainte. Mais la concurrence des nationalismes israélien et palestinien, depuis

près d'un siècle, a mené à un conflit singulier en raison de la volonté de l'Etat hébreu de

substituer la mémoire israélienne à la mémoire palestinienne de la terre : pierre par pierre, arbre

par arbre, maison par maison. En 1998, les répressions israéliennes, lors de manifestations

commémoratives du cinquantenaire de la Nakba - la Catastrophe palestinienne de 1948 - ,

témoignaient de la crainte des autorités israéliennes que la résurgence de la mémoire de l'autre

n'entache irrémédiablement la sienne, celle du cinquantenaire de l'Etat d'Israël.

De fait, 1998 marqua les imaginaires et influença le processus de paix. La

commémoration délia les voix palestiniennes autour de la mémoire de la Nakba et remit la

question des réfugiés et de leur retour au centre des revendications. Or sur la question du droit

au retour des réfugiés palestiniens issus des événements de 1948 se brisent toutes les tentatives

de règlement négocié, dont les négociations de Camp David en 2000. En 1993, la question

avait été évitée et remise à plus tard : les peuples n'étaient pas prêts, les négociateurs n'ont plus;

le hen de confiance était trop ténu. L'enjeu des accords de paix reposerait donc prioritairement

sur l'interprétation historique de 1948, c'est-à-dire autour du problème de la non-

reconnaissance de la légitimité de l'autre présence sur cette terre et, indissociablement, de sa

lecture de 19482. Qu'importe aux Israéliens que le droit international reconnaisse le droit légal

1 Celle de l'exode de 750 000 d'entre eux, de la perte de leur patrie et de l'éradication de leur espace-mémoire identitaire. Cinquante ans après la Nakba, l 'UNRWA - United Nations Relief and Works Agency - n'a pas terminé son mandat. De 914 000 en 1950, les réfugiés sont passés à 4,3 millions en 2005, attendant toujours que les responsables prennent leurs responsabilités. 2 Bernard Botiveau, « 1948 et le droit au retour. La représentation du passé dans les négociations de paix entre Palestiniens et Israéliens (1993-2000) », dans Nadine Picaudou (dir.), Territoires palestiniens de mémoire, Paris, Karthala, 2006, p. 67.

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et naturel au retour3 des réfugiés palestiniens, les Palestiniens ne seraient pas chez eux en Israël;

la terre étant considérée comme celle du peuple d'Israël en vertu de hens historiques évoqués

dans les récits bibliques par la projection du lien entre Yahvé et son peuple. Selon cette vision,

les Palestiniens qui sont partis ne répondent donc pas à la définition légale de ce qu'est un

réfugié. À cet argument religieux s'ajoute la menace, à terme, du retour de réfugiés palestiniens

sur la nature ethnique de l'État juif; le taux de natalité palestinien étant deux fois plus élevé que

celui des Israéliens . La Loi du retour pour tous les Juifs en Israël, adoptée par la Knesset en

1950, demeurant ironiquement la réponse historique israélienne à la «fausse question» des

réfugiés palestiniens, de même que la suggestion, demeurée lettre morte, de donner la

citoyenneté israélienne symbolique aux morts de la Shoah 5 . Quant aux Palestiniens, la

résolution du problème des réfugiés est perçue comme la condition nécessaire à une

réintégration de l'histoire des nations de laquelle ils furent expulsés en 1948 en perdant leur

patrie : l'un ne peut se faire sans l'autre '. Les Palestiniens sont devenus un peuple, et la majorité

d'entre eux ne veulent pas être nationalisés dans les pays arabes voisins. Se dévoilent ici les

cartes de ce que d'aucuns ont qualifié de. jeu à somme nulle, soit l'enfermement du conflit dans

l'étau des mémoires religieuses et nationales.

Comme une voix prêchant dans le désert, l 'ONG israélo-palestinienne PRIME — Peace

Research Institute in the Middle East - a imaginé un projet de manuel scolaire destiné aux

adolescents des deux peuples : Histoire de l'autre . Le projet s'inspire du courant de révision des

manuels scolaires8 issus des histoires-mémoires nationales défiées, depuis le rnilieu du siècle

dernier, par l'émergence des mémoires « marginales ». Mais ce manuel va plus loin, sinon

3 Le droit naturel est enchâssé dans l'article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. De plus, les résolutions 194, 242 et 338 de l'Assemblée générale de l 'ONU confirment ce droit et définissent le réfugié palestinien comme « une personne qui a eu sa résidence en Palestine entre le 1er juin 1946 et le 15 mai 1948, a perdu son foyer et ses moyens d'existence et a trouvé refuge dans l'un des pays de la juridiction de l 'UNRWA ». Enfin, notons que les Israéliens n'ont pas ratifié le traité de Rome qui instituait la Cour pénale internationale le 11 avril 2002. Ibid., p. 65. 4 lbid., p. 68. 5 Idith Zertal, La nation et la mort. La Shoah dans le discours politique d'Israël, Paris, La Découverte, 2004, p. 9. 6 Botiveau, loc. cit., dans Nadine Picaudou (dir.), op. cit., p. 68-70. 7 Histoire de l'autre, préf. de Pierre-Vidal Naquet, intro. de Sami Adwan, Dan Bar-On, Adnan Musallam et Eyal Naveh, trad, de l'arabe par Rachid .Akel et trad, de l'hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, Paris, Éditions Liana Levi, 2004. La mission de PRIME est de favoriser, par les activités de recherche commune, la coexistence mutuelle et l'établissement de la paix. Les auteurs-scribes d'Histoire de l'autre sont six Palestiniens et six Israéliens, dont neuf professeurs d'histoire et trois de géographie. Pour une présentation de l 'ONG et une description détaillée du projet, Learning Each Other's Historical Narrative in Israeli and Palestinian Schools: A joint Palestinian and Israeli Curriculum Development Project, January, 2002 - December 2007, voir le site : www.vispo.com/PRIME/index.htm 8 Falk Pingel, Guide UNESCO pour l'analyse et la révision des manuels scolaires, Braunschweig, Georg Eckert Institute for International Textbook Revision, 1999.

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ailleurs : il a deux voix, renonçant à réunir deforce les deux expériences antagoniques en un seul

récit historique. Ce qui semble un échec (échec des accords de paix à s'entendre sur une vérité)

est ici transformé en un ouvrage visant le respect du témoignage de l'autre : une quête de juste

mémoire par le geste de reconnaître la mémoire de l'autre plutôt que de la concurrencer ou de

la désavouer. Les deux récits portent sur trois événements cruciaux pour les deux peuples : la

déclaration Balfour de 1917, la guerre d'Indépendance israélienne de 1948 vécue comme une

catastrophe - la Nakba - par les Palestiniens et l'Intifada de 1987.

Tout texte est une énigme. « On ne peut comprendre une œuvre que si on a compris à

quoi elle répond . » Histoire de l'autre répond à un désir de sortir du cycle de la violence, à un

désir d'apaisement entre Israël et les Palestiniens. Constatant l'échec des accords d'Oslo et de

Camp David II, et pris dans la tourmente des attentats kamikazes et de la répression depuis le

début de l'Intifada al-Aqsa, Dan Bar On et Sami Adwan, les deux codirecteurs1" de PRIME,

ont voulu, à travers ce projet, œuvrer pour une culture de la paix. Histoire de l'autre tente de

répondre à une configuration identitaire inédite de la Palestine : la reconnaissance de la

présence de deux mémoires pour une même terre. Il s'agit d'un défi à la configuration générale

— un peuple, une mémoire, une terre, un État — issue des constructions nationales de l'Europe

du XIXe siècle, devenues la norme. Le manuel prend le parti d'incarner un horizon politique - il

en est d'autres - pouvant naître d'une quête de juste mémoire, à savoir deux États pour deux

peuples vivant sur une même terre. Deux peuples : deux récits. Une terre : un manuel.

Si la juste mémoire est l'horizon d'attente ultime d'Histoire de l'autre, la question se pose :

peut-on parvenir à une juste mémoire sans un règlement juste et préalable du conflit ? N'est-ce

pas la paix qui désamorce les mémoires ? La mémoire du conflit israélo-palestinien est une

mémoire vive et à vif. Le conflit persiste et signe, l'expérience du traumatisme étant répétée et

le drame reconduit quotidiennement. Dans le cadre de ce projet, la quête de la juste mémoire

9 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 314. 10 Dan Bar On est professeur de psychologie au département des sciences behavionstes de l'Université Ben-Gounon. Auteur de Legacy of silence: Encounters with Children of the Third Reich (1989); The Indescribable and the Undiscussab/e (1999) et Fear and Hope: Three Generations of Holocaust Survivors' Families (1998). Sami Adwan est professeur d'éducation à l'Université de Bethléem, auteur avec Ruth Firer de l'ouvrage : Israeli-Palestinian Conflict in History and Civics Textbook of Both Nations, Falk Pingel (dir.), Hannover, Verlag Hahnsche Buchhandlung, 2004. Il a aussi publié : The Status of Religious Education in Palestinian Schools, 2001; avec Bar-On, The Palestinian and Israeli Environmental NGOs in Peace Building, Victimhood and Beyond, 2001; et The Role of Palestinian and Israeli NGOs in Peace Building, 2000.

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concernait d'abord les professeurs . Ces hommes et ces femmes ont accepté de vivre le face-à-

face nécessaire à la juste mémoire et ont tenté d'identifier, puis de dénouer les nœuds de

mémoire, mais, comme dans une bulle, en tentant de s'extirper du conflit pour mieux le traiter.

Les rencontres se déroulaient dans un hôtel de la Vieille ville de Jérusalem : « In a way we felt

like in a self-created bubble, disconnected from our hostile surroundings12 », confie l'un des

participants.

Dans le sens thérapeutique donné par Cyrulnik13 d'historisation de la mémoire, de

travail de reconstruction intentionnelle du passé, c'est l'histoire qui est sommée de répondre à

ces mémoires historiques — tout à la fois manipulées, empêchées et obligées - et à une

mémoire vive réfractaire à toute rupture entre le passé et le présent. L'histoire doit répondre,

mais surtout encadrer ces récits identitaires contraints de se ressaisir pour être enfin reconnus.

Cela dit, les histoires nationales de chaque peuple ne se conforment plus « religieusement » aux

mythes nationaux, mais les implications politiques d'une révision historique n'ont pas encore

été digérées, et un pont n'a pas été construit entre les historiens et leur peuple.

Si Histoire de l'autre prend la forme d'un manuel scolaire, c'est que l 'ONG a reconnu une

rhétorique belliqueuse dans les manuels scolaires des deux peuples, inculquant des stéréotypes

qui fondent une culture de la guerre. Or, depuis les accords d'Oslo, les contenus de certains

manuels ont évolué. En effet, constatent Ruth Firer et Sami Adwan14, nulle trace d'incitation à

la haine dans les nouveaux manuels de l'Autorité palestinienne en circulation depuis 2000. Mais

un fait négatif demeurerait : l'Israélien est un occupant qui tue des Palestiniens. Concernant les

manuels scolaires israéliens, le contenu varie selon qu'il s'agit de ceux utilisés par 40 % des

établissements laïques, par 20 % des établissements religieux ou par 20 % des établissements

ultraorthodoxes. L'obstacle à la paix, du côté palestinien, résiderait davantage dans l'injustice et

la violence vécues par les enfants que dans une haine qui serait charriée dans les nouveaux

manuels. Du côté israélien, les contenus ne rendent pas compte des revendications nationales

palestiniennes, ne serait-ce que le fait de nommer les Palestiniens des Palestiniens. En somme,

les vainqueurs ne se posent pas la question des vaincus. Pour l'historien, l'enjeu majeur s'avère

11 Les professeurs ont travaillé dans des équipes mixtes. La présentation autobiographique et le partage des souvenirs personnels relatifs au conflit des membres de l'équipe furent parties intégrantes du processus. Bien que le manuel possède deux colonnes, les professeurs ont conçu le manuel à quatre mains. 12 h t tp : / /www.vispo.eom/PRIME/internat .h tm#3 13 Comme une remémoration, une théâtralisation de la souffrance qui permet de dédramatiser, de revisiter l'oubli. Bons Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, (1999) 2002, p. 122. 1 4 Sami .\dwan et Ruth Firer, The Israeli-Palestinian conflict in history and civics textbooks of both nations, op. cit.

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la réceptivité de ces mémoires nationales à l'égard des discours historiques. En effet, ceux-ci

sont concurrencés par des lectures religieuses du temps, par une piété filiale envers la mémoire

de la communauté et par le devoir de mémoire envers les martyrs issus des tragédies nationales

de ces peuples; pensons évidemment à la Nakba palestinienne et, bien sûr, à la Shoah,

européenne mais recueillie jalousement par la mémoire nationale israélienne comme sienne.

A ce titre, Histoire de l'autre est fragile : dédicace, préface, introduction, avertissements

de l'éditeur, remerciements aux initiateurs du projet15 et aux voix16 reconnues dans l'étude de ce

conflit pour leur contribution au projet, précèdent les deux récits comme autant de prétextes à

désamorcer et orienter le lecteur. De toutes ces voix venues en renfort retenons celle de Pierre

Vidal-Naquet, recueillie dans la préface, et celle de la dédicace à un participant palestinien

décédé durant le projet — mort trop tôt, écrit-on sans plus - ; l'une et l'autre révèlent l'angoisse

qui accompagne le manuel. D'une part, Pierre Vidal-Naquet, auteur d'une charge contre les

négationnistes de la Shoah, autorise le lecteur à accepter l'idée que l'on puisse être pour la

reconnaissance de la mémoire palestinienne sans être un négarionniste de la Shoah. D'autre

part, concernant la dédicace, le fait que l'homme en question, devenu militant pacifiste après

avoir été incarcéré dans les prisons israéliennes, ait participé à ce projet donne une crédibilité

au manuel, du moins aux yeux des lecteurs palestiniens. Ces deux voix autour des martyrs

servent donc à se concilier symboliquement les morts; une manière d'affirmer que ce livre pour

la paix ne trahira pas leur mémoire.

Comme quiconque veut œuvrer pour la paix dans ce conflit, Histoire de l'autre doit

avancer masqué. Sa démarche visant à établir une culture de la paix par le dialogue historique

15 Sur une page entière sont présentés les noms des professeurs et des observateurs internationaux... Comme s'il s'agissait d'une élection devant décider d'un vainqueur, comme si la présence des observateurs protégeait des pressions potentielles de l'autre afin d'infléchir son récit. 16 L ' O N G « La Paix maintenant » (Peace Now!, Shalom Arshav) qui se défunt comme un « état d'esprit » davantage qu'un mouvement. Depuis 1977, elle a organisé de nombreuses manifestations, dont l'une, en 1982, lors de l'invasion du Liban et des massacres de Sabra et Chatila. Elle a milité avec succès pour qu'advienne l'accord entre l'Egypte et Israël. Le mouvement est actif contre la colonisation de la Cisjordanie et tente de contrecarrer l'influence de Goush Emounim, le Bloc de la foi, mouvement politique des colons. Elle est la plus puissante organisation israélienne pour la paix (voir Denisse M. Roca Servat et Kissy Agyeman, « Les coalitions pacifistes palestiniennes et israéliennes », Revue d'études palestiniennes, n" 95, 2005, p. 26-27); Elias Sanbar, traducteur du poète Mahmoud Darwich et historien palestinien; Matthieu Gorse de la maison d'édition Liana Levi; Dominique Vidal, journaliste au journal Le Monde et auteur d'un ouvrage présentant l'œuvre des nouveaux historiens israéliens en France Le péché originel d'Israël; et, enfin, Pierre Vidal-Naquet, un eminent helléniste se déclarant antisioniste. Une manière de sanctionner la valeur du projet et de situer PRIME et le manuel sur l'« échelle » du conflit : pour la paix, mais en empruntant une voie romaine et non des chemins de traverse. 17 Sur le site de PRIME, on précise que l 'homme de la dédicace est mort d'un cancer. Notons que les Palestiniens nomment martyr - shahîd — tous ceux qui sont morts durant le conflit, et non seulement les kamikazes dont le sacrifice est volontaire.

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est décriée par les ministres de l'Education des deux camps, car toute collaboration est

suspecte, perçue comme une trahison de la cause . Ainsi, les récits en question ne sont pas

révisionnistes . On retrouvera, prévient-on d'emblée en introduction, les rhétoriques

historiques habituelles, le défi étant de joindre les récits dans un même manuel et de présenter

la version de l'autre dans la langue maternelle des adolescents"'. Cela dit, subrepticement, des

pas sont faits vers l'autre mémoire, les récits sortent du moule.

Nous nous intéresserons à cet usage thérapeutique de l'histoire qui mire la juste

mémoire sans prétendre pour autant confondre les récits des protagonistes et sans, par ailleurs,

abandonner la visée véritative de l'histoire. Se libère-t-on des abus de la mémoire justement en

reconnaissant à la fois la légitimité et l'irréductibilité de deux expériences singulières d'un

même fait et en écartant l'illusion d'une histoire englobante ? N'est-ce pas la recherche

acharnée d'un même récit, toujours plus proche du « mien », qui pervertit d'entrée de jeu le

projet de mitovenneté ? Deux peuples ne peuvent consentir à un même récit sans d'abord

avoir pu exprimer librement leur propre voix et avoir été entendus. Nous nous proposons

donc d'étudier les gestes posés dans Histoire de l'autre pour atteindre la juste mémoire. Pour ce

faire, nous suivrons, dans les récits, la négociation serrée entre la piété envers la mémoire et le

contrat de vérité qu'exige la méthode historienne. Sans savoir exactement où nous mènera la

lecture du manuel, nous crovons découvrir un autre visage de la vérité : le juste qui naîtrait du

choc des interprétations. Une vérité débusquée patiemment à quatre mains.

Dans le premier chapitre, nous aborderons les enjeux soulevés par l'écriture de

l'histoire dans le contexte d'une guerre doublée d'un conflit de mémoires et les enjeux

singuliers de l'écriture des histoires israélienne et palestinienne. Dès ce chapitre seront mises en

évidence l'emprise de la mémoire de la Shoah sur ce conflit et la nécessité d'adopter une

posture particulière pour appréhender de manière juste les deux mémoires. Dans le second

chapitre, nous présenterons les récits nationaux respectifs : le contexte de formation de ces

consciences nationales, les principaux thèmes des récits, notamment par rapport au moment

fondateur de 1948, de même que leur évolution. Nous terminerons ce chapitre en évoquant la

18 Eval Naveh, « Identity Construcnon in Israel through Education in History », dans Robert I. Rotberg (dir.), Israeli and Palestinian Narratives of Conflict: History's double Helix. Bloomington & Indianapolis, Indianan University Press, 2006. p. 263-264. 19 Dans le sens général entendu par les historiens d'une relecture historique, comme celle des nouveaux historiens israéliens remettant en question certains mythes nationaux de leur société. 2,1 Les séminaires se déroulaient en anglais, et c'est dans cette langue que furent écrits les récits, traduits, ensuite, en arabe et en hébreu. Chaque adolescent a donc lu le récit de l'autre dans sa langue maternelle

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manière dont ces paroles nationales se projettent sur la terre. Dans le troisième chapitre, nous

rendrons compte de notre analyse du manuel. Nous y dévoilerons d'abord les dimensions

retenues et celles occultées dans la construction des trois événements, et ce, pour chaque récit.

Puis, nous déterminerons quels sont les gestes posés par les narrateurs en quête de juste

mémoire. Nous évoquerons ensuite la manière dont ces histoires, apparemment

événementielles, s'arriment à d'autres temporalités pour établir leurs légitimités et rendent

compte d'une dimension proprement anthropologique : être Israélien, être Palestinien. Enfin,

nous ferons ressortir la « revendication » implicite des narrateurs, palestiniens notamment :

l'exigence que soient reconnues par l'autre leurs souffrances de peuple martyr. Au fil de ces

pages, nous ne discuterons pas de l'atteinte ou non des objectifs du projet de PRIME auprès

des adolescents. Nous ne nous demanderons pas si la cohabitation symbolique a permis

d'apprivoiser l'idée, effrayante pour plusieurs, de la cohabitation géographique. Cela dit, après

tant de temps passé en compagnie d'Histoire de l'autre, nous ne pourrons mettre un point final à

ce mémoire sans nous inquiéter, un peu, de son avenir.

Avant d'entamer les enjeux soulevés par l'écriture de l'histoire sous le soleil de plomb

du conflit israélo-palestinien, évoquons les enjeux autour de la paix. Agir pour la paix est, en

soi, un geste de renoncement qui transcende le politique; un geste qui possède un sens

différent pour l'Israélien et le Palestinien. Certes, les uns et les autres s'entendent sur la

dénonciation du mur de « séparation », mais les programmes demeurent distincts, et un climat

de méfiance caractérise les relations. Constatant que la coopération entre les O N G

palestiniennes et israéliennes n'a servi à « rien » depuis Oslo, au regard de la poursuite de la

colonisation, des démolitions de maisons et de l'érection de chekcpoints, et ce, au moment où le

monde encensait la paix, Huwaida Arraf, cofondatrice du Mouvement de solidarité internationale, est

amère : « Pourquoi voulez-vous coopérer avec moi ? Cette coopération est-elle basée sur mon

désir de justice ou sur le vôtre21 ? » Les O N G israéliennes pour la paix, mise à part l 'ONG

d'Uri Avnery - Goush Shalom - , ne remettent pas en question la judéité de l'État hébreu, non

plus qu'elles ne tendent à se préoccuper des droits historiques des Palestiniens". Certains

veulent la paix en échange des territoires. Versant palestinien, étant donné la nature ethnique

du nationalisme sioniste et israélien, il eût été surprenant que les Palestiniens remettent

21 Propos tenus lors d'un entretien avec Adam Shapiro et cités dans Denisse M. Roca Servat et Kissy Agyeman, loc. cit., p. 32. 2 2 lbid.

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chaleureusement les clés de leurs maisons aux nouveaux maîtres en leur disant shalom. Maxime

Rodinson concluait ainsi son article paru en 1967, à la veille de la guerre des Six Jours, dans un

numéro spécial des Temps modernes sur le conflit israélo-palestinien : « Obtenir d'un vaincu qu'il

se résigne à sa défaite n'est pas facile et on ne facilite pas cette démarche en claironnant

combien on a eu raison de le rosser. Il est plus judicieux en général de lui offrir des

compensations. Et ceux qui n'ont pas souffert de la bagarre peuvent (et même doivent je crois)

prêcher le pardon des injures. Ils ont peu de titres à l'exiger . »

21 Maxime Rodinson, « Israël, fait colonial ? », Les Temps modernes, 1967, p. 88. La parution des mémoires de San Nusseibeh, président de l'université Al-Quds, un homme issu d'une des plus anciennes familles de notables palestiniens de Jérusalem, permet de suivre de l'intérieur les efforts peu médiatisés de certains intellectuels palestiniens pour aboutir à une reconnaissance réciproque. Sari Nusseibeh, Once Upon a Country: A Palestinian \jje. New Vork, Strauss and Giroux, 2007.

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Chapitre I : La mémoire et soi Comment ne pas abandonner la visée véritative de l'histoire - ce qui s'est bel et bien passé —

au regard de cette chape idéologique et des paroles impérieuses qui captent chaque moment,

chaque bout de terre pour lui « chuchoter » son histoire, sa mémoire ? Comment, dans un tel

contexte de dénégation, où la fiabilité des témoins oculaires de l'autre camp est déniée, la

confiance peut-elle s'instaurer ? Quand l'autre ne désapprouve pas seulement « mes » actions,

« ma » mémoire, mais « mon » existence ? A quoi bon l'histoire dans ce règne du soupçon ?

L'histoire est réécriture. Si le fait est contenu par le passé qui l'emporte, l'événement, lui,

n'est jamais scellé par un historien qui aurait épuisé le sujet. Les expériences d'un même fait,

d'une même terre, peuvent diverger et, par la suite, donner heu à des témoignages différents,

voire à la construction d'événements qui s'opposent, à des mémoires qui, une fois inscrites sur

le paysage, peuvent produire deux histoires qui se dressent l'une contre l'autre, voire deux

archéologies, deux géographies, deux anthropologies : bref, deux mondes recomposés par

chaque peuple, des origines au présent. Or la perception cognitive ou la sémiotique culturelle

ne portent pas, seules, l'explication de ces écarts. Si l'opération historiographique ne mène pas

à une histoire unifiée et décantée , c'est aussi en raison d'un filtre idéologique, dont le déni de

la mémoire de l'autre et la mémoire manipulée25 seraient des symptômes, par ailleurs non

réductibles à ce phénomène.

Qui veut interpréter le conflit israélo-palestinien en historien est confronté à des

problèmes tant épistémologiques qu'éthico-politiques : la représentation du passé et le juste.

Ces problèmes concernent quiconque fait œuvre d'histoire, mais s'imposent avec une acuité et

une résonance existentielle dans le contexte du conflit israélo-palestinien. Les enjeux sont

multiples, les belvédères et les écueils aussi. Les enjeux concernent prioritairement les usages

de la mémoire et de l'histoire dans un contexte de confrontation asymétrique. Nous référons

24 « Dans la mesure où les événements attestés auxquels s'intéressent les historiens sont des événements tenus pour importants, significatifs, ils débordent de la sphère perceptive et engagent celles des opinions; le sens commun présumé est un monde doxique particulièrement fragile qui donne lieu à des discordances qui sont des désaccords, des différends, donnant heu à controverse. C'est sous cette question que se pose la question de la plausibilité des arguments avancés par les protagonistes. Place est ainsi faite à la logique argumentative de l'historien et du juge. » Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 208, note 29. 25 Ricœur distingue trois formes d'abus, dans le sens de mésusage, de la mémoire naturelle : la mémoire empêchée (niveau pathologique-thérapeutique), la mémoire manipulée (niveau pratique) et la mémoire obligée (niveau éfhico-politique). lbid., p. 82-111. Voir aussi la réflexion de Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2004.

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ici « au non-dit du statut social de l'histoire en tant qu'institution sociale"' ». Les Israéliens

disposent d'un État, depuis plus de cinquante ans, d'une force militaire et d'une économie

solide; les Palestiniens sont un peuple sans Etat et sous occupation. Les deux historiographies

portent indubitablement l'empreinte de l'état social de leurs « narrateurs ». Concernant les

belvédères, soit le « "heu" d'où l'historien parle" », il s'agit de poser les limites et les potentiels

de l'interprétation du passé au regard de l'expérience des acteurs, sans adhérer pour autant à

une nationalisation" de la vérité ou à la croyance en la possibilité d'une position de surplomb.

Enfin, deux écueils nous guettent du point de vue du discours historien. D'une part, réduire les

récits contenus dans le manuel scolaire Histoire de l'autre à des idéologies, en échouant à faire

ressortir leur discordance dans le paysage narratif et leur dimension anthropologique. D'autre

part, réduire les deux communautés historiques à leurs récits29. Dans ce chapitre, nous

présenterons l'architecture conceptuelle de notre démarche et les enjeux des historiographies

israélienne et palestinienne.

L'identité narrative Les Palestiniens et les Israéliens ne sont pas des essences immuables et belliqueuses,

qui auraient survécu, inaltérées, des origines du monde jusqu'à aujourd'hui sur la terre enjeu de

leur duel présent. Cette mise au point s'impose.

La mémoire est critère d'identité, nous dit Paul Ricœur. Elle en serait la sève autant que

la semence, ajouterions-nous. « Que signifie en effet rester le même à travers le temps ? » Il y

aurait deux manières d'être identique : idem, l'identité immuable, et ipse, l'identité mobile du soi

dans sa condition historique'1, les autres possibles en soi. Ce hen entre mémoire et identité ne

peut être résolu sans la forme de mise en scène et de « mise en sens » que consume la

narration °. Tant pour les individus que pour les peuples, l'identité narrative sera entendue dans

26 Paul Ricœur, op. cit., p. 210. 2~ lbid., p. 211. 28 Pour reprendre une expression utilisée par Maxime Rodinson dans le contexte d'une réponse aux critiques de l'orientalisme, d'Edward Saïd notamment. 29 Roger Chartier, «Le monde comme représentation». Annales. Histoire, Sciences Sociales, 1989, vol. 44, n° 6, p. 1517, et Paul Ricœur « [...] la pratique du récit consiste en une expérience de pensée par laquelle nous nous exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes ». Temps et récit, op. cit., p. 44". 30 Ricœur, MHO, op. cit.. p. 98. 31 Ricœur, Parcours de la reconnaissance : trois études. Pans, Stock, 2004, p. 153. 52 Ricœur, Temps et récit, op. cit.. p. 443. 3Î L'identité idem demeure l'ancrage de l'identité narrative qui introduit un mouvement dialectique avec l'idennté ipse. Idem comme le caractère de l'identité, son code génétique; Ipse comme la promesse de l'identité, la fiction de soi. Voir Ricœur, Parcours de la reconnaissance, op. cit., p. 154.

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ces pages comme « conscience d'identité d'une communauté », « issue de la rectification sans

fin d'un récit antérieur par un récit ultérieur, et de la chaîne de refigurations qui en résulte35».

C'est ainsi, par ces processus de recouvrement et d'invention indubitablement sélectifs, que le

soi donne sens à son expérience du temps par la médiation du récit.

En effet, si nous sommes « les héritiers de la tradition », notamment en raison de notre

prise de parole que constitue le récit, cette tradition est, de génération en génération, construite

par nous, puis transmise; elle est l'héritage mis à l'épreuve du présent. À propos des traditions

religieuses en Terre sainte, Maurice Halbwachs écrit :

C'est ainsi que, pour une communauté nouvelle, les traditions de groupes plus anciens sont les supports naturels de ses souvenirs propres, qui les affermissent, et les soutiennent comme des tuteurs. Ainsi ils gagnent peu à peu plus d'autorité, et comme une consécration. Mais en même temps, et à la longue, elle entraîne ces traditions dans le courant de ses souvenirs, elle les détache d'un passé de plus en plus obscur, de cette nuit des temps où ils semblent se perdre, et elle les transforme en les faisant siens36.

Les peuples inventent leurs traditions en s'inspirant des autres, en invoquant le passé

pour instaurer l'illusion de continuité d'une tradition, des « origines » à aujourd'hui, afin,

notamment, de légitimer des projets politiques ou la cohésion d'un groupe37. Ainsi, « l'identité

narrative que nous héritons de l'histoire n'est jamais stable ni fermée ».

Envers la mémoire proche de l'imagination, l'identité narrative est à la fois

reconnaissante et rancunière. Oscillant entre la « composante historique du récit sur soi-même,

[qui] tire celui-ci [le récit] du côté d'une chronique soumise aux mêmes vérifications

documentaires que toute autre narration historique » et « la composante fictionnelle [qui] le tire

du côté des variations imaginatives qui déstabilisent l'identité narrative 9 », l'identité narrative

est sombre et lumineuse dans le même souffle. Fragile en raison de son « caractère purement

34 Paul Ricœur, Temps et récits, op. cit., p. 339. Le concept est pertinent pour nous, Ricœur donne d'ailleurs l'exemple de l'Israël biblique : « [...] c'est en racontant des récits tenus par le témoignage des événements fondateurs de sa propre histoire que l'Israël biblique est devenu la communauté historique qui porte ce nom. Le rapport est circulaire : la communauté historique qui s'appelle le peuple juif a tiré son identité de la réception même des textes qu'elle a produits ». lbid., p. 445. De même, c'est tout le propos de Maurice Halbwachs de dévoiler à quel point la Terre sainte, espace symbolique, est tout entière imprégnée du sens conféré par les textes matriciels s'éprenant d'elle, dans La Topographie légendaire des évangiles en terre sainte, préf. de Fernand Dumont, Paris, PUF, 1971 (1941). 35 Ricœur, Temps et récits, op. cit., p. 446. 16 Maunce Halbwachs, op. cit., p. 144. 37 Éric Hobsbawn et Terence Ranger (dir.), L'invention de la tradition, trad, de l'anglais par Chnstine Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2006. 38 Jean Grondin, L'herméneutique, Pans, PUF, 2006, p. 89. 19 Ricœur, Temps et récits, op. cit., p. 446.

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présumé, allégué, prétendu ' » (même le concept de nation confond les chercheurs qui tentent

de le définir), la part d'ombre de l'identité repose sur trois failles. 1) Son rapport difficile au

temps du fait qu'elle vive au diapason de la mémoire, qui peut la mener à un « glissement dans

la dérive, conduisant de la souplesse, propre au maintien de soi dans la promesse, à la ngidité

inflexible d'un caractère, au sens quasi typographique du terme41 ». 2) La confrontation avec

autrui, soit l'intolérance à l'égard de l'autre parce que autre, et perçu comme une menace.

3) Enfin, l'héritage de la violence fondatrice, celle de l'événement fondateur d'un État par

exemple, signifiant « pour les uns gloire, pour les autres, humiliation42 ». Par ces interstices

s'infiltrent les « mésusages de la mémoire », dont la négation de celle-ci est une figure centrale

et funeste. Ce sont les enjeux de pouvoir et l'idéologie, ce « processus opaque », inavouable et

complexe, qui s'invitent ici dans la démarche de narration de soi.

J'ai proposé de distinguer trois niveaux opératoires du phénomène idéologique, en fonction des effets qu'il exerce sur la compréhension du monde humain de l'action. Parcourus de haut en bas, de la surface à la profondeur, ces effets sont successivement de distorsion de la réalité, de légitimation du système du pouvoir, d'intégration du monde commun par le moyen de systèmes symboliques immanents à l'action. Au niveau le plus profond où se tient Clifford Geertz, le phénomène idéologique paraît bien constituer une structure indépassable de l'action, dans la mesure où la médiation symbolique fait la différence entre les motivations de l'action humaine et les structures héréditaires des comportements génétiquement programmés .

De plus, c'est le caractère sélectif du récit, scellant mémoire et identité, qui permet les

manipulations à travers les remémorations et les oublis ciblés ; qui permet aussi de rejouer les

cartes, et d'être touché par la part lumineuse. Sous certaines réserves et à certaines conditions,

bien sûr, l'homme est capable : je peux parler, je peux agir, je peux raconter une histoire et me

raconter, je peux me tenir responsable de mes actions, nous dit Ricœur.

Si, en effet, les faits sont ineffaçables, si l'on ne peut plus défaire ce qui a été fait, ni faire que ce qui est arrivé ne le soit pas, en revanche, le sens de ce qui est arrivé n'est pas fixé une fois pour toutes; outre que les événements du passé peuvent être interprétés autrement, la charge morale liée au rapport de dette à l'égard du passé peut être alourdie ou allégée, selon que l'accusation enferme le coupable dans le sentiment douloureux de l'irréversible ou que le pardon ouvre la perspective d'une délivrance de la dette qui équivaut à une conversion du sens même de l'événement43.

« L'histoire est fille de mémoire », nous dit Paul Veyne. Sagace, la métaphore de

filiation, qui rejoint l'idée de matrice chère à Ricœur, nous oriente vers le chemin

411 Ricœur, MHO, op. cit., p. 98. 41 lbid., p. 99. 42 lbid., p. 98-99. 43 lbid, p. 100. 44 lbid., p. 103. 45 Ricœur, « La marque du passé », Revue de Métaphysique et de Morale, n° 1, 1998, p. 29.

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psychanalytique, puisqu'il s'agit pour le passé de rejaillir dans le présent à travers un hen de

piété filiale, en quelque sorte indubitable, et à travers une rupture salutaire - le deuil - pour

qu'advienne un second règne de mémoire ayant son rythme et ses espoirs neufs. « Non

seulement les hommes du passé, imaginés dans leur présent vécu, ont projeté un certain avenir,

mais leur action a eu des conséquences non voulues qui ont fait échouer leurs projets et ont

déçu leurs espoirs les plus chers46 » : une fois dévoilées et entendues, ces promesses non tenues

peuvent contribuer, nous dit Ricœur, à guérir les consciences historiques de certains peuples

traumatisés, notamment le récit des événements fondateurs, tel que vécu et porté par l'usage

des traditions47.

Ainsi, Israéliens et Palestiniens sont tout à la fois inventions contingentes et héritiers du

passé, et leurs Hens avec les cadres imaginaires de leurs mémoires demeurent inédits au regard

des impératifs du moment présent, heu de médiation entre l'horizon d'attente et le champ

d'expérience.

Espoir et mémoire ou, d'une manière plus générale, attente et expérience - car l'attente embrasse plus que le seul espoir tout comme l'expérience va plus profond que la simple mémoire — sont constitutifs à la fois de l'histoire et de sa connaissance et la constituent en montrant et en construisant jadis, aujourd'hui ou demain, le rapport interne existant entre le passé et l'avenir48.

Au fil des ans, les identités collectives israélienne et palestinienne se sont surtout constituées

autour d'un noyau politique à visée nationale servant de paravent à d'autres duels , et faisant

de l'ombre aux alliances potentielles entre, par exemple, peuples sémites, adeptes de religions

monothéistes, citoyens moyen-orientaux, poètes, etc. Le duel ultime étant celui à l'issue duquel

la terre de Palestine ou d'Eretz Israël serait possédée sans partage.

Lieux de mémoire Au sens premier du terme, ce conflit en est un de Heu de mémoire, c'est-à-dire un « Heu

réel ou symbohque dans lequel s'incarne la mémoire coUective d'une communauté " ». En effet,

la Terre sainte constitue un enjeu symbohque primordial au regard de la formation des identités

46 lbid, p. 30. 4 7 lbid. 48 Reinhart Koselleck, Le futur passé. Contribution à une sémantique des temps historiques, trad, de l'allemand par Jochen et Marie-Claire Hoock, Pans, EHESS, 1979, p. 310. v > Entre religieux et laïcs, entre récents et anciens immigrants, entre exilés et habitants, entre Arabes israéliens et palestiniens, entre sabras et immigrants, entre Juifs vivant en Palestine avant le sionisme et les Israéliens enfants du sionisme, entre fondamentalistes religieux et modérés, entre libéraux et socialistes, entre traditionalistes et modernistes, entre élites et peuples, etc. 5 0 Entrée Mémoire, Le Petit Robert.

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collectives, bien davantage qu'une superficie à conquérir ou à reconquérir. Pierre Nora a défini

les Heux de mémoire comme étant « toute unité significative d'ordre matériel ou idéel dont la

volonté des hommes et le travail du temps a fait un élément mémoriel d'une quelconque

communauté51 ». Malgré les différences irréductibles entre l'histoire nationale française, à

laquelle se réfère Pierre Nora, et l'histoire du conflit israélo-palestinien52, nous garderons ce

concept en tête. Il nous permettra de lire les trois événements retenus dans le manuel Histoire de

l'autre comme autant de Heux où les identités narratives des deux groupes se reconfigurent. Il

sera comme un levier pour cerner le rapport de la mémoire coUective de ces peuples avec leur

espace, leur terre. Enfin, le concept nous permettra d'aborder la commémoration comme une

intention de mémoire qui fonde le Heu de mémoire.

Dès la création de l'État d'Israël fut mise en place une poHtique étatique de la

commémoration en vue de donner des assises à l'identité nationale israéhenne. Le paysage

participait évidemment de cette visée et devint « l'aboutissement ou, pour le moins,

l'expression d'idéologies qui se sont traduites par des pratiques d'aménagement du territoire

dans le but de matériahser les récits historiques et les valeurs du nouvel État hébreu54 ». Au

premier chef, les énergies dévouées à la constitution patrimoniale de la nation israéhenne

furent concentrés sur les sites et les vestiges archéologiques , dans la mesure où il s'agissait,

pour l'État sioniste, d'ériger une culture matérieUe légitimant l'antériorité de la présence en

Terre sainte et, par le fait même, de donner de la « chair » au récit bibhque. A propos de la

constitution d'un Heu saint, Maurice Halbwachs écrivait :

Il y a je ne sais quoi de mécanique dans la force qui retient les hommes autour d'un lieu consacré. Mais pour qu'un heu joue ce rôle, il ne suffit pas que s'y rattachent quelques souvenirs individuels. C'est du jour où un culte est organisé, du jour où ce heu devient le point de ralliement de tout un

51 Pierre Nora, « Comment écrire l'histoire de France », Les lieux de mémoire, t. 3, vol. 1 : Les France, Paris, Gallimard, 1997, p. 20. 52 Nora a résumé le choc mémoriel en deux points : accélération de l'histoire et décolonisation de l'histoire; décolonisation mondiale, intérieure et idéologique. Dans le conflit qui nous occupe, il n'y a pas de décolonisation de l'intérieur qui permet de la comparer à la situation en France par exemple. Certes, il est d'innombrables mémoires qui vivent derrière le paravent de l'histoire nationale israéhenne, mais la seule brèche à celle-ci, qui retentit hors frontière, est, dînons-nous, celle des nouveaux historiens israéliens. 53 Les trois événements sont, rappelons-le, la déclaration Balfour de 1917; 1948 : la guerre d'Indépendance et la Nakba; et l'Intifada. Le lieu de mémoire permet l'histoire au second degré; non plus l'analyse de l'événement, mais celle de ses réemplois. 54 Chnstine Pirinoli, « Effacer la Palestine pour construire Israël. Transformation du paysage et enracinement des identités nationales », Etudes rurales, 2005, 173-174, p. 67. 55 Voir Jean-François Mondot, Une bible pour deux mémoires : archéologues israéliens et palestiniens. Pans, Stock, 2006. Nous y reviendrons au second chapitre.

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groupe de croyants, qu'il se transforme en heu saint, et que la force d'inertie qui est en lui se manifeste au dehors, dans le monde des consciences humaines56.

La mémoire collective La mémoire, sous la loupe du chercheur, se déchne en maintes figures, c'est la mémoire

coUective de Maurice Halbwachs que nous retenons; plus encore, ses cadres sociaux de la

mémoire, puisque nous ne nous souvenons pas seuls. L'individu participe véritablement à une

mémoire coUective, car son travail de mémoire opère dans un cadre social : là des souvenirs qui

ne l'intéressent que parce qu'ils le distinguent du groupe et ici des souvenirs qui le Hent au

groupe . Si la mémoire individueUe utihse les cadres collectifs, notamment le langage et les

cadres reHgieux, « pour recomposer une image du passé qui s'accorde à chaque époque avec les

pensées dominantes de la société », eUe se souvient de ce qu'eUe a vécu afin de répondre aux

défis du présent. Ainsi, eUe ne se confond ni à la mémoire coUective ni aux autres mémoires.

La mémoire individueUe serait un Hen commun aux mémoires coUectives et aux courants de

mémoire. EUe serait dépositaire de courants de culture virtuels, de représentations sociales,

qu'eUe actuahserait selon qu'eUe entend observer le monde en poète, en mathématicien, en

pohticien . Ces représentations sodales, Roger Chartier les distingue en trois modaHtés :

[...] d'abord le travail de classement, et de découpage qui produit les configurations intellectuelles multiples par lesquelles la réalité est contradictoirement construite par les différents groupes qui composent une société; ensuite les pratiques qui visent à faire reconnaître une identité sociale, à exhiber une manière propre d'être au monde, à signifier symboliquement un statut et un rang; enfin, les formes institutionnalisées et objectivées grâce auxquelles des représentants (instances collectives ou individus singuliers) marquent de façon visible et perpétuée l'existence du groupe, de la communauté ou de la classe60.

Lors du jailHssement ou de l'appel du souvenir, plutôt qu'une identification entre la

mémoire collective et individueUe, « une interaction multiforme61 » entre ces deux mémoires se

donnerait à voir. Même une représentation originale naîtrait de « l'expérience de notre

participation à un grand nombre de groupes62 », et de la complexité de leurs croisements.

Nous dînons volontiers que chaque mémoire individuelle est un point de vue sur la mémoire collective, que ce point de vue change suivant la place que j'y occupe, et que cette place elle-même change suivant les relations que j'entretiens avec d'autres milieux. Il n'est donc pas étonnant que, de

56 Maurice Halbwachs, Topographie légendaire, op. cit., p. 126. 57 Maunce Halbwachs, I M mémoire collective, postface et édition cntique de Gérard Namer, Pans, Albin Michel, 1997 (1950), p. 97. 58 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, postface de Gérard Namer, Paris, Albin Michel, 1994 (1925), p. VIII. 59 Halbwachs, \ M mémoire collective, op. cit., p. 265. 60 Roger Chartier, loc. cit., p. 1513-1514. 61 Halbwachs, op. cit., p. 266. 62 lbid., postface de Gérard Namer, p. 269.

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l'instrument commun, tous ne tirent pas le même para. Cependant lorsqu'on essaie d'expliquer cette diversité, on en revient toujours à une combinaison d'influences qui, toutes, sont de natures sociales63.

Concernant les événements qui affectent le groupe national, mais qui sont vécus de loin

par l'individu, notamment par la presse ou les récits des témoins, Halbwachs écrit : « je peux les

imaginer; U m'est impossible de m'en souvenirM ». Il nomme ce type de mémoire

d'emprunt mémoire historique. Pour que l'événement historique devienne significatif pour

l'enfant, û doit être médiatisé par la famiUe, par les proches65. Ricœur ajoute, concernant le rôle

des proches et de la transmission intergénérationneUe dans l'œuvre de mémoire, qu'Us sont en

fait « un plan intermédiaire de référence où s'opèrent concrètement les échanges entre la

mémoire vive des personnes individueUes et la mémoire pubhque des communautés auxqueUes

nous appartenons ». Sans la médiation d'un groupe d'identification, le sens d'un événement

demeure muet pour la mémoire individueUe. C'est aussi en référence à ce Hen générationnel

que la dette ressentie envers le passé se transmet et que le devoir de mémoire s'insère dans le

sentiment intime de la piété fiHale. Nous pensons ici au culte des martyrs et aux victimes

héritières. Nous ne saunons trop insister sur cette médiation intense et fortement orientée dans

le conflit israélo-palestinien, à tel point que les expériences individueUes et nationales se

fondent' . Dès lors, la mémoire historique nationale devient un cadre rigide qui s'impose à

tous, qui modèle la perception des événements et le récit qu'on en fait, bien que d'une manière

particulière ou différente pour chaque groupe .

Tandis que le récit national palestinien s'est imposé par le bas en raison de l'absence

d'État69 et de la répression-bâiUonnement de son expression par les autorités israéhennes, le

récit national israéhen est fortement institutionnaHsé. Les croyances qui le fondent sont

omniprésentes dans toutes les sphères de la société. EUes sont véhiculées dans les

conversations, la télévision, les aUocutions des pohticiens, les émissions de télévision, l'armée,

63 lbid.. p. 94. 64 lbid.. p. 99. 65 lbid.. p. 106-112. 66 Ricœur, MHO. op. cit.. p. 161. 67 Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 128. (* L'État israéhen exige de tous (hommes et femmes) qu'Us fassent leur service militaire. Cette participation introduit dans la mémoire individuelle de presque tous les Israéliens l'impéneuse mémoire nationale. De même, la menace d'attaques kamikazes ou la présence des soldats dans les cafés et les autobus ne permettent pas d'oublier le conflit. Cela dit, vainqueurs, ils ne sont pas confrontés chaque jour à cette présence « contraignante », lot d'un peuple sous occupation, qui dicte et scande le quotidien des Palestiniens : leurs déplacements, leur gesnon civile quotidienne, leurs svmboles, etc. '•'' Du moins jusqu'aux accords d'Oslo et le retour de l'Autonté palestinienne.

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les écoles et les pratiques commémoratives ". Cependant, si la mémoire historique peut investir

profondément les mémoires individueUes, eUe peine à infiltrer ces mémoires de citoyens de

seconde zone ou de citoyens s'identifiant à des mémoires concurrentes; mémoires qui

constituent autant de « bémols » à l'unité du récit canonique dont eUes sont évincées. Pensons

ici à ces étranges « avalés » que sont les Arabes israéhens demeurés dans les frontières de 1949

et, depuis 1967, les « sujets » Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza occupés. Pensons aussi aux

Druzes, aux Séfarades, même aux Ashkénazes qui constituent historiquement le noyau dur du

sionisme, dont on ne peut présumer de l'assentiment total au récit national.

Premièrement, les idéologies officielles des États et des mouvements ne permettent pas de découvrir ce qui se passe dans l'esprit des citoyens, fussent-ils les plus sincères de leurs partisans. Deuxièmement, et plus précisément, nous ne pouvons affirmer que pour la plupart des gens l'identification nationale - quand elle existe - exclut les autres identifications possibles qui constituent l'être social d'une personne, ou leur soit toujours supéneure. En fait, elle est toujours associée à des identifications d'autres types, même quand elle est considérée comme supéneure à celles-ci. Troisièmement, l'identification nationale, avec ce qu'elle est censée sous-entendre, peut changer et se modifier au fil du temps, même au cours de périodes assez brèves71.

Ce rapport complexe entre mémoire individueUe et mémoire coUective demeure une

énigme à manier avec précaution. Sur ce thème, de même que sur le calque de l'idée de conflits

de mémoire entre individus sur les rapports entre les mémoires des peuples, Joël Candau pose

des limites. De la même manière, dit-U, que la thèse d'Huntington sur le choc des civilisations

est discutable, l'insistance sur les conflits de mémoire se fait « toujours aux dépens de la mise

en évidence des soHdarités mémorieUes, transcultureUes ou panhumaines, bien réeUes " ». Dans

le contexte de notre analyse, la mémoire coUective laisse sa trace dans les récits nationaux,

notamment par la présence de mythes, de thèmes et de personnages significatifs.

Conflits de mémoires et d'histoires Si le passé est un piher essentiel de l'identité, la question se pose de savoir comment la

narration de soi définit nos rapports avec les autres. Se déploie ici le champ de bataiUe des

conflits de mémoires73 dont l'histoire ne sort pas indemne. « Indispensable à l'histoire », la

70 Daniel Bar-Tal et Gavriel Salomon, « Israeli-Jewish Narratives of the Israeli-Palestinian Conflict », dans Rotberg (dir.), op. cit., p. 33. 71 Éric Hobsbawn, Nations et nationalisme depuis 1780 : programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, 1992 (1990), p. 22. 72 Joël Candau, «Conflits de mémoire : pertinence d'une métaphore», dans Véronique Bonnet (dir.), Conflits de mémoire, Pans, Karthala, 2004, p. 31. 7 3 Nous retiendrons cette expression de conflit de mémoire en employant toutefois le pluriel à mémoire pour évoquer le sens de conflit entre des mémoires historiques plutôt donc que le sens d'un conflit de nature mémoriel ou de mémoire. 74 Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? » n° 3160, 1996, p. 59.

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IK

mémoire invoquée et monopohsée pour le salut de la nation ne peut, ainsi manipulée, que

déteindre sur le savoir historique.

Si Ricœur parle de coupure épistémologique entre histoire et mémoire, c'est tout de

même ensemble qu'eUes permettent la représentation du passé. Cette visée de représentation

marque toutes les étapes du travaU historien75, mais eUe n'est pas aussi performante à chaque

étape. Si l'écriture historienne est rhétorique, la critique de source permet davantage.

Strictement parlant, une source ne peut jamais nous dire ce que nous avons à dire. Mais elle nous empêche, par contre, d'avancer des propositions que nous n'avons pas le droit de faire. Les sources ont un droit de veto. Elles nous interdisent de nsquer ou d'admettre des interprétations que d'autres sources révèlent comme totalement fausses ou inacceptables. Des dates erronées, des séries de chiffres fausses, des motivations inventées, de fausses analyses psychologiques : la critique des sources permet de détecter cela et bien plus encore76.

Cela dit, de part en part, nous dit Ricœur, l'opération historiographique est

interprétation. Aussi, afin de s'approcher du « référent-passé du discours historique » et de

répondre au défi posé par « la revendication de vérité », l'auteur introduit la notion de

représentant. Il s'exphque longuement sur ce choix et ses limites , mais voici une définition :

« Le mot représentant condense en lui-même toutes les attentes, toutes les exigences et toutes

les apories Hées à ce qu'on appeUe par aiUeurs l'intentionnaHté historienne : eUe désigne

l'attente attachée par la connaissance historique à des constructions constituant des

reconstructions du cours passé des événements . » Cette notion intègre les idées de

substitution et de présentation reconnues récemment par d'autres historiens comme étant

intimement Hées à l'idée de représentation.

L'altérité entre histoire et mémoire se situerait au niveau de leur prétention respective :

vérité pout l'histoire, fidélité pour la mémoire. Le jeu se définirait comme suit entre mémoire et

histoire : 1) la structure fiduciaire du témoignage qui survit dans la nature indiciaire du

75 « [...] à la phase documentaire, ce sont les témoignages écrits ou même oraux et les autres "indices" (dans le vocabulaire de Carlo Ginzburg); à la phase de l'explication/compréhension, c'est le doublet [...] de la représentation au sens de l'opération historiographique elle-même et de la représentation comme objet spécifique de l'investigation portant précisément sur les "représentations sociales"; [...] reste la représentation histonenne, offerte par l'écrivain à ses lecteurs, et tissées de narrations, d'images, de tropes et autres tours rhétoriques ». Paul Ricœur, « Approches histonennes, approches philosophiques », Le Débat, n° 122, 2002, p. 46. 76 Reinhart Koselleck, op. cit., p. 184. 77 Ricœur, MHO, op. cit., p. 359-369 78 lbid., p. 359. 79 Notamment Roger Chartier, Au bord de la falaise, Carlo Ginzburg, « Représentation : le mot, l'idée, la chose », .\nnales, 1991, n° 6, et Louis Marin, Portrait du roi;\es réflexions de ces historiens alimentent Ricœur tout au long de la deuxième partie - Histoire/Épistémologie - de MHO, notamment la section La représentation histonenne, op. cit., p. 302-372.

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document; 2) l'immédiateté de la réminiscence comparativement à la construcuon de

l'exphcation historique; 3) la représentation du passé comparativement à l'intention de vérité de

l'histoire, soit la reconnaissance histonenne8". Mais U y aurait un pnvUège de la mémoire,

matrice de l'histoire81. À propos de ce privUège, Ricœur distingue « entre la mémoire comme

capacité fondamentale de remémoration et les mémoires qui exercent cette capacité dans des

conditions effectivement historiques s~ ». La « condition matricieUe » serait l'apanage de la

première figure.

Concernant la mémoire phénoménologique, eUe serait représentation du passé en trois

sens : présence d'une absence ayant été, à savoir rimage-souvenir; eUe serait anamnèse, c'est-à-

dire la reconnaissance du souvenir recherché; et, enfin, eUe serait attribution du souvenir à un

sujet se remémorant . C'est sur ce dernier point que tout se joue entre la mémoire et l'histoire;

en ce sens que la « mienneté » de la mémoire qui fonde l'identité du sujet permet de décliner la

mémoire au pluriel. De la contestation de la version d'une autre mémoire par un sujet se

remémorant naissent les conflits de mémoires, les conflits de récits mémoriels, et ce, tant sur le

plan individuel que coUectif. C'est dans cet interstice que la mémoire et l'histoire croisent le

fer : « [...] lorsque des coUectivités se désignant comme un "Nous", sujet coUectif d'attribution

du phénomène mnémonique, voient la fidéhté présumée de leur remémoration confrontée à la

vérité eUe aussi présumée, mais sur une base critique, du discours critique ».

Cela dit, l'histoire n'est pas hors de portée de ces conflits d'interprétation, notamment

quand l'écart entre la mémoire d'un groupe et l'historiographie qui s'y greffe est mince. Ici, la

distance et le « sens du révolu83 » manquent. Il serait en effet impossible dans un tel cas,

comme celui qui nous occupe, de « délimiter la place des morts, afin de Hbérer la place des

vivants. Les places sont encore confondues. Le deuil inachevé ne permet pas l'édification de ce

8,1 Ces écarts sont soulignés par Chartier suite à sa lecture de MHO, et repns avec quelques nuances par Ricœur, « Approches histonennes, approches philosophiques », loc. cit., p. 43. 81 « Il ne suffit même pas de dire que la mémoire reste matnce d'histoire à titre de gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé. Il faut aussi dire comment la mémoire instruite, mais aussi traumatisée par l'histoire, prend en charge l'histoire. » lbid.. p. 45. La mémoire est non pas, donc, matnce par rapport aux usages de la mémoire. Nous comprenons le point de vue matriciel de la mémoire du point de vue de la phénoménologie; il ne peut en être ainsi d'un point de vue historiographique, nous semble-t-il, où la mémoire devient usage. Si le statut matnciel demeure dans l'opéranon histonographique, c'est par la mémoire de l'histonen; il n'en tient qu'à lui d'en faire bon usage. 82 lbid., p. 56. » lbid.. p. 46. / c^A. 84 lbid.. p. S"7. /'<£>/ 85 lbid.. p. 59. *

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tombeau scnpturaire que serait une histoire "distanciée" ,;6 ». Les histoires israéhennes et

palestiniennes entretiennent avec leurs mémoires ce rapport caractéristique des mémoires

d'événements récents : « d'une proximité si intime [...] qu'eUe frise l'identité - l'histoire n'est

alors, à peu de chose près, que l'habillage d'une mémoire87 ». Dans ce contexte, ne serait-ce

donc, entre histoire et mémoire, qu'une lutte impitoyable ? Il semble en effet pratiquement

impossible de ne pas voir les différents savoirs captés par les mémoires, et instrumentaHsés par

eUes.

Mémoire qui tente de vassahser l'histoire et histoire qui tente de mater la mémoire en la

réduisant à un objet de son enquête. Si l'ascendant de la mémoire sur l'histoire n'est pas à

prouver - Ricœur parle de chapitre manquant dans Mémoire, histoire, oubli concernant la prise en

charge de l'histoire par la mémoire - , U serait utile de mesurer queUe prétention peut avoir

l'histoire sur la mémoire en état d'abus. Nous entendons ici, non pas du point de vue de son

devoir de corriger une mémoire abusive - dans le sens de prendre position en tant que citoyen

usant, dans l'arène pubhque, de sa posture critique historienne —, mais plutôt du point de vue

des conditions d'efficacité de cette historisation de la mémoire. Ricœur, pour éclairer le rôle

joué par une mémoire matrice, dit : « Il y a bien des interprétations de la fonction matricieUe de

la mémoire par rapport à l'histoire, et rien ne s'oppose à accorder que "la mémoire vit sa vie

autonome". EUe repasse au premier plan dans l'accueU fait à l'histoire par les mémoires

individueUes : on parlerait alors de mémoire en charge de l'histoire. C'est alors que se croisent

"histoire de la mémoire" et "historisation de la mémoire", selon le mot de Pomian . »

Régine Robin évoque ce repH défensif de Ricœur qui rembaUe, avec ce concept de

représentance, le problème de la référentialité de l'écriture historienne, selon eUe, pour cause de

Shoah90. Non pas rembaUé, mais du moins rajusté, si l'on se fit à Ricœur qui, après avoir

8 6 lbid. 87 Krzysztof Pomian, « Sur les rapports de la mémoire et de l'histoire », Le Débat, n° 122, 2002, p. 37. 88 U y a des codes pour y entrer et pour en sortir, une image remplace une image, une tradition, une autre tradition; il y a un ton : on doit s'adresser à la mémoire avec passion, avec reconnaissance, si l'on aspire à ce qu'elle prête l'oreille. Voir Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 296. 89 Ricœur, loc. cit., p. 60. 90 Régine Robin exphque : « Problème à la limite, représentation impossible, la Shoah institue bien une cnse de l'historicité et la notion de représentation semble obsolète, totalement inadéquate. Saùl Friedlànder va jusqu'à dire que les historiens, dans leur démarche froide, distanciée, dans l'utilisation de leurs catégones, de leurs classements, sont incapables d'expliquer ou d'atteindre ce que fut la Shoah, que le discours historien plus qu'un autre manque l'Holocauste. » Robin, La mémoire saturée, Paris, Stock, 2002, p. 294.

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abordé cette question de l'histoire comme narration91 dans Temps et récits, soit avant la quereUe

des historiens, nuance sa position dans La mémoire, l'histoire, l'oubli (post-quereUe des histonens).

Selon lui, la référentiahté en régime historique « doit transiter à travers la preuve documentaire,

l'expHcation causale/finale et la mise en forme littéraire92». Il ne suffit pas de comprendre les

enjeux de la rhétorique ou de la poétique du discours historique; puisque c'est l'opération du

travaU historique en aval de la représentation qui distingue l'histoire, et non les aspects formels

de ces écrits. Mais Robin voyait juste : c'est bel et bien la crise du témoignage issue de

l'expérience limite des rescapés de la Shoah qui a justifié ce « repH défensif » pour répondre au

défi posé par les négationnistes.

L'interprétation des événements « aux limites » « Ce qui finalement fait la crise du témoignage, c'est que son irruption jure avec la

conquête inaugurée par Lorenzo VaUa dans La Donation de Constantin : U s'agissait alors de lutter

contre la créduHté et Pimposture; U s'agit maintenant de lutter contre l'incréduHté et la volonté

d'oubher . » Cette crise est entièrement née de l'expérience d'Auschwitz dont a témoigné

Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés . Dans cet esprit, Paul Ricœur a écrit que « Les

victimes d'Auschwitz sont, par exceUence, les délégués auprès de notre mémoire de toutes les

victimes de l'histoire95. » S'U faut attendre 1977 pour que Menahem Begin, élu à la tête du

Likoud, affirme formeUement que les IsraéUens sont les victimes héritières de la Shoah, le

chemin de l'héritage avait été frayé dès les années cinquante. D'une part, le génocide fut

présenté de manière à donner une légitimité morale au projet sioniste pourtant foncièrement

pohtique. D'autre part, Ben Gourion, premier ministre israéhen, demanda des réparations à

l'AUemagne de l'Ouest, et les obtint, en 1952, au nom du peuple juif. En fait, un tiers des

IsraéUens étaient des rescapés de la Shoah au début des années cinquante. Exemplaire de cette

patrimoniahsation nationale de la tragédie européenne fut le procès Eichmann, en 1961,

orchestré par Ben Gourion. Le Procès, dont Gidéon Hausner, le procureur, relata sa

91 Sans pour cela confondre fiction et histoire sur le terrain de la refiguration du temps en raison du pacte qui he l'historien et son lecteur. Voir Ricœur, Temps et récit, op. cit., p. 329-348, où il montre le croisement entre la fiction et l'histoire, à travers la fictionahsation de l'histoire et l'historicisation de la fiction, en ce sens que : « l'histoire et la fiction ne concrétisent chacune leur intentionnalité respective qu'en empruntant à l'intentionnahté de l'autre ». lbid., p. 330. 92 Ricœur, MHO, op. cit., p. 323. « lbid, p. 223. 94 Primo Levi, Les naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz*, trad, de l'itahen par André Maugé, Pans, Gallimard, 2005 (1989). 95 Ricœur, Temps et récit, op. cit., p. 340.

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conception dans un ouvrage96 traduit, réédité et abondamment étudié en Israël, devint le noyau

du récit national israéhen. La visée pédagogique du Procès consistait à donner une leçon

d'histoire - inscrire la Shoah dans le « code mémoriel » des Israéliens - , afin de renforcer le

sentiment d'unité de la nation israéhenne97. Alors que Nuremberg « marque le triomphe de

l'écrit sur PoralJ », le procès Eichmann misa sur les témoignages des survivants. Cet usage

pohtique des témoins inaugure la période de l'avènement du témoin, selon Annette Wieviorka, qui

eut une résonance particulière en Israël. En effet, mis en concurrence avec les « plus grandes

victimes de l'histoire », les Palestiniens, leur drame, ne pouvaient qu'être mal entendus.

Sommés de faire preuve d'abnégation nationale et tenus d'entériner promptement, le

29 novembre 1947, la résolution 181 et son plan de partage privUégié par l'Assemblée générale

des Nations unies, les Palestiniens se sont braqués devant une solution leur déniant le droit à

l'autodétermination. Aux yeux des Palestiniens, cette injustice venait donc, à leurs dépens,

apaiser la culpabihté du monde envers les Juifs européens décimés par les nazis. Après 1948, en

dépit du privUège de l'Israéhen vainqueur, le duel prit la forme d'une « concurrence des

victimes ». Des victimes combattantes, U va sans dire, car l'espace laissé par cette condition sera

totalement investi par les acteurs; pour preuve les innombrables pratiques commémoratives,

œuvres de patrimonialisation nationale des souffrances. Ainsi, U y a des victimes directes du

conflit, en ce sens que le traumatisme palestinien s'expérimente et se perpétue au quotidien . Il

y a des victimes héritières1"" de la Shoah et héritières d'événements tragiques du conflit israélo-

palestinien vécus par les ancêtres, mais commémorés comme siens. Enfin, U y a des victimes

perpétueUes, de l'antisémitisme essentieUement, se percevant comme teUes inexorablement

dans leur rapport à l'altérité. Cette « typologie », loin d'être exhaustive, est même déjouée par

les acteurs1"1; eUe ne vise ici qu'à mieux cerner la concurrence et ses ressorts.

96 Gidéon Hausner, Justice à Jérusalem. Eichmann devant ses juges, Paris, Flammanon, 1966. 97 Nous reviendrons sur ce moment Eichmann, ses conséquences pour nos récits nationaux et la question de la concurrence entre les témoignages palestiniens et israéliens dans ce conflit. 98 Annette Wieviorka, L'Ère du témoin, Paris, Pion, 1998, p. 94. 99 Si les Israéliens sont aussi devenus victimes directes de ce conflit, notamment lors des attentats kamikazes, des tirs de roquettes ou des différentes guerres depuis le début de l'aventure sioniste, ils leur demeurent possibles de « sortir » du conflit, du moins physiquement, et de vivre une vie quotidienne relativement normale sur la majorité du territoire israéhen. Voir note 101. 11X1 La piété filiale, le devoir de mémoire et la transmission intergénérationnelle du patnmoine traumatique sont, en effet, des dimensions cruciales du conflit et de sa perpétuation. 101 En 1998 est née la Natal Israel Trauma Center for Victims of Terror and War dévouée aux victimes israéliennes qui souffrent de traumatismes « s'inscrivant dans un contexte national ». Didier Fassin et Robert Rechtman, L'empire des traumatismes. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammanon, 2007, p. 308. Alors que le Gaza Community Mental Health Programme, créé en 1979 et dévoué aux troubles post-traumatiques observés

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Le problème, on le pressent, surgit lorsque les victimes héntières ou perpétueUes

empêchent le témoignage des victimes directes palestiniennes. Par des jeux de confusion et de

transfert entre victimes et bourreaux, et en raison de l'emprise de la Shoah sur les mémoires

individueUes, la mémoire palestinienne de 1948 sera disquaUfiée. Nous concevons le conflit

israélo-palestinien comme portant d'ores et déjà le sceau d'une « histoire accablée par des

mémoires conflictueUes », mais peut-on pousser plus loin et emprunter la notion d'événement

« aux limites », au regard, notamment, de la posture inédite des Palestiniens face aux « délégués

des victimes de l'histoire ? Au regard des Hens inextricables entre Shoah et Nakba ?

La tâche de l'histonen face aux événements « aux limites » ne se borne pas à l'habituelle chasse aux faux qui, depuis l'affaire de la Donation de Constantin, est devenue la grande spécialité de l'histoire savante. Elle s'étend à la discrimination des témoignages en fonction de leur origine : autres sont les témoignages de survivants, autres ceux d'exécutants, autres ceux de spectateurs impliqués à des titres et à des degrés divers dans les atrocités de masse; il revient alors à la critique historique d'expliquer pourquoi on ne peut écrire l'histoire englobante qui annulerait la différence insurmontable entre les perspectives102.

Cette posture était invoquée par Ricœur pour répondre au « défi » posé aux historiens

par la Shoah. La reprendre dans notre analyse, en ayant en tête 1948, n'entache en rien

l'incomparabUité de la Shoah, un génocide, l'événement « aux limites » ultime en quelque

sorte " . La Nakba de 1948 constitue un drame humain inédit par sa forme, que l'on tarde

d'aiUeurs encore à nommer : spaciocide, natiocide, politicide. S'U y eut, en 1948, comme semblent le

conclure les nouveaux historiens israéhens à la suite des historiens palestiniens, une volonté de

nettoyage ethnique de la part des dirigeants sionistes afin de prendre possession de la terre, ce

nettoyage visait à chasser la population palestinienne et non à l'exterrniner. Les massacres

commis par certains bataiUons de l'armée ou par des groupes extrémistes à l'encontre de

chez les enfants palestiniens, insiste pour inscrire les traumatismes palestiniens dans le temps long de la saga des souffrances palestiniennes, Natal insiste sur « une temporahté immédiate » des traumatismes. Par ces stratégies, les acteurs refusent, nous semble-t-il, de se laisser enfermer dans les rôles respectifs - de victimes directes, héntières et existentielles — qui leur sont généralement attribués dans ce conflit. Ibid., p. 309. 102 Ricœur, MHO, op. cit., p. 334-335. 103 Ricœur a apporté des précisions et des nuances essentielles sur la singularité en histoire, notamment la singularité de la Shoah, en distinguant la singulanté historique de la singulanté morale. Celle-ci serait bel et bien de l'ordre de l'incomparable, de l'injustifiable, donc de la reconnaissance de l'hitlénsme comme le mal absolu. Quant à la singularité historique, tout événement historique est singulier. Pour lui, « singularité signifie incomparabihté », en ce sens qu'« on passe du premier sens au second par l'usage de la comparaison entre des événements et des actions appartenant à la même séné, à la même continuité histonque, à la même tradition identifiante ». Plus loin, il introduit l'idée d'incomparabihté comme « degré zéro de la ressemblance, donc dans le cadre d'une procédure de comparaison ». Le danger de la sacralisation de la singulanté nazie comme de la comparaison des régimes hitlérien et communiste, par exemple, serait de « confondre l'exceptionnahté absolue au plan moral avec l'incomparabihté relative au plan histonographique ». Il faudrait donc reconnaître une singulanté morale a la Shoah en ce sens que « les figures du mal [sont] d'une singulanté morale absolue ». Paul Ricœur, « Les rôles respectifs du juge et de l'histonen », Esprit, août 2000, p. 67.

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viUages palestiniens n'ont, de toute évidence, pas été commandés, du moins par les dirigeants

pohtiques. La négation de l'existence du peuple palestinien, la destruction des viUages, la

confiscation, voire la destruction des vestiges matériels de la culture palestinienne et le

réaménagement du paysage tant géographique que symbohque sont autrement plus révélateurs

de la nature du crime. Cela dit, le fait que ce crime déborde des limites temporeUes d'une

guerre et calque le conflit entier, voire la relation aux Palestiniens, consume un défi pour qui

veut le nommer, donc le circonscrire et, partant, apaiser les souffrances indéfinies1"4. Suggérons

le mot patrimoniade pour nommer l'entreprise à l'œuvre depuis Balfour, dans la mesure où la

cible intrinsèque du projet sioniste - e t de la guerre de 1 9 4 8 - se confirma être le Hen

patrimonial des Palestiniens à la terre; Hen qui troublait leur propre prétention patrimoniale.

Ainsi, 1948, commémoré par la mémoire palestinienne en tant que Nakba, doit, selon

nous, être abordé comme un événement « aux limites », et ce, en raison de l'« impossibiHté de

neutrahser les différences de position des témoins dans les jeux d'écheUes; impossibiHté de

sommer, dans une histoire englobante, les reconstructions gagées par des investissements

affectifs hétérogènes; dialectique indépassable entre unicité et incomparabilité au cœur même

de l'idée de singularité ' ». La forme même d'Histoire de l'autre — un récit à deux voix - constitue

une tentative de « combler l'écart entre la capacité représentative du discours et la requête de

l'événement1"6 », écart tvpe des événements « aux limites ».

Dans ce contexte, l'historien, incapable de sanctifier, à la manière du prêtre, la rupture

entre passé et présent pour que le futur reprenne ses droits, doit tenir compte des effets

thérapeutiques potentiels de son savoir sur les acteurs marqués par des traumatismes, des

transferts psychiques et des mémoires empêchées. Dans cet espnt, Ricœur insiste sur

l'importance du devoir de justice dans la quête historienne du passé. De même, nous invite-t-U

à critiquer « l'Ulusion rétrospective de fatahté1" » en reconnaissance de la vertu thérapeutique

de l'inachèvement du sens pour les blessures de la mémoire " . Sans équivoque, concernant le

jugement historique, nous croyons comme Henri Rousso que les analyses historiennes ne

sauraient être confinées à l'alternative entre innocent ou coupable. Nous reprenons sa

"M Concernant le paradigme des crimes contre l'humanité distingués des crimes de guerre, voir les travaux de Mireille Delmas-Mam, notamment son article « The Paradigm of the War on Crime. Legitimating Inhuman Treatment? t>. Journal of International Criminal Justice. 2(KT, p. 1-15. 1115 Ricœur, MHO. op. 'cit.. p. 338. 1 1 1 6 Ibid. 107 Ricœur, « La marque du passé », loc. cit.. p. 30. 108 Ibid, p. 104.

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distinction entre procès de justice et procès de connaissance™. Cela convenu, confronté au

négationnisme et au soupçon a priori à l'égard des témoins, l'historien ne peut faire abstraction

des effets de pouvoir de son discours ". Son jugement doit accepter un certain enchevêtrement

entre le moral et l'historique. Le recours à la voix des témoins par les historiens palestiniens

d'Histoire de l'autre, témoignant du moment historiographique palestinien de l'histoire orale,

participe ainsi de cette éthique nécessaire dans l'appréhension de 1948 en tant qu'événement

« au.x limites ».

Historien, témoin de son temps « Il n'y a pas d'anamnèse sohtaire », et ce, tant chez les individus que chez les peuples.

S'U revient vraiment aux historiens de faire ce travaU de deuU de la mémoire au regard des

promesses non tenues, serait-ce les historiens porteurs de la mémoire endeuiUée qui devraient

faire cette œuvre de psychanalyse ? Ou serait-ce les historiens tiers (hors du conflit) qui

devraient, à la manière de psychanalystes (davantage que de juges), aider les endeuiUés à se

délester de leur mémoire sclérosante ? Pour que l'historien advienne au monde, le témoin en

lui ne doit-U pas être dompté ? François Hartog rappeUe la distinction entre l'histôr (historien) et

le martus (témoin) dans le contexte de la mythologie grecque : « L. 'histôr, qui intervient dans une

situation de différend, est requis par les deux parties, U écoute l'une et l'autre, alors que le

martus n'a à se préoccuper que d'un seul côté, plus exactement U n'y en a qu'un seul . » Le

témoin assiste à l'événement depuis son propre belvédère, alors que l'historien doit être

capable de se déplacer d'un belvédère à l'autre pour cerner l'événement depuis au moins deux

angles.

Au fil des siècles, le témoin a été celui qui entendait, celui qui voyait, celui qui assistait,

celui qui avait survécu. Aujourd'hui, U ne compte pas tant pour l'événement qu'U narre mais

bien pour le drame qu'U incarne et qu'U représente en tant que victime11', « comme voix et

109 Henrv Rousso, La hantise du passé, Pans, Seuil, 2000, p. 106. 1,0 La méthode « comprehensive » d'Ernst Nolte, similaire à celle de François Furet en France, par rapport aux idéologies du XXe siècle, de même que ses comparaisons entre le nazisme, considéré par lui comme un mouvement transnational, et le communisme suggèrent un hen de causalité entre les deux systèmes pouvant éventuellement, préviennent certains, mener à une relativisation de la responsabilité des nazis dans la perpétration de leur crime. Ses travaux ont donné heu à la querelle des Histonens à la fin des années quatre-vingt, nommée Historikerstreit, autour de la place à accorder à la Shoah dans l'histoire allemande. Nolte et d'autres histonens conservateurs s'opposaient à des histonens de gauche, dont Jùrgen Habermas. 111 Olivier Abel, « Le pardon ou comment revenir au monde ordinaire », Esprit, août 2000, p. 80. 1,2 François Hartog, Evidence de l'histoire. Ce que voient les historiens. Pans, EHESS, 2005, p. 200. ' » lbid., p. 197.

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comme mémoire vive ». Depuis les années quatre-vingt, d'aucuns ont reconnu et nommé

notre ère comme ceUe des témoins, notamment Annette Wieviorka115. L'effervescence du

témoignage aurait à voir avec le besoin de transmission générationneUe et aussi avec le souci de

combattre les négationnistes de la mémoire. Nous serions passés de l'ordre de la connaissance

à celui de la reconnaissance, notamment par pudeur devant une souffrance qui exige du tact

moral . Dit autrement : le passage de l'objectivité des faits isolés abstraits à la quête du juste

témoignage des événements partagés.

Ce statut de victime fonde son autorité et nourrit l'espèce de crainte révérencieuse qui parfois l'accompagne. D'où le risque d'une confusion entre authenticité et vérité, ou pire d'une identification de la seconde à la première, alors que l'écart entre la véracité et la fiabilité d'une part, la vérité et la preuve de l'autre devrait être maintenu117.

Tzvetan Todorov affirme que les survivants des régimes totahtaires portent en eux une

charge émotive qui nuirait aux efforts de clarification ou de connaissance de l'histoire de ces

crimes. Selon lui, l'avènement de la justice, dans le sens de mise en lumière, passe par une dés-

individuation du savoir comme de la mémoire, toujours intimement Hés. La question n'est pas

nouveUe:

Depuis Lucien ou Cicéron, les règles qui interdisent de mentir et obligent à dire toute la vérité sont parties intégrantes du plaidoyer de tous les historiens soucieux d'éviter d'être relégués parmi les fabulateurs. Ce qui frappe dans cette position, ce n'est pas tant l'appel à la vérité, mais bien plutôt l'exigence qui l'accompagne de rendre la vérité purement et directement. Ce ne serait qu'en faisant abstraction de sa personne, en se montrant sans passion ni zèle : sine ira et studio, impartial et au-dessus de tout parti, donc, que l'on pourra laisser la vérité s'exprimer118.

La question demeure : y aurait-U un privUège du regard étranger, tant des victimes que

des bourreaux ? Le jugement du tiers, pour reprendre l'expression de Ricœur appelant à laisser

le passé ouvert et à tenter de raconter autrement les événements fondateurs des peuples,

introduit justement cet horizon ultime": « laisser [ce passé] raconter par les autres, ce qui est de

loin le plus difficUe119 ». Mais encore.. . les conflits de mémoires peuvent posséder un pouvoir

d'identification pour le tiers. En fait, qu'U soit issu de l'univers des vaincus ou des vainqueurs,

ou qu'U soit un tiers du conflit, l'historien doit construire en lui le belvédère du tiers. Aucune

U i lbid., p. 210. 1 1 5 Annette Wieviorka, op, cit. 116 Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997, p. 55. 117 François Hartog, op. dt., p. 213. 1,8 Reinhart Koselleck, op. cit., p. 163. 119 Ricœur, « Entre histoire et mémoire », Projet, n" 248, hiver 1996-1997, p. 16.

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position héritée de ses appartenances ne peut le lui offrir sur un plateau d'argent. Ce qui laisse

l'énigme ou le défi entier, notamment quant à la méthode de gestion de la preuve en histoire.

Quels sont les cntères aptes à disqualifier telle construction interprétative et à valider telle autre ? Faut-il les rapporter à la cohérence interne de la démonstration ? A sa comptabilité avec les résultats acquis ? Aux règles classiques de l'exercice de la critique histonque ? Et, d'autre part, est-il légitime de postuler une plurahté des régimes de preuve de l'histoire qui serait exigée par la diversité des objets et méthodes histonques120 ?

Comme un écho à une justice inlassablement écorchée, avortée, humaine en somme,

on observe de fortes réticences, chez les porteurs de mémoires occultées par la mémoire

officieUe, à laisser des « étrangers » ou des « vainqueurs » investir le champ de la connaissance

de leur passé. Lorsque l'on doit subir l'hégémonie d'un système, veiUer à garder les clés de sa

forteresse, voire le monopole de la définition de son identité — aussi évanescente et mouvante

soit-eUe —, n'est pas un luxe, considérant que tout rappel du passé participe de valeurs

profondes et non d'un passé « pur ». La destinée et la réception des critiques d'Edward Said, ce

Palestinien chrétien des Etats-Unis, à l'égard des savoirs orientahstes nous rappeUent que cette

question du partage de ce « pouvoir-privUège » de narrer « son » histoire possède une

résonance particuHère dans un contexte conflictuel. Ses critiques rappeUent les contextes

d'élaboration des sciences orientahstes au XIXe siècle, soit l'impériaUsme et le coloniahsme, et

les enjeux de la mémoire orientaHste dans la définition d'une identité « orientale " ». Saïd, après

avoir frappé de discrédit les savoirs orientahstes, demandait, quelques années après la

pubhcation de Orientalism : « [...] how knowledge that is non-dominative and non-coercive can

be produced in a setting that is deeply inscribed with the poHtics, the considerations, the

positions and the strategies of power 1 - ». La quête est louable, voire essentieUe.

Cependant, l'histoire n'a pas attendu les cultural studies pour « venger » ou « redonner » la

voie aux « exclus », aux natives. De plus, l'identité, plus que possession exclusive, advient

davantage au croisement des regards, soit l'enjeu relationnel qui se déploie. Même dans le cas

d'une relation qui semblerait léser un acteur issu d'une culture particuHère, douter des astuces

de celui-ci et de ses stratégies devant les manipulations, les pressions de toute sorte, serait mer

1211 Roger Chartier, « Le passé au présent », Le Débat, n° 122, 2002, p. 9; voir Bogumil Jewsiewicki, « Pour un pluralisme épistémologique en sciences sociales », Annales HSS, 56 (3), 2001, p. 625-642. De fait, nous ne pouvons faire abstraction, par exemple, du rapport onginal au temps, à la mémoire, à l'histoire qu'entretiennent traditionnellement les communautés juives et musulmanes. 121 Edward W. Said, L'Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident, préf. de Tzvetan Todorov, trad, de l'américain par Catherine Malamoud, Pans, Seuil, 1980 (1978). 122 Edward W. Said, « Onentahsm reconsidered », Race ZT Class, 27 (2), 1985, p. 2.

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2S

ce que tous les êtres humains sont par nature : hybrides et rusés. A ce titre, les réflexions

d'Edward Saïd, un Palestinien, ont influencé tant les inteUectuels palestiniens qu'une partie des

inteUectuels israéhens, notamment ses ouvrages Blaming the victims2"1 et The Question of Palestine124.

Un vaincu (certes de l'exU et privUégié) a donc laissé une marque significative dans le paysage

inteUectuel israéhen des dernières décennies. KoseUeck avait suggéré qu'U existât quelque chose

comme une « consolation » du vaincu devant l'histoire, du moins à long terme.

Du côté des vainqueurs, l'histonen est facilement enchn à interpréter un succès remporté à court terme par une téléologie ex post de longue durée. Il en va autrement des vaincus. Leur expérience primaire consiste tout d'abord en ceci que tout est arrivé autrement qu'ils ne l'avaient prévu ou espéré. Pour peu qu'ils se mettent à réfléchir méthodiquement, ils sont confrontés à une indigence de preuves encore plus grande lorsqu'il s'agit d'expliquer pourquoi une chose est arrivée autrement qu'on ne l'avait prévu. Ce qui peut les conduire à rechercher les causes à long et à moyen terme qui pourraient inclure et peut-être exphquer le hasard de leur surpnse singulière12'.

Dans la même veine du belvédère « privUégié » du vaincu, la nécessité d'apprendre la

langue du vainqueur peut donner un avantage aux historiens palestiniens. Parlant et Usant aussi

l'hébreu, Us sont à même de changer de belvédère au regard des sources et des témoins. Les

historiens israéhens, du moins les uniHngues, demeureraient-Us des témoins, en accord avec la

distinction entre histôr et martus amenée par Hartog ? Tout belvédère a ses murs. Tout

belvédère a ses vues imprenables. Inéluctablement, chaque « observateur » doit trouver,

inventer et définir son propre belvédère. Et, n'en doutons pas, c'est une posture éminemment

personneUe dont U est question; une posture impossible à simuler. Le chercheur qui ne triture

pas la vérité est un citoyen qui ne manipule pas ses pairs. Il n'y a pas de solution universeUe.

D'aiUeurs, « l'universel ne saurait être qu'un espace dialogique et conjonctif, non parce que tous

ceux qui s'y rencontrent sont identiques, mais parce qu'Us se respectent dans - et non pour -

leurs différences et reconnaissent la dignité de chacun sans renoncer au droit de porter un

jugement (aussi relatif soit-U) de nature éthique ou poHtique sur les savoirs ' ». Ce parti pris

pour le pluraUsme épistémologique s'impose dans le contexte du conflit israélo-palestinien

modelé par des « postures » ethniques, rehgieuses, poHtiques et économiques aux imbrications

complexes.

123 Edward W. Saïd & Charles Hitchens (dir.), Blaming the victims: spurious scholarship and the Palestinian question, London, Verso, 2001. 124 Edward W. Said, The Question of Palestine, New York, Vintage, 1992 (1979). 125 Reinhart Koselleck, L'expérience de l'histoire, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1997 (1975), p. 238. 126 Bogumil Jewsiewicki, loc. cit., p. 640.

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29

Réfléchissant sur cette question de la possibilité d'une société civUe, Richard Rorty

suggère de faire de la justice procédurale de John Rawls12 le mode de gestion de ceUe-ci,

gardant l'expression des affinités cultureUes ou morales pour les « clubs privés 12x ».

Foncièrement, Rorty veut remplacer l'universel du savoir par la sohdarité possible dans et par

la contingence des discours, qu'Us soient moraux ou histonens. Cette réflexion reflète le

processus inverse de l'histoire juive selon la lecture sioniste, pour qui ces « clubs privés » ont

échoué à protéger les droits politiques des minorités au fil des siècles et au sein des États-

nations. Cela dit, c'est le sionisme qui semble anachronique en 2007 et non la lecture de Rorty

qui, en ce sens, rejoint la lecture postsioniste de certains nouveaux histonens israéhens, dont

Ilan Pappé.

Enjeux de l'historiographie israélo-palestinienne Rompant avec l'histoire nationale canonique d'Israël, les «nouveaux historiens12<J »

israéhens ont relu l'histoire du conflit avec les Palestiniens, reconnaissant la nature mythique de

certains tropes du récit traditionnel concernant la naissance de l'État. L'ouvrage The Birthxv de

Benny Morris occupe une place à part dans les pubhcations de ces chercheurs en ce qu'U a

abordé de front la naissance du problème des réfugiés palestiniens, enjeu des négociations de

paix. Scrutant au-delà de la représentation sociale des Israéhens, selon laqueUe les Palestiniens

fuirent sous l'ordre de leur chef, et ce, malgré les suppHcations des Juifs pour qu'Us restent,

Benny Morris a raconté autrement l'exode palestinien1 . Si la disponibihté de nouveaux fonds

d'archives y est pour quelque chose, cette nouveUe griUe de lecture témoigne, plus encore,

127 « Nous ne nous battrons pas pour une société qui fait de l'assentiment à des croyances concernant le sens de la vie ou certains idéaux moraux une condition de citoyenneté. Nous n'aspirerons à nen de plus fort qu'à un engagement pour la justice procédurale de Rawls ». Richard Rorty, « Sur l'ethnocentrisme : réponse à Clifford Geertz », dans Objectivisme, relativisme et vérité, trad, de l'anglais par Jean-Pierre Cometti, Paris, PUF, 1994, p. 244. 128 Entendre auprès des « pairs moraux ». lbid., p. 243-244. 129 Pour une synthèse de leurs positions, voir Dominique Vidal et Joseph Algazy, Le péché originel d'Israël : l'expulsion des Palestiniens revisitée par les « nouveaux historiens » israéliens, Pans, L'Atelier, 2003. Pour une lecture, disons, médiane, voir Ilan Greilsammer, La nouvelle histoire d'Israël : essai sur une identité nationale, Paris, Gallimard, 1998. Pour une critique des nouveaux historiens, voir Tuvia Fnhng (dir.), Critique du post-sionisme : réponse aux "nouveaux historiens" israéliens, Paris, In press, 2004. 130 Benny Morns, The Birth of the Palestinian Refugee Problem, New York, Cambndge University Press, 1989. 131 Le fonctionnement de l'expulsion dans les villages se déroulait toujours selon un même scheme selon lui, soit la sélection de dix à cinquante hommes d'âge moyen qui étaient amenés sur la place du village, alignés contre un mur et fusillés, à titre exemplaire. 132 « [ . . . ] papiers privés de certains dingeants sionistes, des protocoles du parti travailliste et de séances gouvernementales, quelques rapports militaires, des documents concernant les premières années de l'État [...] ». Véronique Meimoun, « De la difficulté d'écnre l'histoire nationale israélienne », I Ingtième siècle. Revue d'histoire, n° 62, 1999, p. 127-128.

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30

d'un changement de mentahtés Hé à la poHtique des années soixante-dix et quatre-vingt1", de

même qu'à l'affaibHssement de l'idéologie sioniste.

Cette nouveUe lecture rejoignait, sur certains points critiques, notamment les expulsions

et l'idée du transfert de populations, la version des historiens palestiniens depuis plusieurs

décennies, notamment Nur Masalha134 et Wahd Khalidi. Pourtant, l'accueU de leurs travaux a

été mitigé chez les inteUectuels palestiniens. En 1998, à Paris, dans le cadre d'une rencontre

organisée par Le monde diplomatique, Pappé résume la posture des intervenants palestiniens :

In the face of a positivist approach to their history, the Palestinian participants requested, but did not receive, an explanation of why objective Israeh histonans had chosen the Palestinians' own cultural holocaust as a subject matter. The Israeh answer was inadequate, to say the least, as it doubted the Palestinians' ability to attain the expertise or the historical materials necessary to write their own history. After the Palestinians' land had been taken away and their past history in it denied, they were given a small portion back, but their history was still appropriated by archival positivists in Israël1'5.

Outre la question de la crédibiUté des témoins palestiniens, le thème de la concurrence

des victimes, décelable avec la mention de « l'Holocauste culturel palestinien », et l'enjeu, pour

les Palestiniens, de narrer eux-mêmes leur histoire, les historiens présents reprochaient aux

historiens israéhens, qui avaient pratiqué une histoire de type positiviste, de ne pas assumer les

conséquences de leurs conclusions en refusant d'admettre que l'expulsion des Palestiniens était

nécessaire et préméditée. Etait-ce exiger d'eux qu'Us outrepassent les limites de l'interprétation

historiographique, voire les limites déontologiques dont parle Ilan GreUsammer ' ? Henry

Laurens quahfie le récit israéhen à propos de 1948 de contextualiste et celui des Palestiniens de

fonctionnaliste"1. Les premiers tentent d'expUquer 1948 par les contextes et les sources

orthodoxes. Hormis Ilan Pappé, les nouveaux historiens israéhens, dont Benny Morris,

insistent sur l'impossibUité de savoir si les discussions des dirigeants duyishouv, commises avant

1948, lors des congrès sionistes notamment, concernant le transfert des populations

133 Ilan Pappé, « T h e bndging Narrative Concept», dans Rotberg (dir.), op. dt., p. 195. Pensons aux accords de paix avec l'Egypte, à la guerre du Liban, en 1982, devenue indissociable de Sabra et Chatila pour les Israéhens, à la première Intifada, etc. 134 Nur Masalha, Expulsion of the Palestinians: the Concept of «Transfer» in Zionist Political Thought, 1882-1984, Washington DC, Institute of Palestine Studies, 1991. 135 Ilan Pappé, loc. at., dans Rotberg (dir.), op. dt., p. 196. 136 Réagissant à la polémique entourant la thèse de Tantoura. Ilan Greilsammer, « Débat historique et déontologie », Le Monde, 4 juin 2002, relaté par Sylvain Cypel, Les emmurés. La société israélienne dans l'impasse, Pans, La Découverte, 2005, p. 40-41. 137 Henry Laurens, s'inspirant d'Arno Mayer et du cas nazi où les histonens n'ont pas trouvé d'ordres d'extermination, quahfie aussi la lecture palestinienne de réductionniste et l'israélienne, d'extensionnalis/e, voire de négationniste. Voir « Travaux récents sur l'histoire du premier conflit israélo-arabe », Monde arabe. Maghreb-Machrek, n° 132,1991, p. 59.

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palestiniennes signifient que les expulsions aient été préméditées. Morris parle d'état d'esprit

propice et de conditionnement à le faire si possible. Les seconds pressentent que l'idéologie

sioniste porte en eUe l'idée du transfert massif des populations palestiniennes; en plus des

bonnes dispositions des dirigeants sionistes138 sur le transfert, dont témoignent les réflexions

des dirigeants de 1937 à 1948 lors des nombreux congrès sionistes. Les manœuvres militaires et

les « détaUs » du déroulement de l'expulsion méritent d'être étudiés, mais Us ne sauraient

remettre en cause le plan sioniste d'ensemble et sa logique du jeu à somme nuUe.

Henry Laurens appeUe à dépasser ces deux lectures : « "l'expUcation par le projet" qui

tend à devenir un discours fermé sur lui-même, incapable qu'U est de prendre en compte le

déroulement temporel en renvoyant à une longue durée paradoxale pendant laqueUe U ne se

passerait rien de notable ou de significatif, et "l'expUcation par le contexte" risquant de

dissoudre l'unité des faits, l'ensemble qu'Us consument, dans une poussière de détaUs1 ». Le

refus jamais démenti et les mesures prises pour empêcher les Palestiniens de revenir sont, à ce

jour, sur cette question de l'expulsion des réfugiés, plus révélateurs. Autour de cette question

du retour des réfugiés s'est déchiré le rapport fiduciaire entre IsraéUens et Palestiniens, qui

pouvait prévaloir avant 1948, aussi ténu fût-U, alors que les conséquences de la fondation d'un

Etat juif n'étaient pas encore inscrites dans le paysage.

Néanmoins, après consultation d'autres sources déclassées et après s'être penché sur les

débats concernant le transfert de la population arabe de Palestine, dans le cadre du XXe congrès

sioniste à Zurich en août 1937, Bennv Morris va plus loin : « A n'en pas douter la cristallisation

du consensus en faveur du transfert chez les dirigeants sionistes a permis de préparer la

précipitation de l'exode palestinien de 1948. De la même façon, une partie encore plus

importante de cet exode a été déclenchée par des actes et des ordres d'expulsion explicites

provenant de troupes israéliennes, bien davantage que cela n'était indiqué dans The Birth . »

Lors de la rencontre à Paris, Ilan Pappé a, quant à lui, accueilli les critiques des

historiens palestiniens en affirmant comprendre que ces derniers ne soient pas aussi

138 Le transfert, depuis les conclusions de la commission Peel, était apparu à Ben Gounon comme une solution bénie, certes délicate, au problème potentiel d'une minonté arabe dans le futur État d'Israël. 139 Henry Laurens, «Palestine, 1948: les limites de l'interprétation histonque », Esprit, août-septembre 2000, p. 142. 14,1 Bennv Morns, « Revisiter l'exode palestinien de 1948», 1948. Palestine, Derrière le mythe.... Pans, Autrement, 2002, p. 64. Voir aussi la réédition de The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited, New York, Cambndge University Press, 2004 (1989), notamment p. 39-64, « The idea of'transfer' in Zionist thinking before 1948 ».

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autocritiques que les historiens israéhens, et cela, en raison de leur contexte de précarité

nationale. Certes, le défi historiographique palestinien est entier, et l'historiographie

palestinienne demeure engagée. Comment pourrait-U en être autrement ? Cela dit, la capacité

d'autocritique des historiens palestiniens, du moins les « nouveaux » n'est pas en cause;

pensons à Considérations sur le malheur arabe141 de Sarnir Kassir qui appela courageusement à se

prémunir des postures islamistes et chauvines, et à renouer avec la posture critique de l'histoire.

Il a été assassiné à Beyrouth le 2 juin 2005. Qu'U s'agisse de l'opposition à l'entrée dans une

logique de guerre, en 1948, ou de la formation d'une coahtion arabe envers l'ennemi juif ou de

la posture du rejet total de l'autre, les critiques sont fréquentes sous les plumes arabes et

palestiniennes. De même, dans son article paru dans Al-Ahram Weekly, Edward Saïd concluait

une réflexion sur la nouveUe histoire israéUenne en regrettant que les ouvrages des nouveaux

historiens ne soient pas traduits en arabe, reconnaissant que leurs ouvrages influençaient, dans

une certaine mesure, la société israéhenne. Il terminait sur une autocritique coUective : « It

seems anomalous, not to say retrograde, that the one place they have not been fuUy heard is

the Arab world, but we need to rid ourselves of our racial prejudices and ostrich-like attitudes

and make the effort to change situation. The time has come142 ». Evoquons enfin l'historien

Rashid KhaUdi qui, dans son étude sur l'identité palestinienne, reconnaît ceci d'emblée : « Il

est difficUe, pour l'historien qui appartient à une société souffrant encore des suites directes

d'une teUe série d'échecs historiques, de considérer de manière autocritique les faUles et les

erreurs de cette société. » Courageusement, dans ses travaux, l'historien fait preuve d'un esprit

sagace quant aux causes de la Nakba et à la part de responsabihtés des éhtes palestiniennes

dans cette débâcle. De plus, à l'opposé d'une vision essentiaUste, U insiste sur la contingence et

la complexité des mouvements de conscience nationale, notamment le cas palestinien.

Les sources Malgré des rapprochements universitaires, U est difficUe, dans ce conflit, de distinguer

l'œuvre historienne des forces vives de la guerre. Conjuré ici, le conflit rejaillit ailleurs,

notamment à propos de la légitimité des sources. Alors que les Israéhens s'en remettent à la

141 Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Pans, .Actes Sud, Sinbad, 2004. 142 Edward Saïd, « N e w history, old ideas», Al-Ahram Weekly, 21-27 mai 1998. Incessamment, dans tous ses articles, Saïd fustigea les négationnistes de l'Holocauste et les dérives racistes envers les Juifs, pensons notamment à son article « Israël-Palestine, une troisième voie », Le Monde diplomatique, août 1998. 143 Rashid Khalidi, L'identité palestinienne : la construction d'une consdence nationale, trad, de l'anglais par Joëlle Marelli, Paris, La Fabrique, 2003 (Columbia University Press : 1997), p. 66.

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déclassification de leurs sources officieUes pour déconstruire et démythifier l'histoire

traditionneUe sioniste, « les préoccupations actueUes des histonens palestiniens sont de l'ordre

de la constitution de traces, de l'édification d'une conscience historique et de la consolidation

d'une identité nationale ». Forcément, les historiographies israéhennes et palestiniennes

reflètent le rapport asymétrique de leurs sociétés; l'enjeu étant que les voix des vainqueurs

portent plus loin que ceUes des vaincus.

Dans le but d'établir sa propre crédibilité, mais aussi ceUe de son type d'historiographie

positiviste, Benny Morris a consacré un article à la falsification de certaines pièces d'archives,

notamment les journaux personnels déclassés de trois hommes pohtiques (David Ben

Gourion, Yosef Weitz et Yosef Nahmani) et des protocoles de réunions pohtiques. Dans

« Falsifying the record: a fresh look at Zionist documentation of 1948 », Morris compare, dans

le cas des journaux, les documents originaux avec les documents publiés et, dans le cas des

protocoles, les comptes rendus officiels sténographiés avec les notes transcrites par les

personnes présentes aux réunions. Les deux types de source étaient généralement composés

sur le vif, affirme Morris. De cette comparaison ressortent des omissions concernant les

expulsions, les massacres et les jugements portés sur les atrocités commises par certains

groupes de l'armée, notamment l'analogie faite par l'un des personnages entre les sévices

commis par les soldats israéhens et ceux commis par les nazis . Morris conclut en mettant en

garde les lecteurs devant les manipulations des sources écrites et ajoute : « Long-after-the-event

oral testimony must remain even more suspect than contemporary documentation [...] ». Or

cette méfiance à l'égard des témoignages oraux contribue à disqualifier la mémoire

palestinienne et l'histoire orale privUégiée par de nombreux historiens, tant palestiniens

qu'étrangers.

De fait, maints obstacles se posent à ceux qui veulent recueillir les récits de la Nakba -

à commencer par l'urgence de les recueillir, car les survivants ne représentant plus que 3,3 à

144 Jihane Sfeir-Khayat, « Histonographie palestinienne : la construction d'une identité nationale », Annales, 60 (1), 2005, p. 52. 145 Benny Morns, « Falsifying the Record: A fresh look at the Zionist documentation of 1948 », Journal of Palestine Studies, 24 (3), 1995, p. 55 et 59. Par exemple, l'extrait du journal de Yosef Nahmani du 6 novembre 1948 évoquant les atrocités commises dans le cadre de l'opération Hiram en Galilée : « Where did they come by such a measure of cruelty, like Nazis?... Is there no more humane way of expelling the inhabitants than by such methods. . .? » 146 Ibid., p. 61.

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3,9 % des Palestiniens vivant en Palestine et dans les pays arabes147 - , ce qui ne justifie pas de

disqualifier ces témoignages148. De nombreux projets de coUectes des témoignages populaires

de la Nakba ont vu le jour. Pensons au projet du professeur Sharif Kana'ana de l'université de

Birzeit, dont la coUecte des témoignages de l'histoire des vUlages détruits en 1948 a fait figure

de pionnier149. Dans la même veine, s'ajoute le projet Dar al-Shajara de Ghassan Shihabi du

camp de réfugiés de Yarmouk, né de l'initiative de réfugiés d'origine paysanne à témoigner de

leur expérience de la Nakba pour aider les chercheurs15". Si l'accès aux sources tant arabes

qu'israéhennes encore classées ou falsifiées fait problème, foncièrement, c'est la crédibilité

accordée à ces voix écorchant les mythologies nationales151 - ceUes des femmes, des séfarades,

des chrétiens, des pacifistes, etc. - qui fait obstacle à la juste mémoire.

Le juste Y a-t-U une place pour l'histoire et l'historien n'ayant pas de parti pris dans le conflit

israélo-palestinien ? La question se pose alors que mémoire individueUe et mémoire historique

se confondent, exhortant chaque citoyen, les historiens inclus, à faire leur devoir de mémoire.

En ce sens, une démarche vers la reconnaissance de l'autre mémoire sans une paix préalable est

perçue comme une trahison de la souffrance quotidienne et du sang versé par les siens. De

plus, une histoire qui n'est pas partisane est dénigrée par les deux camps. Les uns, pour

reprocher, par exemple, aux nouveaux historiens israéhens de prendre la parole à leur place; les

autres, pour reprocher à ces mêmes historiens d'être irresponsables en donnant des arguments

147 Mahmoud Issa, « The Nakba, Oral history and the Palestinian Peasantry: The Case of Lubya », dans Nur Masalha (dir.), Catastrophe remembered: Palestine, Israel and the Internal Refugees. Essays in memory oj Edward Said, Londres, Zed Books, 2005, p. 181. 148 Ces histoires orales constituent une dimension de la recherche histonque. Elles doivent être recoupées avec d'autres types d'archives, qu'elles soient israéliennes ou palestiniennes, d'autres témoignages de citoyens juifs témoins de la Nakba ou de militaires impliqués dans les combats et les expulsions. 1 4 9 II s'agit du projet Destroyed Palestinian villages. Les entretiens ont permis de publier 27 monographies en arabe. Ce qui ressort des récits, outre la peur de raconter pour certains, le refus de se replonger dans un passé traumatique pour d'autres, c'est une mémoire juste et précise des événements et du heu, que ce soit dans le contexte d'un premier retour sur les ruines depuis 1948 ou d'une anamnèse sans le support visuel du lieu. Les exilés recréent sans peine le village avec sa végétation ou la catastrophe de l'exode, et ce, malgré les transformations apportées au paysage par les Israéhens, notamment la plantation de forêt de cyprès ou l'établissement de kibboutz sur les ruines des villages arabes. Malgré, aussi, les tentatives d'empêcher la mémoire des expulsions. D'autres voilages attendent toujours leurs mémonalistes et leurs historiens puisque le projet a été interrompu. Ibid. ['*>Ibid.,p. 194. 151 Voir Ilan Pappé, Les démons de la nakba : les libertés fondamentales dans l'université israélienne, trad, de l'anglais par Marc-Ariel Friedemann, Paris, La Fabrique, 2004, dans lequel l'auteur aborde cette question à partir du cas de la thèse de Tantoura.

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à l'ennemi. LorsquTlan Pappé propose un récit unifié13" du conflit israélo-palestinien, U

démontre que la réconciliation est possible à l'écheUe des individus, et U invente, en un sens, le

récit de l'histoire d'un Etat binational pacifié. Pour l'heure, sa « vision » serait précipitée; deux

récits distincts s'imposeraient, et s'opposeraient, vu la non-reconnaissance générahsée de la

légitimité du récit de l'autre et l'état de guerre, nous disent les auteurs de PRIME1 '1, du moms

dans le contexte d'un projet de communication historique adressé à des adolescents israéhens

et palestiniens.

Ce travaU de comparaison des récits devant, ultimo, déboucher sur une refonte

mémorieUe n'est pourtant pas garant de juste mémoire. En effet, ce serait un mirage de croire

qu'un individu ou un peuple puisse façonner son passé, sa mémoire, et décréter que l'oubh

sélectif est de mise, car ce passé, aussi douloureux soit-U, est constitutif de son identité134. Il y

aurait des limites à apaiser la mémoire; des limites décrétées intouchables par les protagonistes.

« Mais la narration est-eUe toujours en mesure d'absorber les injustices et les crimes du passé

dans la représentation qu'élabore un groupe de lui-même ? Certains événements ne résistent-Us

pas à toute incorporation dans une mémoire coUective ? Certains moments de l'histoire ne

demeurent-Us pas "hors-récit" 33? », se demande Emmanuel Kattan.

Selon Régine Robin, la juste mémoire ne serait qu'un vœu pieux, un horizon fabuleux,

perpétuehement voué à l'échec : « entre le " trop" et le "trop peu", on ne trouve jamais la

bonne "mise au point"156 », dit-eUe, énumérant tous les cas de figure d'impossibilité d'une

mémoire juste, dont l'acmahté est si généreuse. Selon eUe, « ce travaU de mémoire est difficUe,

en débat, en conflit, n'est jamais sûr de triompher, est toujours à reprendre et toujours pris

dans une conjoncture où U est lui-même un enjeu, remplit une fonction sociale, est plus ou

moins instrumentahsé - U est peut-être impossible qu'U en soit autrement - politiquement,

132 Ilan Pappé, Une terre pour deux peuples : histoire de la Palestine moderne, trad, de l'anglais par Odile Demang, Pans, Favard, 2004. Rappelons que cet ouvrage était d'abord destiné à ses étudiants de l'université de Haifa, dont de nombreux Palestiniens. I i 3 Voir Ilan Pappé, loc. cit.. dans Rotberg (dir.), op. cit., p. 194-204, pour une position en faveur du récit unique, et Sami Advvan et Dan Bar-On, «The psychology of better dialogue between two separate but interdependent narratives », dans Rotberg (dir.), op. at., p. 205-224, pour la position prônant deux récits. 134 Marc Auge, Les formes de l'oubli. Pans, Payot, 1998, p. 81. 133 Emmanuel Kattan, Penser le devoir de mémoire. Pans. PUF. 2002. p. 112. 136 Régine Robin, op. at., p. 36.

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cultureUement, historiographiquement ». Il serait donc légitime de demander à propos du

travaU de deuil et de juste mémoire : la justice de qui ?

Certes, l'œuvre historienne n'est pas garante d'un horizon de justice : « l'histoire reste

un champ de bataiUes, le heu d'enjeux primordiaux158 ». La première posture serait de tenter

d'être juste soi-même. Juste dans le traitement de ces récits, c'est-à-dire reconnaître notre

dépendance envers la mémoire, puis oser la recomposition critique au nom du privUège de la

démarche historienne, à savoir mettre à distance l'expérience vive et, ainsi, être juste. Cela en

renonçant à une position de surplomb. Ce renoncement s'exprime dans la distinction faite

entre l'historien et le juge, en ce sens que l'histoire est réécriture et que, a priori, eUe ne cherche

pas de coupables. Plutôt, eUe tente de comprendre à la lumière des contextes. C'est au tiers

citoyen que revient le jugement moral; un tiers citoyen qui, par aiUeurs, peut aussi être

historien... De plus, l'historien doit reconnaître sa subjectivité comme un parcours de

recherche1 9 et, ajouterions-nous, tendre à l'objectivation de sa subjectivité... difficUe mais

possible quête. Enfin, s'U faut tenter de comprendre les espoirs et les angoisses qui modèlent

les identités narratives d'Histoire de l'autre, cette posture sensible à la thérapeutique n'interdit en

rien le soupçon nécessaire. Simplement, le doute-soupçon a priori ne devrait pas être à l'égard

d'un camp ou d'un autre.

Le récit dogmatique n'est pas l'apanage de l'un ou de l'autre. Or le cœur du récit

palestinien à propos de 1948 parle d'une réalité, ceUe de la dépossession et de l'expulsion de la

terre, et le cœur du récit israéhen, du déni de cette réahté : le départ volontaire des Palestiniens,

comme s'Us s'étaient dépossédés eux-mêmes de leur terre. A cet effet, faudrait-U tenter d'être

juste dans le traitement des récits au point de chercher l'équivalence à tout prix ou de renvoyer

systématiquement dos à dos les parties ? Ce serait, U nous semble, iUégitime et improductif.

Si nous ancrons fermement notre démarche historienne dans les récits contenus dans

Histoire de l'autre, nous serons attentive à ce qui demeure en marge des récits. La mémoire porte

en eUe des passés insoupçonnés. Par exemple, U serait légitime de se demander sous quels

rapports les événements narrés interpeUent des structures et des cadres de la mémoire Ués à des

137 lbid., p. 37. 158 François Dosse, L'histoire, Paris, Armand Cohn, 2000, p. 196. 159 Sabina Loriga, « La tâche de l'historien », La juste mémoire : lectures autour de Paul Ricœur, Genève, Labor et Fides, 2006, p. 68.

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37

intrigues qui, par aiUeurs, permettent de reconnaître des événements de longue durée '". Ainsi,

nous apercevrons en quoi 1948 appartient à des « intrigues multiséculaires », tant du point de

vue de la mémoire coUective israéhenne que palestinienne, faisant alors ressortir les

surdéterminations historique et anthropologique du conflit israélo-palestinien.

Enfin, Histoire de l'autre relève d'une initiative citoyenne. Dans ce conflit, la juste

mémoire, dans le sens d'une mémoire apaisée par la reconnaissance, est plus qu'un concept

historien. Au demeurant, peut-être faut-U faire nôtre la raison pratique qui vise à ce que les

deux récits soient reconnus avec leurs limites, et ce, sans pour autant nier les faits advenus et

vérifiables parce que vécus par toute une communauté. Ceci nous semble possible parce que la

visée d'Histoire de l'autre est de montrer que l'une et l'autre expériences existent et doivent êtte

reconnues. Si la reconnaissance est mutueUe, c'est-à-dire si l'autre reconnaît que mon récit est

légitime et si je reconnais la légitimité du sien, alors U y a bien quelque chose du réel qui a

échappé à l'un et à l'autre, ou qui a retenu l'attention de l'un et de l'autre. Ce qui s'est bel et bien

passé nous serait restitué, dans une certaine mesure, à travers cette négociation serrée, cette

reconnaissance intersubjective. La préface de Pierre Vidal-Naquet ' pointe en ce sens, ce serait

l'horizon d'attente ultime de la démarche qui ne rejette pas, rappelons-le, le réel historique par le

fait du dévoUement de « narrations concurrentes ».

Chaque récit est mandataire de l'identité coUective de sa communauté, donnant

naissance à des récits heutenants. C'est de cette mise en paraUèle des représentâmes identitaires que

peuvent naître d'autres représentâmes plus critiques, dans la mesure où chaque récit cherche le

juste équUibre entre la fidélité à sa mémoire, la mémoire des siens, et l'exigence d'autocritique

que commande la quête d'un espace civique fonctionnel pour ces deux mémoires.

160 Ricœur, MHO, op. cit., p. 313. 161 Auteur d'une réponse aux thèses négationnistes, Les assassins de la mémoire, Paris, Seuil, 2005.

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Chapitre II : La terre et soi Les premiers affrontements entre paysans arabes de Palestine et pionniers juifs eurent

heu en 1886. Expulsés pour que soient fondées les colonies de Gedera et de Petah Tikva, les

paysans attaquèrent ces colonies162. Aux yeux des paysans, U s'agissait de conflits locaux. Le

projet sioniste n'était pas encore connu du peuple, et les colons juifs ne semblaient pas différer

des autres colons européens. Le Sultan ayant interdit rimmigration juive en Palestine en 1882,

la stratégie dite du « sionisme pratique », en vigueur avant le congrès de Bâle161, consistait en

une infiltration progressive de la terre. Or le contexte impériahste, la chute de l'Empire

ottoman, l'émergence du nationaUsme arabe, l'émergence d'une conscience nationale

palestinienne et la logique du projet de nationaUsme ethnique des sionistes fomentèrent un

conflit de légitimités nationales entre Juifs sionistes et Arabes de Palestine. En 1910-1911,

lorsque les sionistes tentent d'acheter les terres d'Al-Fula, l'affaire est soulevée au parlement

d'Istanbul par le député de Jérusalem, Rouhi Al-Khalidi, qui exprime la crainte des Arabes de

Palestine devant le projet sioniste de fonder un « royaume sioniste » autour de Jérusalem 64. Au

début du XXe siècle, deux expériences coUectives d'une même terre s'affrontent en un conflit

que l'on perçoit « dorénavant » comme national : l'une arguant le droit de propriété du sol;

l'autre, le droit historique au retour. Dès lors, tout se passe comme s'U y avait d'un côté une

nation légitime et de l'autre, une imposture de nation.

Benedict Anderson définit la nation comme étant « une communauté politique

imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine165 ». Modernes, toutes les

nations se créent en inventant des traditions, en réinvestissant ceUes dont leurs communautés

constitutives ont hérité ou en intégrant les traditions des autres communautés, comme autant

de socles bricolés pour paUier la fragilité des nouveUes aUégeances imposées par l'histoire.

Premier trait de la nation selon Anderson : U n'y a pas de vraies et de fausses communautés :

« Les communautés se distinguent, non par leur fausseté ou leur authenticité, mais par le style

162 Elias Sanbar, Figures du Palestinien. Identité des origines. Identité de devenir, Paris, Gallimard, 2004, p. 90, se réfère ici aux recherches de l'historien Neville J. Mandel, The Arabs and Zionism before World War I, Berkeley, 1976. 163 Lors de ce congrès furent affirmées la nécessité d'une stratégie diplomatique auprès des grandes puissances et l'exigence d'une normalisation politique de l'immigration juive en Palestine. 164 Rashid Khalidi, L'identité palestinienne, op. dt., p. 61-62. 163 Benedict Anderson, L'imaginaire national : réflexions sur l'origine et la naissance du nationalisme, trad, de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La Découverte & Syros, 2002 (1983), p. 19-20.

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dans lequel eUes sont imaginées . » Deuxième trait : la nation est l'exclusion des autres selon

certains critères; eUe est nécessairement limitée. Troisième trait : la nation est libre, du moins

rêve-t-eUe de l'être, et ainsi de se gouverner, de s'autodéterminer. Quatrième trait : malgré les

dissensions, la nation est une communauté de fraternité capable de susciter le sacrifice de la vie

d'un de ses membres. Enfin, la nation est politique, ce qui donne heu à des rivaUtés entre

nations.

Tel est le cas dans le conflit israélo-palestinien, où la part imaginée de la nation est

minutieusement débusquée chez l'autre, puis brandie, afin de saper sa légitimité nationale.

Ainsi, comme enchâssé dans la déclaration Balfour de 1917 et la charte du Mandat britannique

sur la Palestine, les sionistes et les Britanniques postulent et décrètent l'absence d'un peuple

déjà établi et enraciné en Palestine. Dès le moment où les prochains « maîtres » du heu les

nommaient « coUectivités non juives existant en Palestine167 », les Arabes de Palestine furent

entraînés malgré eux dans une logique de réfutation de « leur inexistence » nationale; ce qui les

mena à discréditer la prétention nationale des sionistes. Ce déni réciproque donna naissance à

la formation de récits nationaux antagoniques dévoués à un noyau idéologique. Selon

l'historien Saleh Abdel Jawad ' , les deux récits proposent deux types d'assertions mythiques,

soit les mythes fondamentaux légitimant l'existence même du groupe et ses origines, et les

mythes concernant la guerre de 1948, ses causes et ses conséquences. D'une part, ces

mythologies nationales visent à légitimer les revendications de possession de la terre et, d'autre

part, eUes consument des programmes pohtiques et identitaires. Cela dit, au-delà des mythes

inhérents à tout discours nationaliste, y a-t-U une réahté dans ce conflit ? « Lastly, écrivait

Georges Antonius en 1938, the passions aroused by Palestine have done so much to obscure

the truth that the facts have become enveloped in a mist of sentiment, legend and propaganda,

which acts as a smoke-screen of almost impenetrable density169. » Invariablement, cent ans

après le début du conflit : « La vérité a deux visages, et la neige est noire . »

Au fil des ans, les porte-parole sionistes et palestiniens enserrèrent leurs récits

respectifs, mais davantage le récit israéhen forgé par Ben Gourion qui dicta ce qui était permis

164 lbid., p. 20. 167 Déclaration Balfour. 168 Saleh Abdel Jawad, « The Arab and Palestinian narratives of the 1948 War », dans Rotberg (dir.), op. cit., p. 72. 169 Georges Antonius, The Arab Awakening. The Story of the Arab national Movement, Beyrouth, Librairie du Liban, 1969 (1938), p. 386. 170 Mahmoud Darvvich, La terre nous est étroite et autres poèmes, trad, de l'arabe par Elias Sanbar, Paris, Gallimard (Actes Sud : 1994), 2000, p. 274.

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de raconter et nécessaire de taire. L n récit canonique propre aux discours nationalistes, mais

portant ici le sceau d'une propagande contraignante par la raison d'Etat en guerre, fut

rapidement construit comme une forteresse pour la nation. NuUe place pour les voix

intérieures dissonantes qui pourtant existaient bel et bien. Vu les rapports de pouvoir issus de

1948, est-il besoin de préciser que ce récit national israéhen fut « contraignant » pour les

Palestiniens vaincus qui furent soumis à l'entreprise de « mise en récit » de leur terre par les

vainqueurs, en heu et place de leur mise en récit ? Le récit national palestinien résista et se

consohda même, au lendemain de la Nakba. par l'expérience coUective de la Catastrophe. Si, en

1998, les commémorations du cinquantenaire de la Nakba firent de l'ombre aux fêtes célébrant

la naissance d'Israël, reconnaissons d'emblée que la voix d'un peuple quotidiennement réfugié,

occupé, sans Etat, ne peut aspirer à la propagande d'un Etat cinquantenaire. D'aucuns

avanceront que la fragmentation du récit national palestinien mena à l'échec du projet national,

et que la formidable propagande israéhenne n'y est pour rien.

Dans ce chapitre, nous présenterons le récit national de chaque peuple. 1) Les

contextes dans lesquels les revendications identitaires sionistes et palestiniennes prirent forme.

2) Les mythes identitaires et relatifs à 19481 '. 3) L'évolution des récits, contestés ou cristaUisés.

A ce titre, la période qui va de 196""1 " à 1973 consume un tournant des imaginaires, tant

israéhen que palestinien; les Palestiniens citoyens d'Israël sortirent alors de leur isolement

« hébraïque » et retrouvèrent les ondes de la culture de langue arabe. 4) Enfin, nous tenterons

de voir comment les paroles respectives s'inscrivent dans la terre en y apposant son empreinte

et en investissant les heux de sa mémoire exclusive, ou en l'emportant avec soi et en la

préservant dans sa mémoire.

Récit national palestinien

Contextes d'émergence de la conscience nationale palestinienne Pour rendre justice à la complexité d'un phénomène d'émergence de conscience

nationale, U faudrait aussi s'attarder à toutes les forces contre-nationaUstes dans le processus :

171 Si les dés étaient, à maints égards, déjà jetés en 1948. là se sont cnstalhsées une « mtngue multiséculaire » pour les uns - un État juif- et une injustice incommensurable pour les autres - la Nakba - , catastrophe de la défaite des armées arabes, de la création d'un État israéhen, de l'expulsion et de l 'expropnanon; ce qui justifie le retour sur cet événement « aux limites ». r : Guerre des Six Jours qui a signifié l'occupation du Golan, du Sinaï, de Gaza, de la Gs]ordanie aux yeux des Palestiniens et des Nanons unies; ou la reconquête de Judée et Samane pour certains Israéhens aspirant aux frontières du Grand Israel.

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41

ce qui inspire et ce qui résiste, ce qui est exclu et ce qui est refusé. Le récit national palestinien

est hanté par l'échec de l'indépendance nationale. En deçà ou par-delà les défis « externes »,

nommés nationalisme sioniste et colonialisme britannique, à l'émergence et à l'affirmation poUtique de

leur identité nationale, U y avait, voire U y a, des défis intérieurs et des défis chevauchant ces

frontières, notamment celui de l'arabité.

Gens de la Terre sainte

Les Palestiniens ne semblent pas avoir ressenti le besoin de se nommer

« nationalement » avant le début du XXe siècle. QueUe forme poUtique aurait pu, sans la

défigurer ou la trahir, représenter la complexité de la société des Gens de la Terre sainte ? Certes

pas l'Etat-nation qui échouait à reconnaître la dimension civique de l'entité palestinienne, ne

reconnaissant qu'une dimension ethnique par trop exclusive. Partageant une même terre, soit la

Palestine historique '4 - délimitée, selon les aléas administratifs ottomans, par trois ou quatre

sandjaks1 - , une même langue, l'arabe176, introduite gradueUement depuis le IIIe et IVe siècle

apr. J . -C, ainsi qu'une culture multiconfessionneUe s'épanouissant depuis des siècles : Us étaient

les Ahl al-Ard al-Muqaddassa, soit les Gens de la Terre sainte ou la Grande famille de la Terre sainte :

C'est parce qu'ils ne sont pas pnsonniers du postulat « Peuple élu = droit exclusif sur la terre sainte » que les enfants de cette terre, Palestiniens juifs inclus, se sont en permanence perçus comme A h l Filastîn, Gens de Palestine, c'est-à-dire tenants des Lieux et dépositaires naturels de tout ce qui fut révélé en ces mêmes Lieux. Aux antipodes du prosélytisme, cette conviction populaire qui

173 Éhas Sanbar a relu l'histoire des Palestiniens au XXe siècle en cernant leur mouvement identitaire à l'aide de trois figures : Gens de la Terre sainte, .\rabes de Palestine et Palestiniens absents, pour nommer, respectivement : 1) l'allégeance qui prévaut avant la fin du XIXe siècle; 2) la refiguration issue de l'émergence de la Nahda et de l'arabisme; 3) et enfin la figure qui porterait en elle toutes les figures depuis 1948 : le réfugié, le citoyen israéhen, l'occupé sans État, l'occupé avec .\utorité palestinienne et l'exilé (Sanbar, op. dt) . Notons que les prémisses de la figure des Palestiniens absents apparaissent avec la déclaration Balfour et la charte du Mandat britannique; de même qu'une prise de conscience nationale palestinienne se manifeste dès la Première Guerre mondiale. Malgré cela, nous garderons 1948 comme moment de refiguration et écrirons Arabes de Palestine pour l'avant 48 et Palestiniens pour l'après 48, en reconnaissance de la dimension fondatrice de l'expulsion et de la perte du terntoire dans la refiguration de soi. 1 4 « La frontière occidentale va de soi, c'est celle de la Méditerranée, de la ville de Rafah au sud jusqu'à la plaine de Marj Ibn 'Arrur, au nord de ' .\cca, Saint-Jean-d'.\cre. Partie du Marj, la frontière septentrionale rejoint le Jourdain à l'est, à hauteur de la ville de Beisan. La frontière méridionale suit quant à elle une ligne qui de Rafah rejoint la ville de Avla sur la mer Rouge, quelque part entre les sites actuels de Aqaba et Eilat. La frontière orientale enfin recoupe le cours du Jourdain en passant par le lac Tibénade et la mer Morte. » lbid., p. 18. 175 À partir des dernières décennies du XIXe siècle, l'Empire redivise ses unités administratives en wilaya, sandjak, qa~a, nahiyé et village : « La Palestine sera ainsi constituée de deux sandjaks d'Acre et d'al-Balqâ (Naplouse), rattachés à la province de Bevrouth, du sandjak de Ma'ân incluant le Néguev et rattaché à la province de Damas, du sandjak autonome de Jérusalem enfin.» En 1872, «les trois sandjaks de Jérusalem, de Naplouse et d'Acre seront réunis pour constituer la province de Palestine. » lbid., p. 27-28. 1 6 C'est au XVIIIe siècle que les chrétiens et les Juifs de Palestine s'arabisent hnguistiquement parlant.

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traverse les siècles est l'expression concrète d'un énoncé simple : toute cette terre est sainte et elle appartient toute, avec toutes ses croyances, à tous ses gens177.

Pour exphquer le calme interconfessionnel en Palestine qui ttanchait avec les situations

au Liban et en Syrie durant le XIXe siècle, Elias Sanbar évoque le « poids des territonahtés » :

« la Palestine, où le désir de sauvegarde des unités régionales est plus fort que les divisions

susceptibles de voir le jour entre les communautés qui les peuplent, demeura un "calme pays"

comme tourné sur lui-même et soucieux en priorité de préserver sa cohésion structureUe1 8 ».

De plus, les écoles, fondées par les ordres missionnaires pour faire du prosélytisme,

contribuaient paradoxalement à former une « identité civique » commune en devenant un Ueu

de métissage pour les élites juives, chrétiennes et musulmanes. Aussi, les habitants avaient

conscience d'habiter une terre sainte dont Jérusalem était le cœur. Cette expérience de leur

terre en tant qu'espace religieux primordial pour les trois monothéismes marquait l'identité

locale. Dès le XVIIIe siècle, un patriotisme local se serait exprimé à travers l'identification

généreuse des habitants aux religiosités du « Ueu » et la conscience de former une « entité » au

regard des menaces extérieures continueUes au fil des siècles.

Ottomanisme, panislamisme et arahisme Par ailleurs, cet équilibre favorisait les sujets musulmans. La Palestine était sous

domination ottomane; un empire musulman où l'appartenance rehgieuse était le critère de

distinction entre sujets. Le chrétien et le juif en tant que dhimmis — les gens du Livre -

jouissaient de la protection des Ottomans, sans pour autant posséder le statut poUtique

privUégié des sujets musulmans. Cependant, malgré l'émergence, vers 1880, du panislamisme,

quahfie par certains de protonationalisme musulman, fortement teinté d'anti-impérialisme ,

les Ottomans demeuraient des étrangers turcs aux yeux des Gens de Palestine. S'Us

s'accommodèrent, en général, de la Porte qui respectait les hiérarchies locales " et considérait

les notables comme des intermédiaires obUgés, la soUdarité et l'aUégeance n'étaient ni totales ni

aveugles.

177 lbid., p. 59. 178 lbid., p. 26, pour les deux citations. 179 La France occupe la Tunisie en 1881 et la Grande-Bretagne, l'Egypte en 1882. Les penseurs initiateurs de ce mouvement furent le poète turc Namyk Kemal et le Perse Djemal ad-din (dit .Al-Afghani). i») £ n Palestine, la vie politique était polarisée autour de factions nvales, telles les Yemeni et les Qays, ou entre de grandes familles, telles les Husseini et les Nashashibi, et non en accord avec des allégeances confessionnelles, comme au Liban par exemple.

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Le premier manifeste du « réveU arabe » serait celui de Kawakibi qui pubUa

anonymement, pour s'épargner la foudre du sultan Abdul-H amid, Omm al-Qora (La mère des

cités, soit La Mecque) en 1901 au Caire. Lucide à l'égard de la décadence du monde musulman,

U suggérait deux antidotes : d'une part, combattre l'obscurantisme des théologiens et

l'ignorance des masses et, d'autre part, rétablir la fonction des Arabes en tant que guides du

destin de l'Islam, en accord avec leur rôle dans l'avènement de l'islam. Héritière du

panislamisme, la pensée de Kawakibi innove néanmoins en distinguant les Arabes de ce

mouvement alors monopohsé et instrumentahsé par le Sultan. Il est ainsi revendiqué que ce

dernier abandonne ses prétentions au titre de calife, car le cahfe devrait être un descendant

arabe de la tribu des Quraish et étabh à La Mecque181.

Bien que l'islam constitue un paradigme essentiel de l'arabité, le contexte exigeait qu'U

ne devienne pas critère de ceUe-ci. Ultimement, le nationaUsme arabe se définira en référence à

la langue arabe, en réaction à la volonté de mrquisation de la nouveUe RépubUque turque et

dans la mouvance de la renaissance cultureUe arabe initiée à la fin XIXe siècle : la Nahda. La

communauté reUgieuse gardait, par l'usage de sa langue sacrée, son empreinte sur les nouveaux

États arabes appelés à émerger de la poUtique des mandats institués par la Société des Nations.

Par ailleurs, les chrétiens libanais furent parmi les instigateurs du mouvement inteUectuel et

poUtique du nationalisme arabe. Cela et l'importance du soutien des chrétiens de Palestine dans

la lutte contre le projet sioniste furent certainement déterminants dans la primauté accordée à

la dimension multiconfessionneUe de l'arabité. CeUe-ci renforçait donc l'alliance entre chrétiens

et musulmans. Dans le même souffle, le projet sioniste exigeait de recourir à l'argument du

panislamisme pour mobiliser les masses à la menace que faisaient peser les sionistes sur le

ivaqf*1 du Troisième Lieu saint de l'islam - Jérusalem —, précisément l'esplanade des Mosquées,

nommée Haram al-Sharif Le mufti183 de Jérusalem, multiphant ses voyages diplomatiques dans

les pays de l'Islam, misa sur cette soUdarité islamique afin d'opposer un front au projet sioniste

en Palestine. Islamisme et arabisme ne sont pas deux phases du processus identitaire, mais

plutôt deux dimensions qui continueront de s'émuler et de se concurrencer dans l'imaginaire

arabo-musulman. D'un point de vue anthropologique, l'Arabe s'oppose au musulman : « le

181 George Antonius, op. cit., p. 97-98. 182 Un bien musulman caritatif inaliénable. 183 En 1921, Amin al-Husseini fut nommé grand mufti de Jérusalem, le représentant des Arabes de Palestine, par les Britanniques qui investirent ainsi cette fonction d'une autonté nouvelle : politique; la charge de Mufti ayant été, auparavant, essentiellement religieuse. En 1931, il devint le Président du Conseil suprême musulman et, lors de la Grande Révolte, celui du Haut Comité arabe de Palestine.

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premier étant jouisseur de tout, imaginatif, pragmatique, mobUe et rusé; le second méthodique,

féru d'abstraction, rationnel, soumis à la doxa, consciencieux, transcendant la conjoncture184 »;

et encore : « l'un a VOummâh contre lui, U cherche à s'en défaire pour naîtte en tant que sujet,

l'autre n'est sujet que grâce à la Oummâh, seule structure globale pouvant l'amener aux confins

du monde185 ». Gardons à l'esprit cette opposition structurante, dont le poUtique et la question

nationale se feront les échos.

Au moment crucial des premières décennies du XXe siècle, le dUemme entre

ottomanisme et arabisme ne sera pas feint. Contrarié par le nationaUsme turc186, indigné par la

répression ottomane des voix nationahstes arabes depuis la fin du XIXe siècle - culminant avec

les pendaisons de nationahstes libanais et syriens en 1915 et 1 9 1 6 - e t enfin séduit par l'accord

Hussein-Mac-Mahon lf7 promettant un grand État pour la nation arabe au chérif de

La Mecque, de guerre lasse plus que par traîtrise envers les « frères musulmans », le Chérif

déclencha la révolte arabe de 1916 contre les Turcs; servant ainsi le jeu oriental des

Britanniques.

« Endogène », le mouvement nationaliste arabe n'en sera pas moins instrumentahsé par

les grandes puissances française et anglaise. Les frontières dessinées par Sykes et Picot et la

déclaration Balfour trahiront la promesse faite au Chérif. Si la Grande-Bretagne mena une

poUtique dite musulmane avant la Première Guerre mondiale, à partir de 1917, eUe se présentera

comme le « mandataire » du nationaUsme arabe et, dans le même souffle, du projet national juif

en Palestine... La France maintiendra, quant à eUe, une poUtique musulmane afin de se garder

des flambées de nationalisme arabe qui risqueraient d'embraser tant le Machrek que le

Maghreb188. En découleront des chasses-croisés et des aUiances contre nature qui desserviront

la Palestine, notamment en raison d'une définition de l'arabité instrumentaUsée, tantôt

intégrant les Palestiniens, tantôt les excluant au gré des besoins de la poUtique britannique.

Dans cet esprit, les Britanniques distinguèrent entre arabophones et Arabes « authentiques », à

184 Malek Chebel, L'imaginaire arabo-musulman, Paris, PUF, 1993, p. 376. 185 lbid., p . 381. 186 La révolution des Jeunes Turcs en 1908 mettra fin au sultanat et au cahfat, et instaurera une République turque. 187 C'est sur la foi de cette promesse que le chérif de La Mecque, le roi Hussein, s'engagea dans une révolte contre les Turcs. La promesse fut trahie par l'accord Sykes-Picot de 1916 et la déclaration Balfour de 1917. Le roi Hussein fut reconnu roi du Hedjaz et son fils Fayçal 1", roi d'Irak, en 1921, en heu et place de roi constitutionnel de Syne-Palestine, tel que désiré par lui. 188 Henry Laurens, « La France, le Grand Mufti et la révolte palestinienne », Revue d'études palestiniennes, nouvelle séné, n° 4, été 1995, p. 77.

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savoir les Bédouins du Hedjaz, « daignant » reconnaître une nation chez ces derniers, mais pas

en Syrie-Palestine...

L'exception palestinienne

Les Arabes de Palestine vivaient intensément la concurrence entre « les identités

transnationales (qu'eUes soient rehgieuses ou nationales), le patriotisme local et les affiliations

familiales et claniques » qui modelaient leur imaginaire. Si la nation était arabe, cela ne rendait

pas pour autant la terre de Palestine interchangeable avec toute terre arabe. La Palestine était

leur pays. De plus, le locahsme et l'appartenance clanique demeuraient leurs aUégeances

prioritaires . Sans les sionistes, ces cercles de leurs aUégeances multiples auraient-Us mené à

une conscience nationale ? Sans doute, comme le firent les autres peuples de la région, très

proches des Arabes de Palestine au regard de leurs foyers d'identification multiples. Mais la

cohésion sociale dont firent preuve les autres peuples arabes dans leur lutte pour

l'indépendance manqua aux Arabes de Palestine.

L'identité palestinienne ne peut être réduite à une simple réaction au sionisme191. Déjà,

bien avant le sionisme, Us étaient les Gens de la Terre sainte. Après le sionisme, Us formèrent une

aUiance inédite, par rapport aux autres pays arabes, entre chrétiens et musulmans. Cela dit, dans

ce moment de « refiguration » identitaire pluridimensionneUe de la fin du XIXe siècle et du

début du XXe siècle, la « rencontre » singuUère entre les Arabes de Palestine et les sionistes

aiguisa leur prise de conscience de leur terre en tant que Ueu cible poUtique, et non plus

seulement religieux, et joua un rôle dans l'enracinement du sentiment national dans un

territoire précis. La Palestine était distincte du grand territoire sur lequel les Arabes syriens,

Ubanais, jordaniens, irakiens aspiraient à fonder un Etat arabe unitaire : « le mouvement

sioniste a choisi une terre arabe et non toutes les terres arabes, pour y fonder son Foyer

national192 ». Alors qu'aiUeurs dans le monde arabe, ces régionaUsmes étaient combattus au

profit de l'idée de la nation arabe et de l'histoire commune contre les puissances étrangères, en

Palestine, le nationaUsme se singularisait par l'attachement poUtique à la terre, au pays.

189 Rashid Rhalidi, L'identité palestinienne, op. dt., p. 28. 190 Les travaux de Jean-François Legrain tendent à hre les élections palestiniennes à la lumière de cette forte allégeance locale : on vote pour l 'homme du quartier et non pour le Fatah ou le Hamas. Voir Jean-François Legrain, Les Palestines du quotidien. Les élections de l'Autonomie, janvier 1996, Beyrouth, Cermoc, 1999. 1 9 1 C'est ce que démontre Rashid Khalidi, op. cit. 192 Éhas Sanbar, op. cit., p. 95.

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46

Simultanément, alors que la cause palestinienne demeurait un leitmotiv des

revendications nationahstes arabes, les Palestiniens n'abandonnaient pas leur arabité. Il faUait

veiUer à réunifier, tant géographiquement qu'historiquement, un Etat unitaire arabe fragmenté

par l'arbitraire de l'accord Sykes-Picot, dont les frontières servaient, non pas les aUégeances des

peuples, mais les intérêts des grandes puissances. Dans cet esprit, l'aUégeance légitime envers le

pays de Palestine tendait à être intégrée au discours nationaliste à travers une volonté d'intégrer

géographiquement la Palestine à un plus grand État arabe. Mais cette médiation nationaliste

arabe, revendiquée auprès des intérêts occidentaux et sionistes, contribua à disquahfier le bien-

fondé des aspirations nationales palestiniennes et à dépouiller les Palestiniens de leur statut

d'interlocuteurs légitimes en face des sionistes et des Britanniques. Les chefs palestiniens se

retrouvèrent écartés des transigeances autour de la question de Palestine, le plus souvent

secrètes. Dès lors, le territoire palestinien fut perçu comme un butin à ravir par les États

arabes, principalement la Jordanie. C'est ainsi que la lutte nationale des Arabes de Palestine se

singularisa, notamment en raison du sUence dans lequel on tentait de la mamtenir.

Lors de la deuxième vague d'inirnigration juive, de 1904 à 1914, les tensions

s'accentuèrent en raison de l'apphcation du concept de main-d'œuvre juive exclusive, ajouté aux

faits que les immigrants juifs ashkénazes ne parlaient pas l'arabe et qu'Us ne s'intégraient pas

aux coutumes locales. Dès cette époque, la presse arabe, notamment les journaux de Palestine

Al-Karmel et Yilastînn, se faisait l'écho des craintes de la population; ceUe-ci sensibilisée à la

visée du projet sioniste par l'expérience des paysans toujours plus nombreux à être expulsés en

raison de l'achat de terres par les sionistes . S'esquisse alors un moment catalyseur du

sentiment national en Palestine, contribuant à une soUdarité inédite entre ruraux et

urbains contre les sionistes : « On assiste à un effort conscient d'élaboration de ce sentiment de

communauté de destin entre ville et vUlage, citadins etjèllahin, avec par exemple l'initiative des

éditeurs de Filasttn cherchant à diffuser leur journal, très antisioniste, dans les viUages de

l'arrière-pays de Jaffa, l'une des premières régions visées par la colonisation . »

La charte du Mandat réaffirma la mission britannique d'aide à la concrétisation du

projet sioniste en accord avec la promesse de la déclaration Balfour de 1917. EUe finit de

confirmer les craintes palestiniennes à l'égard du dessein sioniste et de la compUcité

193 Fondé à Jaffa 1911. 194 Rashid Khahdi, op. cit., p. 188-199. 195 lbid., p. 184.

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47

britannique. Se dévoilaient les ressorts de ce que d'aucuns appeUent un jeu à somme nulle entre les

belligérants : « But the logic of facts is inexorable. It shows that no room can be made in

Palestine for a second nation except by dislodging or exterminating the nation in

possession . » D'un côté, la Palestine était peuplée d'une majorité dArabes; de l'autre, la

raison d'être du projet sioniste était d'obtenir la majorité dans un État juif en Palestine.

Résistance

Les révoltes palestiniennes de 1921 et de 1929, avec la grande révolte de 1936 à 1939

dirigée prioritairement contre les Britanniques perçus comme les parrains des sionistes, furent

des expressions d'un trait de l'identité nationale en émergence : la résistance au sionisme. Alors

que le nationalisme arabe fut porté par la classe moyenne, ce sont les paysans qui mèneront la

résistance nationale en Palestine. Le processus nationaliste palestinien ne fut donc pas le fait

des seules élites . En 1938 se dessine l'appropriation paysanne du mouvement national, dont

témoigneront l'interdiction de porter le tarbouche, héritage ottoman, et la générahsation du

port du keffieh, apparat des paysans . A ce moment, les intérêts des paysans, plus

traditionnels dans leur pratique reUgieuse, se dissocieront des intérêts de notables nationahstes

urbains, au nombre desquels figuraient de nombreux chrétiens. Se profile ici l'absence de

cohésion sociale qui fut fatale à la lutte contre le projet sioniste. L'imposition de la Loi martiale

en 1938 par les Britanniques, les exécutions, la répression du nationalisme arabe et les attentats

(bombes, voitures piégées) de l'Irgoun - u n groupe extrémiste juif— contre les civUs

Palestiniens dans les marchés, consacreront le destin de peuple martyr des Palestiniens et leur

volonté de résister. Si la répression à l'encontre des veUéités nationales palestiniennes est un fil

d'Ariane de la gestion britannique depuis le début de leur mandat, l'intensité de la répression de

la Grande Révolte ajoutée à l'effet destructeur de la dimension guerre civile de ceUe-ci,

notamment au regard du soutien des Nashashibi aux mandataires et des Druzes aux

196 Georges Antonius, op. at., p. 412. 19 Rashid Khalidi, op. at., p. 183-184. Pour illustrer cette particulanté, les histonens butent sur le problème des sources : les témoignages des pavsans illettrés ont « échoué » avant d'atteindre les oreilles historiennes. Avant la Grande Révolte, la voix des pavsans avait certes trouvé écho dans les journaux de Palestine. 198 Henrv Laurens, « La vne politique palestinienne avant 1948 : locahsme ou panarabisme ? », Monde arabe. Maghreb--Machrek,n° 159, janv-mars 1998, p. 24. 199 Puissante famille palestinienne, émule de la famille Husseini avec laquelle elle rompait puis se réconciliait au gré des enjeux, et « proche » des sionistes avec qui elle eut des tractations, notamment lors des élections municipales. Alors que les Husseini, dévoués au Mufti, lui-même un Husseini, furent des partisans du nationalisme arabe, les positions des Nashashibi furent déterminées par des intérêts plus économiques que nationalistes, lbid.. p. 12-2"", pour un portrait des acteurs de la pohnque palestinienne de l'époque.

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4«S

sionistes, déstabUiseront profondément et durablement la société palestinienne. Au lendemain

de la Révolte, ce qu'on appeUe classe politique n'existe plus en Palestine : eUe a été matée. Le

Grand Mufti, exilé à Beyrouth, et le Haut Comité arabe20", décrété Ulégal en 1937, n'eurent plus

droit au chapitre dès lors qu'Us entraient dans la disgrâce des Anglais. Depuis le début du

conflit, on avait feint de ne pas entendre la voix des Arabes de Palestine, soit leur refus du

projet sioniste et leur affirmation patriotique. En 1939, la « surdité » n'est plus nécessaire, la

voix des autres pays arabes plus « concUiants » peut dorénavant se faire entendre et prendre la

parole à la place des Palestiniens. Le récit national palestinien se fera dans l'exU. Ainsi, le vide

poUtique qui permit l'écroulement palestinien de 1948 avait été ébauché, sinon achevé, dix ans

plus tôt.

1948 et les mythes identitaires Au terme de ce qu'Us nomment guerre d'Indépendance, les IsraéUens se mirent au monde,

mais Us contribuèrent aussi à mettre au monde un peuple de réfugiés. Des 60 % de Palestiniens

évincés de leur terre, estimés à 750 000 réfugiés, la moitié de ceux-ci le furent manu militari ou

sous la menace ou la peur de subir le sort des villageois massacrés par les forces dxxyishouv ou

par crainte que les femmes soient violées " . De Yhijra —l'exode de 1947-48—, la mémoire

coUective palestinienne a fait la Nakba, une catastrophe humaine et poUtique qui perdure2"2. En

effet, « cinquante ans après : la Nakba continue » scandait un slogan lors du 50e anniversaire de

la Nakba en 1998. La Nakba est un événement de portée. C'est un état existentiel entretenu par

les expériences de l'absence de la reconnaissance, de l'errance d'un peuple sans terre et de

l'étrangeté de rimposture reflétée dans le regard de l'autre. Il s'agit ici de l'événement national

fondateur de l'identité palestinienne, puisque c'est dans l'exU que le Palestinien se reconnaît en

200 Créé en 1936 par le Mufti, regroupant des membres de grandes familles et de différents partis palestiniens. 201 Des massacres furent commis dans trente-trois localités palestiniennes selon Salman Abu Sitta, à la lumière des travaux actuels des historiens palestiniens et israéhens, du moins les « nouveaux ». La « campagne de rumeur », véritable guerre d'usure psychologique menée par l'Irgoun ou la Haganah à l'encontre de la population civile, consistant à répandre la nouvelle des massacres et des viols, a joué considérablement dans l'exode palestinien. Le motif de l'honneur et la crainte de le perdre pour justifier certains exils de 1948 et même de 1967 est un leitmotiv de la mémoire palestinienne. Voir Stéphanie Latte Abdallah, « Transmission et honneur dans les camps de réfugiés de Jordanie. La mémoire des pères », dans Nadine Picaudou, op. dt., p. 276-277. 21,2 Sur la construction de sens depuis l'hijra jusqu'à la Nakba, voir Jihane Sfeir-Khayat, « Le désastre et l'exode, al-nakba/al-hijra. Imaginaire collectif et souvenir individuel de l'expulsion de 1948 », dans Nadine Picaudou (dir.), op. dt., notamment p. 45-46. L'auteur évoque les différents visages que pnt la tragédie palestinienne au fil des soixante dernières années. Par exemple, naksa (la défaite des armées arabes en 1967), nakbat (littéralement : « catastrophe » au pluriel, donc toutes les catastrophes palestiniennes), thawra (soit « révolution », une évocation cette fois concurrente de la Nakba). Ces noms donnés au malheur tentent de traduire la singularité historique du moment présent, mais, chaque fois, le fil d'Ariane, soit « vivre en état de Nakba », les transcende.

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tant que Palestinien, et non Syrien, Jordanien ou Égyptien. « 1948, l'année zéro de l'histoire de

la Palestine2"3 », n'en constitue pas moins le moment où les Palestiniens, en sortant du Ueu,

sortirent de l'histoire.

Le récit de la Nakba est scandé par des arguments phares. Les Palestiniens furent mal

dirigés et mal armés. Les Palestiniens sur place étaient Ulettrés et démunis. Ils furent victimes

des dissensions arabes. Tous critiquent la classe poUtique, mais passent sous sUence la

responsabilité militaire dans la défaite. Au regard du contexte, leur cause était perdue. Le thème

central réside dans la croyance en l'invincibilité de leur ennemi. Il ressort de cette complainte

douloureuse une absence d'emprise sur leur destin. Les Palestiniens répètent qu'Us furent

expulsés ou qu'Us durent fuir la Palestine, présentée comme une oasis immense ou un paradis

littéralement perdu. Unanimement, les historiens palestiniens affirmèrent qu'U y eut une

conspiration des superpuissances (Grande-Bretagne et États-Unis) contre les Palestiniens et

que la responsabilité de la naissance du conflit israélo-palestinien repose sur les épaules du

mandataire britannique, qui voulut implanter un État sioniste au cœur du monde arabo-

musulman. La guerre de 1948 fut inévitable compte tenu des intentions sionistes initiales

d'établir un État exclusivement juif en Palestine. Consensus : Israël est entièrement

responsable du problème des réfugiés palestiniens-" .

Cela dit, les désaccords percent sur d'autres questions, teUes que les intentions non

déclarées des États arabes imphqués dans la guerre de 1948, qui auraient, en dépit du récit

panarabe, agi en fonction de leurs intérêts nationaux. Le rôle du roi AbdaUah de Jordanie et

celui du grand mufti de Palestine de même que l'évaluation du rôle des différentes armées lors

de la guerre et de la coalition en général ne font pas l'unanimité. De plus, d'autres facteurs qui

menèrent à l'échec sont souvent écartés : le manque de coordination et de préparation du fait

d'une absence de commandement fort, l'absence de voix fortes usant des apparats de la

nouveUe poUtique de l'époque et, enfin, l'absence d'une structure paraétatique représentative

qui aurait permis, peut-être, d'établir une Ugne claire " .

203 Jihane Sfeir-Khayat, « Historiographie palestinienne : la construction d'une identité nationale », loc. cit., p. 43. 204 Saleh Abdel Jawad, loc. cit., dans Rotberg (dir.), op. cit., p. 73-74. 2(15 Rashid Khahdi, « Les Palestiniens et 1948 : les causes sous-jacentes de l'échec », La guerre de Palestine, derrière le mythe : 1948, op. cit., p. 68.

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50

Logique de réfutation

Si les historiens palestiniens reconnaissent sans peine les mythes présents dans le récit

israéUen, Us demeureraient néanmoins coincés par trois paradigmes israéUens nuisibles à la

compréhension du conflit, selon l'historien Saleh Abdel Jawad. D'abord, celui qui mène à

qualifier de guerre les événements de 1948 en raison de l'attaque des armées arabes, plutôt que

d'insister sur le plan de transfert mené par les autorités militaires sionistes, Ben Gourion et

l'Agence juive. Ce premier paradigme voUerait l'enjeu fondamental du conflit : la logique

ethnique de l'idéologie sioniste, et précisément de la « guerre » menée en 1947-1948. Parmi les

historiens israéhens, mentionnons qu'Ilan Pappé déroge à la règle de ce paradigme : « The Uttle

research that we already have indicates clearly that, contrary to the description that emerges

from the Israeh military archives, in many parts of Palestine, in 1948, there was no actual war

but rather widespread operations of ethnic cleansing2"6. » Le second paradigme se manifeste

par l'insistance du récit israéhen sur l'inimitié éterneUe entre Arabes et Juifs, donc sur la nature

pérenne et irréconciliable de leurs relations. La guerre aurait ainsi été inévitable, la haine

réciproque étant totale. Cet argument de « l'anirnosité natureUe » des Arabes envers les Juifs est

confondu avec l'antisémitisme de la vieUle Europe qui avait justifié le projet sioniste en tant

que solution au problème de l'antisémitisme "" . Enfin, le troisième paradigme israéUen se

traduit par l'affirmation de la passivité du peuple palestinien en 1947-48, d'où leur «fuite»

lâche. Cette vue de l'esprit escamote, selon Jawad, la résistance et l'efficacité des viUageois

palestiniens durant les conflits, notamment leurs actes militaires et leur abnégation

208 courageuse .

Évoquant la logique de réfutation, ÉUas Sanbar s'est désolé du cercle infernal dans

lequel s'étaient engagés de nombreux Palestiniens au regard du discours sioniste. Tandis que les

IsraéUens arguaient une présence antérieure sur la Terre sainte, les historiens et les

archéologues palestiniens remontèrent le fil du temps pour se découvrir, comme par

mimétisme à l'égard des historiens israéUens, des racines encore plus anciennes, relatives aux

Cananéens ou aux PhUistins. Par exemple, aux yeux de Sanbar, cet argument de la quête des

206 Ilan Pappé, loc. dt., dans Rotberg (dir.), op. dt., p. 200. 207 Saleh Abdel Jawad, loc. dt., dans Rotberg (dir.), lbid., p. 84. 2118 lbid., p. 89. Des hommes armés d'une manière dérisoire au regard des soldats de la Palmach n'hésitaient pas à les attaquer. Même à Deir Yassin, une quarantaine d'hommes résistèrent durant huit heures avant de tomber. Saleh Abdel Jawad fait part ici des témoignages recueillis dans le cadre du projet de l'université de Birzeit, selon lesquels des milliers de paysans auraient vendu des terres fertiles et les bijoux de leur femme afin d'acheter des armes et des munitions; et de ces autres milliers d'hommes qui furent tués en tentant de regagner leur terre.

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origines est un leurre, et ne peut mener qu'à une impasse. Selon lui, seule l'idenuté du devenir

permettra de trouver un nouveau carrefour où pourront se rejoindre les identités palestiniennes

et israéUennes" .

Les représentations coUectives palestiniennes qui scandent le conflit avec les IsraéUens

allient lecture historique de soi et lecture mythique. Nous les systématisons ici en nous

inspirant d'assertions récurrentes de l'imaginaire des Palestiniens, teUes que reconnues par

l'historien Salah Abdel Jawad ""'. 1) Droit de présence et antériorité. L'histoire profondément

enracinée des Arabes de Palestine remonterait bien avant la présence des Juifs, et même de

l'islam; les Arabes de Palestine étant les descendants des métissages de populations qui eurent

heu en Palestine. D'aucuns remontent même à l'époque de l'invention de l'écriture, et d'autres

affirment que les paysans palestiniens seraient les descendants des Sémites. 2) La Palestine fut de

tout temps une terre de confluence où vivaient différents peuples, cultures, rehgions, tribus qui

s'entremêlèrent au fil des siècles. 3) Certains affirment l'importance de Jérusalem pour les

Palestiniens, tant d'un point de vue religieux, administratif (\ue politique, du moins au regard de

l'identité politique moderne. Tous s'entendent sur le fait que Jérusalem ait joué un rôle dans

l'histoire islamique et les pratiques religieuses musulmanes, notamment dans les premières années de

l'ère islamique. 4) La civilisation arabo-musulmane est propriétaire de la Palestine en vertu du

ivaqf, bien de mainmorte. 5) Il y eut cohabitation pacifique avec les Juifs avant le sionisme. La

communauté juive fut partie intégrante de l'apport de la civilisation arabo-islamique au genre

humain et, contrairement à leur condition en Occident, Us furent traités avec tolérance en

Palestine. 6) Un rapport minorité juiveImajorité arabe a toujours existé en Palestine. Les

Palestiniens constituaient la majorité avant 1948 et voulaient la majorité du pouvoir dans un Etat

binational. La présence juive en Palestine fut minoritaire au fil des siècles, même durant l'époque

bibhque et, surtout, eUe s'échpsa durant 2000 ans. 7) La Palestine n'est pas le « pays de

personne », les Palestiniens sont un peuple. Ces éléments fondamentaux du récit national sont

adoptés avec plus ou moins de nuances selon qu'U s'agit des éhtes ou du peuple, et ce, tant à

l'intérieur de la société palestinienne qu'au sein des populations arabes.

2 1 1 9 C'est le fil d'Ariane de son livre Figures du Palestinien, op. dt. 210 Saleh Abdel Jawad, loc. dt.. dans Rotberg (dir.), op. dt.. p. "4-75.

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Évolution du récit national

Les poix

La posture du « poème national palestinien de l'inténeur » sera « la persévérance

héroïque contre des obstacles insurmontables », soit le sumûd : « Al-Sumûd, c'est-à-dire tenir

bon, s'entêter à ne pas bouger, s'arc-bouter au sol, faire corps avec les heux et disputer pas à

pas le terrain à la colonisation rampante2". » Hors de l'histoire, hors du « paradis », sans terre,

les Palestiniens devront se trouver une place dans le monde. Certains la ttouveront dans la

langue, Ueu de reconquête de leur voix, Ueu d'apprivoisement de leur identité.

Indubitablement, la proclamation d'Indépendance d'Israël constitue un

acte d'affirmation de soi, apparemment unUatéral, qui tranche avec le sUence des Palestiniens

après la Nakba, restés pantois devant la spoliation de la terre. Un sUence poUtique trahissant

l'urgence de nature existentieUe à recoUer les morceaux de leur vie, à réunir les familles

dispersées, à s'organiser, voire à reconstruire un calque des structures sociales d'hier dans les

camps. Ce sUence est aussi signe du fameux vide politique invoqué pour exphquer la défaite et

les quiproquos concernant l'intention ou non de constituer un État palestinien. Il faudra

attendre 1964 pour qu'une voix poUtique proprement palestinienne, ceUe de l'OLP212, une

organisation de Ubération nationale de l'extérieur, se fasse entendre et concurrence les

Jordaniens, et dans une moindre mesure les Égyptiens. Vingt ans après la déclaration

d'Indépendance d'Israël, en 1968, l'OLP offrit la Charte nationale palestinienne. Et ce n'est

qu'en 1987, à travers l'Intifada, que les Palestiniens de l'intérieur s'approprieront leur récit

national, leur mémoire.

Après 1948, la Palestine ayant été rayée de la carte comme une langue materneUe

décrétée morte subitement, les Palestiniens se déclineront en exUés, en réfugiés, en citoyens

israéUens de seconde zone, ou en citoyens occupés par l'Egypte pour les Gazaouites et par la

Jordanie pour les Cisjordaniens. Dépossédés de leur droit poUtique, Us n'eurent pas le droit de

211 Éhas Sanbar, op. dt., p. 244. 212 Organisation de libération de la Palestine fondée en 1964, politique et paramilitaire. Elle regroupe plusieurs organisations, dont le Fatah (fondé par Arafat au Koweït en 1959, membre consultatif de l'Internationale sociahste), le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) à partir de 1968 et le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP). D'abord voulue comme une organisation du nationalisme arabe destinée à la défense de la cause palestinienne, la défaite de la guerre de Six Jours la mua en un mouvement de guérilla. Reconnue par l 'ONU comme le représentant du peuple palestinien depuis la fin des années quatre-vingt, la Palestine, par la voix de l 'OLP, devint un observateur permanent auprès de l 'ONU. En 1988, l 'OLP proclama un État de Palestine. Jusqu'aux accords d'Oslo, contractés avec cette organisation mandataire du peuple palestinien, Israël la considérait comme une organisation terroriste. Elle fut dingée par Yasser Arafat de 1969 à 2004.

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raconter « leur » histoire. Le récit national palestinien fut imbriqué dans les récits nationaux des

États arabes, quoique leurs intérêts aient divergé ou se soient opposés. Les veUéités de la

Jordanie sur la rive ouest du Jourdain ne furent un secret pour personne. OfficieUement, eUe y

renonça en 1994. Jusqu'aux accords d'Oslo"1"', et même après, les enfants de Gaza et de

Cisjordanie apprirent leur histoire dans des manuels scolaires portant les sceaux égyptiens ou

jordaniens. En fait, le récit palestinien s'écrivait, mais depuis les heux de l'exU, ceux de la

mémoire. Dès les années cinquante, des partis poUtiques nationaUstes2U , à Beyrouth

notamment, jouèrent le rôle de porte-voix du peuple palestinien en raison de la présence de

réfugiés dans leurs rangs. La cause palestinienne devint alors partie intégrante du discours

national arabe et servit d'argument pour critiquer tant les chefs d'États arabes responsables de

la défaite que la communauté internationale.

Durant la première décennie qui suivit la Nakba, des voix commencèrent à murmurer,

qui leur colère, qui leur désarroi, chaque œuvre évoquant la vision et l'expérience de son

auteur. Comme un écho de la société disloquée, le récit national palestinien sera lui-même

fragmenté. Les mots, issus essentieUement des inteUectuels de l'exil, jaillirent sous forme de

mémoires, de journaux personnels de membres de grandes famUles"13, de Uvres d'histoire ou

d'œuvres littéraires. Nous l'avons évoqué, la langue servit de territoire à l'identité palestinienne.

Ce sont les voix des écrivains palestiniens citoyens d'Israël qui se levèrent les premières. Ces

écrivains offrent alors des œuvres portant l'empreinte de l'identité arabe, mais aussi une

nouveUe empreinte. Outre le nœud immense de la perte, trois traits distinctifs s'échappent de

leurs plumes : l'autodérision maniée par EmUe Habibi, la maîtrise de l'hébreu comme la

conquête d'un « nouveau territoire » porté aux cimes dans Arabesques d'Anton Shammas et le

lyrisme épique de Mahmoud Darwich" . Ces voix s'élèvent dans un contexte d'« hébraïsation »

obligatoire et d'interdiction d'édition en langue arabe. En effet, à partir de 1948, les

Palestiniens citoyens d'Israël furent soumis à un régime d'administration militaire : contrôle de

l'information, réglementation de l'écoute des radios, mesures rendant l'expression pubhque de

la mémoire palestinienne périlleuse, tentative d'infiltration de cette mémoire par des organes de

2 , 3 Ce n'est que graduellement que les nouveaux manuels scolaires conçus par les équipes de l'Autorité palestinienne seront intégrés dans le système scolaire, c'est-à-dire à partir de la fin des années quatre-vingt-dix. Voir Ruth Firer et Sami Advvan, op. dt. 214 Le parti Baas arabe socialiste et le Parti des nationahstes arabes. 215 Khahl Sakakini, Hala Sakakmi, A)aj Nuvveihd, Hisham Sharabi, Ra|a Shehadeh, Edward Said, Elias Sanbar, etc. 21,1 Éhas Sanbar, op. rit., p. 239-240.

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propagande, teUe la presse israéhenne en langue arabe" , etc. Cela dit, les Palestiniens restés sur

place trouvèrent, dans les partis pohtiques israéhens d'extrême gauche, un certain refuge

poUtique; pensons au RAKAH, le parti communiste israéUen. Cette volonté d'enserrer et de

mater la mémoire palestinienne prit plusieurs visages, mais le fil d'Ariane demeurait la

destruction des indices du récit palestinien. Pensons aux 418 villages détruits218 au lendemain

de 1948, aux archives confisquées et à la destruction des vestiges archéologiques qui ne

servaient pas le récit national israéhen.

Mémoire empêchée et historien-combattant

Hantés par cette mémoire empêchée, les historiens palestiniens seront chargés de

clarifier le « malentendu » auprès des nations et du tribunal de l'histoire. Ils devront faire

entendre raison au monde. Ainsi naîtra la figure de l'historien-combattant qui aura donc pour

mission de témoigner pour le peuple, de recueillir les mots de la spohation : « Le combattant,

par les armes, l'historien, par les mots, sont requis pour établir la négation du droit d'Israël et

des IsraéUens à se trouver là, c'est-à-dire à la place de la Palestine et des Palestiniens219. »

Puisque la terre fut dérobée en vertu d'un droit de conquête, justifié par des arguments

historiques, qui, mieux que l'historien, permettrait aux Palestiniens de réintégrer l'espace-temps

dérobé ? Déjà, avant la Catastrophe, au regard de ce qu'Us percevaient comme le déni de leur

existence nationale, les Palestiniens avaient remis leur sort dans les mains de celui qui dévouait

le quiproquo — Us étaient là les premiers " —; celui qui, par ses chroniques ou ses sommes de

connaissances à propos de la Palestine, prouverait l'existence nationale « des coUectivités non

juives existant en Palestine221 ». L'argument de déni lancé par la déclaration Balfour et la charte

du Mandat était de fait autant juridique qu'historique. Si d'aucuns eurent recours à l'argument

du waqf, leurs travaux témoignaient davantage d'une volonté de dévoUer l'existence d'un peuple

arabe singulier en Palestine. D'une part, Us donnaient, en un sens, une consistance historique à

leur présent, en consignant avec ferveur la chronique précise de tous les événements qui

secouaient leur pays, tels des journaux intimes qui témoigneraient bien un jour de leur

217 Un exemple fameux, longtemps la croyance en l'appel radiophonique des dirigeants arabes incitant les Palestiniens à quitter la Palestine fut présente dans certains récits oraux de réfugiés palestiniens, alors que ces appels n'ont jamais eu heu. Voir Erskine B. Childers, « The Spectator », dans Walid Khahdi (dir.), From Haven to Conquest, Washington, Institute for Palestine Studies, 1988, p. 795-803. 218 Pour un « inventaire », voir le remarquable ouvrage de Wahd Khahdi, Al l that remains: the Palestinian villages occupied and depopulated by Israel in 1948, Beyrouth, Institut des études palestiniennes, 1992. 21'J Éhas Sanbar, op. dt., p. 219. 220 lbid., p. 182. 221 Déclaration Balfour.

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existence nationale. D'autre part, Us rappelaient au présent qu'Us avaient un passé, une histoire

avec cette terre : un hen patrimonial avec la Palestine. Les études monumentales"22 sur la

topographie de la Palestine, mais sur tous les aspects d'une société et de son rapport à la terre

menacée, pubhées avant et après 1948, témoignent de cette entreprise de sauvetage mémorieUe.

Comment passer sous sUence l'ouvrage en 10 volumes, totaUsant 7 570 pages, de Dabbâgh,

Bilàduna Filast/'n, Notre patrie, la Palestine, qui eut une seconde vie après avoir été jeté à la mer par

un marin arabe craignant que le bateau ne coule, lors de la fuite de Jaffa de l'auteur :

Bilâdun Filastin n'est pas un livre réécrit, mais la reconstitution dans ses moindres détails d'un pavs englouti, un inventaire total, un projet démesuré de mettre une patne par écnt : géographie physique, toponymie, géologie, climatologie, démographie, histoire, crovances, archéologie, structuration de la société de clans, tribus, familles... Le but ? Graver sa patne dans sa tête et se munir ainsi du bagage indispensable aux porteurs de terre palestimens22,.

Démesuré ? Certes, mais comme en miroir de la démesure du patrimonicide israéUen.

A ces inventaires succédèrent les exposés des causes de la défaite par les historiens

nationahstes post-1948. La thèse du complot et de la ttahison des chefs d'États arabes revenait

sous leurs plumes. L'atmosphère était à la rancœur et à la victimisation. Les récits, furent-Us

essentieUement la version des éhtes, offraient par ailleurs des lectures antagoniques. Pensons à

l'écart entre la lecture d'un représentant officiel comme le mufti Haj Amin Husseini et ceUe

d'un Aref al-Aref, dernier chroniqueur palestinien, indépendant et très critique envers les

dirigeants, les organisations et même la société palestinienne durant la guerre de 1948~ . Voix

discordante, l'historien Constantin Zureik tut celui qui donna le premier un sens à la défaite de

la Nakba ; un sens construit a posteriori de la catastrophe qui assaillit les Palestiniens cette

année-là, et de ses conséquences complexes. Il osa considérer la Nakba comme une chance de

se redéfinir profondément, de rejouer les cartes de soi.

Au fil du temps, les récits ont témoigné de différentes griUes de lecture : de la griUe du

nationaUsme arabe, on passa à ceUe du marxisme, puis à ceUe de l'islamisme- ' et enfin à ceUe

du nationaUsme palestinien. De plus, Us variaient et se concurrençaient selon les pays, et à

l'intérieur de ces pays selon qu'Us émanaient de représentants officiels de l'Etat, de l'éhte ou du

— Sfeir-Khayat, loc. cit.. p. 39-41 et Sanbar, op. rit., p. 179-184. 223 Ibid., p. 2 P . 224 Saleh Abdel Jawad, loc. cit.. dans Rotberg (dir.), op. cit., p. 77. 225 Sa lecture de 1948 demeure parmi les plus sagaces à ce jour. Cité dans Sfeir-Khayat, loc. at., p. 42. Voir aussi Jihane Sfeir-Khavat, loc. at., dans Nadine Picaudou (dir.), op. dt., p. 37-59. 226 Ce récit se caractérise par une insistance sur la pénode ottomane de l'histoire palestinienne qui serait le moment de la formation de l'identité nationale et un âge d'or à reconquérir. Le récit insiste sur le rôle des villes dans le réseau de sociabilité arabo-musulman.

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peuple. La grille marxiste, qui supplanta la grille essentieUement nationaUste des premières

années après la Nakba, s'imposa en 1967 comme une réponse à la défaite mUitaire, mais aussi

des valeurs nationales arabes . EUe reflétait le mouvement révolutionnaire qui portait le

flambeau de la cause palestinienne. Selon cette lecture, l'identité palestinienne reposait sur trois

concepts : 1) la lutte des classes contre le propriétaire terrien palestinien ayant vendu ses terres

aux sionistes; 2) l'opposition à rimmigration juive en Palestine et à la présence britannique; 3)

le combat contre Israël. Ressortent de cette lecture la figure du paysan combattant et le refus

de reprocher l'échec mUitaire de 1948 aux autres régimes arabes228. A la figure du réfugié

s'ajoutaient ceUes de l'intehectuel en exU et du paysan. Dès les années vingt, dans le contexte de

l'achat de terres par les sionistes, les figures nationahstes palestiniennes avaient insisté sur

l'élément de continuité incarné par les paysans palestiniens pour l'identité palestinienne229.

Ces analyses étaient réalisées et pubhées grâce à des centres de recherches financés par

les principaux partis pohtiques palestiniens sous l'égide de l'OLP. Servant de centres de

références et de maisons d'édition, ces centres devinrent de précieux heux de rencontre et de

discussion pour les inteUectuels et les étudiants "". Si les études marxistes commises à cette

époque sont datées, des historiens palestiniens établirent, sous les auspices de ces centres, des

ouvrages monumentaux indépassables, notamment Al l that remains221 de WaUd Khalidi qui

retrace et fait revivre les villages détruits par Israël, comme autant de Ueux de mémoire

fantômes trahissant l'espoir du retour. Pensons à From haven to Conquest2 de ce même auteur

qui regroupe des textes et documents d'archives difficUement accessibles. En 1982, lors de

l'invasion israéUenne du Liban, le Centre de recherches de la Palestine à Beyrouth fut fermé.

Sources et témoignages

L'historien, même combattant, a besoin de sources. La majorité des archives

palestiniennes avait en effet été détruite ou perdue durant la guerre ou les années suivantes; les

227 Une partie de la défaite était exphquée par le fait que les dirigeants palestiniens auraient agi en fonction de leurs intérêts de classe (propriétaires terriens, bourgeois) qui purent être en contradiction avec les intérêts nationaux. Les élites auraient tenté de trouver un compromis pour préserver leurs intérêts, tant auprès du mouvement nationaliste populaire que du mandataire britannique qui, de fait, les favorisait au détriment des paysans palestiniens, voire des colons juifs. 228 Jihane Sfeir-Khayat, « Historiographie palestinienne », loc. dt., p. 45. 229 Saleh Abdel Jawad, loc. dt., dans Rotberg (dir.), op. dt., p. 78. 230 Pensons au Centre de recherches de la Palestine (CRP) et à l'Institut des études palestiniennes, tous deux à Beyrouth, Jihane Sfeir-Khayat, loc. dt., p. 45-46. 2 3 1 Wahd Khalidi, All that remains, op. rit. 2 3 2 Wahd Khalidi, From haven to conquest, op. dt.

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Palestiniens ayant dû quitter leur foyer précipitamment, sans, la plupart du temps, avoir pu

prendre avec eux leurs souvenirs de famUle ou tout autre manuscrit. De plus, les forces

israéUennes détruisirent ou confisquèrent les bibhothèques pubhques, les maisons d'édition et

d'impression, le registre des cadastres, les archives municipales et ceUes des hôpitaux, des

écoles et des centres culturels, de même que les bibhothèques privées, les documents de

famUle, les journaux personnels d'inteUectuels : en somme disparut l'héritage culturel écrit des

centres majeurs de la culture palestinienne. Loin d'être circonscrite à 1948, l'entreprise s'est

poursuivie"" .

En raison des confiscations, des destructions de sources matérieUes et de l'impossibUité

d'accéder aux sources arabes , la méthode d'histoire orale s'est révélée cruciale pour recueillir

et préserver le récit de la mémoire palestinienne, notamment la mémoire de voix mal

entendues comme ceUes des femmes et des paysans . Les paysans ayant formé la majorité de

la société palestinienne avant la Nakba, l'occultation de leurs récits constitue un angle mort

lourd de conséquences.

The questions that should be posed are: why is it that Palestinians have not yet articulated and narrated their own history? And why is it that Palestinians are still, by and large, represented by others? Is it a question of "illiteracy" among the vast majority of the rural population of Palestine? I myself have my own doubts, but let us assume that this is plausible, the questions then would necessarily be: what happened to all Palestinians intellectuals and revolutionary? Why did Chinese and Vietnamese intellectuals write many books on the involvement of Chinese and Vietnamese peasants in the struggles and revolutions of the Twentieth century, while Palestinian authors chose to ignore the role of the Palestinian peasantry? D o we really expect to understand Palestinian peasantry and its oral history? And should vve construct new definitions of culture and history more inclusively, not just accept those derived from ehte concepts and versions of history236?

Le récit marxiste entendait bien parler du paysan, mais à sa place. Les nationahstes

palestiniens tenteront de donner la parole à ces acteurs. Cette dernière veine du récit national

se distingue en effet par un usage des récits de vie palestiniens, par la consultation des sources

de l'État d'Israël en hébreu et par l'usage de concepts tels que la mémoire, le folklore, les

témoignages oraux et le patrimoine* . Nous l'avions évoqué dans le premier chapitre, les historiens

233 Saleh Abdel Jawad, loc. cit., dans Rotberg (dir.), op. dt., p. 90-91. L'auteur énumère sur plusieurs pages les autres confiscations qui se poursuivent jusqu'à ce jour, notamment la confiscation des collections de la Maison d 'Onent en 2001. 234 Les États arabes n'ont toujours pas levé le délai de prescription pour la divulgation des archives de 1948. 235 II faut mentionner ici les travaux de Rosemary Sayigh, notamment From peasants to revolutionaries, Londres, Zed Books, 1994. 236 Mahmoud Issa, « The Nakba, Oral history and the Palestinian Peasantry: The Case of Lubya », dans Nur Masalha (dir.), op. at., p. 180-181. 237 Pensons à Nur Masalha abordant le thème du transfert de la population palestinienne, à Saleh Abdel |avvad abordant le thème des récits de vie comme source pour comprendre l'expulsion et à Salmân-Hussein Abou-Sitta

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palestiniens n'en sont pas à réviser leur historiographie, Us doivent « construire leur objet à

travers la coUecte d'archives, scruter les périodes essentieUes de la constitution de la nation,

marquée par la catastrophe de 1948, la Nakba, avant de pouvoir rédiger un récit fondateur238 ».

Mais reconnaissons que leur expérience de vaincu leur a permis, malgré les mythes et dogmes

filant leurs récits, de voir plus loin, plus juste, plus rapidement. Leurs voix isolées, comme

autant d'écueUs au projet national, se sont révélées des garde-fous les préservant du récit

canonique propre aux vainqueurs.

Récit national israélien

Contextes d'émergence de la conscience nationale israélienne

L'invention d'une nation de «juifs nouveaux » On a dit et redit à quel point Israël, récent et atypique dans l'histoire du peuple juif, est

une nation issue d'une impulsion imaginative extraordinaire, dans la mesure où le projet du

sionisme poUtique, initié au congrès de Bâle en 1897, fut une rupture dans l'histoire juive; une

rupture à la mesure de ceUe que constitua l'exU de Babylone .

De même, alors que les Juifs, éparpillés dans le monde entier depuis des millénaires, ne cessèrent jamais de s'auto-identifier, où qu'ils fussent, comme membres d'un peuple spécial tout à fait distinct des diverses catégories de gentils parmi lesquels ils vivaient, à aucun moment, du moins depuis le retour de leur captivité à Babylone, cela ne semble avoir sous-entendu un désir séneux de création d'un Etat politique juif, et encore moins d'un État territorial - jusqu'à ce que le nationalisme juif soit inventé à la fin du XIXe siècle par analogie avec les tout nouveaux nationalismes occidentaux. Il est totalement illégitime d'identifier, avec le désir de rassembler tous les Juifs dans un État territorial moderne sur l'ancienne Terre sacrée, les hens des Juifs avec la terre ancestrale d'Israël, dont la valeur découlait des pèlerinages qui s'y déroulaient, ou de l'espoir d'y retourner après la venue du Messie — qui à l'évidence, pour les Juifs, n'était pas venu

De fait, dans les tribulations du peuple juif à travers les siècles, le retour et la

reconstruction du Temple évoquaient Un espoir messianique devant advenir à l'invitation de

abordant le thème des massacres de Palestiniens lors des expulsions de 1948. Voir Jihane Sfeir-Khayat, loc. dt., p. 48-49. 238 lbid., p. 36. 239 Cet exil, qui a signifié le début de la dispersion, représenta un changement de paradigme religieux. Apparurent la vision du retour, l'impôt pour reconstruire le Temple, le début de la Torah, l'appantion de signe distinctif afin de préserver l'« âme » du peuple : circoncision, Shabbat, pureté, prescriptions alimentaires, etc. L'exil a fait jaillir la question d'où venons-nous ? Les réponses furent l'écriture du récit identitaire, un nouveau mode de relation à l'Éternel et le Livre. Voir Guy .Atlan et le Cercle Gaston-Crémieux, Temps juif, lecture laïque, Pans, Liana Leva, 1995. 240 Éric Hobsbawn, Nations et nationalisme depuis 1780. Programme, mythe, réalité, op. cit., p. 65. Voir aussi Alain Dieckhoff, L'invention d'une nation. Israël et la modernité politique, Pans, Galhmard, 1993.

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Dieu et non des hommes. Or, au regard de l'héritage de l'histoire juive"41, le sioniste prend un

engagement idéologique. Sa laïcité est une revendication poUtique : le droit à la pensée et à la

parole par soi-même. Il aspire à une identification Ubre et inventée; son discours rejette la

transmission passive de la tradition. La halakha, loi rabbinique qui règle la vie en exU, ne réglera

pas sa vie. Dans les faits, la Tradition recevra une autre vie; eUe s'incarnera dans une figure

inédite, ceUe du Juif nouveau, rédempteur de la terre. Si, de toute évidence, les sionistes ne sont

pas les répUques d'anciens israéUtes, Us ne veulent plus de la condition du Juif errant de la

diaspora. Ils aspirent à une nouveUe identité juive, l'homme hébraïque, une figure se déclinant en

quatre modèles. Les deux premiers prendront forme dans le sillon de la Haskala, les Lumières

juives : le nouveau juif de Ahad Ha-Am (synthèse entre la spirituaUté juive et la culture Ubérale)

et le henjien (d'inspiration rationaUste et Ubérale). Les deux autres modèles s'opposent à la

tradition. Il s'agit du modèle vitaUste nietzschéen, porté par Berditchevsky, qui se révolte aussi

contre la raison, et du modèle socialiste, soucieux de moral, de justice et d'égaUté.

L'influence des modèles sociahstes et nietzschéens sur l'éducation de la jeunesse en Palestine fut beaucoup plus profonde que celle des modèles rationalistes, inspirés de .\had Ha-Am et de Herzl. Mais tous les quatre eurent leur part dans la formation de la sensibilité de la jeunesse. En conséquence, celle-ci assimila des messages contradictoires : universalisme et particularisme national; amour de l'humanité et hostilité envers les non-juifs; tolérance et fanatisme militant; attachement au peuple juif et mépris pour les juifs de la diaspora; idéal de paix et de réconciliation et aspiration aiguë à la force .

Droit historique sur la Terre promise Immigrants juifs ashkénazes venus d'Europe de l'Est, les Juifs du yishouv avaient, pour

certains d'entre eux, répondu à l'appel de l'idéal sioniste né en Europe au XIXe siècle, mais Us

fuirent aussi les pogroms et le climat antisémite y faisant rage. L'Empire ottoman, la Palestine

en particulier, demeurait, aux yeux de bien des Juifs, plus clément que les Etats chrétiens. Alors

que le protosionisme prônera l'étabUssement d'un foyer national juif culturel ou spirituel sous

les traits d'Ahad Haam qui reconnaissait la présence d'un peuple arabe en Palestine avec lequel

U faUait compter, le sionisme poUtique œuvrera plutôt à la création d'un État juif sur « cette

terre sans peuple », inspiré du modèle de l'État-nation. Résolument laïque, notamment dans sa

241 L'élection, l'Alliance, le Juste sont des piliers de la pensée juive, mélange de lucidité et d'utopie, mélange de realpolitik et de fantasme de paix. 242 Anita Shapira, L'imaginaire d'Israël. Histoire d'une culture politique, Pans, Calman-Lévy, 2005, p. 46 et p. 29-47 pour la typologie.

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volonté d'affirmer que les Juifs sont un peuple et non un groupe reUgieux, le sionisme

poUtique justifiait le choix de cette terre par le fait qu'U s'agit du Ueu de la souveraineté juive

lors du Premier et du Second Temple. NuUement inexorable aux yeux de tous les sionistes à

l'époque244, le choix de la Palestine finit par s'imposer, et la légitimation du droit historique au

retour devint la grande affaire de Ben Gourion. À partir de 1948, U recourra à la Bible comme

à un Uvre d'histoire.

En recourant à la Bible, Ben Gourion tentait aussi de détourner son peuple d'un autre

attrait idéologique puissant à l'époque, celui de l'idéal communiste : « Le dUemme entre

indépendance spiritueUe et soumission à un idéal étranger n'était pas seulement une question

historiosophique, eUe avait aussi une dimension poUtico-cultureUe245. » Si l'évocation ritueUe

Demain à Jérusalem témoigne de l'attachement profond à l'image de Jérusalem, l'attachement à la

terre diasporique, par exemple le shtetl de Pologne et de Russie, ne fut pas battu en brèche pour

autant. De plus, le parti communiste demeurait une menace envers l'unité nationale, en ce qu'U

représentait un Ueu de rencontre et de soUdarité entre Juifs et Palestiniens, et ce, tant avant

qu'après 1948. Jusqu'à ce jour, les partis d'extrême gauche israéUens, malgré maintes scissions

et ruptures, demeurent une tribune pour les Palestiniens d'Israël.

Sioniste d'abord, socialiste ensuite L'idéal sociaUste joua un grand rôle dans le yishouv246. S'« U n'y a aucune continuité

historique de quelque ordre que ce soit entre le protonationaUsme juif et le sionisme

moderne », affirme Hobsbawn, l'association du sionisme au sociahsme par le penseur

protosioniste Moses Hess, un théoricien du sociahsme, marquera l'un et l'autre. Ce sont les

masses juives d'Europe centrale que Theodor Herzl invitera à « monter » en Eretz Israël.

Certains principes du sociahsme façonneront durablement le mouvement sioniste à travers les

243 Éric Hobsbawn va plus loin : « Peuvent se définir comme Juifs des gens qui ne partagent ni la même religion, ni la même langue, ni la même culture, ni la même tradition, ni le même passé historique, ni les mêmes caractéristiques sanguines, ni une même attitude vis-à-vis de l'État juif. » Hobsbawn, op. dt., p. 18. 244 Pensons à la Jewish Territorial Organization, fondée par Israël Zangwill et ouverte à toutes les offres de territoires pour le projet politique des Juifs, qu'il s'agisse du Sinai, de l'Ouganda ou de l'Argentine, et à la Jewish Colonization Organization qui, sous les traits de son fondateur le baron de Hirsch, chercha, dans un souci humanitaire et économique, à établir les Juifs d'Europe de l'Est victimes d'antisémitisme partout où on les accepterait. Voir Henry Laurens, « Genèse de la Palestine mandataire », Monde arabe. Maghreb-Machrek, n° 140, avril-juin 1993, p. 5-6. 245 Anita Shapira, op. dt., p. 194. 24ft On a comparé la formation de l'Etat d'Israël avec celle de l'URSS au regard, notamment, de l 'homme nouveau soviétique - le partisan - dépeint dans la littérature et la propagande rasse. Ibid., p. 41. 247 Éric Hobsbawn, op. dt., p. 100.

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kibboutzim et les moshavïm. De même, la gauche deviendra une artère dans le corps pohaque

du yishouv de 1930 à 1977, année de l'élection du Likoud" . Pensons au parti pohaque Mapaï et

à Ben Gourion, le chantre du sionisme socialiste. Cela dit, le sociahsme sioniste ne valait que

pour les travailleurs juifs. Pour preuve, le combat mené par le parti travaUUste juif conne le

parti travailliste arabe « sous prétexte d'une lutte de classe contre les cultivateurs juifs qui

employaient certainement les Arabes pour des raisons capitalistes"4' », rompant ainsi avec le

principe de solidarité de classe au-delà des peuples.

Se profile ici une pensée fondamentale du yishouv. Le nationalisme est l'exclusion des

autres, selon tel ou tel critère. Dans le cas d'Israël, U s'agit d'un nationalisme ethnique qui s'est

traduit par un régime ethnocratique, la formation d'une société de colons et une économie

obéissant à une logique ethnique"3". De fait, le projet sioniste en est un de colonisation de la

terre; un projet qui vise à modifier la configuration ethnique du territoire. Par exemple, les

colons ne se mêlèrent pas aux mœurs autochtones, voire à ceUes des juifs orientaux, les

Séfarades, au début du XXe siècle. Ces derniers devaient abandonner leur arabité qui ne cadrait

pas avec le modèle du Juif nouveau. Si le repoussoir identitaire de l'homme hébraïque avait

d'abord été le Juif de la diaspora perçu comme une victime — un minoritaire, une anomalie à

enrayer— et qu'U le demeurait encore, l'Arabe, même séfarade, était l'autre du Juif du yishouv,

notamment à partir de la seconde vague d'irnrnigration. A ce moment, le principe de la main-

d'œuvre exclusivement juive, à savoir la ségrégation économique, sera mis en pratique,

provoquant des affrontements entre ouvriers juifs et arabes"3 . Cette pensée ethnique visait,

semble-t-U, moins l'exploitation économique des Palestiniens, quoiqu'eUe ne l'ait pas exclue

systématiquement, que l'idéal sociahste pour les membres de la communauté et la rédemption

symbohque de la terre. Cela dit, le fait que les dirigeants du yishouv remplacèrent les ouvriers

arabes musulmans ou chrétiens par des ouvriers juifs arabes, notamment des Yéménites,

laissait présager un trait majeur du sionisme pratique : les Juifs constituent une ethnie, mais

ceUe-ci se divise en sous-ethnies inégales enure eUes. Ainsi, la Palestine consumait une cible

248 Certes, le sociahsme sera aussi un argument utilisé pour cntiquer le mouvement sioniste. 249 Hannah Arendt, « Réexamen du sionisme », Auschuit- et Jérusalem. Pans, Deux Temps Tierce, 1991, p. 122. 25,1 Oren YiftacheL Ethnocracy. Land and Identity Politics in Israel/Palestine. Philadelphie. University of Pennsvlvarua Press, 2006, p. 12. 231 Contrairement aux expatriés bntanniques vivants en Palestine charmés par la culture et le raffinement des éhtes palestiniennes, et « même » par le folklore populaire, il semble que les pionniers sionistes demeurèrent majoritairement distants devant les autochtones. Voir Dîna Porat. « Forging Zionist Identity Prior to 1948 », dans Rotberg (dir.), op. at., p. 63.

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symbohque à ravir ou à reconquérir, mais l'enrichissement économique aux dépens de groupes

jugés inférieurs, notamment au regard de l'ethnie, n'était pas irréconciliable avec cet idéal.

Terre sainte Comment dissocier cet « appel » de la Terre sainte du contexte onentahste et

messianique de l'époque ? Au XIXe siècle, le protosionisme spirituel s'inscrivit dans un

mouvement plus large qui exaltait certains cercles de la « Chrétienté », dont les membres

rêvaient aussi de reconquérir la Terre sainte252. Vers 1840, un sionisme chrétien253 s'empara des

éhtes protestantes de l'Angleterre victorienne. Ces éhtes ne voyaient rien d'irréconcUiable, bien

au contraire, entre leur vision millénariste du retour des Juifs en Palestine, prélude à « leur

conversion au christianisme et [à] la fin des temps », selon une lecture de l'Apocalypse de Saint-

Jean, et le jeu britannique en Orient254. La Palestine, Terre sainte des récits de l'Occident

chrétien et du judaïsme, constituait le « plus grand mirage coUectif » : « Ligne de faUle, zone de

passage, la Palestine est l'épicentre d'une région. Mais ce n'est pas tout. Promise, eUe est à ce

titre riche de perspectives eschatologiques et surtout dotée de vertus rédemptrices. Quahté

unique qui, des croisades à nos jours, a soumis ce pays aux convoitises et à des pèlerinages ' i 255

armes de toutes sortes . »

Dès 1865, la Palestine Exploration Fund fut créée à Londres. A la fois politique,

universitaire et rehgieuse, eUe aura pour vocation officieUe256 l'archéologie bibhque. «Les

paysages de Palestine sont considérés comme les représentations vivantes et atemporeUes des

paysages décrits dans la Bible257 », ce qui laissait peu d'espace pour aborder la société

palestinienne en tant que communauté historique complexe . Au début du XXe siècle, la terre

palestinienne est d'ailleurs représentée comme une terre essentieUement aride qui attend d'être

252 « Les appels à s'étabhr en Palestine sont dès lors lancés à partir des années 1860. La colonisation directe a d'ailleurs de nombreux partisans : rigoristes américains qui fondent l'American Colony à Jérusalem; Templiers allemands, à Haifa; Dunant, le futur fondateur de la Croix-Rouge, qui élabore en 1866 un projet de colonisation en masse de la Palestine en prélude à son internationalisation; Pierotti, qui appelle en 1876 à la création de colonies et à la promotion des pèlerinages catholiques; le Viennois Kuhlmann qui, à la veille de la fondation de la première colonie des Templiers à Haifa, estime que la totahté du Moyen-Orient servira de champ d'action à la puissance germanique.. . » Éhas Sanbar, op. dt., p. 89. 253 Sur le sionisme chrétien en Angleterre durant l'époque victorienne, voir Eitan Bar-Yosef, The Holy Land in English Culture 1799-1917. Palestine and the Question of Orientalism, Oxford, Clarendon Press, 2005. 254 Henry Laurens, « Genèse de la Palestine mandataire », loc. dt., p. 4 255 Éhas Sanbar, op. dt., p. 70. 256 Nous savons que c'est par cette institution que T.E. Lawrence s'introduit dans le monde arabe. 237 Christine Pirinoh, « Effacer la Palestine pour construire Israël. Transformation du paysage et enracinement des identités nationales », loc. dt., p. 69. 258 Voir Edward Said, L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, op. cit., 1980.

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labourée et inséminée par « ses enfants sionistes ». Éhas Sanbar rappeUe : « La réaUté de la

Palestine, du heu de Palestine, pose problème chaque fois que cette terre devient un espace-

cible, un enjeu259. » Fut-eUe sainte pour les musulmans, et partant investie par leur imaginaire, le

fait qu'Us vécurent sur cette terre consacra un autre rapport à ceUe-ci, empreint de piété filiale,

mais plus organique, semble-t-U, de la même manière que les chrétiens et les juifs

palestiniens261'. A ce titre, à propos du rapport des croyants à Jérusalem, Maurice Halbwachs

remarque que l'éloignement gardait intact le souvenir de la Jérusalem céleste des origines, au

détriment de sa réalité matérieUe et des transformations offertes par le temps. Même si « les

heux s'effaçaient, les croyances se fortifiaient261 », contrairement à ceux qui habitaient la VUle et

marchaient sur ses pierres. La foi de ces derniers perdurait, bien sûr, mais comme un amour

quotidien. Ainsi, lorsque les pèlerins foulaient le sol de la Palestine, Us voyaient, par-delà

l'œuvre du temps, grâce à la force de leur souvenir et au joug de leur imagination, la Palestine

historique, la Jérusalem céleste.

Ce terreau fertile de l'imaginaire bibhque servit le projet nationaliste du sionisme

politique dans sa revendication de territoriahsation du peuple juif. Un retour à la Terre promise

en vertu de l'attachement historique à la terre, sans insister sur les arguments rehgieux , ou en

vertu d'une rédemption accomphe par le pionnier-agriculteur renouant avec la terre de ses

ancêtres, rejoignait les thèmes de la mémoire coUective judéo-chrétienne. D'aUleurs, nul besoin

n'était de justifier le magnétisme exercé par la Terre sainte. A ce titre, Henry Laurens insiste :

« Le recours à l'histoire sainte, même laïcisée, était indispensable pour réahser l'objectif et y

intéresser Juifs et non-Juifs. La constitution, dans un but humanitaire, d'une terre refuge

n'aurait débouché sur rien de concret : la dynamique du projet imphque, pour sa réaUsation

concrète, le recours à une sacraUté où se mélangent inextricablement le reUgieux et le

national ' . »

VoUà ce qui éclaire une part de la posture de déni des Juifs européens des premières

vagues d'émigration vers la Palestine à l'égard des Palestiniens, perçus comme des éléments

259 Éhas Sanbar, op. dt., p. 118. 260 Le travail des géographes arabes depuis le moyen âge rend compte de cette singularité et de cet embrassement de la terre dans sa densité physique. 261 Maurice Halbwachs, Topographie, op. cit., p. 129-130. 262 On connaît l'opposition des mouvements rehgieux ultraorthodoxes juifs à Israël, notamment les Craignants-Dieu. Cela dit, leur position a évolué, notamment ceux qui vivent en Israël, du fait qu'ils sont dépendants économiquement des subventions de l'État. 263 Henry Laurens, « Palestine 1948 », loc. cit., p. 130.

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264 folkloriques et nomades du décor, voire comme un bloc homogène d'un autte âge

LorsquTsraël Zangwill déclarait en 1901 : « La Palestine est une terre sans peuple; les Juifs sont

un peuple sans terre. La régénération du sol conduira à la régénération du peuple », U faisait

preuve d'ethnocentrisme, U projetait le mode identitaire juif sur le mode arabe : « de même

qu'U existe un peuple juif composé de fractions diverses, et non des peuples juifs, U existe un

seul peuple arabe et non des peuples arabes ' ». Il supposait que les Arabes de Palestine étaient

incapables de former une nation poUtique. Cette posture rappeUe ceUe de certains millénaristes

protestants. L'un d'eux, lord Shaftesbury, avait en effet « commis » cette idée que la Syrie était

un pays sans nation dans le contexte de la guerre de Crimée. Il avait été suivi par l'Américain

John Lawson Stoddard, en 1891, dans le contexte d'une invitation lancée aux Juifs de revenir

en Palestine ". Se dévoUent ici deux « gestes » nécessaires à la réussite de l'entreprise sioniste :

d'une part, se poser en nation propriétaire immuable de la Palestine et, d'autre part, jeter le

discrédit sur le peuple des « Arabes » de Palestine et ses prétentions nationales.

Antisémitisme Aux yeux des penseurs juifs, l'État juif s'impose comme une solution humanitaire à

l'antisémitisme, qui serait le lot des États-nations en raison du problème des minorités, et à

l'« anomahe » de la vie diasporique. A partir de 1881, des vagues de pogroms ' firent rage en

Russie; les Juifs étaient accusés de l'assassinat du tsar Alexandre IL Seul un Etat juif pouvait,

croyaient les sionistes pohtiques, normahser la condition juive. Ce contexte de naissance du

sionisme sera crucial pour comprendre l'argument de la menace antisémite dans la justification

du maintien d'un état de guerre perpétueUe en vertu de l'état de victime perpétueUe.

La Shoah renforcera évidemment cette posture existentieUe. Alors que Herzl insistait,

au début du siècle, sur la dimension politique du sionisme, la Shoah introduira la dimension

« Droits de l'homme » dans le projet : Israël en tant que terre de refuge pour les rescapés de la

Shoah. On ne peut parler d'un argument humanitaire, dans la mesure où le yishouv contribua

peu au sauvetage des Juifs européens durant la Seconde Guerre mondiale, en raison des quotas

imposés à l'immigration par les Britanniques, mais aussi de la primauté accordée à la lutte pour

le projet national en Palestine. Nombreux furent ceux qui, comme Hannah Arendt, décrièrent

264 Ceci est particulièrement juste concernant les sionistes sociahstes saint-simoniens. 265 lbid., p. 120. Henry Laurens résume ici la pensée des premiers sionistes. 266 Henry Laurens, « Genèse de la Palestine mandataire », loc. cit., p. 4. 267 De 1881 à 1914, près de 2 000 000 de Juifs quitteront la Russie.

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le pacte de transfert entre nazis et sionistes consistant à « échanger des marchandises

aUemandes contre la richesse des Juifs aUemands ». Le discours du yishouv avec la

diaspora devint plus circonspect : « confrontés à la terrible catastrophe en Europe, peu de

sionistes devaient continuer à soutenir leur ancienne doctrine du dépérissement nécessaire des

juifs de la ga/outh2''* ». En fait, les Juifs du yishouv et les rescapés convergeaient sur la question de

rimmigration en Palestine, Ulégale ou non. A ce titre, l'épisode dramatique de YExodus269 révèle

un usage national de la souffrance des rescapés de la Shoah plus politique que moral.

Ben Gourion avait une idée précise de l'image qu'U voulait transmettre du projet

sioniste et de l'État hébreu afin d'obtenir le soutien des nations. Le déni de certains pans de

réahtés et l'utilisation d'un récit mythique s'exphquent par les diktats qu'imposaient cette image

pubhque et l'exigence d'unité intérieure face à l'ennemi. Par exemple, on a exphqué la

« transparence » des Arabes aux yeux de la génération de 1948, qu'on nomme DorTachakh, en

raison, entre autres choses, du danger que la compassion envers les Arabes aurait représenté

dans un contexte où la realpolitik s'imposait. C'est ainsi que cette génération fut en quelque

sorte blindée par le récit canonique. Ce dernier était, par ailleurs, bien relayé par les nouveaux

citoyens, forts de la conviction que l'intérêt du groupe primait et que l'État protecteur contre

l'antisémitisme savait ce qu'U faUait commémorer, et ce qu'U faUait oubUer.

1948 et les mythes identitaires Le moment de 1948 résout ou répare l'exU de Babylone, selon la lecture sioniste; c'est-

à-dire que les Juifs retrouvent une souveraineté perdue en Palestine U y a 2000 ans ". Le récit

traditionnel sioniste de la guerre d'Indépendance271 repose sur la croyance en la fatahté de la

guerre au regard de la menace qui pesait sur les Juifs victimes de l'agressivité arabe et d'une

26S Hannah . \rendt, « Réexamen du sionisme », op. dt., p. 119 pour les deux citations. 269 Ce navire rempli de rescapés fut intercepté par les Britanniques avant qu'il n'accoste en Israël. De violents combats eurent heu, qui se soldèrent par l'obligation de tourner les voiles vers l'Europe. Les Britanniques tentaient de faire respecter les restrictions sur l'immigration, décidées dans le Livre blanc de 1939, mais cette intransigeance choqua le monde entier. 270 II est évidemment d'autres lectures de l'événement selon que la grille est religieuse ou laïque. Voir Esther Benbassa, La souffrance comme identité, Paris, Fayard, 2007, notamment le chapitre 3 : « Une souffrance sans espérance ? » qui dévoile les hens inédits, construits entre la Shoah et la naissance d'Israël, évoquant l'idée de Rédemption. 271 Ce terme indépendance traduit une relation avec le mandataire britannique d'une part, et, d'autre part, suggère une tradition de présence nationale sur la terre de Palestine. Il gomme la présence palestinienne, son hen patrimonial à la terre. On remarque habituellement deux formes de déni de l'identité palestinienne : d'une part, il n'y a pas de Palestiniens que des Arabes et, d'autre part, il n'y a pas de réfugiés que des fuyards; nous y reviendrons.

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coalition monohthique intraitable. Le récit reprend aussi le thème de l'histoire juive

traditionneUe du peuple juif victime, seul contre tous. En 1987, Simha Flapan, dans The Birth of

Israel: myths and realities112, revisita sept assertions récurrentes dans le récit sioniste de 1948 qu'U

quaUfia de mythes, un terme fétiche des nouveaux historiens.

1. Les sionistes acceptèrent le plan de partition et œuvrèrent pour la paix; 2. Les Arabes rejetèrent le plan et déclenchèrent la guerre; 3. Les Palestiniens quittèrent volontairement la terre en 1948, en attente d'une

reconquête, sous l'ordre de leurs chefs et malgré les supplications de la partie juive pour qu'Us restent;

4. Les États arabes s'unirent pour détruire le nouvel État d'Israël et expulser les Juifs de Palestine;

5. Les forces armées israéhennes obsolètes ont battu les armées arabes superpuissantes : le mythe de David contre Goliath;

6. Les Arabes ont déclenché la guerre la rendant inévitable et, de ce fait, sont responsables de ses conséquences, notamment le problème des réfugiés;

7. Israël a cherché la paix, mais en vain devant l'agressivité des dirigeants arabes.

Avi Schlaïm, une figure des nouveaux historiens qui a démonté le mythe de la coalition

arabe indivisible et résolue à détruire les Juifs du yishouv ' , reprenant les thèmes déjà

mentionnés, ajoute le thème selon lequel la guerre d'Indépendance mena à la victoire du

nouvel État supérieur moralement, et ce, grâce à des commandants plus compétents que les

Arabes, et à des soldats plus courageux, plus justes, plus endurants. Dans le récit israéhen

traditionnel sont en effet minorées les divisions entre les États arabes. De plus, le récit

rapporte que la guerre s'est terminée par un armistice fragUe, dépourvu d'une réeUe volonté de

paix des États arabes, pour preuve, leur « refus » de reconnaître l'Etat d'Israël, d'où la grande

précarité existentieUe d'Israël et son obsession de sécurité. Enfin, le roi AbdaUah aurait trahi

son pacte de non-agression avec Israël274. Ce récit de 1948 a été réécrit par les nouveaux

historiens.

Les représentations sociales qui façonnent l'histoire israéhenne et le conflit avec les

Palestiniens se déclinent en huit thèmes selon Daniel Bar-Tal : la juste cause israéhenne; le

besoin de sécurité de l'Etat d'Israël devant les menaces de l'extérieur; l'image positive du

272 Simha Flapan, The Birth of Israel: myths and realities, New York, Pantheon Books, 1987. 273 .•Mors qu'il semble indéniable que les intérêts du roi de TransJordanie et des sionistes allaient dans le même sens : contre l'étabhssement d'un État palestinien. Voir . \vi Shlaim, Collusion across the Jordan : King Abdallah, the Zionist Movement and the Partition of Palestine, Oxford, 1998 ,■ et « Israël et la coalition arabe en 1948 », dans Eugen L. Rogan et Avi Shlaim (dir.), 1948 : La guerre de Palestine. Derrière le mythe..., Pans, Autrement, 2002. 2 7 4 lbid. 275 Daniel Bar-Tal et Gavriel Salomon, loc. dt., dans Rotberg (dir.), op. dt., p. 26-31.

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peuple israéhen, brave et héroïque; le peuple israéhen victime de l'agression arabe; rUlégitimité

du récit de l'ennemi palestinien; le patriotisme; l'unité de l'État; et la soif de paix de l'homme

hébraïque. Ces huit représentations donnent heu à des assertions du type : l'histoire de la terre

sous domination arabo-musulmane en fut une de déchn; durant les 2000 ans d'exU, jusqu'au

retour des pionniers sionistes, la terre fut exempte d'un peuple capable de grandes réaUsations;

le nationaUsme palestinien est une chimère, au mieux une stratégie pour contrer les

revendications juives sur sa terre" '; la Palestine était un désert que les pionniers ont fait fleurir;

les Arabes de Palestine étaient antisémites et voulaient détruire Israël; être contre le projet

sioniste, c'est être antisémite; les Britanniques furent les complices des Arabes de Palestine :

« This is the common picture of an empty Palestine waiting to be redeemed by the Zionist

modernizer" ". »

Ces représentations posséderaient six fonctions. 1) EUes expUquent l'inextricabUité du

conflit. 2) EUes justifient les moyens, mêmes violents, pour combattre l'ennemi. 3) EUes

confèrent à la communauté un sentiment de supériorité et d'unicité. 4) EUes permettent de

mobiliser les individus pour qu'Us luttent pour le groupe. 5) EUes donnent sens aux

événements. 6) Enfin, eUes constituent le novau de l'identité, ce qui la rend cohérente, lui

permet de se fortifier, de durer" .

La lecture sioniste de 1948 était paradoxale dans la mesure où eUe reprenait l'image de

victime perpétueUe, alors même que la force du yishouv était éclatante et que le sionisme

constituait une rupture, du moins le voulait-U, avec l'image péjorative des Juifs dans leur

condition diasporique. Les Israéhens oscUleront sans cesse entre une rhétorique inspirée de

l'histoire « lacrymale » enserrée par la mémoire coUective du judaïsme et une histoire

combattante en accord avec l'éthos du « Juif nouveau » du sionisme, offrant par cette

ambiguïté la figure de l'israéhsme. Le sionisme se voulait laïque. Dans les faits, U en ira

autrement. Esther Benbassa parle de reUgion civique de la Shoah qui aurait remplacé le

276 Hobsbawn remarque : « Il semblait aux observateurs impénahstes que, dans le monde dépendant, il s'agissait là d'une importation intellectuelle, reprise par des minorités de personnes évoluées et hors de portée des masses de leurs compatriotes, dont les idées sur la communauté et la loyauté politique étaient tout à fait différentes. Ces réflexions étaient souvent justes, même si elles avaient tendance à entraîner les dingeants impénahstes et les colons européens à néghger la montée d'une identification nationale de masse quand elle se produisait, comme le firent les sionistes et les Juifs israéhens face aux Palestiniens. » Hobsbawn, op. dt., p. 194. 277 Daniel Bar-Tal cité par Saleh Abdel Jawad, loc. dt.. dans Rotberg (dir.), op. cit.. p. 73. 278 Daniel Bar-Tal et Gavriel Salomon, loc. cit., dans Rotberg (dir.). Ibid., p. 31-33.

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judaïsme comme ferment de la nation israéhenne"' . Une Shoah par aiUeurs judaisée,

témoignant alors de l'impossibUité de se défaire de ce cadre rehgieux par trop constituant de

l'israéhté.

Évolution du récit national

Homo israelicus

Jusqu'à la guerre des Six Jours de 1967, le récit national israéUen en sera un d'unité,

dicté par Ben Gourion, le premier ministre de 1948 à 1963, et porté par l'État, ses musées et

des disciplines teUes que l'archéologie, l'histoire, la cartographie, etc. Derrière ce rempart se

rangeront tant la droite que la gauche, du moins à la face du monde28" : « Cette époque était

ceUe de la mamlakhtiout ("statisme"), c'est-à-dire de la consoUdation de l'État comme instance

suprême, garante de l'intérêt général et force motrice de la concrétisation de l'idéal sioniste de

"rassemblement des exUés"" . » Les premières années de l'État, jusqu'au début des années

soixante, seront marquées par une poUtique d'« intégration par fusion » des irnmigrants,

révélant l'importance de la figure du Juif nouveau dans le processus de sociahsation. Israël

voulait des Juifs, mais être juif ne suffisait pas. L'État voulait « israéhser » ses Juifs. Afin de

former cet homo israelicus, Ben Gourion misait sur le service militaire obUgatoire282 ,

l'apprentissage de l'hébreu et une poUtique de commémoration nationale chargée d'ajuster la

mémoire des Israéhens.

Commémoration israélienne L'identité sioniste, nous le savons, est fondée sur la rupture entre la figure du Juif

nouveau et ceUe du Juif de la diaspora. Or, depuis 1948, l'autre est « en soi », qu'U s'agisse des

citoyens palestiniens, des Juifs séfarades ou du flot des nouveaux immigrants. Pourtant, les

journées commémoratives nationales, hormis quelques exceptions dues à des initiatives locales,

ne tiennent pas compte de cette réahté. Le propre des commémorations est de fortifier le

sentiment d'un « nous » à la fois synchronique et diachronique à l'encontte d'un « autre ».

279 Esther Benbassa, op. dt., p. 152, 163 et le chapitre 4. E n fait, c'est tout le propos du livre que de dévoiler le processus et les figures de la sacralisation de la Shoah par l'État d'Israël en quête d'une nouvelle religion identitaire. 280 Cela dit, des partisans israéhens d'extrême gauche dénonceront, dès le début des années cinquante, l'expulsion des Palestiniens. 281 .\lain Dieckoff, « Israël : dualité politique et pluralisme communautaire », Monde arabe. Maghreb-Machrek, 1998, n° 159, p. 4L 282 Anita Shapira, op. dt., p. 192.

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Tout acte de commémoration repose sur le postulat que ceux qui sont commémorés étaient identiques les uns aux autres, hbérés de tout conflit interne, et que ceux qui les commémorent leur sont semblables. De plus, l'identité nationale a besoin d'un « autre » contre quoi se définir. Cette distinction entre le « même » et l'« autre » dans les textes le plus souvent « joués » lors des commémorations à l'école se décline dans des jeux d'oppositions entre Juifs/non-Juifs, Juifs sionistes/Juifs en diaspora, Israéliens/« Arabes » (ou Israéliens/Palestiniens), juifs ashkénazes/Juifs séfarades, hommes/femmes, ces couples ne s'ordonnent pas en un système binaire consistant, donc parfois se recoupant. Souvent le « même » est explicite, laissant l'« autre » en creux283.

De 1948 à 1968, on instaura gradueUement trois journées commémoratives dans les

écoles pubUques : « Le Jour du Souvenir, dédié à ceux qui tombèrent lors des guerres

israéhennes, la Journée en mémoire de Pextermination et de l'héroïsme {Holocaust and heroism

day) et le jour de Jérusalem, commémorant la conquête de la partie est de la viUe lors de la

guerre des Six Jours en 1967" . » Si le jour du Souvenir a peu évolué, en ce qu'U est censé

exprimer la stabUité et la force de l'Etat qui se bat toujours pour sa survie, le jour en mémoire

de l'Holocauste témoigne de l'évolution de la société israéUenne.

Pour défendre leur projet d'Etat juif, les poUticiens sionistes avaient invoqué la

légitimité « morale » conférée par les rescapés de la Shoah. Le sentiment de culpabUité dont

souffrait l'Occident chrétien apportait de l'eau au moulin à l'idée que la diaspora parmi les

Etats nations menait à la tragédie des chambres à gaz. Sans doute, la Shoah contribua à

l'adoption du plan de partage de l 'ONU en 1947. En dépit de cela, le jour en mémoire de

l'Extermination et de l'Héroïsme {Holocaust Martyrs' and Heroes'Remembrance day), initié en 1951,

fut souligné discrètement durant les années cinquante. C'est que l'image des victimes juives de

la Shoah ne cadrait pas avec l'imaginaire du Juif nouveau combattant, emblème du yishouv. A ce

titre, U est révélateur qu'eUe ait été fixée après la pâque juive, en l'honneur de l'insurrection du

ghetto de Varsovie lors de la pâque de 1943. Ces Juifs-là étaient des combattants dignes

d'inspirer la jeunesse israéhenne285. En fait, des sentiments de honte ou de culpabUité à l'égard

de la Shoah rendirent le sujet tabou, du moins dans le domaine du privé. Une entente tacite

semblait prévaloir entre les rescapés et les autres : ne pas poser de questions, ne pas parler (du

moins après le flot des premiers récits), plutôt se rebâtir, s'intégrer à sa terre refuge, prendre les

habits du Juif nouveau israéhen. Sur la scène pubhque, U y eut bien, au début des années

cinquante, un débat autour de la question des réparations demandées par Ben Gourion à

283 Avner Ben-Amos et Ihan Bet-El, « Une pohtique sioniste de la mémoire ? Les fêtes commémoratives à l'école pubhque israéhenne », Mouvements, 2004, n° 33-34, p. 40. 284 lbid., p. 37. Le jour du Souvenir, initié en 1951, demeure le plus important à ce jour. Il est commémoré la veille du jour de l'anniversaire de l'Indépendance. Les thématiques des fêtes gravitent autour des couples sacnfice/héroïsme et deuil/renaissance. 2 8 3 lbid.

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l 'Europe de l'Ouest, mais la Shoah n'était pas intégrée dans la mémoire coUective comme une

expérience nationale. Pour la majorité des Israéhens, eUe était une réaUté rhétonque, une

expérience horrible, mais extérieure. La loi créant Yad Vashem en 1953 et la loi de 1959

imposant qu'une sirène retentisse dans tout le pays le jour en mémoire de l'Holocauste

changèrent la donne. D'aucuns déterminent le procès Eichmann, en 1961, comme étant le

moment du bris du « sUence » autour de la Shoah. C'est à ce moment que les IsraéUens surent

« vraiment ». Certes, mais le Procès ne visait pas tant à éclairer le drame qu'à renforcer, entre

autres choses, l'unité nationale menacée par l'arrivée des nouveaux immigrants séfarades qui

n'avaient pas été pris dans la rafle nazie, hormis la communauté de Salonique et les

communautés de l'Afrique du Nord qui furent persécutées par Vichy286. Le Procès servait donc

le projet de Ben Gourion de fonder la nation sur la mémoire de la Shoah, comme un

patrimoine commun.

Les mois qui précédèrent 1967 et la guerre de Kippour en 1973 auraient rapproché les

Israéhens de l'expérience de la diaspora, et partant de la Shoah, en les faisant renouer avec

l'expérience de la peur et de la défaite. Aujourd'hui, le jour en mémoire de l'Holocauste et de

l'Héroïsme est honoré au même titre que le jour du Souvenir. Malgré le cadre rigide des

journées commémoratives" , certaines communautés ont investi l'espace de créativité laissé par

l'Etat. Pensons au Lycée Kedrna qui, en 1995, a aUumé une septième bougie pour

commémorer d'autres victimes : les Arméniens, les Tziganes, les Noirs, les Amérindiens, les

homosexuels.

Émergence des mémoires

Ainsi, la décennie des années soixante-dix fut le moment d'une reconfiguration

politique et imaginaire, ponctuée par des débats à propos des Territoires, la guerre de 1973,

l'élection du Likoud en 1977, la paix avec l'Egypte, etc. Jusque-là, les mémoires séfarades, ceUe

des femmes, ceUe des soldats ayant participé à la guerre de 1948, ceUe des citoyens des vUles

mixtes, ceUe des partis pohtiques de gauche ou d'extrême droite, ceUe des rescapés de la Shoah,

286 lbid., p. 40. 287 Les jours de commémoration se déroulent dans un cadre assez précis, sorte de rituel canonique scandé par la levée du drapeau et le chant de l'hymne national. De plus, un texte lu exprime le sens à donner au Jour en question, aidé en cela par des petites pièces de théâtre didactiques. Quoique les organisateurs disposent d'une certaine liberté, on observe un large consensus quant au sens à donner à l'histoire juive, du moins dans la communauté ashkénaze. Le plus souvent, on ne consulte pas les Séfarades lors de la conception du déroulement des cérémonies; celle-ci « est encore souvent jugée indigne de participer d'un cérémonial qui requiert sérieux et solennité ». Ibid., p. 39 et 40.

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ceUe des nouveaux immigrants, ceUe des juifs ultraorthodoxes, avaient été sommées d'être

discrètes pour cause de raison d'Etat et d'unité nécessaire devant le récit « ennemi ». Hormis,

les mihtants communistes, des dissidents de la première heure, les Séfarades et les rescapés de

la Shoah furent les « premiers » à critiquer ce moule. Les Séfarades exprimèrent la douleur de

devoir abandonner leur culture d'origine, leur langue et leurs valeurs traditionneUes; les

rescapés reprochèrent l'accueU qu'Us reçurent, chargé d'incompréhension et de blâmes voUés,

de même que le sUence de l'Etat sur leur rôle durant la guerre d'Indépendance. L'émergence de

ces mémoires a souvent pris la forme d'une revendication ethnique doublée d'une révolte

sociale contre le discours de l'État. Pensons au mouvement des Panthères noires2**, ou à des

partis pohtiques comme le Shaas, la voix des Séfarades, ou le parti Yisrael Beitenu, la voix des

nouveaux immigrants originaires de Russie.

Si l'invasion du Liban en 1982 et la découverte des massacres des camps de Sabra et

Chatila, ont fortement ébranlé la société israéhenne, on ne saurait trop rappeler à quel point

1987 constitua un tournant dans les récits de chaque peuple. Les Palestiniens de l'intérieur

renouèrent avec une résistance combative, et les Israéhens se sentirent démunis devant cette

brèche portée à la représentation de l'Arabe meurtrier et menaçant, consumante de leur

société. Les enfants lanceurs de pierres ne cadraient pas avec le récit. Si l'identité nationale

palestinienne est généralement admise au sein de la société israéhenne, U en va autrement de

l'idée d'un peuple de réfugiés chassés de leur terre. La majorité des citoyens et les historiens

orthodoxes continuent de nier cette idée, de même la responsabihté israéhenne dans la

naissance de ce drame. « Nous ne pouvons pas accepter la responsabihté historique de la

création d'un problème », avouait Ehoud Barak, tandis qu'Ariel Sharon, un partisan de la

realpolitik, affirmait qu'U existe deux solutions au conflit : terminer le travaU de 1948, donc

achever l'expulsion, ou une séparation territoriale asymétrique entre les deux peuples. Mais la

terre dément même la plus timide reconnaissance par les mots.

Inscription du récit dans la terre Les idéologies pohtiques se déploient sur le terrain, guidées par des grammaires que

Benedict Anderson nomme le recensement, la carte et le musée2*'. Dans le conflit qui nous occupe.

288 Ce mouvement s'alha pour un temps avec le parti Hadash (Front démocratique pour la parx et l'égalité), un parti de Palestiniens citoyens d'Israël. 289 Benedict Anderson, op. at., p. 16X

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cette grammaire se déploie différemment selon que nous sommes vainqueur ou vaincu, mais

l'histoire, l'archéologie, le paysage et les hommes mêmes s'avèrent autant de scènes du duel.

Dans la guerre proprement idéologique que mènent les deux peuples pour la domination de

leur récit respectif, le récit national sioniste dispose d'un arsenal de moyens colossaux, tant

militaires, universitaires que pohtiques, pour s'imposer, voire « éradiquer » l'autre récit. Dès

1949, l'Israël Exploration Society travaille, de concert avec Ben Gourion, à fonder la légitimité

du nouvel État.

Destruction des villages palestiniens Si la destruction des villages palestiniens29", en 1948, visait à rendre impossible le retour

des réfugiés, U s'agissait en fait du premier acte de l'inscription du récit sioniste dans la terre. La

destruction se fit selon des critères de sauvetage : préserver les vestiges des croisades, les Ueux

chrétiens (Nazareth et les monastères furent épargnés) ou les bâtiments occidentaux. Une série

de lois visera à éradiquer le Uen patrimonial palestinien à la terre. L'ordonnance de 1948 du

ministère de l'Agriculture concernant les terres en friche permit de saisir des terres « non

cultivées » pour les offrir à des exploitants agricoles juifs . De même, sur les Ueux rasés turent

construites des exploitations agricoles. Souvent, on empêcha les Palestiniens de se rendre sur

leur terre, dans le même esprit que la Loi sur les propriétés des absents de 1950 qui permit de

confisquer 40 % des terres palestiniennes .

Ainsi, en deux ans, l'espace palestinien est totalement remodelé suivant deux idées essentielles : le contrôle du territoire et l'oblitération de tous les heux qui signifiaient le passé arabe de la région. Sur cette terre désormais déserte, il s'agit d'implanter une identité nouvelle, et des sciences comme l'archéologie, la géographie ou la cartographie vont se charger de nationaliser le paysage afin qu'il figure et légitime l'entreprise sioniste. Ainsi, la vision sioniste de l'espace conquis et, surtout, le hen direct entre le présent et le passé sont rendus objectifs par leur inscription dans le territoire, qui, en retour, les consolide en leur donnant une expression matérielle qui s'énonce de manière quasiment immédiate. De ce fait, on peut parler de home-landscapes [Azaryahu 2002 : 149] dans le sens où la patrie a été transformée d'une idée abstraite en une réalité qui la dénote autant qu'elle la produit293.

Dans le même esprit, la Loi sur les antiquités de l'État d'Israël de 1978 stipule que le

patrimoine protégé doit être antérieur à 1700 ou avoir une valeur historique; aucun bâtiment

palestinien n'a été déclaré patrimoine à préserver. Aujourd'hui, 60 ans plus tard, rien dans

2 9 0 Wahd Khalidi, All That Remain, op. cit. 291 300 en 3 ans contre 243 durant les 66 ans qui précèdent la création d'Israël. Voir Pinnoh, loc. cit., p. 72. 292 lbid., p. 77. 293 lbid., p. 73.

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l'aménagement du territoire n'est laissé au hasard" , comme si la présence palestinienne

pouvait rejaillir à tout moment, n'importe où. A ce titre, l'architecture fortifiée des colonies

laisse deviner l'angoisse et la peur ressenties devant l'existence palestinienne; une présence qui,

à défaut d'être effacée, est emmurée et contrôlée depuis les miradors.

archéologie En 1967, dans la rafle des Six Jours, Tsahal s'empare de Jérusalem Est295, malgré la

résolution 181 de l 'ONU, qui destinait la Ville à être zone internationale. Une des premières

manifestations de prise de possession de la VUle sera d'amorcer des fouiUes archéologiques au

pied du Haram al-Sharif. Dès la naissance de l'État d'Israël, l'archéologie biblique296 avait joué

un rôle crucial dans l'édification du récit national. Le plus souvent, les archéologues israéUens

reprirent les fouilles des missions chrétiennes, à la différence que les fouilles seront dorénavant

orientées vers les périodes du Premier et du Second Temple, c'est-à-dire l'âge de fer (1150-900

av. J.-C). Les périodes et les sites témoignant d'« autres » présences seront néghgés afin de

faciliter les recherches « significatives » pour la nation hébraïque d'Israël. Ainsi, les autorités

israéhennes célébrèrent le 3000e anniversaire de Jérusalem alors que la VUle a 5000 ans297.

Comme un écho au projet de nationaUsme ethnique, les fouiUes conduites inlassablement dans

la Vieille ville de Jérusalem semblent obéir à une logique ethnique, en ce qu'eUes donnent Ueu à

la création d'un heu de mémoire juif distinct des autres mémoires rehgieuses pourtant

imbriquées par les siècles. Nadia Abu El-Haj insiste sur la « raison » nationale qui guiderait les

fouiUes menées par les équipes d'archéologues israéUens. Selon eUe, la production d'une culture

matérieUe par la science, en accord avec l'imaginaire national, vase à conférer un plus grand

pouvoir à son récit historico-politique" .

294 Au premier chef, le site des colonies, c'est-à-dire au sommet des collines, afin d'assurer la surveillance, mais aussi, symboliquement, afin d'affirmer la domination sur le monde d'en dessous. 295 Ville sainte pour les trois religions monothéistes : en raison de la Passion et de la sépulture de Jésus, pour les chrétiens; en raison du Mont du temple (dôme du Rocher et mosquée Al-Aqsa) où l'archange Gabnel emmena Mohammed, tel que relaté dans le Livre de l'Échelle, pour les musulmans; et ville sainte pour les Juifs en raison du Temple et du mur des Lamentations, de la place de Jérusalem dans l'eschatologie juive et, bien sûr, de la Bible. 296 Ben Gourion n'a pratiquement jamais fait référence à la Bible avant 1948. C'est lorsqu'il entreprend de forger le récit national qu'il puise dans ce qui deviendra sa « Bible ». Il ne faut pas voir ce recours et ce revirement comme étant une conversion soudaine, mais bien comme un pragmatisme politique : d'une part, se concilier les partis rehgieux indispensables complices à l'obtention du pouvoir; d'autre part, asseoir les revendications territoriales du nouvel Etat sur une légitimité sacrée. Pensons à la Judée et à la Samane pour les Terntoires. 297 Rashid Khalidi, L'identité palestinienne, op. dt., p. 36. 298 Nadia Abu El-Haj, « Translating truths: nationalism, the practice of archaeology, and the remaking of past and present in contemporary |erusalem », American Ethnologist, 25 (2), 1998.

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74

Trouver des vestiges de la Bible dans la terre : teUe est la mission de l'archéologie

bibhque. La terre se souvient, mais la terre doit refléter la « vérité des écritures ». Si la culture

matérieUe et le pays dans lesquels évoluèrent les personnages bibUques s'avèrent, la vérité et la

vahdité du pacte avec son Dieu aussi. Cette lecture naïve et idéologique prévalut, hormis

quelques exceptions, jusque dans les années soixante-dix. S'Us ne sont pas tous devenus des

archéologues rninimahstes299, le rapport des archéologues israéhens à la Bible a évolué. Certes,

l'empreinte indélébUe de l'imaginaire reUgieux demeure, ne serait-ce que dans l'espoir de

« trouver des détaUs authentiques, des faits historiques ayant survécu à travers les siècles3"" », et

ce, malgré l'écart entre le présent du fait et celui de sa narration bibhque. Les « nouveaux »

archéologues délaissent la Bible et se définissent même volontiers comme des archéologues

apolitiques. Par contre, interrogés sur les hens entre la poUtique et leurs recherches, les

archéologues des deux communautés demeurent méfiants et craignent les « récupérations »

potentieUes de leurs fouiUes à des fins adverses par l'autre301 . Cela dit, cette passion

archéologique anime des cercles d'initiés entretenus par les autorités pendant qu'une majorité

d'Israéhens ne se sent pas concernée par ces fouilles. Depuis une décennie au moins, ce serait

d'ailleurs des considérations économiques et touristiques qui dicteraient, dans l'ensemble, les

fouiUes3"2.

Cartographie Nommer étant le privUège du vainqueur, U devint un outil de contrôle de la mémoire et

de la représentation de soi. Rashid Khalidi évoque comment, alors que les Palestiniens

disposent d'un nom pour nommer Jérusalem - al-Qods al-Sharif-, signifiant lieu noble et saint, en

usage depuis plus de 1000 ans, les Israéhens, qui la nomment Yerushalaïm - vUle de la paix - ,

emploient Urshalim, soit la traduction en arabe de ville de la paix, lorsqu'Us s'adressent aux

2 9 9 Pour l'un d'eux, Whitelamb, « toute histoire écrite en utilisant la Bible était politique ». Pirinoh, loc. dt., p. 79. , I H ,Jean-François Mondot, Une bible pour deux mémoires. Archéologues israéliens et palestiniens, op. dt., p. 73. Ce parti pris pour les portraits d'individus permet d'humaniser le débat dans ce conflit trop souvent érigé en blocs monolithiques qui s'affrontent. Non pas que l'archéologie fasse figure de tour d'ivoire du savoir - elle serait même le fer de lance de la politique de commémoration. Mais un espace de dialogue fragile, certes, semble préservé entre les archéologues, surtout en terrain neutre lors de rencontres scientifiques à l'étranger. »• lbid. 1112 Neil . \sher Silberman, « Structurer le passé. Les Israéhens, les Palestiniens et l'autorité symbohque des monuments archéologiques», dans François Hartog et Jacques Revel (dir.), Usages du passé, Paris, EHESS, 2001, p. 99-115.

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75

Palestiniens3"3. Dans cet esprit de signifier son contrôle et sa prise de possession de la terre, la

cartographie participe à l'effort de guerre. Dès 1949, un comité de toponymie nommé par Ben

Gourion a pour mission de renommer les cours d'eau, les chemins, les viUages, etc. Deux

gestes-thèmes caractérisent ce baptême des heux, soit inscrire la continuité avec les israéhtes,

soit inscrire la trace actuehe proprement israéhenne dans le paysage de la grande histoire juive :

« WhUe the two Zionist camps use names that express both essentiahsm (continuity) and

epochahsm (change), the Israel Labor movement clearly uses epochahsm to demonstrate its

comitment to modernity whUe the National-Religious bloc rehes more heavUy on essentiaUsm

to express its adherence to tradition " . » Christine Pirinoli a, eUe aussi, distingué deux phases :

Thébraïsation, à savoir la volonté de nationaliser l'histoire, et hjudaïsation, visant à investir la terre

de son imaginaire religieux " . Depuis l'élection du Likoud en 1977, cette restauration des noms

bibUques a été particulièrement prohfique; pensons à Judée et à Samarie pour nommer la

Cisjordanie. S'expriment clairement deux rapports à la terre, selon Meron Benvenisti, dont le

père fut l'un des premiers cartographes israéUens : l'attachement organique palestinien et un

rapport israéUen d'appropriation, de l'ordre de la connaissance rationneUe et systématique3"6.

Ainsi, l'énergie consacrée à l'arbre, élevé au rang de symbole de soi dans ce conflit, trahirait,

côté israéhen, l'absence de hen organique avec la terre et la volonté absolue de le créer.

.Arbre Dans cette lutte impitoyable pour l'appropriation de la terre et de la primauté du récit,

l'arbre incarne le hen patrimonial à la Palestine comme une métonymie existentieUe. Il

témoigne de l'enracinement des peuples et indique un Ueu de jadis " . Le folklore palestinien

regorge de références aux arbres : l'oranger, l'olivier, saints à leurs yeux, ou le figuier de

barbarie, plus utilitaire, servant à délimiter les heux « fantômes » de leur mémoire et les villages.

Dès l'arrivée des sionistes, les Palestiniens adoptèrent l'olivier aux racines profondes et le

figuier de Barbarie en tant que symboles de « leur » résistance et repères indéracinables de leur

503 Que ce soit dans leurs documents officiels en arabe, leurs programmes en langue arabe à la radio ou la météo en langue arabe présentée à la télévision israéhenne. Voir Rashid Khahdi, op. cit., p. 35. *M Saul B. Cohen et Nun t Kliot, « Place-Names in Israel's Ideological Struggle over the Administrated Terntones », Annals of the Association of American Geographers, 82 (4), 1992, p. 654. *'5 Pinnoh, loc. at., p. 74. w ' Meron Benvenisti, Sacred Landscape, the buried history of the Holy Land since 1948, Berkeley, University of California Press, 2000. *" Pinnoh, loc. dt., p. 75.

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76

présence sur cette terre. Ce phénomène d'identification aux arbres fonctionne d'autant plus

que nombres d'entre eux subirent, en 1948, le même sort que les viUages palestiniens.

Après les opérations de deforestation et de labourage, les Israéhens se mirent à

arboriser, avec ferveur. Sous les traits du Fonds national juif, Us créèrent des forêts permettant

de cacher les ruines des villages détruits, certes, mais révélant à quel point les arbres servaient

l'entreprise d'enracinement du récit national dans la terre et le désir sioniste de P« inséminer ».

Planter un arbre devenait un rituel, une pratique commemorative combative. Les acteurs

ressentirent intensément qu'arracher les arbres de l'autre revenait à effacer son récit; que

planter soi-même ses arbres équivalait à enraciner son propre récit. Sur la conscience aiguë du

sens de ces pratiques, et sur cette fusion de l'homme et de l'arbre :

"To this day I hate cypress trees, because they killed our fruit trees and were planted right in front of our houses to close us in, to shut out the air, to block the view of the sea... Cypresses for me are a Jewish symbol — when I see them I think of what the Jews have done to us since 1948 ,°8."

Alors que le cyprès représente sans dispute l'IsraéUen, le figuier de Barbarie est

revendiqué par les deux imaginaires. Impossible à éradiquer, le sabr, qui désigne à la fois le

figuier et la patience en arabe palestinien, incarne, aux yeux des Palestiniens, leur propre

ténacité, leur sumûd; U en est venu à évoquer la cause nationale dans toutes les manifestations

cultureUes. Dès les années trente, les Juifs nés en Palestine se sont identifiés à cet arbre. Il

conférait aux Sabras (de t^ahar) une légitimité « natureUe » et exprimait la personnahté

sioniste « dure et piquante à l'extérieur, douce à l'intérieur et surtout très forte et profondément

enracinée dans la Terre promise ' ».

Ainsi, l'arbre permet la rédemption du Juif nouveau. Il permet de créer ce hen

organique si convoité avec la terre. D'ailleurs, la défense de l'État et ceUe de la nature sont

chacune nommées haganah. L'anecdote des ouvriers juifs de la forêt de Herzl, qui arrachèrent

les arbres plantés par des ouvriers arabes et les replantèrent eux-mêmes ", témoigne d'une

conviction profonde. Celui qui plante l'arbre est propriétaire de la terre, c'est lui qui insémine le

désert. Christine Pirinoli rappeUe que, dans le contexte de la première Intifada, des Palestiniens

mirent le feu à plusieurs forêts plantées par les IsraéUens, montrant à quel point l'arbre planté

3118 Riad Beidas, « ". \yn Hawd" and the Unrecognized Villages: An Interview with Mohammad Al-Hayja », Journal of Palestine Studies, 31 (1), 2001, p. 45, cité par Isabelle Humphnes, « A muted sort of gnef': Tales of Refugee in Nazareth (1948-2005) », dans Nur Masalha (dir.), op. at., p. 161. Vl9 Pinnoh, loc. at., p. 76. 3>° Ibid., p. 78.

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77

représente l'homme qui l'a planté. Le Fonds national juif réagit, d'une part, en écartant la

dimension politique du geste et en insistant sur l'insouciance écologique de cette destruction

gratuite de forêts et, d'autre part, par la formule « arbre pour arbre». De 1987 à 1993, on

arracha 160 000 arbres en Cisjordanie en guise de représailles'".

ParaUèlement aux accords d'Oslo qui devaient échanger la terre contre la paix, le

paysage trahissait la parole des politiciens : territoires saisis pour construire des réseaux routiers

titanesques, poursuite intensive de la colonisation, nettoyage ethnique autour du Grand

lérusalem, arrachage des récoltes par les colons, sans représaiUes des autorités israéliennes,

voire actions punitives de l'armée qui rase les récoltes et, ultime mainmise, le mur de séparation

construit à 90 % sur des terres palestiniennes, et dont les propriétaires des terres ont été

dépossédés de par la réactivation de la Loi des absents de 1950312.

Ne concluons pas à un zèle fondamentalement et exclusivement israéhen, la pratique

n'est pas nouveUe. Les mots de Maunce Halbwachs, relatant la vigueur des croisés à recréer les

ÉvangUes en Terre sainte, à renommer les Ueux, à rebâtir des ruines selon des croyances

anciennes et réinventées, pourraient tout aussi bien narrer le projet d'enracinement de soi des

Israéhens dans un sol qui aurait attendu la venue de ses enfants légitimes pour croître enfin .

Etre-territoire Si l'entreprise israéhenne d'invention d'une nation en remodelant le paysage, en

renommant les heux, en inventant des traditions est implacable et besogneuse, les Palestiniens

n'en desserrent pas moins leur espoir sur la terre : « nommer les viUages détruits plutôt que les

locahtés juives actuehes, conserver les anciens noms de sites sont autant de stratégies

svmbohques pour se réinscrire dans le passé comme dans le présent ou l'avenir1 ». Dans cet

esprit, au lendemain de la Nakba, les Palestiniens se saluaient en prononçant le nom de leurs

villages d'origine. L'hornme-territoire fruit de la patrie-territoire déracinée, teUe est la

configuration du Palestinien au lendemain de 48. Alors que la mémoire israéhenne fut modelée,

scandée, voire sceUée par la raison d'État, chaque Palestinien devint la mémoire palestinienne.

L'État d'Israël porte le récit canonique; le Palestinien dépossédé devient heu de mémoire : U

incarne le récit, U porte sa terre sur lui.

, " lbid., p. 80. ,12 lbid., p. 82. 5,3 Maunce Halbwachs, Topographie, op. dt., p. 157-160. ,M Pinnoh, loc. dt.. p. "5.

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7S

Trait fondamental de la figure de l'Absent, le Palestinien se perçoit comme un être-territoire, un exilé qui porte son heu natal et sa patrie. C'est sur ce territoire disparu et sauvé depuis qu'il s'est installé dans le corps de ses enfants que naît et se forme le sentiment du retour. Partant de cette notion de perte, le réfugié palestinien est tout autant de chair et d'os qu'une personnification des heux qu'il porte désormais en lui, qu'il transporte sur ses épaules, en attendant de pouvoir les reposer à leur place, intacts, tels qu'au moment de la noyade315.

Cette image de l 'homme ou de la femme palestinienne espace, httéralement lieu de mémoire

qui recueille la terre perdue, et la fait revivre, nous incite à voir dans le geste fatal du kamikaze,

outre les dimensions de martyre et de terrorisme communes à d'autres luttes nationales, un

rapport à la terre-mémoire devenu proprement invivable. D'abord niée, puis rendue

inénarrable parce qu'empêchée et, enfin, emmurée, la mémoire de la terre qui gît en lui ou eUe,

en explosant, dérobe à jamais la terre aux ravisseurs. Une dérobade certes autodestructrice, qui

s'avère une manière d'inscrire son récit dans le paysage humain; une manière ultime, en fait, de

commémorer en accord avec la sacralisation de la lutte nationale et de posséder la terre, se faire

ensevelir par eUe.

Cette réponse sans issue à la mémoire empêchée ne devrait pas occulter les autres

pratiques commémoratives, innombrables. Pensons à l'Intifada, moment où le paysage fut

entièrement investi par la colère palestinienne. Les graffitis sur les murs ou les frontières

bigarrées autour des viUages, faites de sable, de pierres et de pneus, les drapeaux palestiniens

hissés sur les poteaux de téléphone furent autant de manières de marquer le territoire de son

identité, tels des « indices » de la révolte inscrits dans le paysage . Pensons à la valorisation du

folklore ou de la culture matérieUe : le keffieh, savamment noué et étincelant de propreté,

Yabaya brodée ou le pendentif en or représentant la terre de Palestine, l'un et l'autre portés

fièrement par les Palestiniennes, etc. Chaque année, la Nakba est commémorée le jour de

l'Indépendance d'Israël. Récemment, même les Palestiniens citoyens d'Israël ont tenu à

commémorer la Catastrophe. Contrairement aux exUés de l'extérieur qui purent s'exprimer et

offrir leurs témoignages au monde au fil des ans, les « présents absents » se racontent depuis

peu. Par exemple, le Saffuriya Heritage Association, réagissant aux accords d'Oslo qui

reléguaient les Palestiniens d'Israël aux marges de l'identité palestinienne, a organisé des

activités pohtiques et littéraires permettant de réfléchir à l'expérience de la communauté et à

ses attentes. De même, la publication de Uvres, de revues ou de calendriers a pour but

d'intéresser toutes les générations à ce que fut le vUlage de GaUlée. Les pèlerinages sur le site

315 Sanbar, op. dt., p. 215. 316 Cohen et Kliot, loc. dt., p. 657.

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du village, la jeune génération qui filme la plus vieiUe en train de témoigner de son expérience

de la Nakba, les coUections de photos du vUlage avant la Nakba, la préservation des noms et de

sa géographie : autant de tentatives de préserver le passé afin qu'U ne disparaisse pas.

Depuis quelques années, notamment à l'initiative d'une O N G israéUenne - Zochrot - ,

des tours guidés des heux de mémoire des villages palestiniens détruits en 1948 sont organisés

pour les citoyens juifs qui le désirent; on choisit un vUlage différent chaque année. Déjà, les

réfugiés de l'intérieur originaires de ce vUlage, voire d'autres membres de la communauté et

quelquefois des étrangers, se rendaient chaque année sur le heu d'un vUlage détruit pour un

pique-nique. Autant de formes d'investissement du heu afin de le préserver de l'oubh. Pour les

citoyens palestiniens d'Israël, leur droit de se constituer en partis pohtiques étant limité, la

commémoration s'avère une voie d'affirmation poUtique essentieUe : « For present absentees the

perpetuation of the community's very existence is a political act . »

Ici et là émergent des tentatives pour reconstruire ce « hen fiduciaire » dans le

témoignage de l'autre sans lequel une culture de la paix entre les deux peuples ne peut

s'épanouir. La confiance a priori dans la parole d'autrui est cruciale : « En conclusion, c'est la

fiabilité donc de l'attestation biographique, de chaque témoin pris un à un que dépend en

dernier ressort le niveau moyen de sécurité langagière d'une société . » C'est en vue de tisser

ce hen de confiance qu'Histoire de l'autre existe. Acte de foi fragUe et courageux, Histoire de l'autre

mérite bien que l'historien s'attarde et tende l'oreille, au risque de s'instruire auprès de ces

mémoires qui, sagement, assument leur « impétuosité » au péril même du conflit. Ce sera la

vocation du troisième chapitre.

317 Isabelle Humphries, loc. dt., dans Nur Masalha (dir.), op. dt., p. 164. 318 Ricœur, MHO, op. dt., p. 208.

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Chapitre III : L'autre et soi « Les malheurs ne se comparent pas », écrira Paul Ricœur. Or l'histoire aspire justement

à comparer les malheurs. Dans le contexte de ce projet d'histoire à deux voix en quête de juste

mémoire, comparer, n'est-ce pas une manière de métisser les mémoires ? De témoigner à

l'autre notre intérêt pour son histoire, ses « victoires » et ses drames, qui sont un peu devenus

les nôtres ? Ce que nous appelons juste mémoire, n'est-ce pas cette ouverture « d'un espace de

cohabitation, non en liquidant le passé, mais en obhgeant les protagonistes à le réinterpréter

ensemble, par un travaU d'invention à plusieurs, d'imagination du possible, à la limite de la

fiction » ? Dans ce chapitre, nous comparerons les récits israéUen et palestinien, mais, plus

encore, nous trouverons les connivences qui percent sous le devoir de mémoire Uant les

mémoires nationales israéUenne et palestinienne à leurs morts.

On ne peut tout sauver du passé. Histoire de l'autre oubhe ou écarte aujourd'hui des pans

qui, demain, seront recouvrés par d'autres qui, à leur tour, occulteront d'auttes jours. Certes,

nous relèverons les « absences » dans les récits, mais afin de mieux cerner l'état des mémoires

en question et l'horizon d'attente des narrateurs. Cela, d'autant que la juste mémoire est un

équilibre négocié dans la réactivation sélective du passé. Avant de mêler, à notre tour, nos

mémoires à ceUes des Israéhens et des Palestiniens, gardons à l'esprit que les professeurs

d'Histoire de l'autre ont participé à un projet exigeant d'eux l'atteinte d'un niveau de

communication interpersonneUe exemplaire dans un univers où tout concourait à mer la

possibilité même du dialogue, tant logistique que psychologique.

Dans la première partie, Des faits aux événements, avant de présenter le schéma de chaque

version, nous ébaucherons de brefs « portraits32" » des trois événements. Nous identifierons

ensuite Les gestes de la juste mémoire, avant d'identifier le pendant nécessaire de ceUe-ci dans la

partie L s exclus, notamment les figures féminines, les ennemis communs et les partisans de

l'État binational. Dans la partie L s figures du temps : enjeux de la légitimité, nous aborderons le

témoin, Phistorien-combattant, le temps bibUque (ou le retour du refoulé) et le temps

eschatologique. Enfin, la partie intitulée Patrimoine traumatique sera l'occasion de nommer la

concurrence des victimes sous le jour de l'antisémitisme « nécessaire » opposé à la révolte

319 Ohvier .\bel, « Le pardon ou comment revenir au monde ordinaire », loc. cit., p. 80. 320 Nous nous inspirons de Nadine Picaudou, La décennie qui ébranla le Moyen-Orient 1914-1923, Pans, Complexe, 1992, pour la déclaration Balfour, de Saleh -\bdel Jawad, loc. cit., dans Rotberg (dir.), op. dt. et de Benny Morris, The Birth, op. dt., pour 1948, et enfin d'Ilan Pappé, Une terre pour deux peuples, op. dt., pour l'Intifada.

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nécessaire, de la figure de Tsahal et de la comparaison entre Shoah et Nakba. Au fil de ces

pages, nous tenterons d'être attentive aux moments et à la manière dont les récits cessent d'être

narrations et deviennent psalmodies, épopées, poèmes ou fables, dévoUant ainsi le hen entre le

sacré et la terre.

Des faits aux événements Il est vrai qu'une lettre nommée déclaration Balfour datée de 1917 existe. Il est vrai qu'en

1948 U y eut proclamation de l'État d'Israël et un exode palestinien. Il est vrai que 1987 fut

l'année de l'Intifada. Ces trois « faits historiques » attestent le consensus entre les identités

narratives des initiateurs du projet d'Histoire de l'autre et scandent les deux versions en trois

chapitres. Les deux récits ne se concentrent pas exclusivement sur les trois événements,

témoignant en cela de l'impossibUité d'isoler un événement de ses temporahtés complexes et

d'une plus vaste fresque. D'emblée, le projet de PRIME prévoyait développer l'écriture

d'autres récits autour d'autres trios de dates ou de phénomènes321. En fait, le choix d'initier le

projet par la déclaration Balfour, 1948 et l'Intifada fut une décision coUégiale issue de

séminaires mixtes; une décision que les auteurs ne justifient pas. Événement fondateur s'U en

est, 1948 l'est pour les deux peuples. La déclaration Balfour dévoUa les enjeux du conflit et

rendit possible 1948 pour les Juifs du yishouv. Par ailleurs, cette «promesse» constitue le

premier crime aux yeux des Palestiniens, celui qui « légitima » tous les autres. L'Intifada fut aussi

un moment fondateur, celui où les Palestiniens des Territoires occupés investirent leur

mémoire; eUe bouleversa le conflit et les imaginaires respectifs.

Portraits

Balfour La déclaration Balfour est une lettre succincte signée par le ministre britannique des

Affaires étrangères, destinée à lord Lionel Walter RothschUd et rendue pubUque le

2 novembre 1917. La lettre est née des intérêts convergents, mais non identiques des

Britanniques et des sionistes en Palestine, et de l'insistance de ces derniers à les faire légitimer

321 L'immigration juive en Palestine; la déclaration Balfour; le Mandat bntannique sur la Palestine; les événements de la Première Guerre mondiale; les événements de 1929 et ceux de 1930; le rôle des Bntanniques en Palestine; l'impact de la Shoah en Israël/Palestine; la Seconde Guerre mondiale; 1948; le problème des réfugiés palestiniens; les guerres de 1967 et 1973; le jour de la Terre en 1976; l'invasion du Liban en 1982; l'Intifada; les accords de paix (Oslo et les autres).

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dans un document officiel. Par ce document, le projet sioniste s'inscrivit dans la poUtique

coloniale anglaise. Les principaux enjeux du conflit y sont évoqués : la négation de l'identité

coUective du peuple arabe de Palestine, le projet de détacher la Palestine de son arabité,

l'annonce d'un mandat britannique en Palestine et l'autorisation de la colonisation juive sur

cette terre. Les termes de la lettre sont déhbérément flous, évoquant un foyer national et non un

Etat juif, des collectivités non juives existant en Palestine et non le peuple de Palestine, etc. La déclaration

Balfour concurrence l'accord Hussein-Mac-Mahon antérieur, témoignant des deux visages du

jeu anglais en Orient.

1948 Le vote de l'Assemblée générale des Nations unies le 29 novembre 1947 pencha en

faveur du plan de partage de la Palestine en deux États plutôt que d'un État fédéral sur

l'ensemble du territoire. La guerre fut déclenchée aussitôt après le vote. Alors que la version

sioniste traditionneUe mentionne une attaque de bus par un groupe arabe, un appel à la grève

par le Haut Comité arabe et le vandalisme de boutiques à Jérusalem, tout porte à croire qu'U

n'y eut pas de préparation à la guerre côté palestinien. Ben Gourion lui-même nota le calme

des viUages palestiniens qui ne voulaient pas se joindre aux affrontements à moins d'y être

poussés. De fait, les archives de la Haganah convergent en ce sens, de même que les sources

orales palestiniennes issues de près de trois cents entrevues. EUes confirment que les années de

la Seconde Guerre mondiale turent relativement calmes. En effet, les Palestiniens aspiraient à

retrouver un certain équilibre social après les années de répression de la grande révolte de

1936-1939, dont Us ne s'étaient pas encore remis. En 1948, face aux forces du yishouv qui

avançaient d'un bloc, les Palestiniens, divisés et privés de chefs pohtiques, improvisèrent des

défenses locales et tentèrent de sauver ce qui pouvait encore l'être. Les objectifs antagoniques

des États arabes, venus « aider », rendirent les luttes sur le terrain chaotiques, les forces arabes

étant de toute façon impuissantes en regard de la supériorité militaire des forces armées du

yishouv : les Israéhens conquirent leur État pendant que les Palestiniens furent dépossédés du

leur. Benny Morris étabht cinq phases à l'exode, qui eurent Ueu à différents moments entre

décembre 1947 et avrU 1949322. Un exode — hijra— qui n'épuise pas, rappelons-le, le sens de la

322 Les phases son t : 1) L'exode des classes bourgeoises des villes de décembre 1947 à mars 1948. 2) L'exode d'avril à juin 1948, où des réfugiés quittèrent les campagnes et plusieurs grandes villes tombées sous l'offensive du plan Daleth; le massacre de Deir Yassin eut heu durant cette phase. 3) Les expulsions se poursuivirent du 9 au 19 juillet 1948 dans les villes de Nazareth, Ramleh et Lydda. 4) En octobre et en novembre 1948, certains expulsés

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Nakba, un événement construit a posteriori '" ' , qui fraye plus large, jusqu'à inclure les

conséquences qui durent encore aujourd'hui. La Nakba palestinienne comme le pendant de la

guerre d'Indépendance victorieuse des Israéhens.

Les Palestiniens, affaiblis par des antagonismes « intrapalestiniens », pions des nvahtés

entre les Etats arabes, poings hés par le refus de leurs dirigeants de percevoir à quel point la

conjoncture de l'époque rendait inéluctable le compromis territorial et, finalement, piégés au

cœur d'un maelstrom idéologique et stratégique, et d'une logique d'État-nation qui trahissait

leur identité singulière, les Palestiniens, disions-nous, échouèrent à imposer leur volonté et

furent dépossédés. À ce jour, cet événement et sa gestion, tant juridique, mUitaire, politique que

mémorieUe, continuent de faire obstacle à la paix. La question du retour des réfugiés faisant

figure d'« énigme à résoudre » au regard de la non-reconnaissance des responsabilités poUtique

et historique de ce problème.

1987 Le 8 décembre 1987, un conducteur juif israéhen frappa et ma 5 travailleurs

palestiniens, c'est le début de l'Intifada, le soulèvement. Les Palestiniens ne crurent pas à la thèse

de l'accident. La rancœur était grande : conditions de vie déplorables, occupation mUitaire

israéhenne qui durait depuis vingt ans, sentiment d'être abandonnés par les .\rabes et leurs

dirigeants, espoir déçu par l'échec des discussions entre Israéhens et lordaniens; ces derniers

ayant été mandatés par l'OLP pour que soit récupérée la Cisjordanie. L'Intifada fut une révolte

civile populaire, initiée de l'intérieur, dont les enfants lanceurs de pierres devinrent le symbole.

EUe fût organisée au niveau local par des comités populaires indépendants et au niveau

« national » par le Commandement national unifié; en vUle, les syndicats servaient

d'intermédiaires. Comme durant la grande révolte de 1936, les paysans prirent le contrôle du

soulèvement, bien que les professeurs de l'université de Birzeit jouèrent un rôle non

néghgeable au début de la révolte. L'Intifada fut une révolte anticolonialiste dans la mesure où

la rébellion se faisait face au néocolonialisme israéhen, dont l'occupation militaire s'était

du Sud se réfugièrent à Gaza. 5) La dernière phase des expulsions, de novembre 1948 à avnl 1949, est caracténsée par un nettovage ethnique de la population arabe, qui suit les frontières avec trois pays limitrophes : la Syne, le Liban et l'Egypte. Les zones limitrophes avant été décrétées zones d'urgence, puis bouclées, le retour ne fut plus possible. A partir de la fin de 1949, de nombreux réfugiés tentèrent de regagner leur village en sinfiltrant; certains réussirent, d'autres, plus nombreux, pénrent. Voir Morns, The Birth, op. dt. 3 3 Voir |ihane Sfeir-Khayat, loc. at., dans Nadine Picaudou (du.), op. dt.. p. 3"-59.

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accompagnée d'une « annexion rampante », notamment sur le plan microéconomique324. La

révolte prit d'ailleurs la forme d'une grève générale et d'un boycottage des produits israéUens.

On déclarait les viUages et les universités « zones Ubérées » et on hissait les drapeaux

palestiniens sur des mâts improvisés. Cette désobéissance civUe « désarma » les soldats qui

renchérirent avec une répression disproportionnée. L'Intifada fut « récupérée » par l'OLP qui

«offrit», en 1988, au monde et à son peuple, la déclaration d'Indépendance palestinienne

rédigée par le poète Mahmoud Darwich. Auparavant, les « leaders » intérieurs avaient trouvé,

en la Maison d'Orient à Jérusalem, un quartier général pour la Révolte. De là, des équipes de

travaU imaginaient l'État désiré et ses rouages. Mais la révolte s'essouffla à l'usure pour des

raisons économiques. C'est dans le contexte de l'« échec » et du désespoir qui s'ensuivit que les

accords d'Oslo survinrent entre Israël et l 'OLP comme nouvel interlocuteur; les Palestiniens de

l'Intifada ayant été écartés.

Schémas des récits palestinien et israélien

Balfour

Les Palestiniens entament leur récit au XIXe siècle avec la paternité du projet d'État juif

en Palestine attribuée à Napoléon Bonaparte. La référence au « projet de Bonaparte » donne le

la du récit palestinien : le sionisme serait une construction impériale puisqu'U exista un

sionisme chrétien antérieur au sionisme poUtique. Les Juifs auraient repris l'idée « impériale »,

sans plus325 . Minutieusement, les narrateurs palestiniens tentent d'établir l'Ulégitimité du

nationaUsme sioniste quahfie d'artificiel — « transformation d'un sentiment rehgieux en un

sentiment national » - et d'étranger à la terre de Palestine. Ils invoquent des documents

britanniques (correspondances, accords, rapports de commissions d'enquête) donnant au

projet sioniste le visage d'un cheval de Troie de la poUtique coloniaUste et impériaUste

324 Ilan Pappé, Une terre pour deux peuples, op. dt., p. 252-253. 325 Henry Laurens précise que, d'une part, ces deux visions sionistes sont nées de préoccupations et de valeurs différentes et, d'autre part, que le soutien moral du sionisme chrétien au sionisme juif, au XIXe siècle, ne permet pas de présumer du soutien du second au projet impérial et du soutien plus général de la France, ou même de Napoléon, au sionisme politique juif. Ce sont les dirigeants du sionisme politique, et non les premiers penseurs juifs du sionisme, qui, en diplomates de leur époque, tentèrent d'insenre le projet sioniste dans le programme politique d'une grande puissance impériale. Laurens démonte aussi la fausse proclamation fabriquée par les adeptes d'un mouvement millénariste juif allemand marginal au XIX'siècle - l e s frankistes-, oubhée puis retrouvée, en 1940, par un juif autrichien, Franz Kobler. En 1799, la rumeur avait ému Constantinople... La Proclamation ne serait que quiproquos, rumeurs et fabrication de faux servis par le contexte de 1799 rendant plausible la Proclamation : l'existence d'un sionisme chrétien, l'expédition en Onent et l'idéal révolutionnaire de Bonaparte de régénération des peuples. Voir Henry Laurens, « Le projet d'État juif attribué à Bonaparte », Revue d'études palestiniennes, n° 33, 1989, pour une généalogie détaillée de cette idée.

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britannique326, tout en affirmant qu'U s'agissait d'une « union contre nature32 ». La démarche

déçue des sionistes pour gagner le sultan ottoman, antérieure à la démarche auprès des

Britanniques, n'est pas évoquée. L'antériorité de l'accord Hussein-Mac-Mahon qui promet un

grand État arabe au chérif de La Mecque, le droit à l'autodétermination promis par la Société

des Nations, les frontières arbitraires de la Palestine version Sykes-Picot : autant de preuves

étalées de ce qui est vécu comme la dépossession d'une patrie. Puis, un motif important du

récit, soit la force du sentiment patriotique et de l'attachement à la terre des Arabes de

Palestine, est Ulustré par la métaphore de la Palestine comme un arbre que l'on veut déraciner.

L'extrait d'un texte ayant servi de décor à une pièce de théâtre œuvre aussi en ce sens328. Tout

en insistant sur l'attachement à la terre, les narrateurs distinguent les différents foyers d'identité

des Arabes de Palestine à cette époque329. Les Arabes de Palestine, écrit-on, avaient bel et bien

des revendications, mais eUes furent ignorées parce qu'inconcUiables avec les vues anglo-

sionistes. La commission américaine King-Crane, demandée par WUson et des protestants

américains, est présentée comme un référendum. Les positions arabes présentées lors de cette

commission sont énumérées, sans que soit relevé qu'U existait alors au moins deux tendances

dans les revendications : la Palestine identité distincte de la Syrie et la Palestine en tant que

Syrie du Sud '. Le rapport331 de la Commission ira en faveur d'une révision fondamentale du

projet sioniste; recommandation qui sera ignorée par les grandes puissances.

326 Dans le conflit : la division du monde arabe, la solution du transfert des paysans et l'intérêt pour le canal de Suez. 327 Contre nature, vu l'impulsion initiale sociahste du projet sioniste. Ceci est intéressant dans la mesure où tout le récit vise au contraire à montrer la comphcité entre les deux figures, sionistes et britanniques. 328 La Fille de Adnan et la magnanimité des Arabes présentée les 11 et 12 avril 1918 à Jérusalem par des intellectuels dans le cadre du forum d'al-Rachidiyyeh. Sur une « immense carte de la Palestine, placée au centre du forum, vers laquelle étaient dirigés les projecteurs, et sous laquelle on pouvait hre » : « O terre bénie de Palestine,/Terre de nos ancêtres arabes,/Terre la plus chère à Dieu , /Ne perds pas espoir, car je n'ai d'autre amour que toi!/Nous sacrifierons pour toi nos âmes /E t affronterons toutes les difficultés,/Jusqu'à ce que le soleil resplendisse sur la Palestine/Du Machrek jusqu'au Maghreb. » Histoire de l'autre, p. 27. 329 Le processus d'éveil de la conscience nationale palestinienne est tributaire de quatre siècles de règne ottoman. Les Arabes de Palestine se perçoivent donc comme des Arabes appartenant à la communauté musulmane, mais du « pays de Palestine », la Syrie du Sud. Des distinctions sont faites entre empire ottoman, pays arabes et populations arabo-musulmanes, de même qu'entre pays et nation. 330 Ce sont les partisans de la Palestine distincte qui l 'emporteront à cette époque (1921), notamment en raison des désaccords avec les notables de Damas. Le récit d'Histoire de l'autre semble pencher du côté de la Syne du Sud, et de l'allégeance à la Syne. Ce qui doit se comprendre à la lumière de la quête palestinienne de défenseurs capables de les protéger dans le contexte géopolitique actuel. 331 « En raison de toutes ces considérations, et avec un profond sens de sympathie pour la cause juive, les membres de la commission se sentent obhgés de recommander que seul un programme sioniste réduit considérablement soit mis en application par la Conférence de la paix et même cela ne doit être engagé que très graduellement. Cela devrait signifier que l'immigration juive doit être définitivement limitée et que le projet de faire de la Palestine un Commonwealth clairement juif doit être abandonné. » Extrait du rapport de la commission

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La déclaration Balfour n'est pas un événement anodin. « NouveUe page d'histoire »,

écrivent les narrateurs palestiniens, eUe n'en participerait pas moins d'une intrigue

multiséculaire ponctuée de plusieurs étapes initiées au XVIIe siècle. De Balfour auraient jailli

tous les malheurs palestiniens à ce jour. Faute de prise sur le temps de l'histoire et des

gouvernements des hommes, l'intrigue Balfour semble, en dernier ressort, conjurée par une

référence à un temps rehgieux ou eschatologique qui prend deux visages. D'une part,

l'invocation au waqf inahénable : les « musulmans et les Arabes sont les propriétaires d'origine332

de la Terre sainte ». D'autre part, l'image du paradis où les martyrs (en référence à l'exécution

de trois militants palestiniens en guise de représaiUes à la révolte de 1929) ont échappé, ht-on, à

la tyrannie des hommes pour se réfugier dans le pardon divin. C'est un poème333 qui permet

l'expression de cette dimension eschatologique, que nous associons à un temps affectif, et ce,

tout au long du récit.

Les narrateurs israéhens présentent Balfour comme un « nouveau chapitre » de

l'histoire juive. La Déclaration permit d'insérer le projet sioniste dans le droit public. Le récit

tente d'inférer que les sionistes surent profiter des intérêts britanniques impérialistes de même

que de la ferveur messianique de certains groupes protestants de l'époque pour faire avancer

leur cause, sans être dupes de rinstrumentahsation de leur projet par les Britanniques. Dans cet

esprit, la conscience nationale juive et le sionisme sont dits endogènes, dans le souffle de la

Haskala au XIXe siècle, spontanés et indépendants de la volonté des grandes puissances. Les

narrateurs insistent sur les représentations chrétiennes des Juifs et sur les discriminations qui en

King-Crane cité par Henry Laurens, L'Orient arabe. Islamisme, arabisme de 1798 à 1945, Paris, Armand Cohn, 2000, p. 162. 332 Origine selon le calendrier « hégirien » ? Suggérant une légitimité relative au temps rehgieux et à la mémoire religieuse. Origine selon la présence antérieure à celles des Juifs et des chrétiens ? Ce qui suggérerait un fil d ' . \nane entre les Palestiniens actuels et les peuples de Palestine de l'Antiquité. On a relevé ce recours à l'argument de l'antériorité dans le second chapitre; recours déploré par Éhas Sanbar qui invitait à aborder l'identité comme devenir, mouvement perpétuel de refondation de soi, plutôt que généalogie. Réfère-t-on à une origine ethnique, en ce sens que les Arabes sont, en fait, des descendants d'Abraham, celui-ci étant le premier des prophètes dont Mohammed vient clore la série ? Donc, références à la fois ethnique et religieuse. En réaction aux revendications historiques des sionistes, certains penseurs arabes affirmèrent que les vrais Sémites étaient les Arabes et que les Juifs sionistes étaient, en fait, des convertis européens au judaïsme. Cela dit, l'invocation au waqf laisse entendre propriétaire au nom de la conquête islamique, donc un sens rehgieux, mais juridique aussi, puisqu'un waqf gère le sanctuaire de l'esplanade des Mosquées à Jérusalem. Il s'agit d'un bien de mainmorte de nature religieuse. Cette revendication semble appartenir à la logique des réponses avec les rimes au discours israéhen. Dans ce cas, une riposte à l'argument tiré de la Bible, selon lequel la Terre d'Israël fut donnée aux Juifs par Dieu, et que les Juifs auraient un droit historique à la récupérer; riposte de nature religieuse donc. 333 Un extrait de Mardi rouge d'Ibrahim Touqan : « Les trois héros/Leurs corps reposent dans la terre de leur pays/Leurs âmes au Paradis céleste/Où nul écho de la tyrannie n 'existe/Où régnent la tolérance et le pardon./N'espérez aucune indulgence, si ce n'est celle de Dieu,/Il est Dieu/11 tient le monde entre Ses mains/Plus puissant que ceux qui gouvernent les terres et les mers. » Histoire de l'autre, colonne palestinienne, p. 36.

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s~

découlent, afin d'amener la question « complexe » de l'antisémitisme qui, selon la lecture

sioniste, rendait nécessaire la création de l'État d'Israël. Insistant sur l'inéluctabUité de la

Palestine comme foyer national juif, on ne mentionne pas les opnons de l'Argennne ou de

l'Ouganda offertes par la Grande-Bretagne comme fovers pour les luifs.

La légitimité octroyée par les textes officiels names avec les grandes puissances est mise

de l'avant au détriment de l'argument de la promesse bibhque (« la terre d'Israël offerte au

peuple d'Israël par son Dieu »). A cette fin, les narrateurs distinguent entre légitimités

historique et rehgieuse. Balfour est une promesse au peuple juif d'obtenir un fover juif en

Palestine. On habille le projet des habits de la modernité (concepts, organisations, moyens,

usages, rhétoriques de l'État-nation, etc.) en s'appuyant sur la reconnaissance internationale

enchâssée dans des documents historiques officiels (pacte, lettre, traité, charte) et en misant sur

l'affirmation de l'absence d'un peuple déjà étabh en Palestine. Ce n'est pas un hasard si les

« Arabes de Palestine » entrent en scène dans le récit israéhen comme les émeutiers de 1920-

1921. Tout le récit postule un retour légitime des luifs, investis d'une légitimité historique de

droit divin, en Israël où les Arabes de Palestine sont des trouble-fêtes. Bien que la révolte de

1920 soit qualifiée de «conflit national» entre Arabes et Juifs, le thème de l'absence d'un

peuple en Palestine durant les 2000 ans d'exU ressort' . Cela dit, et contrairement à l'approche

palestinienne qui attaque sans ambages la légitimité du sentiment national israéhen, le récit

israéhen ne dit mot sur l'« illégitimité nationale » palestinienne, U la postule.

Une vérité essentieUe émerge de la lecture israéUenne de Balfour : ce texte, ht-on,

comportait ses parts d ' o m b r e ' \ Les Britanniques n'étaient toujours pas maîtres de la Palestine.

Les termes étaient vagues. On déplore notamment que « l'obligation de ne pas porter atteinte

aux droits des communautés non juives figurait en bonne place, au point de rendre inopérante toute

tentative d'y fonder un foyer national'» {Histoire de l'autre, p. 21-22). Nous soulignons le passage. Est

ici reconnu le fait que l'essence du projet sioniste était inconciliable avec la présence et la

334 Dans Histoire de l'autre, colonne israéhenne, p. 33, une photo - la légende précise « Le moshar Nahalal a été fondé en 1921 dans la vallée de |ezréel, sur le principe du travail agricole et du collecavisme » - , où l'on voit une maison dans un environnement sans arbres, sans humains : témoignage de ce mythe de la Palestine comme un désert attendant son rédempteur. 335 O r nen dans la lettre de Balfour n'est fortuit. Chaque mot fut soupesé avant que la lettre soit divulguée. Le but avant été de donner une lettre qui satisfasse les siomstes sans éveiller les soupçons arabes. Ainsi, le tait qu'on ne reconnut pas qu'il y avait un peuple en Palestine - « collectivités non juives existant en Palestine » - témoigne de la convicnon britannique que le projet sioniste est inconciliable avec l'existence d'un autre peuple sur cette terre. Voir ].M.N. leffries, « Analysis of the Balfour Declaration », dans Wahd Khahdi (dir.). From Haven to Conquest, op. at., p. P3-188 .

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reconnaissance de « communautés non juives » en Palestine, qui plus est une nation. TeUe est,

habitueUement, la lecture palestinienne, fonctionnaliste selon le terme d'Henry Laurens. Le récit

israéhen de 1948 ne poursuivra pas dans le filon de cet aveu.

1948 : Nakba et guerre d'Indépendance

Le récit palestinien de la Nakba débute par le rappel du plan de partage de l 'ONU qui

« déclencha » le processus conduisant vers l'État d'Israël d'un côté et vers la Nakba, de l'autre.

Présentée ainsi, la Nakba est en Ueu et place de l'État palestinien. Le refus arabe du plan de

partage est dévoUé à la lumière des chiffres illustrant ce que les narrateurs présentent comme

une injustice : alors que les Palestiniens étaient plus nombreux, c'est-à-dire 69 % de la

population totale, et possédaient 9 4 , 5 % des terres, le plan offrait 57 ,12% des terres aux

Juifs . Ce vote du plan de partage, ht-on, donna le signal de la guerre.

D'emblée, la Nakba est dite synonyme de « déracinement » et de la dispersion de

750 000 Palestiniens. On poursuit la métaphore du déracinement avec l'image de l'ohvier sacré.

La Nakba, écrivent les narrateurs, « est la défaite des armées arabes lors de la guerre de 1948 en

Palestine, l'acceptation par ceUes-ci de la ttêve, l'expulsion de la majorité du peuple palestinien

de ses viUes et villages, l'apparition du problème des réfugiés et de la diaspora palestinienne »

{Histoire de l'autre, p. 39). Les sources habitueUes de l'historien échouant à exprimer ou à

témoigner de la Nakba, c'est la poésie qui est invoquée pour exprimer le désespoir des

Palestiniens, présenté comme une preuve ultime de l'attachement à la terre dérobée et de la

vérité du drame . Lorsque l'on se réfère à quelques œuvres littéraires, notamment La terre des

oranges tristes de Ghassan Kanafani, c'est pour témoigner de la souffrance et de la douleur du

déracinement. SouUgnons que Kanafani est le symbole de l'écrivain-combattant, U est

considéré comme un martyr assassiné par des agents israéUens dans un attentat à la voiture

336 En général, les chiffres sont utilisés pour démontrer l'injustice, voire la quantifier, dans la version palestinienne. Dans la version israéhenne, ils sont utilisés pour exprimer le nombre de victimes des conflits. Le récit palestinien utilisera les chiffres dans cet esprit afin d'illustrer le nombre de victimes de l'Intifada, minutieusement distinguées en plusieurs catégories. Concernant les morts de la Shoah, le récit israéhen écnt qu'ils étaient des millions sans préciser 6 millions. Notez que l'estimation israéhenne des victimes de Deir Yassin est plus élevée que l'estimation palestinienne. 337 Par cette insistance à dévoiler leurs souffrances, les narrateurs palestiniens témoignent ici de l'« ère du traumatisme » en vigueur en Israël-Palestine. En effet, les traumatismes seraient devenus les témoins, les preuves de leur souffrance. Les acteurs de l'humanitaire contnbuent, par le biais de la psychiatrie humanitaire, à ce nouveau régime de vérité du témoin traumatisé : « Pour les acteurs humanitaires, il s'agit, à travers les symptômes et les affects, d'atteindre une vérité indéniable de leur condition, celle'qui ne souffnrait aucune contestation possible, celle dont le témoignage serait par définition un témoignage juste, impossible à réfuter voire à réinterpréter en termes d'intérêt politique ou partisan. » Didier Fassin et Richard Rechtman, op. dt., p. 312 et 36.

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piégée à Beyrouth le 8 juiUet 1972. Les narrateurs ne tentent pas de prouver l'existence de la

Nakba; eUe est. Il s'agit de la dévoUer, de lui permettre de s'épandre. Dans cet esprit

d'effacement de l'historien impuissant à témoigner de l'expérience de la Nakba, les narrateurs

palestiniens optent pour un récit de la mémoire des vaincus et de la souffrance individueUe des

réfugiés. Leur récit est donc tissé des témoignages de Palestiniens « ordinaires ».

Après avoir suggéré les conséquences de la Nakba, on cite une chanson ttaditionneUe

irakienne qui évoque la perte irremplaçable du pays. Cette chanson Ulustre un imaginaire

commun de l'arabité quant à l'attachement au pays - al-watan. En accord avec cette volonté de

montrer le drame des Palestiniens de 1948, les narrateurs insistent sur la précarité de la société

palestinienne à cette époque, et ce, au regard du « terrorisme sioniste depuis 30 ans » et de la

supériorité militaire de l'adversaire . Le chapitre se referme sur un poème sanctifiant le statut

palestinien de victime dans l'histoire, mais en comparaison avec Karbala, le heu saint chtite, heu

de mémoire ultime du martyre. Nous reviendrons sur cette comparaison.

La version israéhenne présente 1948 comme la guerre d'Indépendance du yishouv contte

les Arabes, dont le refus de reconnaître les droits des Juifs sur leur terre a mené à la guerre,

puis à la victoire des IsraéUens. La guerre était nécessaire, écrit-on, car pesait une menace

d'extermination des Juifs par les Arabes, tous unis contre Israël; une exterrnination

« imminente » présentée par un historien-combattant comme une autre Shoah. Il s'agit ici d'un

des mythes fondateurs identifiés par Simha Flapan. Les narrateurs tentent d'abord d'établir la

posture foncièrement défensive du yishouv, choisissant ainsi d'ignorer le plan sioniste

d'ensemble que l'on pourrait quahfier d'offensive nationaliste en Palestine. Le chapitre se divise donc

implicitement en deux manœuvres : l'étabhssement de la posture défensive du yishouv et le

retournement offensif « nécessaire ».

338 On cite les chiffres des soldats des camps respectifs, le nombre de brigades, de soldats, de policiers, la contrebande d'armes pour montrer l'asymétrie des forces en présence. On rappelle la formation militaire donnée aux juifs du yishouv lors de la Grande Révolte arabe pour mater la répression et, lors de la Seconde Guerre mondiale, pour défendre la Palestine contre une éventuelle agression nazie. De fait, « des commandos issus de la Haganah, sont entraînés par des officiers britanniques et sont utilisés pour assassiner de nuit, dans les villages, les personnes réputées appartenir aux bandes arabes. Le mouvement sioniste acquiert ainsi une précieuse expénence militaire ». Henry Laurens, L'Orient arabe, op. dt., p. 288.

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Après avoir étabh son statut défensif et sa posture de victime imminente, le plan

Daleth339 est abordé et décrit comme un passage nécessaire de la phase défensive à la phase

offensive. On reconnaît que le plan accéléra la « fuite » des Palestiniens. On emploie aussi le

verbe déserter. Suit une section sur les réfugiés arabes et une citation de Benny Morris34", disant

que ce sont les riches qui quittèrent le pays en premier, affaibhssant ainsi l'ensemble de la

société341. Le Mufti, présenté comme « le dirigeant arabe de la Palestine », séjournait, ht-on, en

Egypte, ce qui renforce l'idée que le peuple fut abandonné par ses éhtes et son chef. On

reconnaît, par aiUeurs, que « la fuite des Arabes » était voie d'un bon œU par les dirigeants

pohtiques et mihtaires qui ont formulé le vœu exphcite de devoir transiger avec une minorité

arabe beaucoup moins nombreuse . Le plan Daleth apparaît ainsi comme celui de l'expulsion

intentionneUe des Arabes, mais.. . par la Haganah, puisqu'U n'y eut pas d'instructions

officieUes, simplement une Uberté donnée à l'appréciation des officiers. A la page 46, on

affirme que les soldats de la Haganah « provoquèrent la fuite des habitants en les expulsant ou

en les intimidant ». Les narrateurs minorent aussitôt cet aveu en insistant sur le fait qu'U y eut

aussi des Arabes qui prirent peur sans que les forces armées soient intervenues; passant sous

sUence la « campagne de rumeurs » des forces israéUennes.

Le récit reconnaît un certain nombre de massacres, notamment Deir Yassin , un

puissant symbole aux yeux des Palestiniens. On précise qu'U y eut de fortes réactions au sein

du yishouv qui réprouva ces actes commis par des groupes armés radicaux comme Etzel et

Lehi345. Cela dit, on donne la parole au chef du Lehi, Nathan Yalin Mor, qui commet une

explication du massacre en évoquant un désir de vengeance, tout en s'offusquant que ses

339 Wahd Khalidi a analysé ce plan offensif dans « Plan Dalet: The Zionist Master Plan for the conquest of Palestine », Middle East Forum, novembre 1961, repubhé avec un nouveau commentaire par le Journal of Palestine Studies, Beyrouth, vol. XVIII, n° 69, 1988. 340 Benny Morris, The Birth, op. dt. Un « nouvel historien » connu des Palestiniens pour avoir confirmé les travaux des histonens palestiniens sur l'expulsion et son déroulement; connu aussi pour l'histoire dite positiviste qu'il tente de pratiquer, c'est-à-dire un refus des systèmes d'explication au profit de la seule connaissance des faits. 341 C'est un fait souvent avancé par les historiens palestiniens, surtout ceux de gauche. 342 Henry Laurens, remarquant l'improvisation des autontés israéliennes dans la gestion de l'exode et des mesures prises pour empêcher le retour, tente de se mettre à la place des autorités : « Il faut tout faire pour interdire toute réémergence de la Palestine arabe à l'intérieur de l'Etat juif mais rien n'a été prévu à l'avance », Henry Laurens, « Les limites de l'interprétation historique », loc. dt., p. 142. 343 Voir note 200. 344 Le 9 avril 1948. Étonnamment, le récit palestinien mentionne 100 martyrs; le récit israéhen, plus de 250 victimes. Nous y reviendrons en conclusion. 345 Ces groupes prônaient la résistance armée radicale, y compns l'usage du terronsme. C'est le Lehi qui a assassiné le comte Folke Bernadotte le 17 septembre 1948, le médiateur des Nations urnes jugé défavorable à Israël. Ben Gourion eut des rapports ambigus avec ces groupes : utiles lors de la guerre, mais menaçant son sionisme sociahste « du milieu ».

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hommes s'en « glorifient ». Citer Yalin Mor est une manière de répéter qu'aucune directive de

massacrer ne fut donnée d'aucun responsable, que l'expulsion ne fut donc pas préméditée. On

a souvent dit que Ben Gourion n'avait pas donné d'ordres exphcites, mais qu'U avait laissé les

groupes extrémistes hbres d'agir durant un court laps de temps avant de les mettre hors jeu en

exigeant qu'Us se fondent, comme la Haganah et le groupe Stern, dans la nouveUe armée :

Tsahal. LTrgoun ayant malgré tout tenté de se procurer des armes par eUe-même, seize de ses

membres furent mes en juin 1948 par des soldats de Tsahal.

Ce refus d'assumer la posture offensive initiale du nationalisme israéUen renvoie

indubitablement la responsabUité de l'agression israéhenne de 1948 sur l'adversaire palestinien.

Dans cet esprit, les narrateurs insistent sur les actions terroristes de certains Palestiniens au

détriment du terrorisme des leurs. Or le champ sémantique du récit israéUen exprime

clairement un univers guerrier : l'historien-combattant, l'insistance sur le déroulement de la

guerre, la fabrication et la contrebande d'armes, l'insistance sur la formation militaire et

l'énumération des noms des opérations mUitairesvV>. Enfin, le récit se veut réflexif, c'est-à-dire

qu'U tente de mettre en scène les enjeux et les choix vécus par les acteurs juifs du yishouv de

l'époque.

1987 Le chapitre sur 1948 du récit palestinien s'est m sur un poème; le chapitre sur l'Intifada

débute avec le poème de Samiha Khahl, une des rares figures férninines des récits. Ce poème

constitue en fait un résumé historique des étapes ayant mené à l'Intifada depuis 1967 . Au

terme de ce survol poétique, les narrateurs insistent sur le contexte d'indifférence à l'égard des

Palestiniens, tant des Arabes que de la communauté internationale, dans lequel « explosa la

Grande Intifada de la population arabe palestinienne ». Notez le qualificatif « grande » faisant

référence à la grande révolte palestinienne de 1936-1939. L'Intifada est présentée comme une

révolte populaire « spontanée » dont les causes résident dans les « quarante années de privation

nationale» et de sUence imposé depuis 1948. On revient sur les expulsions de 48, mais aussi

sur ceUes qui suivirent l'occupation à partir de 1967. Le récit reconnaît l'amélioration des

conditions économiques en raison de l'accès au marché du travaU israéUen, de même que sont

346 A cette époque, le yishouv avait choisi les armes plutôt que le dialogue, dévoilant l'empreinte du sionisme révisionniste et de son parti pris pour l'usage de la force dans la gestion socialiste officielle. 34" Notons à quel point, dans le récit palestinien, la poésie permet l'expression d'un temps autre que celui de l'histoire, un temps de l'affectif et de la mémoire. Une poésie engagée telle une voie pnvilégiée de l'expression de soi en équilibre avec le temps linéaire des histonens. Chaque chapitre du récit palestinien se tennine par un poème.

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évoquées les retrouvaiUes entre les Palestiniens d'Israël et ceux des Territoires occupés que

« permit » la conquête israéhenne. Puis, aussitôt, l'insistance est mise sur le caractère militaire

de l'occupation, insensible aux besoins de la population, et sur la volonté d'Israël de trouver

des « intermédiaires palestiniens » conciliants envers sa poUtique dans les Territoires, sans trop

insister sur les coUaborateurs.

Dès son commencement, l'Intifada est associée à des agressions et des assassinats

réussis, symboliques et héroïques, notamment l'un en deltaplane, dévoUant alors une dimension

violente souvent escamotée au profit de l'image des enfants lanceurs de pierres ou associée à

une phase ultérieure de la révolte, ceUe de la « récupération » par l'OLP. Or, Ut-on, les comités

populaires de l'intérieur et l 'OLP menèrent la révolte de concert. On évoque les gains

poUtiques que permit cette « guerre d'usure ». L'insistance des narrateurs à considérer l'Intifada,

souvent perçue comme un échec par la jeunesse palestinienne actueUe, constitue un point

commun des récits palestinien et israéUen. Un extrait de la déclaration d'Indépendance de

l'État de Palestine décrétée le 15 novembre 1988 révèle l'horizon d'attente politique des

Palestiniens. Se dévoUe le projet d'un nationaUsme civique où l'État de Palestine est distingué de

la nation arabe sans que soit renié le caractère indissociable des deux foyers identitaires. Le

chapitre se termine, comme les deux autres, sur un poème, appelant cette fois à la « révolte des

hommes Ubres », et à la fin de la « paresse » et des « dissensions ». L'Intifada est présentée

comme ayant redonné sens et espoir à la lutte : « Martyr, m n'es pas mort pour rien ! »

Le récit palestinien sur l'Intifada tient sur 12 pages; en fait, 6 auttes pages contiennent

chacune une photo et une légende. Il s'agit de photos datant de 1948 (selon une note de

l'édition) et représentant des maisons palestiniennes qui sont, selon les légendes,

« désertée [s] », « en ruine » et « détruite [s] ». D'une part, ces images et leurs légendes suggèrent

que les enseignants palestiniens veulent induire une distinction entte deux actes, déserter et

détruire, et un état, en ruine. D'autre part, les légendes précisent le nom de la vUle ou du vUlage

dans lesquels se trouvent ces habitations, logements ou maisons. Une manière, nous semble-t-

U, d'insister sur la réaUté de la Nakba et sur l'état dans lequel furent laissées ces maisons après

la Guerre et l'expulsion. Enfin, les trois dernières pages du récit israéUen font face à des pages

blanches dans la colonne palestinienne.

Le récit israéUen initie le chapitre sur l'Intifada en ébauchant une longue mise en

contexte qui semble justifier l'occupation et l'appropriation des Territoires palestiniens en

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93

1967. Puis, 12 pages plus tard - l e chapitre comportant 21 pages - , on aborde l'Intifada,

présentée comme une révolte populaire surprenante. Les narrateurs se donnent pour mission

d'exphquer la révolte au lecteur, de la définir en énumérant ses caractéristiques théoriques, et

ce, à la place ou face au sUence des narrateurs palestiniens qui ont choisi de mettre des photos

de 1948 dans leur colonne. L'Intifada fut récupérée par des groupes armés qui déformèrent

son esprit originel, ht-on, mais eUe mena aux accords d'Oslo. On insiste d'aUleurs sur les

résultats de l'Intifada, et non sur ses conséquences. Cette nuance est importante dans la mesure où

la jeunesse palestinienne actueUe perçoit la première Intifada comme un échec. Cette

perception d'échec et l'impasse depuis l'abandon tacite d'Oslo auraient été des conditions

d'émergence du phénomène des attentats kamikazes palestiniens'48. Les deux récits tendent

donc à montrer les apports de l'Intifada au règlement du conflit. De ce chapitre, on retient un

sentiment de malaise dans la société israéhenne aux prises avec des dissensions internes

dévoUées au lecteur, témoignant en cela d'une nouveUe posture autocritique.

En fait, si Histoire de l'autre est une énigme, ce dernier chapitre est confondant. L'effort

dUigent de contextuaUsation dans le récit israéUen compense-t-U la surprise et le désarroi des

Israéhens qui furent, de leurs propres aveux, pris au dépourvu devant cette révolte inédite et

courageuse ? Pour se dédouaner, on précise que tant Israël, l'OLP que l'Occident furent

surpris. Cette attention intense portée a posteriori à la révolte ne répond-eUe pas plutôt au

reproche palestinien à peine voUé : « l'Intifada était prévisible pour tout observateur attentif » ?

Sous-entendu : les Israéhens n'étaient pas attentifs, du moins à la souffrance et au désarroi

palestiniens, et c'est au regard de « l'indifférence du monde entier » envers leur drame laissé

irrésolu que l'Intifada explosa.

Assurément, le choix de mettre des photos à la place de la narration dans le récit

palestinien a pour effet d'attirer l'attention sur soi, sur un drame irrésolu. À propos des

mémoires de la guerre d'Algérie, comme exemplum des mémoires d'événements récents,

Krzysztof Pomian écrivait « qu'eUes s'affrontent toujours dans un conflit qui rejoue le conflit

originel349». D'une part, mettre des photos de 1948 pour narrer 1987 exprime les articulations

complexes entre les temps de la mémoire. Les photos Ulustrent l'un des slogans de l'Autorité

palestinienne lors du cinquantenaire de la Nakba : « cinquante ans après : la Nakba

348 Pénélope Larzilhère, « Le martyre des jeunes Palestiniens pendant l'Intifada al-Aqsa : analyse et comparaison », Politiques étrangères, 2001 (4), p. 944. 349 Krzysztof Pomian, « Sur les rapports de la mémoire et de l'histoire », loc. cit., p. 36.

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continue35'1 ». EUes peuvent aussi être les empreintes du présent des narrateurs. En 2002, lors

de la conception d'Histoire de l'autre, l'Intifada al-Aqsa bat son plein, les attentats kamikazes

sévissent et Tsahal occupe à nouveau les Territoires. Une des raisons évoquées pour ce

soulèvement fut la déception et le désespoir suscités par l'échec de Camp David II, cachant

mal la peur de subir une nouveUe expulsion. Ainsi, les photos de 1948 en guise d'iUusttations

de la première Intifada peuvent être l'expression d'une angoisse ineffable des narrateurs, à

savoir que la seconde Intifada s'achève dans un décor simUaire de ruines. De fait, dans le siUon

de l'Intifada al-Aqsa, la société palestinienne est à reconstruire, d'une manière très simUaire à la

situation vécue après la répression de la révolte de 1936-1939.

D'autre part, la présence des photos de 1948 et l'absence de mots palestiniens font que le

récit israéUen semble narrer à la place des Palestiniens ce que fut 1987 pour ceux-ci, plus encore,

ce que l'Intifada aurait dû être. Ce qui donne Ueu à une scène évoquant une relation entre un

oriental et un orientaUste ou encore la posture d'un ethnologue des cultural studies qui tenterait

de redonner la voix aux vaincus. Rey Chow a souligné, dans ses travaux, le caractère

intraduisible des discours « subalternes » pour les discours impérialistes, puisque l'acte de parler

lui-même appartiendrait à une rhétorique particuhère Uée à un « privUège », celui d'être le

maître. Selon eUe, U sera possible de concevoir un autre processus de construction identitaire

du native lorsque sera accepté le fait qu'U ne peut briser son sUence. Car s'U le pouvait, U ne

serait plus un native. En un sens, son sUence serait nécessaire à son statut de native. A ce titre, le

récit palestinien, auquel PRIME a donné le « privUège » de s'exprimer, témoigne-t-U, en se

drapant dans son sUence, Ulustré des photos de la Nakba, d'une impasse ou d'un désespoir ?

Les mots israéhens, même de compassion, même compréhensifs ou reconnaissant le courage

des Palestiniens lors de cette révolte, ne rendent pas les maisons et la terre, n'effacent pas la

Nakba, perte ineffable. On ne peut argumenter à la place du Palestinien sa place dans l'histoire.

Cette volonté de rendre des expériences intraduisibles n'est que l'achèvement de l'impériaUsme,

en ce qu'U neuttaUse et disquaUfie cette intraduisibilité, selon Chow. Les narrateurs israéUens

auraient-Us dû garder quelques pages de sUence en mémoire de la Nakba et des victimes de

l'Intifada ? Dans un autre registre, Ricœur invitait à laisser raconter son histoire par l'autre,

comme horizon ultime du pardon. À ce titre, dans le chapitte Balfour, le récit palestinien narre,

350 Cité dans Christine Pirinoli, «Jeux et enjeux de mémoire : genre et rhétonque mémonelle durant la commémoration du cinquantenaire de la nakba », dans Nadine Picaudou (dir.), op. dt., p. 93. 351 Rey Chow, Writing diaspora. Tactics of intervention in contemporary cultural studies, Indianapolis, Indiana University Press, 1993, p. 29.

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d'une manière détaillée, l'organisation impressionnante du yishouv à l'époque, certes en présence

d'un récit israéhen. N'est-ce pas là une tentative d'inclure l'histoire de l'autre dans son histoire ?

Les gestes de la juste mémoire Les récits ne s'écartent guère de leurs doxas respectives et de leurs écueUs mhérents.

Mais, d'entrée de jeu, Histoire de l'autre est un projet de coopération écrit à quarte mains. Des

gestes y sont posés en vue de la juste mémoire, comme celui, évoqué ci-dessus, de narrer le

récit de l'autre à sa place, une manière de croiser les mémoires. Nous avons signalé les gestes

discursifs vers la juste mémoire au fil de la présentation des schémas, mais revenons-v.

Dans le chapitre précédent, nous avons évoqué les trois paradigmes israéhens dont

seraient prisonniers les historiens palestiniens malgré eux : 1) présenter la Nakba comme une

guerre plutôt qu'un nettoyage ethnique; 2) insister sur une inimitié natureUe insurmontable à

travers l'histoire entre Juifs et Arabes; 3) enfin, insister sur la victimisation absolue des

Palestiniens lors de la guerre de 1948. Les narrateurs palestiniens évitent les deux premiers

« écueUs », car la guerre n'est présentée, dans leur récit, que comme une dimension de la

Nakba. De même, si la cohabitation pacifique et bénéfique entre Juifs et Palestiniens est

occultée, on prend soin de ne pas inclure l'ensemble des Juifs dans les reproches qui visent les

sionistes. Par contre, concernant le troisième paradigme, le récit palestinien prend le parti de

narrer la souffrance des réfugiés et s'en tient à la position de victime absolue des Palestiniens

par rapport à la puissance du yishouv. A cette fin, Us taisent les épisodes héroïques ou les

postures de courage dont les Palestiniens firent preuve.

Quant aux mythes israéhens signalés par Simha Flapan et présentés dans le chapitre

précédent, le récit israéhen les reprend tous, hormis celui de la vulnérabUité mUitaire du yishouv.

En effet, la supériorité rnUitaire du yishouv, étabUe depuis, est reconnue par les narrateurs

israéhens. Concernant le mvthe le plus dévastateur dans le conflit, selon lequel les Palestiniens

quittèrent volontairement leurs maisons en 1948, les narrateurs, à la suite des nouveaux

historiens, consentent à reconnaître l'expulsion d'un certain nombre de Palestiniens. De même,

l'on concède des massacres, des viols et des pillages qui ternissent au passage l'image de

l'Israélien juste et pacifique. Mais, précise-t-on, U s'agissait d'extrémistes critiqués par leur chef

même. Notons que les Arabes sont, eux aussi, accusés d'avoir massacré des Juifs « à l'écheUe

du pays ». On reconnaît ici un procédé employé à quelques reprises dans le récit israéUen, à

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savoir faire un compromis vers le récit palestinien et le minorer aussitôt par la réaffirmation

d'un élément jugé essentiel de son récit. Un autre exemple de ce procédé : le passage

concernant l'émeute arabe de 1920 dans le récit israéUen est situé dans le temps par rapport à la

fête de Nabi Moussa, un repère musulman. La mention de ce repère rappeUe que les Arabes

chrétiens et musulmans de Palestine partagent avec les croyants juifs la même dévotion pour

Moïse, mais ce rapprochement est aussitôt conjuré par l'évocation de l'antisémitisme dont

aurait témoigné cette émeute, qualifiée de pogrom contre les Juifs. Dans l'ensemble du récit

israéUen, le seul compromis sans bémol est l'insistance sur le courage des Palestiniens lors de

l'Intifada.

La quête de la juste mémoire transparaît ainsi dans une certaine distance autocritique que

prennent les narrateurs par rapport à leur récit national respectif. Outre les mythes fondateurs

et les paradigmes soulevés par Jawad, d'autres éléments importants des récits sont démythifiés.

Par exemple, les narrateurs israéhens, abordant le conflit de Tel-Haï en 1920 et la figure de

Yosef Trumpeldor, emploient les mots légende, mythe fondateur, héros et idéologue. Ils remettent ainsi

en question la perception de vérité sacrée qui entoure ce récit, dévoUant le filtre de l'imaginaire

national. La quête de juste mémoire émerge aussi dans les nuances, les précisions et les

distinctions à propos du vocabulaire choisi. Par exemple, commentant la charte du Mandat

britannique, les narrateurs précisent que le texte reconnaissait le lien historique des Juifs avec la

Palestine et non les droits historiques. Dans le même chapitre, le récit israéhen emploie « Arabes

en Terre d'Israël », alors que, traitant de la période mandataire, on emploie « Juifs de

Palestine ». Est-ce une manière de montrer son respect des lois et de la réahté du Mandat, ou

de témoigner de l'adaptation du récit sioniste aux réahtés ? Ou encore, est-ce là une manière de

fondre les réahtés et de demander à l'autre : « sois un Arabe d'Israël, je serai un Juif de

Palestine » ? Dans le même esprit, les narrateurs palestiniens écrivent à un endroit Territoires

conquis et non Territoires occupés à propos de 1967.

Le silence sur des événements peut aussi signifier un respect des zones douloureuses de

la mémoire de l'autre, dévoUant un autre visage de la juste mémoire. Bien que les narrateurs

israéUens évoquent le séjour du mufti de Jérusalem en AUemagne, les narrateurs palestiniens

n'invoquent pas le fait que les Palestiniens ne prêtèrent pas l'oreille aux exactions du Mufti

durant la Seconde Guerre mondiale. De même, Us restent muets sur les intérêts convergents de

certains dirigeants sionistes et dirigeants nazis à vider PAUemagne de ses Juifs dans les années

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trente, ainsi que sur les discussions entre des membres du parti sioniste révisionniste et des

hauts fonctionnaires nazis sur la question du transfert des richesses juives en Israël.

Prolongement du geste discursif de nommer les mythes comme des mythes, la

reconnaissance des divergences « en soi », c'est-à-dire dans sa société, constitue une autre

manifestation de la juste mémoire. A ce titre, les narrateurs israéhens abordent les débats en

Israël autour de l'invasion du Liban en 1982. De même, afin d'Ulustter les divergences de

positions relatives à la colonisation des Territoires au lendemain de 1967 dans la société

israéUenne, Us recourent à deux figures, présentées comme antagoniques, ceUe du rabbin

partisan du Grand Israël et ceUe du soldat contre la poursuite de la colonisation. En cela, Us

tentent aussi de donner l'image d'une société démocratique et pluraUste qui met en doute la

logique de guerre et la colonisation. Nous demandons ici : est-ce que les débats autour de la

colonisation rendent la colonisation plus acceptable ? Est-ce là la démarche des narrateurs ? Il

s'agit sans doute de montrer que la société israéhenne ne soutint pas unanimement ni la

politique de colonisation des Territoires ni l'invasion du Liban en 1982.

Cette quête de juste mémoire des narrateurs d'Histoire de l'autre est œuvre de dentellier.

Force est de constater qu'eUe s'avère, par aUleurs, restrictive et exclusive, dans la mesure où eUe

se fait au détriment d'exclus, certains promus au rang d'ennemis communs, au détriment

également d'autres mémoires en soi. Comme si la présentation des sociétés en tant que

monoUthes nationaux constituait un premier geste essentiel, une assise, permettant ensuite

l'inquiétante démarche vers l'autre.

Les exclus Derrière les deux blocs nationaux qui semblent se défier, d'autres voix se font

entendre. Outre les figures triptyques israéliennes - sioniste, combattant (historien ou héros de

guerre), occupant — et palestiniennes - paysan, réfugié, révolté —, les récits dévoUent des duels

innombrables incarnant, le plus souvent, une altérité nationale .

Alors que le mouvement sioniste était en soi révolutionnaire, le récit israéUen élude

cette dimension. Nul mot sur les attentats des factions extrémistes Stern et Lehi (issues du

352 Le martyr et le héros-combattant. Le colon et le colonisé. Le paysan et rémigrant. L'étranger et l'autochtone. L'Arabe et l 'Européen. L'agresseur et l'agressé. Le révolté et le pacifiste. Le réfugié et l'occupant. L'homme-Etat et l 'homme-terntoire. L'Israélien et le Palestinien. Ces derniers et le Bntannique. Le soldat et le kamikaze. La parole et le silence. Le poète et l'histonen. Le combattant et l 'homme ordinaire...

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Irgoun) envers les Britanniques, de leur tentative de négocier avec les nazis un plan de transfert

pour sauver le plus de Juifs possible. Lorsque des éléments du sionisme révisionniste35

émergent (valorisation de la lutte armée et de l'usage de la force à travers les figures de Nathan

Yalin Mor, du Lehi, de l'application du plan Dayan en 67, de Tsahal, etc.), Us ne sont ni

qualifies ni reconnus comme appartenant à l'esprit du yishouv et d'Israël. Ce sont les références

au sionisme sociahste qui ponctuent le récit, mais sobrement avec la mention de la fête du

TravaU et du moshav 4 ou avec la figure de Ben Gourion. L'accent est mis sur le nationalisme

organique - la nation qui veut s'enraciner dans la terre - plus, d'aiUeurs, que sur les

considérations sociales. De même, la dimension messianique du projet est minorée. Nous y

reviendrons.

Aucun signe distinctif ne permet de déceler la présence des différentes communautés

israéUennes dans le récit . NuUe mention des Juifs ashkénazes ou séfarades, des Juifs russes,

des Sabras, des Palestiniens citoyens israéhens, de la voix des femmes israéhennes, des

partisans de l'État binational, des conflits avec les Juifs de la diaspora. La seule véritable

distinction évoquée concerne les partisans du Grand Israël et ceux qui voudraient la paix en

échange des territoires. L'altérité est donc essentieUement nationale. Les Juifs de la diaspora ne

sont pas présents, hormis les rescapés de la Shoah en tant que réfugiés. Par aiUeurs, le récit

évoque la grande famUle juive dont Rachel est « notre mère à tous », sans plus.

Dans la même veine, les thèmes de la cohabitation pacifique des Juifs séfarades et des

musulmans, des mouvements pour la paix israéhens et palestiniens avant et après 1948, de

l'existence d'une troisième voie à la fausse alternative : la destruction d'Israël ou l'expulsion des

Palestiniens, briUent par leur absence. Les deux récits taisent le pacte avec Golda Meir en 1947

353 Le sionisme dit révisionniste de Madimir Jabotinsky voulait, à l'ongine, que soit révisée la charte du Mandat britannique, afin que la mention du foyer national soit raturée et remplacée par celle d'Etat juif. Le parti révisionniste fut implanté conjointement en Pologne et dans le yishouv, jusqu'en 48. L'Irgoun constituait la branche militaire de ce parti. .Après 1948, en Israël, il prendra le nom de Hérout sous la férule de Menahem Begin. En 1973, le parti s'allia au Likoud ; à ce jour, il constitue le noyau de ce parti, prônant la force militaire et aspirant aux frontières bibhques pour l'Etat d'Israël. 354 Communauté agricole coopérative, mais non collectiviste, à l'opposé du kibboutz. 355 II y aurait néanmoins six cultures ou communautés à l'intérieur d'Israël : « (1) a secular civil subculture, based on a « yuppie », mainly Ashkenazi, upper and middle class; (2) a national-religious subculture, the hard core of which is found in the settlements in the Occupied territories and supported pnmanly by the traditional religious Ashkenazi middle class; (3) an ultra-Orthodox Subculture that is anti-Zionist in ongin and has become Judeo-centric, tribal, and nationalistic; (4) a traditional onental subculture, including the children of immigrants from Asia and Africa; (5) a Russian immigrant subculture, that keeps within a cultural bubble of its own; (6) an . \ rab subculture, very heterogeneous in terms of class, education, and habitation, but homogeneous in its identity as a national minority that is entitled to equal civil rights and has suffered the trauma of expulsion and dispossession. » Cité par Eyal Naveh, loc. at., dans Rotberg (dir.), op. dt., p. 260, tiré de « Culture War », Ha'are/^ 7 juin 1996.

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et la « trahison » d'AbdaUah de Jordanie. Ressort l'impression que le conflit était inéluctable, le

compromis impossible : le fameux jeu à somme nuUe de la « fataUté » israélo-palestinienne. On

ne parle pas de la crainte de Ben Gourion de voir les Séfarades ou les communistes"6 s'aUier

aux Palestiniens. De plus, dans le récit israéUen, on quaUfie d'émeute et d'agression arabe le

conflit qui opposa Juifs socialistes et Juifs communistes à Jaffa lors de la fête du TravaU le

1er mai 1921; une bataUle à laqueUe se mêlèrent les Arabes, certes, mais seulement lorsqu'eUe r ■ • • ' 357 rut initiée .

Peut-être en raison de la fragmentation du récit national palestinien, de l'alliance

interconfessionneUe avec les chrétiens contre les IsraéUens et du cas des Druzes hors de cette

aUiance, le récit palestinien d'Histoire de l'autre ne donne pas autant l'impression d'une société

monohthique. L'accent est mis sur le caractère populaire de l'histoire palestinienne au

détriment des éhtes et des hommes d'Etat, voire de la diaspora. Le récit ne semble donc pas

aspirer à témoigner pour tous les Palestiniens. Sans ambages, les narrateurs prennent le parti de

l 'homme révolté et du martyr, de même qu'Us adoptent une posture de tiers-mondiste,

notamment à travers une lecture en termes de complot impériaUste et de colonialisme. La règle

demeurant ceUe-ci : on n'accuse pas les notables, mais on insiste sur la figure du paysan et de

l 'homme ordinaire358. Dans l'ensemble, on tente peu de justifier les erreurs, reconnues assez

aisément; c'est la souffrance du drame palestinien qu'U s'agit de dévoUer, dans l'espoir d'attirer

la compassion du vainqueur ou du monde.

Les sujets Utigieux sont abordés, quelquefois crûment, d'autres fois de manière elusive.

On ne mâche pas ses mots en parlant d'« assassinat de la vérité en 48 » par les IsraéUens. En

fait, tandis que les reproches aux IsraéUens sont exprimés franchement et directement, les

autocritiques palestiniennes sont sinueuses et dérobées. Par exemple, au lendemain de 1948, on

évoque le vide politique et la responsabUité arabe dans la Catastrophe, mais sans nommer les

absents et les responsables. Fidèle à cela, on n'évoquera pas le rôle de la Jordanie et les accords

356 Les partis communistes ont été des tnbunes et des refuges pour les Palestiniens d'Israël au lendemain de 1948. En effet, certains partis d'extrême gauche aspiraient à un État binational et tentaient le dialogue avec les marxistes arabes. C'est la question de rimmigration juive qui fit échouer l'alliance. 357 Henrv Laurens, L'Orient arabe, op. dt., p. 199. 358 Relever les acteurs invoqués dans le récit palestinien permet de mesurer à quel point ce récit se veut la voix du peuple, et tient à affirmer la dimension arabe de l'identité palestinienne au fil du temps : main-d'œuvre arabe, peuple de Palestine, nation arabe, opposition et résistance arabe, pnse de conscience populaire, soupçons arabes, associations îslamo-chrétiennes, terre de nos ancêtres arabes, Arabes de Palestine, Palestiniens, propnétaires d'origine, communauté musulmane, rue arabe, côté arabe, manifestants, enfants de la Palestine, martyrs, poètes de Palestine, dirigeants arabes, héros, pays.

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secrets entre sionistes et Jordaniens. A l'égard de leurs dirigeants et des « frères » arabes qui ont

dépecé la Palestine en 1948, les narrateurs palestiniens restent, somme toute, discrets. Mais la

déception et l'amertume ne se camouflent pas.

Par rapport au récit national de l'Autorité palestinienne qui tente de s'imposer plus

avant depuis le cinquantenaire de la Nakba, en 1998, les narrateurs se sont permis quelques

écarts, dont la fierté à l'égard des élections municipales de 1976359 méprisées par l'OLP. Ce qui

identifie clairement les narrateurs comme des opposants de P« intérieur » sur l'échiquier

poUtique palestinien. D'aUleurs, la formation de nombreux partis poUtiques regroupés sous la

bannière de l'OLP durant les années soixante est décrite comme une « flambée nationaUste »,

par ailleurs justifiée par l'absence, depuis 1948, de voix fortes qui auraient été capables de

défendre les Palestiniens. De même, l'insistance sur l'appartenance natureUe à l'espace syrien -

la Palestine est présentée comme la Syrie du Sud — trahit un parti pris prosyrien; ce qui n'est

pas anodin dans le contexte actuel où le chef du Hamas, Khaled Mechaal, est en exU à Damas,

et où les Syriens, ennemis d'Israël, font figures d'aUiés dans la lutte nationale. La fissure entre

les Palestiniens de l'intérieur et la diaspora marque ainsi le récit; notons que les Palestiniens

d'Israël sont considérés « de l'intérieur ». La présence à la terre constitue donc un facteur de

différenciation au sein du peuple palestinien, un facteur d'identité. Le récit palestinien d'Histoire

de l'autre se singularise à nouveau du récit national de l'Autorité palestinienne par ses figures

férriinines.

Figures féminines Métaphoriquement, la terre palestinienne est comparée par les poètes palestiniens à une

femme. La femme ayant été enlevée par l'ennemi, l'honneur fut perdu. Cette dimension de

l'honneur perdu est centrale dans l'imaginaire de la Nakba. La disquaUfication de la terre-

femme violée en tant que narratrice de l'identité nationale au profit de l'homme découle de

cette expérience. Dans le contexte des témoignages oraux, le discrédit israéUen du témoignage

palestinien se reproduirait dans la société palestinienne : « les femmes, a fortiori paysannes et

Ulettrées, subissent une double domination de classe et de genre en ce qui concerne leur

359 Voir aussi .Aude Signoles, « Histoire (s), mémoires et ambivalences. Le cas des municipahtés palestiniennes dans la lutte nationale », dans Nadine Picaudou (dir.), op. dt., p. 219-234. Précisons que les Palestiniennes purent voter en 1976, et que leur vote surprit les autorités israéliennes qui avaient escompté qu'elles votent pour les candidats projordaniens, ce qu'elles ne firent pas. Plus encore, une vingtaine d'entre elles furent élues à titre de représentantes dans les conseils municipaux. Voir aussi Ilan Pappé, Une terre pour deux peuples, op. dt., p. 258.

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légitimité en tant que narratrices ' ». Concernant la place des Palestiniennes dans le récit : « si

la rhétorique nationaliste souligne l'importance des femmes comme "mère des combattants",

eUe n'en minimise pas moins leur rôle dans la transmission de l'identité361 ». Christine PirinoU,

dans la foulée de la relecture de soi initiée par les pratiques commémoratives lors du

cinquantenaire de la Nakba et de la « re fondation » du récit national par l'Autorité

palestinienne, remarque un changement de paradigme dans le rapport à la femme

palestinienne.

. \bsentes de l'histoire, ces dernières semblent, du point de vue d'un tel discours, vouées à entrer dans l'avenir comme gardiennes d'une authenticité culturelle à préserver plus que comme actrices économiques — leur participation au travail de la terre étant gommé - ou pohtiques - les représentations, certes non dominantes mais néanmoins présentes, des militantes de l'intifada qui luttaient à part égale avec les hommes pour la libération de leur patrie ne semblant plus d'actualité362.

Le récit palestinien d'Histoire de l'autre met en scène quelques figures féminines363. Si les

images habituehes de mère, de fiUe et de croyante vertueuse ponctuent le récit, le choix d'initier

le chapitre 1987 par un poème écrit par une femme singularise le récit par rapport au récit

national de la mouvance postcinquantenaire de la Nakba. Muse, la femme devient actrice. De

plus, le propos du poème est historique. En fait, U sert à résumer les deux chapitres précédents

et à rappeler le refus palestinien de tout compromis avec Israël. Le fait que ce N O N , véritable

leitmotiv, sorte de la bouche d'une femme n'est pas fortuit. Le refus de la femme de se donner

à l'ennemi préserve l'honneur de la patrie ou permet de la recouvrer. Enfin, la mention des

femmes martyres tombées durant l'Intifada rend compte de leur rôle actif dans la résistance.

Les morts et les dizaines de milliers de blessés durant l'Intifada furent majoritairement des

femmes (le tiers des victimes) et des enfants. Moment crucial, quoique non initial, de la

participation des femmes à la lutte nationale, l'Intifada, à laqueUe eUes se dévouèrent

entièrement, n'aurait pas duré sans eUes. Les narrateurs ne font-Us que rendre compte de la

360 Christine Pirinoli, loc. dt., dans Nadine Picaudou (dir.), op. cit., p. 101. 361 lbid., p. 99. Elle cite l'extrait de la Charte de 1964 qui affirmait la patrihnéarité de la transmission identitaire. Chez les Juifs, c'est la mère qui transmet la judéité. 362 Ibid., p. 111. 363 La fille de Adnan, le titre d'une pièce de théâtre dont un extrait est présenté dans le premier chapitre (il ne s'agit que du titre de la pièce); les paroles rapportées par son fils d'une mère de Deir Yassin dont certains enfants furent tués; la petite fille perdue dans le village druze de Yarka, au lendemain de la Nakba, présente dans le récit de son père; les femmes qui prient et la mère calme dans l'extrait de la nouvelle de Kanafani; « nos femmes incomparables » dans le poème qui termine le chapitre 1948; la poétesse qui initie le chapitre 1987; les femmes martyres lors de l'Intifada dans le tableau donnant le nombre de victimes; enfin, l'extrait de la déclaration d'Indépendance de 1988: « C e régime sera fondé sur la justice sociale, l'égalité et l'absence de toute forme de discnmination fondée sur la race, la religion, la couleur ou le sexe. »

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102

sensibUité de 1987 à l'égard des femmes-combattantes ou dérogent-Us un peu de

l'« essentiahsation » de la Palestinienne qui semble poindre dans le nouveau récit national

officiel ? Profondément, en tant qu'être-territoire, la Palestinienne se fait le heu de la

perpétuation de la mémoire du territoire que ce soit par sa posture envers l'autre, ses vêtements

traditionnels ou sa fécondité364.

Les figures férriinines sont discrètes dans le récit israéhen. Notons que l'on mentionne

la présence des Palestiniennes combattantes dans les rues lors de l'Intifada. Rachel, la

matriarche du peuple hébreu, est la première figure juive évoquée dans le contexte de

l'énumération des privUèges retrouvés avec la conquête de 1967, à savoir l'accès à son tombeau

à Bethléem, un des heux saints du judaïsme. Dans le contexte du taux de fécondité des

Palestiniennes supérieur à celui des IsraéUennes, l'évocation de Rachel, à qui les femmes juives

stériles vouent un culte en tant que figure ultime de la matriarche, trahit-eUe un idéal, un vœu

pour la société israéUenne qui se bat pour maintenir sa majorité ? L'évocation de la mère et des

sœurs mortes de Nathan Yalin Nor, le chef du mouvement extrémiste Lehi en 1948, dans le

contexte de son « exphcation » du massacre de Deir Yassin, constitue la seconde scène

évoquant des figures féminines dans le récit israéUen. Les femmes sont aussi présentes à travers

le pronom « tout », notamment dans « Tout habitant juif de la terre d'Israël pouvait faire partie

de la Haganah ». Le terme générique « soldats de Tsahal » inclut également les femmes,

puisque, en Israël, eUes font leur service mUitaire. Ce qui donne le tombeau d'une matriarche,

une mère et ses fiUes mortes et des femmes-combattantes martyres potentieUes, et un terme

générique les privant de leur féminité. Différemment selon les récits, l'imaginaire de la féminité

est assaiUi par le conflit : incarnation « essentiaUsée » du passé qui tend même à supplanter la

figure du feUah dans le récit palestinien et femme-mort dans le récit israéUen, comme un

symptôme de la crise qui touche la transmission de la mémoire et du projet sioniste.

Ennemis communs Un moyen de rallier les deux partis et de sortir du cercle « bourreau-victime » serait-U

l'invention d'ennemis communs, à savoir les Britanniques et les Arabes, voire, mais plus

subtilement, les diasporas respectives mises en scène essentieUement pour légitimer les droits

des « présents » ? Par exemple, le récit palestinien ne s'étend pas sur la responsabihté mUitaire

des armées arabes dans la défaite et ne nomme jamais les responsables, hormis, nommément,

3M lbid., p. 109.

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103

Glubb Pacha, l'officier britannique à la tête du « drame sinistre » de l'entrée en guerre des

armées arabes en 1948, donnant ainsi l'impression que celui-ci aurait saboté la guerre. Dans le

même chapitre, on cite un extrait de l'article 11 de la résolution 194 concernant le droit au

retour des réfugiés et les indemnités, qui se termine par « cette perte ou ce dommage doit être

réparé par les gouvernements ou autorités responsables ». Or, depuis le début du chapitre, les

responsables nommés sont les Britanniques et les Arabes.. . Les premiers avaient le pouvoir à

l'époque, en tant que mandataire et grande puissance mondiale, de défendre les intérêts

palestiniens; « quant aux Arabes et à leurs dirigeants, Us se taUlent la part du hon » concernant

les responsabilités de la défaite.

Dans le même esprit de « cécité » devant l'ennemi commun, ni l'un ni l'autre ne rendent

justice aux Britanniques du fait qu'Us expulsèrent, non seulement le mufti de Jérusalem à la

demande des sionistes'3 , mais aussi le chef du parti révisionniste sioniste, Jabotinsky, à la

demande des Palestiniens. Dans le récit palestinien, pas un mot sur le refus britannique à la

demande d'armement du groupe de Jabotinsky à la suite du soulèvement de 1921 ni sur le

désengagement britannique envers le projet sioniste, dont témoigne le Livre blanc de 1939. Ce

dernier limitait considérablement Fimmigration juive et proposait un État unitaire arabe en

Palestine dans un délai de dix ans. L'épisode dramatique de YExodus constitue pourtant une

preuve des restrictions appUquées à rimmigration juive. Si les mandataires britanniques ont

sans contredit réprimé les manifestations nationales palestiniennes depuis le début du Mandat,

Us tentèrent aussi, sporadiquement, d'apaiser le tumulte par des « compromis ». Cela dit, le

Livre blanc de 1939 et la déclaration Eden, reconnaissance britannique de la légitimité de

l'unité arabe, ne témoignent pas tant d'une conversion aux aspirations nationales palestiniennes

que d'une offre tactique dans le but de se rallier l'opinion arabe, ceUe-ci étant plutôt favorable

aux pays de l'Axe perçus comme non colonisateurs dans le contexte de la Seconde Guerre

mondiale.

Dans le même esprit, le désengagement britannique à l'égard de leur promesse faite aux

Juifs, depuis la déclaration Balfour jusqu'à leur abstention lors du vote sur la résolution 181 à

l'Assemblée générale de l 'ONU, n'est pas exphqué par les narrateurs israéhens. D'une part, on

n'évoque pas qu'U eût « peut-être » faUu tenir compte de l'opposition palestinienne et réévaluer

la politique sioniste d'alliance avec le mandataire et, d'aune part, on refuse de considérer le

v '5 En fait, il s'est évadé durant la grande révolte de 1936-39 pour échapper à l'arrestation par les Bntanniques.

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104

soutien britannique pour ce qu'U était, à savoir tributaire du point nodal de sa politique

extérieure coloniale à l'époque : les Indes. Notons que jamais le terme colonie n'est défini ni

aucun Uen fait avec le contexte impériaUste de l'époque. Certes, on décrit le contexte et on

traite de l'intérêt britannique à intervenir en Palestine, mais sans nommer le phénomène dans

lequel s'inscrit cette intervention. Une posture plus lucide envers la nature du soutien

britannique de même qu'une prise de conscience de l'effet funeste de cette comphcité sur les

relations avec les Palestiniens auraient-eUes pu changer le cours de l'histoire ? Peut-on oser

imaginer autres les aUiances dans ce conflit, et suggérer par là qu'une issue inédite à la rencontre

entre sionistes et Palestiniens eût été possible et le demeure ?

A la lecture du récit palestinien, on constate la rancune suscitée par la compUcité entre

les sionistes et la poUtique impériale britannique. De même que, dans le récit palestinien,

l'appartenance européenne des sionistes suffit à en faire des « imposteurs » en Palestine, le fait

que les sionistes étaient parrainés par les Britanniques finit de disquahfier leur projet. Jamais les

dirigeants sionistes ne tentèrent une aUiance avec les Arabes contre les Britanniques; hormis

l'entente avec la TransJordanie, mais eUe visait à déposséder les Palestiniens. En 1944,

visionnaire, Hannah Arendt voyait juste : « La seule attitude réahste consisterait en une

politique d'aUiance avec d'autres peuples méditerranéens qui renforcerait la position locale

juive en Palestine et qui assurerait de véritables sympathies avec ses voisins . » Une poUtique

plus facUe à imaginer qu'à suivre, certes. Encore aujourd'hui, malgré les accords bUatéraux avec

certains pays arabes, le drame perdure, puisque c'est avec les Palestiniens que l'aUiance juste

doit être imaginée. D'aucuns ont tenté, au fil du conflit, de bâtir une coopération depuis la

base, mais eUe ne trouva jamais d'écho politique, à l'exception des partis d'extrême gauche.

La mémoire empêchée d'un Etat binational Les narrateurs israéhens se réfèrent au plan de partage contenu dans la résolution 181

de 1947 en précisant qu'eUe fut adoptée par une « écrasante majorité », tandis que c'est la voix

de la France qui fit la différence. Véritablement, rien n'était acquis.

Dans leur ensemble, les milieux coloniaux étaient plutôt hostiles : s'appuyant sur l'expérience algérienne, ils considéraient que le projet d'État juif ne pourrait se concrétiser que par le transfert de la population arabe et la confiscation des terres, démarche anachronique à un moment où le

366 Hannah Arendt, op. dt., p. 71. 567 Pensons ici à la ligue palestinienne pour une entente et une coopération judéo-arabe et à leur quotidien Mishmar, ou encore au Council on Jewish-Arab Cooperation.

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monde arabe devenait un ensemble politique et où tout événement dans une de ses parties se répercutait sur l'ensemble des autres368.

De plus, ce vote portait sur l'alternative entre un Etat fédéral ou deux États. Or,

résonne ici le sUence des narrateurs, et ce, dans les deux récits, sur la proposition de l'État

binational dans le respect de la minorité juive - la solution historique des Palestiniens369 à ce

conflit, de même que ceUe de grandes figures du sionisme de gauche teUes que Judah Magnes

et Martin Bubber3 ". Au demeurant, Histoire de l'autre ne s'inscrit-U pas dans cette tradition ? En

effet, PRIME n'est-eUe pas une O N G binationale de facto, même si eUe est née dans la vague de

coopération encouragée par les accords d'Oslo qui écartent l'option binationale ?

Le noyau dur du sionisme sociaUste ne voulut jamais de cette option binationale qui ne

garantissait pas la majorité juive. C'est la solution de deux États, irréalisable en 1936 au

moment où le plan Peel la proposa, qui apparut comme une bénédiction, bien que l'Etat juif

n'ait obtenu qu'une partie du territoire de la Palestine. Dans l'esprit des dirigeants duyishouv, U

s'agissait d'une étape à franchir : « Dans le sentiment national juif, le territoire palestinien entier

fait l'objet d'une revendication permanente et imprescriptible : son "hébraïsation" totale peut

nécessiter des étapes (le projet du partage en est une), la nature et l'intégrité de la revendication

fondamentale n'en sont pas affectées . » Quant au récit palestinien, U se contente de définir

Peel comme l'inspiration du plan de partage recommandé en 1947, dont U serait la « répUque ».

Tacitement, aucun récit ne rend au Livre blanc de 1939 sa nature véritable de proposition

de « Palestine unitaire sur la base du double veto dans le cadre du développement d'institutions

de Ubre-gouvemement devant aboutir à l'étabUssement d'un État de Palestine indépendant ».

Le récit israéUen règle le sort de ce Troisième Livre blanc en une phrase : preuve du

368 Henry Laurens, « Plan de partage de la Palestine : le vote de la France », Monde arabe. Maghreb-Machrek, 1988, n° 159, p. 3. 369 Et ce, malgré le refus du Livre blanc de 1939. Comme les dirigeants du yishouv, le Mufti a refusé le Second Livre blanc que les autres Arabes voyaient, eux, d'un bon œil pour les Palestiniens. Jamais depuis les Palestiniens n'ont reçu une meilleure offre. 370 Depuis le début du XX1' siècle existe une tradition juive non nationaliste inspirée du sionisme spintuel et gravitant autour du président de l'Université hébraïque de Jérusalem, pensons aussi au mouvement Brit Shalom. Cette tradition prône le règlement pacifique du conflit, la coopération judéo-arabe, l'établissement d'un Etat binational ou d'une grande fédération au Proche-Orient. Ces mêmes figures décnèrent l'extrême droite israélienne et tous ses partis paramilitaires inspirés du sionisme révisionniste. Voir Hannah Arendt, « La paix ou l'armistice ou Proche-Orient?», Auschwitr- et Jérusalem, op. dt., p. 169-202 et Adam Shatz (dir.), Prophets Outcast. A Century of Dissident Jewish Writing about Zionism and Israel, New York, Nation Books, 2004, pour ce camp ; et voir Alain Dieckhoff, L'invention d'une nation, op. cit., pour une cntique de cette position, p. 308, note 31. 371 II s'agit de l'extrait d'« un mémorandum de l'Organisation sioniste remis à titre pnvé au Quai d'Orsay le 16 mars 1938 ». Cité dans Henry Laurens, L'Orient arabe, op. dt., p. 286. "2 lbid.

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106

désengagement britannique à l'égard des Juifs du yishouv et trahison de Balfour. Le Troisième

Livre blanc valut d'ailleurs à la puissance mandataire de subir les foudres du sionisme

révisionniste et des mouvements extrémistes du yishouv. Il était perçu comme une preuve

irréfutable de la nécessité de se battre seul, sans les mandataires, pour obtenir l'Indépendance.

De même, le plan de partage de 1947 et toutes les offres précédentes sont rappelés par les

narrateurs israéUens comme autant de prétextes à étaler le refus arabe à la solution de deux

États; prenant soin, à chaque fois, de ne pas évoquer l'offre concurrente d'un État arabe

binational où la majorité palestinienne respecterait la minorité juive. Cette cécité récurrente,

autant des narrateurs israéUens que palestiniens, concernant l'offre arabe d'un État binational et

l'offre britannique de 1939, comporte deux sens. Côté juif, cela traduit une angoisse profonde,

ceUe de se retrouver à nouveau minoritaire. La majorité juive serait cruciale dans la mesure où

le sionisme se pose comme une solution à l'antisémitisme, celui-ci étant alimenté, avance-t-on,

par le statut de minoritaires des Juifs dans les pays du monde et par l'« anomaUe » de leur vie en

diaspora. Malgré l'insistance du récit israéUen à brandir ces « refus » comme preuves de

l'inttansigeance palestinienne, les narrateurs palestiniens ne prennent pas la peine de nuancer

ces aUégations. Même sUence palestinien comphce concernant des pans de la rencontre entre la

mission sioniste venue en Palestine en 1918 et les deux notables Husseini. Ceux-ci, ht-on,

auraient été peu loquaces. Or, ces deux hommes avaient commis quelques mots, dont

l'assentiment à l'imniigration juive en échange d'une égahté de droits entre peuples arabes et

juifs. Se dévoUe une implacable volonté de faire table rase des compromis historiques comme

s'Us trahissaient a posteriori une volonté honteuse d'abandonner la terre ou de ttahir la nation.

Dans le même esprit, c'est dans le chuchotement des alcôves, sous la férule d'un comité de

concUiation de l 'ONU, que les États arabes proposèrent à Israël, lors de la conférence de

Lausanne en 1949, « de reconnaîrte l'État d'Israël, et d'intégrer chez eux un certain nombre de

réfugiés, en échange d'une rétrocession de quelques-uns des gains territoriaux israéhens, et de

l'application du droit au retour pour une partie des réfugiés palestiniens ». Israël n'accepta

que le retour d'un nombre « symbohque » de Palestiniens, et exigea la reconnaissance de tous

ses gains. Le compromis historique tomba dans les oubhettes. Les récits n'évoquent pas cet

échappé. Les narrateurs israéhens tiennent à leur posture d'ouverture pacifique envers l'aurte,

alors que les narrateurs palestiniens voudraient que leur position dans ce conflit se résume à

cette phrase de la poétesse initiant le chapitre sur l'Intifada : « MUle fois nous leur avons dit

373 Henry Laurens, « Travaux récents sur l'histoire du premier conflit israélo-arabe », loc. cit., p. 61.

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107

non. » Ce ne fut pas le cas. L'extrait de la déclaration d'Indépendance palestinienne de 1988,

invitant à un État binational, constitue la seule mention de cette offre écartée suite aux accords

d'Oslo.

Les figures du temps : enjeux de la légitimité

Le témoin Des traits « existentiels » de l'historiographie palestinienne, abordés dans le

second chapitre, mirent les narrateurs palestiniens devant un défi de taiUe. Il s'agissait non

seulement d'opposer un récit à l'autre portant l'empreinte de la juste mémoire, mais aussi de

constituer, de manière autonome, un juste récit de sa propre histoire, et ce, tant d'un point de

vue éthique que de la représentativité des voix. En effet, le choix des sources révèle le type de

légitimité reconnue et revendiquée dans le conflit, U représente un enjeu en soi, et Histoire de

l'autre en porte la trace.

Dans le récit israéUen, à propos du témoignage d'un héros national, Trumpeldor

(« Qu'U est bon de mourir pour notre terre »), un martyr donc, on ajoute qu'U n'a peut-être pas

prononcé ces mots, mais, qu'importe, l'expression témoigne de la sensibilité de l'époque.

Certes, la remarque vise à mettre en doute la crédibilité d'un héros israéUen, plus encore, une

figure d'autorité de la mémoire juive défiant l'autorité de l'historien juif. Mais eUe révèle aussi

l'enjeu de la crédibilité des témoins. Rappelons que les témoignages oraux des Palestiniens sur

1948 n'ont pas encore été pris en compte par les historiens israéUens.

Revenons ici sur l'incidence du procès Eichmann dans ce rapport ambigu aux

témoignages. En Israël, ce qu'on nomme le capital politique de la Shoah fut instrumentalisé dans la

lutte contre les Palestiniens bien avant le Procès puisqu'U légitima la naissance d'Israël et

l'avènement de la Nakba. Mais U inaugura un nouvel usage des témoins de la Shoah, dans la

mesure où Us témoignèrent pour la reconduction d'un fait global national et non en souvenir

de leur expérience individueUe. Certes, le premier « acte » fut la loi relative à la création de

l'espace commémoratif Yad Vaschem - Holocaust Martyrs' and Heroes' Remembrance Authority - à

Jérusalem en 1953, «qui étabhssait un hen indéfectible enrte le génocide, l'État d'Israël et

Jérusalem'74 ». Mais, à partir du Procès, la mémoire de la Shoah devint le pUier du récit national

israéUen, écUpsant même l'épopée du yishouv pour que retentisse la tragédie. Ben Gourion,

374 Esther Benbassa, op. dt., p. 170-171.

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instigateur du Procès, tentait aussi par là d'instaurer une antinomie exclusive entre le sionisme

et l'antisémitisme en général et nazi en particuUer, ainsi qu'une synonymie tout aussi exclusive

entre antisémitisme et antisionisme . Dans cet esprit, toutes les « dissidences », voire tous les

écarts par rapport à ces équations de natures synonymique et antinomique seront escamotés.

Qu'U s'agisse de la responsabUité morale des ConseUs juifs376, des tentatives, par des dirigeants

sionistes révisionnistes du yishouv, de négocier avec les nazis le transfert des Juifs aUemands en

Palestine ou la reconnaissance d'avoir commis des actes associés aux « antisémites », tels les

massacres, les expulsions et le nettoyage ethnique à l'encontre des Palestiniens : ces

« anomaUes » doivent demeurer hors récit.

Aux prises avec cette architecture mémorieUe, la Nakba, en tant que fait global de la

mémoire historique palestinienne, et vécue comme tel par les témoins, taille une brèche dans le

duel absolu entre le sionisme et l'antisémitisme. La coUusion entte la crise du témoignage issue

d'Auschwitz, évoquée dans le premier chapkre, et son usage poUtique en Israël à rtavers le

procès Eichmann contre, en en quelque sorte, la mémoire palestinienne - quahfiée de

négationniste de la mémoire juive parce qu'hostile au projet sioniste — consume l'un des nœuds

des récits nationaux israéUen et palestinien. Le témoin palestinien de la Nakba est alors

condamné à défier, selon cette configuration mémorieUe, le témoin de la Shoah.

Paradoxalement, ressortira de ce moment une méfiance envers toute mémoire

personneUe risquant de fragUiser la mémoire historique de l'événement sacraUsé. Par exemple,

lorsque cette mémoire palestinienne dévoUe que les « victimes héritières » de la Shoah

commirent des actes criminels, mais, plus encore, lorsque des voix juives ou israéhennes

proclament les zones d'ombre de la guerre d'Indépendance de 1948 . Se dévoUe ici l'emprise

de la mémoire historique sur le sens de l'événement que peut en donner un membre du

groupe, tel que nous l'avait suggéré Maurice Halbwachs. D'ailleurs, hormis Ilan Pappé, les

nouveaux historiens ont critiqué l'histoire canonique d'Israël sur le terrain des sources

canoniques : mémoires de leurs dirigeants, comptes rendus de réunions poUtiques, ordres du

375 Vu ces équations, on comprend mieux la commotion laissée dans le sillage du livre d'Hannah Arendt, abordant de front la responsabihté des Conseils juifs dans le génocide. Voir Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Pans, Gallimard, 1966. 376 Conseils juifs qui servirent d'intermédiaires entre les nazis et les Juifs dans les ghettos durant la Seconde Guerre mondiale. 3 7 7 Pensons au cas de la thèse de Teddy Katz sur le massacre de Tantoura, qui fut censurée et reniée par l'auteur lui-même à la suite du tollé qu'elle suscita en Israël. Elle présentait des témoignages oraux convergents, tant d'Israéhens que de Palestiniens. Voir Ilan Pappé, « The Tantura Case in Israel: The Katz Research and Tnal », Journal of Palestine Studies, 30 (3), 2001, p. 19-39 et Sylvain Cypel, op. dt.

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jour d'opérations militaires, etc. La version israéhenne d'Histoire de l'autre s'appuie surtout sur ce

type de documents officiels .

Il n'y a pas de figure historienne mise en scène dans la colonne palestinienne, mais, à

quelques reprises, les narrateurs s'immiscent dans le récit. Leur présence se décèle par un usage

du temps présent dans un récit composé au passé simple et par des jugements portés sur les

événements en tant que représentants vicaires de leur peuple. De même, les sources invoquées

dans la narration palestinienne trahissent le malaise existentiel qui tourmente l'historien issu

d'un peuple vaincu, à savoir se trouver dans sa position, et l'incite à changer de belvédère pour

comprendre la perte de la patrie. En effet, loin de se cantonner aux sources palestiniennes, les

narrateurs n'hésitent pas à présenter des sources britanniques, arabes, juives, palestiniennes,

tant littéraires, juridiques que poUtiques379. L'aUure même des récits, ceUe d'un plaidoyer,

contribue à donner à l'historien le rôle d'avocat de son peuple devant le tribunal de l'histoire.

Mais la présence des historiens-combattants palestiniens se révèle par leur absence même, du

moins leur effacement, dans les pages du récit de 1948.

Au cœur du conflit, les narrateurs donnent la parole à des témoins « ordinaires " » qui

furent, ht-on, laissés à eux-mêmes face au plan « destructeur » des forces armées israéhennes et

de Ben Gourion. A la figure de Fhistorien-combattant mise en scène par les narrateurs

israéhens, qui prend la parole au même moment crucial en tant que porteur du sens du fait

global, s'oppose ceUe du réfugié-témoin palestinien. Ce choix de privUégier les voix trop

souvent inaudibles du peuple à ceUes du Mufti ou même de l'historien Aref al Aref constitue

autant un défi à la mémoire dominante israéUenne, qui a discrédité historiquement les voix

palestiniennes, qu'à la mémoire des éhtes palestiniennes de 1948. Manifestement, aux yeux des

narrateurs palestiniens, l'histoire doit permettre que la parole et la vérité des leurs adviennent

dans l'espoir d'en tirer un capital politique. Annette Wieviorka évoquait l'image du feu utilisée

par Gidéon Hausner pour qualifier le rôle des témoignages par rapport aux « archives froides »

378 La déclaration Balfour, un extrait de la charte du Mandat, un extrait du Premier Livre blanc de 1922, un extrait de la déclaration d'Indépendance de 1948, des extraits de résolutions de l 'ONU, un extrait du programme du Conseil national palestinien, des extraits de la charte du Conseil national palestinien de 1964 et 1968, une référence à The Birth de Bennv Morns, un poème ayant un titre en arabe, l'hymne national. A quelques repnses, on cite des témoignages de contemporains des événements : des militants et des commandants militaires. Donc, des sources essentiellement israéhennes, hormis les extraits des chartes de l 'OLP. 379 Lettres, accords, correspondances bntanniques, rapports de commission, résolutions de l 'ONU, extraits de poèmes, chansons, nouvelles et des citations israéhennes (Ben Gounon, les forces de la Palmach et Moshe Dayan notamment, celui-ci pris en « flagrant déht » de vérité, à l'instant où il rappelle que, sous chaque village israéhen, il y avait un village palestinien). 3S" Ces témoignages ont été sélectionnés dans la précieuse banque de récits de vie de l'université de Birzeit.

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110

lors du procès Eichmann . A la lecture des récits, cet écart entre le froid des documents

d'archives israéhennes et le feu des témoignages palestiniens nous saisit.

Dans une partie intitulée Evénements de la Nakba, les narrateurs permettent à la

souffrance d'un drame « méconnu » et « difficUe à raconter » de s'exprimer. La souffrance

prend plusieurs visages. Celui d'un habitant de Deir Yassin qui rapporte l'expérience de sa

mère concernant la dureté et les stratégies de terreur des milices israéUennes. Celui d'un témoin

anonyme, dont l'expérience, trop commune pour l'attribuer à un seul être - un fait global - ,

rappeUe que l'exode était perçu comme temporaire, pour preuve les clefs des maisons

conservées par les Palestiniens déplacés ou chassés. Celui d'un père réfugié dans le camp de

Nahr-al-Bared au Liban ayant perdu sa fille et la rettouvant errante sur la place d'un vUlage

druze , ignorée par les enfants. Le réfugié dit : « nous sommes passés de l'honneur à

l'humiliation ». Enfin, le visage d'un homme du même camp qui raconte la mort d'un enfant

dans un camp surpeuplé, mort de froid en aUant aux toUettes la nuit383. Par ce choix d'évoquer

les parts les plus douloureuses de la mémoire de 1948 — Deir Yassin, la perte de l'honneur, les

camps de réfugiés au Liban — se profile un usage éthique et politique des témoins, dans l'esprit

des témoignages du procès Eichmann. Par cet usage, relevant non pas du registre du fait, mais

plutôt du registre de la vérité, une vérité vécue et entendue par le peuple palestinien , les

narrateurs palestiniens tentent d'instaurer le statut de sujet-victime de leur peuple et de susciter

la compassion de l'autre en humanisant le Palestinien, traumatisé et démuni.

Nadine Picaudou croit reconnaître les rtaits de la période de l'avènement du témoin, teUe

que décrite par Wieviorka, dans la société palestinienne actueUe385; c'est-à-dire que : « Même si

le récit demeure identique dans ses composantes factueUes, U se ttouve, suivant les

circonstances mêmes du témoignage, pris dans une construction coUective. Il fait désormais

partie d'un récit plus vaste, d'une construction sociale386 [...] ». Le verrou levé sur les paroles

vives des acteurs et l'usage poUtique de ceUes-ci lors du cinquantenaire de la Nakba fondèrent

un moment historique et historiographique inédit. La perspective du retour et de la patrie

381 Annette Wieviorka, op. dt., p. 97-98. 382 Les Druzes se sont « alliés » aux Israéhens dans le conflit en échange de l'autonomie jundique de leur communauté. 383 Les précisions du froid, du camp et des toilettes évoquent l'univers relaté par les survivants des camps de concentration. 384 Une distinction faite par Nadine Picaudou, « Discours de mémoire : forme, sens, usages », dans Picaudou (dir.), op. dt., p. 21 et 23. 385 lbid., p. 29. 386 Annette Wieviorka, op. dt., p. 112.

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I l l

remise à sa place, dans une certaine mesure, par les accords d'Oslo, permit aux Palestiniens de

respirer un peu, de déposer les pénates de leur mémoire et d'offrir une trêve à leur mutisme.

Trente-cinq ans après le procès Eichmann, la Nakba s'imposait comme un traumatisme

national érigé face à la Shoah.

L'effet « thérapeutique » de l'usage des témoignages palestiniens - s'U y a - , dans le sens

de catharsis, surviendrait au moment de la lecture des récits par les adolescents palestiniens.

Ces derniers assisteraient alors à la réintégration symboUque de leur mémoire dans l'histoire,

une condition à la paix et un enjeu des historiographies. Comme aUégé depuis Oslo, l'historien

n'en demeure pas moins celui qui porte les voix de Palestine; celui qui permettra la reconquête

du temps de l'histoire, bien que concurrencé par les islamistes qui offrent, quant à eux,

d'habiter un temps eschatologique.

L'historien-combattant Nul hasard si, dans le récit israéUen de 1948, à un moment de précarité et de duel avec

les Palestiniens, un historien-combattant prend la parole, comme pris à témoin pour légitimer

les angoisses de la mémoire, plutôt qu'un rabbin ou un poète combattant. En cette figure

associée de l'histoire et du combat s'impose une des clés de voûte de l'imaginaire israéUen : la

rupture que le projet sioniste voulut instaurer à l'égard de l'emprise du sens de la mémoire, sur

la vie poUtique notamment, et l'incapacité du « Juif nouveau », fut-U historien, de s'en délester

tout à fait. La mémoire juive, répète Yerashulmi dans Zakhor, n'a jamais attendu que les

historiens exphquent le monde. L'historien juif, qui plus est, l'historien israéUen, est né d'un

abîme, vovons-le comme « la créarure d'une rupture ». A ce tine, U mène un combat contre

les Palestiniens, mais aussi contre la mémoire juive. A un moment aussi crucial que 1948,

l'historien israéhen se permettant de mépriser les codes de la mémoire coUective juive risquerait

de perdre toute crédibilité aux veux de son peuple. Rien de surprenant à ce que, dans le

chapitre sur 1948, la figure de l'historien soit associée à un attribut des figures d'autorité juive,

à savoir la dimension prophétique évoquant une histoire vécue comme une étude de la

mémoire et de l'expérience du passé pour affronter l'avenir. En effet, dans ce passage,

Fhistorien-combattant exprime a posteriori la menace antisémite. Plus encore, U légitime le

« passage à l'offensive » avec le plan Daleth, et ce, en prophétisant le sort funeste des Juifs du

yishouv, s'Us demeuraient passifs.

w" Yerushalmi, Yosef Havim. Zakbor. Histoire juive et mémoire juive. Pans, La Découverte, 1984, p. 118.

Page 118: LA QUÊTE DE LA JUSTE MÉMOIRE :

112

La figure exprime aussi l'idée que les Juifs du yishouv se battent pour faire reconnaître

un droit historique sur la Palestine; une légitimité invoquée sans cesse dans la déclaration

Balfour, la charte du Mandat, le Premier Livre blanc (1922), la déclaration d'Indépendance de

1948, etc. À partir de 1948, Ben Gourion, historien-combattant en chef, s'apphquera à trouver

des assises à l'argument historique par l'étabUssement d'une culture matérieUe de la Bible au

moyen de l'archéologie bibUque notamment. Sur ce recours à la légitimité de l'histoire :

[...] l'histoire devient ce que jamais auparavant elle n'a été - la foi de Juifs perdus. Pour la première fois, l'histoire, et non pas un texte sacré, s'érige en juge du judaïsme. Toutes les idéologies juives du XIXe siècle, de la Réforme au sionisme, ressentiront de fait le besoin d'en appeler à l'histoire pour être vahdées. L'histoire, il fallait s'y attendre, rendra aux appelants les conclusions les plus variées388.

Le temps de la Bible ou le retour du refoulé

Le recours à la Bible, à la promesse bibhque qui légitime le retour après 2000 ans d'exU,

jaillira en fonction de l'intérêt du moment des sionistes poUtiques qui affichaient sans ambages

leur laïcité. Quant aux juifs ultraorthodoxes, s'Us décrièrent le projet sioniste à ses débuts

comme une trahison de l'espoir et de l'attente messianique du retour à Jérusalem à la venue du

Messie, plusieurs s'accommodent dorénavant de l'Etat israéhen qui leur procure un soutien

financier. Depuis l'élection du Likoud, en 1977, la reUgion a réinvesti l'espace pubhc israéUen.

Un retour du reUgieux partagé avec les autres sociétés moyen-orientales, exprimant sans doute

l'amertume suscitée par les figures de la modernité poUtique dans la région.

Dans le récit israéUen, U y a une volonté très nette des narrateurs de mettre au second

plan la légitimité reUgieuse et sa dimension messianique au profit de l'histoire. Pourquoi ?

D'une part, obstacle majeur à la solution de deux États et à la paix, la colonisation

« messianique389 » de la Cisjordanie sape la cause des narrateurs de PRIME. D'autre part,

comme le note Yerashulmi, cette distance s'impose puisqu'eUe constitue le défi posé aux

historiens juifs contemporains qui doivent s'opposer à « la croyance que la divine Providence

n'est pas dans l'histoire juive une causahté seulement ultime, mais active; et la foi, corrélative à

cette croyance, en l'unicité de l'histoire juive390 ». D'où l'insistance des narrateurs israéhens qui

distinguent le hen historique du Uen religieux à la terre, et ce, malgré que le premier réfère à des

388 lbid., p. 103. 389 Le parti du Bloc de la foi incarne la veine de colonialisme messianique orthodoxe dans les Terntoires. Voir Éric Hobsbawm, op. cit., p. 215, note 2. 390 Yerashulmi, op. dt., p. 105-106.

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113

épisodes relatés dans la Bible ; une distinction occultant ainsi le rapport circulaire depuis le

texte, le réel et le retour au texte. Les narrateurs prennent soin d'associer le recours à la

légitimité rehgieuse à un usage politique de la mémoire rehgieuse, à savoir, dans le contexte de

l'occupation de la Judée et de la Samarie (la Cisjordanie), par des rabbins partisans du Grand

Israël ou par un parti comme le Bloc de la foi. On écrit les « tenants » pour montter que cette

opinion ne séduit pas toute la société israéhenne.

On repère d'auttes exemples de la distance prise envers le rehgieux dans le chapitte sur

Balfour où « la nostalgie de Sion » clôt rénumération des facteurs392 présentés afin d'exphquer

la formation du sionisme, et où la promesse bibhque est introduite dans la phrase par la

conjonction selon laquelle. Rappelant la première aliya (terme donnant une connotation mystique

au geste d'émigrer en terre d'Israël), les narrateurs insistent : « eUe n'était pas la réaUsation d'un

commandement reUgieux mais le désir de créer une identité nouveUe ». On parle du Mur

occidental, plutôt que du Mur des Lamentations, pour nommer ce Ueu saint du judaïsme, avec la

tombe de Rachel à Bethléem et le caveau des patriarches à Hébron. Aussi, évoquant la victoire

de la guerre des Six Jours, les narrateurs précisent : « certains vécurent la victoire comme une

expérience messianique et rehgieuse ». À nouveau, cette vision messianique serait donc

circonscrite à certains Israéhens.

Dans le même esprit, la dimension poUtique du projet sioniste est mise en lumière dans

le chapitre Balfour du récit israéhen au détriment des aspects culturels et rehgieux. Pensons à la

mention de l'émigration dorénavant poUtique vers la terre d'Israël à partir de 1882; à la mention

du congrès de Bâle en 1897, moment où le sionisme définit son objectif poUtique: «Le

mouvement sioniste se fixa comme objectif le retour sur sa terre pour en finir avec son statut

marginal parmi les autres peuples. » {Histoire de l'autre, p. 16); enfin, évoquons l'insistance sur les

figures de Herzl et Weizman, les deux grandes figures du sionisme poUtique, et ce, détriment

des penseurs du sionisme reUgieux. Cela dit, l'enlacement des deux légitimités ttansparaît dans

« Sa terre » (ci-dessus), donc au regard de la promesse bibUque, indubitablement.

391 Sur la part historique de la Bible : « Que l'historiographie de la Bible ne soit pas factuelle au sens moderne du terme est une évidence. [...] Car pour un peuple de l'Antiquité, la poésie et la légende étaient des modes légitimes et parfois nécessaires de perception et d'interprétation de l'histoire. Mais en ce domaine l'histonographie bibhque n'est pas uniforme. Les récits historiques qui courent des débuts de l'humanité à la conquête de Canaan sont nécessairement plus légendaires, les histoires des rois le sont moins, et à l'intérieur même de ces récits la part faite à la légende et à la poésie varie. » lbid., p. 29. 392 Les autres facteurs, selon le récit israéhen, sont d'abord l'antisémitisme virulent de la fin du XIX'' siècle, la déception à l'égard de l'émancipation des ]uifs en Europe et l'effervescence nationale inspirante de pays comme l'Italie et l'Allemagne.

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114

Cette prise de distance envers la mémoire rehgieuse révèle donc l'aspiration des

sionistes à réintégrer l'histoire, incarnée par les frontières de l'État-nation, et ce, même si

l'argument historique avancé pour y parvenir enlace la mémoire rehgieuse. Se révèle ici un vœu

de normaUsation :

The nation is the autonomous historical subject par excellence, and the state is the telos of its march toward self-fulfillment. According to this logic, so long as they were exiles, the Jews remained a community outside history, within which all European nations dwelt. Only nations that occupy the soil of their homeland, and estabhsh political sovereignty over it, are capable of shaping their own destiny and so entering history by this logic. The return of Jewish nation to the land of Israel, overcoming its docile passivity in exile, could alone allow it to rejoin history of civihzed peoples393.

Hors du temps

EUas Sanbar a remarqué, chez les Palestiniens, le sentiment analogue à celui des

IsraéUens, mais inversé : « En sortant de l'espace, nous dit EUas Sanbar, les Palestiniens, dont la

terre entière s'accorde désormais à dire qu'Us "n'existent pas", sortent également du temps.

Leurs aspirations, leur temps à venir, sont interdits. Ils se retrouvent alors parqués dans le

transitoire et, un demi-siècle durant, Us vivront dans le provisoire absolu394. » L'expulsion de

leur terre, lors de l'exode, aurait sanctionné leur expulsion de l'histoire. Ainsi se dévoUe un

nœud autour de l'usage de rhistoire-légitimation dans le conflit où, encore une fois, résonnent

les règles du jeu à somme nuUe : la réintégration du temps par l'un se réaUserait au prix de

l'expulsion de l'autre395. Invariablement, le duel tourne autour de l'espace du temps : le

patrimoine.

Expulsés de l'histoire, comment les Palestiniens habitèrent-Us le temps à partir de 1948 ?

On ne réfère pas tant à une émulation entre mémoire et histoire dans l'imaginaire arabo-

musulman qu'à un temps affectif et à un temps linéaire'%. Le temps de l'histoire dérobé

s'avérant en fait celui de la modernité, celui de la nation, de l'ordre du temps linéaire, les

Palestiniens investiront le temps affectif. Ils assiégeront ce temps, d'une part, par la révolte et la

lutte poUtique et, d'autre part, par la posture du mektoub - la fataUté - , manifestation ultime de

la patience - al-sabr- dans l'épreuve; une posture d'acceptation de l'ordre du monde et de la

393 Gabriel Piterberg, « Erasures », The New Left Review, juillet-août 2001, p. 147-148. 394 Ehas Sanbar, « Hors du heu, hors du temps. Pratiques palestiniennes de l'histoire », dans Hartog et Revel (dir.), op. dt., p. 121. 395 lbid., p. 122. 396 Malek Chebel, L'imaginaire arabo-musulman, op. cit., p. 31-35. Le temps arabo-musulman serait vécu d'une manière circulaire, comme un dialogue incessant entre le quotidien et le sacré; pour les paysans de Palestine, qui vivent au rythme des saisons de la terre, le temps obéit aussi à des cycles. En ville, ce sont davantage les fêtes religieuses qui scandent le quotidien.

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115

volonté divine en guise de forme arabo-musulmane de la résUience. Précisément, cette posture

incarnant un rapport inédit au temps est nommée sumûd - résistance mêlée de soumission à

l'épreuve infligée - par les Palestiniens. Par aiUeurs, l'expérience de la Nakba a forgé, dans

l'imaginaire palestinien, ce qu'on appeUe l'idéologie du Retour constituée de trois motifs : la

Palestine transportée dans son bagage mémoriel par le Palestinien, la quête du temps perdu de

l'histoire et la préservation du nom Palestine comme un devoir existentiel397. Cette idéologie du

Retour insère un messianisme plus ardent dans l'horizon d'attente palestinien menaçant de

fusionner l'attente poUtique et l'attente eschatologique; la Palestine perdue étant ici dépeinte

comme le paradis perdu. Cela dit, la résistance palestinienne ne se résumera pas à cet horizon

eschatologique du martyr. EUe prendra, entre autres, les figures de l'historien, du poète et du

feddayin combattants.

Temps eschatologique Bien que le récit palestinien assume et revendique sa reUgiosité populaire, et qu'U

invoque un temps eschatologique, la valeur accordée à la dimension de l'arabité de l'identité

palestinienne et au droit des peuples à l'autodéterrriination semble primer. En effet, l'islam ne

semble gouverner qu'un pan de l'identité palestinienne, préservant un espace laïque nécessaire

à l'alhance avec les chrétiens, charnière en Palestine. Cela dit, nous l'avons évoqué au début de

ce chapitre, deux arguments de légitimité rehgieuse parsèment le récit palestinien : le waqf

comme argument de possession de la terre, dont le mur ouest du Haram al-Sharif demeure un

symbole puissant; et le martyr398 qui dévoUe la sacralisation de la lutte nationale par le renvoi au

temps millénaire, enserrant l'épisode israéUen dans un temps court qui passera, alors que la

marque du martyr permettra de transcender l'épreuve et le temps. Le Hamas s'est distingué

tout particuUèrement en invoquant le waqf pour justifier sa lutte totale contre Israël : « Le

Mouvement de la Résistance Islamique considère que la terre de Palestine est une terre

islamique waqf [de mainmorte] pour toutes les générations de musulmans jusqu'au jour de la

Résurrection. Il est UUcite d'y renoncer en tout ou en partie, de s'en séparer en tout ou en

397 Éhas Sanbar, loc. dt., dans Revel et Hartog (dir.), op. cit., p. 121. 398 Rappelons que le martyre pour la patrie n'est pas propre aux sociétés musulmanes. Le fait d'être prêt à sacnfier sa vie pour sa patne est une posture commune à de nombreuses luttes nationales.

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116

partie (Article 11)399 . » Se dévoUe ici un rapport inédit, bien que fortement inspiré de

l'imaginaire arabo-musulman, au temps, à l'espace et à l'eschatologie musulmane.

Waqf Les références au waqf et au miraj4"" ressortent essentieUement dans le chapitre sur

Balfour; la figure du martyr revient, quant à eUe, à chaque chapitre. Dans le chapitre Balfour, U

est question de profanation du Ueu saint musulman par des sionistes européens ignorant les

rtaditions de piété locale. Notons que la même méfiance envers les nouveaux immigrants juifs

ashkénazes tourmentait les Juifs séfarades autochtones. La révolte de 1920, la révolte du mur

d'al-Boûraq en 1929 et l'Intifada al-Aqsa en 2001 auraient éclaté en raison de la crainte de voir

profaner le waqf sur l'esplanade des Mosquées, notamment le Mur*11, par les Juifs. Sont aussi

évoqués la profanation de la tombe Okacha, un personnage saint, et le meurtre d'un cheikh

dans le contexte de 1929. Cette insistance sur l'idée de profanation rehgieuse exprime, nous

semble-t-U, la tension et la peur inhérentes au fait que Jérusalem représente le heu ultime de

« l'opposition politique entre les terres pacifiées de Dâr ai-Islam {bled el-makh^en au Maroc) et les

territoires ennemis, Ueu de la guerre sainte ou Dâr al-Harb (bled es-sîba), dites aussi "terres

d'insolence" ' », dans l'imaginaire arabo-musulman. Par ailleurs, le miraj n'occupe pas la place

du Coran ou des hadiths dans l'islam. Il s'agit d'une croyance populaire ancienne, fruit d'un

syncrétisme ' , qui préexiste à l'arrivée des sionistes. Cela dit, dès le début du XXe siècle,

399 Article 11 de la charte du Hamas traduite par Jean-François Legrain (chercheur au CNRS) en 1988. Il semble que ses vues aient évolué depuis : « Nous souhaitons la création d'un Etat palestinien dans les frontières de 1967, c'est-à-dire à Gaza, en Cisjordanie avec Jérusalem-Est pour capitale. L 'OLP reste en charge des négociations sur ce point. Nous nous engageons à respecter tous les accords passés, signés par l'Autorité palestinienne. Nous souhaitons la mise en œuvre d'une trêve réciproque, globale et simultanée avec Israël. » Propos d'Ismaël Haniyeh rapportés dans une entrevue accordée au quotidien Le Figaro le 15 juin 2007 et intitulée « Haniyeh : "Nous sommes le gouvernement légitime" ». 400 L'ascension du Prophète de l'islam depuis le mur d'al-Boûraq, nommé a posteriori en l'honneur de son cheval al-Boûraq, à Jérusalem (le Mur des Lamentations des Juifs) vers le ciel et l'enfer, guidé par l'ange Gabriel. Voir Le Livre de LEchelle de Mahomet, Paris, Librairie Générale française, 1991. 401 C'est la même crainte qui s'exprime dans le contexte des fouilles archéologiques effectuées autour de ce Mur par les équipes israéhennes. 402 Malek Chebel, op. dt., p. 37. 4113Miguel Asin, «Jerusalem, Islam and Dante », dans Wahd Khalidi, op. cit., p. 35-43. Par ailleurs, d'un point de vue théologique, les Juifs comme les chrétiens sont perçus par les musulmans comme les gens du Livre. L'islam se présente comme l'achèvement des traditions monothéistes juives et chrétiennes dont les prophètes sont intégrés au dogme islamique : Abraham, David, Salomon, Moïse, etc. Les mémoires religieuses juives et chrétiennes ont, à maints égards, été intégrées par l'islam, et sont devenues parties intégrantes de l'identité musulmane. C'est ainsi qu'en défendant les heux saints, l'islam, du moins selon une grille de lecture islamiste, prétend le faire au nom des trois religions monothéistes qu'elles portent en elle, contre elles si nécessaire.

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117

confrontée à la dévotion des juifs pour le Mur, eUe est devenue un symbole de la lutte

nationale.

Le waqf et le miraj invoquent un temps reUgieux dans la mesure où la possession du

waqf, de l'ordre du temps de la Résurrection, s'avère inaUénable et imprescriptible, et que le

miraj constitue une ascension du Prophète de l'islam vers Dieu. Dans le récit palestinien, ce

temps s'avère un refuge contre la « tyrannie » et le déshonneur; un temps déposé, par les

narrateurs, dans les quelques poèmes404 comme autant de moyens de commémorer les

catastrophes qui accablent le peuple. Le temps rehgieux habite aussi le récit palestinien - le

chapitre Balfour essentieUement - par les références aux fêtes reUgieuses qui marquent le

souvenir des événements, soit la saison d'al Nabi-Moussa, le moment de la prière d'al-Mawled

et le Jour de la naissance du Prophète. Ces références témoignent d'un imaginaire complexe du

temps, celui du temps vécu comme cycUque par une communauté foncièrement paysanne en

ses repères imaginaires et celui du temps musulman accompagnant le calendrier « occidental »,

à savoir un temps linéaire et circulaire tout à la fois. Notons que ni les juifs ni les musulmans

n'entretiennent un rapport unidirnensionnel au temps. Enfin, la présence de ce temps

eschatologique dans le récit, d'aUleurs minorée par la rhétorique nationaUste, ne doit pas être

associée d'emblée à une posture islamiste. En effet, rappelons-le, le Mur constitue un symbole

national, certes pas exclusivement, mais national en ce qu'U est aussi revendiqué par les

Palestiniens chrétiens.

LM figure du martyr ou l'envers ^Histoire de l'autre

Nous avons évoqué, en introduction, la dédicace du manuel au professeur mort,

manière de respecter la mémoire des martyrs. Rappelons que tout mort palestinien durant le

conflit est perçu comme un martyr. De même, précisons que le phénomène des martyrs

kamikazes palestiniens est postérieur à l'Intifada. Ils débutèrent avec Oslo. . . Avant, la figure

du martyr, incarnée notamment par le combattant fedayin, évoquait une mort probable lors de

la guériUa, mais non nécessaire comme dans les attentats kamikazes. Pour devenir candidat

potentiel au suicide, U faut le sentiment de l'échec poUtique et de l'impasse qui ne tourmentait

pas encore la jeunesse de l'Intifada. En effet, le phénomène du martyr kamikaze relèverait

4(H Par exemple, les thèmes du martyr et du paradis, des expressions comme « terre la plus chère à Dieu » et « un État pour l'éternité ».

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118

davantage de la sacralisation de la lutte nationale que d'un geste d'intégrisme rehgieux4"5.

Toujours est-U que cette figure du martyr kamikaze hante les récits en ce qu'U constitue le

présent des narrateurs d'Histoire de l'autre en 2002.

Dans le récit palestinien, la figure du martyr se dévoUe dans l'évocation des trois

combattants condamnés à mort pour leur rôle dans la révolte de 1929, et par les nombreuses

invocations aux martyrs dans les poèmes du récit. Retenons-en un : Du thym et des balles de

Mahmoud Mufleh, terminant le chapitre sur 1948, où U est écrit : « Comment Karbala' peut-

eUe être comparée à notre tragédie ? » Karbala' est un Ueu saint chUte où les soixante-douze

partisans de l'imam Hussain (petit fils du Prophète de l'islam) furent massacrés au VIIe siècle

(680) par l'armée du cahfe omeyyade Yazîd 1er. L'événement, commémoré chaque année en

Iraq par les chutes lors de la fête de l'Achoura, constitue la référence du martyre dans

l'imaginaire musulman chute. Présentée comme une offense pour les Palestiniens, dont le

martyre primerait, la comparaison avec Karbala' exprime la volonté d'établir son statut de plus

grand martyr dans l'Islam et d'inscrire le martyre palestinien dans la mémoire coUective longue.

Se profile ici un appel au devoir de mémoire et de commémoration de la Nakba palestinienne

et de tous les martyrs tombés pour la Palestine, qui ne doivent pas être morts pour rien.

Notons que le terme nakba est employé dans le monde arabe pour quaUfier d'autres

catastrophes, éclairant l'insistance du récit palestinien à singulariser la Nakba palestinienne

comme la plus grande. Enfin, insérer ce poème, qui tient heu d'épUogue au chapitre palestinien

sur la Nakba, peut aussi signifier une distance prise, dans le temps présent des narrateurs,

envers le Hamas, proche du HezboUah Ubanais (chute), de même qu'envers le Jihad islamique

palestinien, groupe ayant commis des attentats kamikazes, ceux-ci inspirés des kamikazes

chutes iraniens.

À un autre niveau, le peuple palestinien tout entier devient martyr en accord avec la

lecture du « complot », du sacrifice national et de la sacraUsation de sa lutte. Le sacrifice pour la

patrie donne, en effet, une plus grande légitimité au nationaUsme qui l'inspire, et sert la

concurrence des victimes. Au regard de cette « martyrologie » palestinienne et du capital

poUtique autour des morts de la Shoah en Israël, force est de constater que, dans ce conflit, la

voix des morts semble porter plus loin que ceUe des vivants.

405 Pénélope Larzilhère, loc. cit., p. 943, affirme que, chez les Palestiniens, « la fusion du rehgieux et du politique n'a pas heu ». Leur échec serait politique. L'élection du Hamas peut d'ailleurs se lire, non pas comme une nouvelle ferveur rehgieuse, mais comme l'expérience d'une nouvelle voie, jamais tentée dans le conflit, celle de l'islamisme.

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119

Patrimoine traumatique Chaque peuple possède son lot de malheurs qui viennent hanter sa mémoire coUective,

et gère comme U peut ses tragédies. Alors que le patrimoine traumatique, sous les figures de

l'antisémitisme et l'histoire souffrante, lacrymale, disent certains, déroule un sohde fil d'Anane

dans la mémoire coUective juive — l'une des rares communautés à intégrer ses moments de

malheur —, la mémoire coUective musulmane, notamment ceUe des sunnites, le méconnaît

généralement. En effet, la majorité des musulmans se préserve de la valorisation du martvre

perçu comme l'apanage des chutes, ceux-ci étant considérés comme des hérétiques par certains

islamistes sunnites. Hormis la secte des « Assassins4" », l'épisode de la Révolution iranienne et

le phénomène récent des kamikazes palestiniens, par aiUeurs de l'ordre de la lutte nationale plus

que du rehgieux, le martyr suicidaire n'est pas un «invariant de l'islam4"8 ». Ce manque

d'expérience cultureUe à patrimonialiser les souffrances éclaire-t-U le fait que, plus que les

Israéhens, les Palestiniens sont victimes de leur état de victime ? Au conttaire de la posture

juive traditionneUe, le regard des Arabes sur leur passé est soit idéaUsé en un âge d'or, soit

délaissé au profit du temps eschatologique invoqué par les islamistes. Dans les deux cas de

figure, U s'agit d'une fuite du présent désolant de la modernité et du regard aUénant de l'autre —

le moderne ou le consumériste, l'Israélien ou l'Occidental. Soit le traumatisme psychique de la

Nakba est subi, c'est-à-dire non intégré dans l'histoire palestinienne, donnant heu à une

rhétorique de victimisation; statut de victime qui est, par aUleurs, une réalité. En effet, si le

manque d'« expérience » dans la patrimonialisation des souffrances peut éclairer la difficulté

d'intégrer le traumatisme de la Nakba dans l'histoire palestinienne, le fait que le traumatisme

soit reconduit l'exphque aussi. L'héritage traumatique palestinien perdure, dans la mesure où

les souffrances et le traumatisme de l'événement fondateur sont, en quelque sorte, reconduits

quotidiennement par l'occupation israéhenne. Il n'v a pas de rupture entre le passé douloureux

et un présent qui serait apaisé. Souvenons-nous du slogan du cinquantenaire de la Xakba :

4416 Le regard sur le passé, la mise en état de mémoire, afflige le peuple juif. Le pessimisme et la tnstesse constituent les centres de gravité de la « mémoire |uive », des états d'âme à préserver par piété pour les souffrances des ancêtres, mais par vigilance aussi. Pensons au 9 du mois d'Av, jour tnste du calendner juif, qui commémore la destruction du Premier Temple par les Babvloniens en 586 av. J.-C. et la destruction du Second Temple par les Romains en ~0 apr. J.-C. Si les Israéhens ont « rompu » avec la mémoire de l'exil, la commémoration ntuelle des malheurs demeure le fil d'Anane de leurs commémorations : jour commémorant de l'Holocauste, jour du Souvenir, etc. 411 Secte ismaéhenne, issue du chhsme donc, fondée en 1090 par Hasan aç-Çabbih à Alamût au sud de la mer Caspienne. Voir André Miquel, L'Islam et sa arilisation. I Vf-.Y.Y siècle. Pans, Armand Colin, 19 , p. 21" . ^ S a r r u r Kassir, op. at., p. 92.

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120

Cinquante ans après, la Nakba continue, rendant le deuU impossible. Soit le ttaumatisme de la

Nakba est conjuré par la mort en martyr kamikaze, manière absolue d'échapper au

« déshonneur » qui accable la victime en l'inscrivant dans un temps long4"9; un refus donc de la

victimisation et du malheur.

La disposition de la mémoire coUective juive à intégrer le malheur, et à le patrimonialiser,

peut éclairer l'insistance à s'approprier le statut exclusif de la victime dans le récit israéUen, de

1948 notamment, en adoptant des postures et des mots spécifiques au récit palestinien. Aspire -

t-on à s'approprier la place du Palestinien dans l'histoire ? D'emblée, le récit israéUen de 1948

s'appuie sur le capital poUtique que représente la Shoah et les 100 000 Juifs41" « déracinés »,

errant depuis 1945 parce qu'Us ne pouvaient ni retourner chez eux, en Europe, ni venir en

Palestine, en raison de l'interdiction contenue dans le Livre blanc de 1939411, pour justifier la

création de l'État d'Israël et son nationaUsme offensif412. Qu'en est-U des 750 000 réfugiés

palestiniens sans terre au lendemain de la Nakba ? Dans le même esprit, abordant la « guerre

civUe (décembre 1947-mai 1948) » au lendemain du plan de partage, les narrateurs israéUens

introduisent un poème, le seul du récit, avec un titre en arabe, ce qui suscite une confusion. Le

poème nous parle des victimes « tombées dans l'étroite vaUée sur la route de Jérusalem », U

semble s'agir d'une invocation à un Ueu de mémoire, une porte, Bab al-Wad, personnifiant ici

les,Arabes, mais une invocation à se souvenir du nom des morts juifs. Le poème ne précise

toutefois pas qui sont les victimes et qui sont les agresseurs; seul le fait qu'U s'agisse de la

colonne israéUenne permet de le déduire. Notons au passage que le poète en question se

nomme Haïm Gouri, celui-là même qui a relaté son expérience et sa vision du procès

409 Pénélope Larzilhère, loc. dt., p. 944 : « Le rehgieux, à travers le concept du djihad, permet de replacer la lutte dans un temps long, de l'ordre du millénaire, où Israël ne devient qu'une pénpétie insignifiante de cinquante ans », à savoir une fuite désirée d'un temps profane qui écrase ou sur lequel on n'a pas de prise. 4 , 0 Pour les sionistes, les Arabes de Palestine avaient une place où aller : chez leurs « frères arabes ». On note ici la projection du mode identitaire ethnique juif sur les Palestiniens. Or, passée la compassion des premières années devant un peuple éprouvé, les Palestiniens furent perçus et traités comme des étrangers par les autorités des pays arabes « hôtes ». A ce titre, le cas du Liban est exemplaire. 411 Maxime Rodinson, « Israël, fait colonial ? », loc. dt., p. 68, note 91, fait remarquer que la rhétorique sioniste, se concentrant exclusivement sur la limitation de l'immigration juive en Palestine par les Britanniques, ne reconnaît pas l'intransigeance des dingeants sionistes qui auraient pu, en échange de plus de flexibilité concernant leurs ambitions territoriales en Palestine, obtenir que le quota d'immigrants soit augmenté. 412 Cet usage est devenu un élément récurrent de la rhétorique de la droite israéhenne : « The nght vving saw in the Holocaust the tragic essence of the Jewish fate, and slotted it in the familiar mold of a war of "sons of light" against "sons of darkness," a war in which "we" are the victims and "they" are the attackers. The use of the Holocaust narrative as an inexhaustible source of existential anxiety also gave rise to a narrative of "involuntary victors"; whether the enemy was Nazi or Arab, he had to be exterminated. » Eyal Naveh, loc. dt., dans Rotberg (dir.), op. cit., p. 259.

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121

Eichmann dans un Uvre souvent opposé à celui de Arendt4 . Outre le poème de Bab al-W'ad,

relevons la mention des massacres de Juifs à travers toute la Palestine et la mention par

Horowitz d'un plan d'extermination des luifs par les Arabes, etc.

Dans le récit palestinien, la concurrence des victimes revêt plusieurs formes. Le refus

d'utiliser le terme antisémitisme; l'insistance à établir une mémoire-souffrance, ceUe des témoins

de 1948, au détriment absolu des moments héroïques; le passage évoquant les récits dans les

camps (le froid, la nuit, la mort); la Nakba qualifiée d'« assassinat de la vérité » évoquant le

négationnisme; le sUence sur la Shoah, sous-entendu : ce drame ne concerne pas « none »

drame; enfin, l'insistance à dévoUer sa souffrance, son désespoir et son martyre, véritable

leitmotiv du récit palestinien.

.Antisémitisme nécessaire et révolte nécessaire S'imposer comme LA \4ctime dans ce conflit s'avère le premier geste du récit israéhen.

Le second, consacré par le procès Eichmann, consiste à établir un amalgame entte colère

palestinienne, antisionisme et antisémitisme. Cet amalgame est exprimé, par exemple, par

l'analogie entre les pogroms de Russie et le soulèvement palestinien de 1920. « Manipulés par

de fausses rumeurs », d'une manière similaire, souvenons-nous, à la fausse rumeur de

l'assassinat du tsar par les Juifs qui déclencha le pogrom de Russie en 1881, les Palestiniens se

sont soulevés lors d'une fête appelée Nabi Moussa et se sont attaqués à des Juifs dans la YieUle

ville de Jérusalem. Alors que le récit israéhen parle de climat de pogrom, le récit palestinien,

s'appuyant sur le rapport d'une commission d'enquête mUitaire britannique, insiste : la révolte

était due « au désespoir des Arabes après les promesses d'indépendance qui leur avaient été

formulées; à leur rejet de la déclaration Balfour qu'Us jugent en totale violation de leurs droits; à

leurs craintes que l'implantation du foyer national juif ne pousse les Juifs à les exclure » {Histoire

de l'autre, p. 31). Le contexte général de ces années qui suivirent la Première Guerre mondiale,

caractérisé par une désUlusion par rapport aux promesses des grandes puissances, discrédite,

selon nous, une lecture exclusivement antisémite de la révolte. Sans oubher qu'une colère

analogue envers les mandataires s'exprima par l'insurrection égyptienne de 1919 et la grande

révolte irakienne de 1920. L'année 1920 fut aussi nommée al-Nakba par les Arabes.

415 Haïm Goun, Face à la cage de tyrre : le Procès Eichmann Jérusalem. 1961. Pans, Tirésias, 1995.

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122

Concernant la révolte du mur de l'esplanade des Mosquées en 1929, le récit palestinien

insiste sur le fait que les attaques ne furent dues qu'à l'insatisfaction, et non à l'antisémitisme

du peuple, cela, toujours en s'appuyant sur le rapport d'une commission britannique : la

commission Shaw. Dans la version israéhenne ressort l'idée que l'antisionisme des Arabes est

de l'antisémitisme tandis que, dans la version palestinienne, on insiste : la résistance et

l'opposition des Arabes de Palestine seraient des rtaits de l'identité palestinienne. SouUgnons

que ni les narrateurs israéUens ni palestiniens ne précisent que les morts, victimes de cette

émeute, furent des juifs orthodoxes antisionistes de la VieiUe vUle de Jérusalem414.

Dans le chapitre sur 1948, le récit israéUen présente les Juifs comme des cibles absolues

pour les Palestiniens, alors que les Juifs, à travers la Haganah, auraient ciblé leurs attaques. De

même, l'amalgame entre Palestiniens et nazis est fait, souvenons-nous, par Hagaï Horowitz,

l'historien-combattant du récit israéhen : « Nous savions clairement ce qui nous attendait. Les

gens ne comprennent pas que nous avions affaire ici à la suite de la Shoah en Europe; que

nous autres, Juifs d'Israël, étions destinés à être exterminés. Tel était le plan, et nous l'avion vu

et entendu. » {Histoire de l'autre, p. 50). De plus, afin de légitimer le passage au stade offensif, les

narrateurs insistent sur l'agressivité de l'autre camp et sur la certitude du danger imminent en

1947. C'est la même voix, ceUe de l'historien-combattant, qui se lève pour légitimer les craintes.

Ce danger n'était pas, insiste-t-on, de la manipulation ou le fruit de rimaginaire. Ce sentiment

était basé sur des déclarations précises, des décisions officieUes, de la propagande, le refus du

plan de partage415 de l 'ONU, les attaques palestiniennes, le massacre de Juifs, l'invasion des

armées réguUères des pays arabes (blindés, aériens, forces navales). On tente d'établir la

légitimité, les conditions objectives de ce sentiment. On suggère l'existence d'un plan

d'extermination des Juifs par les Arabes. FUant sur cette lancée de la peur de vivre une seconde

Shoah, de la main des Arabes cette fois, on mentionne les Uens entre le Mufti et les hauts

dirigeants nazis. Sur ces hens, précisons qu'Us n'étaient pas idéologiques; une aUiance avec

l'Axe contre les puissances occupantes semblait être le seul moyen pour Ubérer la Palestine au

lendemain de l'échec de la grande révolte de 1936-1939, du moins aux yeux du Mufti . Cela

4,4 Henry Laurens, L'Orient arabe, op. dt., p. 170. 415 On ne présente pas d'extrait de la RI 81. Cette résolution propose en effet la création de deux Etats, mais des États qui ne doivent faire aucune discrimination sur la base de l'appartenance religieuse. Or le projet sioniste s'érige sur une élection rehgieuse. 416 Henry Laurens, « La France, le Grand Mufti et la révolte palestinienne », loc. dt., p. 78. Le Mufti fut un stratège qui n'hésita pas à jouer les uns contre les autres. Son rôle, complexe, crucial et ambigu dans la vie palestinienne demeure sujet à polémique, et ce, tant dans les historiographies arabes qu'occidentales.

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123

dit, cette mauvaise fréquentation porta un coup fatal à l 'homme en quesnon, et à son peuple.

Les dirigeants du yishouv n'avaient pas besoin de cette « preuve » pour suggérer l'amalgame

entre Arabes et nazis.

Même conquise, l'Indépendance était menacée par des traités d'armistice fragUes,

affirme-t-on dans le récit israéUen. Fidèle à l'équation antisionisme — antisémitisme, les guerres ne

seront qu'une variation sur un même thème41 : la lutte contre la menace antisémite rejaiUit

sous la figure des Arabes et des Palestiniens. L'état de guerre serait nécessaire, de lui dépendrait

l'existence même d'Israël. Seule la guerre du Liban, en 1982, sera considérée comme une guerre

non nécessaire, a posteriori bien sûr, provoquant une crise morale et une prise de conscience

israéUenne, si ce n'est poUtique, du moins humanitaire, au regard des massacres de Sabra et

Chatila, dont les forces israéUennes furent les compUces sUencieuses.

D'un point de vue poUtique, cet amalgame « nécessaire » permet de faire de la sécurité

de l'Etat une obsession. Il cantonne à perpétuité les IsraéUens dans la posture de ceux qui se

défendent. Les « ripostes » démesurées et le budget mUitaire trahissent la persistance de cette

croyance en la vulnérabilité d'Israël, pourtant écorchée par les postsionistes418 et l'arsenal

israéhen.

Tsahal Déjà, le chapitre sur 1948 nous y préparait : les combattants israéhens sont hés

inexorablement à l'existence de leur Etat, Us vivront aussi longtemps que lui. Dans le chapitre

Intifada, Tsahal — figure de la société occupante — est devenue l'actrice principale,

l'interlocutrice des Palestiniens, et ce, dans les deux récits. Certes, Tsahal représente, du point

de vue des Israéhens, la sécurité nécessaire au regard de l'antisémitisme, mais eUe témoigne

aussi de la valorisation de la force dans la société israéUenne. L'Etat d'Israël fut « enfanté » par

4 P A posteriori, il est aisé de qualifier d'irrationnelles les angoisses nationales israéhennes. Instrumentahsé, savamment distillé, le traumatisme semble feint. O r si l'Etat d'Israël, depuis sa fondation, n'a pas hésité à user politiquement et quelquefois abusivement de la mémoire de la Shoah, cela ne doit pas occulter la mémoire « authentiquement » traumatisée — par opposition à politiquement - des survivants et de leurs proches, et le fait que cette tragédie ait été et demeure structurante pour les Israéhens. « A travers un processus dialecnque d'appropriation et d'exclusion, de remémoration et d'oubh, la société israéhenne n'a cessé de se déhnir en relanon avec la Shoah, de se considérer tout à la fois comme héntière et procureure des victimes, dans un double mouvement d'expiation de leurs péchés et de rédemption de leur mort. » Idith Zertal, op. dt. p. 8. 4 ,8 D'une part, le postsionisme est considéré comme un mouvement politique affirmant la nécessité d'en finir avec la pohtique sioniste et sa rhétorique de défense militaire absolue. Dorénavant, Israël fort et bien étabh dans la région pourrait faire la paix avec les Palestiniens, et même reconnaître un État palesnnien. De plus, les postsionistes prônent une citoyenneté civile. D'autre part, le postsionisme caracténse plus largement la posture critique des « nouveaux histonens » israéhens qui, par ailleurs, ne partagent pas les mêmes allégeances pohnques.

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le sionisme poUtique en concurrence avec les aspirations du sionisme spirituel. Si le sionisme

sociaUste (sous les traits de Ben Gourion et du parti poUtique Mapaï) a sans conrtedit inspiré la

poUtique officieUe d'Israël, dans les faits, c'est le sionisme révisionniste qui a dicté la poUtique

israéUenne. A partir des conquêtes de la guerre des Six Jours de 1967, les idées du Hérout -

prônant la force militaire, encourageant le UbéraUsme économique et aspirant aux frontières

bibUques du Grand Israël — feront plus d'adeptes. A ce tirte, le récit israéhen, présentant les

diverses options de gestion des territoires conquis en 1967, consent que, malgré des

discussions théoriques, c'est le plan Dayan - de Moshe Dayan - qui fut apphqué, soit la

colonisation des Territoires et sa division en cinq enclaves militaires.

Inopinément, dans ce vaste tableau offensif, le soldat à qui l'on donne la parole dans la

version israéUenne du chapitre sur 1987, mais à propos de 1967, se pose comme l'opposant du

rabbin Kook, partisan du Grand Israël et de la colonisation de la Judée et de la Samarie. Tsahal

apparaît ainsi értangement comme ceUe qui « raisonne » les colons en Cisjordanie. Tsahal serait

pragmatique, laisse entendre le récit israéUen. Lieu de mémoire où l'idéologie de l'État se fait le

plus contraignant pour le citoyen, espace de la perpétuation de l'idéologie de guerre, Tsahal

deviendrait paradoxalement l'espace de la révolte contre la sécurité nécessaire. Contre toute

attente, un chef d'état-major de Tsahal a accusé l'usage abusif de la force préventive dans les

Territoires , de même que la politique israéUenne, vaine et gratuite, qui commande cette force.

Hormis cette échappée, tout se passe, dans le récit israéUen, comme si l'origine de la colère

palestinienne en général, et de la violence des factions exttémistes en particuUer, n'était en rien

Uée au non-règlement du problème palestinien et à l'occupation israéUenne, mais plutôt à un

antisémitisme congénital.

De la comparaison Selon EUe Barnavi, le règlement du conflit metttait sans doute fin à ce qu'U appeUe un

« antisémitisme d'emprunt4 " ». Le terme anti-israélisme serait plus juste. D'une part, parce que

les Arabes sont aussi des Sémites; d'autte part, parce que l'antisémitisme est un phénomène

historique précis qui, employé pour nommer des attitudes et des sentiments dans le contexte

de ce conflit, postule une haine des Palestiniens envers tous les Juifs. De plus, U alimente l'idée

que le conflit avec les Palestiniens et les Arabes est la poursuite de cette confrontation totale

419 Évoqué dans Ehe Barnavi, « Où en est Israël : entretien avec Élie Barnavi », \ J : Débat, n° 128, 2004, p. 21. 4211 lbid., p. 19.

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entre l'antisémitisme et le sionisme. Selon cette équation, toute coUaboration avec les

Palestiniens est dénoncée comme une faille, un manquement à l'égard de la piété nationale,

plus encore comme une compUcité avec des exterminateurs du peuple juif. A ce titre, les

partisans du dialogue, comme les partisans de La Paix maintenant !, sont quaUfiés de judenraf2X

lors de manifestations pubUques, de même, le gouvernement israéUen lors de l'évacuation des

colons de Gaza422 et Itzak Rabin «représenté sur une affiche en uniforme SS...423», quelque

temps avant son assassinat.

La Shoah a offert une légitimité morale à un projet sioniste d'État juif que, d'ores et

déjà, les Palestiniens avaient pressenti comme un plan d'expulsion indubitable de leur espace

identitaire; un projet « immoral » et injuste. C'est dans ce contexte qu'U faut entendre

l'« irrévérence comparative », impUcite dans Histoire de l'autre, entre Shoah et Nakba; une

irrévérence que l'on aurait tort de qualifier a priori d'antisémitisme ou de négationnisme. Il

s'agit plutôt d'insister sur le fait que nier la Nakba est aussi indéfendable historiquement que de

nier la Shoah; et d'exprimer à quel point cet événement traumatique constitue le noyau de leur

représentation identitaire, au même titre que la Shoah pour les IsraéUens, du moins sur un

mode simUaire de fait global ou national de la mémoire historique.

D'une manière déloyale, certes, mais indubitable, la Shoah est Uée à la Nakba. Les

Palestiniens sont devenus victimes de la Shoah et les IsraéUens sont devenus victimes de la

Nakba, inséparable de la mémoire de la Shoah. N'est-eUe pas perçue par certains comme ayant

participé de l'avènement de la rédemption de la Shoah ?

On ne comprend pas que les Arabes palestiniens en soient victimes au second degré puisque le nazisme entraîne la victoire des tenants de l'échec de l'assimilation des Juifs d'Europe et que le but du nazisme, faire de l'.\llemagne un pays vide de Juifs, passe par un encouragement actif au sionisme : c'est le seul mouvement juif à pouvoir continuer ses activités en Allemagne424

Dès lors, le travaU de mémoire résiderait en une transformation de la mémoire personneUe ou

d'un groupe précis en une mémoire exemplaire, c'est-à-dire un « principe de justice » valable

pour plus d'un. Une fois le bien et le mal « distribués » socialement au regard d'un crime — ce

421 N o m fortement péjoratif donné aux Conseils juifs qui collaborèrent, rappelons-le, avec les nazis. 422 « Yad Yashem blasted the leader of Women in Green on Monday for comparing the letter sent by the head of the disengagement administration to the Gaza settlers with the letter sent by the Judenrat in Berhn telling the Jews in Germany to prepare for their evacuation from Germany. » Nadav Shragai, « Yad Yashem slams Women in Green for Judenrat comparison », Haaret^ 20 septembre 2004. 4 2 1 Tom Seguev, « Aux ongines du procès Eichmann », Pages d'histoire occultées, Manière de voir, Le Monde diplomatique, n° 82, avril-septembre 2005, p. 53. 424 Henry Laurens, L'Orient arabe, op. dt., p. 287-298.

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qui n'est pas encore le cas dans ce conflit - , l'étape suivante serait de « passer de son malheur à

celui des autres425 »; être généreux de son titre de victime en quelque sorte, en faisant fi du

déterminisme de l'appartenance identitaire. A ce titre, l'inttoduction de la notion de traumatisme

et d'êtres traumatisés dans les deux discours, si eUe choque du fait qu'eUe menace de rendre les

victimes équivalentes ou symétriques - ce qu'eUes sont d'un point de vue essentieUement

humanitaire —, obhge à changer de belvédère, sans, U est vrai, réussir à se délester du

poUtique " . Suggérons donc l'idée de mitoyenneté des souffrances palestiniennes et

israéUennes plutôt que ceUe de leur symétrie.

425 Tzvetan Todorov, op. dt., p. 43. 426 Didier Fassin et Richard Rechtman, op. dt., p. 304. Pour une réflexion sur les enjeux concernant l'affirmation de la symétrie des victimes dans le conflit israélo-palestinien, à un niveau humanitaire s'entend, voir notamment les sections « D'une vérité, l'autre », p. 29-41, « Une double généalogie », p. 43-65 et « Palestine », p. 282-319.

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Conclusion InterpeUé par le nœud de mémoire enserrant l'événement «aux limites» de 1948,

l'historien a le choix entre au moins deux postures. Henry Laurens rappeUe les limites « de la

méthodologie historique contemporaine, surtout quand ceUe-ci se trouve confrontée à une

demande sociale de judiciarisation et de victimisation42 ». Bernard Botiveau, devant l'échec des

autres modes de résolution du conflit (juridique et poUtique), suggère quant à lui de persister à

réinterpréter l'événement fondateur en confrontant incessamment les lectures historiennes.

Selon lui, ces interprétations concurrentes doivent êtte débattues dans l'agora en incluant les

sociétés civiles. S'imposerait donc une quête de juste mémoire guidée tout à la fois par

l'horizon d'attente de la résolution du conflit, de l'aménagement d'un espace civique

fonctionnel et du dévouement de la vérité historique. Certes, le péril de voir se dissoudre la

représentame historienne dans une juste mémoire trop alambiquée n'est pas imaginaire, d'où la

responsabilité de l'historien de s'adjoindre à la quête d'une formulation civique de la vérité

historique - « une vérité assumable de part et d'autre428 ». Ibrahim Abou Loughod, historien et

sociologue palestinien, semble corroborer cette posture :

Palestiniens et Israéhens devraient s'efforcer de déterminer ensemble ce qui s'est vraiment passé. Des historiens et d'autres représentants des deux parties devraient s'asseoir autour d'une table, se mettre d'accord sur les principes du dialogue et de la recherche de la vérité. Voilà qui contribuerait à la paix; car cette dernière ne peut se fonder sur des mensonges et des légendes, pas plus qu'elle ne peut reposer sur la guerre et la soumission. EUe implique l'acceptation réciproque429.

Lors de la commission Truth and Reconciliation en Afrique du Sud : « L'un des moyens

"thérapeutiques" mis en œuvre pour apaiser les souffrances nées de la répression et des

ruptures d'identité, pour réduire la soif de revanche ou remédier à l'absence de communication

a été de produire une interprétation du conflit fondée sur l'identification de faits précis ayant

caractérisé le conflit et procurant aux individus une vérité acceptable '. » A défaut donc de

s'entendre sur tout, certains événements symboliques étaient retenus, puis reconstruits à l'aide

des deux versions afin d'arriver à une version négociée, acceptable pour les deux parties, mais à

petite écheUe. Histoire de l'autre emprunte cette voie, par exemple, lorsque le récit israéUen, sans

reconnaître ce qui serait un nettoyage ethnique en 1948, fait une concession symboUque aux

souffrances palestiniennes en abordant le massacre de Deir Yassin. A ce tine, le fait que les

427 Henry Laurens, « Palestine 1948. Les limites de l'interprétation histonque », loc. dt., p. 146. 42s Bernard Botiveau, loc. dt., dans Nadine Picaudou (dir.), op. dt., p. '. 42<; Cité dans Dominique Vidal et ]oseph Algazy, op. dt., p. 203. 430 Bernard Botiveau, loc. dt., dans Picaudou (dir.), op. dt., p. 82.

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narrateurs israéhens révèlent un nombre de victimes palestiniennes supérieur au nombre

avancé par les Palestiniens peut sembler anodin, mais U envoie, nous semble-t-U, un message à

l'autre. Deir Yassin est un massacre reconnu et intégré dans la mémoire israéUenne. On

consent qu'U se soit passé là, dans cette zone douloureuse de sa mémoire coUective, quelque

chose de grave. Si nous pouvions associer à ce heu de mémoire toutes les victimes

palestiniennes de 1948, ce serait sans doute possible de « infiltrer » la mémoire coUective

israéUenne, et de l'ouvrir à la Nakba. Il s'agirait donc d'aUer au bout de l'horreur et du sens de

Deir Yassin et de l'assumer, en enserrant le crime dans un cadre bien précis, et ce, tout en

consentant implicitement qu'U s'agisse d'un geste symboUque, voire rédempteur, qui

renoncerait à nommer les autres figures encore ineffables du drame, du moins dans ce premier

souffle de réconciliation, où les mémoires souffrantes et le conflit seraient encore brasiers. Un

centre d'interprétation et un Ueu de recueiUement à la mémoire des victimes palestiniennes de

1948 sur les Ueux du massacre de Deir Yassin œuvrerait en ce sens. Certes, cette quête de juste

mémoire par l'élection d'un Ueu semblerait léser la mémoire des victimes d'auttes massacres 4 3 1,

ceUes dont le Ueu de mémoire ttagique n'aurait pas été promu symbole national.

Paul Ricœur parle d'héritiers du passé en parlant des historiens, un peu comme

Fernand Dumont rappelait que la mémoire ancrée en l'homme constituait sa subjectivité

inaliénable et son hen avec le passé. Loin d'opposer la fidéhté de la mémoire à la vérité de

l'histoire, Ricœur insiste sur le devoir dialectique qui les unirait. C'est, U nous semble, le chemin

emprunté par les narrateurs d'Histoire de l'autre. Tout en laissant épandre les mémoires qui ont

façonné les récits traditionnels, les narrateurs besognent à préserver une posture historienne,

certes plus thérapeutique que critique . Les récits d'Histoire de l'autre tentent de se concilier la

mémoire de l'autre sans renier la sienne. Ils constituent des témoignages partiaux qui ne

prétendent pas révéler la totahté des enjeux d'un moment donné de leur histoire. En somme,

Histoire de l'autre fait de l'histoire utile à la vie, de l'histoire en vue de la vie, selon l'invocation de

Nietzsche, comme un soulèvement de l'espoir dans l'environnement funeste de l'année 2002,

moment de la conception et de l'écriture d'Histoire de l'autre. Camper les deux mémoires littérales

431 Voir Vidal et Algazy, op. cit., p. 85, au sujet des massacres. 4 ,2 Fernand Dumont , L'avenir de la mémoire, Québec, Nuit blanche, 1995, p. 32. 4 " Mémoire dans la mesure où de nombreux mythes nationaux sont préservés, et que le conflit des mémoires et sa charge émotive marquent indubitablement les narrations. Le contenu, l'usage et le choix de privilégier telles sources et d'en écarter d'autres, les figures du temps, le rapport à la temporalité : tout concourt à faire transparaître l'emprise des mémoires sur la démarche historienne. Simultanément, histoire, par le choix d'une narration à la troisième personne du passé simple, de l'utilisation de locutions visant à mettre le passé à distance, et, évidemment, le choix de mettre en parallèle les deux récits.

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côte à côte dans un même manuel mène subrepticement, par la forme même, sans que soit

remanié le fond en profondeur, à une mémoire exemplaire, voire à un atome de vérité.

Inopinément, Histoire de l'autre invite le lecteur - adolescent israéhen ou palestinien - à n'êtte

plus seulement un témoin, mais, s'U le veut, à s'ouvrir à la méthode historienne. En effet, cette

mise en paraUèle des récits défait de facto leur prétention de vérité exclusive gonflée de mythes.

Dans cet esprit, lorsque les concepteurs d'Histoire de l'autre demandent que soient reconnues les

deux versions nationales, n'est-ce pas dans le but avoué de dévoUer leurs angles morts ?

Ultimo, le lecteur décidera seul d'accueillir ou non Yhistôr en lui. Mais U ne faut pas sous-estimer

l'audace envers les mémoires de présenter d'une manière égaUtaire ou symétrique deux

versions nationales des trois événements dans un manuel scolaire d'histoire destiné aux

adolescents des deux peuples; considérant, d'une part, le rôle d'agent idéologique joué par les

manuels scolaires dans la construction des identités nationales et, d'autre part, le rapport

asymétrique entre ces peuples, notamment au regard de l'état et des moyens de leur

historiographie respective.

Cela dit, si présenter ces deux récits selon un critère national dans un seul manuel est en

soi une mutinerie pacifique, n'est-ce pas aussi un piège posé à la juste mémoire ? En ce sens

que le critère national interdit de découvrir les filiations ou les soUdarités qui se jouent des

barrières nationales. Il s'agit, écrivent les directeurs de PRIME, d'un choix pédagogique. Un

manuel à quarte voix aurait très bien pu voir le jour, et le devrait. Pour eux, U s'agissait

d'entamer le déni de l'autre en commençant par la dimension nationale des identités. A leurs

yeux, les deux récits sont nécessaires, tel un geste symboUque, pour rétablir le Uen de confiance

entre les peuples, d'autant que l'insécurité mutueUe est le trait spécifique de ce conflit et que la

négation de l'autre comme nation constitue le nœud originel. Notre insistance à dévoUer les

exclus de la juste mémoire dans le troisième chapitre résidait dans le fait que nous croyons qu'U

faut justement démythifier les nations dans ce conflit. EUe visait aussi à faire ressortir qu'une

paix se fera nécessairement au détriment d'autres en soi, pensons à la diaspora palestinienne,

aux Palestiniens d'Israël, aux colons juifs. Le binationaUsme est un état de fait qu'U est urgent

de légitimer aux yeux des adolescents. D'aUleurs, les deux récits historiques forment un

« tout », indubitablement, de même que le postsionisme est un état de fait en Israël, comme le

souligne justement Eyal Naveh :

Despite the rejection of post-Zionism as an alternative ideology, post-Zionism is present as a situation—a state of mind among many Israeli youngsters, a sort of existential reality without any

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ideological components—in the secular pubhc school system. Ironically post-Zionism seems already to have won the battle for the soul of the average pupil, who has been in a "post-Zionist state" with respect to national heritage. Many students demonstrate ignorance, hate history lessons, lack identification with their heritage and tradition, utter poor Hebrew, do not recognize the geography of their country, and avoid any commitment to the society at large434.

Certes, U s'agit d'un état de fait qui peut s'avérer une voie de sortie pour le conflit, mais qui est

aussi synonyme de crise identitaire pour la jeunesse : « Such aUenations is ominous and

extremely dangerous; it gives rise to a kind of materiaUstic nihUism or, alternatively, to a

chauvinistic right-wing nationaUsm—two possibUities that characterize the dechne of a national

ethos in a society and that completely block the horizon of the ethos of civU society that is

sought as its replacement . » Des convictions idéologiques fortes aidant à survivre aux guerres

et aux agressions, U conviendrait donc de désamorcer avec finesse ces représentations de soi et

des rôles identitaires.

Ce qui nous rappeUe que la vérité de l'histoire est dans la mémoire, et non l'inverse :

« La connaissance présuppose la vie, disait Nietzsche, eUe a donc, à la conservation de la vie, le

même intérêt que tout être à sa propre continuation. Dès lors, la connaissance a besoin d'une

instance et d'une surveiUance supérieures; une thérapeutique de la vie devrait se placer

immédiatement à côté de la science [...] ». Malgré les abus des mémoires nationales

israéUenne et palestinienne, faire tabula rasa de tous leurs mythes serait proprement suicidaire.

Reconnaissons que les mythes sont nécessaires tout en sachant distinguer : « Il est des mythes

qui entretiennent la vie, Us méritent qu'on les interprète pour notre époque. Certains nous

égarent et doivent être redéfinis. D'autres sont dangereux et doivent être démythifiés . » Les

mémoires portent en eUes le poison et l'antidote au conflit. Par exemple, au moins deux fêtes

juives témoignent de l'existence de postures nécessaires à la juste mémoire dans le champ

d'expérience de la communauté. Pensons à Hanukkah, fête de la lumière, mais aussi « de

l'aptitude des hommes à assumer la responsabUité de leur destin dès lors qu'Us en font le

choix438 ». Il s'agit d'une fête populaire en Israël, vécue comme la célébration de la libération

nationale. Ne pourrait-on la réinvestir au regard d'un choix que ferait Israël d'assumer sa

démocratie et de se retirer des Territoires ? Pensons à Pessah, qui évoque la confiance en la

434 Eyal Naveh, loc. cit., dans Rotberg (dir.), op. cit., p. 264. 4 3 5 lbid. 436 Nietzsche, Seconde considération intempestive, Seconde considération intempestive. De l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie, trad, de Henri Albert, Pans, G F Flammanon, 1988 (1874), p. 75. 437 Yerashulmi, op. dt., p. 116. 438 Guy Atlan et le Cercle Gaston-Crémieux, op. cit., p. 97.

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131

capacité de l'homme439 au regard de sa condition d'homme Ubre au sem d'une coUectivité

humaine d'appartenance et de choix. Il s'agit d'une idée centrale de la pensée juive. Mais que

reste-t-U des espoirs de paix du «Juif nouveau » après cent ans d'un sionisme qui fait flèche de

tout bois ? Quant à la mémoire arabo-musulmane, tout un recueU de sagesse populaue aide,

d'ores et déjà, à vivre et à accepter l'« inacceptable » : « La réahté n'est pas la sœur du rêve; les

cours des vents répondent-Us toujours à l'attente des voUiers44" ? » Même sur le terrain de

l'exégèse coranique ou bibUque, rien n'est sceUé. Evoquons ici l'analyse inédite de Michel

Cuypers d'une sourate clef du Coran - la cinquième - selon une griUe de lecture empruntée à

un exégète ~ de la Bible. Sa démonstration révèle les rouages d'une rhétorique sémitique

commune aux deux Livres menant à relire le message coranique sous un éclairage plus éthique

que polémique à l'égard des autres religions. La voix chrétienne de Michel Cuypers se fait

l'écho d'autres voix, dans un désert finalement bien peuplé, ceUes d'exégètes musulmans

réformateurs qui peinent tragiquement à se faire entendre. Ainsi, n'en déplaise, les champs

d'expérience des deux peuples permettent d'emprunter d'autres chemins susceptibles de mettre

en échec le jeu à somme nulle.

Plus juste que vraie, sans juge, victime ou bourreau immuables, même imparfaite,

même ignorée, la quête de la juste mémoire s'impose comme une fonction essentieUe de

l'histoire, une fonction thérapeutique. Dans l'arène, nous semble-t-U, l'histoire, plutôt que

d'être pulvérisée, y gagne. C'est au regard de la menace négationniste que la « visée véritative »

de l'histoire et une limite ultime posée à la représentation du passé trouvent leur plus éloquente

justification, leur seuil. C'est dans la confrontation que l'histoire mesure sa distance et sa

compUcité à l'égard de la mémoire. Fuir les rapports de force inhérents à l'arène politique serait

tourner le dos à la vocation de débat qui est une des fonctions sociales de l'histoire. Il faut tirer

profit de cette spécificité historienne, heu du choc des interprétations et des dissensions, en

revenant à la fonction thérapeutique de l'histoire : ouvrir la mémoire nationale à d'autres

lectures du passé. LTn passé que l'on doit se réjouir de savoir inépuisable, puisque ce « talon

d'AchUle » du savoir s'avère être la fissure par laqueUe la lumière entre dans ce conflit.

439 lbid., p. 107. 44,1 Al-Mutannabi, Le livre des sagesses d'Orient, présenté par Gilbert Sinoué, Pans, Edition°l, 2000, p. 139. 441 Michel Cuvpers, Le festin. Une lecture de la sourate al-Ma'ida. Pans, Lethelheux, 200". 442 Robert Mevnet, « Traité de rhétonque bibhque », Pans, Ix'thelheux, 2007.

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132

Nations « Mais les nations n'ont pas de naissance clairement identifiable, et leur mort, si jamais

eUe survient, n'est jamais natureUe . » Alors que le sionisme poUtique mirait l'étabUssement

d'un État-nation444 ethnique au début du XXesiècle, rien n'était joué pour les Arabes de

Palestine quant à l'horizon d'attente entourant leur configuration identitaire : Arabes de

Palestine dans une grande fédération du Machrek, Syriens du Sud, Transjordaniens,

Palestiniens, les dés lancés n'étaient pas retombés. L'eurent-Us été, cela aurait-U suffi à défier

l'ironie de l'histoire ? Le succès d'un mouvement national, nous dit Hobsbawm, repose sur

l'habUeté « à mobiUser certaines variantes du sentiment d'appartenance coUective qui existaient

déjà44 »; et encore : « Ce ne sont pas les nations qui font les États et le nationaUsme; c'est

l'inverse . » Cela dit, dans le contexte du « problème juif », de la « question de Palestine » et du

jeu des grandes puissances en Orient, ne devenait pas une nation qui voulait.

Paradoxalement, ni les Palestiniens ni même les IsraéUens n'ont réeUement choisi d'être

les entités nationales porte-étendards qu'Us sont devenus. Et visiblement Us ne se sont pas faits

à leurs nouveaux visages, comme s'Us ne reconnaissaient pas les traits que le temps leur

dessinait. Ce sont des nécessités non nationales qui les ont menés à « consentir » à ces sceaux

nationaux. IsraéUens et Palestiniens, Us le sont devenus pour des raisons contingentes par

opposition à fatales ou immanentes. On a souvent dit que la majorité des Juifs qui fuyaient

l'antisémitisme européen, notamment à partir des années trente, rêvaient de rejoindre

l'Amérique et non Eretz Israël. Les États-Unis, ayant, pour ainsi dire, fermé leurs frontières

aux Juifs dans les années charnières de cette période antisémite, les Juifs qui le pouvaient furent

contraints d'emprunter l'autre chemin. Idem pour les Juifs séfarades des pays arabes venus

tenter leur chance en Israël ou que l'on est Uttéralement aUés chercher pour les y emmener

dans un souci de retrouvailles ethniques, ou encore que les régimes arabes chassèrent en

représaUles de l'expulsion des Palestiniens par Israël. Il y a mUle raisons pour vouloir demeurer

sur la terre où l'on est venu au monde, U y en a tout autant pour chercher à la quitter. Rares

sont les individus si imbus d'idéologie qu'Us misent leur vie entière sur un projet national; U

443 Benedict Anderson, op. cit., p. 206. 444 Si le judaïsme avait tenté d'évacuer le pohtique au fil des siècles, les pères du sionisme politique étaient des hommes influents dans leurs États-nations d'ongine. Ils avaient été abreuvés des concepts et des réahtés de cet État-nation qui s'imposait comme modèle pour un Européen de l'époque, notamment les Juifs minontaires. 445 Éric Hobsbawn, op. dt., p. 63. 446 lbid., p. 20.

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existe d'autres fibres, plus intimes, justifiant l'abnégation ou la vocation. « L'homme

n'appartient ni à sa langue, ni à sa race : U n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être hbre,

c'est un être moral447 » : ces mots de Renan concernent aussi nos narrateurs. Ni les Israéhens ni

les Palestiniens ne s'épuisent dans leurs identités nationales.

Serait-ce possible, au sein de ce territoire contraignant, de créer un espace civique ou

politique où les deux récits nationaux soient reconnus et légitimés ? Depuis près de cent ans,

les deux peuples sont présents et pèsent sur la terre du poids des récits de leur expérience

respective. Depuis près de cinquante ans, on questionne l'ADN de la terre, les vestiges

archéologiques de la Bible, rien ne ressort qui fasse l'unanimité, rien dans ce positivisme

supposé des pierres qui tranche : qui était là le premier ? N'est-ce pas une impasse que cette quête

archéologique au regard de la question de la légitimité des deux présences ? Une condition

nécessaire au dialogue est la reconnaissance d'une injustice ou d'une ironie de l'histoire et d'une

contrainte indépassable, ceUe d'une terre matrice de trois monothéismes et de deux peuples.

Une reconnaissance sans laqueUe le réel continuera de se dérober sous le poids d'un conflit

pourtant implacable, car la terre continue de recevoir ses morts.

Mais justement, n'est-ce pas cette impossible reconnaissance que traduit l'expression de

jeu à somme nuUe, c'est-à-dire que le gain de l'un équivaudrait systématiquement à la perte de

l'autre ? Cette idée de somme nuUe nuit à notre posture d'histoire thérapeutique, car eUe

postule la fataUté. Nous la refusons. Certes, U faut entendre l'aspiration fondamentale du

sionisme poUtique : fonder un Etat juif sur le territoire du Grand Israël bibUque. Malgré les

accords d'Oslo et l'« autonomie des Territoires occupés », la colonisation de ces mêmes

Territoires — du moins la Cisjordanie depuis les démantèlements à Gaza — nous rappeUe que,

pour certains, l'objectif ultime du sionisme poUtique originel tient la route. La Cisjordanie

empêcherait la renaissance de la Samarie et de la Judée bibhques représentées comme le cœur

du Grand Israël, et ce, bien au-delà des considérations poUtiques ou cartographiques pour un

parti comme le Bloc de la foi. De même, pour le Hamas, la terre de Dieu est indivisible .

Selon les intégristes rehgieux israéhens et palestiniens, le droit au retour ou la possession de la

Terre sainte, dans son intégrahté, serait indiscutable et imprescriptible puisqu'U relève de la

Révélation. C'est d'aiUeurs cet argument de la promesse bibUque qu'utiUsèrent les sionistes, par

447 Ernest Renan, « Préface aux discours et conférences (1887) (extrait),Qu'est-ce qu'une Nation ?, Pans, Mille et une Nuits, 1992, p. 245. 448 Nous l'avons lu à la note 397, Ismaël Haniyeh aurait évolué sur ce point.

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ailleurs laïques, au début du XXe siècle pour s'établir en Palestine. Nous retrouvons ici le

premier trait du jeu à somme nuUe : l'étau des mémoires reUgieuses qui, enchevêtrées aux

postures plus laïques à des fins pohtiques, s'avèrent à la fois l'armure existentieUe et le talon

d'AchUle de ces peuples.

Lors des pourparlers de Taba en janvier 2001, les négociateurs israéhens acceptèrent de

reconnaître les souffrances palestiniennes, tant morales que matérieUes, relatives à 1948, mais la

question du retour des réfugiés et de leur nombre demeura insoluble; la question de l'ethnicité

et de la démographie ne se laissant pas dissoudre. Le nationaUsme ethnique d'Israël se révèle

être le second trait du jeu à somme nuUe. Outre la justice historique envers les Palestiniens ou

le droit international, ce sont bel et bien les conditions de survie d'Israël en tant qu'État-nation

hébreu qui constituent le nerf de la guerre et l'argument des partisans israéhens des deux États.

Aujourd'hui, 5 millions de Juifs et 4,5 milUons de Palestiniens vivent sur le territoire de la

Palestine mandataire; en 2010, on prévoit que les Juifs seront minoritaires. Au regard de cet

impératif démographique, la colonisation des Territoires constitue pour les partisans des deux

États « une foUe entreprise » qu'U faut démonter urgemment. Ce que la droite au pouvoir ne

fait pas. Nous demandons ici : qu'adviendrait-U des Palestiniens d'Israël au regard des rêves

d'homogénéité ethnique de ces deux États ? Seraient-Us démantelés et « rapatriés » dans les

Territoires ?

Entre les défenseurs du nationaUsme ethnique et les reUgieux s'imrniscent les partisans

de l'État binational. Cette idée binationale, écrit Ran Halévi, est un « vieux serpent de mer du

conflit45" ». Une idée centenaire qui suggère bien que le jeu en question n'était pas à somme

nuUe, si tant est que les acteurs aient daigné changer de belvédères. Depuis l'échec de Camp

David II et le début de la seconde Intifada, l'idée a refait surface. Selon Meron Benvenisti,

« une réahté binationale commande une solution binationale »; binationale, du fait de

l'enchevêtrement des populations et de la colonisation irréversible en Cisjordanie. Il faudrait

donc imaginer un nouveau mode de cohabitation. Il propose le modèle fédéral habité de

449 Eh Barnavi, loc. dt., p. 24. 450 Ran Halévi, « Israël ou la question de l'État-nation », Le Débat, n° 128, 2004, p. 33. Oslo coupa le souffle au projet binational qui fut le projet palestinien d'un État laïque et démocratique; projet défendu tant dans les propositions précédant 1948 que dans la charte de l 'OLP de 1967 et la déclaration d'Indépendance de 1988. Versant israéhen, l'État binational eut des partisans tels Martin Buber, Gershom Scholem, le mouvement Brit Shalom (l'alliance de la paix), des partis d'extrême gauche, et ce, dès les années vingt et trente.

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cantons ethniques451. Pour les mêmes raisons, Tony Judt prône l'Etat binational, mais, plus

encore, parce que l'État d'Israël serait anachronique selon lui : « Et pas un simple

anachronisme, mais un anachronisme dysfonctionnel. Dans le "choc des cultures" actuel entre

démocraties ouvertes, plurahstes et ethno-États animés par la foi et agressivement intolérants,

Israël risque bel et bien de tomber dans le mauvais camp4 2. »

Ainsi, le défi loge davantage dans le fait de conciUer les aspirations d'unicité de la terre,

en raison de sa sacraUsation par les reUgieux et par désir de nationaUsme civique pour d'autres,

avec les exigences de séparation invoquées par les partisans de la préservation de l'identité

ethnique de l'Etat. Ces courants révèlent des sohdarités transnationales « inassumées », voire

inavouables. En effet, le Hamas et le Likoud ne sont-Us pas plus près, du point de vue de leurs

valeurs, que les Palestiniens partisans de la paix ne le sont du Hamas, ou que les IsraéUens

partisans de la paix ne le sont du Likoud ? Certes, U y a le mur, U y a les mémoires, ciments du

groupe, mais impossible de nier qu'eUes sont plurieUes et qu'eUes s'affrontent. En somme, les

deux identités nationales échouent à traduire les compUcités réeUes des hommes de cette terre.

Qu'en est-U de la nation comme la volonté de vivre ensemble, à la manière de Renan ?

Si certains IsraéUens prétendent ne vouloir qu'un État juif — que les citoyens soient extrémistes

ou pas, pourvu que cet Etat soit juif—, et que certains Palestiniens clament ne vouloir qu'un

État palestinien, hormis toute présence juive, jusqu'où iront-Us pour qu'adviennent ces

ethnocraties ? Si les luttes intestines sont, dirions-nous, le signe d'une saine démocratie, que

faire si ces luttes sapent toute tentative de paix ? Les nations israéUenne et palestinienne sont-

eUes des nations où les citoyens n'ont pas tant la volonté de vivre ensemble, exclusive, que ceUe

de mourir ensemble ?

Si la reconnaissance de la légitimité de l'existence du récit de l'autre et de ses

traumatismes constitue le premier pas honnête vers la paix, le second ne serait-U pas d'accepter

451 lbid., p. 34. 452 Tony Judt, « Israël : l'alternative », Le Débat, n° 128, 2004, p. 31. Tony Judt est un Juif européen qui vit en Amérique. Son article a fait couler beaucoup d'encre. Il fut d'abord publié dans The New York Review of Books, le 23 octobre 2003. Pour lui, trois cas de figure se dessinent quant au destin d'Israël et des Palestiniens : 1) Israël se retire des Territoires et démantèle les colonies, demeurant un État démocratique avec sa singulière minonté de Palestiniens d'Israël, citoyens de seconde zone. 2) Israël poursuit la colonisation pendant que les Palestiniens deviendront majoritaires de part et d'autre de la ligne verte imaginaire. Israël sera ainsi un État juif avec une majonté de non-juifs, ou deviendra une démocratie civique. 3) Israël conserve les Territoires, mais expulse les Palestiniens, de force ou par des moyens alternatifs plus acceptables aux yeux du monde. Israël garantirait de cette manière son ethnicité juive et sa démocratie, mais par le moyen d'une purification ethnique, devenant un cas de figure inédit des États démocratiques, lbid., p. 27.

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136

de « penser ensemble », comme un tout, les IsraéUens et les Palestiniens ? Un tout histonque

né du choc de leurs destins croisés de peuples victimes. Un tout qui semble contraint par

l'étroitesse même de la terre disputée à devenir politique. Ainsi, la réahté physique de la

Palestine-Israël pourrait avoir raison des sohloques idéologiques. Le projet du sionisme

poUtique ne nous a-t-U pas appris que l'utopie pouvait être ?

Histoire de l'autre restera-t-U lettre morte ? Les ministres des deux camps n'ont pas

reconnu l'ouvrage, et d'aucuns ont même taxé d'hérésie, en ce contexte de guerre, les tentatives

de reconnaître les mémoires. Tant s'en faut Qu'Histoire de l'autre remplace les manuels

traditionnels utUisés par les deux camps. Certes, le manuel n'avait pas cette ambition. Mais

qu'adviendra-t-U de ces deux identités si eUes continuent d'aspirer à étendre leur irréductibUité

à la terre ? Que faire de cette reconnaissance symboUque des mémoires, si eUe va mourir sur le

rocher des aberrations sociales ? L'espoir ne naît-U pas de PaméUoration des conditions sociales

plus que de l'aUégeance à des principes universaux d'amour, de paix et de justice ? A quoi bon

la vertu du juste dans un contexte d'injustice structureUe ? A ce titre, renoncer à une position

de surplomb dans l'analyse des récits, serait-ce disquaUfier d'emblée la posture de celui qui jouit

impérieusement de sa position de surplomb au sommet de son mirador ?

Devant un conflit si virulent qu'U semble insoluble, où l'on tente de monopoUser la

mémoire dans le but d'asphyxier la mémoire de l'autre peuple, U faut se garder de conclure à

l'impossibUité de renouer les récits, du moins à l'impossibUité d'une reconnaissance mutueUe.

Certes, encore faut-U aspirer à J? transformer au contact de cette quête de juste mémoire, et

non seulement espérer la Métamorphose de l'autre. Mais les murs comme les mémoires ne

sont heureusement jamais étanches. Conflictuehe, cette « rencontre » n'en préserve pas moins

sa promesse de métissage mémoriel à condition de recentrer l'attention sur les acteurs. Alors se

dévoUeront les réconcUiations sincères, le plus souvent sUencieuses. CeUes-ci logent au cœur

des êtres et non dans les traités de paix entre les nations. Les peuples ne sont pas des entités

qui pensent, vivent et agissent en chœur. Et lorsque les dirigeants de deux peuples choisissent

de faire la paix, c'est que d'autres les avaient devancés. L'accord de Genève, le 4 novembre

2003, a prouvé, si besoin était, que des aUiances poUtiques soUdes et progressistes pouvaient

défier les forteresses nationales.

Les postures communes qui ressortent des récits du manuel serviront-eUes de socles à

la paix ? Ces postures de résistance à rassimUation, de Uens complexes et tourmentés entre les

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diasporas et les gens « de l'intérieur », de respect et d'investissement poUtique du reUgieux, de

sacraUsation des patrimoines traumatiques et, enfin, de piété filiale envers les morts. Histoire de

l'autre est une « voie israélo-palestinienne » adressée à ses adolescents, mais le lecteur tiers n'est

pas exclu. Il peut être le donateur, le monde qui « désespère » du conflit ou celui à qui l'on

demande de jouer le rôle d'un juge dans ce qui serait un tribunal de l'histoire, à défaut d'un vrai

tribunal. De fait, les récits possèdent des aUures de plaidoyer, et c'est en espérant toucher

l'oreille du juge que les narrateurs palestiniens clament que la déclaration Balfour de 1917,

promettant un foyer national juif en Palestine, fut un crime et que 1948 fut un assassinat de la

vérité. Malgré les résolutions de l 'ONU condamnant le comportement israéhen à l'égard des

réfugiés, l'occupation des Territoires, l'érection du mur, etc., le drame continue en raison de

l'emprise des mémoires impérieuses. S'ensuit, pour les Palestiniens, un sentiment d'être un

peuple sacrifié, abandonné et martyr. Il y a des souffrances que seuls les Palestiniens peuvent

panser, mais U en est d'autres devant lesqueUes Us sont impuissants. Tant que la justice des

hommes rimera avec injustice, des hommes et des femmes se tourneront vers une justice

ultime, ceUe de la Résurrection. Tandis que certains écourteront l'attente afin que la justice

divine, faute de mieux, advienne plus promptement, d'autres tenteront de se réconcUier avec

l'azur par la poésie. « La poésie, dit Mahmoud Darwich, est le butin des vaincus ». Certes, de la

souffrance sublimée peut naître le beau. Mais qu'en est-U de la souffrance du vainqueur ? Un

vainqueur inexpérimenté portant dans sa besace une mémoire de vaincu. Son impénitence ne

rtahit-eUe pas un puits de souffrance morale sans fond qui doit être entendue pour que la

tragédie cesse ?

Utopistes parmi tous, nos historiens, tout dévoués et combattants qu'Us sont, rêvent

sans doute au jour où Us regagneront leur tour d'ivoire plutôt que leur mirador, au jour où Us

pourront faire l'histoire des fontaines en Palestine sans qu'on les tourmente sous prétexte que

l'eau serait bleue... D'ici là, l'un et l'autre devront se reconquérir.

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