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1 L’hôpital et la charité : Païens vs chrétiens sur le ring pour un combat littéraire sur six siècles. Autour de La Réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du I er au VI e siècle, de Pierre de Labriolle [1934], Le Cerf, 2005. « Soyez toujours prêts à donner satisfaction à quiconque vous demandera la raison de l’espérance et de la foi qui sont en vous. » (1 P 3, 15) Phrase d’introduction au cours « Théologie - foi et révélation » du Cycle C de la Faculté de Théologie & de Sciences religieuses de l’Institut Catholique de Paris, 2009-2010. « Religio vient de relegere, qui s’oppose à neglegere, comme le soin vigilant (nous disons : un soin religieux) au laisser-aller et à la négligence. » Salomon Reinach, Orpheus. Histoire générale des religions, L’Harmattan, 2002, p 2. « Les pagani/païens, ce sont donc tout simplement les « gens de l’endroit », en ville ou à la campagne, qui gardent leurs coutumes locales, alors que les alieni, les « gens d’ailleurs », sont de plus en plus chrétiens. […] À travers toute l’Antiquité, le « paganisme » a été une mosaïque de religions liées à l’ordre établi. Être pieux, c’est « croire aux dieux de la cité ». […] Et plus encore de croire en eux, les respecter. » Pierre Chuvin, Chronique des derniers païens, Les Belles Lettres / Fayard, 2009, p 17. Puisqu’il nous faut encore et toujours des symboles, cette année nous fêterons, si je puis m’exprimer ainsi, le 1600 e anniversaire du sac de Rome. Ouverture des portes. Lorsque j’ai achevé, mi-janvier, la lecture de l’incroyable Réaction païenne de Pierre de Labriolle j’avais pris, en trois semaines, 46 pages de notes pour un ouvrage qui en compte 519. J’ai bien compris, inquiète et dispersée, que j’étais en présence d’un de ces fameux référents, dont mes allers-retours incessants dans les chapitres ne parviendraient jamais à en épuiser la substance. J’en avais pourtant trouvé la référence pratiquement au hasard, dans les notes de bas de page de l’introduction des Dieux et du monde, de Saloustios (Belles Lettres). Le bougre était donc bien caché. Ce livre, écrin de centaines d’autres, est un tour de force comme il en existe peu. Il ne balaye pas, le terme serait encore trop dilettante, il dissèque pour nos yeux affamés les six premiers siècles de notre ère, rassemblant presque exhaustivement les débats acharnés entre les intellectuels païens et chrétiens qui se tinrent par traités interposés jusqu’au coup de grâce de la Cité de Dieu d’un Augustin d’Hippone très en forme. La bataille fit donc rage, et ses minutes inscrites avec un soin plus ou moins certain purent traverser quelques âges jusqu’à résonner à nos portes, la fougue et le brio intacts. L’influence politique et sociale que ces hommes de plume distillèrent autour d’eux fut assez conséquente pour influer sur le cours réel du monde, et de leurs invectives venimeuses, attaques et réfutations, sont nées les bases solides de la dispute littéraire, cet art tombé en désuétude qu’est le pamphlet, aux diatribes sévères. Pour ne pas dire polémique, ce terme recouvrant aujourd’hui la désolation de quelques piques frileuses échangées sous contrôle, bien loin de son sens belliqueux, et donc dangereux, originel.

La Réaction païenne de Labriolle, par P. Ramos

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Relation des combats littéraires entre païens et chrétiens du Ier au VIe siècle, d'après l'ouvrage de Labriolle, La Réaction païenne.

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L’hôpital et la charité : Païens vs chrétiens sur le ring pour un combat littéraire sur six siècles.

Autour de La Réaction païenne, étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, de Pierre de Labriolle [1934], Le Cerf, 2005.

« Soyez toujours prêts à donner satisfaction à quiconque vous demandera la raison de l’espérance et de la foi qui sont en vous. » (1 P 3, 15)

Phrase d’introduction au cours « Théologie - foi et révélation » du Cycle C de la Faculté de Théologie & de Sciences religieuses de l’Institut Catholique de Paris, 2009-2010.

« Religio vient de relegere, qui s’oppose à neglegere, comme le soin vigilant (nous disons : un soin religieux) au

laisser-aller et à la négligence. » Salomon Reinach, Orpheus. Histoire générale des religions, L’Harmattan, 2002, p 2.

« Les pagani/païens, ce sont donc tout simplement les « gens de l’endroit », en ville ou à la campagne, qui

gardent leurs coutumes locales, alors que les alieni, les « gens d’ailleurs », sont de plus en plus chrétiens. […] À travers toute l’Antiquité, le « paganisme » a été une mosaïque de religions liées à l’ordre établi. Être pieux, c’est

« croire aux dieux de la cité ». […] Et plus encore de croire en eux, les respecter. » Pierre Chuvin, Chronique des derniers païens, Les Belles Lettres / Fayard, 2009, p 17.

Puisqu’il nous faut encore et toujours des symboles, cette année nous fêterons, si je puis m’exprimer ainsi, le 1600e anniversaire du sac de Rome. Ouverture des portes. Lorsque j’ai achevé, mi-janvier, la lecture de l’incroyable Réaction païenne de Pierre de Labriolle j’avais pris, en trois semaines, 46 pages de notes pour un ouvrage qui en compte 519. J’ai bien compris, inquiète et dispersée, que j’étais en présence d’un de ces fameux référents, dont mes allers-retours incessants dans les chapitres ne parviendraient jamais à en épuiser la substance. J’en avais pourtant trouvé la référence pratiquement au hasard, dans les notes de bas de page de l’introduction des Dieux et du monde, de Saloustios (Belles Lettres). Le bougre était donc bien caché.

Ce livre, écrin de centaines d’autres, est un tour de force comme il en existe peu. Il ne balaye pas, le terme serait encore trop dilettante, il dissèque pour nos yeux affamés les six premiers siècles de notre ère, rassemblant presque exhaustivement les débats acharnés entre les intellectuels païens et chrétiens qui se tinrent par traités interposés jusqu’au coup de grâce de la Cité de Dieu d’un Augustin d’Hippone très en forme. La bataille fit donc rage, et ses minutes inscrites avec un soin plus ou moins certain purent traverser quelques âges jusqu’à résonner à nos portes, la fougue et le brio intacts. L’influence politique et sociale que ces hommes de plume distillèrent autour d’eux fut assez conséquente pour influer sur le cours réel du monde, et de leurs invectives venimeuses, attaques et réfutations, sont nées les bases solides de la dispute littéraire, cet art tombé en désuétude qu’est le pamphlet, aux diatribes sévères. Pour ne pas dire polémique, ce terme recouvrant aujourd’hui la désolation de quelques piques frileuses échangées sous contrôle, bien loin de son sens belliqueux, et donc dangereux, originel.

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Les cordes du ring. Rome, 410 (// New York, 09/11). L’impensable se produit. Les élites, les nantis, le siège même de la civilisation tombe sous lui-même. La plus grande métropole occidentale, puissance d’un empire seul au monde, se voit mise à sac par une violente insurrection. Un barbare, il se nomme Alaric ce qui ne sonne pas très romain bien qu’il exerce aux portes de l’Empire d’assez hautes fonctions, prend la Ville en otage et décide de la piller trois jours, en réprimande d’un refus de promotion interne. Un barbare, qui plus est chrétien. Et son armée chrétienne. Chrétien, certes, mais arien, donc ennemi des nicéens, de son propre camp en plus de celui des autres. Chaque camp se rejette alors violemment la faute. La sinistre catin Babylone, encore terreau fertile de toutes les décadences païennes ne craignant pas le Christ, cette Louve sans pudeur voit tomber sur son sein aux multiples vergetures l’épée du courroux divin. De leur côté ces païens, excédés de siècles d’insolences agitées par les partisans de la Croix, hurlent aux convertis « Depuis le temps qu’on vous le dit, que vous ne priez pas le bon Dieu ! » Le paroxysme de cette querelle qui s’étend déjà depuis trop longtemps, semble sceller pour toujours l’impossibilité même d’une réconciliation. Paris, 1934. Pierre de Labriolle a achevé en 1926 la traduction des Confessions de saint Augustin pour la naissante maison des Belles Lettres, et sa collection des Universités de France, lasse de devoir s’en remettre aux textes de l’ennemie, l’allemande Bibliotheca Teubneriana pour retrouver ses Humanités. Avant de nous délivrer sous une plume élégante la contagieuse ferveur de l’Africain, il avait donné la parole à l’infréquentable Juvénal, et ses Satires non moins cinglantes en en donnant une traduction en 1921. Ce choix paradoxal, étonnant, donne une bonne appréciation de l’esprit pointu mais libre qui anime l’homme. Chrétien, peut-être, mais pas vendu, encore moins caricatural. Chrétien, certes, mais stoïcien aussi, comme le remarque son entourage dans la gestion particulièrement digne qu’il eut de quelques délicats épisodes de sa vie. Spécialiste du montanisme, il a déjà publié une thèse remarquable, La Crise montaniste1, et plusieurs traductions de Tertullien2. Universitaire nomade, latiniste bien sûr mais surtout historien de la littérature chrétienne latine, il enseigne ou enseignera à Montréal, Fribourg, au Collège de France ou à Poitiers. Il vient d’achever enfin un édifiant ouvrage : La Réaction païenne, humblement sous-titré Étude sur la polémique antichrétienne du Ier au Ve siècle. Il ne s’agit pourtant, preuves (textes, mais aussi traçabilité des textes sources) à l’appui, rien de moins que de faire monter sur le ring deux titanesques adversaires : le chrétien et le païen. « Se tromperait fort, nous dit l’auteur en introduction, qui croirait que le monde antique n’ait combattu la foi nouvelle que par le fer et le feu ; qu’il n’ait compté, pour en assurer l’extirpation, que sur ses juges et ses bourreaux. » 3

1 Publiée en 1913 à Fribourg, aujourd’hui introuvable. 2 Disponibles dans la collection Sources Chrétiennes du Cerf, indispensable pendant de la C.U.F. pour retrouver toutes les sources, ou presque, citées dans cet article. 3 Pierre de Labriolle, op. cité, p 7.

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Oui, il y eût pire affrontement : par les Lettres, qui demeurent toujours vivaces lorsque la terre a déjà bu le sang. Mais si Rome ne s’est pas faite en un jour, le Vatican non plus. Constantinople, 529. Justinien ordonne la fermeture de la dernière Université d’Athènes. Le paganisme est vaincu, et Christ, triomphant résigné contemple les cieux obscurs qui s’avancent : non pas le Royaume, mais comme l’excommunié Loisy l’a si bien dit4, l’Église. Paris, 2005. Les Éditions du Cerf donnent une nouvelle des multiples éditions de La Réaction païenne, préfacée rapidement par Jean-Claude Fredouille qui vient rappeler à bon titre que l’ouvrage n’est à ce jour pas dépassé, peut-être tout simplement impossible à dépasser, malgré quelques maigres avancées philologiques qu’il en profite pour réactualiser utilement. La science éclairée de Pierre-Henri-Marie Champagne de Labriolle, se diffuse sous un style magnifique aux abondantes formules mémorables. Son intelligence précise, mâtinée d’une pugnacité féroce à ne rien élaguer d’une vérité parfois cruelle, dévoilée par des textes qu’il tisse au sien avec maîtrise et équilibre, n’en finit donc pas de réchauffer nos froides lacunes. Et en la matière, elles sont toujours plus immenses. J’insiste, avant de m’immerger à nouveau dans ce combat fertile pour vous en relater les meilleurs coups, sur l’extrême qualité du style5, classique et pénétrant, émouvant et espiègle, d’une force de frappe sévère mais juste contre la bêtise décelée dans chaque camp, quand il y a lieu, ou au contraire laudative, mais toujours incroyablement juste, lorsque les envolées, souvent spectaculaires, donnent raison à l’un ou l’autre. Cette balance délicate et fragile, il la manie avec un amour de la langue qui s’infiltre jusqu’à ne nous plus quitter. Cette qualité se remarque peut-être d’autant plus actuellement que si nos savants encyclopédiques sont pléthores, rares sont ceux dont la plume égalant un Gourmont nous ravissent en même temps qu’ils ne nous instruisent. Le silence de l’aube. Premier problème soulevé par l’auteur concernant ces groupes auto-organisés, efficaces et prosélytes, chacun dans leur domaine, première difficulté des premiers temps: le silence, consécutif au mépris. Qui, dans les rangs païens d’alors aurait eu en effet intérêt à prêter la moindre importance à ces individus illuminés, se réclamant de la secte du nouveau Dieu, prêts à mourir, et le prouvant à maintes reprises, pour atteindre un étrange Royaume des cieux ? Jésus, crucifié sous Tibère, le troisième des douze empereurs Julio-claudiens du premier siècle, est ressuscité. La nouvelle se répand sous le zèle des apôtres, le règne de Christ, dieu unique et vigilant, est advenu, nous dit-on alors. Mourrez pour lui, honorez son sacrifice, atteignez le Royaume ! Du calme, je vous prie, rétorque-t-on en face, d’un geste las pour éloigner ces bourdonnants énergumènes, pourquoi venir perturber un Cosmos jusqu’ici sans histoire, pour prôner un

4 Alfred Loisy, L’Évangile et l’Église, Alphonse Picard et fils, 1902, p74. 5 « Cette clarté bien française, cette lucidité de l’esprit et du style, ce grand bon sens dans la discussion, ce don de résoudre par la solution la plus simple les problèmes les plus complexes sont peut-être ce qui a frappé le plus fortement tous ceux qui ont eu à porter un jugement sur l’œuvre de Labriolle. » Marcel Aubert, éloge funèbre de Pierre de Labriolle, le 10 janvier 1941 à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.

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changement, une rupture avec des Dieux pluriels et indifférents, certes, mais néanmoins ancestraux ? L’incuriosité traditionnelle nimbée de stupéfaction face au martyre n’a pas littérairement accompagné les premières avancées, orales, du christianisme, s’il on excepte un Pline (le jeune) bien circonspect sur la méthode à adopter face aux réticents chrétiens refusant de renier leur idole, au point d’en écrire une longue lettre à l’empereur Trajan (98-117). La première source chrétienne écrite qui nous est parvenue, les épîtres de Saint Paul, reste sans réponse6. Tacite, contemporain, relate l’incendie de Rome en 64 sous Néron comme l’occasion de prendre ces chrétiens comme boucs émissaires mais il récuse les mauvais esprits et ne donne que peu de crédit à l’hypothèse qu’ils eussent véritablement mis le feu à la ville. Le christianisme des premiers temps est perçu par les rares qui s’en soucient comme une maladie, une impensable rébellion à l’ordre établi, un refus ostensible de sacrifier à l’empereur divinisé et tout puissant. C’est parfaitement inadmissible. Mais la crainte de le voir renverser les mœurs n’est pas encore implantée dans les ruelles où chacun s’affaire encore à déposer des offrandes aux pieds de l’autel de son choix. Liberté des cultes, Christ ou non, mais cohésion face à l’empereur. Reniez en public Jésus, sacrifiez aux idoles habituelles, ou alors priez votre aimable crucifié de venir vous sauver des lions de l’arène. Suétone, historien des douze Césars, ne mentionne qu’en allusions une superstition nouvelle et malfaisante, lorsqu’un Épictète, affranchi philosophe, demande avec ironie qu’on lui montre un homme mourant et heureux, et convoque dans ses Entretiens (IV ,7,6) « la magnifique sécurité d’une conscience vraiment libre »7. Les martyrs pourtant, forts de cette liberté intérieure dont le stoïcien se vantait de l’unique privilège, avaient dû exaucer sa prière. Au IIe siècle, sous le règne immobile et doré des Antonins, des apologies commencent à poindre, pour demander au pouvoir une meilleure compréhension du christianisme. Justin en produira une fameuse, ainsi que Méliton de Sardes, sous Marc Aurèle (161-180), mais sans grand succès. L’acmé des persécutions, devenues systématiques, a lieu à Lyon en 177 lors de la fête des Trois Gaules. « Je suis chrétienne, et chez nous il n’y a rien de mal », psalmodie Blandine, avant d’être grillée sur une chaise de fer, et piétinée par un taureau, comme le relate dans un très émouvant passage Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique (V, 17-19). Si la ferveur chrétienne semble impossible à juguler, les contre-attaques hellènes et philosophiques s’organisent, incapables de fermer plus longtemps les yeux sur ce nouveau phénomène se répandant dangereusement. Il ne s’agit pas ici de donner une histoire des rapports sociaux et politiques du christianisme dans l’Empire romain. D’excellents ouvrages, comme L’Empire chrétien d’André Piganiol (PUF, 1973) ou encore le récent Quand notre monde est devenu chrétien de Paul Veyne (Albin Michel, 2007) peuvent aisément y satisfaire, dans des proses et des poses différentes et complémentaires. Passons donc les persécutions de Dèce ou de Dioclétien, la conversion de Constantin, le recul apostat de Julien puis le lent mais sûr glissement de la figure d’autorité impériale vers le césaropapisme d’un Empire Byzantin. Contentons-nous ponctuellement de modestes contextes.

6 En effet les avancées philologiques ne donnent aucun crédit à une prétendue correspondance entre Sénèque et Saint Paul, un faux qui aurait eu pour ambition de rapprocher perceptiblement le stoïcien alors à la cour de Néron (54-68), du christianisme, en en montrant sa disposition à dialoguer avec les fortes têtes de la secte montante, à prêter le moindre intérêt à la rhétorique d’un Paul alors largement ignoré. 7 Pierre de Labriolle, op. cité, p 48.

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Attachons-nous plutôt aux hommes et à leurs termes, sans suivre exactement une chronologie qui ne rendrait pas intelligemment les retours, les emprunts, les réfutations faites des décennies plus tard aux grands acteurs de cette lutte, et à leurs arguments, que nous retrouverons sans discontinuer jusqu’à l’an 529 environ, puisqu’il faut arrêter notre période, les continuités littéraires étant au-delà évidemment infinies. Lucien, le misocrédule en échauffement du premier combat : Celse, l’irascible informé vs Origène, irénique outragé. Quelques nouvelles légères piques, après Tacite ou Suétone sont à relever, au milieu du IIe siècle, dans les satires de Lucien de Samosate. Cependant, ce « sage égaré dans un monde de fous » comme le définit Renan, s’en prend en règle générale à toute crédulité chrétienne ou non, et n’est tendre envers aucune superstition8. Les « prédicateurs de morale », les « constructeurs de systèmes » ne lui inspirent que mépris et indignation ironique. Fin philosophe, incroyable conteur à l’acuité impitoyable, il est cependant un des seuls païens – le plus proche antique de notre actuelle définition de l’athéisme – à trouver la religion chrétienne à peu près inoffensive. Il fallut attendre Celse en 178, et son farouche opposant Origène, pour que résonnât le premier « débat » théologique entre les dieux anciens et le nouveau Christ. De débat, à proprement parler, il n’y eut pas, Origène ne réfutant le Contre les chrétiens de Celse que soixante-dix ans plus tard, dans son traité Contre Celse. Il est intéressant de constater que le traité réfuté de Celse est perdu, et que les extraits qui en subsistent ne sont passés à la postérité que cités par leur opposant Origène, les reprenant point par point pour les contester. Il en sera souvent de même, comme nous le verrons pour les traités de Porphyre ou de Julien. Labriolle consacre une partie importante à cette première virulente opposition. Elle est en effet la base rhétorique et didactique sur laquelle s’appuieront par la suite tous ceux qui souhaiteront apporter leur pierre à l’édifice lettré païen ou chrétien. Nous voyons alors déjà se dessiner un faisceau d’objections au christianisme qui ne seront par la suite que plus ou moins les mêmes. Érudit et fortement documenté sur l’objet de son ressentiment, Celse donne immédiatement dans une prose offensive, défiant le camp adverse : « Si les chrétiens veulent bien répondre à mes question – je les leur pose, non pas pour me documenter, car je sais tout, mais parce que j’ai de tous le même souci – tout ira bien. S’ils gardent le silence avec leur défaite habituelle : « Nous ne discuterons pas ! » alors il faudra bien que nous leur fassions voir d’où naissent leurs erreurs. »9 De son point de vue, cette nouvelle religion est barbare et absurde, faite pour des gens sans culture. Saint Jérôme, bien plus tard, axera une grande partie de ses réfutations autour de cette idée d’un culte rustique, à l’attention des plus stupides, en énumérant les hommes illustres et grandement érudits qui jalonnèrent le Royaume. Mais du temps de Celse, et la survivance d’un tel mépris connaîtra encore plusieurs siècles, c’est un des plus importants griefs : si le salut vient d’abord pour les simples d’esprit, les incultes ou les enfants, à quoi bon réfléchir, se cultiver ? Or, dans une société élevée aux plus

8 « Après 1800 ans, les hommes qui participent à l’intelligence en sont exactement au même point où en était Lucien. C’est un peu effrayant, mais bien curieux aussi », dira de lui en 1907 Rémy de Gourmont dans son Dialogues des amateurs, cité par Labriolle, op. cité, p 99. 9 Origène, Contre Celse, I, 12, cité p 125 de notre ouvrage.

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grands noms de la philosophie grecque, pour laquelle la paideia est une vertu inaliénable, ce sacre de la médiocrité par les gens de Lettres mêmes apparaît insupportable, une mixture indigeste de Platon gauchement interprété. De surcroît, et pourtant très significatif : pardonner, aimer le pécheur, n’est-ce pas considérablement l’encourager dans la voie de ses crimes ? De plus il compare chaque épisode biblique à un mythe antique, mythes alors déjà considérés comme passablement périmés. Les dogmes sont donc une refonte malhabile des anciennes légendes. Quant à ce Dieu qui s’incarne sur Terre : mais quel besoin ? Dieu ne sait-il donc pas tout ? Ne peut-il changer les hommes sans intervenir corporellement ? Pourquoi seulement après trois siècles d’errance ? Et qui donc, pendant ce temps-là, règne alors sur les Cieux ? La rupture du Cosmos engendrée par l’abandon de la demeure de Dieu le temps de l’Incarnation ne manque pas de le laisser perplexe. Labriolle cite ainsi largement Celse, dont la prose s’enflamme à plus d’un titre. Ainsi lorsque l’énervé ironise sur la dispute entre Juifs et chrétiens pour savoir qui peut se targuer d’une exclusive révélation, s’appuie-t-il suivant l’exemple d’un Socrate en son temps sur une indélicate métaphore animalière : « Juifs et chrétiens ressemblent à une troupe de chauve-souris, à des fourmis qui sortent de leurs trous, à des grenouilles qui tiennent séance autour d’un marais, à des vers formant assemblée dans un coin de bourbier, qui disputeraient ensemble qui d’entre eux sont les plus grands pécheurs. »10 Celse est de plus très aigri par la posture marginale chrétienne tout à fait inconvenante envers la Cité. Aimez-la ou quittez-la ! Sacrifiez à ses dieux, honorez son empereur, ou renoncez également aux biens qu’elle prodigue. Il apostrophe les renégats plus ou moins en ces termes : ne vous placez plus en marge de l’Empire, et nous essaierons de vous supporter. Entracte. Si vous me permettez cet aparté, il est amusant à ce stade de constater ici l’inversement des valeurs par rapport à notre période moderne. Le chrétien – anarchiste, dans le sens an - arkhè « privé d’autorité, sur Terre » – menace l’ordre social en amorçant de grands changements dans les mentalités et en prônant une liberté absolue. Celle-ci conduit pour les plus chanceux au martyre sidérant par sa ferveur un plus tiède païen – dont les libertés de cultes trouvent un point de concordance autour du sacre de l’empereur – qui lui conserve, freine, et souvent persécute. Il faut néanmoins rappeler la farouche volonté du christianisme primitif de ne pas s’intégrer. La mise au ban ne fut donc que pleinement consentie, dans les premiers temps de la cohabitation, tout du moins. Refermons ici la parenthèse. Reprise. Mais comment se rallier à un groupe social homogène lorsque les dissidences au sein même de l’Église ne semblent pas vouloir se régler ? Tertullien, chrétien excédé par ces querelles intestines, vociférera lui-même un peu plus tard dans son Apologétique, « Chrétiens, vous n’avez de commun que le nom ! » Cette critique touche cruellement juste, et renforce son assise en mettant au tapis son adversaire déstabilisé : personne ne peut effectivement démentir la faiblesse de la crédibilité d’un dogme au sein duquel les convertis ne cessent de s’entretuer de concile en credo.

10 Contre Celse, IV, 23, cité p 124 de notre ouvrage.

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Viennent ensuite des attaques sur la filiation de Jésus (Marie adultère n’aurait-elle pas connu le soldat Panthéra ?), sur le grotesque du martyre, sur l’adoration crédule d’un prétendu ressuscité, là où, morbides, ils n’adorent pourtant qu’un mort. Origène, outré, prend très vite de haut ce Celse. Sommé par son ami Ambroise de réfuter ce traité, il ne consent à le faire qu’au cas où quelques esprits égarés souhaiteraient y prêter le moindre crédit, mais il ne le juge pas à la hauteur et se satisfait que son auteur soit si colérique et mal informé, donc peu crédible. Non, vous ne savez pas tout, semble-t-il lui répondre, et refusant de supporter l’insolence du païen, il va répondre point par point avec une rigueur œcuménique et sourde aux insultes. Le traité final, tel que publié au Cerf dans sa version bilingue et annotée, comprend quatre tomes d’une moyenne de 400 pages chacun, il est donc difficile ici d’en proposer ici un résumé satisfaisant. Donnons toutefois une de ses réponses significatives de la pensée chrétienne, qui pense l’homme fondamentalement mauvais (qu’il faut visser à une morale, dirons-nous pour paraphraser saint Augustin) : « Quand, oralement ou par écrit, nous invitons les gens qui mènent une vie mauvaise à se convertir, que nous les exhortons à changer de sentiments et à améliorer leur âme, alors Celse dénature notre attitude et prétend que nous enseignons que Dieu n’a été envoyé que pour les pécheurs. Il demande « Pourquoi n’a-t-il pas été envoyé à ceux qui sont exempts de péché ? Est-ce donc un mal de n’avoir pas commis de péché ? » Voici notre réponse : si, par ceux qui sont « exempts de péché », Celse entend ceux qui ne pèchent plus, alors Jésus, notre Sauveur, a été envoyé pour eux aussi, mais non à titre de médecin. Si, au contraire, il fait allusion à ceux qui n’ont jamais péché – car ses expressions ne sont pas bien claires – nous déclarons qu’il est impossible qu’il y ait un homme qui n’ait jamais péché. »11 Á l’ordre incontestable de l’État mis en avant par Celse, Origène oppose celui de l’Église. L’Histoire, sur ce point, finira par les mettre ironiquement d’accord. Philostrate, plagiaire inspiré vs Les Évangiles. Pendant que la résistance païenne s’organise, avant l’émergence d’un fulgurant Porphyre ou d’un féroce Julien, le christianisme continue sa propagation irrésistible, répondant à un manque probable de charité et de ferveur laissé par les cultes fatigués de l’Empire. La victoire immodeste clamée chez un Justin ou Tertullien (« Nous ne vous avons laissé que vos temples ! ») n’arrange pas les rapports entre les deux courants, et ravive les douleurs païennes de voir ainsi foulées au pied leurs idoles ancestrales. Conscient qu’il faut proposer au peuple versatile une figure tutélaire à la hauteur de Jésus Christ, Philostrate entreprend, au IIIe siècle, l’écriture d’une nouvelle légende : La vie d’Apollonius de Tyane. Il y faut répandre les notions très recherchées par les païens de pardon, d’expiation et de rédemption, en réponse à des rapports quotidiens violents et injustes. Une crise politique et économique, qui traversera les années 200, fait rage, pour couronner le tout. Jésus n’y est pas directement attaqué, mais on tente de lui ériger un semblable païen, versé dans les dons de divination, et d’une bonté imparable. Écrite à la demande de la femme de l’empereur Caracalla (211-217) qui fit élever un sanctuaire à cet Apollonius, cette Vie aurait été accompagnée d’une Vie de Pythagore dont se servit par la suite Jamblique. Ce simili-Christ ne fut pas pris à la légère par les centres de pouvoir successifs du IIIe siècle : Alexandre-Sévère (222-235) l’honora comme Orphée,

11 Contre Celse, III, 62.

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Aurélien (272-275) épargna lors de ses guerres sa ville natale Tyane par respect. Eunape de Sardes parle lui aussi de sa vie comme du voyage d’un dieu parmi les mortels, et l’historien Ammien Marcellin lui prêtera au IVe siècle un aussi grand crédit qu’Hermès Trismégiste ou Plotin. Parallèlement, ce que l’on nomme à présent philosophie néoplatonicienne se fait de son côté extrêmement dévote, et Porphyre, dans sa Lettre à Marcella (24), où il écrit à sa femme de trouver des consolations à son absence, dégage quatre grandes vertus purificatrices d’âme: la Foi, la Vérité, l’Amour et l’Espérance, qui rappellent étrangement celles de saint Paul : foi, espérance et charité. L’accusation de plagiat commence alors à s’inverser. Minucius Félix héros de Fight Club avant l’heure, le beau joueur. Minucius Félix, écrivain d’Afrique du Nord du IIe ou IIIe siècle converti à la fin de sa vie écrit à son tour Octavius, un ouvrage étonnant puisqu’il s’agit d’un dialogue fictif entre Octavius, chrétien et Caecilius, païen, au sein duquel il se pose en arbitre. Il est intéressant pour un point rare : l’ouverture d’esprit de son auteur qui prête à Caecilius une éloquence tout à fait admirable alors même qu’il en déteste fermement le paganisme. Sa première déclaration est elle-aussi constitutive de ce que nous nommerons plus tard « agnosticisme », ou plus péjorativement scepticisme : l’univers est pour nous une énigme qu’il vaut mieux laisser en paix. Or, puisque tout ou presque échappe à l’homme, il faut s’attacher énergiquement aux points fixes. Ce constat mélancolique oriente le débat sous le signe de l’aménité et permet de gracieux échanges, si l’on excepte les attaques infâmantes de cannibalisme chrétien12, ou de culte rendu à un âne, comme ce fut déjà le cas pour les Juifs. Plotin, entraîneur de Porphyre, poids lourd tourmenté. Mais revenons à Porphyre dont l’influence majeure en fit le premier réel adversaire que les plus grands chrétiens admettront à leur mesure. Il rencontre à 30 ans Plotin, qui en a 59, alors chef de la secte du néoplatonisme, et neurasthénique, suicidaire, il commence à écrire vers 35 ans pour ne plus cesser. Doctrine ambivalente, le néoplatonisme jouit longtemps d’une forte sympathie chrétienne. Si l’on s’en tient aux textes, dont les Ennéades de Plotin, ces six séries de neuf livres rassemblés par Porphyre, rien n’indique une controverse directe avec le christianisme. L’ambiguïté du Contre les gnostiques, dernier livre de la deuxième ennéade pose toutefois la question. En des termes peu amènes, les chrétiens sont-ils indirectement visés par les accusations que profère le néoplatonicien à l’encontre de ces mystiques ? « Un moment devait venir où les malentendus complaisants prendraient fin et où les accords de surface seraient rompus. »13 Si Plotin se charge de ces quelques incises, il laisse toutefois le soin à Porphyre de réfuter le dogme chrétien en détail. Et celui-ci prend son rôle à cœur au point de devenir le plus farouche ennemi du christianisme, et fera soupirer saint Augustin regrettant qu’un homme si éclairé n’ait pas bénéficié de l’humilité du Christ et se soit fourvoyé en de bien troubles eaux.

12 Voir à ce sujet le très récent ouvrage érudit d’Agnès A. Nagy paru chez Brepols, Qui a peur du cannibale ? Récits antiques d’anthropophages aux frontières de l’humanité. 13 Pierre de Labriolle, op. cité, p 231.

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Porphyre entame alors un vaste traité nommé Contre les chrétiens, dont un savant travail récent de rassemblement des fragments disséminés ça et là dans les réfutations ultérieures en donne à lire de larges extraits et a permis de contrer la perte d’un texte dont les moines copistes refusèrent en leur temps la retranscription totale. Il entame d’abord une critique détaillée des Évangiles, « histoires enfantines, scènes sophistiquées ». Il méprise par ailleurs la Passion du Christ, bien éloignée de l’idéal héroïque et prestigieux de Grecs éloquents jusque dans les situations les plus catastrophiques.14 « Il aurait dû accepter le châtiment, mais ne pas endurer sa passion sans quelque discours hardi, quelque parole vigoureuse et sage, à l’adresse de Pilate, son juge, au lieu de se laisser insulter comme le premier venu de la canaille des carrefours. »15 Il abonde vers Celse sur la question de la lumière cachée aux sages mais offerte aux simples : autant rechercher alors l’ignorance et la déraison ! Labriolle résume ses autres griefs : « Le système de l’Incarnation lui paraît inacceptable. Pourquoi le Christ serait venu si tardivement, après avoir laissé l’humanité privée pendant tant de siècles du bienfait de la révélation ? Pourquoi aurait-il permis que se perde sans secours d’innombrables âmes ? – Et comment croire que le Fils de Dieu ait vraiment souffert sur une croix ? Comment a-t-il souffert, étant, par nature divine, « impassible » ? Porphyre juge immorale la pratique baptismale (quand ce sont des adultes qui en bénéficient, cas très ordinaire à l’époque) : tant de souillures, d’adultères, de turpitudes lavés par une seule ablution, par une simple invocation du nom du Christ, au point que le catéchumène rejette tout son fardeau de péché comme un serpent se dépouille de sa peau ! Une pareille discipline est conseillère de vice et d’impiété. Geffcken [historien allemand] se demande, à ce propos, si Porphyre aurait manifesté une rigueur si sévère à l’endroit des tauroboles et crioboles, rites fétides et sanglants auxquels les païens de son temps attribuaient une vertu pareillement expiatrice. »16 Pour lui la communion est un acte de cannibalisme comme on n’en voit nulle part ailleurs, pas même chez les Herpétosites (Mangeurs-de-reptiles) ou les Mystroctes (Mangeurs-de-rats), comme le rappelle Juvénal dans la quinzième de ses Satires. Enfin il conteste la cohérence de la résurrection. « Comment la terre contiendrait-elle tous les morts, depuis la naissance du monde, s’ils venaient à ressusciter ? »17 Et puis, l’esprit général de la morale chrétienne l’offense : pourquoi les injustes avant les justes ? Les pauvres, fussent-ils vicieux aux riches, fussent-ils vertueux ? S’il est hostile à la légende des Évangiles, il ne l’est pas forcément envers Jésus, l’homme et ses actions. Il connaissait de plus la vitalité surprenante et la force d’expansion du christianisme au IIIe siècle. Il constate que c’est chose faite : « L’Évangile a été prêchée dans les coins les plus reculés de la terre habitée. » Alors que jusqu’à présent le nombre d’églises était encore restreint, voilà que leur construction va bon train et en quelques années seulement Porphyre constate que les chrétiens qui moquaient la prolifération des temples et des statues païennes s’en donnent à cœur joie. De plus, la science ecclésiastique a elle aussi pris des forces. Alors qu’il aura fallu 70 ans pour que Celse trouve en Origène un premier contradicteur de taille, Porphyre, dès la parution de son traité souffre trois réfutations successives, et de plus en plus développées.

14 Lire à ce sujet le très bref et éclairant La Mort héroïque chez les Grecs, de Jean-Pierre Vernant, Pleins Feux, 2001. 15 Fragment n°63. 16 Op cité, pp 274-5. 17 De Ressur. Carnis, I.

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Lactance, amer offusqué secondé par Eusèbe de Césarée puis Arnobe vs les coups bas de Hiéroclès et ses compères. Le chrétien, d’ailleurs, inquiète de plus en plus. Dioclétien (285-305) qui pendant 18 ans de son règne eut peu à redire sur cette secte vive, finit par craindre le nombre grandissant de ses adeptes au sein même de ses rangs. Il prépare alors les épurations. 303 est une nouvelle année bien sanglante, et par le biais d’un édit particulièrement vicieux, le chrétien se voit tenu de faire acte public d’adhésion aux cultes de l’Empire sous peine de châtiments incluant bien entendu la mort violente. L’intolérance, terme anachronique mais pratique, connue à l’époque sous le néologisme misallodoxia, littéralement haine de l’opinion d’autrui, commence à fermement se ressentir, et les textes eux-mêmes se durcissent18. Pour la première fois, une collaboration s’établit entre les législateurs et les polémistes. Lactance, dans ses Institutions divines, chapitre V, s’indigne longuement qu’au moment même où les persécutions battent leur plein, deux ouvrages contre le christianisme paraissent, l’un par Hiéroclès, l’autre anonyme. « Quel était ce douloureux sophiste, ce Tartuffe onctueux et insinuant ? Nous n’avons aucun moyen de l’identifier. Lactance ne semble pas croire, d’ailleurs, que son élucubration ait beaucoup nui aux siens », rapporte Labriolle.19 Pour l’auteur latin, ils frappent la Vérité à terre, eux-mêmes peu vertueux, arrogants et imprécis. Pour Hiéroclès, dont Eusèbe de Césarée produira un Contre Hiéroclès en réaction directe à ses dires, il s’agit de ridiculiser l’orgueil du Christ de se donner comme un dieu là où Apollonius semble modeste et n’aspirer jamais à aucune immortalité. Il est proche de Porphyre pour sa critique amère de saint Paul et Pierre, et la mise en évidence des contradictions des Écritures. Lactance est méfiant à son égard. Cet homme si bien renseigné sur la secte n’en aurait-il pas lui-même fait partie, jadis ? « Ou bien il n’en a rien appris, ou bien il n’y a rien compris » assène-t-il dans une bien truculente diatribe que nous redonne Labriolle dans son intégralité et dont je reporte ici ce frêle passage, assez représentatif : « Il n’est pas surprenant qu’éloigné comme tu es de la sagesse divine, tu n’aies rien compris à ce que tu as lu, puisque les Juifs qui, dès l’origine, lisaient les prophètes et à qui Dieu avait accordé sa mystérieuse alliance, n’ont rien compris à ce qu’ils lisaient. Apprends donc, si tu as une lueur d’intelligence, que si nous croyons Jésus, Dieu, ce n’est pas parce qu’il a fait des miracles, mais parce que nous avons vu se réaliser en lui ce que nous annonçaient les vaticinations des prophètes. » (Inst. Div. V, II, 12) C’est au tour d’Arnobe d’entrer alors dans la partie, avec son traité Contre les Gentils. Il donne de suite le ton : D’accord pour honorer vos dieux, mais pouvez-vous seulement nous en indiquer la véritable nature ? Les sarcasmes sont effectivement très répandus alors sur la mythologie, dont la douloureuse pertinence en fait regretter à bon nombre de païens l’existence de textes tels que ceux de Cicéron sur le sujet (De la nature des dieux, par exemple). Nous sommes parvenus aux portes du IVe siècle. Politiquement, le virage s’amorce.

18 Voir à ce sujet le petit livre très agréable à lire tout juste paru de Polymnia Athanassiadi, Vers la pensée unique, la montée de l’intolérance dans l’Antiquité tardive, Belles Lettres, beau canevas concis permettant de situer clairement le contexte du glissement progressif de l’anthropocentrisme vers le théocentrisme. 19 Pierre de Labriolle, op. cit., p 306.

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Constantin a vu dans le ciel le signe par lequel il vaincra, ce gigantesque chrisme superstar, en rêve ou vision peu importe. Après Galère qui sur son lit de mort a signé un édit de tolérance assurant aux chrétiens la liberté de culte, perspective avortée dans l’œuf par Maximin qui, lui, incite au renouveau des anciens cultes et à chasser du sein de la cité quiconque persévérerait dans sa « maladie », blâmant à nouveau les chrétiens de tous les maux20, les adorateurs du Christ entraperçoivent une nouvelle accalmie. À présent protégés par le premier empereur de l’Histoire à se convertir (sur son lit de mort, soit), les chrétiens à qui l’on restitue les richesses confisquées sous Dioclétien respirent. Restent les points litigieux de théologie à régler, entre l’hérésie d’Arius et la foi de Nicée, mais là encore l’empereur va trancher. Le credo sera Nicéen. Fin de la discussion (pour l’heure). Certaines grandes familles passent au christianisme, probablement par opportunisme, bien que les défenseurs du paganisme tiennent encore la plus grande partie de la grande noblesse et le milieu de l’enseignement. Prudence le progressiste vs les conservateurs Virgile, Cicéron ou encore Properce. Riposte de l’Asclepius. Prudence, dans son Contre Symmaque, se félicite toutefois de ces conversions. « Jetez les yeux sur cet habitacle illustre [le Sénat], c’est à peine si vous trouverez quelques esprits encore empêtrés dans les sottises païennes et qui se maintiennent non sans peine dans ces ténèbres périmées. »21 À leur tour, les anonymes se gaussent des résistances païennes. « En Orient surtout, leur rôle était prépondérant. Les chrétiens savaient l’influence qu’ils exerçaient sur la jeunesse et ne leur ménageaient pas les épithètes irritées. L’auteur anonyme d’un ouvrage à tendances ariennes, l’Opus imperfectum in Matthaeum, traite ces intellectuels d’ ‟ hommes pleins de l’esprit immonde, tout gonflés de verbalisme, et dont le cœur est une source d’eau morte” »22. L’on moque alors la culture du bien-dire de ces païens venue de Quintilien, le souci de sonorité d’un Cicéron. Pour le chrétien, par réaction de mauvaise foi tant on sait qu’ils en firent eux-mêmes grand usage, le style n’a aucune importance, et la rhétorique maîtresse d’erreur. Peu importe les solécismes et le barbarisme pourvu que l’on se fasse comprendre. Mais toujours pour le paganisme il s’agit de respecter l’héritage des Anciens, la mos maiorum, qu’ils opposent à cette trop jeune foi, née sous Tibère et dont ils ont en horreur la littérature rustique jugée vulgaire. Lactance, à l’inverse, raille les vers de Properce qui dans ses Élégies vénère les sénateurs de la Rome primitive. Faut-il tout abandonner à ce qu’avaient pensé ces centum pelliti senes, ces cent vieillards en peaux de bêtes ? Prudence surenchérit en considérant ce refuge dans les traditions ancestrales comme une hostilité radicale au progrès humain. Le passé est aboli, y régresser est une erreur. Les païens de rétorquer alors leur circonspection devant cette Bible mal écrite en latin souvent incorrect, étrangère aux considérations traditionnelles, leur inspirant dédain et découragement. Cette critique fait mouche, et plusieurs décennies plus tard saint Augustin et saint Jérôme reconnaîtront avoir été eux-mêmes rebutés par les Écritures, et voir en la Bible un livre fermé.

20 En substance : « Le Tibre déborde, les Chrétiens au lion ! » parodie amèrement Tertullien dans son Apologétique. 21 Op. cit. p 341. 22 Op. cit. p 342.

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Le paganisme et sa piété deviennent en réaction plus ardents, plus mystiques. Les sacrifices sanglants tels les prisés tauroboles se multiplient, devant des chrétiens horrifiés de tant d’abominations. Un curieux traité, l’Asclépius, circule alors, qui se donne comme un dialogue qu’auraient eu dans la Haute Antiquité, en Égypte ce « temple de l’univers », l’inimitable Hermès Trismégiste et cet Asclépius, prédisant les temps sombres du christianisme. « Les ténèbres seront préférées à la lumière, on trouvera la mort plus utile que la vie » prophétise-t-il, clairvoyant. On assimile encore et toujours, comme plus tard Julien persistera à le faire, christianisme et haine de la vie et de la lumière. Marius Victorinus se couche au deuxième round. Puis vient le cas anecdotique mais néanmoins intéressant de Marius Victorinus. Rhéteur africain né vers 300, il est un des plus savants et éloquents païens de son temps. Il décoche flèches sur flèches contre le christianisme, à tel point que saint Augustin dira de son cœur qu’« il était la retraite inexpugnable du diable. », et sa langue tue alors bien des âmes. Pourtant, alors qu’il recherche profondément dans les textes de ses ennemis de quoi armer cette langue, voilà qu’il sent un retournement inattendu en lui : il est convaincu, et rallie les rangs ennemis en faisant publiquement sa profession de foi ! Eunapes de Sardes se relève. Restent toutefois d’irréductibles écœurés par la propagation de la doctrine chrétienne en tout lieux, surtout de pouvoir. Eunapes de Sardes est de ceux-là, né en 345, plus tard nommé grand prêtre par l’empereur Julien qui, après avoir assisté au massacre de sa famille par son oncle Constance II, fils de Constantin, sera Auguste à son tour en 361 non sans avoir passé son enfance à cultiver secrètement son paganisme acharné par d’innombrables lectures. Eunapes, qui écrit une Vies de philosophes et de sophistes, n’a pas de mots assez violents contre les empereurs chrétiens. « Antonin avait bien dit que les temples deviendraient des tombeaux : sa réputation de préscience en reçut un accroissement d’éclat » déplore-t-il.23 Julien, empereur et païen endurant et incorruptible vs Grégoire de Nazianze, ami de la fac éconduit et jaloux. Le combat se durcit. Bien. Nous y voilà donc, à cette figure tutélaire de la contestation du christianisme, que ses opposants appellent à tort l’Apostat. Pour être apostat de quelque chose, encore faut-il considérer que la norme est d’être dedans. Pour Julien, hors de question de considérer que le christianisme est la doctrine normale, celle dont il se marginalise. Non, l’épidémie a contaminé pratiquement toute la population vivante, mais elle n’est qu’une aberration, qu’une innommable erreur, une « maladie de l’intelligence » et il importe vaille que vaille d’éclairer pour les soigner ces esprits égarés qui déraisonnent. Fervent et érudit homme de pouvoir, comme seul Marc Aurèle le fut avant lui et comme personne ne le sera plus après, il subit l’insolence d’une vérité assénée qui n’est viscéralement pas la sienne, dès son plus jeune âge. Il suffira de relire ses nombreux textes parvenus jusqu’à nous pour s’en apercevoir rapidement.

23 Op.cit. p 366.

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Oubliant les règles de bienséances, par ailleurs brisées plus d’une fois avant lui sans soulever l’émoi des partisans pour autant, Julien commet plusieurs textes féroces, dont le célèbre Contre les Galiléens, ces hommes subjugués par le Christ, plantés par terre à ne regarder que le ciel. Raillé par une partie de son peuple à Antioche comme étant plus illuminé que fervent, il s’enflamme dans un extraordinairement drôle Misopogon (littéralement haine de la barbe), parodie où il feint de reconnaître tous les torts qu’on lui adresse plus ou moins directement. Oh oui, voyez comme il est ridicule et colérique, l’empereur philosophe qui s’indigne de ces chrétiens opportunistes et incohérents, foulant au pied les traditions pérennes ! Julien ne fut pas un persécuteur acharné, mais s’il se place en bonne position dans le classement des diaboliques persécuteurs de l’Eglise, c’est pour un édit redoutable d’efficacité sans pour autant verser une goutte de sang (sauf celui de son contrevenant, bien entendu) : interdiction formelle aux chrétiens d’enseigner. Il entend ainsi juguler la propagation prosélyte sévissant chez les plus jeunes. Pourtant, il admet la liberté de culte, promeut certains chrétiens à sa cour, tout en redistribuant les biens confisqués au paganisme et rouvrant les temples fermés. Sous l’emprise d’un certain Maxime, pourtant considéré comme l’Alexandre de Lucien, c’est-à-dire comme risible mage imposteur, il s’ouvre à la voie de Jamblique qu’il admire à l’égal de Platon ou d’Aristote. Grégoire de Nazianze, dans ses discours dont le plus éminent Contre Julien, n’a pas de mots assez violents contre celui qui partagea avec lui les bancs du cercle de Nicomédie, plusieurs années auparavant. Julien singe à ses yeux l’organisation chrétienne, et il se félicite qu’il ait trouvé la mort prématurément dans son expédition contre les Perses. Il avait promis qu’à son retour, il extirperait par tous les moyens envisageables une secte si dommageable à la santé de l’Empire. Nul ne saura ce qu’il entendait par là, ni si la face du monde s’en serait vue changée pour autant. Pour Julien, ainsi que le résume Labriolle, « l’étude assidue des livres saints fait des bavards et des maniaques. […] Médiocres par leur formation, les chrétiens sont aussi de mauvais citoyens. Ils ont déserté les rangs de l’hellénisme ; ils ont abandonné ses douces lois pour les lois sauvages et barbares, méprisé les traditions de leurs pères. Leur impiété a fait d’eux des ingrats, et pour tout dire des athées. »24 Il s’indigne de plus sur le démiurge de l’Ancien Testament. Qu’est-ce, après tout, que ce Dieu qui s’invite, jaloux, et menace de destruction ? Ce modèle est peu reluisant mais est encore compréhensible puisque leur Dieu est ethnarque. Si Christ l’avait été, leur posture aurait été inexpugnable. Il s’étonne des ermites, l’homme devant être pour lui avant tout sociabilisé, s’écœure du cirque des martyrs, attisé par des démons pervers, comme l’avait fait avant lui son modèle Marc Aurèle. Il se choque de la manie chrétienne de « tout remplir de tombeaux et de sépulcres » dans une piété malsaine. Cette souillure de la terre, loin des bûchers grecs, ce voisinage des cadavres heurte son goût pour la purification, entrave l’action bienveillante des dieux. Il aura été le dernier homme de pouvoir à tenter de retourner l’opinion d’un peuple qui prouvera encore, comme plus tard avec la conquête arabe et la propagation de l’islam, qu’il peut très bien changer de religion comme de chemise. Mort trop jeune, après un an et demi de règne, il échoua. Il hantera pourtant longtemps les consciences chrétiennes, au point que l’on demandera régulièrement, comme plusieurs décennies plus tard à Cyrille d’Alexandrie, des

24 Op. cité, pp 398-99.

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réfutations détaillées de ses objections au règne du Christ sur les cœurs, à la Cour et dans les chaumières. Sa mémoire devient maudite et se charge de racontars absurdes. Les chrétiens sentent probablement qu’avec sa mort prématurée ils ont échappé au pire. Grégoire de Nazianze, sans aucune considération pour ses mérites dresse dès sa disparition un portrait à charge humiliant et revanchard (mais fort drôle, il faut le reconnaître). Julien, si désireux d’incarner l’hellénisme, était pourtant plus oriental, plus perse que grec. Laissons Pierre de Labriolle conclure ainsi : « L’hellénisme véritable croyait à la puissance de la raison pour expliquer le monde à l’homme et l’homme à lui-même ; il avait une confiance sans limite dans la force intelligente de l’homme, dès là que cette force s’applique méthodiquement à son objet. Julien, lui, aurait voulu soustraire aux investigations de la critique les idoles dont son imagination mystique était peuplée. »25 Prudence, dans son Apothéosis, plus nuancé que son compère Nazianze, aura lui ce joli mot : « Il fut perfide envers Dieu mais ne le fut pas envers Rome. » Libanius, successeur de Julien sur le ring pour la revanche. Des défenseurs, pourtant, Julien en eut : Libanius, pour commencer, et surtout Ammien Marcellin grâce auquel nous conservons une idée détaillée et précise des faits de l’empereur. À la fin du IVe siècle, en effet, l’intelligence païenne a repris des forces et brille par de nombreux éclats d’éloquence. Libanius est de ceux qui portèrent cette parole contradictoire. Rhéteur très en vue, il se montre assez tôt plutôt tolérant bien que très inquiet pour sa civilisation qu’il voit muter, et pire, finir. Lorsqu’il assiste à la destruction des temples ordonnée par Théodose, dernier empereur de l’Empire uni (379-395), c’en est trop. Il s’exprime alors sur les moines « qui n’ont d’austère que le manteau, […] ces hommes habillés de noir, qui mangent plus que des éléphants, et qui, à force de boire, lassent la main des esclaves qui leur versent le vin parmi les chants ; ces gens qui cachent leurs désordres sous une pâleur qu’ils se procurent grâce à certains artifices. »26 Il demande en vain une intervention en la faveur des anciennes traditions. Ammien Marcellin est pour sa part plus prudent, voire ambigu. Il croit à la divination, à la vertu des sacrifices, même s’il reproche à Julien d’en avoir abusé lors de trop nombreuses hécatombes (littéralement sacrifice de cent bœufs). Il rédige son Histoire, parvenue jusqu’à nous morcelée, sous Théodose, dans un style tolérant d’autant plus surprenant que cette dite tolérance n’était plus du tout à l’ordre du jour alors. Il conserve toutefois un certain franc-parler à l’endroit des chrétiens comme Constance qui à ses yeux « gâta la religion chrétienne qui est claire et simple en y mêlant une superstition de vieille femme. » (XXI , 16, 18) Mais finalement, il n’aura pas manifesté un grand intérêt pour cette religion et partant n’aura pas cherché à en savoir beaucoup plus. Saint Augustin, vainqueur par KO. « La Babylone dispersée à travers les nations du monde », l’opinion païenne, fait encore un tort considérable à ces chrétiens qui règnent pourtant, mais ne se sentent pas encore tout à fait souverains. Dans une église à Hippone en Afrique romaine, actuellement au Nord-Est de 25 Op. cité, p 425. 26 Discours 24, § 21, op. cité p431.

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l’Algérie, un curieux fervent du nom d’Augustin27 enflamme les paroissiens subjugués par la force d’évocation et la conviction forcenée, éloquente de ce charismatique personnage. « Rappelez-vous, leur dit-il dans un de ses fameux sermons, rappelez-vous les humiliations passées de l’Église, les chrétiens tournés en dérision, mis à mort, exposés aux bêtes, brûlés vifs. (Aujourd’hui encore) partout où ils rencontrent un chrétien, ils l’insultent, le harcèlent, se moquent de lui, le traitent d’abruti, d’idiot, d’être sans cœur et sans esprit » (Ps. LIV , 12) Augustin non seulement ne doute pas un instant de la suprématie de la doctrine chrétienne mais se fait une mission sacrée de reprendre point par point les persiflages païens, sans jamais n’éluder aucune de leurs objections, ou simple question. Il préfigure ainsi un genre tout à fait particulier et propre aux auteurs chrétiens, notamment du haut Moyen Âge, les quaestiones. Il sait, convaincu et contagieux, que les opposants se feront de plus en plus rares « parce qu’ils meurent ou parce qu’ils croient ». À l’occasion de fêtes païennes spectaculaires (données le 24 mars, en l’honneur d’Attis, amant émasculé de Cybèle), où les Galli parcourent les rues en courant les bras entaillés, répandant « leur sang impur », Augustin déplore « un jour d’allégresse pour les débauchés de la ville », voyant dans ces cultes ignobles l’imitation du démon qui vient induire le crédule en erreur. Tertullien, dans son Traité de la prescription des hérétiques, avait lui-même pointé cette diabolique pratique des cultes à mystères : « Le rôle du diable n’est-il pas de pervertir la vérité ? N’imite-t-il pas dans les mystères des idoles les rites des sacrements divins ? » (XL). Et dans son Apologétique, de même : « Ainsi on rit de nous quand nous prêchons un Dieu qui nous jugera, car poètes et philosophes placent de même un tribunal aux enfers. Et si nous menaçons de la géhenne, qui est un trésor de feu mystérieux et souterrain, on éclate de rire pareillement, car il y a aussi pour les morts un fleuve, le Pyriphlégéton… » (XLVII , 11-14) Nous retombons à nouveau dans les accusations désormais routinières de plagiat. Saint Augustin profite probablement d’un contexte favorable pour assoir son autorité spirituelle en ce 24 août 410 lorsque les troupes d’Alaric déferlent sur la Ville Éternelle. Le malaise, en plus de la désolation, s’installe. Dans les milieux cultivés, on interroge la relation de cause à effet entre la victoire du christianisme et ses préceptes évangéliques bien trop mous de douceur, et la décadence de l’Empire. La religion chrétienne apparaît comme bien incompatible avec les mores reipublicae. Le peuple, lui, s’afflige. Augustin entreprend donc de remonter le moral de ses ouailles dans plusieurs sermons. Il leur rappelle quelques points d’Histoire, ce qui donne en substance : Allons ! Rome avait déjà brûlé sous Néron, nous nous relèverons de cette épreuve, si toutefois nous consentons à nous hisser à un peu plus de spiritualité. Virgile avait promis un empire sans fin et sans limite dans le temps et l’espace, eh bien il s’est trompé. Il n’existe qu’une Cité dans laquelle vous pourrez vous réfugier : la Cité de Dieu. Voilà qui s’appelle vendre son livre ! Ce livre depuis constitutif à bien des égards de la culture universelle de chaque Lettré ou prétendant au poste, lui aura demandé 14 ans de travail. Aucune riposte païenne ne semble pouvoir ou vouloir rivaliser. L’homme vient de porter le coup de grâce.

27 Je ne saurais trop vous conseiller un livre culte concernant cet homme dont un seul modeste paragraphe ne parviendra pas à rendre la juste mesure : La Vie de saint Augustin, de Peter Brown, disponible en poche. Sous son titre d’apparence lambda, il redonne, autour de l’œuvre et la vie de son plus illustre personnage à voir, vivre et sentir ce Ve siècle si méconnu.

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Saint Jean Chrysostome, Paulin de Nole et autres associés au trophée. Les chrétiens semblent rassurés, assurés que leur implantation est impossible, à présent, à renverser. Saint Jean Chrysostome célèbre dans son Sur Babylas, une foi répandue qui n’a plus à redouter les attaques destinées à lui nuire, désormais inoffensives. La victoire spirituelle, qu’elle soit païenne ou chrétienne n’est jamais modeste, nous y sommes déjà habitués. Il en arrive à un bien étrange aveu, qui ironiquement a permis à de très nombreuses reprises que nous soient parvenues ces hostilités païennes : « De tant de nations, de tant de peuples, ils n’ont pu gagner ni un sage, ni un ignorant, ni un homme, ni une femme, ni même un petit enfant. Et leurs écrits soulevaient un tel rire qu’ils ont depuis longtemps disparu, et, pour la plupart, sont morts en naissant. Que s’ils se sont conservés quelque part, c’est chez les chrétiens qu’on peut les trouver, tant nous sommes éloignés de craindre que leurs pièges puissent nous faire aucun mal. » (§ 2) Paulin de Nole, à son tour, dans son Carmen, met sa plume poète au service de cette irrésistible conquête des âmes. « Les ténèbres de l’univers se font moins épaisses. Déjà presque chez tous la foi est la plus forte, la Vie a vaincu la Mort. » (XVIII , 59) Le fantôme de Julien, Rutilius Namatianus, Palladas, Zosime, Proclus et Simplicius : dernières résistances païennes actives vs le reste du monde. Pourtant le paganisme, s’il est socialement et politiquement muselé, humilié par saint Augustin, auquel s’ajoutera saint Jérôme, perdure dans les cœurs. Julien continue de hanter nos chers didascales, et à Alexandrie errent encore bon nombre de fidèles (Hypathie, mise en valeur par le récent film Agora fut de ceux-là) clamant haut et fort qu’aucune réfutation clairement identifiée comme telle de son Contre les Galiléens n’avaient encore été fournie. On presse donc Cyrille d’Alexandrie de bien vouloir détailler grandement une réfutation afin de faire tomber une bonne fois cette très gênante « citadelle imprenable de l’Hellénisme ». Parallèlement, vers 417, Rutilius Namatianus quitte Rome pour la Gaule. Il raconte dans Sur son retour son voyage en vers, sur le modèle d’Ovide (Les Tristes), d’Horace (Satires) ou encore de Stace (Silves). Pierre de Labriolle, pour une fois, se montre très sévère et sort un peu de sa réserve jusqu’ici inattaquable. On peut s’interroger, après avoir lu ce court texte dont plusieurs parties ont été perdues, sur ce surprenant jugement de valeur que l’auteur émet : « C’est une perte, ce n’est pas une très grande perte. »28 Il considère Rutilius Namatianus comme un « touriste des plus superficiels qui ne sait ni voir ni faire voir et rencontre bien rarement une observation de quelque relief ». Bon. J’y ai vu pour ma part de belles envolées ainsi que des passages, notamment sur les moines si nombreux à s’isoler qu’ils n’en sont jamais seuls, franchement hilarants. « Ô multitude de solitaires, qui fait de la solitude un mensonge ! » surenchérira d’ailleurs Palladas. Passons. Il lui accorde cependant une « âpre éloquence », une « élégance satirique », qui tiennent toutes deux effectivement une grande place dans son œuvre. Viennent ensuite les sempiternelles attaques sur les honneurs rendus aux morts pour le Christ. Théodoret de Cyr contre-attaque, sempiternellement, dans sa Méthode pour soigner les maladies helléniques (j’espère que comme moi, vous goûtez les titres prodigieux de tous ces traités). Il signale que les païens sont toujours irrités par les honneurs rendus aux tombeaux des martyrs. Après tout, les « héros » grecs reposant dans les tombeaux font-ils contracter ces fameuses souillures à leurs admirateurs ?

28 Labriolle, op. cit. p 472.

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À la fin du Ve siècle, Zosime, historien, se charge une dernière fois de la réminiscence nouvelle de l’empereur Julien qui est un héros à ses yeux, décidément bien encombrant pour les chrétiens ! Il remarque à son tour dans son Histoire nouvelle la nocivité du monachisme : « sous couleur de tout donner aux pauvres, ils font de tous des pauvres. » (V, XXIII , 3) Pour Labriolle, Zosime « constate une double équation où s’inscrit la vérité de l’histoire : fidélité aux traditions religieuses et païennes = grandeur et prospérité de Rome ; mépris de ces mêmes traditions 29= décadence et malheurs publics. » Dans l’Anthologie grecque, X, 82, Palladas d’Alexandrie fait lui un constat mélancolique et sombre : « Les grecs n’ont plus qu’une ombre de vie. La vie est pour eux comme un songe. Ils traînent une existence morte. » L’École d’Athènes, haut lieu du néoplatonisme, vit elle ses dernières années. Plutarque d’Athènes, Syrianus puis enfin Proclus la dirigeront avec intransigeance. Celui-ci, durant 35 ans aux rênes de l’école est rattaché à la tradition de Jamblique, plus encore que de celle de Plotin. Homme de grande piété, il organise toutes ses attaques autour de l’idée d’éternité du monde (opposée donc à la fin du monde prêchée par le christianisme). Dans son Commentaire sur le Timée, notamment, il remet une dernière fois en question la venue tardive de Dieu. « Dans quelle intention, Dieu, après une paresse d’une infinie durée viendra-t-il à créer ? Parce qu’il pense que c’est mieux ? Mais auparavant, ou il l’ignorait, ou il le savait ; dire qu’il l’ignorait c’est absurde, et s’il le savait, pourquoi n’a-t-il pas commencé avant. » (88c) En 529, Justinien ferme le dernière École païenne. Le paganisme ne peut plus être enseigné. Simplicius tentera dans un sursaut une dernière salve contre les chrétiens, en vain. Le silence du crépuscule. Après le KO intellectuel de saint Augustin, le KO, plus décisif encore, du pouvoir censure et piétine l’hérésie païenne. Le Moyen Âge n’est plus très loin à présent. Le long effort antichrétien se trouve paralysé pour un bien long moment. Ce fut une bien belle bataille, tout de même. « Le néoplatonisme meurt avec toute la philosophie et toute la culture grecque. Le VIe et le VII e siècles sont des moments de grands silences. » Émile Bréhier, Histoire de la philosophie. En guise de conclusion, quelques précisions méthodologiques. Pierre de Labriolle a mené lui aussi une bien remarquable bataille d’historien, et si j’ai ici tenté d’en résumer les grands lignes, cette recension n’est en aucun cas exhaustive, là ou le livre pourrait presque y prétendre. Un très long chapitre est d’ailleurs évidemment consacré à la question juive que j’ai renoncé à aborder ici me concentrant sur le duel proposé en premier lieu. Il n’élude lui-même aucune situation délicate, en ne manquant pas de rappeler cinq points élémentaires de sa méthode, à méditer amplement : « On devra reconnaître : 1° que toutes les religions, l’homme et Dieu, sont dans le cas d’user de symboles qui se ressemblent ; car, dans cet ordre, le vœu de la nature humaine ne saurait

29 Labriolle, op. cit. p 481.

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varier indéfiniment, 2° que, vivant et se développant au milieu de la civilisation gréco-romaine, le christianisme n’a pu rejeter systématiquement toutes les formes où s’exprimait jusqu’alors le sentiment religieux, encore qu’il en répudiât quelques-unes ; 3° que [citant Cumont] « des ressemblances ne supposent pas nécessairement une imitation » et que « les similitudes d’idées ou de pratiques doivent souvent s’expliquer en dehors de tout emprunt, par une communauté d’origine » ; 4° que c’est un abus formel d’employer, en parlant de cultes païens, la terminologie spécifiquement catholique, dont, en fait, ces cultes n’ont jamais usé ; et que rien ne favorise autant les confusions fallacieuses et les fâcheux à peu près ; 5° enfin que, s’ils veulent dépasser la zone peu sûre des rapprochements « ingénieux », les historiens des religions doivent se résigner à toute une série de travaux d’approche, conduits avec la rigueur de la méthode philologique, pour déterminer la nuance sémantique des mots, éventuellement les changements de sens qu’ils ont pu subir, et l’exacte chronologie des doctrines. Faute de ces précautions préalables, tout flotte au gré du dilettantisme érudit. »30

Février 2010.

30 Op. cit. pp 453-54.