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Table des matieres 1- Qu'est-ce qu'un regard détaché ? 9 1.1. Introduction et problématique 9 1.1.1. Les interférences de la pensée 9 1.1.2. Une définition de l'artiste 10 1.1.3. Le regard détaché 11 1.1.4. Contextualisation historique 11 1.1.5. Criteres de sélection des réalisateurs et de leurs films 12 1.2. Les regards attachés 13 1.2.1. Le regard contemplatif 14 1.2.2. Le regard surplombant 14 1.2.3. Le regard de l'innocent 16 1.2.4. Le regard distancié 16 1.2.5. Le regard du touriste, le regard de 1'esthete 17 1.3. Les exigences du regard détaché 18 1.3.1. Désamorcerlejugement.. 18 1.2.2. Egalité entre personnages et spectateurs 19 1.3.3. L'exigence kantienne 19 1.3.4. Détacher la matiere du sens 20 1.4. Enrichir la perception 21 1.4.1 Foyers directs et foyers indirects 21 1.4.2. Sentiments et atTects ne doivent pas déboucher sur des réfiexions 22 11 - Comment accéder au regard détaché ? 23 2.1. Reconquérir I'image visible 23 2. I.l La distinction du lisible et du visible 23 2.1.2. Rendre aI'image sa visibilité 24 2.2. L'égalité du spectateur et du personnage 25 2.2.1. Pénétrer le regard 25 2.2.2. Se voir du dehors 26 2.2.3. Le recul de I'Histoire 28 2.2.4. La prescience 29 . 2.2.5. L'égalité dans la mort 30 2.3. Circulation du regard 32 2 3

La Regard Detachée

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Page 1: La Regard Detachée

Table des matieres

1- Qu'est-ce qu'un regard détaché ? 9

1.1. Introduction et problématique 9

1.1.1. Les interférences de la pensée 9

1.1.2. Une définition de l'artiste 10

1.1.3. Le regard détaché 11

1.1.4. Contextualisation historique 11

1.1.5. Criteres de sélection des réalisateurs et de leurs films 12

1.2. Les regards attachés 13

1.2.1. Le regard contemplatif 14

1.2.2. Le regard surplombant 14

1.2.3. Le regard de l'innocent 16

1.2.4. Le regard distancié 16

1.2.5. Le regard du touriste, le regard de 1'esthete 17

1.3. Les exigences du regard détaché 18

1.3.1. Désamorcerlejugement.. 18

1.2.2. Egalité entre personnages et spectateurs 19

1.3.3. L'exigence kantienne 19

1.3.4. Détacher la matiere du sens 20

1.4. Enrichir la perception 21

1.4.1 Foyers directs et foyers indirects 21

1.4.2. Sentiments et atTects ne doivent pas déboucher sur des réfiexions 22

11 - Comment accéder au regard détaché ? 23

2.1. Reconquérir I'image visible 23

2.I.l La distinction du lisible et du visible 23

2.1.2. Rendre aI'image sa visibilité 24

2.2. L'égalité du spectateur et du personnage 25

2.2.1. Pénétrer le regard 25

2.2.2. Se voir du dehors 26

2.2.3. Le recul de I'Histoire 28

2.2.4. La prescience 29

. 2.2.5. L'égalité dans la mort 30

2.3. Circulation du regard 32

2 3

Page 2: La Regard Detachée

2.3.1. L'exigence kantienne et les résistances qu'elle rencontre au cinéma 32

2.3.2. Redistribution des polarités 32

2.3.3. Les personnages-relais 33

2.3.4. Les personnages-émanation : 34

2.3.5. Les personnages-jonction 35

2.3.6. Retour de I'objection kantienne 36

2.3.6. L'anthropocentrisme (la nature comme « environnement») 36

2.4. La défamiliarisation 37

2.4.1. L'échec de la reconnaissance attentive 37

2.4.2. Le montage déstructuré, I'indécidable, I'indétermination narrative 38

2.4.3. La décontextualisation 38

2.4.4. Les ferments d'insécurité 39

2.4.5. Ferments d'insécurité sonores 40

2.4.6. Les écrans neigeux 42

2.4.7. Le visible déborde le lisible 44

2.5. La dialectique du mouvement 44

2.5.1. La poursuite de 1'utile et du sens 44

2.5.2. Neutraliser le mouvement 45

2.5.3. Le mouvement dans I'immobilité 46

2.6. La dialectique de I'occupation 47

2.6.1. Le feu croisé des regards réifiants 47

2.6.2. Le regard de Méduse 48

2.6.3. L' abysse nous regarde 48

2.6.4. Le spectateur miroir 49

nI - Que voit le regard détaché ? 51

3.1. Le physique 51

3.1.1. La circulation des énergies 51

3.1.2. Le monde sous son jour de nécessité 54

3.1.3. Les trajectoires invisibles 55

3.1.4. Emotions et sentiments 56

3.1.5. Au-dela du physique 57

3.2. Le psychique 58

3.2.1. L'interpénétration des consciences 58

3.2.3. La mélodie de I'étre unique 59

4

3.3. Le physiologique 61

3.3.1. L'intuition du vital 61

3.3.2. La part naturelle de I'étre humain 62

3.3.3. Les productions naturelles 62

3.3.4. Elargir la conscience de I'étre unique a I'ensemble du vivant.. 64

3.4. L'esprit et la matiere 65

3.4.1. Au-dela du physiologique ? 65

3.4.2 Une révélation immanentiste 67

IV - Une posture 69

4.1. La dialectique de I'image mentale et de I'image-matiere 69

4.1.1. Redéfmir I'image mentale 69

4.1.3. Moloch, un exemple d'image mentale 70

4.1.4. Echapper a I'image mentale 71

4.2. Liberté et nécessité 72

4.2.1. Quelle part de liberté au sein de la nécessité ? 72

4.2.2. L'adhésion ala nécessité 73

4.3. La fiction de I'identité 73

4.3.1. Le moi comme costume 73

4.3.2. Le jeu permanent 74

4.3.3. La posture de I'acteur-spectateur 75

4.4. La fiction des distinctions entre les etres 76

4.4.1. La non-reconnaissance du méme 76

4.4.2. La vision littérale de I'étre unique 77

4.4.3. Le relatif solidifié en absolu 78

4.4.4. La fiction des appartenances communautaires 80

4.5. La fiction du dedans et du dehors 82

4.5.1. La non-étanchéité 82

4.5.2. Le grand intérieur 84

4.5.3. Réglage du regard 85

4.6. La fiction du progres 86

4.6.1. Le cycle de la violence 86

4.6.2. Le sacrifice 86

4.7. La fiction des volontés 88

4:7.1. L'épluchage des désirs 88

5

Page 3: La Regard Detachée

4.7.2. Le siege de l' ínertíe 89

4.7.3. Le dísposítíf cínématographique 91

V- L'image-matiere 92

5.1. Une conception irnrnanentiste de l'image 92

5.1.1. Composer avec le visible 92

5.1.2. La vénté du cinéma 93

5.2. Au-delil du temps 94

5.2.1. Précisions lexicales 94

5.2.2. Une éterníté atemporelle 95

5.2.3. La révolution bergsonienne 97

5.2.4. Le transcendantal 98

5.2.5. Une continuité indivisible 99

5.2.6. De1euze et les conventions solidifiées 100

5.2.7. Les subordínations 101

5.2.8. L'indívisibilité de I'image-matiére 102

5.3. L'irnage-matiere 104

FILMOGRAPHIE 103 BIBLIOGRAPHIE 104

REMERCIEMENTS

le souhaite adresser mes remerciements aPhilippe Dubois et alacques Aurnont.

le souhaite également remercíer pour leur contribution, leUT soutien et leur

patience : mes parents, Atphonsine & loannes, Marion.

6 7

Page 4: La Regard Detachée

----------8

1 - Qu'est-ce gu'un regard détaché ?

1.1. Introduction et problématique

1.1.1. Les interiérences de la pensée

« Ce qui compte pour moi, c 'est que les sentiments suscités par mes films soient

universels. Une image dans une (Euvre d'art peut provoquer des sentiments identiques chez

tous les spectateurs alors que les réjlexions auxquelles i/s se livrent ensuite peuvent etre tres

différentes. Si vous cherchez un sens au film pendant la projection, vous manquez tout ce qui

se passe. Des pensées peuvent se former dans votre esprit pendant ce temps, mais elles ne

sont alors que des interférences: c 'est plus tard qu 'elles se mettent a fonctionner. Le

spectateur idéal, pour moi, regarde unfilm comme un voyageur le paysage qu'i/ traverse en

train. » 1

« La pensée comme interférence )), un universel du regard lié non pas a l'émergence

d'une pensée collective mais a l'interruption pur et simple du flux de la pensée du spectateur

au cours du film... Bien que le cinéma de Tarkovski ait suscité beaucoup de glose, ses

injonctions aux spectateurs semblent avoir été poliment laissées de coté par les

cornrnentateurs. Il n'y a la rien d'étonnant: le travail du critique se mesure souvent a la

quantité de sens qu'il parviendra a dégager du film, comme le mineur est payé a la quantité de

minerais qu'il extrait de la mine. Accorder a cette conception du cinéma l'importance qu'elle

mérite reviendrait a scier la branche sur laquelle critiques et théoriciens sont assis. Apres tout,

aquoi bon gaspiller de la pensée pour une conception du cinéma qui, précisément, considere

la pensée comme inopportune et cherche a la refouler hors du cinéma ? Un regard détaché de

toute vel1éité de sens est-íl souhaitable? Est-il seulement accessible? Peut-on réellement

poser sur les images d'un film un regard coupé du flux de la pensée ? La forme

cinématographique semble naturellement pourvoyeuse de sens : le cinéma, dans son essence

meme, ne condamne-t-íl pas un tel projet a l'échec ?

Aventurons-nous dans cette direction: envisageons un instant que le sens que nous

eherchons dans les images puissent nous dissimuler les images elles-memes, tentons de régler

1Il)tre regard pour le débarrasser des « interférences )) de la pensée. Quels films pourraient,

·lIIu.tot que d'entraver cette tentative, l'encourager et la favoriser? J.:L

:1'"

'¡J! 1"" l ARKOVSKI Andrer, in Entretien, POSITIF n0249

9

Page 5: La Regard Detachée

8

1 - Qu'est-ce gu'un regard détaché ?

1.1. Introduction et problématique

1.1.1. Les inteñérences de la pensée

« Ce qui compte pour moi, c 'est que les sentiments suscités par mes films soient

universels. Une image dans une ceuvre d'art peut provoquer des sentiments identiques chez

tous les spectateurs alors que les réjlexions auxquel/es i/s se /ivrent ensuite peuvent etre tres

di/férentes. Si vous cherchez un sens au film pendant la projection, vous manquez tout ce qui

se passe. Des pensées peuvent se former dans votre esprit pendant ce temps, mais el/es ne

sont alors que des interférences: c 'est plus tard qu 'el/es se mettent a fonctionner. Le

spectateur idéal. pour moi, regarde un film comme un voyageur le paysage qu'i/ traverse en

train. » 1

« La pensée comme interférence », un universel du regard lié non pas a I'émergence

d'une pensée collective mais a l'interruption pur et simple du flux de la pensée du spectateur

au cours du film... Bien que le cinéma de Tarkovski ait suscité beaucoup de glose, ses

injonctions aux spectateurs semblent avoir été poliment laissées de coté par les

cornmentateurs. Il n'y a la rien d'étonnant: le travail du critique se mesure souvent a la

quantité de sens qu'il parviendra a dégager du film, comme le mineur est payé a la quantité de

minerais qu'il extrait de la mine. Accorder a cette conception du cinéma l'importance qu'elle

mérite reviendrait a scier la branche sur laquelle critiques et théoriciens sont assis. Apres tout,

a quoi bon gaspiller de la pensée pour une conception du cinéma qui, précisément, considere

la pensée comme inopportune et cherche a la refouler hors du cinéma ? Un regard détaché de

toute velléité de sens est-il souhaitable? Est-il seulement accessible? Peut-on réellement

poser sur les images d'un film un regard coupé du flux de la pensée ? La forme

cinématographique semble naturellement pourvoyeuse de sens : le cinéma, dans son essence

meme, ne condamne-t-il pas un tel projet a l'échec ?

Aventurons-nous dans cette direction: envisageons un instant que le sens que nous

cherchons dans les images puissent nous dissimuler les images elles-memes, tentons de régler

notre regard pour le débarrasser des « interférences » de la pensée. Quels films pourraient,

plut6t que d'entraver cette tentative, l'encourager et la favoriser ?

I TARKOVSKI Andrel, in Entretien, POSITIF n0249

9

Page 6: La Regard Detachée

1.1.2. Une définition de I'artiste

« Auxiliaire de I'action, [la perception] isole, dans {'ensemble de la réalité ce qui

nous intéresse .. elle nous montre moins les choses memes que le parti que nous en pouvons

tirer. Par avance elle les classe, par avance elle les étiquette .. nous regardons apeine l'objet,

il nous suffit de savoir aquelle catégorie il appartient. Mais, de loin en loin, par un accident

heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents a la vie.

La nature a oublié d'attacher leur faculté de percevoir a leur faculté d'agir. Quand ils

regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus pour eux. Ils ne pen;oivent plus

simplement en VIIe d'agir,' ils pen;oivent pour percevoir, - pour rien, pour le p lais ir. Par un

certain cóté d'eux-mémes, soit par leur conscience soit par un de leurs sens, ils naissent

détachés .. et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la conscience, ils

sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poetes. C'est donc bien une vis ion plus directe de la

réalité que nous trouvons dans les différents arts .. et c 'est parce que l'artiste songe moins a utiliser sa perception qu 'il pen;oit un plus grand nombre de choses. »2

Non seulement, un cinéaste comme Tarkovski semble correspondre parfaitement ala

définition de I'artiste selon Bergson, mais on constate également que ses films sont peuplés de

ces personnages qui, qui sans etre nécessairement des artistes, portent sur le monde un regard

détaché. On trouvera également, dans les films de celui qui fut le disciple de Tarkovski,

Alexandre Sokourov, de précieuses variations autour de cette figure du détachement,

notarnment dans le choix de situer certains de ses récits aux sornmets des pyramides du

pouvoir. Profitant d'interregnes houleux, les puissants ou leurs proches posent sur le monde

un regard qui ne se laisse plus abuser par les trompe-I'reil idéologiques ... Quel est le projet de

Sokourov, quand íl filme Hiro-Hito comme un nouveau-né découvrant le monde pour la

premiere fois (Le SoleiT), Hitler cornme un oisillon dans un nid d'aigle (Moloch)?

D'autres noms nous viennent alors en tete - légion de cinéastes chez qui on retrouve

de tels personnages mais aussi une conception du cinéma proche de celle exposée par

Tarkovski. On repense au premier film de la tétralogie de Gus Van Sant, Gerry, a son décor

dénudé, a son intrigue minimaliste -deux amis perdus dans un désert-, a ces plans séquences

hypnotiques : n'y a-t-il pas la une tentative radicale de débarrasser notre regard des exigences

du sens et du divertissement ? Dans les trois films suivants (Elephant, Last Days, Paranoid

Park), Gus Van Sant semblait éprouver la faculté de détachement du personnage et du

spectateur en la confrontant ade nouveaux obstacles, a des situations de crise (une tuerie, un

2 BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, p.152-153, Editions Quadrige, Grands textes, 2008

10

suicide, un meurtre). Et sí le demier opus, Paranoid Park, témoignait d'une plus grande

accessibilité, c'est peut-etre parce que le cinéaste y formulait explicitement la dialectique du

détachement quí demeurait implicite dans les trois films précédents.

A premiere vue, ces films semblent des compagnons de route idéaux dans notre

tentative pour débarrasser notre regard des interférences de la pensée. Il ne s 'agit pas de

prouver que les films de Tarkovski, de Sokourov et de Gus Van Sant n'ont aucun sens - ce

serait absurde -, ni meme de tenter d'imposer ce regard détaché comme le seul qui vaille la

peine d'etre adopté au cinéma - ce serait idiot -, simplement de proposer une altemative aux

regards en quete de sens, une voie de traverse qui, a ce qu'il nous semble, reste a défricher.

1.1.3. Le regard détaché

Qu'entendre par un regard détaché? On s'accorde a dire d'un individu qu'il a un

regard détaché s'il semble peu intéressé par la chose qu'il observe, s'il parait étranger a ce qui

fait l' ordinaire de ses contemporains. Cependant, l'expression de « regard détaché », au sens

oi! nous l'employons, ne doit pas etre confondue avec l'indifférence ou I'insensibilité vis-a­

vis du monde, bien au contraire: il s'agit d'une attention accrue au monde, mais d'une

attentíon si profonde qu'elle ne se prolonge pas sous forme de pensée ou de réflexion.

Le regard détaché est celui qui ote aux choses le manteau d'évidence qui bien souvent

les dissimule, illes regarde cornme pour la premiere fois, pour ce qu'elles sont et non pour ce

en vue de quoi elles peuvent etre utilisées. Son intéret est désintéressé, sa curiosité est sans

intention: il voit mais ne prévoit pas, ne se projette dans aucun avenir - courarnment, on

dirait qu'il a « la vue courte », et c'est précisément ce qui le préserve des visées pratiques et

utilitaires qui animent les autres regards et qui se réduisent toujours plus ou moins a des

projets. Au contraire, le regard détaché ne conduit jamais au réflexe de récupération sans

s'invalider du meme coup ; la moindre arriere-pensée utilitaire le fausse, le « rattache ».

Parfois pionner, le regard détaché n'est jamais conquérant: il caresse sans percer,

entend sans juger; il se glisse mais ne s'impose pas, efTeuille mais ne choisit pas, inventorie

parfoís mais ne synthétise jamais. Des lors qu'il prétend faire la morale, des lors qu'íl fait de

son recul un surplomb, il s'inscrit a nouveau dans la poursuite du sens et de I'utile ; il est

philosophe, il est citoyen, il n'est plus détaché.

1.1.4. Contextualisation historique

Historiquement, les mises en scene du regard détaché s'inscrivent dans le

prolongement de ce que Deleuze a nornmé la crise de I'image-mouvement, la rupture sensori­

11

Page 7: La Regard Detachée

motrice qui signe I'apparition de I'image-temps. A propos de I'héroine de Europe 51, Deleuz,

écrit: « ses regards abandonnent la fonetion pratique d'une maitresse de maison qu

rangerait les ehoses et les étres»3 ; « e 'est un cinéma de voyant, non plus d'aetion. [... ] 1,

personnage est devenu une sorte de speetateur». Les films de notre corpus épousent ces

formes qui conditionnent la crise de I'image-action : la forme de la balade, de la promenade'

ou de l' errance, les évenements qui concernent a peine ceux auxquels ils arrívent... C'est la

perception du monde par le personnage, de I'image par le spectateur, qui s'en trouvent

changés: « les objets et les milieux prennent une réalité matérielle autonome qui les fail

valoir pour eux-mémes. [... ] Entre la réalité du milieu et eelle de /'aetion, ce n 'est plus un

prolongement moteur qui s 'établit, e 'est plutót un rapport onirique, par I'intermédiaire des !

organes des sens affranehis. On dirait que I 'aetion flotte dans la situation, plus qu 'elle ne

/'aeheve ou la resserre. » 4 «Le probleme du speetateur devient « qu 'est-ce qu 'j/ y a a voir

dans /'image ? » (et non plus « qu 'est-ee qu 'on va voir dans /'image suivante ? »). »5

1.1.5. eriteres de sélection des réalisateurs et de leurs films

Nous avons retenu Tarkovski, Sokourov et Gus Van Sant en fonction de deux criteres.

En premier lieu, nous avons choisi des films 0\1 I'advenue du regard détaché chez le

spectateur (A) résulte conjointement d'une empathie avec le personnage (B) et avec la vision

du monde du réalisateur (C). La coincidence du regard chez A, B et C est le eritere qui nous a

permis de retenir ees trois réalisateurs et de privilégier eertains films a d'autres au sein de leur

filmographie, eompte tenu du fait que tous ne répondent pas nécessairement a ee eritere.

Pourquoi, dans ee eas, ne pas avoir ehoisi d'autres réalisateurs ehez qui eette

eonfiguration A-B-C se retrouve al'identique ? Un seeond eritere explique ee ehoix : si, ehez

Tarkovski, Sokourov et Gus Van Sant, I'origine du détaehement du personnage est souvent la

eonséquenee d'une erise (eomme e'était déja le cas ehez Rosselini, ehez Viseonti ... ), eette

erise ne eonstitue pas, eependant, I'horizon du regard détaehé. Elle ne l' eneadre pas eornme

une fatalité eornme e'est le eas chez Antonioni, par exemple. Au contraire, dans les films de

notre corpus, le sujet s'est réapproprié I'acte de regarder : il ne subit plus ce qu'il voit mais il

['accueille. Il arrive meme que le personnage aspire a accéder au regard détaché pour

surmonter cette crise originelle : s'il n'y parvient pas nécessairement, si la crise finit souvent

par I'emporter, la sérénité ne serait-ce que temporairement reconquise demeure cornme un

3 DELEUZE GiBes, L'image-temps, Editions de Minuit, Collection «Critique », 1985, p.8 4 Ibid., p.9-1O-ll 5 Ibid., p.356

12

repere pour le spectateur, comme un possible entrevu. Ces dépassements sont la, en germe, a

I'état d'esquisses : il ne tient qu'au spectateur d'en tirer une posture, un mode d'etre au

monde.

*

1.2. Les regards attachés

Pour comprendre ce qu'est un regard détaché, il faut d'abord définir ce qu'est un

regard attaehé. Le regard attaché est celui qui voit le monde a travers un prisme qui déforme

sa vision, qui lui montre les objets non pas pour ce qu'ils sont mais en vue de ce a quoi ils

peuvent servir ou de ce a quoi ils renvoient. Dans un arbre, par exemple, le bucheron yerra du

petit bois pour le feu ou un objet de labeur, I'artiste sujet a poésie ou a peinture, le penseur

matiere a réflexion ou a remémoration - en somme, tout sauf I'arbre en tant que tel. On

pourrait qualifier ces déformations du regard d' égocentriques au sens 0\1 elles résultent de la

propension qu'a l'homme de considérer chaque chose a I'aune de ses préoccupations

personnelles.

Beaucoup ont vu dans I'apparition du cinématographe, dans I'enregistrement

« objectif» de la réalité, une maniere d'en finir avec ces regards attachés, une maniere

d'ouvrir une fenetre sur le monde tel qu'il apparait hors de toute visée utilitaire. En eifet, en

mettant physiquement I'arbre hors de notre portée, le cinéma nous préserve de voir en lui

matiere a utilité concrete - a moins qu'on ne confonde la chose avec sa représentation et qu'on

en vienne a tailler dans I'écran lui-meme, cornme le jeune carabinier de Godard.

Ces conceptions optimistes croyaient que nous allions enfin voir le monde en lui­

meme, pour lui-meme. Elles omettaient le fait que, si le regard utilitaire est une paire de

lunettes déformantes, il n'y a aucune raison pour que nous I'enlevions quand nous allons au

cinéma. Ainsi, ces visées utilitaires concretes ont tres vite été remplacées par d'autres visées,

plus abstraites mais non moins utilitaires. Si, au cinéma, nous voyons un gros plan sur un

arbre, nous pensons que ce plan est doté d'un sens précis, nous voyons dans I'arbre un

symbole, nous attendons de lui qu'il soit source de divertissement ou de connaissance...

Autant de nouveaux caches qui nous dissimulent encore l'arbre en tant que tel.

Il existe plusieurs sortes de regards attachés. Parmi eux, beaucoup peuvent sembler

détachés en apparenee quand la vision du monde qu'ils proposent est en réalité absolument

contradictoire avec les exigences du regard détaché. Ce sont la des regards attachés qui

13

Page 8: La Regard Detachée

s'ignorent ou se déguisent, et il convient de les passer en revue pour éviter de les confondre

avec le regard détaché.

1.2.1. Le regard contemplatif

Dans la presse, il arrive qu'on tombe sur l'expression de « cinéma contemplatif» pour

désigner des films au rythme reliiché. Originellement, une des acceptions du terme

« contemplation » renvoie a l'union a Dieu par la connaissance affective. Le contemplateur,

s'il est détaché des hommes, est solidement atlaché aune réalité transcendante qu'il prétend

découvrir dans le visible. Ce faisant, il ne voit pas les choses pour elles-memes mais cornrne

des reflets de Dieu sur Terre. Le contemplatif cherche dans le visible une expérience

spirituelle, quand que le sujet détaché n'y trouvera qu'une expérience du regard.

Si le cinéma de Tarkovski et de Sokourov est empreint de mysticisme, abonde de

références ala religion et s'inscrit dans une conception c1assique de l'art cornrne voie d'acces

au divin, leur popularité parmi les athées ou les agnostiques prouve que, sans référence a la

transcendance, leur force d'ébranlement demeure intacte. Nous irons plus loin, pour notre

part, en avan¡;;ant qu'une lecture religieuse ou « transcendantiste » de ces films fausse leur

sens profond. On pourra nous accuser de faire penser ces films contre leur auteur, nous nous

contenterons pour l'heure de remarquer que ces deux cinéastes n'ont eu de cesse de poser, au

sein de leur film, des garde-fous a la tentation d'une « lecture spiritualiste» : un

doute irrépressible quant a l'existence de Dieu hante les images de Sokourov6, un animisme

foncier enracine le cinéma de Tarkovski dans la nature, dans une conception d'un Dieu

immanent et non surplombant. Ce sont les anticorps que leur cinéma secrete contre les

certitudes sc1érosantes qui font des arts didactiques, péremptoires, car trop sílrs d'eux-memes.

1.2.2. Le regard surplombant

« Ne pas rester lié a son propre détachement, a cet éloignement voluptueux de

l 'oiseau qui fuit toujours plus haut dans les airs, emporré par son vol, pour voir toujours plus

de choses au-dessous de lui - c'est le danger de celui qui plane. »7. L'avertissement de

Nietzsche semble s'adresser a tous les aspirants au regard détaché. On veut s'arracher aux

6 En entretien, Sokourov confíe ses doutes quant a I'existence de Dieu : «Parfois iI me semble que tout cela est une tres grande mystification. Paree que personne ne revient jamais [de /'au­dela} ... Pourquoi n'avons-nous pas le droit de comprendre et de savoir ce qu'iI ya la ? Pourquoi on nous le cache? Paree qu'iI n'y a rien ... ». Entretien avec Bruno Dietsch dans Alexandre Sokourov, L'ilge d'hornme, Collection Cinéma vivant, 2005, p.74.

7 NIETZSCHE Friedrich, Par dela le bien et le mal, Editions Folio, p.115

14

futilités du monde mais sans qu'on y prenne garde, notre détachement s'est changé en une

hauteur de vue : nous voulions voir le monde tel qu'il est mais nous ne l'avons vu que dans

l'ombre irnrnense que nous projetions sur le sol.

La figure emblématique du regard surplombant, c'est la plongée zénithale, la plongée

absolue, que Chris Marker comparait, chez Tarkovski, au regard du « Christ Pantocrator »

peint sur la coupole des Eglises orthodoxes8 - et qui trouve son contrechamp dans la contre­

plongée sur les personnages (par exemple, Alex et Eric qui planifient la tuerie dans Elephant).

La comparaison de Marker nous révele le regard surplombant pour ce qu'il est : une tentative

de se substituer aDieu. Dans Moloch, Hitler entend agir sur les c1imats, prend son nid d'aigle

pour une Olympe, se fantasme en Dieu ornniscient «( Je sais tout. » affirme-t-il a un pretre).

Mais cette « tentation démiurgique» n'est pas l'apanage des puissants, elle guette chaque

individu, dans chaque milieu de la société. Les trois personnages de Stalker, incamant

respectivement la Science, l'Art et la Religion, passent tous par cetle tentation démiurgique :

le Professeur veut faire exploser la Chambre (comprendre : tuer Dieu), l'Ecrivain veut passer

a la postérité, le Stalker s'autorise le droit de décider qui doit mettre sa vie en danger

«( Comment décidez-vous qui doit vivre et mourir?» s'offusque l'Ecrivain).

Nos réalisateurs eux-memes ne sont pas a l'abri du regard surplombant, au contraire :

si le péché des Puissants de ce monde est de vouloir se comporter en artistes (dans Moloch,

Hitler imite un chef d'orchestre, cornrne si la guerre était une symphonie), le péché des

artistes est de vouloir agir comme les Puissants. Le regard surplombant est un hubris, péché

d'orgueil et de démesure, mais surtout, pour l'artiste, péché d'égocentrisme : c'est voir le

monde cornrne un moyen dont nous serions la fin, croire qu'il a été créé pour etre contemplé

par nous, représenté par nous. C'est aussi le risque de vouloir esthétiser le mal et la souffrance

: apartir d'une certaine distance, meme les massacres se colorent d'harmonie, (c'est le regard

du prince qui surplombe le sac de la ville dans Andrei Roublev).

Comment faire la différence entre le regard surplombant et le regard détaché ? Le

premier cherche souvent aenglober de vastes étendues pour se délecter de sa portée, quand le

second préfere se concentrer sur des détails qui sembleraient dérisoires au premier. En outre,

le regard surplombant est le celui d'un seul etre sur tous les autres, il procure donc un

sentiment de solitude et d'isolement - sentiments absolument absents du regard détaché qui

occulte l'ego et le moi du sujet.

8 DELEUZE Gilles, « Unejournée d'Andrei'Arsenevitch» (Chris Marker, 1999)

15

Page 9: La Regard Detachée

1.2.3. Le regard de I'innocent

Le regard détaché ote nos habitudes de leur gaine de familiarité pour les dévoiler dans

toute leur étrangeté. C'est l'équivalent du regard du Persan chez Montesquieu ou du

personnage de l' idiot, de l' innocent dans la littérature russe. Le regard détaché et le regard de

!'innocent ont en cornmun de ne pas comprendre le sens des symboles et des métaphores, de

voir partout du littéral. Dans L 'enjance d'/van, le jeune gars;on ne voit pas une allégorie

religieuse dans la gravure de DÜTer, «Les quatre cavaliers de I'apocalypse», mais une

représentation littérale du monde dans lequel il vit (il compare le cavalier de la Mort a un

soldat nazi sur sa moto... ).

Le défaut du regard de I'innocent, c'est qu'il est souvent I'otage de ses émotions : lvan

est prisonnier des expériences traumatisantes qu'il a vécues, de sa haine des allemands, qu'il

projette d'ailleurs dans la gravure de Dürer. Le regard de I'idiot, de l'innocent est en réalité

une surdépendance (aux évenements, a ses émotions ... ). C'est l'innocente d'Andrei" Roublev

qui pleure au simple spectacle d'un mur blanc sali par la terre ; c'est Harey (Solaris), vierge

de tout passé mais qui ne peut littéralement pas vivre sans Kelvin (elle meurt s'il s'éloigne).

C'était déja le cas dans L '/diot de Dostoi'evski : les émotions du prince Mychkine le mettent

en proie a de violentes crises d'épilepsie. Au contraire, les émotions demeurent chez le sujet

détaché, a l'état d'affects inachevés qui ne se prolongent pas en réactions sensori-motrices ou

en proces de pensée, et qui n'ont donc sur lui qu'une emprise limitée.

On se tromperait en voyant dans l'acces au regard détaché, un retour a une innocence

originelle du regard. II ne s'agit pas de retrouver le regard originel des premiers spectateurs du

cinéma : ceux-ci voyaient le spectacle de la matiere restituée a l'écran, quand le regard

détaché entend voir la matiere pour elle-meme9• En outre, si le regard détaché ne voit que du

littéral, il ne faut pas croire qu'il est incapable de distinguer le réel de la fiction. Le regard

détaché n'est pas celui des premiers spectateurs du cinématographe, qui, dit-on, fuyaient la

salle de cinéma en voyant L 'arrivée du train en Gare de La Ciotat, il n'est pas le regard du

jeune enfant qui croit que les personnages qu'il voit a I'écran meurent réellement.

1.2.4. Le regard distancié

Si le regard est détaché, c'est parce qu'il a été attaché : il a pris acte de la convention

de la fiction, du «faire comme si», de la «suspension d'incrédulité» nécessaire au

fonctionnement de la mimésis. II n'a donc rien en eommun avec le regard désabusé du

9 « Vous venez voir la beauté ou sa représentation ?» demande le personnage du diplomate ftan<¡:ais aux visiteurs du musée de 1,Hermitage dans L'arche russe de Sokourov.

16

spectateur qui, allant au cinéma, ne ressent aucune émotion sous prétexte que « ce n 'est que

du cinéma », sous prétexte que « les comédiens ne meurent pas véritablement 11. Le tort de ce

spectateur est de ne pas voir les choses pour ce qu'elles sont mais uniquement pour ce

qu'elles ne sont pas (<< ce n'est pas réel »).

II arrive que ce regard distancié survienne involontairement chez le spectateur quand

un comédien n'est pas crédible, quand une scene est par trop invraisemblable ... II témoigne

alors d'une breche dans la mimésis, parfois volontairement recherchée par les metteurs en

scene (griice aux artifices de « distanciation» ou de « disjonction »), mais c'est alors au nom

d'une «réalité» ou d'un sens prétendument supérieurs qui, en se dévoilant, nous dérobent a

nouveau I'image qui nous était donnée a voir.

1.2.5. Le regard du touriste, le regard de l'esthete

La premiere scene de Nostalghia fait figure de note d'intention, d'avertissement

liminaire pour le spectateur. Le personnage d'Eugenia observe les beautés d'une église

italienne. Un sacristain lui demande si elle vient pour une griice. « Je regardais seulement »

répond-elle. Le sacristain ne l' entend pas de cette oreille : «-Quand iI y a quelqu 'un de

distrait, d'étranger acette invocation, iI ne se passe rien. » « -Que devrait-iI se passer ? » « ­

Tout ce que tu veux, tout ce dont tu as besoin, mais au minimum, iljaut te mettre agenoux. »

Le saeristain, lorsqu'il prononce ces mots, se détoume d'Eugenia pour braquer son regard

dans I'objectif de la caméra, signe que cet avertissement s'adresse direetement au spectateur.

Tarkovski n'exhorte pas son spectateur a s'humilier devant le film eornme le religieux

s'humilie devant Dieu : au contraire, le regard détaché implique une égalité entre le regardant

et le regardé. Cependant, ce cinéma exige de son spectateur, sinon un investissement, en tout

cas une disponibilité - les films de notre corpus exigent un « speetateur bénévole » comme

Stendhal parlait de «Iecteurs bénévoles». Cet abandon qui semble naturel et évident a

certains spectateurs releve de I'effort surhumain pour d'autres: beaueoup sont, comme

Eugenia, incapables de s'agenouiller, incapables de deseendre de leur piédestal pour se mettre

en condition d'éprouver une véritable expérience du regard.

Parmi ces spectateurs, il y a l'esthete, celui qui «juge /'art au lieu de s 'en

imprégner »\0. L'esthete soumet chaque film a sa grille de lecture personnelle : il ne voit pas

les choses en elles-memes mais par rapport a certains criteres personnels - esthétiques,

moraux, politiques. Tarkovski reprochait aux critiques de se servir des reuvres d'art «pour

10 TARKOVSKI Andrer, Le Temps Scellé, op.cit., p.43

17

Page 10: La Regard Detachée

confirmer un point de vue personnel, plutat que de rechercher avec [cel/es-dJ un rapport

d'émotion, vivant. »". Les criteres de l'esthete sont autant de médiations qui l'empechent de

développer un rapport personnel au film. Dans les films de notre corpus cette posture

s'incame a travers les personnages d'interprete, tous ceux qui veulent traduire le vivant, la

poésie, l'art, dans une langue qui n'est pas la sienne : c'est Eugenia dans Nostalghia, mais

aussi l'interprete américano-japonais qui travestit les propos de I'Empereur dans Le Soleil, le

soldat chargé de veiller sur Alexandra... Ce sont précisément les personnages dont il faut

apprendre a se passer pour créer notre propre rapport d'immédiateté aux a:uvres, a l'étranger,

a tout ce qui ne parle pas notre langue.

On ne traverse pas ces films en touriste ou en esthete, sous peine de n'en rien voir. Il

ne faut pas entrer dans la salle avec des attentes précises, - « ne vous attendez arien, c 'est <;a

qui compre. » affirme Otto, le facteur-messager du Sacrifice -, pour se divertir ou, pire

encore, pour se cultiver, pour acquérir une connaissance, un enseignement l2• On frapperait a

la mauvaise porte, car l'objectifdes mises en scene du regard détaché est précisément de nous

apprendre a désapprendre.

*

1.3. Les exigences du regard détaché

Apres avoir déterminé ce que le regard détaché n'est pas, il nous faut maintenant tenter

de le définir positivement. Un regard, pour etre détaché, doit répondre a un certain nombre

d'exigences. Celles-ci ne sont pour lui que des propriétés naturelles qu'il conquiert

spontanément en se détachant ; elles ont cependant valeur de contraintes pour les cinéastes et

les théoriciens du regard détaché : qu'une seule d'entre elles vienne a manquer et le regard

attaché fait retour.

1.3.1. Désamorcer le jugement

Dans sa trilogie des « demiers jourS», on a dit de Gus Van Sant qu'il s'attachait a

filmer des faits divers en les dépolitisant. De nombreux observateurs n'ont pas manqué de

relever le caractere amoral de Paranoid Park. Il ne s'agit pas la d'une hauteur de vue de

II !bid., p.44

12 Dans La crise de la culture, Hannah Arendt remarque que le fail de regarder une ceuvre d'art pour se culliver releve d'un élal d'espril relalivemenl récenl, qu'elle associe it la posilion du « philislin cultivé » : celui qui voil dans l'ar! un vemis social, un moyen d'augmenler son preslige, sa place dans la sociélé...

18

!'artiste qui voudrait s'abstraire de la compromission du jugement en vertu de quelque licence

poétique, mais d'une absolue nécessité pour parvenir au regard détaché. Le regard, en

devenant I'instance du jugement, est citoyen, moral, surplombant - il n'est plus détaché.

Plus les actes cornmis par les personnages sont extremes et plus il devient difficile de

conserver un regard détaché. C'est la faculté de détachement du spectateur que Gus Van Sant

et Sokourov éprouvent quand ils choisissent de filmer des meurtriers (meurtriers ordinaires ou

meurtriers de masses). Mais dans un double mouvement, leurs mises en scene s'attachent a

désamorcer le jugement, a le rendre inopérant (en le suspendant, en le tétanisant. ..). Les mises

en scene du regard détaché doivent endormir l'homme véridique qui est en chacun de nous et

qui prétend «juger la vie au nom de valeurs supérieures» (Nietzsche).

1.2.2. Egalité entre personnages et spectateurs

Si le spectateur juge le personnage, c'est parce qu'il est en position de supériorité par

rapport a lui. Au contraire, les mises en scene du regard détaché s'attachent a mettre

personnages et spectateurs sur un pied d'égalité pour éviter que les seconds adoptent un

regard surplombant sur les premiers. Cette égalité entre personnages el spectateurs est

l'exigence la plus contraignante car elle se fonde sur l'inégalité postulée par le dispositif

cinématographique : le spectateur voit sans etre vu, le personnage ignore qu'il esl observé.

Les films de notre corpus vont donc s'attacher a prendre le dispositif a rebours pour faire

coi'ncider le regard du personnage et celui du spectateur.

1.3.3. L'exigence kantienne

Les regards utilitaires se signalent en tant qu'ils assignent une visée pratique, non

seulement aux objets, mais également aux individus. Leur égocentrisme les pousse a se

considérer eux-memes cornrne une fin qui justifie tous les moyens. Le regard détaché, au

contraire, accorde achaque individu et achaque chose la dignité d'une fin en soL De ce point

de vue, il obéit, sans en avoir conscience, a 1'impératif catégorique kantien qui exige de

considérer chaque individu, « toujours en meme temps comme fin et jamais simplement

comme moyen ».

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19 \-+c.. \~ ,~ \~~~

Page 11: La Regard Detachée

1.3.4. Détacher la matiere du sens

«Retrouver le monde suppose revenir en der;a des codeso »13. Pour qu'un regard soit

réellement détaché, il ne doit pas voir les choses en fonction de ce qu'elles signifient, mais

pour elles-memes. Tarkovski n'a eu de cesse, dans des entretiens ou dans son ouvrage Le

temps scellé, de développer une théorie du cinéma visant a se débarrasser du symbolisme et

des symboles. «Les images que nous créons n'ont d'autre significations que d'etre ce

qu 'elles sont. » 14. Peut-etre ne cherchait-il au fond qu'a substituer aux symboles évidents

d'autres formes de symboles, d'autres formes de significations, plus directes et moins

limitées. Peut-etre son animisme le poussait-il a croire que le sens véritable résidait dans les

choses elles-memes et non dans le regard de l'hornrne. Dans la perspective du regard détaché,

cependant, nous prendrons ses injonctions au pied de la lettre, ne leur substituant aucune

transcendance, ni meme aucun « sens irnrnanent» pour pallier a l'absence laissée par les

symboles. Nous tenterons de penser une image hors du symbole, hors de la métaphore, hors

du sens, une image « littérale »qui n'a d'autre signification que d'etre ce qu'elle est. 15

D'ou vient ce refus des symboles que Tarkovski développe dans Le Temps scellé? Un

personnage de Last Days s'étonne que les jeunes missionnaires qui viennent chez lui precher

la bonne parole ne boivent pas de vin (le sang du Christ), uniquement de l'eau minérale. Sa

remarque narquoise pourrait etre étendue a un constat plus global: les processus

d'aseptisation auxquels la société occidentale modeme soumet invariablement l'expérience

perceptive de l'individu dérobe a l'art ses moyens d'expression. En effet, a l'origine, les

symboles s'échangeaient dans un monde ou les gens étaient en contact avec la nature : ils

étaient donc familiers a la fois avec le signifiant et avec le signifié. Or, la civilisation modeme

a, sinon rompu, en tout cas médiatisé, le rapport de l'individu au monde; ce faisant, elle a

également diminué son expérience perceptive. Sans s'en rendre compte, la civilisation a vidé

les symboles de leur efficace et a réduit drastiquement les moyens d'expression de l'art, dont

elle s' enorgueillit pourtant comme la pointe extreme de son raffinement. Cette rupture entre le

monde et l'individu est peut-etre la cause du rejet du symbolisme dans le cinéma modeme.

13 Louis Audibert, Cinématographe, cité par Deleuze dans L 'image-temps, op.cit., p.226 '4 Entretien, POSITIF n0249

15 Ce projet, Robert Bresson l'a exprimé par des aphorismes tranchants : « Vois ton film comme une combinaison de lignes et de volumes en mouvement en dehors de ce qu 'iI figure et signifie. » ; « M'appliquer ades images insignifiantes (non signifiantes) » Notes sur le cinématographe Editions Gallimard, 1988

20

.....

1.4. Enrichir la perception

1.4.1 Foyers directs et foyers indirects

Montesquieu disait que « I'homme d'esprit sent ce que les autres savent ». Peut-etre

les mises en scene du regard détaché nous invitent-elles a ressentir les images et non pas a les

décrypter. S'il existait une analytique du regard détaché, elle ne devrait pas analyser l'image

en fonction des symboles qu'elle dissimule mais par rapport auxfoyers qu'elle révele et aux

effets qu'ils produisent sur la perception du spectateur. Dans cette perspective, on peut

reprendre les grandes lignes de la c1assification de Deleuze : on trouvera dans l'image des

foyers extensifs (espace), des foyers intensifs (lumiere), des foyers affectifs (émotions), des

foyers auditifs (sonores) ... Il s'agit la de foyers directs, premiers, Mais le regard détaché

ajoutera a ces foyers directs des foyers indirects, relevant des quatre autres sens ; les foyers

olfactifs (odorat), les foyers tactiles (le toucher), les foyers gustatifs (le gofil), auxquels on

pourrait ajouter des foyers atmosphériques (par exemple, froid ou chaleur ambiante). Ces

foyers fonctionnent indirectement au sens ou ils passent par le biais d'une reconnaissance

proprement visuelle ou auditive, par le biais d'une mémoire intuitive qui relie immédiatement

la chose per9ue a l'effet qu'elle produit.

On nous objectera qu'on ne peut pas réellement abstraire une perception tactile d'une

perception visuelle - et on aura raison. Mais dans ce cas, pourquoi nous raidissons-nous

instinctivement devant l'image de la poix brulante versée dans la bouche d'un malheureux

(Andref Roublev) ? La science modeme a fait sur ce point des découvertes capitales: les

neurones miroirs pourraient expliquer le phénomene d'ernpathie au cinéma, mais aussi

quantité d'effets immédiats sur le spectateur (voyant un personnage manger, nous nous

découvrons un soudain appétit). Ces neurones miroirs expliqueraient qu'il est impossible

d' etre tout a fait insensible aux images que nous voyons, car l' effet produit se fait a un degré

de perception extremement profond, immédiat et intuitif. C'est en cela qu'on peut parler de

foyers indirects, bien que nous ne ressentions a proprernent parler ni chaleur, ni aucune

perception tactile : ces perceptions indirectes ne sont pas sensitives mais sensibles. Dans le

regard détaché, la sensibilité est la puissance complémentaire de la sensitivité, comme

l'intuition est, chez Bergson, la puissance complémentaire de l'entendement.

On comprend donc pourquoi le regard détaché est tout sauf une insensibilité du

spectateur : au contraire, il s'agit d'une sensitivité accrue, qui a gagné en réceptivité par le

biais de la sensibilité. Ce que le regard détaché retranche aux images (leur sens), c'est autant

qu'il leur redonne en efficace sur sa perception. Le cinéma qui vise a faire accéder le

21

Page 12: La Regard Detachée

Van Sant. ..

spectateur a cette perception enrichie est donc nécessairement un cinéma des cinq sens : d'ou

I'importance du tactile, de I'auditif et de I'atmosphérique chez Tarkovski, Sokourov et Gus

1.4.2. Sentiments et affects ne doivent pas déboucher sur des réf1exions

Cette perception enrichie implique cependant, dans la perspective du regard détaché,

une derniere exigence : de meme que l'image-temps ne se prolonge pas en une réaction

sensori-motrice, de meme les perceptions sensitives et sensibles ne doivent pas se prolonger

en un processus intellectuel. La perception visuelle et auditive engendre nécessairement des

sentiments, des affects ; dans la perspective du regard détaché, cependant, ceux-ci ne doivent

pas se prolonger en réflexion ou en représentation. La pensée doit rester informe, al'état

d'une gaze invisible pour le regard ; si elle se prolonge, s'élabore, elle s'épaissit comme une

fumée qui cache I'image au spectateur - elle redevient une « interférence ». Pour reprendre

les termes de Deleuze, la situation ne se prolonge plus en réflexion par I'intermédiaire des

affections : « elle est coupée de tous ses prolongements, elle ne vaut plus que par elle-méme,

ayant absorbé toutes ses intensités affectives, toutes ses extensions actives. » 16

Le regard détaché se borne donc au degré le plus immédiat des affects, a leur degré le

plus physiologique, le plus physique. C'est précisément cela, I'opération du cinéma, dans la

perspective du regard détaché: une maniere de créer des affects et de les interrompre, de

suspendre leurs prolongements, leur formation, de les laisser inachevés.

A ce point de notre réflexion, nous avons enrichi notre définition du regard détaché.

Le regard détaché est une perception du monde qui ne laisse aucune pensée abstraite la

détourner de I'objet de son attention. Sa sensitivité visuelle et auditive est accrue par des

perceptions indirectes issues de la sensibilité. Mais cette sensibilité elle-meme est coupée de

ses prolongements - moteurs et réflexifs - si bien qu'elle ne débouche sur aucune pensée

interférente.

16 DELEUZE Gilles, L'image-temps, op.cit., p.356

22

11 - Comment accéder au regard détaché ?

11 existe différentes voies pour accéder au regard détaché, et les mises en scene des

films de notre corpus ne font jamais qu'esquisser certaines d'entre elles. De fait, il n'existe

pas de recette pour accéder au regard détaché. Tout au plus pourra-t-on remarquer que ces

mises en scene semblent parfois favoriser cet acces et parfois l'entraver. Si l'on analyse leurs

différents effets sur notre regard, on pourra dégager quelques principes solides, mais aussi

identifier des repoussoirs invariables.

2.1. Reconquérir I'image visible

2.1.1 La distinction du Iisible et du visible

Dans L 'image-temps, Deleuze fait la différence entre les images visibles (cinéma

classique) et les images Iisibles (cinéma moderne). Dans le cinéma moderne, « on dirait que

les plans tournent eux-mémes ou « se retournent JJ, et leur appréhension « requiert un effort

considérable de mémoire et d'imagination, autrement dit, une lecture »17. Le cinéma moderne

est un cinéma de la déchirure : iI rend le tout impossible, montre une complexité non­

totalisable, non-représentable par un seul individul8 . Si les films de notre corpus font partie du

cinéma moderne - on y retrouve les situations purement optiques et sonores caractéristiques

de l'image-temps -, leurs images ressortent pourtant du régime du visible: ces films ne

présentent pas des « descriptions » qui se substituent aux situations optiques et sonores pures,

on n'y retrouve pas I'esthétique de la disjonction qui caractérise le cinéma moderne. Est-ce a

dire que, par cet aspect, ils ressortent toujours du cinéma classique ?

En réalité, s'il existe un « esprit du cinéma moderne» cornrne le pense Deleuze, il ne

réside pas davantage dans I'image lisible que dans I'image visible. On peut conserver cette

distinction a condition de lui reconnaitre un usage purement conventionnel, notarnment parce

qu'il semble parfois absurde de trancher entre ces deux régimes de I'image.

Les réalisateurs de notre corpus sont éminemment modernes au sens ou ils ont pris

acte de la rupture entre I'hornrne et le monde - mais la ou Deleuze parle d'une disjonction qui

ne doit pas etre surmontée l9, les films de notre corpus voient au contraire un gouffre a

combler. Les mises en scene du regard détaché ne dansent pas autour de cette rupture

consornrnée, au contraire : elles entreprennent, patiemment, a leur échelIe, de renouer ce qui a

17 Noel Burch cité par Deleuze, L'image-temps, op.cit., p.3l9 18 Deleuze apropos de Syberberg, L'image-temps, op.cit., p.352 19 DELEUZE Gilles, L'image-temps, op.cit., p.364

23

Page 13: La Regard Detachée

été coupé, de reconstituer le fil rompu de la perception. Meme chez Gus Van Sant, le plus

antonionien des cinéastes de notre corpus, il y a une volonté de réaccorder l'individu au

monde avant la mort, contre la mort (tout contre), pour surmonter ou pour traverser la crise

fondatrice.

C'est pour sauver I'homme que nos cinéastes cherchent a le réenraciner dans la nature,

a le raccorder au monde; ils y voient le seul salut possible de l'humanité. C'est sur ce point

que les films de notre corpus s'extraient du fatalisme du disjonctif qui fonderait le cinéma

moderne (seIon Deleuze), et tendent au contraire a revenir a l'image visible qui, d'évidente et

de postulée dans le cinéma classique, devient chez eux le fruit d'une reconquete - de la meme

maniere, le regard ne peut accéder au détachement qu'en dépassant ses attachements

antérieurs.

2.1.2. Rendre a I'image sa visibilité

Les mises en scene du regard détaché sont donc celles qui entendent rendre a l'image

sa visibilité. II pourrait sembler y avoir une évidence de l'image visible, mais cette entreprise

doit etre comprise en opposition a cet autre versant du cinéma modeme OU la lisibilité de

l'image a fini par recouvrir sa visibilité. On ne voit pas l'image lisible pour elle-meme mais

en vue de l' « image virtuelle » qu'elle semble appeler, on y cherche 1'« image claire» qui

viendrait expliquer l'image opaque. Cette maniere d'appréhender I'image est évidemment en

contradiction avec le projet du regard détaché, c'est pourquoi la mise en scene doit s'attacher

a débarrasser l'image actuelle de son image virtuelle, par toutes sortes de moyens.

Contre les montages qui privilégient la disjonction pour rendre l'image lisible (faux

raccords, faux mouvements...), les cinéastes de notre corpus vont chercher a réenchalner « les

images désenchalnées ». Dans leur conception du montage, les plans participent d'un grand

tout; leur lenteur n'est pas la garantie de leur autonomie mais la marque de leur ajustement

singulier au rythme global du film, continuum dans lequel ils se coulent comme autant

d'aff1uents. L'harmonie de l'enchiissement prévaut sur les effets de rupture. Dans Le Soleil,

par exemple, les transitions entre les plans sont des fondus si brefs qu'ils sont imperceptibles;

ils raccordent les plans les uns aux autres cornrne des pieces de tissu cousues entre elles par

une reprise délicate et invisible. Les heurts et les coupes franches qui disjoignent les plans

dans l'image lisible sont ici estompés, gornrnés. D'une fa~on générale, le montage du regard

détaché cherche a se faire oublier. Ce projet culmine dans le montage invisible de L 'arche

rnsse, tourné en un seul plan séquence.

24

Cette conception du montage a son écueil : c'est la tentation démiurgique, cornrne

pendant négatif de la quete du continuum indivisible. Michel Chion avait déja souligné ce

risque dans un article sur le cinéma de Tarkovski : « 11 semble que dans les films récents [de

Tarkovski], iI se produise une sorte d'enj1ure, d'hypertrophie du plan, de sa durée interne,

laquel/e ne cesse de garder un ceil en coin sur sa fin inéluctable. Comme si le plan vivait de

plus en plus dans I 'attente de son interruption, et non pour lui-méme, alors que jusqu '(¡

Solaris, semble-t-i1, on avait, méme dans les longs plans, une insouciance du plan par rapport

ii sa destinée. (. ..) On se demande si Tarkovski ne risque pas de fétichiser sa « figure

cinématographique» en I 'identifiant au plan et en faisant une sorte de rituel pesant. »20.

L'écueil de la « fétichisation du plan», de la « performance », c'est de subordonner le visible

a la mise en scene, d'en faire un moyen en vue d'une fin. C'est l'écueil du regard

surplombant, du regard de l'esthete qui risque alors de faire retour.

*

2.2. L'égalité du spectateur et du personnage

2.2.1. Pénétrer le regard

L'inégalité entre le personnage et le spectateur postulée par le dispositif

cinématographique est une objection de taille a l'accession au regard détaché, car elle met

toujours le spectateur dans une position de supériorité par rapport aux personnages, c'est-a­

dire dans la position d'adopter un regard surplombant. Il faut, au contraire, faire en sorte que

le regard du spectateur et celui du personnage coincident, d'oÍ! l'abondance, chez Tarkovski,

de ces gros plans sur la nuque d'un personnage, comme une invitation iI pénétrer son regard,

ou encore ces plans « réunificateurs» ou le personnage apparalt de dos, avant qu'un

mouvement de caméra (travelling avant ou travelling latéral) ne raccorde finalement avec ce

que le personnage est en train de regarder (le travelling avant sur la mere assise sur la barriere

au début du Miroir). De ce point de vue, L 'arche rnsse et Le Miroir menent iI terme le projet

de faire COlncider le regard du spectateur et celui du personnage, le premier étant filmé en vue

subjective, le second pouvant s'interpréter littéralement comme une « vue de l'esprit ».

Mais il ne suffit pas d'épouser le regard du personnage pour se prémunir contre la

tentation du regard surplombant. Dans le cas de L 'arche rnsse, par exemple, les rares

moments oÍ! le film semble échapper a son contraignant dispositif, c'est lorsque la caméra,

20 CHlON Michel, « La maison oil iI pleut !I, artiele paru dans les Cahiers du cinéma en avril 1984, réédité dans Nunc nOI!, Septembre 2006, Editions de Corlevour, p.5?

25

Page 14: La Regard Detachée

empetrée dans une colonne de figurants, se trouve forcée d'attendre que ceux-ci désengorgent

le grand couloir de I'Hennitage. La caméra redevient alors un personnage cornme un autre,

astreint aux memes obligations : attendre son tour pour quitter le Palais. Certes, cette égalité

est de courte durée, les figurants s'écartant finalement pour laisser passer la caméra a la

faveur d'un travelling arriere. Mais ce qui s'est trouvé restitué, pendant ces quelques minutes

de flottement, c'est l'égalité entre le filmeur et le filmé, ce príncipe absol ument indispensable

a I'instauration d'un regard détaché.

On peut en tirer un príncipe de mise en scene. La caméra ne doit pas etre libérée des

contraintes terrestres, physiques et matéríelles auxquelles les personnages sont astreints.21

Cela suffit-il pour autant a résoudre I'inégalité entre le spectateur et le personnage ?

Oui, lorsque le personnage est « spectateur » d'un évenement. Mais des lors qu'i1 y participe,

qu'il en est un actant, I'inégalité est réintroduite. En effet, le spectateur est délivré

des « néeessités de /'aetion [qui) tendent a /imiter le ehamp de la vision »22, quand le

personnage y est encore livré tout entier. Celui-ci s'enfonce dans ses actions, dans les plus

dérísoires cornme dans les plus compromettantes. L'acte de délation de Kiríll au début de

Andrei Roublev (il dénonce I'histríon aux soldats du tsar) est filmé de I'intéríeur d'une

cabane, par une ouverture qui a précisément la fonne d'un écran de cinéma et qui redouble

I'écart qui nous sépare du personnage, alors qu'il se commet dans l'irréversible.23 Quelle

égalité peut-i1 y avoir entre un spectateur qui se contente de regarder et un personnage qui

agit, c'est-a-dire prend les rísques qu'implique I'action ? Les personnages sont-ils condamnés,

des lors qu'i1s sont actants et non plus spectateurs, a demeurer enfennés en eux-memes,

prísonnier de leur perception ?

2.2.2. Se voir du dehors

Quand, dans Le Saerifiee, Alexandre prend la décision d'aller voir Maria en suivant

les conseils d'Otto, il se tient debout au premier plan, hésitant encore a accomplir cet acte

absurde. II tourne alors la tete vers sa gauche, comme si quelqu'un se tenait dans son dos (l.) :

dans un panoramique gauche-miroir, la caméra récupere Alexandre dans le miroir, mais son

21 e'esl peul-etre la raison pour laquelle les plans aériens qu'on peul encore trouver dans L 'enfanee d'[van disparaissenl dans les films suivants de Tarkovski.

22 BERGSON, La pensée et le mouvant, op.cit., p.152

23 Nous emprunlons cette expression aPaul Valéry qui, dans son Essai sur la liberté, identifie le malaise de I'actant: une foís I'acle accompli, «j'ai I'expérience de ce retour intérieur a I'état d'innocence incertaine, si dijJicile aconvaincre que ce qui est fait est fait. (oo.) On dirait que notre Méme répugne adevenir cet Autre qui s 'est commis dans I'irréversible» VALERY Paul, Regards sur le monde actuel et autres écrits, Gallimard, Folio Essais, p.60

26

reflet est déja en train de se lever et d'enlever la couverture qui recouvrait ses épaules (2.).

Tout se passe alors comme si le personnage se voyait du dehors, en train de prendre cette

décision, en train de se lancer dans I'action. Plus tard dans le film, quand Alexandre enfile son

kimono (associé au renoncement monas tique) pour tenir le sennent qu'il a fait devant Dieu,

c'est ce meme miroir qui dédouble son geste (3.).

(1.) (2.)

Le Saerifiee,

d'Andre! Tarkovski

(3.)

On savait que le personnage devenu spectateur signait la naissance de I'image-temps :

mais grace a I'appoint du miroir, le personnage devient spectateur de lui-meme. Dans cette

perspective, le dédoublement du miroir évoque I'image virtuelle « strietement eorrélative de

/'image aetuelle», dont parle Deleuze, mais aussi le « souvenir pur» qui, pour Bergson,

existe hors de la conscience, c'est-a-dire « le passé tel qu'i/ est en soi, tel qu'i/ se eonserve en

soi ». Dans cette perspective, le miroir serait une fenetre ouverte sur ce souvenir qui se

constitue parallelement a la perception : « I/ y a un souvenir du présent, eontemporain du

présent lui-méme, aussi bien aeeolé qu 'un róle a/'aeteur. « Nolre existenee aetuelle, aufur et

a mesure qu 'elle se déroule dans le temps, se double ainsi d'une existenee virtuelle, d'une

image en miroir. Tout moment de notre vie offre done ees deux aspeets: il est aetuel et

virtue/, pereeption d'un eóté et souvenir de /'autre. (. ..) Celui qui prendra eonseienee du

dédoublement eontinuel de son présent en pereeption et en souvenir (. ..) se eomparera a /'aeteur qui joue automatiquement son róle. s 'éeoutant et se regardant jouer. » » 24

24 DELEUZE GiBes, L 'image-temps, op.cit., p.1 06-1 07

27

Page 15: La Regard Detachée

Faut-il nécessairement un miroir pour parvenir a se voir du dehors ? Bergson disait

que la pararnnésie, 1'illusion de déja-vu, de déja-vécu, rendait sensible l'évidence qu'un

souvenir pur se constitue en meme temps que l'action. Il pourrait y avoir un sentiment

identique qui donne acces a une perception de soi en train d'agir, peut-etre ce sentiment que

nous ressentons quand nous n'avons pas l'impression d'habiter notre corps. C'est le «non­

appartenant » dont parle Deleuze : le personnage se sent a peine concerné par ce qui lui arrive,

il n'est plus un acteur impliqué mais le spectateur passif d'un lui-meme actif. Dans cette

perspective, c'est a nouveau la sensibilité qui viendrait pallier a la sensitivité, nécessairement

prisonniére de notre vision subjective, et qui viendrait doubler la perception sensitive d'une

perception sensible, d'une perception de la perception.

Des lors, l'appoint du miroir devient superfluo Andrei', le héros de Nostalghia, se

regarde dans un miroir, puis s'appuie contre un mur. Son regard est attiré par un point, hors­

champ, agauche du cadre (1.) : le panoramique droite-gauche commence lentement a balayer

la piece, récupérant un personnage dont on découvre qu'il s'agit encore de Andrei', a un autre

endroit de la piece (2.). C'est comme si le miroir s'était étendu a toute la piece, comme si la

piece était un gigantesque miroir qui prédisposait a se voir du dehors.

JI n 'y a donc rien dans 1'action qui empeche de conserver un regard détaché. Il suffit

de doubler la perception sensitive de l'action d'une perception sensible de soi actan!. ..

(1.) (2.)

Nostalghia, d'Andrei' Tarkovski

2.2.3. Le recul de l'Histoire

L'inégalité entre le personnage et le spectateur se joue parfois sur le plan narratif.

Chez Sokourov, c'est le recul de I'Histoire qui nous donne un avantage sur le personnage :

nous savons vers quel abyrne il se précipite, quand lui l'ignore encore. Nous connaissons le

sort qui attend Hitler et ses courtisans, vivants fantoches mais vrais fantomes en devenir

(Moloch). Dans L 'arche russe, nous surprenons, au détour d'un couloir, les derniers moments

28

de paix de la famille impériale de Russie, peu avant l'abdication de Nicolas n. La conscience

de leur inéluctable destin infléchit alors notre regard et jette comme une ombre sur ces

images : nous ne voyons plus seulernent les jeux de jeunes filies insouciantes courant dans un

couloir, mais les derniers moments de paix de la princesse Anastasia. L'approche de la mort

du personnage voile notre regard d'une ombre absente de sa visiono Cornrnent les mises en

scene du regard détaché peuvent-elles résoudre celte forme d'inégalité ?

2.2.4. La prescience

En réalité, si l'on se penche sur les films de notre corpus, on yerra que le personnage

n'est jamais tout a fait dans l'ignorance de son sort prochain. Au contraire, l'approche de la

mort l'alteint souvent, par bouffées de prescience. Ce sont les reyes qui hantent les

personnages, possibles présages d'une mort prochaine (Ivan dans L 'enfance d'/van, Andrei'

dans Nostalghia, Kelvin dans Solaris). Ce sont les signes annonciateurs que l'ombre de la

mort fait fleurir: dans Elephant, un ralenti saisit Michelle au milieu du terrain de sport, le

temps d'un regard vers le cie!, quelques minutes avant qu'elle ne soit abattue dans la

bibliotheque du lycée.

Il s'agit peut-etre moins de signes annonciateurs de l'avenir que d'une connaissance

que les personnages enferment en eux et qui, durant leurs derniers jours, émerge a la surface

de la conscience sous une forme obscure mais intimement identifiable. Pour Schopenhauer,

tous les évenements qui peuvent arriver a un homme, depuis l'instant de sa naissance jusqu'a

celui de sa mort, ont été préfixés par lui : toute négligence est délibérée, toute rencontre

fortuite est un rendez-vous, toute humiliation une pénitence, tout échec une victoire

mystérieuse, toute mort un suicide. Si les personnages de notre corpus pressentent leur mort

future, c'est peut-etre parce qu'une part d'eux a sciernrnent décidé celte mort. Ils en sont donc

les premiers informés, partiellement, incompletement, mais informés tout de meme, si bien

qu'ils peuvent, aux demiers instants de leur vie, observer le monde avec plus de lucidité,

cornrne si une part d'eux-memes leur disait que le moment était venu d'ouvrir les yeux avant

la doture définitive.

Dans Last Days, le personnage du détective narre une anecdote a propos d'un

illusionniste, Billy Robinson, mort sur scene pendant un tour de magie, tué net par la baile de

pistolet qu'il devait censément rattraper entre ses dents. Le détective explique qu'on ignore

encore s'il s'agissait d'un accident (le tour de magie aurait mal tourné), d'un meurtre (peut­

etre commandité par son épouse, on reconnaitra les soupyons qui pesent sur Courtney Love

dans la mort de Kurt Cobain) ou d'un suicide déguisé en accident. Si l'on s'en tient a la

29

Page 16: La Regard Detachée

conception de Schopenhauer, il n'y a pas lieu de démeler le véritable statut de la mort de Billy

Robinson ou de Kurt Cobain, car en demiere instance, les meurtres et les accidents sont

toujours des suicides: la victime a sciemment décidé de mourir, a préfixé le moment et les

circonstances de sa mort.

Qu'on s'y penche un peu, qu'on regarde les films de notre corpus dans la perspective

schopenhauerienne, et on yerra apparaltre, aux cotés des suicides assumés (Blake, Domenico),

quantité de « suicides déguisés », de suicides qui n' osent pas dire leur nomo Cornment ne pas

voir un suicide dans le demier geste d'Elias, le jeune photographe de Elephant qui, plutot que

fuir en voyant les tueurs entrer dans la bibliotheque, les photographie ? Comment ne pas voir

un suicide dans le refus de guérir du Narrateur du Miroir ? Dans les tentatives obstinées de

AndreI pour traverser la piscine vide au détriment de sa propre vie, dans sa volonté de

protéger coCHe que coute la f1amme de la bougie alors meme que son creur est en train de

lacher (Nostalghia) ? Et le geste de Casey Affleck en direction de Matt Damon a la fin de

Gerry n'est-il pas une aumone de mort?

Dans cette perspective, il faudrait modifier le sens du mot « suicide»: le suicidaire

n'est pas celui qui souhaite mourir mais celui qui connalt sa mort et, la connaissant, ne se

dérobe pas devant l'échéance, se présente al'heure au rendez-vous. Se suicider, ce n'est plus

se donner la mort, c'est se donner a la mort, s'offrir a elle comme a un aboutissement

nécessaire et logique.

Cela ne veut pas dire pour autant que le regard détaché investit ces morts d'une

signification particuliere, qu'il en tire une quelconque synthese de I'expérience - c'est la

I'apanage des regards attachés qui, lorsqu'ils observent les demiers instants d'un individu, ne

les voient pas pour eux-memes mais comme des fins de série (dernieres paroles, demiers

instants ...), c'est-a-dire par un biais qui les leur dissimulent. Au contraire, le regard détaché

ne privilégie pas un moment plutot qu'un autre, il leur accorde a tous la meme importance et

le meme intéret.

2.2.5. L'égalité daos la mort

Le regard de celui qui va mourir est investi, a tort ou a raison, d'une lucidité

particuliere. Dans Le Miroir, des images d'archive nous montrent la traversée d'un lac par des

soldats dont « tres peu devaient survivre. ». « J'appris par la suite que celui qui avait filmé,

avec une telle pénétratíon, I'essence de tout ce qui se passait autour de lui, avait été tué le

30

......

jour méme du tournage de son extraordínaíre documento »25 confie Tarkovski. La mort est

cornme la solution pour abolir la différence entre le filmeur et le filmé, entre le reporter et son

sujet : elle est ce qui, en demiere instance, fait la jonction des deux cotés de la caméra.

Le dispositif cinématographique lui-meme n'est pas irnmorteI. Le détective de Last

Days attire notre attention sur un morceau de nitrate de cellulose trouvé sur une table :

« Regardez, ~a commence acristalliser. Du nitrate de cellulose, exactement comme du film ...

Ca finíra par se décomposer ». Le film reconduit mécaniquement, achaque nouvelle

projection, la vie et la mort des personnages qu'il contient ; mais a y regarder de plus pres, le

contenant et le contenu sont sur un pied d'égalité en vertu de I'irrémédiable dissolution qui

attend toutes les choses matérielles.

Ce qui vaut pour le personnage, le filmeur et le dispositif vaut aussi, naturellement,

pour le spectateur. Ces films sont éminemment pascaliens au sens OU ils visent a nous

débarrasser de nos divertissements, c'est-a-dire de tout ce qui détoume notre regard de la

mort. Leur ambition secrete est peut-etre de faire office de memento morí a I'égard des

spectateurs. Jacques Tati disait que son film devait cornmencer quand le spectateur sortait de

la salle. Dans les cas des films de notre corpus, on pourrait modifier ce vreu : ce n'est plus le

film qui doit commencer quand le spectateur sort de la salle, c' est la vie du spectateur qui

devrait s'achever en meme temps que le film, de fat,;on a ce que le spectateur soit

véritablement sur un pied d'égalité avec les personnages, de fat,;on a ce qu'a aucun moment,

ses projets futurs (ne serait-ce que donner son avis sur le film, par exemple) n'empietent sur

sa vision présente du film, de fat,;on a ce que tout ce qui lui soit montré ne lui soit d'aucune

utilité concrete dans l' avenir. C' est le vreu secret de ces mises en scene : chacun de ces films

souhaiterait etre regardé cornme le demier, cornme s'il constituait notre demiere chance de

voir le monde avant de mourir, de le voir pour ce qu'il est et non a travers le prisme

déforrnant de nos considérations et de nos attentes personnelles.

La mort est le plus sur dénominateur commun entre les spectateurs et les personnages.

Elle assure la circulation et le partage de l' expérience, le dispositif cinématographique se

résumant ainsi : créatures finies regardant d' autres créatures finies par le biais d'un dispositif

lui-meme fini.

*

25 TARKOVSKI AndreY, Le temps scellé, Editions de I'Etoile, Les Cahiers du Cinéma, 1989. P.I23

31

Page 17: La Regard Detachée

2.3. Circulation du regard

Au sein de l'image visible, c'est le regard lui-meme qui allume les surfaces sur

lesquelles il se pose, qui leur accorde l'attention qu'elles méritent, chacune pour elle-meme.

Si l'image lisible s'attache aproduire des relances constantes du sens, les mises en scene du

regard détaché cherchent quant aelle afaire circuler le regard, pour l'empecher de se fixer sur

des points centraux et de n'envisager les autres points que dans leurs rapports aux premiers.

2.3.1. L'exigence kantienne et les résistances qu'elle rencontre au cinéma

L'exigence kantienne attend du regard détaché qu'il considere les etres et les choses

comme des fins en soi et jamais simplement cornme des moyens. Au cinéma cependant, un tel

regard est-il possible ? N'y a-t-il pas dans les exigences de la narration et de la mise en scene

quelque chose d'incompatible avec ce projet ? En effet, la narration compartimente toujours

les personnages entre personnages principaux et personnages secondaires, les premiers

pouvant etre regardés comme des fins, les seconds se rangeant bien souvent dans la catégorie

des moyens (adjuvants, opposants, simples figurants ... ). De meme, ce que Deleuze disait de

l'image-action vaut pour l'espace filmique en général : c'est un « espace dans lequel se

distribuent les fins, les obstacles, les moyens, les subordinations, le principal et le secondaire,

les prévalences et les répugnances .' tout un espace qu 'on appelle hodologique ».26 Comment

¡utter contre I'espace hodologique, contre un espace naturellement compartimenté et

compartimentant ?

2.3.2. Redistribution des polarités

Tarkovski se distribue souvent a I'intérieur de différents personnages de ses films,

untel incarnant ses doutes, tel autre ses espoirs, tel autre ses peurs. Mais il prend soin de ne

pas figer cette distribution, de ne pas créer des personnages univoques : au contraire, une

circulation continue de ces polarités est al'ceuvre dans ses films. Dans Stalker, par exemple,

l'Ecrivain, le Professeur et le Stalker ne se boment pas a ce qu'i1s représentent,

respectivement l'Art, la Science et la Religion : le Professeur est superstitieux, le Religieux

désespere, l'Ecrivain refuse l'introspection. n ne s'agit pas simplement de contrepoids pour

créer l'iIIusion d'une personnalité, mais bien d'une redistribution continue des polarités

affectives et réflexives qui empeche le personnage de se figer dans I'ambre de I'incamation.

26 DELEUZE Gilles, L 'Image-temps, op.cit., p.264

32

2.3.3. Les personnages-relais

Tarkovski a souvent recours a des personnages secondaires qui deviennent

temporairement principaux, et dont les parcours redoublent, approfondissent celui du

personnage principal. C'est I'infirmiere-en-chef qu'un officier tente de séduire dans

L 'Erifance d'/van, c'est le Fondeur de c10che qui doit trouver par lui-meme un secret de

fabrication qu'on ne lui a pas confié dans Andrei Roublev. On parlera alors de personnages­

relais. Peut etre considéré comme personnage-relais tout personnage qui, pendant une durée

plus ou moins longue, visuellement, narrativement, par ses actes ou par ses paroles, du fait de

la situation ou de I'action, redouble, approfondit, confirme ou réfute, offre une variation sur la

personnalité, le discours ou le comportement d'un autre personnage, actualise une puissance

ou une qualité exprimée ou en germe chez ce personnage.

Tout se passe cornme si les actes et les discours d'un personnage central ne suffisaient

pas a circonscrire sa personnalité, et qu'il fallait recourir a I'appoint de personnages

adventices pour déplier ses possibles, explorer ses prolongements.

L'intéret des personnages-relais par rapport aux personnages secondaires, c'est qu'ils

permettent de répondre a l'exigence kantienne du regard détaché. En effet, on ne peut pas

réellement subordonner le personnage-relais au personnage central car le relais implique une

circulation a double sens. Par exemple, il n'y a aucun sens a considérer 1'histoire de

l'infirmiere en chef de L 'Erifance d'/van comme une variation autour de I'histoire d'Ivan, car

I'histoire d'Ivan pourrait elle-méme étre une variation autour de I'histoire de l'infirmiere en

chef. Dans Elephant, la caméra passe d'un personnage aI'autre et chaque trajectoire éclaire,

complete, parfois acheve, la trajectoire précédente: les alternances régulieres entre les

trajectoires empechent I'établissement d'une subordination figée, d'une hiérarchie. On

pourrait considérer que Alex et Eric, les deux tueurs de Elephant, se vengent des humiliations

qu'endure passivement le personnage de Michelle, et fonctionnent comme actualisation ou

radicalisation d'une puissance en germe chez Michelle ; mais alors il faudrait aussi considérer

que Michelle incarne la part de refoulement, d'acceptation et d'inertie en germe chez Alex et

Eric, auquel cas c'est Michelle qui deviendrait le personnage-relais. On voit bien qu'il n'y a

aucun sens avouloir, dans de tels cas, subordonner des personnages-relais ades personnages

centraux, puisque les roles et les fonctions sont par nature réversibles.

Dans les exemples que nous venons de citer, la circulation du relais se rapproche du

branchement en série: les deux ampoules que le courant allume s'éclairent mutuellement

l'une et l'autre; c'est une circulation ininterrompue. Leur fonctionnement implique

nécessairement la réciprocité, de quelque maniere que ce soit. C'est, par exemple, le passage

33

Page 18: La Regard Detachée

de flambeau entre Domenico et Andrei dans Nostalghia, matérialisé par la bougie que le

premier donne au second : Andrei va devoir mener a terme I'acte inachevé de Domenico

(traverser la piscine avec la bougie), alors que, simultanément, en s'irnmolant par le feu en

place publique, Domenico va actualiser (en la radicalisant) I'indignation en germe chez

Andrei.

2.3.4. Les personnages-émanation

Certains personnages-relais échappent a la loi de l'éc1airage réciproque. Chez

Tarkovski, ce sont souvent des personnages qui n'apparaissent que tres brievement aI'écran :

c'est le fou qui, a la fin de Nostalghia, mime au premier plan la chute du corps enflarnmé de

Domenico, pendant le bref moment 011 ce corps nous est caché par la statue au second plan.

Dans Andrei Roublev, c'est le nain qui, lorsque le moine Kirill revient au monastere pour

s'amender, court au devant de lui pour remercier le Pere Supérieur, prenant en charge

l'humiliation et la gratitude dont Kirill est incapable. Dans SOLARIS, c'est cet autre nain que

le professeur Sartorius essaie de dissimuler dans sa chambre comme s'il représentait alui seul

quelque action ou émanation honteuse.

Il convient alors de distinguer dans les personnages-relais, une variété particuliere

qu'on pourrait appeler les personnages-émanation. 1\ s'agit bien de personnages-relais, mais

qui semblent avoir été «branchés en parallele » et non plus «en série; ils éclairent le

personnage qu'ils relaient, mais celui-ci ne les éclaire pas en retour - ils entretiennent une

relation asens unique, de sorte que le personnage-émanation se réduit finalement au discours

dont il est porteur, aune pure fonctionnalité. Dans de tels cas, il n'y a plus deux personnages­

relais mais un personnage central et un personnage-émanation, le second n'existant plus que

par rapport au premier. On parlera de personnage-émanation pour tout personnage dont le

temps de présence a l'écran, la place dans le récit, les circonstances de la situation ou de

l'action, ne sont pas suffisantes pour que nous, spectateurs, concevions que ce personnage a

bel et bien porté en germe la puissance ou la qualité qu'il actualise en acte a l'écran. Le

personnage-émanation n'est en sornme, pas assez «épais» (psychologiquement,

narrativement ou/et visuellement) pour contenir ala fois la puissance et l'actualisation, si bien

qu' il apparait au spectateur cornme une pure actualisation: actualisation sans puissance,

efficience sans potentiali té, effet sans cause. 1\ est comme ces cultures dites adventices, qui

croissent sur un terrain cultivé sans avoir été semées.

34

2.3.5. Les personnages-jonction

Enfin, il y a une troisieme catégorie de personnages-relais qu'on pourrait appeler les

personnages-jonction, parce qu'ils ont une fonction de trait d'union, de pont, entre deux autres

personnages. Ce sont des conducteurs : ils transmettent le courant entre deux personnages

sans etre éc1airés eux-memes par ce courant. Le personnage-jonction est souvent celui qui est

voué a rester debout quand les autres sont assis : par exemple, un domestique servant des

convives attablés, pour peu que la caméra l'« utilise» pour passer d'un convive a l'autre,

semblerait naturellement voué au statut de personnage-jonction (c'est le cas dans un plan du

Sacrifice). Le personnage-jonction est solitaire dans sa fonction, en vertu de cette loi qui veut

que ce qui relie soit toujours isolé. Dans la dialectique du regard détaché, il est souvent celui

dont il faut apprendre a se passer en tant qu'il incarne la médiation qui fausse le rapport aux

choses (la figure de 1'interprete, du guide, du traducteur).

Le statut de personnage-jonction est ingrat, et quand celui qui l' endosse en prend

conscience, il arrive qu'il cherche a secouer son joug. C'est l'innocente que Andrei Roublev

garde aupres de lui «pour avoir tout le temps son peché sous les yeuX» (ill'a sauvé du viol

en tuant un soldat tatare) mais qui prérere devenir la maitresse d'un Tatare plutot que de

continuer atenir ce role réducteur. C'est le personnage de Victor dans Le Sacrifice, l'ami et le

ciment de la famille d'Alexandre, puisqu'il est aimé ala fois du pere, de la mere et de la filie,

lesquels semblent n'éprouver les uns pour les autres qu'indifférence ou rancceur. A la fin du

film, durant une conversation en extérieur, Victor annonce aAdelaide, l'épouse d' Alexandre,

son intention de couper les ponts avec leur famille et de partir en Australie (<< J'en ai assez de

vous servir de nourrice et de gendarme, de moucher vos nez morveux. »). Ce faisant, il

échappe, au moins le temps de cette annonce, au carcan du personnage-jonction, reconquiert

sa dignité de fin en soi.

Celle distribution des roles n'en demeure pas moins sujelle a des revirements

fréquents. Pendant que Victor annonce son départ, on apen;:oit au meme moment Alexandre, a l'arriere-plan, en train d'organiser secretement I'incendie de sa maison, se préparant a se

séparer de sa famille pour obéir au serment qu'il a fait devant Dieu. On a donc au premier

plan I'annonce d'une séparation délibérée, proférée, publique (Victor) et au second plan la

mise en ceuvre d'une séparation contrainte, muelle, secrete (Alexandre), deux formes de

séparations que le travelling latéral et la perspective mellent en relation dans un rapport de

relais-continu: Victor actualise en parole la séparation d'Alexandre, les manceuvres

d'Alexandre manifestent en acte l'annonce de Victor. L'un peut faire figure de radicalisation

de l'autre : la séparation d'Alexandre est plus drastique que celle de Victor, qui apparait, en

35

Page 19: La Regard Detachée

comparaison, vénielle, dérisoire, presque adolescente. Mais on peut aussi y voir une décision

rationnelle (partir en Australie) par rapport illaquelle le projet d'Alexandre operera cornme un

pendant grotesque, irrationnelle, une radicalisation ab absurdo.

Si cette réversibilité des poles est la marque d 'un relais continu entre Alexandre et

Victor, quelques mots suffisent parfois pour qu'un personnage pour changer de statut. Ainsi,

dans ce meme plan, Adelai"de utilise Alexandre comme prétexte pour persuader Victor de ne

pas les abandonner (<< Et Alexandre? C'est ton ami... »). Alexandre, instrumentalisé, se

trouve alors rétrogradé par le langage du statut de personnage-relais (par rapport il Victor) au

statut de personnage-jonction (garantissant le lien entre Adelai"de et Victor). I1 y a cornme un

jeu de chaises musicales, le personnage-jonction étant voué il rester seul debout.

2.3.6. Retour de I'objection kantienne

Les personnages «branchés» en relais continu entretenaient une relation a double

sens qui les pla¡;ait sur un pied d'égalité, ce qui permettait d'atténuer la discrimination entre

fins et moyens. Leur relation était, de ce paint de vue, sinon démocratique, en tout cas

carnavalesque (renversement des roles, temporairement ou durablement)27. Mais avec les

personnages-jonction et les personnages-émanation, c'est I'ancienne hiérarchie qui se trouve

réintroduite, et avec elle, l'objection kantienne : les personnages-jonction ou les personnages­

émanation échappent, le temps d'accomplir leur fonction, iL cette dignité de fin en soi que le

regard détaché confere aux etres humains qu'il observe.

Quand ce n'est pas le récit qui compartimente les personnages, c'est I'espace filmique

lui-meme (division de I'espace en premier plan, second plan ... amere-plan). A moins de ne

filmer qu'un seul personnage, on voit assez mal comment les cinéastes pourraient contoumer

ces données structurelles du cinéma: sa propension iL hiérarchiser et il compartimenter les

personnages.

2.3.6. L'anthropocentrisme (la nature comme « environnement »)

L'objection kantienne vaut aussi pour la nature. Les mises en scene du regard détaché

accordent une attention profonde il la nature, par le biais de gros plans, d'inserts, de cadres

obsédants (dans Last Days, la caméra s'attarde sur des fougeres longtemps apres que le

personnage ait quitté le cadre) ... Et cependant, il suffit il un personnage d'entrer dans le cadre

27 On peut y voir un pendant ¡'¡ la politique du « gag démocratique » de Tati qui voulait que chaque personnage puisse devenir un Hulot potentiel. Il faut que chaque personnage secondaíre puisse devenir, ne seraít-ce qu'un instant, le héros du film, celui quí concentre les regards et I'identification.

36

pour polariser le regard et rétrograder irnmédiatement la nature au rang d'un arriere-plan, d'un

pur« environnement» - I'environnement étant ce qui, par définition, ne vaut pas en lui-meme

mais par rapport il ce qu'il environne. Cet anthropocentrisme est naturalisé, chez Gus Van

Sant, dans les travellings circulaires autour des personnages, qui donnent I'impression que le

monde entier toume autour d'eux : I'hornme avant la révolution copemicienne.

En vérité, il moins de se passer de personnages, c'est I'un des nombreux points Ol! le

cinéma semble s'opposer il I'exigence kantienne. Nous verrons en vertu de quel principe le

regard détaché parvient il dépasser cette objection et il rendre ces compartimentations

inopérantes.

*

2.4. La défamiliarisation

Au moment du réveil, pendant un bref instant, nous ne nous souvenons pas de qui

nous sornmes, ni meme de l'endroit Ol! nous sommes. Les mises en scene du regard détaché

courent apres ce bref moment de virginité de la conscience Ol! notre passé et notre avenir

n'encombrent plus notre regard (le personnage de Harey, dans Solaris, vit perpétuellement

dans cet état). IIs parviennent parfois il des équivalents de cette sensation par certains

procédés de mise en scene.

2.4.1. L'échec de la reconnaissance attentive

« La reconnaissance attentive nous renseigne beaucoup plus quand elle échoue que

quand elle réussit. Lorsqu'on n'arrive pas a se rappeler, le prolongement sensori-moteur

reste suspendu, et I'image actuelle, la perception optique présente, ne s 'enchaine ni avec une

image motrice. ni méme avec une image-souvenir qui rétablirait le contacto (. ..) ce n'est pas

l'image-souvenir ou la reconnaissance attentive qui nous donne le juste corrélat de I'image

optique-sonore, ce sont plutót les troubles de la mémoire et les échecs de la

reconnaissance. »28

Dans Le Miroir, suite il un «court-circuit temporel », le petit fils ne reconnait pas sa

grand-mere quand elle vient frapper il sa porte, et elle-meme ne le reconnait pas davantage :

c'est cornme s'ils se voyaient pour la premiere fois. Dans Alexandra, la grand-mere, il son

réveil, ne parvient pas il savoir si le soldat qui dort il coté d'elle, le bras dissimulant son

visage, est bien son petit-fiIs : c'est la seule fois Ol! elle yerra en lui le soldat, I'étranger, et

28 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cít., p.75

37

Page 20: La Regard Detachée

non pas l'enfant qu'il est toujours a ses yeux. Telle est l' objectif final du regard détaché : nous

pousser a regarder les choses qui nous sont le plus familieres comme si nous les voyions pour

la premiere fois.

2.4.2. Le montage déstructuré, l'indécidable, l'indétermination narrative

Au point de vue narratif, il faut parfois rompre la linéarité du récit afin d'extraire les

évenements d'une continuité qui leur donnerait sens. Chez Gus Van Sant, le montage

déstructuré permet d'éparpiller la chronologie afin de créer des nouvelles liaisons causales,

selon un principe qui voudrait que le véritable lien entre les choses enjambe la continuité

temporelle. Tarkovski et Sokourov préterent des narrations chronologiquement linéaires, a

une exception pres chez Tarkovski : Le Miroir, dont le récit se déploie cornme la pensée, par

associations d'idées, associations qui révelent les véritables liens entre les choses, non pas des

liens de causalité mais des liens affectifs. L'indécidabilité qui caractérise les images du Miroir

(reve ou souvenir? passé ou présent?) permet d'empecher un arret du sens qui signerait la

mort du souvenir en tant que processus vivant et vécu : il s'agit d'empecher la transformation

des souvenirs en vignettes d'album familial, il s'agit de les conserver comme matériau brute,

non raffiné. Parfois, il manque précisément ala scene l'information cruciale qui lui donnerait

sens: exemplairement, c'est la scene chez la femme du médecin a la fin du Miroir, ou les

informations cruciales sont dites dans une piece d'ou le Narrateur enfant est exclu. On

pourrait parler d'une indétermination narrative de I'image qui repousse sans cesse I'univocité

du sens.

2.4.3. La décontextualisation

Les dialogues représentent une difficulté pour le regard détaché: l'attention du

spectateur risque de se porter sur ce qui est dit et non sur le « dire », sur le sens et non sur

I'acte de parler en lui-meme. Gus Van Sant résout ce probleme par la décontextualisation des

dialogues. Le montage surprend les personnages directement dans le courant de la

conversation, laquelle, privée de ses postulats de départ, parait incohérente, semblable a un

pur babillage (le soliloque du petit frere dans Paranoid Park), réduite asa visée d'interaction,

ou bien éminernment surréaliste - c'est le dialogue autour du feu dans Gerry, ou le

personnage, évoquant probablement un jeu vidéo, expose des problemes de pharaon comme

s'ils étaient les siens (mauvaises récoltes, invasions barbares ... ).

On trouve dans les films de notre corpus deux « naturalisations » de ces processus de

décontextualisation. C'est la génération wa/kman (I-Pod dirait-on aujourd'hui) que Gus Van

38

Sant eroque dans Paranoid Park. Les lecteurs de musique portatifs actuels permettent aux

adolescents de superposer ala grisaille du quotidien les chansons de leurs musiciens préférés,

créant a longueur de joumée des associations poétiques spontanées qu'eux seuls peuvent

entendre - « ré-enchantement du réel » mais individualisme de I'expérience non partagée. La

mise en scene de Paranoid Park reproduit ces effets a travers I'utilisation contrapuntique de

la musique sur les images au ralenti (une musique de hard-rock couvre I'image apaisée d'un

adolescent conduisant une voiture, un morceau de musique symphonique accompagne la

scene de rupture amoureuse ...).

La seconde naturalisation de cette décontextualisation, c'est la « zone », ce territoire au

sein duquel tout redevient possible en vertu de quelques lois nouvelles : c'est la Zone de

Sta/ker, le désert de Gerry, le Paranoid Park, le Musée de I'Hermitage dans L 'arche russe...

Rien ne distingue la nature de la Zone du Sta/ker de la nature ordinaire, et pourtant, en

franchissant cette frontiere, la moindre feuille d'arbre parait vivante et scrutatrice. Si vous ne

lui témoignez pas le respect et I'attention qu'elle mérite, la zone peut vous broyer en un clin

d'reil - c'est du moins ce que prétend le personnage du Stalker. De ce point de vue, Sta/ker

est peut-etre le film qui éleve la prise de conscience de I'environnementjusqu'al'absurde.

En entretien, Tarkovski acceptait volontiers I'interprétation selon laquelle la zone ne

serait qu'une invention du Stalker pour rendre les hornmes moins malheureux, pour les

pousser a regarder le monde comme s'il était foncierement mystérieux, encore non élucidé,

pour ouvrir une breche au creur du matérialisme et de I'athéisme accusés de dérober aux

hornmes le sentiment du merveilleux. Le Stalker agit en tout point cornme le cinéaste lorsqu'il

arrache la nature a la simplicité de l'étant, de I'etre la, et lui donne un sens qu'elle ne

possédait pas en elle-meme, lorsqu'il astreint les trajectoires a des déviations arbitraires,

créant des effets de suspens gratuits, comme pour garder la vigilance du spectateur/visiteur

éveillée. On peut y voir une propension de I'homme a créer des labyrinthes la ou il n'y en a

pas, ou au contraire, un besoin impérieux de réinjecter du mystere et du danger la ou une trop

grande familiarité endormirait le regard et I'attention.

2.4.4. Les ferments d'insécurité

Nous avons énuméré des exemples de défamiliarisation liés au montage ou a la

narration, mais les mises en scene du regard détaché peuvent aussi rompre avec la familiarité

de I'image de l'intérieur... Le film A/exandra de Sokourov, par exemple, offre une

expérimentation visuelle si discrete qu'elle ne se signale qu' aux regards attentifs, mais dont

l'effet se fait nécessairement ressentir a différents niveaux de perception par tous les

39

Page 21: La Regard Detachée

spectateurs du film. Pour décrire l'effet en question, il faudrait imaginer un travelling 29

compensé étiré a I'échelle de tout un film, si lent qu'il faut passer les images en accéléré

pour I'apercevoir nettement; a cette condition seulement, on ne peut pas manquer de

remarquer une étrange pulsation qui distord I'espace interne des images. L'image

d'Alexandra apparait comme une surface sous laquelle un creur bat sourdement, cornme une

toile que le vent gonf1e, a moins qu'il ne s'agisse de quelques plaques tectoniques souterraines

qui, lentement, imperceptiblement, se déplacent, entrent en collision, se soulevent ou

s'enfouissent les unes sous les autres. Le décor du film semble naturellement associer a cet

effet, une cause atmosphérique: la sensation d'une chaleur étouffante produit ce genre

d'élargissement et de rétrécissement optiques, comme si notre creur battait directement dans

nos orbites, cornme si le regard se mettait lui aussi a respirer. Mais l'effet est également

affectif: c'est la sensation d'étouffement, d'insécurité, de précarité : sentir que quelque chose

change sans pouvoir localiser le centre du changement. 30

Des effets optiques de ce type empechent l'image d'etre cette surface rassurante sur

laquelle I'reil vient se reposer. 11 s'agit d'instiller dans l'image une « inquiétante étrangeté»,

un ferrnent d'insécurité qui pousse le regard a abandonner ses automatismes et a observer le

visible avec une attention redoublée.

2.4.5. Ferments d'insécurité sonores

L'usage du son peut etre doté de cet effet de « défamiliarisation» de I'image. Chez

Gus Van Sant, des sons inassignables ernmaillotent certains lieux, certains instants. Chez

Tarkovski, c'est le chant de la bergere qui plane sur les personnages du Saerifiee cornme

« l'aUe d'un mauvais ange» ; dans Nostalghia et Le Saerifiee c'est le son d'une piece de

monnaie qui roule sur le plancher et fait vriller dans notre esprit l'écho d'un doute, devant cet

effet sans cause. On pourrait comparer ces effets a la figure de style de l 'hypallage, qui en

littérature, consiste a qualifier certains noms d'une phrase par des adjectifs convenant a

d'autres noms de la meme phrase. 11 s'agit d'un simple glissement sémantique : isolés, le nom

29 Appelé aU5si transtrav ou effet Vertigo (du fait de son utilisation par Hitchock dans le film éponyrne pour figurer le vertige du personnage), le travelling compensé résulte de deux mouvements simultanés et contradictoires, un zoom arriere et un travelling avant ou un zoom avant et un travelling arriere.

30 Le sujet du film, la Tchétchénie occupée par les rnilitaires russes, offre une interprétation politique acet effet visuel : l'image est cornme un territoire apparernment pacifié sous lequel sourdent des rancoeurs tenaces, elle incarne un champ de tensions entre la conservation oppressive d'un statu quo meurtrier et les mutations irréversibles entrainés par les soulevements locaux...

40

et l'adjectif sont on ne peut plus ordinaires, mais des qu'on les accole, l'un et l'autre perdent

leur familiarité31 .

Pour que le son puisse faire office de « ferment d' insécurité » pour l'image, il doit etre

non-Iocalisable, inassignable. 11 ne peut pas se contenter d'appartenir au hors-champ relatif

(l'a-coté, l'intra-diégétique), et cependant, il ne peut pas non plus appartenir au hors-champ

absolu (l'ailleurs, l'extra-diégétique)32, auquel cas il ne serait pas entendu par le personnage.

Au contraire, le ferment d'insécurité sonore constitue une passerelle entre I'extradiégétique et

l'intradiégétique, c'est-a-dire entre le personnage et le spectateur - c'est un usage du son qui

donne l'impression que le personnage entend ce que seulle spectateur devrait entendre.

Dans la suite du film, il arrive que ces bruitages soient parfois refami/iarisés, localisés

dans le hors-champ relatif: a la fin du Saerifiee, on découvre que le chant annonciateur de

l'apocalypse était en réalité celui d'une bergere qu'on aper~oit dans la profondeur de champ ;

de meme, la musique japonaise qui couvrait les images du reve d' Alexandre se révele intra­

diégétique (Alexandre éteint le poste qui la diffuse). Le ferment d'insécurité sonore

fonctionne souvent cornme ces sons obsédants que nous entendons au cours d'un reve, et dont

nous découvrons au réveil qu'ils émanent en réalité d'une source extérieure au reve (un radio­

réveil, par exemple). Si l'effet produit par ces sons est extremement inquiétant, c'est parce

qu'ils nous signalent que ce nous contemplons n'est pas la réalité meme. 11 arrive d'ailleurs

qu'en entendant un son de réveil non localisable dans le monde réel, on se surprenne a se

demander si nous ne serions pas en train de rever: c'est comme si le monde que nous

regardions se doublait soudain d'un autre monde, comme d'un double fondo Dans cette

perspective, le travail des mises en scene du regard détaché va etre de repousser ce moment

du réveille plus longtemps possible, de dilater cette insécurité, ce sentiment de précarité.33

«Jamais done l'image visue//e ne montrera ce que l'image sonore énonee »34 disait

Deleuze du cinéma moderne. On voit bien que Tarkovski n'a pas peur de montrer la source

sonore (la bergere du Sacrifiee, par exemple). De fait, les ferments d'insécurité n'isolent pas

31 Les ferments d'insécurité constituent ainsi une forme de réponse aJakobson qui considérait que le cinéma ne pouvait pas avoir le pouvoir propre des métaphores, seulement celui de la métonyrnie.

32 Le hors-champ relatif « renvoie aun espace visuel, en droit. qui prolonge nature//ement /'espace vu dans /'image: alors le son offpréfigure ce d'ou Uprovient, quelque chose qui sera bientÓl vu, ou qui pourrait /'etre dans une image suivante. » Le hors-champ absolu « témoigne d'une puissance d'une autre nature excédant tout espace et tout ensemble: U renvoie cette¡ois au Tout qui s 'exprime dans les ensembles » (on considere que la musique ressort du hors-champ absolu). DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.306-307.

33 On trouve un tres bon exemple de ce príncipe dans les sonneries de téléphone qui relient les images entre elles au début de JI était une¡ois en Amérique de Sergio Leone.

34 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.364

41

Page 22: La Regard Detachée

l'image et le son mais les rejoignent, les rendent indissociables - c'est un cinéma du

conjonctif. Chez Gus Van Sant, l'audible est comme un infra-monde qui ne coincide pas

nécessairement avec le monde de la surface mais qui y demeure accolé, solidement, en vertu

d'associations qui nous dépassent. Le son ne permet pas a l'image de prendre son envol

comme l'affrrme Sokourov35 , au contraire, il l'enracine fermement dans l'irnrnanence du

monde. C'est encore un point sur lequel les films de notre corpus dépassent le fatalisme du

disjonctif de l'image lisible, dans laquelle l'image et le son sont autonomes et comme

irréconciliables.

2.4.6. Les écrans neigeux

Deleuze parlait de l'importance décisive de l'écran noir ou de l'écran blanc dans le

cinéma contemporain, lesquels n'ont pas « une simple fonction de ponctuation» mais

« entrent dans un rapporl dia/eclique entre /'image et son absence »36. Il s'agit la d'une

caractéristique propre a l'image lisible, puisque ces écrans obligent a lire les images visuelles

par rapport a la disjonction qu'ils introduisent entre elles: ce sont des coupures irrationnelles

qui ne font plus partie ni de l'image qui les précede, ni de l'image qui les succedent,

irréductibles a l'une ou a l'autre.

On trouve dans les films de notre corpus, des « naturalisations » de ces figures, mais

ces écrans opaques semblent avoir fait l'objet d'une pulvérisation. Chez Tarkovski, ce sont les

corpuscules en flottement (plumes, neige, pollen, ailettes de pissenlits) qui reviennent de

maniere obsédante. Il arrive que ces « écrans neigeux » déteignent sur les personnages, les

marquant du sceau de leur mystere : c'est la meche blanche dans les cheveux de Kelvin

(So/aris), du Stalker (Sta/ker), d'Andrei (Nosta/ghia). Cette marque est, pour les personnages,

comme un acompte sur leur dissolution prochaine, comme ces héros des temps jadis qui

portaient sur eux la marque de leur vulnérabilité. 37

Ces écrans neigeux apparernrnent inoffensifs sont en réalité enceints d'une puissance

de pénétration et de dévoration qui ne demande qu'a etre actualisée - par exemple, par une

naturalisation animale (le grouillement des fourmis sur les jambes de Théophane le Grec dans

Andrei Roub/ev). A l'état liquide, c'est la source intensive de la lumiere qui révele leur

puissance de dissolution : au seuil de la Chambre de Sta/ker, la surface plane de l'eau s'irise

35 Dans les bonus du DVD de Mere etfi/s, Editions Potemkine 36 DELEUZE GilIes, L 'image-temps, op.cit., p.260

37 On pense au talon d'Achille, le seul point du corps du héros il n'avoir pas été trempé dans l'eau du Styx, ou il la feuille de tilleul qui s'est déposée entre les omoplates de Siegfried pendant qu'il se baignait dans le sang du dragon pour acquérir l' irnmortalité.

42

de blanc ala faveur d'une averse ; ala fin du Sacrifice, les miroitements de la mer dissolvent

la mince silhouette de l'arbre mort qui se découpait sur ce fondo

Ces figures peuvent, dans la diégese, renvoyer explicitement a la mort : parmi les

feuilles volantes qui flottent dans les bíitiments nazis désertés, le lieutenant Galstev trouvera

l'arret de mort d'Ivan; les plumes qui voltigent dans le cadre sont celles du poulet qu'on

décapite dans Le miroir. Mais y voir des métaphores de la mort, c'est la l'apanage des regards

attachés. Ce qu'incament ces figures aux yeux du regard détaché, c'est la mise en danger du

visible, non pas métaphoriquement, symboliquement, mais bel et bien littéralement. Ces

écrans neigeux écartelent le visible comme les oiseaux qui jaillissent du ventre de la Vierge au

début de Nosta/ghia : ils émergent dans la trame de l'image et menacent de la dissoudre de

l'intérieur. A l'état gazeux, elles font perdre aux formes leur netteté (M%ch, Nosta/ghia). La

pluie, chez Tarkovski, tombe comme un rideau entre l'image et le spectateur; elle évoque les

rayures des pellicules abimées. Ces rayures s'épaississant, deviennent des troncs, comme des

barreaux derriere laquelle le visible est retenu prisonnier: troncs noircis de la foret ou

s'enfonce le demier travelling amere du Miroir, troncs blancs striés de noir dans la foret de

bouleaux de L 'enfance d'lvan. A l'état solide, c'est le plafond qui s'effondre au ralenti dans

les reyeS du Narrateur du Miroir: quelque chose cede, mais le ralenti transfigure

l'écroulement en une lente capitulation du visible sous un poids qu'il ne peut pas supporter.

Le fondu au blanc qui conclut le Sacrifice ne disparait que pour laisser place a la toile de

cinéma elle-meme, au moment ou les lumieres de la salle se rallument, si bien que l'espace

d'un instant, la dissolution dans la blancheur renvoie directement au support de la toile sur

laquelle le film était projeté. La fin de la séance est l'horizon possible de ces figures de

dissolution, la puissance qu'elles contiennent toutes en germe.

Ce que ces figures rejouent achaque fois, c'est le combat entre le visible et l'opaque,

au fondement du dispositif cinématographique - lequel se réduit, en demiere instance, a

l'altemance d'une image noire et d'une image blanche (c'est le scintillement, lejlicker). Dans

Sta/ker, une plongée zénithale a l'intérieur d'un puits nous révele un épais liquide filmé au

ralenti, ou se mélange l'argenté et le noir pétrole. La visibilité, au cinéma, dépend entierement

de l'altemance du noir et du blanc : si l'un l'emporte sur l'autre, c'est l'opaque qui triomphe

etfait écran au visible.

Ces figures n'ont pas but de faire dérailler le dispositif, elles ne créent pas un effet de

distanciation ou de décrochage, cornrne des rappels du dispositif - ce serait la un caractere

propre al'image lisible. Elles témoignent simplement pour un changement continu, a l'reuvre

au sein des images, peut-etre ce changement imperceptible qui est le fond sur lequel se

43

Page 23: La Regard Detachée

découpe tous les changements apparents : « Mil/e incidents surgissent, qui semblent trancher

sur ce qui les précede, ne point se rattacher a ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs

apparitions se détache sur la continuité d'unfond OU ils se dessinent et auquel ils doivent les

intervalles meme qui les séparent »38

2.4.7. Le visible déborde le Iisible

L'enjeu de ces ferments d'insécurité est purement de l'ordre du visible: ils

n'entrainent pas une lecture de cette image, comme les interstices ou les faux raccords. Si

c'était le cas, ce sens caché serait déja une maniere de rendre l'image rassurante, de la

refarniliariser - une image qui signifie a toujours quelque chose de rassurant pour l'esprit. Au

contraire, une image qui n'exprime rien de formulable, une image illisible, indéchiffrable,

peut avoir une force d'ébranlement sans commune mesure. Analysant la scene ou les deux

Gerry dessinent une ébauche de carte sur le sable pour retrouver leur chemin, Jacques Pasquet

écrit: « Les personnages s 'efforcent a présent de nommer le visible pour le rendre lisible,

mais i1s ne disposent d'aucun nom de lieu, seulement des points cardinaux, données qui

échappent ici a toute rationalité, au meme titre que leur mémoire. »39 L'image visible

reconquise se caractérise cornrne excédant le lisible, le débordant, le rendant inopérant.

'"

2.5. La dialectique du mouvement

2.5.1. La poursuite de !'utile et du sens

Délivrer l'image des enchainements sensori-moteurs, c'est la le projet commun des

mises en scene du regard détaché et de I'image Iisible. Apres la Seconde Guerre mondiale, la

poursuite du sens et de l'utile devient intolérable puisqu'elle est reconnue coupable d'avoir

conduit a I'industrialisation de la mort - e'est de ce rejet que Deleuze date la crise de I'image­

mouvement. Dans la perspeetive du regard détaehé, la poursuite du sens et de I'utile n'est

blamable qu'en tant qu'elle fait figure de cache pour le regard. « La vie exige que nous

mettions des lEil/eres, que nous regardions non pas a droite, agauche ou en arriere, mais

droit devant nous dans la direction ou nous avons marché. »40 II ne faut pas abolir le

mouvement mais lui oter sa direction, sa destination, sa finalité. C' est le sens de ces

38 BERGSON Renri, L'évolution créatrice, op.cit., p.3 39 « Sortie de route », in « Gus Van Sant, indé-tendance », Eclipses, n041, p.116 40 BERGSON Renri, La pensée et le mouvant, , op.cit., p.152

44

promenades qui virent a I'errance (Gerry), s'étemisent. Le temporaire prend I'épaisseur du

permanent, se dilate, avec l'étemité pour seule limite (L 'arche rosse).

II s'agit également de privilégier les moments de relíichement sensori-moteurs.

Exemplairement, c'est la scene sur le wagon en route pour la Zone dans Stalleer, laisser-aller

de la Iigne droite et de la locomotion mécanique apres les détours innombrables et la vigilance

permanente pour éviter les sentinelles. Le mouvement de défilement du paysage n'a pas pour

visée de balayer le monde en vue d'une synthese mais d'empecher la fixation du regard, de

relancer le regard en permanence, pour qu'une chose ne prenne pas plus d'importance qu'une

autre - il faut arriver a atteindre « le regard du voyageur dans le train » dont parlait Tarkovski.

Nous jalousons les choses qui n'ont pas a se mouvoir par elles-memes (les marcheurs

de Gerry envient les nuages qui circulent au-dessus de leurs tetes, les broussailles que le vent

pousse devant eux...). L'espace est vécu eomme une coercition, parce que nous sommes

forcés de nous mouvoir par nous-memes en son sein, parce que nous ne pouvons pas nous

laisser portero D'ou I'attirance de I'etre humain pour les états d'apesanteur, de lévitation, de

flottement, toute forme de perte de controle du corps. Le regard détaché peut surgir quand

I'individu se laisse porter, se laisse agir. Chez Tarkovski, c'est I'image d'un personnage

endormi porté par d'autres personnages (Ivan endorrni dans L 'enfance d'Ivan, le fondeur de

cloche de Roublev), ou I'image de personnages en lévitation (la mere dans Le miroir,

Alexandre et Maria dans Le sacrifice). Chez Gus Van Sant, c'est le glissement, le flottement

(le skateboard dans Paranoid Park). Ce sont les « mouvements de monde» dont parle

Deleuze, qui suppléent a la fixité du sujet. La motricité n'est pas abolie, mais le sujet n'a plus

besoin de se mouvoir par lui-meme, si bien que le regard a toute latitude pour se déployer.

2.5.2. Neutraliser le mouvement

Parfois, il ne s'agit pas d'abolir le mouvement mais de lui opposer des mouvements

inverses qui le neutralisent. Pour neutraliser le mouvement, les mises en scene du regard

détaché ont recours aux « mouvements aberrants », aux faux mouvements dont parle

Deleuze41 . Aux faux-raccords mouvements utilisés dans I'image lisible, les films de notre

corpus préferent le non-éloignement du mobile en tant qu'il permet d'épouser la vue du

personnage qui se déplace. A la fin de Gerry, les personnages a bout de force progressent a

pas de fourmis. Leur avancée est neutralisée, a la fois par la nudité du décor qui la rend

41 « Ce que nous appelons normalité, c'est I'existence de centres (.oo) Un mouvement qui se dérobe au centrage, d'une maniere ou d'une autre, est comme tel anormal. aberrant. », DELEUZE Gilles, L'image-temps, op.cit., p.53

45

Page 24: La Regard Detachée

indiscemable et par la caméra qui épouse parfaitement leur rythme de marche, si bien qu'ils

semblent bouger sans avancer. Le déplacement se vide de toute finalité, réduit a un pur

surplace.

Sokourov parvient a neutraliser ces déplacements en utilisant des objectifs

anamorphosants pour abolir la perspective. Dans Mere el fils, quand le personnage du tils

s'éloigne de l'objectif en courant, sa silhouette ne s'enfonce pas dans la profondeur du champ

mais semble se hisser vers le haut de I'image. La motricité n'est plus adaptée pour parcourir

cet espace-tableau, c' est le regard qui doit lui suppléer. Ce que le personnage perdra en

mobilité, ille gagnera nécessairement en voyance.

2.5.3. Le mouvement dans I'immobilité

Une fois parvenu a I'irnmobilité dans le mouvement, le personnage découvre que

I'immobilité du monde n'est qu'apparente, et que seuls des mouvements synchrones, en tout

point semblable a ceux de la caméra et des personnages, donnent cette impression fallacieuse

d'immobilité42. Dans les films de notre corpus, on en trouve un équivalent dans I'abondance

de mouvements de caméra imperceptibles, travellings trop lents pour qu'on puisse les

identifier irnmédiatement - il faut que le regard se détoume du centre de I'image et observent

les bords du cadre, pour constater si I'espace est «injecté» ou «évacué ». L'immuable

apparent est en réalité travaillé par des changements que nous ne voyons pas, attirés que nous

sommes par les centres qui polarisent notre regard. Dans Alexandra, l'étrange pulsation qui

tord les images fait mentir les plans fixes, entrainant l'apparition ou la disparition de pans

d'image aux bords du cadre. Le regard détaché découvre ainsi que l'immobilité apparente est

travaillée par quantité des mouvements et de changements a la limite du perceptible, mais que

le cinématographe peut, par ses moyens propres, isoler, distendre ou contracter. Le ralenti, par

exemple, nous fait découvrir les changements et les mouvements qui sont trop rapides pour

etre saisis43 ; de meme que I'accéléré nous révele les changements qui sont trop lents pour etre

observés (la tombée de la nuit dans Elephanl, le bouillonnement des nuages dans Geny). Cet

usage du ralenti est tres différent de celui qui en est fait dans l'image Iisible, 011 il est souvent

42 « A vrai dire. il n'y a jamais d'immobililé vérilable, si nous enlendons par la une absence de mouvemenl. Le mouvemenl eslla réalilé meme. el ce que nous appelons immobililé esl un cerlain élal de choses analogue a ce qui se produil quand deux trains marchenl avec la meme vilesse. dans le meme sens, sur deux voies paralleles : chacun des deux Irains esl alors immobile pour les voyageurs assis dans l'aulre.» BERGSON Renri, La pensée elle mouvanl, op.cit., p.161. 43 « Le rale~ti ne mel pas simplemenl en reliefdes formes de mouvement que nous connaissions déja. mais il découvre en elles d'autres formes. paifailemenl inconnues» BENJAMIN Walter. L 'reuvre d'arl a l'époque de sa reproduclibililé lechnique, Gallimard, collection Folio essais, 2000

46

doté d'une visée « déconstructionniste »: il nous dévoile les photogrammes qui forment le

mouvement, cornme dans Sauve qui peut (la vie) de Godard. De ce point de vue, les ralentis

de l'image visible sont du coté de la philosophie bergsonienne, du changement pur,

indivisible, alors que les ralentis de l'image Iisible se rangent du coté de la science et de la

pratique (ils décomposent l'image en une série d'instantanés)44.

S'il existe une «dialectique du mouvement » pour aboutir au regard détaché, ce serait

celle-ci : l'énergie dépensée dans le mouvement est otée au regard. Il faut, pour aboutir a un

regard détaché, neutraliser ce mouvement, c'est-a-dire parvenir a une immobilité dans le

mouvement. Une fois celle-ci conquise, le regard découvre ce qui lui échappait quand il était

en mouvement: l'irnmobilité du monde n'est qu'une illusion optique, le visible est composé

d'innombrables changements et de mouvements secrets qui échappent aux regards attachés.

*

2.6. La dialectique de I'occupation

2.6.1. Le feu croisé des regards réifiants

Si les personnages de notre corpus aspirent a accéder au regard détaché, c'est pour

échapper au feu croisé des regards réifiants, au moi-objet que le regard des autres nous

renvoie. Dans Lasl Days, Blake est réduit a l'état de boite a musique par ses proches (sa filie

lui demande d'imiter des voix au téléphone, de toutes parts on essaie de lui extorquer des

chansons ... ). Dans Elephant, un travelling circulaire enferme Michelle en elle-meme au

moment 011, dans les vestiaires, ses camarades de classe lui adressent des cornmentaires

désobligeants. Dans Noslalghia, c'est la silhouette de Domenico qui se découpe en ombre

chinoise sur la buée de la piscine, réduit a une image sans épaisseur par les voix des résidants

de I'hotel qui le raillent et tentent de réduire son acte insensé (avoir cloitré sa famille pendant

sept ans) a des motifs prosai'ques (jalousie, folie ... ).

Meme le statut des Puissants, qui semblait le gage d'une liberté souveraine a l'égard

de I'opinion, se révele en réalité une dépendance absolue au regard des autres : les puissants

sont prisonniers du décorum (Hiro-Hito), condamnés a n'exister que sous le regard du public

(<< Vous ne savez pas etre seul. Sans public autour de vous, vous n'etes plus ... qu'un

44 «Si le mouvement esl une série de posilions elle changemenl une série d'élals. le lemps estfail de parlies dislincles el juxlaposées. Sans doule nous disons encore qu 'elles se succedenl. mais cel/e succession esl alors semblable a celle des images d'un film cinémalographique (oo.). La succession ainsi enlendue (00.) marque un déficil" elle traduil une infirmilé de nolre perceplion, condamnée a délailler le film image par image au lieu de le saisir globalement. » BERGSON Renri, La pensée elle mouvant, op.cit., p.9

47

Page 25: La Regard Detachée

cadavre. » dit Eva Braun a Hitler). Les Puissants sont, en outre, pris au piege du systeme de

surveillance permanente dont ils s'entourent, espionnés par ceux-Ia meme qui les protegent ou

les servent (les longues vues surprennent Eva Braun dans le plus simple appareil, Hitler en

train déféquer dans la neige). Alors qu'il voudrait embrasser du regard le monde entier, le

Puissant se tient en réalité au ca:ur des cibles (jumel\es, snipers), au centre de tous les regards,

privés de l'intimité la plus élémentaire. Il y a la comme un effet de panoptique inversé ou ce

sont les prisonniers qui surveillent leur maton.

2.6.2. Le regard de Méduse

La radicalisation du regard réifiant, c'est le regard de Méduse, regard sidérant, regard

de mort. Pendant la tuerie d'Elephant, tomber sous le regard d'Alex ou d'Eric, c'est mourir.

Mais ce qu'Alex et Eric veulent tuer, c'est le regard des autres, c'est l'image peu reluisante

d'eux-memes qu'illeur renvoie (Eric attend que le proviseur ait le dos tourné pour l'abattre).

Dans Last Days, Blake est également guetté par cette tentation : on le voit pointer le canon

d'un fusil de chasse sur le crane de ses proches endormis. On est tenté, pour échapper au feu

croisé des regards réifiants, de passer de I'autre caté de la cible, de devenir soi-meme le tireur

embusqué.

Dans Elephant, tous les personnages qui passent devant la caméra sont élus pour etre

sacrifiés. La caméra fleche le chemin aux tueurs, elle leur désigne les victimes. En derniere

instance, c'est bien le regard des spectateurs, cette instance supérieure de jugement, regard

réifiant par essence, auquel il faut échapper. C'est pourquoi la figure la plus récurrente dans

les films de notre corpus est cel\e du personnage qui nous tourne le dos.

2.6.3. L'abysse nous regarde

Le regard des autres nous occupe - une « occupation » au sens militaire du terme.

Notre regard sur nous-memes, cependant, n'est pas moins réifiant45• Les etres humains sont

occupés par leur passé (Nostalghia, Le Miroir .. .), par leurs peurs (Le Soleil, Le Sacrifice),

visités par leurs remords (Solaris). Les objets eux-memes peuvent nous occuper: devant la

télévision qui annonce la troisieme guerre mondiale (Le Sacrifice), les personnages pétrifiés

dans l' ombre, éc1airés par les flashs de l' écran, sont réduits a de pures surfaces

réfléchissantes - ils sont littéralement réifiés par I'information. C'est la raison pour laquel\e

45 On trouve une mise en scene de ce principe dans le FILM de Beckett, Ol! Buster Keaton essaie d'échapper a toutes les formes de regard (etres humains, animaux, objets), mais n'arrive pas a échapper ason propre regard.

48

les mises en scene du regard détaché vont s'attacher a neutraliser ces forces d'occupation, ces

sollicitations permanentes d'attention, d'affect - par la décontextualisation, par la

défamiliarisation -: chez Gus Van Sant, c'est le sens de ces postes de télévision sans

spectateurs, qui tournent a vide, privés de leur efficace, réduits a des flux d'images insensées.

Cet étrange pouvoir d'occupation des objets évoque l'aphorisme de Nietzsche:

«Quand tu regardes longuement aufond de l'abysse, l'abysse aussi regarde aufond de toi. »

Cet aphorisme pourrait s'appliquer littéralement aux spationautes penchés sur I'océan de

Solaris. A force de regarder les objets avec attention, ce sont les objets qui semblent nous

regarder. A la fin d'Andrei" Roublev, par exemple, on découvre que ce long panoramique a

3600 qui semble impulser tout le film trouve sa naturalisation dans le point de vue de la

cloche qu'on hisse et qui pivote sur elle-meme. C'est également le sens possible de ces plans

ou la caméra surplombe un personnage endormi: la menace du regard réifiant semblant

neutralisée, la caméra abandonne le personnage ; mais lorsqu'el\e fait demi-tour et revient sur

ce personnage, on découvre que celui-ci a les yeux ouverts (dans Stalker, c'est la femme

al\ongée dans le lit, puis le Professeur al\ongé dans la boue). C'est I'inégalité du dispositif qui

se trouve renversé : ce n'est plus le spectateur qui regarde un personnage qui ignore qu'il est

observé, c'est le personnage qui profite que le regard du spectateur soit occupé ailleurs pour le

regarder. Il y a la comme une application littérale de la formule de Daney a propos des «films

qui nous regardent ».

2.6.4. Le spectateur miroir

S'il existe un dépassement a cette dialectique de I'occupation, il passe peut-etre par

cette voie étrange. En derniere instance, et pour détourner le mot fameux d'Oscar Wilde, la

meil\eure maniere de résister al 'occupation, c'est d'y céder. Il s'agit de créer avec l'image le

plus petit circuit possible, dont toute pensée, toute image virtuel\e, serait exc1ue. Il s'agit de

faire de son esprit un pur réceptac1e, une toile blanche ou les images viendraient se projeter ou

se réfléchir. En se laissant occuper par les images, le spectateur destitue sa pensée « de toute

intériorité pour y creuser un dehors, un envers irréductible qui en dévorent la substance. »46.

Voila I'instance du dehors, non pas un impensé dans la pensée mais quelque chose qui occupe

la place laissée vacante par la pensée au point que celle-ci ne peut plus faire retour. Avec la

pensée, c'est notre identité, notre singularité qui est suspendue. le deviens l'autre que je

regarde et qui me regarde - l'égalité n'est plus une égalité de principe, une égalité en droit,

46 DELEUZE Gilles, L'image-temps, op.cit., p.228

49

Page 26: La Regard Detachée

mais une égalité en acte, absolue. Si nous faisons de notre esprit un miroir des images, alors

I'écran devient lui-meme le miroir de notre esprit. Nous voyons ce qui, litléralement, occupe

nos pensées, c'est nos pensées qui sont matérialisées aI'écran. Les neurones miroirs trouvent

leur achevement dans un spectateur miroir. Pour atteindre un regard réellement détaché, il faut

laisser I'abysse regarder au fond de nous.

Quel est l'intéret d'un tel dispositif du regard ? Les regards attachés sont comme des

pinceaux qui ne peuvent pas se poser sur une surface sans I'enduire de la peinture dont ils sont

eux-memes couverts. Le regard détaché, au contraire, agit plus sÍlrement que la peau du

caméléon : il nous fait prendre la couleur de ce que nous regardons. Il est le seul regard qui

conserve aux images toute leur intégrité puisqu'il nous pousse arenoncer a la n6tre, acéder

notre propre singularité, pour accéder, en échange, ala vision des choses pour elles-memes.

Admetlons, donc, que nous parvenions aposer ce regard détaché sur les images. On

constate alors que la continuité qui s'instaure entre les images et nous semble nous procurer

directement I'émotion dont elles sont enceintes, sans passer par la médiation de l'intellect. La

liquidation de notre « pensée propre» n'aboutit pas a une insensibilité, mais bien a une

sensibilité accrue, a une émotion profonde, certes de I'ordre de l'indicible, mais néanmoins

réelle. Cetle force d'ébranlement ne peut pas naitre de nulle par! : elle résuite nécessairement

d'une « vision du monde ». Tentons de déplier cet indicible, aventurons-nous a mettre des

mots sur cetle vision - avec prudence, pour ne pas la dénaturer, mais avec aplomb, pour

empecher qu'elle demeure rangée au rayon des sentiments vagues et indéfinis.

50

.....

III - Que voit le regard détaché ?

« Vous parliez du sens de notre existence, du désintéressement de I'art ... Prenez la

musique .,. Elle qui procede le moins du réel -et si iI y a un lien, iI n 'est pas idéel, iI est

mécanique. Un son sans signifiant, sans associations mentales. Et t;a ne I'empéche pas d'aller

toucher miraculeusement au fin fond de ['ame. Qu 'est-ce done qui résonne en nous ace qui

n 'est jamais qu 'un bruit harmonisé, qu 'est-ce qui le transforme en une source de plaisir

élevé, et nous fait communier dans ce plaisir, et nous bouleverse ? A quelle fin tout ceci ? Et

surtout qui en profite ? »

(Le Stalker dans Stalker)

La vision du monde que nous révele le regard détaché se livre d'un bloc, d'un seul

tenan!. Et cependant, sa richesse apparente laisse supposer que ce bloc contient maintes

impressions sensibles et sensitives. Peut-etre, pouvons-nous tenter de les déplier, de les

distinguer les unes des autres, ne serait-ce que pour mieux les réunir au final.

Nous utiliserons anouveau les films de notre corpus comme support, tout en précisant

que, des lors qu'on est parvenu au regard détaché, celui-ci peut se poser sur n'importe quel

film, sur n'importe quelles images, mais aussi et surtout, sur le monde qui nous entoure, hors

du cinéma. Ce regard ne dépend donc pas des images, c'est lui qui les allume et puise en elles

une vision du monde.

3.1. Le physique

3.1.1. La circulation des énergies

Dans une scene d'Elephant, les éleves assistent a un cours de physique sur les

électrons. Ce cours a valeur de clef de lecture du film : ces éleves qui circulent dans les

couloirs pourraient etre assimilés ades particules (élémentaires et subatomiques). Il Y aurait

parmi eux des protons (porteurs d'une charge électrique élémentaire positive), des neutrons

(porteurs d'une charge neutre) et des électrons (porteurs d'une charge négative). En physique,

les termes « négatif », « positif» et « neutre » ne sont évidemment pas a entendre au sens

moral. Octroyons-nous cependant une « licence poétique» et considérons que I'énergie

positive encourage la vie et que l'énergie négative encourage la mort.

La charge que porte chaque éleve n'est pas déterminée, elle peut varier en fonction des

particules avec lesquelles il entre en contact : I'énergie de Nathan, positive au contact de sa

51

Page 27: La Regard Detachée

petite amie, devient négative au contact d'Alex (illui lance des boulettes de papier maché au

visage pendant le cours de physique). Cette charge peut aussi varier en fonction des énergies

positives ou négatives que l'éll~ve absorbe: John, au début du film, absorbe l'énergie négative

de son pere qui conduit en état d'ébriété, puis cel1e du proviseur qui lui reproche d'arriver en

retard; plus tard au cours du film, Acadia absorbe un peu de cette énergie négative en

embrassant JoOO sur lajoue; apres que les deux tueurs lui aient conseillé de s'enfuir, John va

chercher a empecher les gens d'entrer dans le lycée, comme pour redistribuer cette énergie

positive dont il est le porteur.

Toutes les particules ne réagissent pas de la meme fa'Yon aux énergies négatives.

Certaines semblent les absorber sans les faire circuler et sans les convertir: c'est Michelle,

neutron par excel1ence, qui ne réagit pas aux réprimandes et aux humiliations, mais que cet

ernrnagasinement d'énergies négatives semble avoir recroquevillée sur el1e-meme. Certaines

particules ne semblent laisser aux énergies négatives aucune emprise sur el1es : c'est le

personnage de Benny qui, pendant la tuerie, ne change absolument pas son al1ure, aide Acadia

a sortir du lycée, et tout aussi lentement, tente d'arreter Eric, avant de se faire abattre.

D'autres, enfin, convertissent et extériorisent ces énergies négatives. Pendant le cours

de physique, on avait vu Alex encaisser des énergies négatives sans broncher (c'était les

boulettes de papier maché que lui lan'Yaient les éleves du premier rang). Cette énergie va etre

convertie sous plusieurs formes, avant de déferler dans le massacre final. La premii:re

extériorisation a lieu dans la scene ou Alex joue la Lettre aElise au piano pendant que son

ami Eric joue a un jeu vidéo dont le but semble etre d'abattre le plus d'individus possibles. On

sait que, suite au massacre de Columbine, beaucoup considéraient que les jeunes tueurs

avaient été influencés par les jeux vidéo. A la sortie du film, certains ont reproché a Gus Van

Sant d'avoir donné du crédit a cette these, en la classant au rayon des facteurs possibles. En

vérité, ces spectateurs avaient raté une autre analogie, moins évidente mais non moins

importante: l'analogie entre l'acte de jouer du piano et l'acte de jouer aujeu vidéo (ces deux

actes étaient meme superficiel1ement assimilables puisque dans les deux cas, il s'agissait de

taper sur des touches pour entrainer des réactions). Ces deux actes représentent deux manieres

différentes de convertir, d'extérioriser, une énergie négative accumulée : l'énergie qui impulse

Alex lorsqu'il joue Beethoven n'est pas une énergie positive, mais bel et bien l'énergie

négative accumulée au lycée, cette meme énergie dont Eric est en train de se décharger en

commettant un massacre virtuel.

11 est difficile, a la seule vue d'un acte (a fortiori dans le cas d'un acte artistique), de

déduire si l'énergie qui l'impulse est négative ou positive. S'il n'y a souvent aucune

52

différence en surface, c' est peut-etre parce que ces énergies de nature opposée représentent

deux facettes d'une meme pulsion vitale. En effet, quand un COIpS accumule trop d'énergie

(positive ou négative), il doit expulser cet excédent, d'une maniere ou d'une autre, pour se

préserver lui-meme. Dans cette perspective, jouer la Lettre aElise ou commettre une tuerie

dans un lycée ne sont que les deux facettes d'une meme pulsion vitale, dont la finalité est de

se débarrasser des énergies qui s'accumulent dans le corps, de faire circuler cette énergie

autour de soi. Les pulsions de mort sont donc toutes, en demiere instance, des pulsions de vie,

en tant qu'el1es témoignent d'une réaction instinctive de l'actant pour persévérer dans son

etre. Meme le suicide est une maniere de se décharger d'un surcroit d'énergies négatives

accumulées: a la fin de Last Days, les sonorités inassignables qui, a plusieurs reprises au

cours du film, mena'Yaient de faire ployer Blake sous leur pression, déferlent en une étrange

cascade sonore dans le cabanon ou le jeune hornrne se réfugie juste avant de se suicider.

Pendant le cours de physique d'Elephant, le professeur mentionne le fait que,

« lorsqu'on introduit de I'énergie dans /'atome. les électrons sont projetés loin du noyau )).

On pourrait ainsi transposer la question que se posait l'opinion publique a I'époque de la

tuerie de Colombine, dans la terminologie de la physique : si les tueurs n'ont été que des

conducteurs de cette énergie négative, d'ou venait-elle ? En effet, cette énergie n'a pas pu

naitre ex nihilo : une action n'est jamais que la conversion d'une énergie re'Yue, positive ou

négative, et toute action est donc déja une réaction - meme quand nous croyons en etre le seul

instigateur. Elephant fait défiler des facteurs possibles (parents absents, humiliation en

classe... ), mais ces facteurs ne sont jamais des créateurs d'énergie négative, simplement des

conducteurs de cel1e-ci - et c'est la raison pour laquelle il est impossible d'isoler la

culpabilité, d'identifier un coupable. Cette vision du monde désamorce donc le réflexe du

jugement : nous ne pouvons pas en vouloir aux adolescents qui humilient Michelle et Alex car

nous savons qu'ils n'ont pas créé cette énergie négative et qu'ils ne font jamais que la

transmettre pour s'en décharger. 47

Le besoin de juger, de trouver des responsables, découle souvent d'une émotion

irrationnel1e se donnant les apparences de la raison. Délivré de ce besoin, le regard détaché

per'Yoit avec davantage de lucidité et d'acuité ce qui, dans l'environnement ou se meuvent ces

47 La question qui divise I'opinion publique a propos des jeux vidéo se refonnulera ainsi, dans les tennes de la physique : l'acte de jouer a des jeux vidéo violents se bome-t-il a I'extériorisation, au déchargement d'énergies négatives, ou encourage-t-illeur remise en circulation ? La vision détenniniste de Elephant tranche la question sur un seul point : le jeu vidéo ne peut pas créer cette énergie négative ex nihilo, iI peut seulement, ou bien encourager une énergie négative déja présente chez le sujet, ou bien I'en décharger.

53

~

Page 28: La Regard Detachée

particules, est propice a la redistribution des énergies négatives (les armes en vente libre, par

exemple). Tout au long du film, les travellings a I'intérieur des couloirs interminables du

Iycée donnent une impression d'un monde en vase clos, comme si les énergies négatives ne

pouvaient pas s'échapper et que les étudiants étaient forcés de se les échanger, constamment,

cornme ce freesbee qu'ils se lancent a la sortie du Iycée, le but du jeu étant de ne pas se

trouver sur place quand ces énergies se concentreront et s'extérioriseront. Au cours d'un bref

plan, le self du Iycée est présenté cornme un gigantesque incubateur sonore qui paralyse Alex.

C'est le revers du grand brassage des particules : tout ce qui est élaboré pour favoriser la

circulation des énergies positives (le savoir, par exemple) peut également favoriser la

circulation des énergies négatives: les couloirs construits pour faciliter la circulation des

Iycéens permettent également a Alex et Eric d'ajuster leur tir pendant que leurs victimes

s'enfuient.

3.1.2. Le monde sous son jour de nécessité

Elephant a quelque chose de la tragédie grecque, mais au tragique dufatum, du destin,

de la fatalité, a été substitué un tragique de la nécessité physique48 • En philosophie, la

nécessité recoupe tout ce qui ne peut pas ne pas etre. Compte tenu de l' ensemble de départ, ce

monde ne pouvait pas etre différent, il était le seul monde possible - le réel est le seul

possible. Ou en d'autres termes: le vent ne souffie pas OU il veut. Avec le montage éclaté,

avec la multiplication des points de vue, Gus Van Sant nous montre qu'il n'y a pas de hasard,

pas d'arbitraire, que ce que nous appelons hasard n'est que I'ignorance des causes (Spinoza),

que chaque trajectoire n'est interrompue qu'en vertu d'une autre trajectoire. Chez Van Sant, le

retour incessant sur les évenements traumatiques, leur perpétuelle reconduction, I'invariable

impossibilité de les empecher, montre qu'il n'y a pas de réalité parallele, pas d'autre monde

possible dans lequel « il en irait autrement ».

Dans la vie de tous les jours, la nécessité nous est dissimulée par le fait que nous

voyons, non pas des corps soumis a des forces, mais des etres humains allant OU bon leur

semble, non pas des actes répondant aI'impulsion de forces extérieures, visant afaire circuler

48 Cette lecture physique du film n'a pas échappé a certains cornmentateurs : « les corps touchés s 'effondrent, croulent sous le poids des bailes. Explication manifeste de théories de la relativité: quand un corps étranger entre en contact avec un autre corps étranger par une force qui lui est supérieure. ce dernier s 'écroule, comme se cassent les rétroviseurs des voitures dans lesquelles fonce, en état d'ébriété, le pere de John. ». Florence Bemard de Courville, «La pesanteur et la gráce », in « Gus Van Sant, indé-tendance », Eclipses, n041, p.133

54

des énergies, mais des choix libres. Les mises en scene du regard détaché nous invitent a soulever le voile du libre-arbitre et du hasard pour voir le monde sous son « jour de

nécessité », sous « son aspect nécessaire ». Par exemple, la figure de la filature - la caméra

suit un personnage qui avance - permet, en nous dissimulant le visage, de nous dévoiler le

mobile, l'etre humain comme mobile en mouvement.

Chez Sokourov, les trajectoires sont soumises a une pure logique d'attractions et de

répulsions entre les etres. Dans Moloch, les plans d'ensemble isolent les personnages pour

mieux visualiser leur trajectoire respective, lesquelles semblent obéir a de purs rapports

physico-chimiques : dans la salle a manger, Goebbels se rappTOche d'une domestique, a pas

lents, cornme un prédateur ; sa femme s'en aperyoit et se met a se déplacer dans sa direction ;

la domestique, s'apercevant de I'approche de Goebbels, s'écarte de quelques pas sur le cóté.

Ces trajectoires manifestent physiquement les affinités ou les répulsions que les appartenances

sociales, idéologiques, nationales dissimulent. Dans Le Soleil, la pTOximité des vues de

MacArthur et de HiTO-Hito se matérialise dans un gros plan oil ils effieurent I'embout de leur

cigare pour les allumer.

3.1.3. Les trajectoires invisibles

Chez Tarkovski, il arrive que le personnage échappe un moment au cadre : la caméra

n'en interrompt pas pour autant son mouvement et le récupere un peu apres, surgissant de

derriere un mur, comme si elle n'avait jamais cessé de le suivre. Cet effet de style tres

fréquent permet d'accentuer I'impression d'observer une trajectoire prédéterminée, cornme si

la caméra savait précisément d'oille personnage allait déboucher. La mise en scene ne laisse

pas de place a I'illusion du hasard. Les trajectoires visibles semblent se doubler de trajectoires

invisibles. Dans Elephant, un fragment de dialogue entre Nathan et sa petite amie Carrie

laisse entendre que celle-ci serait peut-etre enceinte, si bien que, dans la demiere scene du

film, quand le montage les abandonne dans la chambre froide, a la merci d'Alex, ce n'est

peut-etre pas deux trajectoires qui vont s'interrompre mais trois.

La nécessité physique est peut-etre la seule nécessité que le cinéma de l'image visible

puisse nous dévoiler. Dans cette perspective, I'intéret de ces trajectoires invisibles est de nous

montrer que, la OU nous voyons de la liberté, il n'y a en réalité qu'un effet dont la cause nous

était invisible jusque la. En d'autres termes: un effet sans cause apparente n'est jamais que

I'achevement visible d'une trajectoire invisible.

Plusieurs moyens existent pour donner une prégnance a ces forces invisibles. Dans

Paranoid Park, l'usage du ralenti permet de matérialiser la contrainte invisible du milieu dans

55

Page 29: La Regard Detachée

lequel les etres se meuvent, de nous dévoiler des forces et des poussées que nous ne

soupyonnerions pas. Dans les séquences au ralenti, l'air est assimilé a l'élément aquatique, ce

que le son suggere parfois explicitement. Et pour cause: en classe, Alex n'étudie pas les

électrons mais la poussée d'Archimede, la force verticale, dirigée de bas en haut, a laquelle

est soumis tout corps plongé dans un fluide. Le film raconte précísément la poussée que le

milieu social va exercer sur le corps d'Alex pour le ramener a la surface, c'est-a-dire a la

conscience du crime qu'il a commis, a la culpabilité qu'il devrait éprouver et a la peine qu'il

encourre. De son cóté, Alex va tout faire, quant a lui, pour repousser au maximum le moment

de l'irruption a la surface, quitte, pour cela, a créer autour de lui ses propres bulles de

perception.

3.1.4. Emotions et sentiments

La vision du monde sous son jour de nécessité explique peut-etre pourquoi les

personnages de notre corpus semblent agis par leurs émotions. Ce principe est explicitement

dialectisé dans le second reve de L 'enfance d'/van : le visage d'une jeune filIe passe plusieurs

fois dans le cadre, arborant achaque fois une expression différente (d'abord rieuse, puis

souriante, puis faisant la moue... ). Cette scene a son pendant exact dans Paranoid Park,

lorsque Alex, conduisant une voiture, passe par différentes émotions a la faveur de simples

cut au sein du plan, chaque émotion semblant directement résu1ter de la musique diffusée par

la radio. Les sentiments, les états d'ame apparaissent comme de pures réactions aux stimuli

extérieurs.

Ce qui vaut pour les sentiments vaut également pour la pensée, meme si nous avons

plus de mal a I'admettre. En effet, nous sornrnes prets a reconnaitre que nos émotions nous

viennent du dehors, et cependant, nous nous accrochons a l'illusion que nous serions maitres

de nos pensées, que nos idées seraient, en quelques sortes, des émotions que nous nous

serions réappropriées. Mais cela reviendrait a croire que la couleur bleue est un attribut de

l'eau, quand elle résulte en réalité du cíel qui s'y reflete. Nous ne possédons ni ne contrólons

davantage nos pensées que nos émotions. Si les mises en scene du regard détaché s'attachent

a désintérioriser la pensée, c'est parce que notre pensée, au meme titre que nos émotions, est

une extériorité a I'intérieur de nous.

« Comme dit Kierkegaard: « les mouvements profonds de l'áme désarment la

psychologie », justement paree qu 'ils ne viennent pas du dedans. La force d 'un auteur se

mesure a la fa{:on dont il sait imposer ce point problématique, aléatoire, et pourtant non­

56

arbitraire »49 Ce point que Deleuze appelle « gráce ou hasard », nous l'appelons nécessité,

effet dont les causes nous sont cachées.

Dans la vision du monde sous son jour de nécessité, les hommes sont pareils a des

machines: automates psychologiques, automates psychiques. Automate enraillé, dans le cas

de Hiro-Hito (dans la scene du cours de botanique OU il ressasse en boucle des ftagments de

dialogue) ou du jeune begue au début du Miroir (la scene est introduite par un plan sur une

télévision déréglée). Le demi-sommeil fait saillir les automatismes des hornrnes : allongés

dans la boue de la Zone, gagnés par le sommeil, le Professeur et l'Ecrivain de Stalker

continuent d'égrener mécaniquement le chapelet des ressentiments que leur fonction (la

Science, l'Art) leur inspire nécessairement I'un vis-A-vis de l'autre. Se réveillant d'un malaise,

le premier réflexe du facteur Otto est de vérifier que sa montre a gousset ne s'est pas arretée,

cornrne s'il s'agissait la de son véritable creur (Le Sacrijice). Le regard détaché ne réduit pas

l'organique au mécanique mais se contente de voir les mécanismes qui saillent dans les

comportements des etres humains.

3.1.5. Au-deIa du physique

Bergson voyait dans la spatialité la vraie cause de la relativité de notre connaissance.

Notre intelligence, faisait-il remarquer, se sent obligée de transposer le psychique en physique

pour le comprendre et l'exprimer50• Nous avons vu que le physique était la seule face, visible

de la nécessité. Le cínéma est-il condamné, cornrne le savant, a traduire le psychique en

physique, et le regard détaché a achopper sur cette vision réductionniste du monde?

Sur ce point précísément, la sensibilité du spectateur doit suppléer a sa sensitivité qui

lui offre du réel qu'une image incomplete. Le regard détaché sent les images autant qu'illes

voit, sympathise avec les personnages au point d'éprouver parfois, a un état embryonnaire, les

émotions qui les traversent : il sent donc que les flux qui les traversent ne sont pas tous de

l'ordre du physique. Le regard détaché doit alors accéder au psychisme, a une vision des etres

au-dela du physique et de I'espace.

49 DELEUZE Gil1es, L 'image-temps, op.cit., p.228

50 BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit.,p.34

57

Page 30: La Regard Detachée

3.2. Le psychique

3.2.1. L'interpénétration des consciences

La vision du monde sous son jour de nécessité porte un coup a la conception

traditionnelle de notre identité, de notre intériorité. La maniere dont les images du film

colorent notre pensée (pour les regards attachés) ou I'occupent totalement (pour les regards

détachés) nous découvre la porosité de notre conscience - non pas par la perception sensitive,

laquelle voit des images distinctes de nous, mais par la perception sensible. Bergson résume

cette révélation sensible en ces termes: «Entre notre conscience et les autres consciences la

séparation est moins tranchée qu'entre notre corps et les autres corps, car c'est I'espace qui

fail les divisions nettes. La sympathie et I'antipathie irréjléchies, qui sont si souvent

divinatrices, témoignent d'une interpénétration possible des consciences humaines.» 51

Qu'on s'interroge sur ce qui fonde notre singularité et on se rendra vite compte que

nous sornmes incapables de départager ce qui nous appartient en propre et ce qui résu1te

d'influences extérieures. Cest peut-etre I'un des sens possibles de cet effet de sjúmato52 qui,

chez Sokourov, auréole parfois les personnages d'un flou vaporeux, comme si les etres

humains n'étaient pas tout a fait réductibles a leurs contenants, comme s'ils en débordaient

légerement. Cela pourrait expliquer I'interpénétration des consciences qu'on constate dans les

films de notre corpus. Dans Nostalghia, Andrei' semble capable d'accéder aux images­

souvenirs de Domenico. Plus tard, dans un reve qui devrait etre celui d'Andrei', on entend la

voix off d'Andrei' tenir des propos qui semblent exprimer les pensées de Domenico (il fait part

de son regret d'avoir privé sa famille de lurniere). Ces échanges de conscience, qu'on retrouve

dans Le Miroir (entre les souvenirs de la mere, les souvenirs du Narrateur et I'imagination de

son fils) sont au creur de Solaris, puisque le fantome de Harey est le fruit d'une rencontre

entre la conscience de Kelvin et la conscience de la planete Solaris. On pourrait y voir des

équivalents aux phénom¡mes d'« endosmose psychologique» dont parle Bergson, des

glissements de conscience comme on parle de glissements de terrain - consciences qui se

recouvrent, se mélangent, se pénetrent. Dans cette perspective, il devient impossible de

déterminer oi! commence un etre humain et oi! il s'arrete.

Si les etres ne sont pas réductibles a leur enveloppe corporelle et si leurs consciences

peuvent s'interpénétrer, il n'y a plus Iieu de hiérarchiser entre personnage principal et

personnages secondaires. Il n'y a plus que des personnages-relais, conducteurs des énergies

51 BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit., p.28 52 En peinture, le sjUmato désigne une ambiance vaporeuse qui adoucit les formes (par exemple

chez le Correge).

58

psychiques qui les traversent. Des lors, toutes les contradictions qui nous arretaient dans nos

tentatives de définitions s'évanouissent. Par exemple, le personnage-émanation représentait le

paradoxe d'une actualisation sans puissance, d'une actualisation sans qualité: dans la

perspective de I'interpénétration des consciences et des échanges de pensée, il n'y a plus rien

d' étonnant ace que le personnage central soit le dépositaire de la puissance, de la qualité, et le

personnage-émanation la manifestation de son actualisation.

3.2.3. La mélodie de I'etre unique

Dans Paranoid Park, apres que Alex ait listé par type les occupants du skatepark

(<< squatters, junkies, SDF... »), un plan fixe, surélevé, nous montre des skateurs qui, les uns

apres les autres, a intervalle tres réduit, effectue une figure aérienne, chacune différente mais

toujours a I'intérieur du cadre. Leur défilement, le ralenti et meme le fond sonore qui les

«subsume », semblent faire de chacun d'entre eux le maillon d'une chaine, si bien que les

précédentes distinctions d' Alex apparaissent comme des découpages arbitraires et

conventionnels au sein d'une continuité indivisible.

On trouve une autre métaphore visuelle de ce type dans la scene du discours de

Domenico ala fin de Nostalghia. Alors que ce dernier proclame sa mu1tiplicité (<< le ne peux

etre une seule personne. le suis capable de me sentir une infinité de choses ala fois. »), des

spectateurs l'observent en contrebas: ils se tiennent debout sur les marches d'un large

escalier, éloignés les uns des autres, a la fois en hauteur et en largeur. L' escalier est filmé

frontalement, a hauteur d'homme, si bien que ses marches ressemblent a des lignes droites

tracées sur une feuille (1). A la faveur de cet angle de vue, les spectateurs de Domenico

ressemblent a des notes de musique isolées sur une grande portée que balaie le travelling

latéral. Qu'i1s descendent ou montent quelques marches et c'est toute cette mélodie visuelle

qui s'en trouve modifiée.

(1) Nostalghia, d'Andrei' Tarkovski

59

Page 31: La Regard Detachée

Deleuze résume en ces termes I'un des problemes qu'ont rencontré successivement le

théíitre, I'opéra, puis le cinéma: « comment éviter de réduire lafoule aune masse compacte

anonyme, mais aussi a un ensemble d'atomes individuels ? ».53 La réponse de Tarkovski

pourrait résider dans I'image de cette étrange partition : ce plan nous invite a procéder comme

ces musiciens qui, en lisant une partition, entendent directement la musique. A nous

d'imaginer quelle harmonie cette mélodie peut produire pour une oreille divine ... Le mérite

de cette image, c'est de nous donner, indirectement, une idée du caractere indivisible de ce

tout, la mélodie étant, selon Bergson, la meilleure maniere de nous figurer le changement pur,

continu et indivisible.

11 n 'y a pas lieu, cependant, de parler de consciences distinctes qui agiraient les unes

sur les autres pour créer cette mélodie: ce serait retomber dans l'illusion de la

compartimentation spatiale54. Dans le courant indivisible de la mélodie, nous n'entendons pas

des notes séparées les unes des autres, au contraire : les notes forment un tout et perdent cette

singularité qui les distingue sur la partition. De meme, les consciences humaines se fondent

dans une « conscience générale » : celle-ci n' est pas la somme des consciences individuelles

(illusion spatiale), mais une seule et meme conscience, ou si 1'on veut utiliser une image

connue, la conscience d'un etre unique. 55

La division en corps distincts dans 1'espace est aussi trompeuse que la division en

notes distinctes sur la partition. C'est notre sensibilité qui, sur ce point, doit venir suppléer a

notre sensitivité, prisonniere des distinctions spatiales. Notre sensibilité nous permet de sentir,

c'est-a-dire de connaitre par intuition, la conscience indivisible. Regardant les etres humains,

le regard détaché voit des etres distincts mais sent la continuité indivisible de la conscience

qui les traverse : c'est la révélation psychique a laquelle nous conduit le regard détaché.

53 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.211. 54 « Sans doute nous avons une tendance adiviser et anous représenter, au lieu de la continuité

ininterrompue de la mélodie, une juxtaposition de notes distinctes. Mais pourquoi ? Parce que nous pensons ala série discontinue d'efforts que nous ferions pour recomposer approximativement le son entendu en chantant nous-memes, et aussi parce que notre perception auditive a pris l'habitude de s 'imprégner d'images visuelles. Nous écoutons alors la mélodie a travers la vision qu 'en aurait un chefd'orchestre regardant sa partition. Nous nous représentons des notes juxtaposées ades notes sur une feuille de papier imaginaire. (...) Faisons abstraction de ces images spatiales: il reste le changement pur, se suffisant a lui-meme, nullement divisé, nullement attaché a une chose qui change. ». BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit.,p.164.

55 Cette conception n'est pas étrangere aTarkovski, lui qui, dans son joumal, en 1978, transcrit cette observation de Schopenhauer : «Le fait que le temps s 'écoule de la meme far;:on dans toutes les tetes prouve mieux que tout autre chose que nous sommes tous plongés dans le meme reve, et plus encore. que nous tous, quifaisons ce reve, sommes un etre unique. »

60

Si les etres humains sont les faces visibles d'un etre unique indivisible, alors chaque

plan ou apparait un personnage est une métonyrnie (une synecdoque particularisante, pour etre

précis) : la partie doit donner une idée du tout. Nous voyons des parties mais nous devons

sentir, a travers elles, le tout indivisible auxquelles elles renvoient. Dans cette perspective,

l'etre unique serait pareil a certaines formes naturelles qui présentent un caractere fractal

(comme les branches des flocons de neige) : quel que soit 1'échelle qu'on prenne pour les

observer, la partie donne toujours une idée du tout. Chaque personnage serait Iittéralement

exemplaire, fidele en cela a I'adage de Montaigne : « chaque homme porte en lui la forme

entiere de l'humaine condition ».56

*

3.3. Le physiologique

3.3.1. L'intuition du vital

En nous faisant accéder a I'etre unique, le regard détaché agit comme I'intuition

bergsonienne : il nous introduit dans la conscience en générale, nous la donne a sentir. « Mais

ne sympathisons-nous qu 'avec des consciences ? Si tout etre vivant nait, se développe et

meurt, si la vie est une évolution et si la durée est id une réalité, n 'y a-t-i/ pas aussi une

intuition du vital (. ..) ? »57 .

TI s'agit pour le regard détaché, d'élargir les mailles des distinctions, de descendre de

I'échelle du psychique a I'échelle du vital, de la conscience humaine a la conscience

organique. Les films de notre corpus nous y invitent, par les étranges hybridations qu'ils

proposent : dans Solaris, les savants de la navette parachutent I'encéphalogramme de Kelvin

dans I'océan de Solaris, d'ou, peut-etre, la fusion finale entre I'homme et la planete, entre la

maison natale et 1'océan. La conscience humaine se fond dans une conscience organique non­

humaine, peut-etre parce que ces deux états du vivant sont reliés I'un a 1'autre dans une

continuité indivisible.

56 Cela donne ainsi une toute autre portée ala dialectique de I'uruque et du typique dont Tarkovski parle dans Le Temps scellé : dans la perspective de I'etre uruque, I'unique est intrinsequement typique tout en demeurant unique.

57 DELEUZE Gilles, La pensée et le mouvant, op.cit.,p.28

61

Page 32: La Regard Detachée

3.3.2. La part naturelIe de I'etre humain

On a dit que Tarkovski filmait la nature comme un etre humain, mais une telle

affirmation est une preuve d'anthropocentrisme : ce sont les etres humains que Tarkovski

filme cornme des etres naturels, cornme des plantes déracinées, cornme des écosystemes a part

entiere. Dans Nostalghia, les cheveux longs d'Eugenia qui pleure au chevet de Andrei'

forment une cascade, effet renforcé par le trajet des larmes et de la caméra (travelling haut­

bas). On retrouve un effet similaire dans la scene de la douche de Paranoid Park, du fait du

ralenti, de la diminution de l'éclairage et des sons de cascade et de bruits d'oiseaux accolés a

I'image du visage d'Alex. Chez Sokourov, les origines animales de I'homme se manifestent

sous formes de survivances: les courtisans de Moloch imitent, l'un le mouflon, l'autre

l'oiseau; Hitler, retrouvant Eva Braun, semble faire une parade amoureuse de paon ; dans Le

Soleil, la démarche de l'Empereur Hiro-Hito présente une ressemblance troublante avec celle

de la grue qui se promene dans son jardin. Meme les manifestations en apparence les plus

humaines ont quelque chose a voir avec la nature : le regard d'entomologiste que Hiro-Hito

porte sur la guerre l'assimile a une lutte entre especes (<<je suis pour la lutre entre les especes,

pacifiquement et sans intervention extérieure »). Un peu plus tard dans le film, la migration

des crabes lui rappelle l'immigrationjaponaise aux USA.

Les regards attachés verront la des comparaisons, des métaphores. Le regard attaché,

lui, ne voit que du littéral : il voit I'homme en tant qu'il fait partie intégrante de la nature. Il

n'y a pas lieu de faire des distinctions entre les etres humains et la nature, car ces distinctions

seraient purement conventionnelles. L'hornme fait partie intégrante de la nature et les mises

en scene du regard détaché ne font que lui rendre son etre nature1. Ce faisant, elles

parviennent a l'unité de la Nature et de I'Hornme a laquelle aspirait Eisenstein sans passer par

une dialectique : I'opposition n'est pas surmontée mais révélée comme illusoire. C'est peut­

etre la que passe la différence entre les regards attachés et les regards détachés : les premiers,

comme les savants, sont obligé de «ruser avec la nature, d'adopter vis-u-vis d'elle une

atritude de défiance et de lutre ». Les seconds, cornme le philosophe, « la [traitent) en

camarade », « [cherchent] u sympathiser ».58

3.3.3. Les productions naturelIes

Dans le cas des films de Tarkovski, on ne peut pas se contenter de parler

d'associations poétiques, cornme on pourrait le faire, par exemple, a propos des poissons­

58 BERGSON Henri, La pensée el le mouvanl, op.cil., p.139

62

chats bombardiers dans le reve de Hiro-Hito (Le Solei/). Les analogies entre l'homme et la

nature sont, chez Tarkovski, a entendre au sens premier du terme, a savoir une comparaison

entre des modes de fonctionnement similaires. Si I'on confond le bruit d'une voiture a

l'approche avec le bourdonnement des insectes (au début de Solaris), c'est parce que le

vrombissement est un ronflement produit par une rotation rapide, qu'il s'agisse de celle du

cylindre d'un moteur ou des ailes d'un insecte. Si au seuil de la chambre de Stalker, on

confond le craquement du tonnerre avec I'explosion d'une bombe, c'est parce que le plasma

créé par la décharge électrique de la foudre n'est pas différent, physiquement, du plasma

qu'aurait produit I'explosion de la bombe de 20 kilotonnes dont le Professeur a finalement

renoncé a faire usage et vis-a-vis de laquelle le craquement du tonnerre fait figure de supplétif

naturel apaisé.

Si nous ne parvenons pas a faire la différence entre les sons produits par la nature et

les sons produits par la technique, c'est peut-etre parce qu'il n'y a pas lieu de faire cette

différence. Non seulement, l'homme construit ses outils a partir de ce qu'il trouve dans la

nature, mais il les construit également sur le modele de ce qu'il y voit (animaux, végétaux,

énergies naturelles ... ). On serait bien en peine de trouver des inventions de I'etre humain qui

n'ont pas leur équivalent ou leur source dans la nature. Toute énergie, en tant qu'elle était en

germe dans la nature, peut etre qualifiée de naturelle, y compris des énergies aussi

apparemment « contre-nature » que la fission du noyau de l'atome.

Chez Tarkovski, les productions de I'homme s'integrent parfaitement a la nature une

fois désutilitarisées: les ampoules flottant a la surface de l' eau ressemblent a des bulles

solidifiées (Stalker), les soucoupes abandonnées sur une table recueillent I'eau de pluie

(Solaris), un drap tombé dans la boue y dessine un limon de blancheur (Nostalghia) ... Si les

inventions de I'homme se fondent si bien dans le cycle naturel, c'est parce qu'elles ne I'ont

jamais quitté: I'etre humain étant une créature naturelle, les objets qu'il produit ont toute

légitimité a s'inscrire dans le cycle naturel ; ils ne sont pas différents des feuilles de I'arbre, de

la photosynthese de la plante, de la toile tissée par l'araignée.

C'est la raison pour laquelle les reuvres d'art semblent plus a leur aise en milieu

naturel, ou elles brillent par contraste (par exemple, la statue d'un ange qui dort sous une

riviere dans Nostalghia), plutót que dans un musée ou leurs effets s'annulent les unes au

contact des autres (L 'arche russe). Chez les cinéastes de notre corpus, on ne sait plus qui, de

la nature ou de I'art, imite l'autre : disséquant un crabe, Hiro-Hito remarque qu'une fois sa

carapace retirée, on peut voir des protubérances et des lignes rappelant le maquillage du

théiitre Kabuki.

63

Page 33: La Regard Detachée

Le cinéma est lui-meme souvent représenté chez Tarkovski sous des formes végétales

ou minérales. Ces dispositifs naturels ouvrent certains films - une toile d'araignée (L 'enfance

d'lvan), un tapis d'algues mouvantes (Solaris) -, parfois les ferment -les branches d'un arbre

se découpant sur la mer étincelante comme un signe chinois sur une page blanche (Le

Sacrifice) -, plus généralement les parsement - le puits vertigineux dans les reyes d'Ivan,

I'ombre projetée des gouttes de pluie sur la surface verte d'une flaque (chez Domenico, dans

Nostalghia) mais surtout, la surface translucide de l'océan de Solaris 011 les reyes et les

pensées s'incament. En redoublant le dispositifmécanique par un dispositifnaturel, Tarkovski

renvoie directement le cinéma a son statut de production naturelle, de prolongement de notre

etre naturel.

Meme la civilisation technique, industrielle, est filmée comme un organisme vivant,

naturel. 59 Dans le premier plan de Paranoid Park, un pont sur lequel défilent des véhicules

filmés en accéléré, ressemble a une veine 011 le sang circule. Dans les scenes de ride filmées

en 8 mm, les rampes du skate-park, plates-formes nécessairement inamovibles, semblent

mises en mouvement par I'effet de la caméra embarquée : pour peu qu'on imagine la caméra

comme un point fixe, le skatepark se transforme en un océan déchainé 011 les rampes font

figures de vagues et les skateurs de surfeurs60• Si l'on adopte le regard adéquat, une portion

d'espace urbain se transforme en un territoire naturel, un océan secret qui ne s'anime que pour

ceux qui ont le courage de se laisser porter.

3.3.4. Elargir la conscience de I'etre unique a I'ensemble du vivant

Que peut-on déduire de cette révélation physiologique? JI ne s'agit pas de tomber

dans un animisme irrationnel 011 l'on croirait que la nature qui nous entoure est douée de

sentiments. Le Stalker voit dans la Zone un etre humain, les scientifiques décrivent Solaris

comme un cerveau géant, une substance capable de penser, mais ce ne sont la que des

manifestations de I'anthropocentrisme et de I'anthropomorphisme de I'homme, qui voit la

nature comme un cerveau géant quand c'est le cerveau humain qui est une nature miniature.

Notre perception est prisonniere, non seulement des distinctions spatiales, mais aussi

des différences apparentes entre les etres humains et les autres etres vivants : le regard

attaché, comme le savant, voit les choses extérieures les unes aux autres, et la pratique semble

59 En cela, le regard détaché agit comme le monde originaire selon Deleuze : « Le monde originaire n 'oppose donc pas la Nature aux constructions de I'homme : il ignore cette distinction qui ne vaut que dans les milieux dérivés. »DELEUZE GiBes, L 'image-mouvement, op.cit., p.I95.

60 « Le ralenti libere le mouvement de son mobile pour en ¡aire un glissement de monde. un glissement de terrain» DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.81

64

....

lui donner raison. La encore, c' est la sensibilité qui doit suppléer a cette sensitivité limitée par

I'espace et par nos préjugés : le regard détaché doit sentir que la conscience qui traverse les

etres humains est indivisible de la conscience qui traverse chaque etre vivant, chaque

organisme. JI nous faut donc enrichir notre défmition de l'etre unique, étendre sa conscience

et sa continuité indivisible al'ensemble du vivant.

3.4. L'esprit et la matiere

3.4.1. Au-dela du physiologique ?

La révélation psychique nous a montré qu'il existait une conscience qui traversait tous

les etres humains, et qui n'était pas réductible a I'addition des consciences singulieres. La

révélation physiologique nous a montré que cette conscience ne se bomait pas aux etres

humains mais s'étendait a tous les etres vivants, les réunissait dans une continuité indivisible.

Et cependant, le regard détaché ne s'arrete pas la: pour obtenir une vue complete, il doit

encore descendre d'un échelon, c'est-a-dire étirer davantage les mailles du filet des

distinctions.

Dans le demier plan de Stalker, la fi!le du Stalker fait bouger des verres a distance par

la seule force de son regard. Le scénario esquisse une explication possible : I'infirmité et les

pouvoirs parapsychiques de cette petite fi!le seraient le fruit des mutations entrainées par les

fréquentes incursions de son pere dans l'espace contaminé de la Zone. Peut-etre cette fillette

représente-t-elle un nouveau maillon dans la chaine de I'évolution, ou au contraire le fruit

d'une involution, d'un retour a une conscience organique. Mais ce sont la des considérations

de regard attaché: le regard détaché se contente de remarquer qu'il semble s'établir une

continuité entre cette jeune filie et les verres - mais cette continuité ne peut relever ni du

psychique, ni du physiologique, les verres relevant de I'inanimé. En réalité, peut-etre n'est-ce

pas la conscience de cette jeune fi!le qui déplace ces verres: peut-etre sa conscience ne se

distingue-t-e!le plus de ces objets, peut-etre existe-il entre eux une continuité indivisible qui

ne releverait ni d'une interaction physique invisible, ni d'une influence psychique (comme

dans les phénomenes d'endosmose psychologique relevés par Bergson). Que!le peut etre,

alors, l' origine de cette continuité ?

L'attention accordée au tactile, aux objets, dans les films de notre corpus, signale la

reconnaissance d'une stricte égalité ontologique entre etres humains et objets. C'est, la scene

de la chande!le a la fin de Nostalghia, quand protéger la flarnme du vent prend plus

65

Page 34: La Regard Detachée

d'importance pour Andre"i que sa propre vie. Est-ce a dire qu'il faut considéré les objets

cornme doués d'une conscience? Que la conscience de I'etre unique s'étend également á

I'inanimé ? Que nous pourrions établir un contact autre que physique avec les objets, comme

cette touriste qui cherche a cornmuniquer avec un tableau dans L 'arche russe ? La encore, iI

convient d'éviter I'écueil de I'anthropomorphisme, lequel inverse toujours la cause et I'effet :

ce n'est pas I'inanimé qui est doué d'une conscience, c'est notre conscience elle-meme qui

n'est qu'une variété de I'inanimé, de I'inorganique.

C'est la, peut-etre, I'indistinction la plus difficile a admettre pour les regards attachés,

et I'impression sensible la plus difficile a justifier pour le théoricien du regard détaché. Si

nous pouvons admettre que notre conscience est de meme nature que celle d'une plante, nous

refusons qu'elle ait quelque chose a voir avec une pierre. Et cependant, si on admet le régime

de la nécessité, alors l'etre humain est agi, sa volonté ne lui appartient pas, elle est une pure

extériorité. De ce point de vue, elle n'est en rien différente d'un glissement de terrain qui

entrainerait la chute de la pierre. Il serait saugrenu de considérer que la pierre veut tomber ­

de meme qu'a certains esprits pénétrés de nécessité, il est saugrenu de considérer que I'etre

humain veut réellement ce qu'il prétend vouloir.

Certes, nous sornmes peut-etre soumis a des forces qui nous agissent, peut-etre nos

sentiments et nos volontés sont-i1s une pure extériorité; qu'en est-il, cependant, de ce qui

constitue la principale distinction du vivant par rapport a I'inanimé : notre mémoire? Oserait­

on prétendre qu'elle releve également de I'inanimé?

Bergson a eu raison de signaler que la mémoire n'était pas une boite dans laquelle le

passé se conservait et OU l'on pouvait puiser a loisir. Son tort a été de remplacer cette

conception erronée par la théorie d'un « souvenir pur» qui se conserverait hors de nous, hors

de la conscience. Or, affirmer qu' « on ne devrait pas avoir plus de peine a admettre

l'insistance virtuelle de souvenirs purs dans le temps que l'existence actuelle d'objets non­

per9us dans 1'espace »61 releve du pur syllogisme. Le passé ne se conserve ni dans la

mémoire, ni autre part ailleurs. La mémoire conserve I'empreinte du changement, et non le

changement lui-meme. L'acte de se souvenir, ce n'est pas s'installer dans un passé hors de

nous, mais c'est refondre un souvenir a partir de I'empreinte que le changement a laissé en

nous. Dans cette perspective, la mémoire du vivant n'agit pas différemment de ce rocher

qu'on ébreche et qui garde sur son corps I'empreinte de cet ébrechement. C'est en ce sens

qu'on peut parler du cerveau humain cornme d'un vide: non pas un vide au sens d'un écart

61 DELEUZE GiBes, L 'image-temps, , op.cit., p.1 07

66

entre l'excitation et la réponse 62, mais au sens d'une empreinte a partir de laquelle nous tirons

des moulages nécessairement moins précis et moins nets que les perceptions premieres.

La mémoire fonctionne comme ces dispositifs naturels qu'on trouve chez Tarkovski et

que nous avions comparés au dispositif cinématographique. Ils sont peut-etre des reflets

naturels de la « membrane» de notre conscience, de notre mémoire. Le dispositif

cinématographique serait donc I'équivalent mécanique d'un processus physiologique qui

aurait également son équivalent dans I'inorganique. Est-ce a dire que tous ces dispositifs

s'équivalent? Non, simplement, ils représentent différentes variétés (psychique, organique,

mécanique) d'un dispositif originel : celui de la matiere-mémoire, la matiere en tant qu'elle

garde sur elle l'empreinte du changement.

Est-ce la matiere qui fonctionne comme I'esprit ou I'esprit qui fonctionne cornme la

matiere? Cette question n'a pas lieu d'etre : la matiere et I'esprit sont en réalité dans un

rapport d'indivisibilité, et c'est précisément cette continuité indivisible que doit nous dévoiler

le regard détaché, par le truchement de la sensibilité et de la sensitivité. La matiere est la face

visible de cette continuité indivisible, I'esprit est sa face invisible. Nous accédons a la

premiere par le biais de la perception sensitive, a la seconde par le biais de la perception

sensible.

La matiere est partout, iI n'y a pas d'absence dans la matiere OU I'esprit pourrait

s'engouffrer. Est-ce a dire que les idées sont faites de matiere? Non, notre conscience est

matérielle mais les idées qu'elle produit sont abstraites, c'est-a-dire extrailes de la matiere­

donc, a proprement parler, immatérielles. L'idée n'a pas de réalité en soi, hors de son rapport

a la matiere dont elle a été extraite.

3.4.2 Une révélation immanentiste

Jusque la, la connaissance de I'etre unique alaquelle nous conduisait le regard détaché

pouvait s'apparenter a une révélation religieuse: la conscience qui traversait les etres

ressemblait, en apparence, a la notion de l'ame (ame divine, ame du monde), laquelle, par

définition, implique une transcendance, une distinction réelle entre le corps et l'esprit. Mais

cette derniere révélation change la donne, en ce qu' elle fonde le matériel et le spirituel dans

une meme continuité indivisible. En découvrant que la conscience est de la matiere, le regard

détaché se borne a une vision du monde purement irnmanentiste, de laquelle toute forme de

transcendance est exclue. Si les hornmes, au seuil du miracle, refusent de regarder aI'intérieur

62 Ibid, p.274

67

Page 35: La Regard Detachée

d'eux-memes, refusent l'acte de I'introspection (Stalker), c'est peut-etre parce qu'ils

pressentent que le secret de leur ame n'est pas en eux mais au dehors, au sein meme de la

matiere. C'est en ce sens seulement que le cinéma peut devenir une expérience spirituel1e : au

sens ou, observant la matiere, nous contemplons la face visible de notre esprit.

Nous disons que le cinéma modeme naissait de la rupture entre l'hornme et le monde.

Cependant, dans la vision du monde que nous dévoile le regard détaché, cette rupture est tout

a fait il1usoire. Le fiI de la perception que les films de notre corpus cherchent a raccorder, au

fond, n'a jamais réel1ement été coupé. L'etre humain et le monde sont toujours dans un

rapport d'indivisibilité - et il ne peut pas en etre autrement. Nous disions que ces mises en

scene cherchaient a rendre I'image a sa visibilité, mais en réalité, iI s'agissait de retrouver une

visibilité qui n'avait jamais été perdue, mais que des caches apposés sur notre regard nous

avaient dissimulée. Des lors, il ne nous reste plus qu'a identifier ces caches, ces fictions

dérivées de cette il1usion fondatrice, pour les empecher de s'interposer entre le monde et nous.

68

IV - Une posture

Si le regard détaché est I'antitbese du regard attaché, il ne peut pas en etre le

dépassement. La vision du monde qu'il nous révele est livrée en bloc a la sensibilité, d'un seul

tenant : el1e n'est pas le fruit d'un raisonnement, seule sa tbéorisation donne I'impression d'un

cheminement dans la pensée. Le regard détaché ne fait pas fructifier ces révélations, iI n'en

tire aucune conclusion, sans quoi iI perdrait sa raison d'etre, son détachement. Si dépassement

il y a, celui-ci ne peut surgir que d'une posture que spectateurs et personnages doivent extraire

de ces révélations. Surgissant dans le monde des hommes, ces postures seront nécessairement

exprimées dans les termes des regards attachés, s'appuieront sur les divisions

conventionnel1es érigées par les hommes, ne serait-ce que pour pouvoir les mettre abas.

4.1. La dialectique de l'image mentale et de I'image-matiere

4.1.1. Redéfinir l'image mentale

Les révélations auxquel1es nous a conduit le regard détaché nous invitent a redéfinir la

pensée en d'autres termes. Nous avons vu que nos souvenirs étaient des moulages abstraits,

extraits a partir de l'empreinte que les changements laissent en nous. C'est également le cas

de toutes nos représentations : imaginations, fantasmes, concepts ... Un reve est, par exemple,

le creuset de divers changements réagencés.

Ces idées abstraites sont-el1es des images? Une image n'est pas abstraite, elle est

nécessairement « matériel1e» puisqu'el1e est posée devant le regard. Dans L 'imaginaire,

Sartre formulait cette distinction en ces termes: I'image réel1e est ce dans quoi le regard peut

se promener. Au contraire, une image mentale se donne toute d'un seul tenant : on ne peut pas

y découvrir quelque chose que nous n'y avons pas mis. De ce point de vue, I'image mentale

n'est pas, a proprement parler, une image. Hors du cinéma, les termes d'image-souvenir et

d'image-reve dont use Deleuze, releveraient de I'abus de langage.

Est-ce a dire qu'i1 n'existe aucune sorte d'image mentale? Nous pouvons conserver

cette notion, a condition de la redéfinir. L'image mentale ne na)t pas dans I'intimité de notre

esprit (puisque I'esprit ne produit pas d' « images ») mais de la rencontre entre notre esprit et

le monde. Notre esprit appose ses « vues » sur le monde, et c'est de cette apposition que na)t

I'image mentale.

L'image mentale est comme l'éc1airage déformant que I'esprit jette sur I'image réel1e

du monde - c'est peut-etre la raison pour laquel1e, chez Tarkovski, un simple changement

69

Page 36: La Regard Detachée

d'éclairage suffit pour passer du reve ala réalité ou inversement (le dernier reve de Alexandre

dans Le Sacrifice). Elle est l'image du monde a laquelle notre esprit retranche tout ce qui ne

I'intéresse pas personnellement. C'est ce que Deleuze appelle le cliché, et qu'il définit cornrne

« I'image sensori-motrice de la chose » : « Comme dit Bergson, nous ne percevons pas la

chose ou /'image entiere, nous en percevons toujours moins, nous ne percevons que ce que

nous sommes intéressés iJ percevoir, ou plutót, ce que nous avons intérét iJ percevoir, en

raison de nos intéréts économiques, de nos croyances idéologiques, de nos exigences

psychologiques. Nous ne percevons donc ordinairement que des clichés. » 63

Le regard attaché est, de ce point de vue, le plus grand producteur d'images mentales

qui soit. Et plus ce regard est attaché, plus cette image mentale est déformante.

4.1.3. Moloch, un exemple d'image mentale

Prenons I'exemple de l'image mentale produite par un regard surplombant. Dans

Moloch, Hitler se fait le chantre d'un matérialisme morbide qui voit dans tout corps (a

cornrnencer par le sien) un corps en décomposition. Plutot que d'égocentrisme, on pourrait

parler de thanatocentrisme : « Derriere I'homme véridique, qui juge la vie du point de vue de

valeurs prétendues plus hautes, iI ya I'homme malade, le « malade de lui-méme », qui juge la

vie du point de me de sa maladie, de sa dégénérescence et de son épuisement. »64. Hitler

prétend tout savoir, mais sa connaissance soi-disant illimitée n'est en réalité qu'une

connaissance des limites. L'image mentale revient souvent a observer le monde a travers la

grille de ses convictions personnelles - elle est, de ce point de vue, un réductionnisme.

Durant une conversation avec un pretre, Hitler affirme que Dieu est mort, dévoilant ce

que son immanentisme a de fondamentalement mortifere : Dieu a été mais n'est plus, c'est sa

mort qui hante I'image. Si Dieu est mort, plus rien n'encourage les choses apersévérer dans

leur etre et ce a quoi nous assistons, c'est au lent dépérissement d'un monde privé de son

principe d'existence. D'ou cette impression de confinement qui ressort des panoramas de

Berchtesgaden : les montagnes embrumées ne représentent plus l'appel du mystere comme

chez les peintres romantiques allemands. Les objectifs anamorphosants de Sokourov nous

montrent la déformation qu'une image mentale peut faire subir au visible: ils attirent la

perspective vers un mystérieux abyrne, verrouillent les panoramas, transforment I'horizon en

une cave. Voulant embrasser le monde entier du regard, Hitler le compresse a la mesure de

ses vues étroites, il ne le voit que dans I'ombre immense qu'il projette devant lui.

63 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35. 64 Deleuze it propos de Nietzsche et de Orson Welles, L 'image-temps, op.cit., p.184

70

......

4.1.4. Echapper a I'image mentale

Toutes les images mentales ne sont pas aussi déformantes que lesvues ddirantes d'un

tyran. Mais les hallucinations du fou ne sont jamais qu'une radicalisation extreme de la

déformation que l'esprit fait quotidiennement subir au visible, Ce sont, par ::temple, les

sentiments intenses que nous éprouvons qui dévient notre regard sur le Mude: dans

Nostalghia, la nostalgie de Andrei' lui masque les beautés de l'Italie.

Dans cette perspective, les ferments d 'insécurité qui travaiIlent l~ images de

l'intérieur visent peut-etre a ébranler ces images mentales que nous apposons sur le monde.

Nous avions comparé les sons inassignables (le chant de la bergere daOs Le 5Jcrifice, par

exemple) a la sonnerie du réveil que nous incorporons a notre reve, juste lllllt de nous

réveiller : dans cette perspective, le monde de la veille correspondrait a l'inuge réel1e du

monde, et le monde du reve a I'image mentale que la sonnerie du réveil \lendrait faire

trembler sur elle-meme. Peut-etre est-ce I'image réelle du monde qui secrete se!mticorps aux

images mentales, en tant qu'elle « tente sans cesse de percer le cliché, de sortira. cliché. »65,

Toutes sortes de conceptions relativistes proclament que du monde, nOliSne pouvons

voir que des images mentales, que nous sommes prisonniers de notre subjectrvité, que la

choses en soi nous échappe nécessairement66, La dialectique du regard détachi postule au

contraire qu'il est possible de s'arracher aux images mentales, qu'il est possiblede retrouver,

sous I'image mentale, I'image réelle du monde, qu'on peut, en somme, rcgarderie monde qui

nous entoure sans rien lui retrancher, en lui conservant toute son intégrité.

« JI ne suffit pas d'une prise de conscience ou d'un changement dam ~¡ creurs ( ..).

Parfois, iI faut restaurer les parties perdues, retrouver tout ce qu 'on ne vOit pa~ !,:¡ns I'image,

tout ce qu 'on en a soustrait pour la rendre« intéressante ». Mais parfois. allcorlraire, ilfaut

faire des trous, introduire des vides et des espaces b/ancs, raréfier I 'image, en supprimer

beaucoup de choses qu'on avait rajouté pour nous faire croire qu'ol1 VOYairrout. JI faut

diviser ou faire le vide pour retrouver I'entier. ( ..) JI ne suffit pas de perlllrber les liaisons

sensori-motrices. 11 faut joindre iJ I'image optique-sonore des forces immenses ¡¡i ne sont pas

'5 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35. 66 Dans L 'Image-temps (p. 179), Deleuze résume ainsi la critique de la vérité de \idzsche : «Le

« monde vrai)) n 'existe pas, et s 'il existait, serait inaccessible. inévocable, et, ¡'il ~ait évocable, serai( inutile, superfluo »

71

1:

.i I

Page 37: La Regard Detachée

d'éclairage suffit pour passer du reve ala réalité ou inversement (le demier reve de Alexandre

dans Le Sacrifice). Elle est l'image du monde alaquelle notre esprit retranche tout ce qui ne

l'intéresse pas personnellement. C'est ce que Deleuze appelle le cliché, et qu'il définit cornme

« /'image sensori-motrice de la chose »: « Comme dit Bergson, nous ne percevons pas la

chose ou l'image entiere, nous en percevons toujours moins, nous ne percevons que ce que

nous sommes intéressés a percevoir, ou plutót, ce que nous avons intérét a percevoir, en

raison de nos intéréts économiques, de nos croyances idéologiques, de nos exigences

psychologiques. Nous ne percevons donc ordinairement que des clichés. » 63

Le regard attaché est, de ce point de vue, le plus grand producteur d'images mentales

qui soit. Et plus ce regard est attaché, plus cette image mentale est déformante.

4.1.3. Moloch, un exemple d'image mentale

Prenons l'exemple de l'image mentale produite par un regard surplombant. Dans

Moloch, Hitler se fait le chantre d'un matérialisme morbide qui voit dans tout corps (a

cornmencer par le sien) un corps en décomposition. Plutót que d'égocentrisme, on pourrait

parler de thanatocentrisme : « Derriere 1'homme véridique, qui juge la vie du point de vue de

valeurs prétendues plus hautes, il y al 'homme malade, le « malade de lui-méme !I, qui juge la

vie du point de vue de sa maladie, de sa dégénérescence et de son épuisement. »64. Hitler

prétend tout savoir, mais sa connaissance soi-disant ilIimitée n'est en réalité qu'une

connaissance des limites. L'image mentale revient souvent aobserver le monde a travers la

grille de ses convictions personnelles - elle est, de ce point de vue, un réductionnisme.

Durant une conversation avec un pretre, Hitler affirme que Dieu est mort, dévoilant ce

que son immanentisme a de fondamentalement mortifere : Dieu a été mais n'est plus, c'est sa

mort qui hante l'image. Si Dieu est mort, plus rien n'encourage les choses apersévérer dans

leur etre et ce a quoi nous assistons, c'est au lent dépérissement d'un monde privé de son

principe d'existence. D'ou cette impression de confinement qui ressort des panoramas de

Berchtesgaden : les montagnes embrumées ne représentent plus l'appel du mystere comme

chez les peintres romantiques allemands. Les objectifs anamorphosants de Sokourov nous

montrent la déformation qu'une image mentale peut faire subir au visible: ils attirent la

perspective vers un mystérieux abyme, verrouillent les panoramas, transforment l'horizon en

une cave. Voulant embrasser le monde entier du regard, Hitler le compresse a la mesure de

ses vues étroites, il ne le voit que dans l'ombre immense qu'il projette devant lui.

63 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35. 64 De1euze apropos de Nietzsche et de Orson Welles, L 'image-temps, op.cit., p.184

70

....

4.1.4. Echapper aI'image mentale

Toutes les images mentales ne sont pas aussi déformantes que les vues délirantes d'un

tyran. Mais les hallucinations du fou ne sont jamais qu'une radicalisation extreme de la

déformation que l'esprit fait quotidiennement subir au visible. Ce sont, par exemple, les

sentiments intenses que nous éprouvons qui dévient notre regard sur le monde: dans

Nostalghia, la nostalgie de Andref lui masque les beautés de l'ltalie.

Dans cette perspective, les ferments d'insécurité qui travaillent les images de

I'intérieur visent peut-etre a ébranler ces images mentales que nous apposons sur le monde.

Nous avions comparé les sons inassignables (le chant de la bergere dans Le Sacrifice, par

exemple) a la sonnerie du réveil que nous incorporons a notre reve, juste avant de nous

réveiller : dans cette perspective, le monde de la veille correspondrait a l'image réelle du

monde, et le monde du reve a l'image mentale que la sonnerie du réveil viendrait faire

trembler sur elle-meme. Peut-etre est-ce I'image réelle du monde qui secrete ses anticorps aux

images mentales, en tant qu'elle « tente sans cesse de percer le cliché, de sortir du cliché. » 65.

Toutes sortes de conceptions relativistes proclament que du monde, nous ne pouvons

voir que des images mentales, que nous sommes prisonniers de notre subjectivité, que la

choses en soi nous échappe nécessairement66 • La dialectique du regard détaché postule au

contraire qu'il est possible de s'arracher aux images mentales, qu'il est possible de retrouver,

sous l'image mentale, l'image réelle du monde, qu'on peut, en somme, regarder le monde qui

nous entoure sans rien lui retrancher, en lui conservant toute son intégrité.

« Jl ne sujJit pas d'une prise de conscience ou d'un changement dans les creurs ( ..).

Parjois, il jaut restaurer les parties perdues, retrouver tout ce qu 'on ne voit pas dans 1'image,

tout ce qu 'on en a soustrait pour la rendre « intéressante !l. Mais parjois, au contraire. il jaut

jaire des trous, introduire des vides et des espaces blancs, raréfier l'image, en supprimer

beaucoup de choses qu'on avait rajouté pour nous jaire croire qu'on voyait tout. Il jaut

diviser ou jaire le vide pour retrouver l'entier. ( ..) Il ne sujJit pas de perturber les liaisons

sensori-motrices. Jl jaut joindre al'image optique-sonore des jorces immenses qui ne sont pas

65 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35. 66 Dans L 'Image-temps (p.179). Deleuze résume ainsi la critique de la vérité de Nietzsche: «Le

« monde vrai)) n 'existe pas, et s 'il existait, serait inaccessible, inévocable, et, s'il était évocable, serait inutile, superfluo »

71

1

1

1\

Page 38: La Regard Detachée

celles d'une conscience simplement intellectuelle, ni méme sociale, mais d'une pr%nde

intuition vitale. » 67

Cette entreprise implique de régler notre propre regard, cornme on le ferait d'une

antenne de la télévision (est-ce le sens du premier plan du Miroir ?). Mais pour ce faire, nous

devons etre capables d'identifier les parasites qui brouillent l'image réelle du monde. Or cela,

le regard dé taché ne peut pas le faire a notre place. II se borne a la révélation d'une continuité

indivisible sous l'image mentale, mais il s'arrete au seuil de l'action.

A nous, donc, désormais, d'utiliser cette révélation pour nous débarrasser des

fantasmes qui étoupent nos vision, des illusions déformantes, des conventions solidifiées qui

obvient notre regard, du virtuel auquel nous accordons un degré d'ontologie réel, a nous de

tirer une posture de chacune de ces impostures, un mode d'action, une maniere de se penser

soi et de penser le monde qui nous entoure... C'est dans ce projet que les films de notre corpus

peuvent nous etre précieux, car ils pointent, flechent, les chemins possibles

Le gain que nous obtiendrons peut-etre d'une telle entreprise, nous ne le devrons qu'a

nous, car le regard détaché, converti en posture, s' éteint en tant que regard. Le reste n'est plus

de son ressort, mais du notre.

4.2. Liberté et nécessité

4.2.1. Quelle part de liberté au sein de la nécessité ?

Les etres humains sont soumis a une stricte nécessité, et sont indivisibles du milieu qui

les entoure. Si l' on accepte ce point de vue, que reste-t-il de singularité et de liberté a

I'individu? Si par liberté, nous entendons l'absence de cause, la possibilité de

s'autodéterminer, alors, dans la vision du monde sous son jour de nécessité, cette liberté

n'existe paso Pourtant, nous éprouvons intimement un sentiment de liberté total. Cette liberté,

c' est précisément l' ignorance des causes qui déterminent nos actes - et si l'on réduit la liberté

a cette définition, alors il est évident qu'elle est une donnée absolument irréfutable de

l'expérience du sujet. Dans cette perspective, ces deux régimes, celui de la nécessité et celui

de la liberté, ne s'annulent pas I'un I'autre, mais s'impliquent mutuellement, indissociables

cornme l'envers et le revers d'une meme piece.

67 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.35.

72

lIIo...­

4.2.2. L'adhésion Ala nécessité

Dans Paranoid Park, c'est en accédant a la vision du monde sous sonjour de nécessité

qu'Alex pacifie son rapport au monde. C'est le sens possible du ralenti, de ces bulles de

perception: ce sont elles qui permettent a Alex d'apercevoir le monde sous son «jour de

nécessité ». Alex traduit cette nouvelle vision du monde en ces termes: « JI y a autre chose en

dehors de la vie normale. En dehors des pro/s, des ruptures, des petites amies... Quelque

part... Dehors, il y a différents niveaux de choses ». Cette expression des « niveaux de

choses» est intéressante, parce qu'elle sous-entend qu'il suffit de s'abaisser au niveau au­

dessous pour que les turpitudes ordinaires nous « passent au dessus » : pendant la scene de la

rupture avec Jennifer, la violence de la réaction de la jeune filie est neutralisée, transfigurée,

par le ralenti et par la musique c1assique.

Cette maniere de pacifier son rapport au monde évoque l'ataraxie de stoi'ciens, pour

qui la liberté de I'homme se conquiert dans l'adhésion a l'ordre naturel. Dans cette

perspective, les « suicides déguisés » que nous constations dans les films de notre corpus, sont

peut-etre également une des formes d'adhésion maximales a la nécessité : c'est savoir ou

notre corps nous entraíne et, face a l'irrémédiable, ne pas se dérober ­ savoir reconnaítre sa

mort quand on la croise, savoir admettre la nécessité quand elle se démasque brutalement face

anous.

Ce sentiment étrange de liberté se révele peut-etre a Alex dans le « ride» (le

glissement) : d'une rampe a l'autre du skatepark, les skateurs de Paranoid Park se laissent

portés par les mouvements de va-et-vient : se laisser porter, c'est d'abord se sentir mu par une :1",11

autre force que nous. Dans les films de notre corpus, le plus grand sentiment de liberté ne

réside peut-etre pas dans le fait d'agir mais dans le fait d'etre agi, de le savoir et de se laisser

faire. 1

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4.3. La fiction de I'identité

4.3.1. Le rnoi cornrne costurne

Bien que le regard détaché nous découvre « le monde sous son jour de nécessité », la

finalité des films de notre corpus n'est donc pas de nous dévoiler un monde ou les etres

seraient prisonniers a vie des déterminations de leurs milieux (sociaux, biologiques... ),

comme dans le naturalisme en littérature. Au contraire, les déterminations sociales ne sont

jamais qu'une partie infime des déterminations qui nous gouvernent, et en vertu de ce

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Page 39: La Regard Detachée

principe, on peut s'en débarrasser, les neutraliser a I'aide d'autres détenninations. C'est la

raison pour laquelle le «moi social» n'appara!t pas, dans les films de notre corpus, comme

une détennination rigide et irnmuable, mais au contraire comme une pure construction

intellectuelle, une iIIusion qui peut étre aisément dissipée68•

L'enveloppe corporelle n'est pas le dépositaire d'une identité a préserver mais un

simple portemanteau : chez Gus Van Sant, c'est le sens des habits d'adultes qu'essaient Alex

et Jennifer pour s'amuser (Paranoid Park), des multiples déguisements que Blake endosse

dans Last Days. Deleuze disait, a propos des films de Renoir qu'i\ s'agissait d'essayer les

róles jusqu'a trouver le bon69 : dans la perspective du regard détaché, il faut essayer ces róles

jusqu'a ce qu'on prenne conscience qu'ils n'ont aucun degré de réalité ontologique en eux­

memes, et qu'on peut passer de I'un a I'autre a volonté. II n'y a pas de «bon róle» mais des

róles dans lesquels on sera plus crédible que dans d'autres.

4.3.2. Le jeu permanent

On retrouve dans les films de notre corpus une conception c1assique du monde comme

thééltre. Chez Sokourov, c'est le tbééltre du pouvoir, I'Histoire comme tbééltre70• Mais c'est

dans Le Sacrifice de Tarkovski qu'est traitée le plus en profondeur cette question du monde

cornme tbééltre : la maison d'Alexandre est filmée comme une scene 011 les etres se donnent

en représentation, viennent exposer leurs raisons face caméra. Le héros, Alexandre, est un

comédien a la retraite, qui a tenu le róle de l'ldiot de DostoYevski et de Richard III, c'est-a­

dire un bon éventail du spectre des possibles hurnains71 . C'est le paradoxe du comédien

(amplement exposé par Rousseau dans la Lettre ad'Alembert) qui I'a poussé a abandonner le

métier de comédien: «j'avais honte d'essayer d'etre sincere sur scene. ». Or, Alexandre

découvrira au cours du film que nous ne devons pas moins jouer les sentiments réels que les

sentiments fictifs. C'est le sens possible de la scene de la priere, qui voit Alexandre supplier

68 C'est peut-etre la raison pour laquelle Tarkovski et Sokourov ont été si longtemps en disgriice aux yeux du régime soviétique : parce qu'ils se moquaient profondément du souli:vement des masses, parce qu'ils n'y voyaient somme toute qu'un changement d'identité parmi d'autres pour les individus constituant cette masse.

69 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.l15 70 « Je me demande si je dois jouer un róle... quel est done ce spectacle ? pourvu que ce ne soit pas

une tragédie », s'interroge le héros de L 'Arche russe au début du film. I1 n'y a d'ailleurs rien d'étonnant ii ce que la trilogie du pouvoir de Sokourov ait été adaptée au théiitre, révélant ce qu'il y avait déja de profondément théiitral dans ces dispositifs narratifs.

71 «Il importe que le protagoniste ait expérimenté dans son ame le mal absolu (Richard 111) et le bien absolu (le prince A1ychkine). Ces deux figures qu 'il a lui-meme incarnées constituent un prélude de son destin », TIJROVSKAJA Maja, citée par Simonetta Salvestroni dans son article sur le Sacrifice, in Nunc, nOll, p.l21.

74

Dieu d'épargner au monde un holocauste nuc1éaire : dans cette scene, aussi sincere soit-i1,

Alexandre est encore en représentation, sous le regard du plus important spectateur qu'i1 n'ait

jamais eu. C'est cornme si Dieu avait voulu forcer Alexandre a remonter sur les planches et a essayer a nouveau d'etre sincere sur scene. De méme, quand Alexandre devra convainere

Maria de passer la nuit avec lui pour le salut de I'Humanité, il s'agira, la encore, d'étre

« crédible dans la sincérité ». Hors du jeu, point de salut.

Pour s'extraire du jeu perrnanent, pour n'avoir aucun róle a jouer, iI faudrait échapper

au feu croisé des regards, avoir le don d'invisibilité, comme le héros de l'Arche russe. Mais

meme dans I'intimité de notre conscience, nous continuons a jouer notre róle vis-a-vis de

nous-mémes, nous sornmes notre propre spectateur, comme les longs monologues

d' Alexandre en témoignent. Pour supporter ce jeu généralisé, il ne reste que la foi, la folie ou

le suicide. La foi consiste a croire que nous devons tenir vaille que vaille le róle qu'un metteur

en scene invisible nous a confié (AndreY Roublev, le Stalker, Alexandre dans Le Sacrifice),

c'est croire que cette piece a un sens. La folie, c'est croire qu'on tient le premier róle de cette

piece, celui du prophete, du guide, du berger (Domenico dans Nostalghia, Hitler dans

Moloch). Le suicide, c'est la demiere échappatoire de ceux que la roue du cirque social a

broyés (Blake dans Last Days, Eric et Alex dans Elephant).

4.3.3. La posture de I'acteur-spectateur

Le regard détaché ébauche nécessairement une troisieme voie, qui fonctionne plutót

comme double voie, voie de traverse. II s'agit de devenir comme «l'acteur qui joue

automatiquement son róle, s 'écoutant et se regardant jouer. » 72, accéder a la perception de

soi actant et acteur, c'est-a-dire jouer tout en étant extérieur au jeu, avoir a la fois un pied dans

le cirque social (il ne peut en etre autrement) et un pied en dehors (en accédant au regard du

public). Le phénomene du non-appartenant -les choses qui nous arrivent ne nous concement

pas, semblent concemer quelqu'un d'autre que nous - que Deleuze identifiait comme \'un des

syrnptómes de la rupture sensori-motrice de \'image-temps provient peut-étre de ce point de

vue de spectateur de soi-meme que le personnage adopte. Les personnages de notre corpus

semblent parfois faire leur la philosophie de Péric1es qui, recevant un seau d'eau sur le criine

de la part d'un citoyen raché, garda son calme et s'en expliqua ainsi : « il n 'a pas lancé ce

seau d'eau sur moi mais sur celui qu 'il croit que je suis. ».

72 BERGSON Henri cité par Deleuze, L 'image-temps, op.cit., p.l06

75

Page 40: La Regard Detachée

L'identité est donc une imposture : elle se borne a un role dont I'individu peut changer

a loisir. La posture que les films de notre corpus tirent de ce principe n'est pas une

réappropriation du jeu cornme chez Renoir ou chez Fellini, mais une invitation a « enjamber

la rampe », a se voir du dehors, dans une double perspective : comme acteur dans le théíitre du

monde et cornme agi dans la nécessité qui régit I'etre unique. C'est une posture d'acteur­

spectateur.

4.4. La fiction des distinctions entre les etres

La fiction de I'identité est l'illusion premiere dont toutes les autres dérivent. C'est elle

qui lance la longue série des illusions déformantes. Une fois cette erreur fondamentale isolée,

il suffit de descendre le long de la trame des distinctions conventionnelles qui lui sont liées

pour défaire I'ensemble.

4.4.1. La non-reconnaissance du meme

D'ou vient que les hommes ne reconnaissent pas qu'ils composent un etre unique? Le

miroir est trompeur. Dans Solaris, Harey formule explicitement l'impossibilité de se

reconnaitre dans un miroir. Dans les films de notre corpus, I'apparence du Meme, la

gémellité, cache plutot I'identité qu'elle ne la dévoile. Dans Nostalghia, quand Eugenia

adresse ses reproches a Andrei" (( Tu as peur, tu as des complexes, tu n 'es pas libre. »), elle le

fait face au miroir de la salle de bain, si bien qu'elle semble se parler a elle-meme, s'adresser

directement sa diatribe. C'est la un des corollaires de I'etre unique: croyant m'adresser a

quelqu'un d'autre, je ne fais jamais que me parler a moi-meme; croyant blesser l'autre, c'est

moi-meme que je blesse. Quand Alex tue son complice a la fin de Elephant, c'est peut-etre

pour se débarrasser d'un reflet trop encombrant, d'une image trop négative de lui tueur, image

qu'i! actualise en voulant la supprimer. Dans Alexandra, par le biais d'un raccord a 180°, le

montage renvoie littéralement dos a dos les jeunes gens, militaires russes ou civils

tchétchenes, qui s'éloignent dans la profondeur de champ, cornme si les deux peuples étaient

des jumeaux assis dos a dos, les assimilant a I'avers et au revers d'une meme image.

Ce principe est exploité dans Andrei Roublev a travers les personnages des princes,

freres et rivaux, incarnés par le meme comédien. Une scene montre la réconciliation arrangée

par l'Eglise entre les deux personnages. Ceux-ci s'embrassent et l'équilibre semble un instant

rétabli. Mais un rapide panoramique haut-bas nous révele que l'un écrase le pied de l'autre, si

76

bien que cette syrnétrie apparente s'avere en vérité fallacieuse. Enfin, quand le plus jeune se

tourne vers sa gauche, pour regarder I'ainé en face, I'autre pivote également sa tete vers sa

gauche et lui présente sa nuque, dérobant a son frere le face-a-face, le pied d'égalité. La scene

évoque ce tableau surréaliste ou un individu, se regardant dans un miroir, ne voit que sa

nuque. II y a la comme une impossibilité de reconnaitre le Meme dans l'Autre : si le face-a­

face précédent avait pu rétablir un semblant de statu quo, ces reflets alignés semblent au

contraire relancer le cycle vertigineux de la violence.

4.4.2. La vision Iittérale de I'etre unique

II ne faut pas voir dans cette notion de I'etre unique une métaphore, une allégorie. La

conception de l'etre unique est a entendre au sens purement littéral - sans quoi nous

retombons dans les erreurs du regard attaché. Par exemple, un regard interprétatif pourrait

voir dans Gerry une allégorie, un récit initiatique : il suffirait de considérer que les deux

personnages incarnent les deux parties de la personnalité d'un meme individu - lecture a

laquelle pourrait encourager l'homonyrnie de leur prénom. Le Gerry retardataire incarnerait la

part de faiblesse de cet individu, la part d'impuissance et d'inertie qui menace de

1'immobiliser - il faut, pour sortir du désert, se débarrasser de cette part de faiblesse, la laisser

deITÍere soi.

Dans la perspective du regard détaché, le tort d'une telle interprétation est de voir de la

métaphore et du symbole la ou il n'y a que du littéral. Le regard détaché voit en chaque etre

humain une part de l'etre unique, si bien qu'il n'a pas besoin de recourir a la médiation de la

métaphore ou de la comparaison qui assigne a chacun la représentation de telle ou telle part de

la personnalité, de telle ou telle groupe de la société. Aux yeux du regard détaché, ce n'est pas

l' etre unique qui est une allégorie, ce sont les hiérarchies, les distinctions entre les individus,

qui sont des conventions, c'est la société elle-meme qui est une immense métaphore.

Le regard détaché ne voit pas dans le meurtre de Gerry un meurtre syrnbolique, il n'y

voit pas une allégorie de quoique ce soit. Si cette lecture au premier degré a laquelle il se

borne I'empeche de tirer tout le sel des allégories et des métaphores, elle I'irnmunise,

cependant, contre les fictions justificatrices qui légitiment 1'élimination des plus faibles (loi de

la jungle, idéologies de toutes sortes... ). Le regard détaché n'ouvre vers aucune de ces

fictions justificatrices, c'est pourquoi nous ne I'empruntons pas volontiers : un monde sans

métaphore nous effraie, un monde du littéral pur nous repousse. Nous avons besoin du

raffinement des syrnboles, nous avons besoin de réquisitionner comparaisons et métaphores

77

Page 41: La Regard Detachée

cornme autant de paravents derriere lesquels le regard détaché ne voit que saignées, ablations,

automutilations de I'etre unique.

Quiconque accede au regard détaché accede également a cette vision littérale de I'etre

unique. Cette prise de conscience, convertie en posture, peut conduire a deux extrémités. La

premiere consiste a s 'identifier a l'etre unique, a prendre pour soi toutes les atteintes qui lui

sont portées, a les éprouver physiquement, « dans son ame » : I'écueil, c'est I'hypersensibilité,

le surattachement du regard de I'innocent, de I'idiot. Pour un etre sain d'esprit, vivre cette

hypersensibilité au quotidien ne peut conduire qu'a la folie et au désespoir: folie de

Domenico, désespoir de Roublev, du Stalker, qui ressentent les fourvoiements de I'Humanité

cornme des maux qui les touchent directement. La seconde extrémité, c'est I'insensibilité

absolu: c'est bloquer l'affect a sa source, ne plus se laisser atteindre par ce qui arrive dans le

monde, par ce qui nous arrive a nous ; c'est comprendre que I'etre unique ne reyoit aucune

atteinte de l'extérieur, qu'il ne subit que des redistributions internes. Cette posture est, au

meme titre que I'hypersensibilité, une torsion pour l' esprit, lequel se montre aussi rétif a tout

ressentir qu'a ne rien ressentir. Les personnages de notre corpus, en I'occurrence, ne font que

passer par ces postures sans s'y installer définitivement, tantot hypersensibles, tantot

insensibles, le plus souvent dans cet entredeux qui demeure I'espace privilégié du regard

détaché.

4.4.3. Le relatif solidifié en absolu

Si I'identité est une illusion, alors toutes les distinctions entre les hommes fondées sur

ces identités le sont également. Dans la scene du mirage de Gerry, nous découvrons que le

Gerry-faible (Casey Affleck) souhaite intérieurement que le Gerry-fort (Matt Damon)

désespere, de fayon a ce qu'il puisse le réconforter et devenir ainsi, a son tour, le Gerry-fort.

Les rapports humains, dans cette perspective, semblent obéir aux memes lois que les vases

cornmunicants : ce qu'un individu s'approprie par son comportement, c'est autant qu'il enleve

a l'autre. Le Gerry-faible n'est faible que parce que le Gerry-fort est fort, cornme une note

sonnera aigue a l'écoute parce que la note qui la précédait sonnait grave. Etablir une

distinction qualitative entre des etres, c'est solidifier du relatif en absolu. Ces distinctions

conventionnelles ont un pouvoir déformant sur les individus qui leur pretent une réalité en soi

: on peut devenir lache paree qu'on croit l'etre, parce qu'il est de notoriété publique qu'on

I'est... D'entre toutes les images mentales, celle que nous apposons sur nous-memes est l'une

des plus contraignantes et des plus coercitives.

78

Si la distinction entre les etres est une convention, alors les hiérarchies sont des

conventions au carré. Les plus a meme de voir l'aspect conventionnelle de ces hiérarchies

sont ceux qu'on a mis, pour d'obscures raisons, au sornmet de ces pyramides. Hiro-Hito voit

bien qu'il n'y a pas une seule marque sur son corps qui puisse témoigner de son statut divin,

comme il le fait remarquer a son serviteur au début du film. Le halo de sacré qui auréole les

puissants n'estjamais qu'un effet optique. C'est la loupe qu'Eva Sraun positionne devant son

visage, comme s'illui fallait s'enfler a la mesure du décorum, pour s'accorder aux dimensions

inhumaines du batiment dans lequel elle se languit. Ainsi les puissants sont-i1s contraints de se

hausser, constamment, pour correspondre a leur image publique. L'hornme est trop petit et

trop grand pour les habits du demi-dieu. C'est cela, précisément, une « fiction » : un habit a la

fois trop ample et trop étriqué. Les films de notre corpus ont d'ailleurs régulierement recours

a la métaphore du vetement : dans Le Soleil, les difficultés de Hiro-Hito a se débarrasser de

son statut divin sont redoublées, dans I'empirique, par ses difficultés a enlever le chapeau de

I'Impératrice, trop incommode ; dans Moloch, I'uniforme de Hitler déteint en meme temps

que Hitler se racornit. ..

Quand les puissants s'aveuglent sur leur propre nature, c'est leur entourage qui voit

I'envers du décor, en vertu de I'adage selon lequel « il n'est pas de grand homme pour son

valet de chambre ». Cachées derriere la toile sur laquelle on projette un film de propagande

nazie, les épouses de Hitler et de Goebbels adressent des signes hilares aux images solennelles

de leur époux qui défilent a I'écran. Dans cette position, elles sont le plus a meme de constater

I'écart entre I'idéologie et le réel, entre I'hornme et son statut : elles voient, sous la morgue

des images officielles, la réalité des corps - ici I'ombre de Hitler en train de mimer un chef

d'orchestre. « Si un proces contre Hitler doit etre mené par le cinéma, écrit Deleuze, ce doit

etre a l'intérieur du cinéma, contre Hitler cinéaste, pour « le vaincre

cinématographiquement, en retournant contre lui ses armes ». 73

Hitler sait que les vainqueurs écrivent I'Histoire : « Sije gagne, ils me vénéreront tous.

Mais si je perds, je servirai de paillasson au dernier des derniers. ».74 Les stolciens disaient

73 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.345, a propos du Hitler de Syberberg. Si Syberberg prenail pour ennemi l'image de Hitler et non l'individu Hitler, Sokourov, luí, prend pour sujel l'individu Hitler comme forcé de correspondre ason image. On retrouve la différence entre le cinéma disjonctif du lisible, un affronlemenl entre des images, el le cinéma conjonctif du visible, qui cherche 1'humain sous 1'image el observe leurs raccordemenls.

74 C'est peul-étre l'un des sens possibles du plan sur la staluette d'une paysanne allemande donl un mouvemenl de caméra nous révele qu'elle a un second visage a la place de la nuque : on pense a Janus, ce Dieu adeux faces, l'une dans son dos, lournée vers le passé, la seconde tournée vers le futuro Dans le cas de Hitler, cette double vue a peul-étre un autre sens : voir d'un coté, la fortune la plus

79

Page 42: La Regard Detachée

qu'il ne faut pas faire dépendre notre bonheur de choses qui ne dépendent pas de nous. Hitler

est le moins libre des hommes car il s'est enchainé a I'Histoire : en voulant devenir le maitre

de tous les hommes, il s'est rendu I'esclave de tous les hommes. 11 s'est extirpé de

I'impuissance, mais sa surpuissance ne s'est révélé, au final, qu'un état de dépendance

absolue a I'égard de ce qui ne dépend pas de lui. L'hornme sur la crete, c'est celui qui peut

plus redescendre parmi les hornmes, celui qui ne peut plus quitter son perchoir sans déchoir.

4.4.4. La fiction des appartenances cornrnunautaires

Une convention est inoffensive tant qu'el1e est considérée comme tel1e, cornme

purement pratique. El1e ne devient dangereuse que lorsqu'on oublie son statut de convention,

c'est-a-dire lorsqu'el1e se solidifie a I'état de réalité ontologique pour I'esprit, et ce faisant,

obvie notre regard sur le monde. Les frontieres, par exemple, sont des délimitations arbitraires

purement conventionnel1es, virtualités auxquel1es les hornmes ont donné un degré de réalité

ontologique, au point que leur tracé détermine parfois qui doit vivre et mourir. A la fin de

Gerry, les voitures qui défilent au loin, sur la route, ressemblent a des pointil\és flageolants

que le sang versé aurait matérialisés.

11 n'existe aucune cornmunauté réelle, effective, qui puisse rapprocher ou séparer des

etres humains. L'etre humain en prend conscience quand il se découvre plus d'affinités avec

I'étranger qu'avec son compatriote (Hiro-Hito, par exemple, se reconnait davantage dans la

politesse et le respect que lui témoigne MacArthur que dans I'intransigeance de I'interprete

japonais). Les skateurs de Paranoid Park réfutent l'appellation de « communauté», moins

pour manifester leur singularité que pour montrer ce que ce tracé communautaire aurait

d'arbitraire et de conventionnel.

La fami1Ie ne peut pas davantage fonctionner comme critere de division, de

compartimentation des etres, car elle est une il1usion, au meme titre que la patrie : i1Iusion

d'autant plus tenace qu'elle est plus insidieuse. Autant la frontiere accuse son artificialité du

fait de I'arbitraire du tracé, autant la famil\e fonde sa volonté d'instaurer une proximité forcée

entre des etres sur des similitudes réel1es (puisque effectivement génétiques), mais en se

dissimulant derriere des raisonnements fallacieux qui inversent la cause et I'effet (il faut rester

ensemble parce qu' on se ressemble, quand bien meme on en vient a se ressembler uniquement

a force de rester ensemble).

complete (la victoire, la déification) et de l'autre, son revers, son négatif absolu, l'infortune la plus extreme (la défaite, la diabolisation). C'est le revers de la puissance de Hitler: vivre sans savoir de quel coté il basculera.

80

.....

Le film de Sokourov, Alexandra, est une démonstration des risques qu'il y a a utiliser

la cel1ule familiale comme grille de perception du monde. Tous les militaires du film

retrouvent dans le personnage de la grand-mere en visite un peu de leur propre grand-mere, et

el1e-meme les encourage en ce sens quand el1e s'adresse a eux comme s'ils étaient ses petits­

enfants. De fait, Alexandra voit le monde a travers le prisme de la fratrie, qu'elle utilise

comme repere pour trouver du Meme dans l'Autre - aussi bien chez les militaires russes que

chez les Tchétchenes. On pourrait considérer que les moyens importent peu si Alexandra

aboutit finalement au meme résultat que le regard détaché, a savoir: la reconnaissance du

Meme en l'Autre. Pourtant, le film nous montre en quoi cette maniere de faire peut conduire a

des erreurs d'appréciation. En effet, en considérant le monde divisé non pas en ethnies mais

en famil\es, Alexandra ne fait que changer l'échelle de cette division : en la faisant passer du

global au local, el1e la « délocalise » mais ne la supprime paso Or, ce n'est pas parce que le

mail\age de la discrimination est plus fin que la discrimination est moins forte : la fratrie n'est

jamais qu'une autre forme de patrie, miniaturisée, et l'iI\usion de sa réalité ontologique n'en

est que plus prégnante et plus coercitive, cornme le prouvent les guerres entre fratries au sein

d'une meme ethnie. L'un des écueils du « prisme familial », c'est qu'il finit par substituer a

une idéologiste nationaliste, patriotique, une forme d'idéologie plus insidieuse : Alexandra

croit, par exemple, que la violence et la barbarie des tchétchenes est une transmission

héréditaire, génétique (la discussion finale avec son petit-fils).

Quel1e posture tirer de I'imposture familiale? La dialectique narrative du regard

détaché est souvent cel1e-ci : a partir d 'une crise primordiale qui fait vacil\er les i1\usions

réconfortantes, la tache des personnages est de survivre a cette crise non pas en reconstruisant

de nouvelles i1\usions, mais en inventant un nouveau rapport au monde qui les dispensera de

ces « béquil1es du regard ». 11 arrive par exemple que, pour pallier a I'éclatement de la cellule

familiale, a la démission parentale, les personnages cherchent a constituer une famille de

substitution. Mais cette démarche est souvent vouée a I'échec parce qu'el1e ne tient pas

compte des circonstances nouvel1es qui la faussent par avance: le crime dans Paranoid Park,

la guerre dans L 'Enfance d'Ivan... On ne peut pas faire confiance aux peres de

substitution car ils jouent toujours double-jeu: le capitaine Kholine prétend aimer Ivan

comme son fils mais n'hésite pas a mettre sa vie en danger ; dans Paranoid Park, le détective I!III

.1

Lu veut piéger Alex , et Scratch, initiateur potentiel, prend ses jambes a son cou en apercevant

le cadavre du veil\eur de nuit, reproduisant l'abandon parental. Déja, dans Elephant, l'un des

torts du lycée était de vouloir pal1ier aux déficiences de l' autorité parentale (le pere alcoolique

de John) en leur substituant une autorité conventionnelle (a travers la figure du proviseur),

81

Page 43: La Regard Detachée

laquelle était ressentie cornme un arbitraire iIIégitime puisqu' elle déniait la spécificité des

situations de chaque éleve (la situation familiale de John justifiait son retard).

Le plus grand tort que les réalisateurs de notre corpus reprochent aux conjointes

(épouses, petites amies, maitresses), c'est précisément de vouloir astreindre leur relation

amoureuse a des modeles préétablis : Jennifer dans Paranoid Park, Eugenia dans Nostalghia,

Adelaide dans Le Sacrifice. Dans Moloch, Eva Braun espere fonder une famille mais se heurte

invariablement a I'irrésistible passion de son époux pour la mort, a son irrépressible dégout

pour la vie. Dans Paranoid Park, Jennifer gere sa relation amoureuse avec Alex en se référant

toujours a une norme soi-disant notoirement reconnue.

La posture que ces films semblent préconiser est la suivante : il ne faut pas se chercher

de supérieurs mais des égaux, non pas des tuteurs mais des pairs : préférer Mancy a Jennifer

(Paranoid Park), préférer le jeune lieutenant Galstev au capitaine Kholine (L 'enfance d'Ivan),

préférer I'épouse sincere aux courtisans menteurs (Moloch) ou obtus (Le Soleil). En somme,

éviter toutes les relations fondées sur une forme de sujétion, toutes celles ou l'on risque de

vous traiter comme un enfant ou, pire, cornme un Dieu.

4.5. La fiction du dedans et du dehors

4.5.1. La non-étanchéité

De I'illusion de l'étanchéité de notre conscience dérivent toutes sortes d'erreurs

consécutives: la premiere, c'est celle du foyer. L'homme semble éprouver le besoin

impérieux d'emporter son chez soi partout avec lui, dans les endroits les plus incongrus,

jusque dans la mort (Nostalghia).75 11 y a peut-etre, dans ce besoin d'un foyer comme

condition sine qua non au bonheur et a la paix de I'esprit, un trait cornmun de « I'humaine

condition »: c'est comme si I'intimité de notre esprit ne suffisait pas et qu'i1 fallait la

redoubler d 'un intérieur matériel. Peut-etre sentons-nous que notre conscience est aussi percée

et fuyante que le toit des maisons de Tarkovski, aussi perméable a toutes les inf1uences

extérieures : des lors, c'est pour pallier a ses parois défectueuses que nous nous protégeons

derriere des murs de brique ou de béton, dans le réconfort de I'empirique.

75 Dans Last Days, un dialogue évoque explicitement cette manie étrange de reconstruire des biltiments a l'identique dans des cadres completement différents. Déja dans Solaris, la maison natale reconstituée au milieu de l'océan n'était qu'une copie d'une copie (<< cette maison est la copie exacte de celle de mon défimt grand-pere » confiait le pere de Kelvin au début du film).

82

Le désert de Geny est un Enfer en ce qu'il signe I'abolition complete du dedans :

I'espace se vide progressivement de tout ce qui pourrait faire office de parois pour finir par

ressembler, dans la scene du désert de sel, a une pure abstraction, a un monde non finalisé. Le

dehors est devenu Dehors, le dehors comme absolu. La promesse d'un intérieur (la voiture

garée quelque part) est sans cesse repoussée, comme le festín de Tantale. Le désert devient le

lieu du nivellement maximal, celui ou tout s'équivaut (mauvaise appréciation des échelles,

impossibilité de retrouver son chemin... ). Dans cet Enfer du Meme, I'etre humain se

considere comme la seule hétérogénéité qui vaille d'etre protégée. Mais, au-dela de la peur de

mourir de faim, de soif, de fatigue, I'angoisse qui tenaille les héros de Geny, c'est celle de

n'avoir plus aucun mur, plus aucune fayade derriere laquelle dissimuler leur intimité : ce n'est

pas la peur d'une intrusion dans leur intimité qui les menace, mais celle d'une expulsion hors

de cette intimité. C'est I'épuisement des forces des personnages qui viendra finalement a bout

de la fiction de I'identité : a un certain degré de fatigue, quand I'etre humain n'est plus

capable de penser, il perd tout ce qui faisait sa singularité (par rapport a son compagnon, par

rapport au désert qui I'entoure). 11 se vide alors de son identité cornme une gourde de son eau.

Construire des palissades autour de notre conscience ne la protege en rien des

intrusions extérieures : cela aboutit seulement a la constitution d'une nouvelle intimité (le

foyer), c'est-a-dire au développement d'une nouvelle crainte (la peur des intrusions). Or, c'est

une regle, plus I'illusion est précieuse et plus I'homme est pret aux pires extrémités pour la

protéger : en témoignent les réactions désespérées pour préserver son foyer de I'intrusion du

dehors (violences, c1austration dans Nostalghia...). Ce qui vaut pour une maison et pour un

individu vaut aussi pour une collectivité : I'illusion réconfortante de la souveraineté nationale,

de I'Etat, remplace I'illusion du foyer et de la propriété ; la fermeture des frontieres, la guerre,

sont les extrémités auxquelles les hommes en sont réduits pour protéger ces iIIusions. Dans

Geny, si I'intérieur est finalement reconquis - c'est I'habitacle de la voiture qui secoure Matt

Damon a la toute fin du film -, c'est au prix d'un sacrifice : le meurtre du compagnon de 76route.

Le dedans est un palliatif a la peur du dehors, mais son étanchéité est une iIIusion tres

vite démasquée. Meme les bunkers ou se confinent les puissants, tours d'ivoire des temps

modernes, laissent filtrer le dehors. Dans Le Soleil, la défaite japonaise se manifeste par toute

une série de signes, d'indices a décrypter sur les corps des généraux ou des serviteurs

76 Avec une telle c1ef de lecture, on comprend pourquoi certains cornmentateurs ont décrit le film cornme une allégorie de la situation entre Israel et la Palestine.

83

Page 44: La Regard Detachée

(tremblements, sueurs, difficultés a boutonner le costume de l'Empereur)77 : le personnage­

jonction devient le corps que le dehors utilise comme conducteur pour infiltrer le dedans.

Si I'étanchéité est une iIIusion, c'est parce que le dehors est ce qui, par définition, ne

peut etre contenu, jugulé. Apres avoir commis son crime, le héros de Paranoid Park veut

s'enfermer, se confiner, pour échapper a la menace extérieure. Mais le dehors le déborde du

dedans, dans son intimité : sous la douche, des sons de nature s'amplifient jusqu'a devenir

assourdissants; la diminution de la lumiere dérobe a Alex son visage, c'est-a-dire son

identité, dissoute sous la pression naturel1e.

La seule maison absolument étanche, et dont I'étanchéité meme est la condition

d'existence, c'est le musée de I'Hermitage dans I'Arche Russe, qui flotte sur les eaux de

I'éternité. Mais ces fantasmes consolants accusent leur insuffisance: chez Tarkovski, le

plafond du foyer natal qui s'effondre (un reve du Miroir), I'eau qui tombe par le toit de la

maison (a la fin de Solaris), témoignent d'un foyer toujours-déja perdu.

Devant I'évidence de cette impossible étanchéité, les hornmes se réfugient dans le

fantasme ou dans le déni: un fou passe encore par la porte qui se dresse, seule sur son

montant, le reste des parois étant tombées (Nostalghia) ; un vieil1ard désorienté cherche un

clou pour accrocher un tableau sur le maigre pan de mur de sa maison que la guerre a épargné

et qui se dresse encore au milieu d'un champ de ruines (L 'enfance d'Ivan). Vieux réflexes

difficiles a abandonner ou refus d'accepter la perte du foyer, peu importe: les fous ne font

jamais que nous renvoyer le reflet grossissant de nos propres comportements, de notre

propension a nous accrocher coílte que coílte a I'illusion du dedans.

4.5.2. Le grand intérieur

Les hommes les plus dangereux, cependant, ne sont pas ceux qui se contentent de

protéger un intérieur il1usoire, mais ceux qui cherchent obstinément a I'étendre au reste du

monde, a réduire le monde a leurs voes, quand bien meme cel1es-ci seraient étroites et

suffocantes (Moloch). C'est la un des principaux torts que les cinéastes de notre corpus

reprochent a la civilisation : celui de vouloir transformer le monde en une suite ininterrompue

d'intérieurs rassurants pour estomper les saillies et les aretes de tout ce qui s'apparenterait a

de I'Etranger, a de l'altérité, pour effacer de la carte les zones blanches de la terra incognita,

les dernieres parcel1es de dehors qui résistent encore. Malgré ce qu'il prétend, I'homme ne

cherche pas un ailleurs mais un autre ici, ce que le personnage de Snaut résume en ces termes

77 On est précisément dans la petite fonne telle que la définit Deleuze : quand la situation doit se déduire des indices dissimulés dans I'action.

84

dans Solaris: « Qui parle de conquérir I'Espace ? Tout ce que nous voulons, c 'est étendre la

Terre jusqu 'iJ ses confins reculés. Les autres mondes? Pour quoi faire ? Nous cherchons un

miroir. ».

Pour atténuer I'oppression de I'intérieur, les etres humains en sont réduits a y

réinjecter des ersatz de dehors. L'équipe de la station spatiale de Solaris col1e des rubans de

papier sur les ventilateurs pour simuler le bruissement des feuillages. Pendant sa c1austration,

Domenico a construit a I'intérieur de sa maison une maquette reproduisant le paysage qu'i1

pouvait voir de sa fenetre (Nostalghia). Mais ce ne sont la que de tristes pal1iatifs.

TI arrive cependant que a juxtaposition ininterrompue des intérieurs engendre ces

propres monstres : certains individus éprouvent le besoin de réintroduire du dehors sous la

forme d'une poussée destructrice. Ce sont les tueurs de Elephant qui remodelent I'intérieur de

leur Iycée a la mesure de leur imagination, ouvrant ses couloirs interminables sur des ailleurs

étranges (Enfer entrevo daos des casiers qui brillent, effet d'aquarium daos un couloir

'1"1'1désert ... ). Le besoin de se réapproprier un monde dérobé par la soif d'intérieur peut '!,i

provoquer des drames quand iI se heurte au contróle et a la réglementation de I'espace : dans

Paranoid Park, Alex agrandit la notion de terrain de jeu a la vi1le entiere, en utilisant les

trains de marchandise cornme prolongement du « ride » du skatepark, mais il se heurte a la

résistance de la société qui refuse que I'espace de jeu et de liberté déborde des limites dans

lesquel1es on I'a circonscrit - d'ou le zele du gardien de nuit et I'accident qui s'ensuit.

4.5.3. Réglage du regard

Que faire, cependant, quand I'extérieur lui-meme devient oppressant ? N'y a-t-il pas

prison plus étouffante que I'irnmense panorama qui s'offre aux regards des deux Gerry,

perdus dans le désert ? Dans ces circonstances, c'est le regard lui-meme qu'il faut régler.

Dans Paranoid Park, il s'agit de retrouver dans le monde extérieur la rondeur fretale qui

manque aux différents domiciles, ou priment les Iignes droites, la perpendicularité (d'ou la

positivité associée a la figure du demi-cercle dans les scenes d'extérieur : rampes du

skatepark, accoudoir du banc ou I'on vient s'asseoir pour écrire). 11 ne s'agit plus de

transporter toute sa maison avec soi mais de « semer sa zone » tout autour de soi, se sentir

partout ail1eurs et partout chez soi. Avec un réglage adéquat du regard, l'espace le plus

oppressant, extérieur ou intérieur, s'élargit, s'étend sous nos pieds, comme lors des quelques

travellings compensés de L 'arche russe, lesquels n'ont plus la valeur négative d'un

éloignement du point qu'on souhaite atteindre mais la valeur positive d'un gain de visible a

parcourir, d'un surcroit d'espace a découvrir.

85

Page 45: La Regard Detachée

4.6. La fiction du progres

4.6.1. Le cycle de la violence

Dans Andrei Roublev, le moine Kirill, quittant le monastere, a cette expression : «je

retourne au sii~c1e». Le film de Tarkovski donne I'impression de n'etre qu'un grand

panoramique a 360° épousant parfois la trajectoire des personnages, s'en émancipant tres

souvent. Ce mouvement de caméra qui suit, dépasse ou rattrape les hommes, pourrait etre la

représentation de cette fameuse marche du siecle : on choisit d'y entrer ou de s'en extraire,

cornme on entre ou sort du cadre. Or, il y a quelque chose d'absolument primordial dans ce

mouvement a 360°, c'est I'idée d'un temps circulaire, qui revient toujours sur ses paso Dans

son mouvement de balayement, de pivotement sur elle-meme, la caméra surprend les étemels

retours qui échappent aux regards des hornmes.

Le motif d'un liquide blanc emporté par le courant d'une riviere apparait trois fois au

cours du film : d'abord, apres une conversation entre Théophane et Andrei sur le péché et le

jugement demier (ce sont les pinceaux que I'apprenti lave dans la riviere) ; la seconde fois, il

s'agit du lait qui se déverse d'une gourde apres que les soldats du prince aient crevé les yeux

aux ouvriers ; la demiere apparition de ce motif survient juste apres que I'apprenti ait été

abattu d'une fleche et se soit effondré dans la riviere. 11 semble que c'est un meme liquide

blanc qui revienne achaque fois : sa réapparition souligne le caractere cyclique de la violence.

Dans ceUe vision du monde, les hornmes se baignent toujours dans le meme fleuve.

C'est cet étemel retour du meme qui signale le progres comme une imposture. Ce sont

sans cesse les memes maux, les memes idées, qui font retour sous des formes

superficiellement changées; ce sont les memes schémas, les memes situations qui se

répetent a travers les ages, a I'échelle de I'individu ou a I'échelle d'un pays. Dans le Miroir,

la Russie se refermée régulierement sur elle-meme pour se protéger contre une menace

extérieure (mongole, nazie, capitaliste, chinoiseoo .).

4.6.2. Le sacrifice

Renoncer a la fiction du progres, c'est faire un premier pas vers le regard du

législateur idéal de Montesquieu, ce regard qui voit les constances et les invariables dans

I'apparence du changement : «Chaque diversité est uniformité, chaque changement est

constance. »; «i1 voit le monde d'un seul tenant», sait intuitivement que «tout change»

mais que «la loi du changement est immuable »78. Il décele les constances, les permanences

78 STAROBINSKI Jean, Montesquieu par lui-méme, Seuil, Collection Ecrivains de toujours, 1963

86

millénaires, sous I'apparence des mutations. II décele les structures irnmémoriales qui

régissent nos sociétés, I'amoralité de leur fonctionnement. Le sacrifice, par exemple,

manifeste le besoin pour la société de se purger cycliquement, de se débarrasser de ses

impuretés, puis de se laver dans ses larmes, de cornmunier dans une affiiction générale qui

renforce les liens entre les individus. Dans Elephant, la société américaine semble préférer

essuyer une tuerie de temps en temps plutót que de se mettre face au probleme des armes en

vente libre. Dans cette perspective, les Iycéens apparaissent cornme des victimes immolées

dans le labyrinthe du Minotaure. Le fait que le film se termine dans une chambre froide avec

des carcasses de bceufrévele le Iycée pour ce qu'il était : une gigantesque chambre froide oi!

les jeunes gens attendaient, sans le savoir, d'etre dévorés par le monstre.

II est révélateur que, dans les films de notre corpus, le recours au temps cyclique du

mythe n'évoque plus le cycle saisonnier comme autrefois mais mette en évidence le surplace

monstrueux de I'Humanité, la circularité de I'Histoire. II s'agit d'« extraire du mythe un

actuel véeu », retrouver « sous le mythe I 'immédiateté de la pulsion brote et de la violence

sociale, car /'une n 'est pas plus « naturelle» que /'autre n 'est « culturelle ». »79.

Pourquoi la plupart des victimes sont-elles jeunes et innocentes ? Ce n'est pas un

hasard mais bien une condition du sacrifice. La conversation avec les missionnaires de Last

Days est sur ce point éclairante: « [JésusJ a été sacrifié afin qu 'on n 'ait pas a sacrifier

d'agneaux pour étre pardonnés» ( ... ) «a I'époque on ne pouvait parler aDieu que si on

était pur» (oo.) «En sacrifiant un innocent on devient nous méme innocent». Pour Gus Van

Sant, c'est ce sacrifice de I'innocent qui se reproduit a la mort d'une rock-star. Ce besoin

d'idoles aurait une origine archaique et immémoriale, de meme, cette haine qu'on éprouve

contre elles de leur vivant : leur pureté supposée nous met face a notre propre impureté. A

peine mortes, cependant, les voila sanctifiées, nous leur volons un peu de leur pureté en

communiant dans l'affliction.80

Dans Paranoid Park, il y a cornme une pression perceptible de la société pour que

Alex se dénonce et soit puni, comme si son innocence était insupportable a la cornmunauté.

Mais I'innocence n'a a remire de compte a personne, et sur ce point, I'arnoralité apparente de

Gus Van Sant s'inscrit dans une logique purement nietzschéenne : « il n y a pas de valeur

79 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.285, apropos de Lino Brocka 80 Amaud Devillard propose une autre interprétation : « le chanteur de Nirvana est la parfaite

incamation d'un dernier archétype, celui de la star qui souffre pour ses fans, dont la mission sur terre sera de prendre asa charge la douleur des autres. Elle sera idoldtré e pour cela. L 'autodestruction étant dans ce contexte une forme de sacrifice de soi, elle recevra en retour le pardon et aura droit au Paradis, » in« Gus Van Sant, indé-tendance », La mort d'un archétype, op.cit., p.147

87

Page 46: La Regard Detachée

supérieure a la vie, la vie n 'a pas a étre jugée, ni justifiée, elle est innocente, elle a

« l'innocence du devenir », par-dela le bien et le mal. » 81 Les mises en scene du regard

détaché mettent la vie et la liberté au-dessus de toute autre valeur. C'est la raison pour

laquelle Alex raccroche bien vite le téléphone, apres avoir songé a se dénoncer «( bonne

journée citoyenne » lui souhaitait ironiquement une voix dans le combiné) : le regard ne peut

pas etre détaché et citoyen. Le sujet radicalement détaché est nécessairement un parasite qui

vit sans rendre de comptes a quiconque. Mais s'extraire du cirque social est un crime que la

société ne pardonne pas, et celui qui le commet est tout désigné pour devenir la victime

expiatrice de la communauté.

4.7. La fiction des volontés ,~i

4.7.1. L'épluchage des désirs

Dans Stalker, la Chambre située a 1'intérieur de la Zone est censée exaucer le désir le

plus secret des individus qui s'y trouvent. Cependant, au cours du film, le personnage de

l'Ecrivain avoue ne pas savoir ce qu'il désire : « Mon conscient milite pour le végétarisme

universel. Mon inconscient réve d'un bon bifteck saignant. Mais moi, qu'est-ce que je

veux ? »Au seuil de la Chambre, la mise en scene traduit ces deux pales de I'etre humain par

1'usage du premier et de I'amere-plan: a I'amere-plan, dans un surcadrage, le Professeur

expose ses nobles motifs pour faire exploser la Chambre (empecher qu'on en fasse un

mauvais usage) ; mais quand le Professeur s'avance jusqu'au premier plan, on découvre

d'autres motifs possibles, beaucoup plus prosaYques (iI s'agirait d'une vengeance vis-a-vis

d'un collegue qui aurait couché avec sa femme). OU se situe la réelle motivation du

Professeur? Entre ces deux pales?

L'Ecrivain ne souhaite pas atteindre la Chambre pour avoir ce qu'il désire, ni meme

pour savoir ce qu'il désire, mais pour savoir si il désire. Progressant dans la zone, les

personnages subissent un véritable épluchage des motifs qui les animent : les motifs nobles,

les motifs prosaYques, les motifs égocentriques, tous accusent leur insuffisance, si bien que les

personnages les abandonnent derriere eux, les uns apres les autres, cornme des peaux mortes.

Si, a la fin du parcours, les personnages s'arretent au seuil de la Chambre comme au seuil de

I'action, c'est parce qu'ils achoppent contre leur absence fondamentale de désirs. C'est la le

81 DELEUZE Gil1es, L 'image-temps, op.cit., p.180 (a propos de Wel1es et de Nietzsche)

88

paradoxe de la Zone : la Chambre exauce les vreux des hornmes et cependant, il semble

qu'el1e ne laisse entrer que « ceux qui n 'esperent plus ríen. ». Quel vreu pourrait-el1e alors

exaucer?

4.7.2. Le siege de l'inertie

Les forces qui nous déterminent, la nécessité qui nous agit, nous dissimulent le fait

que, fondamentalement, nous ne souhaitons rien de ce que nous prétendons vouloir. Quelque

chose (I'élan vital dont parle Bergson ?) veut a travers nous, exige de se poursuivre, mais

nous-memes ne voulons rien. Nous n'avons pas de désirs ou de besoins qui nous soient

propres, qui viennent de nous et non d'une nécessité extérieure : ce que nous appelons besoins

et désirs, c'est ce que nous appel1erions énergie et mécanismes nécessaires au fonctionnement

d'une machine.

Si nous atons ces caches, nous n'aboutissons pas a la révélation d'une impulsion

premiere (élan vers Dieu pour certains, instinct animal pour d'autres), car cette impulsion est

encore une couche que nous pouvons ater : qu'on enleve cette demiere couche, et alors, nous

trouvons le creur de I'etre, le véritable substrat, I'originaire. Celui-ci n'est pas une impulsion

qui nous pousse, mais une force d'inertie, qui nous tire, nous force a nous asseoir, vers

I'immobilité premiere et derniere, cette immobilité qui encadre toute existence humaine. Nous

découvrons le siege de I'inertie.

Le siege de 1'inertie est « le poínt du non-vouloir »82, « un non-choix du corps comme

l'ímpensé, l'envers ou le retournement du choix spírituel ». Dans les Fragments posthumes

de Nietzsche, on lit que « en vain» serait le pathos nihiliste ; il n'y a pas de pathos équivalent

a I'inertie, mais si on devait lui trouver un adage, ce serait « sans raison », c'est-a-dire sans

motif, mais aussi sans raisonnement (la raison étant également une poussée vitale). L'inertie

est comme I'intervalle entre chacun de nos actes, chacune de nos conquetes, chacun de nos

divertissements, entre nos joies et nos ennuis, entre nos ennuis et nos nouvelles joies. Elle est

comme I'interstice entre les images Iisibles : un espacement qui fait que chaque action

« s 'arrache au vide et y retombe ». Elle aspire le sens de nos actes : lorsque nous trébuchons

dans cet interstice, nous perdons d'un seul coup tous nos motifs, les plus nobles cornme les

plus prosaYques, les plus civilisés cornme les plus vitaux.

Jusqu'a maintenant, le siege de I'inertie a toujours été traité comme un invité

inopportun. Nous le méconnaissions, parce que nous I'avons refoulé du langage, qui exige le

82 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.dt., p.265

89

Page 47: La Regard Detachée

pratique, l'utile. l1 est pareil au Bartleby de Melville, ce personnage qui, a toutes les

sollicitations de son employeur, objecte qu'il «aimerait mieux pas» (<< 1 would rather not

to »). l1 n'est d'ailleurs pas étonnant que Bartleby, homme sans ambition et sans désir, soit

encadré de deux employés dont les humeurs sont réglées comme du papier amusique et qui

souhaitent son licenciement. De meme, le siege de I'inertie est conjointement refoulé par le

moi animal et par le moi social, paree qu'il les met tous deux en danger, en les arretant net

dans leur course pour leur survie ou pour la civilisation. Gerry permettait d'identifier le

mouvement ala poussée vitale originelle : I'inertie, quant aelle, est nécessairement synonyrne

de mort, car celui qui ne secoue pas son emprise cesse de se donner les moyens de persévérer

dans son etre, se desseche et meurt. La société le sait, elle qui traque partout la rigidité et

l'immobilité: elle sera toujours plus effrayée par I'inertie que par n 'importe quelle force

destructrice qu'elle peut, sinon contenir, en tout cas comprendre. Au contraire, I'inertie

I'affole parce qu'elle est incapable d'en saisir I'essence. Elle voit en elle une poussée de mort,

mais c'est parce qu'elle la traduit dans sa propre langue. Si on peut qualifier le siege de

I'inertie de suicidaire, c'est a condition d'envisager le suicide non pas comme acte de mort

mais cornme non-acte de vie.

En trouvant le siege de I'inertie, nous avons trouvé d'ou partait le regard réellement

détaché. Si on comparait le regard détaché aune zone, alors le siege de I'inertie est comme la

Chambre enceinte au creur de chaque Zone: son point aveugle, sa place vide. l1 pourrait

correspondre a cet impensable dans la pensée dont parle Blanchot, et qui serait « comme sa

source et son barrage» ; « cette présence ii 1'irifini d'un autre penseur dans le penseur, qui

brise tout le monologue d'un moi pensant »83. Deleuze voit dans la croyance une issue a cet

impensable: c'est le seul moyen qu'il trouve pour sauver la pensée. II nous semble cependant

que substituer la croyance a la réaction sensori-motrice n'est qu'un pis-aller, un recul devant

cet impensable, un refus de I'affronter pour ce qu'il est.

II convient, alors, de redéfinir I'identité. Tout ce qu'il ya en nous de sujet, de «je»,

est uniquement composé d'influences extérieures : on pourrait alors considérer que seul ce

qu'il ya en nous de purement objet nous appartient en propre, pleinement, réellement - et

c'est ce dont, naturellement, nous ne voulons pas, ce dont nous n'avons que faire, précisément

parce qu'il s'agit d'une chose dont nous ne pouvons rien faire, qui ne nous est d'aucune

utilité. En demiere instance, ce n'est donc pas la nature qui est «non-indifférente»

83 Cité par Deleuze dans L 'image-temps, op.cit., p.218-219.

90

(Eisenstein), c'est nous-memes, productions de la nature, qui sommes, fondamentalement,

indifférents, sans désirs ni besoins qui nous soient propres.

4.7.3. Le dispositif cinématographique

Le cinéma semblait s'opposer par nature au regard détaehé, en ce qu'il était un art de

la distraction, pourvoyeur de sens. Et cependant, si la narration et I'image impliquent notre

participation active au film pour en comprendre le sens, le dispositif cinématographique lui­

meme implique la passivité, I'inactivité du spectateur, la suspension de ses réactions sensorio

motrices. Le cinéma ne répond peut-etre pas aux vreux secrets de I'hornme mais a son

absence de vreux, au besoin de se laisser occupé par les images, d'abandonner les réflexes

civilisés. Peut-etre au fond n'avons-nous nul besoin de conquérir le regard détaehé, peut-etre

suffit-il de se laisser gagner par lui, cornme on se laisse gagner par I'inertie.

C'est peut-etre cela, la demiere étape de toute posture : « accepter l'épreuve

existentielle d'expérimenter sur soi-meme un déplacement du point de vue »84, se voir, non

plus du dehors, mais du dedans. Or, que voit-on, quand on s'implique dans la continuité

indivisible? Nous voyons qu'il n'y a pas de «je», que notre singularité est une iIIusion. Le

jeune enfant le sait et le sent : il ne fait d'abord pas la différence entre lui et sa mere, et quand

il apprend as'exprimer, iI n'est pas rare qu'il parle de lui ala troisieme personne (<< Bébé veut

gateau »). Nous rions de lui, sans nous douter que cette formulation est peut-etre la

survivance de cette perception originelle de la continuité indivisible, que I'enfant ne divise

pas son «je » du reste des choses, et qu'il I'utilise comme une convention pour etre compris

de nous. L'enfant sait que ce n'est pas lui qui veut le gateau. C'est en grandissant qu'il finira

par croire que le «je» existe pour lui-meme, et qu'il est différent, divisible, des choses qui

I'entourent, du milieu dans lequel il évolue. Notre identité est une erreur contractée dans le

temps, de meme que toutes nos volontés, nos désirs et nos besoins.

La vision du regard détaché nous a dévoilé la continuité indivisible de I'etre unique.

Appliquée aux sociétés humaines, cette vision a eu le mérite de rappeler le caractere

conventionnel des distinctions que les hommes érigent entre le monde et eux. Que se passe-t­

il si nous appliquons le principe de cette continuité indivisible, non plus au cinéma, mais ala

théorie cinématographique ?

84 Georges Didi-Huberman, L'homme qui marchait dans la couleur, Paris, Minuit, 2001, p.l9, cité par Jacques Pasquet, in «Gus Van Sant, Indé-tendance», op.cit., p.ll?

91

Page 48: La Regard Detachée

v - L'image-matiere

5.1. Une conception immanentiste de I'image

Nous avons a plusieurs reprises parlé d'une révélation irnmanentiste livrée d'un bloc a

la sensibilité, d'une conception immanentiste du monde impliquée dans la continuité

indivisible entre I'esprit et la matiere. 11 s'agit a présent de considérer quelle peut etre

!'opérativité de cette conception appliquée au champ théorique du cinéma.

5.1.1. Composer avec le visible

Dans son artiele, La pesanteur et la grtice, Florence Bemard de Courville analyse la

scene de la montée de Blake au paradis a la fin de Last Days : «Le cadre expose le passage

entre organique et inorganique. (. ..) Se levant de son cadavre c/oué au sol, l'time du chanteur

:1 ne rejoint pas l'invisibilité du hors-champ. Son échappée a plutát lieu entre intérieur et ""o

,,1 extérieur, sur les barreaux d'une porte-fenétre. Jusqu'a l'ultime seconde, Blake doit

composer avec les lieux et transiter des uns aux autres. Blake meurt comme il a vécu : dans le

champ de l'image, dans la respiration d'un découpage. »85

·r L'image cinématographique est, cornme Blake, obligée de composer avec le visible,

l,1 de s'appuyer sur la matérialité pour donner une idée de I'au-dela, de la transcendance. «11

n 'est pas possible de créer quelque chose d 'irréel. Tout est réel et malheureusement nous ne I I

1" pouvons pas abandonner le réel. »86 regrette Tarkovski. Les cinéastes s'inventent alors des I

fictions consolatrices : Tarkovski parle de la capacité de I'image a exprimer I'infini, Sokourov

prétend que le son peut faire décoller I'image ...

Et cependant, ces conceptions accusent leur caractere de palIiatifs. L'image n'est pas

une fenetre sur I'infini, sur l'iIIimité, de meme que la musique n'est pas une fenetre sur la

transcendance. L'hornme recoupe sous le terme de «transcendant» tout ce qui lui donne

I'impression de s'extraire hors de lui-meme. Hors de lui-meme, cependant, ce n'est pas hors

du monde, hors de I'immanence. Freud parlait d'un «sentiment océanique» qui nous saisit

parfois devant une reuvre d'art, mais ce sentiment n'exprime pas un désir d'élévation

spirituelle, au contraire : c'est une volonté inconsciente de faire un avec le monde - c'est-a­

dire un besoin purement irnmanentiste. Dans la perspective du regard détaché, ce sentiment de

débordement nous révele que nous ne sommes pas réellement séparés des choses qui nous

85 « Gus Van Sant, 1ndé-tendance», op.cit., p.136 86 Propos de Tarkovski cités dans son entretien avec Hervé Guibert, «Le Noir coloris de la

nostalgie», Le Monde, 12 mai 1983.

92

entourent, que notre corps n'est qu'un conducteur d'une conscience plus vaste, mais on ne

peut plus immanente. C'est parce que les hommes sont incapables de concevoir la richesse de

I'irnmanence qu'ils ont été obligés d'inventer la «fiction de la transcendance ». C'est parce

qu'ils sont incapables de reconnaitre qu'ils ne sont pas distincts du monde qui les entoure

qu'ils parlent, occasionnelIement, du sentiment d'etre transcendés. Nous sommes comme les

personnages du Sacrifice, se croyant frappés par un présage de I'au-dela en entendant le chant

d'une bergere.

Dans Stalker, les sons du train melés a la musique syrnphonique ont souvent été

interprétés, par les regards attachés, comme un signe que la civilisation court vers I'abyrne.

Cependant, I'idée de cet effet tres impressionnant est venue a Tarkovski alors qu'il prenait le

train : en se laissant bercer par bruits du train, il finit par y distinguer un rythme, cornme une

étrange musique. Faut-il y voir le défaut de I'hornme qui trouverait de I'harmonie la oi! il n'y

en a pas? Au contraire, c'est la marque d'une perception détachée qui arrive a distinguer

I'harmonie réelle la oi! toute autre oreille n'entendrait que du bruit. 11 n'existe aucune forme

de disharmonie dans le monde: il n'y a que des harmonies que nous ne sommes pas capables

de percevoir, faute d'arriver a nous concentrer suffisamment ou a nous détacher de nos

criteres personnels de beauté.

C'est la critique que Bergson adresse a Kant: Kant cherche a « expliquer comment un

ordre défini vient se surajouter a des matériaux supposés incohérents. (. ..) L 'esprit humain

imposerait sa forme a une « diversité sensible» venue on ne sait d'ou .. l'ordre que nous

trouvons dans les choses serait celui que nous y mettons nous-mémes. » Et cependant Bergson

s'attache a prouver que I'idée de désordre et d'incohérence est, comme I'idée du néant,

«contradictoire, ou plutát inexistante, simple mot par lequel on désigne une oscillation de

l'esprit entre deux ordres différents: des lors il est absurde de supposer que le désordre

précede logiquement ou chronologiquement l'ordre. ». 87 11 suffit de régler notre perception

sur la bonne fréquence pour percevoir I'intrinseque harmonie du monde qui nous entoure.

5.1.2. La vérité du cinéma

¡

L'impossibilité d'abandonner le réel dans laquelle Tarkovski voit la limite du cinéma,

est en réalité ce qui fonde la supreme vérité de ce médium. Le cinéma ne montre jamais que

de la matiere aux regards détachés : il ne peut pas mentir, car il ne montre que ce qui est.

87 BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit., p.69-?ü

93

Page 49: La Regard Detachée

I

Le regard originel, surattaché, est celui qui croit que les choses n' existent pas en

dehors de leur présence sous le regard: un moment tres bref, dit-on, sépare le temps oÍ!

l'enfant croit encore sa mere absente et celui oÍ! illa croit déja morte. Le premier mouvement

de I'intelligence, c'est de savoir que le monde ne se résume pas a ce que nous en voyons, ou,

en d'autres termes, que certaines choses existent, meme si nous ne les voyons paso La

premiere erreur de I'intelligence, c'est croire que quelque chose existe hors de l'immanence :

ainsi, le Néant, Dieu, l'ame, et toute la longue série des abstractions qui n 'ont pas de réalité

concrete en dehors de notre conscience, pas d'équivalent dans la réalité. Le demier

mouvement de l'intelligence, c'est donc d'admettre qu'il n'y a rien en dehors de

I'irnmanence.

Les conceptions spiritualistes, transcendantistes sont des habits qui vont fort bien a la

peinture ou a la musique. Des lors qu'on tente de les faire enfiler a I'image

cinématographique, ils paraissent a la fois trop amples et trop étriqués. Au contraire,i l'irnmanence sied si bien au cinéma que c'est a croire qu'elle a été taillée sur mesure pour lui.

Ijl

On pourrait alors faire essayer cette conception immanentiste du monde aux théories du

cinéma, comme la pantoufle de verre de Cendrillon, pour démasquer ce qu'il y a en elle de i ,1 « transcendantisme ». Contentons-nous de faire subir cette épreuve de vérité a la conception

du cinéma sur laquelle nous nous sommes appuyés jusqu'ici, la théorie de I'image­

mouvement et de I'image-temps de Deleuze.

5.2. Au-delil du temps

5.2.1. Précisions lexicales

Mais avant d'aller plus loin, quelques précisions lexicales sont nécessaires, ne serait-ce

que pour distinguer I'image que voit le regard détaché des images deleuziennes (image­

mouvement, image-temps... ). Nous disions que le regard détaché voyait les choses pour elles­

memes (ce que Deleuze appelle l'image optique et sonore pure). Mais la révélation de I'etre

unique comme continuité indivisible invalide cette définition. Si le regard détaché voit les

choses comme faisant partie d'une continuité indivisible, alors il n'y a pas lieu de parler de

choses distinctes. Que voyons-nous, dans ce cas ? Nous voyons de la matiere, puisqu'elle est

la face visible de cette continuité indivisible, nous voyons l' image directe de la matii:re, c'est­

a-dire une image-matiere.

Si on se rérere a Bergson, au changement sans chose qui change, au mouvement sans

mobile, alors le regard détaché ne voit pas a proprement parler des mouvements de matiere,

des changements de matiere, ni meme de la matiere en mouvement, ni meme de la matiere en I

,(- 94t'

1

11

1

11-1'1

1:

changement. Nous ne pouvons pas voir la matii:re hors du mouvement, hors du changement,

et cependant, nous ne pouvons pas voir de mouvement ou de changement hors de la matiere. 11

Que voyons nous, alors ? Cornme nous ne pouvons pas les distinguer, nous dirons que nous

voyons de la matiere-changement, de la matiere-mouvement. I

I

5.2.2. Une éternité atemporeUe

Qu'entendons-nous par le terme de matiere? La matiere est la face visible de la

substance indivisible qui compose l'etre unique. Si la matiere est étemelle, c'est parce qu'elle

est faite de substance - la substance ne se crée pas et ne disparait pas, elle est, de toute

étemité. Dans Last Days, le détective remarquait que le morceau de nitrate de cellulose posé

sur la table allait se décomposer: nous en avions conclu a une finitude de la pellicule qui

mettait sur pied d'égalité les personnages et le dispositif cinématographique. A aucun moment

cependant le détective ne parlait d'une mort de la pellicule : il se contentait de prédire son

changement de forme (cristallisation, décomposition). La matiere fond, se disperse, s'évapore,

mais elle ne meurt paso Elle ne fait jamais que changer de forme: toute décomposition est une

recomposition sous une autre forme. Si toutes les choses matérielles sont vouées a la finitude,

la matiere elle-meme est immortelle.

Est-ce a dire qu'il existe une inégalité fonciere entre la matiere et l'esprit, avec d'un

coté la matiere, immortelle, étemelle, et de I'autre la conscience mortelle, dont on peut dire a

un moment qu'elle est et a un autre moment qu'elle n'est plus? En réalité, cette opposition

entre « conscience mortelle » et « matiere immortelle » constitue une erreur de raisonnement,

une survivance du dualisme théologique « ame I corps ».

Imaginons une équation mathématique: chaque étape de l'équation vise a isoler

l'inconnu (disons, x) d'un coté du signe égal. Si on essaie d'imaginer que cette inconnue est

dépositaire d'un point de vue sur le monde, donc sur l'équation, il est certain que, voyant des

nombres disparaitre derriere le signe égal, elle conclura a une mort, a un passage dans un au­

dela, dans une transcendance. Faute d'une vue d'ensemble, elle ne concevra certainement pas

l'idée que les nombres ne disparaissent pas mais se fondent les uns dans les autres, changent

seulement de formes. II n 'y a la aucune résorption, disparition, simplement des transferts et

des transformations, en vertu de I'adage de Lavoisier selon lequel « rien ne se crée, rien ne se

perd, tout se transforme ».

Au moment de la mort, il n'y a donc pas résorption de la conscience dans le néant, tout

simplement parce que le néant n'existe pas (probleme créé de toutes pieces par le langage,

95

Page 50: La Regard Detachée

selon Bergson88). Comme toutes les choses faites de matiere, la conscience subit un

changernent de forme au point de ne bientót plus pouvoir correspondre a ce qu'on définit

d'ordinaire comme conscience, et c'est cela que nous appelons « mort ».89

C'est pourquoi Tarkovski peut, sans etre en contradiction avec la perspective du regard

détaché, superposer une voix off c1aironnant que la mort n'existe pas sur les archives de

soldats marchant vers une offensive qui ne laissera aucun survivant. JI y a bien une

survivance, mais ce n'est pas cel1e de l'ame qui survit a la mort (puisque cette ame n'existe

pas), c'est ceUe de la matiere qui composait notre conscience et qui survit nécessairement au

changement de forme, puisqu'elle ne peut se résorber. 90

« La matiere est éternelle »: il ne s'agit par, pour le regard détaché, du fruit d'un

raísonnement, cornme celui qui, chez Spinoza, nous permet d'accéder au « troísieme genre de

connaissance ». Il s'agit plutot d'une intuition sensible: le regard détaché est ce qui, en nous,

enferme I'intuition de I'éternité de la matiere. Ce faisant, c'est comme si nous avions, en

nous, un acces immédiat a I'éternité. Sí I'on voulait utiliser les termes de Spinoza, on dirait

que le regard détaché contemple naturellement les choses « sous leur aspect d'étemité », car

en toute chose, il voit la matiere éternelle.

Cette éternité, cependant, ne doit pas s'entendre au sens d'une étemité temporelle,

quelque chose qui s'étend dans le passé et dans le futur; il ne s 'agit pas de l'étemité de

l'irnmortalité puisque, la mort étant une convention, le terme d'immortalité perd tout son sens.

II faut, pour comprendre l'éternité spinozienne, imaginer une éternité hors du temps, non pas

« intemporelle» mais « atemporelle ». Pour en donner une idée, Bernard Pautrat, dans ses

cours sur L 'Ethique de Spinoza, proposait de la définir ainsi : « ce qui est arrivé demain. ce

qui arrivera hier », le mérite de ce paradoxe étant de nous forcer apenser l'éternité hors du

temps.

88 « On ne peut supprimer un arrangement sans qu 'un autre arrangement s Ji substitue, enlever de la matiere sans qu 'une mariere la remplace. « Désordre » et « néant » désignent donc réellement une présence - la présence d'une chose ou d'un ordre qui ne nous intéresse pas. qui désappointe notre effort et notre attention .. c'est notre déception qui s'exprime quand nous appelons absence cetle présence. » BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit., p.66

89 Ríen ne prouve. en outre, que notre conscience dépende uniquement de notre cerveau: « Si l'expérience établit. comme nous le croyons, qu 'une petite partie seulement de la vie consciente est conditionnée par le cerveau. il s 'ensuivra que la suppression du cerveau laisse vraisemblablement subsister la vie consciente. » BERGSON Henri, La pensée et le mouvant, op.cit., p.46

90 «Peut-etre ne trouvons-nous la substance universelle qu 'au point contracté de la mort. )} DELEUZE GiUes, L 'image-temps, op.cit., p.150.

96

Mais pouvons-nous réellement voir les choses sous leur aspect d'éternité, c'est-a..

hors du temps? Si nous voyons les choses changer sous notre regard, ce changemat t'

n 'implique-t-il pas le temps ?

5.2.3. La révolution bergsonienne

La théorie bergsonienne du changernent pur, du changernent sans chose qui change,'

été une révolution pour la philosophie, cornme si cel1e-ci avait attendu, toute son existencc:

durant, une conception qui viendrait donner un sens au temps, cornrne si elle sentait ce qu'il y

avait de conventionnel et de vide dans sa conception du temps. Le temps a longtemps été une

notion cornmode parce qu'el1e faisait tenir les choses entre elles, comme la tringle du rideaU:

elle permettait de relier le passé au présent, le début a la fin. Or, avec Bergson, il Ya

indisrinction du passé et du présent, « Le passé ne succede pas au présent qu 'il n'est plus, j[

I coexiste avec le présent qu 'il a été»91 _ un peu cornme une boule de neige qui s'épaissil a

mesure qu'on la roule dans la neige alentours : dans cette boule, la neige originel1e coexiste

toujours avec la neige nouvelle qui vient s'accumuler. Dans cette perspective, le passé el le

I

1 1

présent font partie d'un meme continuum, indivisible. Il n'est plus besoin de faire tenir les 1e

choses entre elles, elles tiennent toutes seules ... La notion de temps perd son sens et se réve

pour ce qu'elle a toujours été : une maniere de combler la déficience de notre savoir, au mé¡lle

titre que toutes les notions faisant appel ala transcendance.

On peut légitimement considérer que Spinoza a initié la révolution de I'irnmanentis¡lle I ait

en philosophie. Comme Bergson cependant, il restait prisonnier d'un champ lexical qui av

I été inventé avant lui et qui n'avait de sens que dans les anciennes rhétoriques, dans les

rhéloriques d'avant la révolution spinozienne. En refusanl toute fonne de transcendance ason

Dieu, en imaginant un Dieu immanent, un Dieu sans sentiment, sans intel1igence et slll1I S

volonté, Spinoza vidait le concept de Dieu de son sens, le rendait inutile. De meme, aveC le

« changement pur », avec ce « ternps plein », Bergson vide la norio¡1 du temps de son contellU'1 (et ses cornmentateurs lui prérereront sans doute ceHe de « durée pure »). Bergson a tenté de

préserver la notion du temps cornme Spinoza en son temps a tenté de préserver la notíon deI Dieu, en lui otant tout pour la redéfinir drasriquement, mais tOUS deux ne I'ont fait, soJ1lllle

r toute, que pour complaire a leurs contemporaíns, condamnés qu'ils étaient a «exprime leI

I 91 Bergson cité par Deleuze, L'image-temps, op.cít., pl06

97

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Page 51: La Regard Detachée

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correspondre a ce qu'on définit

ns «mort ». 89

tion avec la perspective du regard

n'existe pas sur les archives de

;un survivant. Il y a bien une

mort (puisque cette ame n'existe

:e et qui survit nécessairement au

le regard détaché, du froit d'un

j'accéder au « troisieme genre de

egard détaché est ce qui, en nous,

c'est comme si nous avions, en

. les termes de Spinoza, on dirait

sous leur aspect d'éternité », car

I sens d'une étemité temporelle,

iI ne s'agit pas de I'étemité de

d'immortalité perd tout son sens.

: étemité hors du temps, non pas

idée, Bemard Pautrat, dans ses

i : « ce qui est arrivé demain, ce

forcer a penser ]'étemité hors du

rangement s y subs/itue, enlever de 1m» désignent done réellement une Itéresse pas, qui désappointe notre ~and nous appelons absence cette ;6

lfiiquement de notre cerveau : « Si seulement de la vie consciente est cerveau laisse vraisemblablement

/vant, op.cit., p.46 'au point contracté de la mor/o »

Mais pouvons-nous réellement voir les choses sous leur aspect d'étemité, c'est-a-dire

hors du temps? Si nous voyons les choses changer sous notre regard, ce changement

n'implique-t-i1 pas le temps ?

5.2.3. La révolution bergsonienne

La théorie bergsonienne du changement pur, du changement sans chose qui change, a

été une révolution pour la philosophíe, cornme si celle-ci avait attendu, toute son existence

durant, une conception qui viendrait donner un sens au temps, comme si elle sentait ce qu'il y

avait de conventionnel et de vide dans sa conception du temps. Le temps a longtemps été une

notion cornmode paree qu'elle faisait tenir les choses entre elles, comme la tringle du rideau:

elle permettait de relier le passé au présent, le début a la fin. Or, avec Bergson, il y a

indistinction du passé et du présent, « Le passé ne succede pas au présent qu 'i! n 'est plus, i!

coexiste avec le présent qu'i! a été»91 - un peu cornme une boule de neige qui s'épaissit a

mesure qu'on la roule dans la neige alentours : dans cette boule, la neige originelle coexiste

toujours avec la neige nouvelle qui vient s'accumuler. Dans cette perspective, le passé et le

présent font partie d'un meme continuum, indivisible. 11 n'est plus besoin de faire tenir les

choses entre elles, elles tiennent toutes seules ... La notion de temps perd son sens et se révele

pour ce qu'elle a toujoun; été : une maniere de combler la déficience de notre savoir, au meme

titre que toutes les notions faisant appel a la transcendance.

On peut légitimement considérer que Spinoza a initié la révolution de I'irnmanentisme

en philosophie. Comme Bergson cependant, il restait prisonnier d'un champ lexical qui avait

été inventé avant lui et qui n'avait de sens que dans les anciennes rhétoriques, dans les

rhétoriques d'avant la révolution spinozienne. En refusant toute forme de transcendance a son

Dieu, en imaginant un Dieu irnmanent, un Dieu sans sentiment, sans intelligence et sans

volonté, Spinoza vidait le concept de Dieu de son sens, le rendait inutile. De meme, avec le

« changement pur », avec ce « temps plein », Bergson vide la notion du temps de son contenu

(et ses cornmentateurs lui préfereront sans doute celle de « durée pure »). Bergson a tenté de

préserver la notion du temps comme Spinoza en son temps a tenté de préserver la notion de

Dieu, en lui otant tout pour la redéfinir drastiquement, mais tous deux ne I'ont faít, somme

toute, que pour complaire a leun; contemporains, condamnés qu'ils étaient a « exprimer le

91 Bergson cité par Deleuze, L 'image-temps, op.cit., pl06

97

Page 52: La Regard Detachée

1

·1

nouveau en jonction de l'ancien ».92 L'ancienne conception du temps ne s'est jamais remise

de la révolution bergsonienne : elle est redevenue ce qu'elle n'avait jamais cessé d'etre, une

convention purement pratique.

5.2.4. Le transcendantal

Deleuze affirme que Bergson n'a pas cherché a prouver que le temps était en nous,

mais que c'est nous qui nous mouvions dans le temps, a I'intérieur du temps93. Cette image

est tres poétique et cependant, presque impossible d'acces pour \'esprit, tout simplement parce

qu'il ya quelque chose d'oxyrnorique dans cette notion d'un « temps plein ». Parler de temps

plein, d'un temps qui existe en soi, c'est prendre le rideau pour la tringle. Deleuze écrit « Le

temps sort de ses gonds et se présente a l'état pur »94 : mais si le temps sort de ses gonds, il

dispara!t. Parler du temps cornme « totalité ouverte et changeante », c'est parler de \'etre

unique.

Deleuze fait remarquer qu'une conception du temps fondé sur l'ouvert est \'un des

rares points communs entre Heidegger et Bergson. « Partout OU quelque chose vit, il y a

ouvert, quelque part, un registre ou le temps s 'inscrit »95. Et cependant, l'ouvert est une

simple convention Iiée a la relativité de notre connaissance et qui doit etre reconnue en tant

que telle. Si I'etre est ouvert, iI faut que ce soit sur quelque chose qui n'est pas de l'etre. Et ce ~'f;"

qui n'est pas de I'etre ne peut etre que du néant, lequel n'existe pas, comme Bergson l'a

prouvé. L'etre unique ne peut etre ouvert que sur lui-meme, il n'est donc pas réellement

ouvert, mais plutót bouclé.

Deleuze a fondé une grande partie de sa philosophie du cinéma sur la notion la plus

heideggérienne de la philosophie de Bergson : cet Ouvert, l'appel d'air d'un au-dela de l'etre, Id'une transcendance a laquelle, évidemment, on rajoutera une Majuscule (I'usage de la #

F<Majuscule signalant souvent l'avancée du transcendantisme et le recul de I'irnmanentisme),

pour justifier, quelque part, I'ouverture d'un registre du temps. D'oill'illusion des «nappes de r~

92 « Ainsi, une pensée qui apporte quelque chose de nouveau dans le monde est bien ob/igée de se ~

jymanifester a travers les idées toutes faites qu 'elle rencontre devant elle et qu 'elle entrafne dans son

mouvement» BERGSON Hemi, La pensée et le mouvant, op.cit., p.123

93 « La seule subjectivité, c 'est le temps, le temps non-chronologique saisi dans sa fondation, et c 'est nous qui sommes intérieurs au temps, non pas I 'inverse. Que nous soyons dans le temps a /'air ii

td'un lieu commun, c 'est pourtant le plus haut paradoxe. Le temps n 'est pas I'intérieur en nous, c 'est !f/'

juste le contraire, I'intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons, vivons et changeons. » DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.110

94 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.55

95 BERGSON Henri, L 'évolution créatrice, op.cit., p.16. Le rapprochemenl entre Bergson el 1 Heidegger: L 'image-mouvement, op.cit., p.20.

98

passé », du « souvenir pur » qui existeraient hors de la conscience... L'Ouvert est le cheval de

Troie du transcendantisme infiltré MI cceur de la théorie du changement puro

Pour cacher ce que sa conception du temps a de « transcendantiste », Deleuze biaise en

évoquant le transcendantal au sens kantien, c'est-a-dire en opposition au métaphysique ou au I

transcendant: « Dans le cinéma moderne, (. ..) l'image-temps n 'est plus empirique, ni

métaphysique, elle est transcendantale au sens que Kant donne a ce mot »96 Le transcendantal ,11

de Kant, c'est ce qui se rapporte aux conditions a priori de la connaissance, hors de toute '1.

11

,1

lil

détermination empirique. Mais ce transcendantal est-il compatible avec un immanentisme [:1

rigoureux? Affirmer qu'i1 est possible d'avoir une conception de I'espace et du temps avant

meme d'en faire I'expérience, ne serait-ce pas comme affirmer qu'on peut etre mouillé avant II1

meme d'avoir mis le pied dans I'eau ?

Il n'existe en réalité aucune catégorie a priori de la perception. Les bébés mésestiment

les distances et les durées, i1s apprennent I'espace et le temps comme \'alphabet : ce sont des

conquetes empiriques. L'espace et le temps ne sont pas des catégories a priori de la

perception mais des conventions a posteriori. On a fait de I'espace la condition de \'étendue,

comme on a fait du temps une condition du changement, mais définir \'étendue comme un

espace occupé par quelque chose, c'est renverser la cause et I'effet : parler d'un espace plein,

c'est parler d'une étendue; parler d'un temps plein, c'est parler d'un changement. En

devenant plein, en se remplissant, ces concepts perdent leur sens, puisqu'ils sont deux

conventions, deux abstractions, deux « tringles de rideau ».

L' espace et le temps ont été créés conventionnellement a des fins pratiques, pour

établir des divisions au sein du changement indivisible et de l'étendue, indivisible également.

Bergson le sentait quand il disait que le tout de \'etre était peut-etre indivisible97 .

5.2.5. Une continuité indivisible

La continuité indivisible de \'etre unique explique pourquoi toute division entre deux

changements ou entre deux mouvements est purement conventionnelle. Chaque changement

est relié a un autre changement par un changement invisible qui nous échappe (c'était le sens

possible, dans les films de notre corpus, des trajectoires invisibles, des écrans neigeux cornme

le fond du changement. .. ). L'intervalle entre deux mouvements, la distinction entre deux

changements, ce ne sont, la encore, que des iIIusions de l' esprit et de la perception. Spinoza

disait que ce que nous appelons hasard n'est que \'ignorance des causes. De meme, ce que

96 DELEUZE GiIles, L 'image-temps, op.cit., p.355

97 BERGSON Henri, L 'Evolution Créatrice, op.cit., p.31

99

:t

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nous appelons « interval1e », « distinction », ce n'est que I'ignorance de ce qui relie deux

changements entre eux, de ce qui les fait se rejoindre en un seul et meme changement,

indivisible.98

La mélodie de \'etre unique est indivisible: el1e n'est pas composée de plusieurs notes

mais d'une seule, une note tenue, une note ininterrompue. 11 n'y a pas de pause au sein de

cette note. L'espace pourrait exister s'il y avait du vide entre deux étendues, le temps pourrait

exister s'il y avait un interval1e entre deux changements. Espace et temps auraient alors une

raison d'etre, en tant qu'il permettrait de lier entre eux ces deux mouvements, ces deux

changements. Et cependant, il n'y a pas d'espace inoccupé car I'étendue est indivisible, il n'y

a pas d'interval1e entre les changements car le changement est indivisible. 99

Des lors, il faut redéfinir I'étemité de Spinoza. El1e ne peut plus etre définie comme

atemporel1e, car si le temps n'existe pas, I'atemporalité perd son sens. Voir le monde sous son

jour d'étemité, c'est voir le monde sous sonjour d'indivisibilité.

5.2.6. Deleuze et les conventions solidifiées

D'une fayon générale, nous divisons dans la matiere pour des raisons pratiques. On

peut arbitrairement définir des systemes elos au sein de la matiere et les étudier pour eux­

memes: c'est ce que fait sans cesse le regard et c'est ce a quoi invite également le cadre du

cinéma qui découpe dans l' étant. « L 'organisation de la matiere rend possible les systemes

clos ou les ensembles déterminés de parties,. et le déploiement de l'espace les rend

nécessaires » lOO - nécessaires dans un but pratique, c'est la précision qui manque a cette

affirmation de Deleuze. Des lors, iI est logique que la perception s'organise de cette maniere

et qu'une philosophie du cinéma passe par cette convention « nécessaire ». Bergson était

d'accord avec I'aspect conventionnel de cette perception, parce qu'i1 pressentait que I'etre

était peut-etre absolument indivisible: « Le verre d'eau, le sucre et le processus de

dissolution du sucre dans I'eau sont sans doute des abstractions, et le Tout dans lequel ils ont

98 « Mille incidents surgissent, qui semblent trancher sur ce qui les précede, ne point se rattacher a ce qui les suit. Mais la discontinuité de leurs apparitions se détache sur la continuité d'un fond OU ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles memes qui les séparent )) BERGSON, L 'évolution créatrice, op.cit., p.3

99 e'est cette continuité indivisible qui explique que le plan séquence soit la figure de prédilection des cinéastes de notre corpus: il est une tentative de recréer cette continuité indivisible, d'empikher qu'on puisse couper au sein du plan (exemplairement dans L 'arche russe).

100 DELEUZE Gilles, L 'image-mouvement, op.cit., p.21

100

été découpés par mes sens et mon entendement progresse peut-étre a la maniere d'une

conscience. » 101

Deleuze, cependant, ne s'embarrasse pas de ces doutes incornmodes : il a besoin que

ces distinctions soient des réalités en soi pour bíitir une philosophie du cinéma qui ne soit pas

purement conventionnel1e: « Reste que ce découpage artijiciel d'un ensemble ou d'un

systeme clos n 'est pas une pure illusion. Il est bien fondé, et, si le lien de chaque chose avec le

tout (ce lien paradoxal qui la relie al'ouvert) est impossible arompre, il peut du moins étre

allongé, étiré al'infini, rendu de plus en plus ténu. »102 On voit bien que Deleuze, s'il accepte

en droit I'indivisibilité de I'etre unique, la repousse le plus possible, cherche a la tenir

éloignée pour que le systeme philosophique qu'il entend bíitir ne soit pas une pure convention,

mais bien la réalité meme, la vérité meme, «hors de la perception» (comme le souvenir

existait « hors de la conscience »). Loin de se contenter de I'aspect pratique de ces

distinctions, il tombe dans \' écueil des regards attachés qui veulent faire solidifier les

distinctions conventionnel1es a I'état de réalité en soi. Le mérite de Deleuze est d'avoir

développé dans toutes ses conséquences, et de présenter sous sa forme la plus systématique,

une i1Iusion naturel1e du cinéma.

5.2.7. Les subordinations

Le deuxieme défaut de la théorie de Deleuze vient de la définition bergsonienne du

temps. Bergson et Deleuze définissent le temps comme « ce qui se fail, et méme ce qui fait

que tout sefait ». Or, cela revient a subordonner le changement au temps - ou a la durée, si on

considere que le temps n' existe pas - c' est-a-dire, a renverser une nouvel1e fois la cause et

I'effet: on fait de la durée la condition du changement, alors qu'el1e est I'attribut ou la qualité

de ce changement. Ce n'est pas la durée qui change, mais bien le changement qui dure. C'est

le défaut du raisonnement de Bergson que Deleuze a transposé tel quel au cinéma, en

subordonnant le mouvement au temps dans I'image-temps.

Retrayons le parcours de Deleuze. Dans I'image-mouvement, c'est le temps qui est

subordonné au mouvement : les cinéastes tranchent et découpent dans la durée pour assurer

I'indivisibilité d'un mouvement. C'est I'indivisibilité du mouvement qui rend possible le

« raccord-mouvement », c'est el1e qui assure, en demiere instance, le Iien entre deux échel1es

ou deux angles de plan différents. Le temps, au contraire, est subordonné a I'indivisibilité de

ces mouvements, si bien qu'on nie son indivisibilité propre.

101 BERGSON Henri, L 'Evolution Créatrice, op.cit., p.1 0-11.

102 DELEUZE Gilles, L 'image-mouvement, op.cit., p.21

101

Page 54: La Regard Detachée

Dans l'image-temps au contraire, le temps n'est plus subordonné au mouvement, c'est

le mouvement qui est subordonné au temps. C'est alors le défaut inverse qui se produit : les

cinéastes sont obligés de «tranchen> dans I'étendue pour nous donner une idée de ,,.,

I'indivisibilité de la durée. Prenons pour exemple un des premiers plans de Gerry : la voiture,

filmée de derriere, roule sur une route dans le désert pendant de longues minutes. C'est un

exemple d'image-cristal qui «dédouble le présent en deux directions hétérogénes, dont 1'une

s'élance vers 1'avenir et l'autre tombe dans le passé »103 : passé et futur deviennent «lisibles

comme espace parcouru par 1'une et espace aparcourir par l'autre »104. Mais pour que nous

sentions I'indivisibilité de cette durée pure, il faut cependant postuler la divisibilité de

l' étendue, la distinction entre la voiture et la route, entre la voiture et le décor dans lequel elle

se déplace. C'est la regle des mouvements aberrants de I'image-temps: meme si la vitesse du ,mobile et de la caméra sont synchronisées, le mobile ne doit pas moins se détacher, se

i,

découper sur le milieu ou il évolue, pour que nous sentions la durée de cette progression. La

conquete de I'image-temps s'est donc faite en tranchant dans I'indivisibilité de I'étendue.

En réalité, les images en elles-memes ne font rien, pas plus que les cinéastes : c'est

I1

notre reil qui divise et tranche, tantot plutot dans la durée pure (image-mouvement), tantot

plutot dans I'étendue (image-temps). L'image-temps deleuzienne, en renversant cette

subordination, ne fait donc jamais que remplacer une convention (la divisibilité de la durée

pure, du changement) par une autre (la divisibilité de l'étendue). 1Est-ce el. dire qu'il est impossible de voir dans la meme image l'indivisibilité de ,\

I'étendue et l'indivisibilité du changement? Qu'étendue et changement sont entre eux dans de .~ l. \~

tels rapports de force que l'un ne peut pas exister sans soumettre l'autre, cornme dans la ~ '~dialectique du maltre et de I'esclave ? .~

,~

i~ 5.2.8. L'indivisibilité de I'image-matiere

I~~

Nous avons vu que le regard détaché nous découvrait l'indivisibilité de l'etre unique. ~,

~

Or, celle-ci recoupe el. la fois l'indivisibilité de l'étendue et l'indivisibilité de la durée, du

changement. Aux yeux du regard détaché, de meme que le changement et le mouvement ne

peuvent pas etre subordonnés el. la matiere, ni la matiere au changement et au mouvement, de ~

meme l'étendue ne peut pas etre subordonnée au changement et le changement ne peut pas t etre subordonné el. I'étendue - ils entrent dans un rapport coextensif. Nous ne sommes plus

~

dans une image-mouvement ou dans une image-temps, nous sommes dans une image-matiere. i 103 DELEUZE Gilles, L 'image-temps, op.cit., p.108-109 104 PASQUET Jacques, « Sortie de mute », in Gus Van Sant, Jndé-tendance, op.cit., p.l13

102

On nous objectera que la catégorie de l'espace, qu'elle soit a priori ou a posteriori, est ¡jI un carcan solide duquel on ne s'échappe pas si facilement; que c'est la substance qui est I¡II étemelle et indivisible et que le regard ne voit jamais que de la matiere divisible; que notre

regard est prisonnier de la divisibilité, du fait de l'ordre de grandeur auquel il est astreint 105 ; 1111

en somme, que nous pouvons imaginer la mélodie mais que nous n'en verrons jamais qu'une !! I

partition. 1 1

1

Si I'on tombe d'accord avec I'une de ces nombreuses objections, alors nous ¡ \ ¡

considérons que la divisibilité, la compartimentation, fonctionnent comme une catégorie de la !,I!,

perception, que nous sornmes prisonniers de notre point de vue, que nous ne verrons jamais !I que des corps séparés et distincts, et jamais de la continuité indivisible, auquel cas il ne nous

¡

reste plus qu'el. rebrousser chemin : nous avons touché du bout des doigts l'extreme limite de ¡Ijl

l'image-temps, au-delel. de laquelle il n'y a rien de visible pour le regard. Nous pouvons saisir l' I11

l'indivisibilité de la durée pure mais pas l'indivisibilité de l'étendue. 1

,¡I I!

Nous pourrions, pour répondre el. ses objections, arguer que la substance est , 1

omniprésente, et donc ressort du visible, ou que la matiere est la face visible de la substance 1,1

1

indivisible, ou encore, avec Bergson, que nous pouvons changer I'ordre de grandeur de la

perception, I'échelle du regard... Et cependant, il est certain qu'on s'empetrerait dans des 1

argumentations sans fin - et il est possible que les données du probleme soient beaucoup plus

simples que ces débats ne le laissent supposer.

Ne nous suffit-il pas de sentir ce qu'il y a d'étrange el. imaginer que nous puissions

concevoir l'indivisibilité de la durée et pas celle de I'étendue? La sensitivité serait

définitivement prisonniere des distinctions de l'espace, quand la sensibilité pourrait, pour sa

part, échapper au temps spatialisé et sentir la durée pure indivisible?

L'enfant, quand il nalt, ne fait qu'un avec le monde: il ne fait pas la différence entre

sa mere et lui. Ce n'est qu'en grandissant qu'il commence el. percevoir les divisions entre les

objets, el. croire en son identité propre. Et cependant, sa perception originelle était bien celle

d'une indivisibilité de l'etre unique. Toutes les divisions postérieures sont des habitudes

contractées, des images mentales qui naissent des besoins pratiques (distinguer les objets les

uns des autres pour les utiliser... ). Cette indivisibilité de I'étendue, est en réalité la perception

105 « Que deviendrait la table sur laquelle j'écris en ce moment si ma perception (. ..) étail faite pour I'ordre de grandeur auquel correspondent les éléments, ou plutót les événements, constitutifs de sa matérialité ? Mon action serait dissoute ,. ma perception embrasserait, a l'endroit ou je vois ma table et dans le court moment ou je la regarde, un univers immense et une non moins interminable histoire. JI me serait impossible de comprendre comment cette immensité mouvante peut de venir pour que j'agisse sur elle, un simple rectangle immobile et solide, » BERGSON, La pensée et le mouvant,

op,cit., p.62

103

l

Page 55: La Regard Detachée

'!

la plus naturelIe du monde, aucunement la plus inaccessible. ElIe a toujours été devant nos

yeux, ce sont les distinctions conventionnelles contractées en grandissant qui nous l' ont

dissimulée, comme I'image visible a été recouverte par I'image lisible.

Dans cette perspective, la théorie de I'image-temps de Deleuze devient inadaptée pour

traiter de I'image-matülre, car si cette théorie postule I'indivisibilité des changements, elle

conserve d 'une part, les distinctions entre les changements, d'autre part les intervalIes entre

les mouvements. II faut alors redéfinir les propriétés de cette image-matiere OU étendue et

changement participent d'une meme continuité indivisible.

5.3. L'image-matiere

On ne pourra pas trouver de signes distinctifs de cette image matiere cornme on

pouvait en trouver pour I'image-mouvement et I'image-temps: rien ne distingue I'image­

matiere d'une autre image, car toute image est potentiellement une image-matiere. L'image­

matiere ne se signale pas par son contenu, elle dépend entierement du regard que l' on pose sur ')-'

elle. Si ce regard est détaché, s'il voit la matiere sous son aspect d'indivisibilité, alors il

actualise I'image-matiere enceinte dans I'image ordinaire.

Continuons sur cette lancée. Deleuze emprunte a Peirce sa c1assification pour

distinguer trois sortes d'images. La priméité : «quelque chose qui ne renvoie qu'(¡ soi-meme,

qualité ou puissance, pure possibilité », la secondéité «quelque chose qui ne renvoie (¡ soi

que par autre chose, l'existence, /'action-réaction, l'effort-résislance », la tiercéité:

«quelque chose qui ne renvoie qu '(¡ soi qu 'en rapporlant une chose (¡ une autre chose, la

relation, la loi, le nécessaire »106. On voit que la tiercéité correspond, par définition, aI'image

actualisée par le regard attaché : une image-jonction, qui ne vaut pas pour elle-meme mais

pour ce aquoi elle se rapporte, ce aquoi elle renvoie. La secondéité n'est qu'une des iIIusions

nées de la compartimentation de I'espace filmique, de la divisibilité de I'étendue. Dans la

perspective de I'etre unique, il n'y a pas d'action et de réaction, parce que les actions et les

réactions participent en réalité d'un meme mouvement, d'un meme changement qui les relie

entre elles: « la discontinuilé de leurs apparitions se délaehe sur la eonlinuilé d'unfond OU

ils se dessinent et auquel ils doivent les intervalles meme qui les séparenl » 107. En raison de

ce principe, I'image-matiere ne peut donc pas davantage ressortir de la secondéité. Cest donc

la priméité qui semble naturellement correspondre a I'image-matiere : voir la matiere­

mouvement pour elle-meme dans une continuité indivisible, c'est voir partout de la priméité.

106 DELEUZE Gilles, L 'image-Iemps, op.eit., p.45 107 BERGSON Henri, L 'évo/ulion créatrice, op.cit., p.3

104

Pour Deleuze, « l'image aeluelle el son image virluelle eonslituenl done le plus petil

circuil intérieur, (¡ la limile une pointe ou un poinl mais un point physique qui n 'est pas sans

élémenls dislinels (un peu eomme ['alome épieurien). Dislinels, mais indiseemables, tels sonl

l'aeluel elle virluel qui ne eessenl de s'éehanger. »108 Si on postule que I'esprit peut etre

totalement occupé par les images qu'il regarde, alors ces images tiennent lieu de pensée et

I'image virtuelle est purement abolie. Le regard détaché, en se posant sur I'image-matiere,

crée donc un circuit plus petit eneore que le circuit de I'image actuelle et de I'image virtuelle,

un circuit ou priment I'indistinction et I'indivisibilité de I'ensemble.

Qu'elle existe réellement ou qu'il s'agisse d'une pure abstraction, I'image-matiere a le

mérite de révéler la dialectique inachevée qui était en germe dans la conception du cinéma de

Deleuze: I'image-mouvement y faisait figure de these (subordination du temps au

mouvement), I'image-temps d'antithese (subordination du mouvement au temps), et cette

démarche de la pensée invitait naturellement a imaginer une image qui puisse dépasser ce

simple renversement de la subordination. Nous proposons pour notre part, comme possible

dépassement acette dialeetique incomplete, la notion d'image-matiere qui rendrait I'étendue

et la durée coextensives aI'image, qui les réunirait dans leur indivisibilité.

108 DELEUZE Gi1les, L 'image-Iemps, op.eit., p.95

105

Page 56: La Regard Detachée

FILMOGRAPHIE

FILMS D'ALEXANDRE SOKOUROV

Alexandra (2007)

Le Soleil (2006)

L 'arche rosse (2003)

Moloch (1999)

Mere & jils (1997)

Voix spirituelles (1995)

FILMS DE GUS VAN SANT

Gerry (2002)

Elephant (2003)

Last Days (2005)

Paranoid Park (2007)

FILMS D'ANDREi TARKOVSKI

L'Enfance d'Ivan (1962)

Andrei Roublev (1969)

Solaris (1972)

Stalker (1979)

Le Miroir (1974)

Nostalghia (1983)

Le sacrifice (1986)

BIBLIOGRAPHIE

PHILOSOPHIE

- La pensée et le mouvant, de Henri Bergson, aux Presses Universitaires de France, édition

Quadrige Grands Textes, 2008

- L 'évolution créatrice, de Henri Bergson, aux Presses Universitaires de France, édition

Quadrige Grands Textes, 2008

- L 'image-mouvement et L 'image-temps, de Gilles Deleuze, aux Editions de Minuit,

Collection « Critique », 1985

- CEuvres lJ et lJ1, de Walter Benjarnin, aux éditions Gallirnard, col1ection Folio essais, 2000

- Regards sur le monde actuel et autres écrits, Paul Valéry Gallirnard, Folio Essais

- Par dela le bien et le mal, Nietzsche, Editions Folio

CINEMA

- Alexandre Sokourov, de Bruno Dietsch, aux éditions L'age d'hornrne, col1ection Cinérna

vivant, 2005

- Le Temps scellé, de Andrei' Tarkovski, aux éditions de I'Etoile, Cahiers du cinérna, 1989

- Journal, 1970 - 1986, de Andrei' Tarkovski, aux éditions Cahiers du cinérna, 1993

- Notes sur le cinématographe, de Robert Bresson, aux éditions Gal1irnard, 1988

- « Gus Van Sant, 1ndé-tendance », Eclipses, n041, p.l33

106 107