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© Sandra Blouin, 2020
La relation à l'animal : la robotisation au coeur de l'élevage laitier
Mémoire
Sandra Blouin
Maîtrise en philosophie - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
La relation à l’animal : la robotisation au cœur de l’élevage laitier
Mémoire
Sandra Blouin
Sous la direction de :
Marie-Hélène Parizeau, directrice de recherche
ii
Résumé
L’élevage laitier est un secteur agricole important au Québec. Il est aujourd’hui en plein
changement alors que de plus en plus d’entrepreneurs agricoles se tournent vers la
robotisation de leur ferme afin d’accroître leur productivité. Au cœur de ce processus, le
robot de traite réduit la charge de travail de l’éleveur et permet d’analyser chaque vache
d’un troupeau. Plutôt que d’être attachées dans l’étable et de se faire traire deux fois par
jour à des heures régulières, les vaches sont dorénavant en liberté et se rendent elles-mêmes
au robot de traite à tour de rôle. Ce mémoire vise à analyser l’impact des robots de traite au
sein d’une ferme. Il tente d’évaluer si les relations entre les éleveurs et les vaches sont
modifiées par l’arrivée d’un robot. Il permet aussi de se pencher sur la manière dont cette
relation affecte le bien-être de l’animal. Pour ce faire, ce mémoire explore entre autres
l’histoire de l’agriculture en sol québécois, l’histoire et les implications éthiques de la
domestication animale, le contrat domestique avec l’animal et la subjectivité animale du
point de vue phénoménologique. Chaque chapitre permet de revenir sur l’enjeu des robots
de traite afin de l’analyser sous plusieurs angles.
iii
Table des matières
Résumé ................................................................................................................................................ ii
Table des matières .............................................................................................................................. iii
Remerciements .................................................................................................................................... v
Introduction ......................................................................................................................................... 1
Chapitre 1. Modèles agricoles et domestication à travers l’histoire .................................................... 7
1.1 Histoire de l’agriculture en sol québécois ................................................................................. 8
1.1.1 Mode de vie et subsistance chez les Hurons-Wendats ....................................................... 9
1.1.2 Vie agricole en Nouvelle-France ...................................................................................... 13
1.1.3 Le Québec à l’ère de l’industrialisation ........................................................................... 17
1.2. Histoire de la domestication et de l’élevage ........................................................................... 27
1.2.1 Définition de la domestication ......................................................................................... 27
1.2.2 Processus de domestication .............................................................................................. 32
1.2.3 Rôle de l’animal dans l’activité agricole .......................................................................... 38
1.3 Lien entre l’animal et la machine en agriculture : la traite robotisée ...................................... 44
1.3.1 Comment faire le lien entre l’animal et la machine ......................................................... 45
1.3.2 Cas particulier : le robot de traite ..................................................................................... 49
1.3.3 Pourquoi acheter un système de traite automatisé ? ......................................................... 50
1.3.4 Inconvénients d’un robot de traite .................................................................................... 53
1.4 Pratiques agricoles sous un angle philosophique .................................................................... 56
1.4.1 Pilotage et fabrication ....................................................................................................... 56
1.4.2 Pourquoi le modèle technique ? ....................................................................................... 61
Conclusion..................................................................................................................................... 63
Chapitre 2. Les implications éthiques de la relation à l’animal ........................................................ 66
2.1 La domestication du point de vue éthique ............................................................................... 66
2.1.1 L’éthique et les catégories animales ................................................................................. 67
2.1.2 Les machines animales ..................................................................................................... 70
2.1.3 Singer et la souffrance animale ........................................................................................ 71
2.1.4 Critique du mouvement de libération animale ................................................................. 73
2.2 Le contrat domestique ............................................................................................................. 75
2.2.1 La communauté mixte ...................................................................................................... 76
2.2.2 Composition de la communauté mixte ............................................................................. 80
2.2.3 Critique et limite du contrat domestique .......................................................................... 83
iv
2.3 Impact du robot sur la relation entre les vaches et leur éleveur .............................................. 85
2.4 Importance de la relation pour le bien-être animal .................................................................. 90
2.4.1 Définition du bien-être animal ......................................................................................... 90
2.4.2 Aspect relationnel du bien-être......................................................................................... 96
Conclusion................................................................................................................................... 102
Chapitre 3. Comprendre la subjectivité animale ............................................................................. 104
3.1 Uexküll : Théorie sur les mondes animaux ........................................................................... 104
3.2 La phénoménologie et le statut animal .................................................................................. 107
3.2.2 La diversité des statuts ................................................................................................... 107
3.2.1 La question de la spécificité humaine ............................................................................ 110
3.2.3 Burgat et l’autre existence .............................................................................................. 111
3.2.4 Reconnaitre l’individualité : l’importance de l’histoire individuelle ............................. 115
3.3 Le désir de l’animal ............................................................................................................... 116
3.3.1 La participation au travail............................................................................................... 118
3.3.2 Compatibilité du bien-être animal et de la participation au travail ................................ 124
3.3.3 Le travail bovin et le robot de traite ............................................................................... 125
Conclusion................................................................................................................................... 129
Conclusion – Le lien entre le statut et la relation ............................................................................ 130
Bibliographie ................................................................................................................................... 136
v
Remerciements
Je souhaite d’abord remercier chaleureusement Marie-Hélène Parizeau qui m’a guidé avec
écoute et patience tout au long de ce processus. Je suis reconnaissante d’avoir pu travailler
avec elle sur un sujet complexe dont le rendu est fidèle à ce qui était souhaité au départ. J’ai
été motivée par un coup de cœur pour sa façon de réfléchir aux enjeux actuels. Je tiens
aussi à remercier Vanessa Nurock pour son accueil généreux lors de mon séjour à Paris. Ses
enseignements et nos discussions m’ont aidé à approfondir mes réflexions. Je me dois
également de remercier Catherine Larrère et Patrick Turmel qui ont accepté d’évaluer mon
mémoire.
Merci à Dominique Côté et Marie-Krystel Blouin d’avoir pris le temps à maintes reprises
de m’expliquer leur vécu avec la robotisation et leur rapport à leurs vaches. Je n’aurais pas
été en mesure de comprendre aussi bien la réalité du quotidien avec le robot de traite s’ils
ne s’étaient pas ouverts à moi.
Après tout ce temps passé à avoir des discussions vraies et enrichissantes, ils n’auront pas
été que mes collègues, mais aussi mes amis. Plusieurs d’entre eux m’ont fait réfléchir,
m’ont éclairé et m’ont donné des conseils plus d’une fois. Je remercie donc les membres du
GREME : Louis-Étienne Pigeon, Héloïse Varin, Jimmy Voisine, Guillaume Pelletier,
Frédéric Dubois, Mathieu Gagnon et Kiven Poirier-Fontaine. Ce fut un plaisir de vivre ces
moments avec vous tous.
Comme mon mémoire traite d’éthique animale et note l’importance de souligner la
présence animale parmi les humains, j’ai aussi une pensée pour Croquette, ce chat qui a été
dans ma vie lors de ma rédaction. Son contact m’a permis de réfléchir plus concrètement
aux relations avec l’animal domestique.
Finalement, pour avoir été à mes côtés au quotidien lors de cette aventure et pour avoir relu
mes chapitres, je remercie Francis Lacroix. J’éprouve aussi de la gratitude pour son aide,
son écoute et son réconfort dans les moments de questionnements.
1
Introduction
La profession d’agriculteur en est une difficile qui demande beaucoup de travail, de gestion
et de prises de décision. En effet, dans un contexte de mondialisation, plusieurs secteurs
agricoles au Québec font face à une compétition intense pour survivre. Dans le cas du
secteur laitier, les entrepreneurs agricoles se voient offrir plusieurs solutions techniques
pour optimiser leur production et ainsi demeurer compétitifs. Parmi celles-ci, une invention
remplie de promesses a fait son entrée sur les marchés depuis les vingt dernières années. Il
s’agit d’un robot de traite qui est offert par différentes compagnies afin que le troupeau de
vaches puisse être trait sans impliquer directement les humains. Ces robots répondraient au
souci des éleveurs d’alléger leur charge de travail, tout en permettant d’améliorer les
conditions de vie des vaches.
L’ancêtre de ces robots est la traite mécanique. Ce procédé implique pleinement les
éleveurs qui doivent s’y atteler longuement (environ deux heures) deux fois par jour aux
mêmes heures. Il est plutôt éreintant de devoir se pencher entre chaque vache attachée dans
l’étable pour lui installer une trayeuse sur le pis. Le quotidien d’une étable se retrouve alors
grandement changé lors de l’instauration de la traite automatisée. Les vaches sont
dorénavant libres dans l’étable et passent se faire traire au robot une après l’autre. Le robot
est en mesure d’identifier chaque individu et de récolter de multiples données à son sujet,
comme son poids ou la quantité de lait produite. Le robot s’installe de manière automatique
sur les trayons et les nettoie avant d’effectuer la traite. La vache reçoit pendant ce temps
une moulée qu’elle aime, ce qui sert à la motiver à se rendre au robot.
D’autres équipements automatisés sont aussi vendus sur les fermes. L’objectif parfois
inavoué de chacun d’eux est de remplacer une tâche de l’éleveur. Par exemple, des robots
servent à distribuer de la nourriture alors que d’autres servent à nettoyer l’étable. Même s’il
existe plusieurs types de robots et de machines qui contribuent à l’automatisation de
l’élevage, nous croyons qu’il est capital de prioriser l’analyse du robot de traite en
particulier, car c’est lui qui chiffre et évalue directement, à partir des données qu’il extrait,
l’activité productrice de l’animal. C’est aussi parce que c’est l’activité de la traite, effectuée
par ce robot, qui rapporte d’un point de vue économique à l’éleveur. De plus, la traite
2
mécanique forme pour la vache et l’éleveur une activité très particulière. En effet, elle
s’inscrit dans une pratique quotidienne et constitue un moment où l’éleveur peut vérifier
l’état général de ses animaux. Il voit l’humeur de ses vaches et s’assure qu’elles n’ont pas
de blessure. Il s’agit d’un moment où l’éleveur peut communiquer avec l’animal par des
échanges visuels, tactiles et affectifs. Il permet à l’éleveur qui connait bien ses bêtes de
favoriser un bon échange avec elles, mais aussi de cibler leurs besoins. Par exemple, il peut
être à l’écoute des signes de chaleur (qui indique la période de fécondité) ou de maladies.
Ainsi, pour ces différentes raisons, le robot de traite aura une place prépondérante dans ce
mémoire par rapport aux autres facteurs de l’automatisation de l’élevage.
Ces robots changent hautement la dynamique à l’intérieur d’une ferme, autant pour les
éleveurs vis-à-vis des animaux, de leur travail, de leurs employés, que pour les animaux
vis-à-vis de l’éleveur et des autres animaux. Pour l’éleveur, le quotidien passe d’une traite
routinière et structurée à la supervision de vaches qui doivent se rendre à la traite elles-
mêmes. En plus des nouvelles tâches de surveillance, il doit dorénavant passer du temps à
analyser les données recueillies par le robot. La vie des vaches est également chamboulée,
car elles doivent s’adapter à la machine et sont désormais amenées à s’organiser entre elles
pour savoir dans quel ordre elles iront à la traite. De plus, l’installation d’un robot de traite
fait souvent en sorte que les animaux qui sortaient parfois en pâturage n’y vont plus.
Les robots de traite sont d’abord conçus pour des fermes de petites et de moyennes tailles.
Un robot doit idéalement être utilisé avec soixante vaches et une ferme peut abriter
plusieurs robots selon la grosseur de son troupeau. Il est plus rarement installé dans des
fermes de plus de cinq-cents vaches1. Il est intéressant pour nous de constater que ces
machines s’adressent plus particulièrement à de petites entreprises, car comme les éleveurs
sont en contact avec moins d’individus, l’installation du robot risque d’avoir un impact plus
grand sur la dynamique de la ferme. En effet, un propriétaire d’une ferme de plusieurs
centaines, voire d’un millier de vaches n’est probablement pas en contact fréquent avec la
plupart de ses animaux. De plus, une partie de son travail doit être dédié à la gestion du
1 Rebecca L. Schewe et Diana Stuart. (Juin 2015). « Diversity in agricultural technology adoption : How are
automatic milking systems used and to what end ? », Agriculture and Human Values, vol. 32, issue 2,
p.202.
3
personnel. Ainsi, il est plus aisé de voir comment un robot influence la vie d’une ferme
dans un milieu de travail où les éleveurs sont proches de leurs animaux.
Au fil des siècles, les changements technologiques qui se sont présentés aux agriculteurs de
différents secteurs ont servi à faciliter leurs tâches. C’est aussi le cas du robot de traite et de
l’automatisation de l’agriculture en général qui sont présentés tout simplement comme la
prochaine technologie parmi d’autres pour améliorer le travail sur la ferme. Malgré son
coût très élevé, le recours à un robot de traite est parfois banalisé dans la mesure où les
compagnies qui le vendent présentent des arguments très convaincants pour amener les
acheteurs à se tourner vers l’automatisation. Ils adhèrent aux arguments voulant que les
robots favorisent le bien-être animal et intègrent par exemple aisément l’idée que leurs
vaches seraient moins stressées et plus en santé grâce au robot, ce qui n’est pourtant pas
encore démontré par la recherche2. Il est cependant important de s’intéresser à
l’automatisation de l’élevage, puisque ces nouvelles pratiques sont susceptibles d’engendrer
de grands changements sur les fermes et que les inconvénients qu’elles apportent ne sont
pas nécessairement présentés aux agriculteurs. Il est aussi opportun d’aborder ce sujet
concret sous l’angle de la philosophie, car notre réflexion permettra de dépasser les
arguments d’ordre pratique (coûts-bénéfices) et tentera de cerner quelle est la place de
l’animal mis en lien avec des machines. Notre sujet est également propice pour remettre en
question la manière dont les animaux de ferme sont traités et perçus à l’ère de l’élevage
industriel.
Le but de notre mémoire est d’évaluer comment l’installation de robots de traite sur une
ferme modifie le quotidien, plus particulièrement en ce qui a trait à la relation entre
l’humain et les animaux. Cette relation implique autant les échanges dans la routine que la
perception des uns par rapport aux autres. Ce lien comporte également un aspect affectif
provenant du temps passé ensemble, et ce, autant pour l’éleveur que pour les animaux. De
plus, pour l’éleveur, la relation à un animal domestique influence aussi son rapport au
travail. Nous verrons aussi une évolution dans les relations des vaches entre elles causée
par le robot de traite.
2 Ibid., p.207.
4
Au plan méthodologique et pour étayer adéquatement notre propos, nous effectuerons
d’abord une mise en contexte historique de l’agriculture et de l’élevage jusqu’à l’apparition
des robots de traite. En effet, nous décrirons l’évolution de l’agriculture en sol québécois
depuis les Premières Nations jusqu’à nos jours. Nous ferons aussi une histoire de la
domestication animale. Cette approche historique permet de comprendre le contexte
économique et agricole qui motive aujourd’hui les agriculteurs à acquérir ce genre de
machines, et ce, en constatant également comment ont évolué les pratiques d’élevages à
travers le rapport à l’animal. Avec ces connaissances historiques, nous serons en mesure de
réfléchir aux enjeux éthiques reliés à la domestication et à l’élevage à travers
l’automatisation. Nous nous pencherons également sur la subjectivité de l’animal pour
comprendre comment il perçoit la dynamique avec les machines. Le but est de voir s’il est
possible de bien intégrer les robots à l’élevage, mais à partir de la perspective des vaches
elles-mêmes. Notre mémoire, s’il est d’abord orienté en philosophie et en éthique animale,
intègre des éléments multidisciplinaires, car notre sujet touche à des enjeux économiques,
scientifiques et éthologiques. Nous nous sommes donc également appuyés sur des auteurs
en histoire, en sociologie, en anthropologie, spécialisés en agriculture, etc. Tous les
chapitres aborderont un contenu théorique n’étant pas en lien directement avec les robots de
traite, mais qui nourrira par la suite notre réflexion à leur sujet.
Notre premier chapitre dresse un portrait de l’histoire agricole du Québec. Il débute
toutefois avant l’arrivée des Français, car il dépeint d’abord le modèle agricole des Hurons-
Wendats du XVIIe siècle qui se nourrissaient au rythme des saisons et s’adaptaient bien à la
nature pour produire. Ils avaient également un mode de vie pratiquement autosuffisant et
leur agriculture servait davantage à les nourrir qu’à commercer. Par la suite, nous nous
attarderons sur le modèle économique des paysans en Nouvelle-France afin de voir
comment commence l’économie de marché. Ils sont alors moins autosuffisants et
produisent avec l’objectif de vendre leurs cultures. Nous verrons ensuite le fonctionnement
de l’agriculture québécoise à l’ère industrielle qui tend de plus en plus vers la spécialisation
des entreprises agricoles. Les agriculteurs s’apercevront qu’une bonne manière de produire
beaucoup est de se consacrer pleinement à un seul produit. Il s’agit du début de la
monoculture qui optimise grandement les rendements des terres ou des animaux d’élevage.
Toujours dans un objectif de productivité, c’est aussi à cette époque que les équipements en
5
agriculture deviendront plus sophistiqués. Être à la fine pointe des techniques en agriculture
est ce qui permet aux fermes de survivre dans un milieu compétitif. À cette époque, les
agriculteurs entreront dans une logique d’augmentation constante de la production de
laquelle ils ne se sont pas détachés aujourd’hui, de sorte que les robots de traite s’inscrivent
totalement dans cette logique.
La deuxième section de ce chapitre sera consacrée à l’histoire de la domestication. Cette
partie est nécessaire, pour comprendre comment ont commencé nos rapports à l’animal
domestique et comment nous en sommes arrivés à les exploiter comme s’ils étaient des
machines. Pour y arriver, nous définirons d’abord ce que signifie la domestication. Puis,
nous explorerons les processus de rapprochement entre les humains et les autres espèces
animales pour montrer l’échange mutuel qui eut cours il y a des milliers d’années. Nous
nous pencherons enfin sur le rôle de l’animal en agriculture qui est multiple. En effet, les
animaux nous accompagnent pour le transport, pour des services comme de la surveillance
et pour de la nourriture.
Une troisième section de ce chapitre dressera un portrait détaillé des robots de traites en
décrivant les motivations et les inconvénients pour faire l’achat de ce produit. Nous
présenterons également les arguments de ventes de la compagnie Lely qui est chef de file
dans la vente de robot de traite. À la fin de ce chapitre, nous réfléchirons aux différents
modèles agricoles que nous avons explorés afin de les analyser sous un angle
philosophique. Nous nous servirons à cet effet des concepts de Catherine et Raphaël
Larrère qui analysent le rapport à la nature à partir du pilotage et de la fabrication.
Le chapitre deux sera consacré à une analyse des relations entre les humains et les animaux.
Nous réfléchirons d’abord au type de pratiques éthiques à adopter selon le rapport que nous
avons avec l’animal, selon qu’il est domestique ou sauvage. Dans cette section, nous nous
appuierons sur John Baird Callicott et Mary Midgley. Nous verrons ensuite le concept de
contrat domestique qui s’appuie sur les communautés hybrides de Dominique Lestel. Le
but sera de montrer que les humains ont toujours vécu avec des animaux et d’illustrer
comment ces relations se tissent à travers un contrat implicite. La section suivante servira à
analyser comment le robot de traite risque d’affecter le rapport de l’éleveur à ses vaches, en
particulier à cause des nombreuses données recueillies par la machine. Nous tenterons enfin
6
de définir le concept de bien-être animal afin d’évaluer si le robot de traite bénéficie
véritablement à l’animal et si les relations qu’il entretient devraient être incluses dans la
notion de bien-être.
Le troisième et dernier chapitre se penche sur l’intériorité de l’animal. Nous chercherons ici
à comprendre comment fonctionne la subjectivité animale de manière à évaluer si le contact
à la robotisation convient aux vaches. Nous utiliserons les théories de Jakob Von Uexküll et
de Florence Burgat qui aborde l’animal sous un angle phénoménologique. Comprendre le
point de vue de l’animal permettra de cerner comment il souhaite lui-même être traité ou
fonctionner dans l’élevage. Nous survolerons ensuite une recherche de Jocelyne Porcher et
Tiphaine Schmitt dans laquelle elles visitent une ferme munie d’un robot de traite et
analysent pendant plusieurs jours le comportement des vaches ensemble et autour du robot.
Nous tenterons d’évaluer à partir de cette réflexion s’il est préférable pour les vaches d’être
ou non en contact avec la robotisation.
7
Chapitre 1. Modèles agricoles et domestication à travers
l’histoire
Les pratiques agricoles adoptées par une population témoignent de son rapport particulier à
la nature. L’humain, en explorant à tâtons la nature perpétuellement changeante, s’adapte
constamment à celle-ci pour en récolter les fruits. Il développe sa compréhension de la
nature en interagissant avec les éléments qui la composent, comme les plantes, les animaux,
etc., de façon à en acquérir une connaissance de plus en plus précise, ce qui est nécessaire
pour tenter d’orienter les processus naturels en fonction de ses buts. Puisque les humains
habitent des environnements diversifiés, ce processus a donné lieu au fil du temps au
développement d’une variété de pratiques. C’est le cas des pratiques en agriculture qui
varient en fonction des visions de la nature et de la perception des possibilités qu’elle offre.
L’agriculture a donc connu différents développements selon les lieux et les époques dans
lesquels elle fut la pratiquée. Par exemple, certains modèles agricoles sont plus mécanisés
ou technologisés, comme le modèle occidental actuel, alors que d’autres font plutôt appel
au travail des animaux domestiques, comme en Europe au Moyen-Âge.
Dans ce premier chapitre, nous tenterons d’abord de distinguer certains de ces modèles
agricoles afin de mieux comprendre comment se traduit le rapport de l’être humain à
l’agriculture et, par le fait même, à la nature. Notre étude couvrira essentiellement le
modèle agricole huron-wendat, ainsi que celui développé en Nouvelle-France, qui a mené
au modèle québécois contemporain comportant ses particularités issues des pratiques
occidentales. Notre objectif est de mettre en perspective différents modèles agricoles afin
de pouvoir les comparer et nourrir notre réflexion. Nous ne prétendons pas à l’exhaustivité
historique et sommes conscients des limites de ce chapitre qui ne parvient pas exactement à
faire la synthèse de l’histoire agricole du Québec. En effet, la littérature existante est plutôt
limitée et ne permet pas d’approfondir davantage notre sujet.
Nous explorerons ensuite l’histoire de la domestication pour comprendre le rôle de l’animal
d’élevage au sein de l’agriculture. Il nous sera aussi possible de faire des liens entre le
contexte agricole actuel et le rôle de l’animal dans l’activité agricole pour mieux
comprendre l’arrivée des robots de traite dans le paysage québécois. Nous pourrons alors
8
faire un portrait de la ferme robotisée et automatisée afin de comprendre dans quel type de
modèle agricole cette dernière s’inscrit. Enfin, nous recourrons aux concepts de fabrication
et de pilotage de Catherine et Raphaël Larrère afin de saisir dans quel paradigme
s’inscrivent les différentes pratiques en agriculture.
1.1 Histoire de l’agriculture en sol québécois
L’ère du néolithique (~10 000 ans AP3) marqua les débuts de l’agriculture. Les humains qui
étaient établis un peu partout dans le monde cessèrent graduellement la prédation pour se
tourner vers les techniques de culture et d’élevage. Ces nouvelles pratiques constituèrent
une véritable révolution des mentalités et des modes de vie4, car elles nécessitaient entre
autres de repenser l’appropriation de l’espace, la répartition des tâches au travail, la gestion
des ressources alimentaires, etc.
Selon les milieux où ils habitaient, les êtres humains développèrent différentes techniques
pour exploiter la terre. Leurs différents modes de vie ont laissé place à une panoplie de
modèles agricoles, de telle sorte que nous ne pouvons parvenir à retrouver un modèle
typique et que nous ne pouvons tracer une seule histoire de l’agriculture. Notre but étant
d’illustrer différents modes de vie et rapports à la nature qu’entraîne la diversité des
pratiques agricoles, il ne nous semble pas nécessaire de tenter d’aborder ici exhaustivement
l’histoire de l’agriculture. C’est pourquoi notre étude se limitera à des modèles particuliers.
Pour ce faire, nous ferons une brève étude des différents modèles ayant eu cours en sol
québécois. Nous débuterons par le mode de vie des Hurons-Wendats pour montrer le
passage du chasseur-cueilleur vers la sédentarisation. Puis, nous analyserons le modèle de
la colonisation française à partir du XVIIe siècle pour enfin tenter de comprendre le passage
à l’agriculture occidentale moderne et ses conséquences.
3 Christian Ferault et Denis Le Chatelier. (2009). Une histoire des agricultures, Paris, Éditons France
agricole, p.5. 4 Ibid., p.15.
9
1.1.1 Mode de vie et subsistance chez les Hurons-Wendats5
Comme nous l’avons mentionné plus haut, le développement de l’agriculture ne s’est pas
dessiné partout de la même manière. Au courant de l’histoire, nous avons pu remarquer une
diversité de tendances en agriculture. Pour notre recherche, nous avons choisi de nous
pencher sur le modèle de subsistance des Hurons-Wendats, car il est antécédent au modèle
agricole industriel et se détache des modèles européens tout en représentant la diversité des
techniques agricoles ayant eu cours historiquement. De plus, leur système est intéressant
pour nous, car il reflète quelque peu des techniques agricoles dites « primitives » : « The
Hurons of the early seventeenth century provide a good illustration of how a Neolithic
people lived. They practised a shifting type of agriculture, derived about three-quarters of
their diet from agricultural produce, and lived in compact, semipermanent villages »6. Le
mode de vie huron-wendat se caractérise donc entre autres par le mélange de la chasse, la
pêche et l’agriculture. Ce modèle illustre bien la diversité des pratiques agricoles chez les
humains, puisque les Hurons-Wendats n’ont pas développé les cultures céréalières en
même temps que l’élevage. Par ailleurs, il est important de mentionner que puisque les
écrits au sujet des Premières Nations ont été rédigés par des Européens lors de la
colonisation, nous devrons nous en tenir à une vision fragmentaire européenne pour décrire
le mode de vie huron-wendat du XVIIe siècle
7.
Dans cet ordre d’idées, à l’arrivée des premiers colons européens, les Hurons-Wendats,
occupaient des terres au sud du lac Huron, plus particulièrement entre le lac Simcoe et la
baie Georgienne8. Leur mode de vie sédentaire leur permettait d’établir des villages plus
densément peuplés que d’autres groupes autochtones9. Les villages, qu’ils entouraient de
palissades, devaient être déménagés tous les dix à trente ans, principalement parce que leurs
5 Il y a des ambiguïtés concernant le nom à attribuer à cette nation. En effet, nous pouvons simplement la
définir soit par Huron soit par Wendat. Cependant, l’appellation Hurons-Wendat fut récemment officiellement
adoptée pour les désigner. Nous utiliserons donc cette formulation malgré les débats et les utilisations
historiques variantes entourant le nom de cette nation. Comme il n’est toutefois pas nécessaire d’étayer ces
débats pour notre propos, nous ne les aborderons pas davantage. Alain Beaulieu, Stéphanie Béreau et Jean
Tanguay. (2013). Les Wendats du Québec : territoire, économie et identité, 1650-1930, Québec, Les Éditions
GID, p.21. 6 Conrad E. Heidenreich. (1963). « The Huron Occupance of Simcoe County, Ontario », Canadian
Geographer, VII (3), p.131. 7 Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.19.
8 Ibid., p.23.
9 Ibid., p.25.
10
techniques agricoles causaient l’épuisement des sols10
. Les Hurons-Wendats comprenaient
la notion de propriété selon l’occupation d’un milieu, en ce sens, pour être propriétaire, il
fallait simplement occuper une terre et en cultiver le sol pour en rester détenteur11
. De plus,
les villages se constituaient de maisons longues qui servaient d’unités multifamiliales. La
communauté occupait différemment le village tout au long de l’année, par exemple en été
et en automne, les gens se trouvaient surtout dans les champs ou sur le bord des lacs pour
pêcher.
Curieusement, les terres habitées par cette nation n’étaient pas particulièrement favorables à
l’agriculture. En effet, étant donné leur situation géographique plus au nord, la saison des
cultures durait relativement peu de temps. Les Hurons-Wendats ne bénéficiaient que de 135
à 142 jours sans gelée par an, mais cela leur permettait tout de même de cultiver davantage
que leurs besoins annuels en nourriture12
. En outre, les Français constatèrent lors de leurs
premiers contacts avec les Hurons-Wendats qu’ils se nourrissaient principalement à partir
de leur production de maïs. Comme ils répartissaient les tâches selon les genres, c’étaient
les femmes qui étaient presque exclusivement responsables des cultures ; elles préparaient
et semaient les champs en mai pour habituellement faire la récolte en septembre13
. Pendant
l’été, les femmes habitaient près des champs afin de protéger les cultures. Elles
s’occupaient aussi de la transformation des récoltes en vue de la conservation et la
consommation et pouvaient parfois se consacrer à la cueillette de petits fruits. La seule
tâche des hommes en matière d’agriculture était de défricher les champs.
Pour défricher, les hommes recourraient à une technique de culture très répandue dans le
monde, et ce, à différentes époques, nommée « abattis-brûlis »14
, qui consistait à abattre
certains arbres d’une terre, puis à bruler ceux trop massifs pour être enlevés sans outil. Les
cendres permettaient de fertiliser le sol afin de le cultiver de manière temporaire15
. Le
contact avec les Européens a permis aux Hurons-Wendats de recourir à la hache et a ainsi
10
Ibid., p.29. 11
Op cit., Heidenreich. p.139. 12
Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.33. 13
Ibid., p.35. 14
Op cit., Heidenreich. p.138. 15
Comme les racines restaient dans le sol, cette terre devenait infertile pour la culture après deux ou trois
années d’exploitation dans beaucoup de cultures. Marcel Mazoyer et Laurence Roudart. (1997). Histoire des
agricultures du monde : du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Le Seuil, p.99.
11
permis d’améliorer les techniques de défrichement16
. De plus, l’agriculture huronne-
wendate donnait des rendements supérieurs à ceux de l’Europe à la même époque, au point
où ils produisaient parfois des provisions suffisantes pour quelques années17
. Cependant,
comme les Hurons-Wendats ne disposaient pas des techniques de fertilisation comme en
Europe, les terres s’épuisaient rapidement. En effet, ils ne connaissaient pas la jachère18
et
n’avaient pas domestiqué d’animaux d’élevage pouvant servir à la fertilisation.
Les Hurons-Wendats avaient trouvé des manières de peaufiner leurs pratiques agricoles.
Les femmes sélectionnaient les graines en vue du type de maïs qu’elles souhaitaient
obtenir. Puis, elles les faisaient tremper dans l’eau pendant quelques jours pour accélérer
leur germination19
. Elles cultivaient également les courges, les fèves, les citrouilles et les
tournesols. Ces derniers servaient aussi à créer de l’huile pour le corps et les cheveux. Pour
favoriser la poussée de chaque plante, elles appliquaient une technique appelée les trois
sœurs20
qui consistait à cultiver la courge, le maïs et le haricot grimpant à proximité. En
plus de fournir un régime diversifié en protéine, cette habitude était avantageuse, car les
haricots poussaient autour de la tige du maïs, les épines des tiges reliées aux courges
protégeaient les plantes des animaux, etc.
De plus, les Hurons-Wendats ne pratiquaient pas l’élevage et ils n’avaient domestiqué que
les chiens21
. Pour se procurer des protéines d’origine animale, les hommes partaient à la
chasse et à la pêche. Ils pratiquaient la pêche en se basant sur leur compréhension de la
nature : « Les Wendats possédaient une connaissance précise des habitudes des différentes
espèces de poisson présentes sur leur territoire ainsi que des lieux les plus propices à leur
capture »22
. L’acquisition de ces connaissances était basée sur leur observation de la nature,
16
Op cit., Heidenreich. p.138. 17
Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.35. Ils s’appuient sur les propos de Gabriel Sagard. (1990). Le
grand voyage du pays des Hurons situé en l’Amérique vers la mer douce, ès derniers confins de la Nouvelle
France dite Canada avec un dictionnaire de la langue huronne, texte établi par Réal Ouellet, introduction et
notes par Réal Ouellet et Jack Warwick, Montréal, Bibliothèque québécoise, p.135. 18
La jachère est la séparation des terres agricoles de sorte à laisser reposer les différentes parties du sol en
alternance afin de les rendre plus fertiles. Sur la section au repos, les paysans laissent les animaux pâturer
pour qu’ils la fertilisent. 19
Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.35. 20
James E. Fitting. (1972). « The Huron as an Ecotype : The Limits of Maximisation in a Western Great
Lakes Society », Anthropologica, New Series, vol. 14, no. 1, p.5. 21
Op cit., Heidenreich. p.140. 22
Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.36.
12
ce qui facilitait leur activité. Par ailleurs, leur territoire se trouvait près de plusieurs
étendues d’eau de sorte que la pêche constituait leur deuxième source d’alimentation. Pour
cette raison, les hommes menaient une vie à la fois sédentaire et nomade, car ils quittaient
le village en automne et au printemps pour leurs activités lors desquelles ils établissaient
des campements temporaires près des cours d’eau. Les femmes et les enfants les
accompagnaient jusqu’au temps des semences. Les femmes aidaient à la préparation de la
saison de la pêche, puisqu’elles confectionnaient des filets à partir de chanvre qu’elles
avaient elles-mêmes cultivé23
.
En ce qui avait trait à la chasse, les hommes la pratiquaient annuellement, et ce, même si le
gibier ne composait qu’une mince partie de leur régime. Ils recherchaient principalement le
wapiti et le cerf de Virginie, surtout vers la fin de l’automne et le début du printemps. Ils
chassaient peu en hiver contrairement aux Algonquiens, qui chassaient essentiellement le
gros gibier lors de cette saison24
. La chasse trouvait son importance non seulement dans
l’alimentation, mais aussi pour les produits qu’elle pouvait procurer, telle que les peaux
pour faire des vêtements. Cette pratique a cessé progressivement lorsque les Hurons-
Wendats ont commencé à acheter des tissus européens suite à la colonisation. Enfin, l’hiver
pouvait surtout être consacré aux activités sociales et rituelles ou à la fabrication et à la
réparation d’instruments de chasse et pêche.
En ce qui concernait la gestion des ressources, au sein des Hurons-Wendats, une partie des
récoltes de maïs devait être rendue collective afin de s’assurer que personne ne manque de
nourriture25
. Par ailleurs, l’agriculture servait non seulement à la subsistance, mais aussi
aux échanges économiques entre tributs26
. Les Hurons-Wendats échangeaient les surplus
avec les Algonquins contre des fourrures et du poisson. Au printemps et à l’automne, ils
troquaient également du tabac et des fourrures d’écureuil contre des peaux de raton laveur,
des perles et des coquillages que les Neutres obtenaient du sud des États-Unis27
. Enfin, les
Hurons-Wendats jouaient aussi un rôle d’intermédiaire entre les Français et les autres
nations autochtones, puisqu’ils entretenaient de bonnes relations avec eux, et ce, depuis une
23
Ibid., p.40. 24
Ibid., p.42. 25
Op cit., Heidenreich. p.139. 26
Op cit., Beaulieu, Béreau et Tanguay. p.20. 27
Ibid., p.31.
13
alliance conclue avec Samuel de Champlain en 161128
, laquelle facilita les rapports
cordiaux reliés à la traite des fourrures.
Par la suite, au milieu du XVIIe siècle, quelque 600 Hurons-Wendats ont déménagé près de
Québec après une guerre avec les Iroquois qui avait décimé une grande partie de leur
population29
. C’est sur l’île d’Orléans qu’ils ont installé leur premier village pour
recommencer la culture du maïs. Si les rendements de ces terres étaient suffisants au début,
elles se sont épuisées peu à peu. Les Hurons-Wendats se sont vus dans l’obligation de
diversifier leur économie et de se concentrer davantage sur les produits de la chasse et de la
pêche. Cependant, comme le régime seigneurial faisait office d’autorité pour octroyer les
terres, les autochtones ne pouvaient déménager comme ils en avaient jadis l’habitude
lorsque les terres s’épuisaient30
. Ils ont alors délaissé progressivement l’agriculture pour
baser leur économie sur la traite des fourrures dans les colonies françaises. Plus, tard, les
autochtones se rendaient également dans les villes pour vendre leurs produits issus de la
forêt. Même si le contact avec les Européens a permis d’améliorer les outils techniques,
comme la hache en métal et le chaudron de cuivre, il demeure que ce contact les a fait
abandonner peu à peu leurs pratiques traditionnelles s’inscrivant dans une économie de
subsistance pour se tourner vers une économie marchande.
Bref, notre analyse du mode de vie huron-wendat nous permet donc de constater qu’ils
vivaient en observant la nature pour pouvoir travailler à partir de celle-ci. L’agriculture
servait d’abord à la subsistance, puis dans un deuxième temps, ses produits pouvaient servir
au commerce. Ce mode de vie à mi-chemin entre le sédentarisme et le nomadisme se
distingue du modèle de la Nouvelle-France sur lequel nous allons maintenant nous arrêter.
1.1.2 Vie agricole en Nouvelle-France
Afin d’illustrer la diversité des modèles agricoles, nous allons nous attarder à la Nouvelle-
France à partir du XVIIe siècle jusqu’à la période industrielle, qui consistait principalement
28
Ibid., p.27. 29
Ibid., p.57. 30
Ibid., p.143.
14
en des fermes familiales. Notons d’entrée de jeu que le développement de l’agriculture au
Québec n’était pas représentatif de celui du reste du Canada et des États-Unis. En effet,
d’abord sous le joug du régime seigneurial, puis négligé en tant que colonie anglaise, le
Québec fut souvent peu considéré et accusa donc un retard par rapport au reste de
l’Amérique du Nord quant à son agriculture. De surcroît, l’agriculture de la colonie n’était
pas particulièrement productive, car elle ne bénéficiait pas des meilleurs techniques et
technologies et n’était pas vraiment en mesure d’en développer afin d’augmenter sa
production agricole. Nous en expliquerons les raisons dans cette section.
La colonisation française au Québec s’organisait sous le régime seigneurial qui se chargeait
de distribuer des terres aux Canadiens français. De 1623 à 1763, pour que le territoire soit
occupé, 375 seigneuries furent allouées à des notables qui devaient s’assurer de leur
peuplement pour l’agriculture31
. La situation des colons français avait des similarités avec
celle de leurs compatriotes en Europe, dans la mesure où ils ne pouvaient disposer
librement de leur terre, car le seigneur en était le véritable propriétaire32
.
Au début de la colonisation, l’agriculture représentait une activité économique secondaire,
car les échanges commerciaux étaient surtout orientés vers le commerce des fourrures. Pour
cette raison, peu de main-d’œuvre était disponible pour l’agriculture, de telle sorte que la
distribution des terres s’effectuait plutôt lentement. L’agriculture se pratiquait davantage
dans une logique d’autosubsistance33
ou d’échanges locaux. Cependant, les colons n’étaient
pas complètement autosuffisants, bien qu’ils fabriquaient certains vêtements faits de laine
et de cuir, ils devaient se procurer des vêtements confectionnés à partir d’autres matériaux.
De plus, ils construisaient certains outils et meubles, mais devaient acheter des biens
comme la batterie de cuisine, le sel, l’alcool, etc34
. Par ailleurs, comme les colons n’étaient
pas tous des paysans de métier, ils ne connaissaient pas les techniques agricoles
européennes nouvellement développées et se tournaient plutôt vers des techniques issues du
31
Colette Chatillon. (1976). L’histoire de l’agriculture au Québec, Montréal, L’Étincelle. p.9. 32
Plusieurs contraintes étaient imposées aux censitaires : ils devaient payer une rente proportionnelle à la
grandeur de leur lot, acquitter une taxe de vente, débourser un coût pour l’usage du moulin, effectuer une
corvée annuelle, etc. Toutes ces contraintes prenaient trop de place chez les paysans et les empêchaient de
développer leur terre comme ils voulaient. Ibid., p.23. 33
Ibid., p.10. 34
John A. Dickinson et Brian Young. (2014). Brève histoire socio-économique du Québec, Montréal,
Bibliothèque québécoise. p.129.
15
Moyen-Âge qui les restreignaient principalement à la culture du blé (deux tiers de la
production35
), de l’avoine, du seigle et de certains légumes en en tirant un rendement
moindre36
. En somme, nous pouvons affirmer que les paysans arrivaient à produire
suffisamment de nourriture surtout à cause de l’abondance des terres et non à cause de
techniques efficaces37
.
Puis, après la conquête du Canada par l’Angleterre en 1760, les Français perdirent le
contrôle du commerce des fourrures de sorte qu’ils durent, à ce moment, orienter
l’économie vers l’agriculture38
. La famille constituait alors le noyau central de ce secteur
qui se trouvait au fondement de l’économie du Bas-Canada39
, puisque le mode de vie des
gens s’organisait autour de l’agriculture. De plus, les tâches en milieu rural variaient selon
les saisons et les genres. De mai à octobre, les paysans s’occupaient de la culture et en
hiver, ils se chargeaient de la transformation et de la vente de la nourriture40
. Les hommes
effectuaient les tâches plus exigeantes physiquement et les femmes prenaient soin des
enfants, des animaux, de la maison et du jardin. À cette époque, les surplus servaient à la
subsistance des élites : seigneurs, marchands, administrateurs et gens de l’église41
. En outre,
le système seigneurial avait subsisté, tout en ayant subi quelques changements, dont la
possibilité pour les Canadiens français de cultiver pour le commerce extérieur. Envisager
de faire du profit à partir de leurs récoltes changea la nature de l’activité économique
agricole des Canadiens français. Dès lors, ils souhaitèrent que l’agriculture serve au-delà de
la subsistance et fasse son entrée dans l’économie de marché. Cependant, ils arrivaient à
destiner au mieux seulement 20% de la récolte pour les ventes aux villes et à
l’exportation42
.
Puis vers 1776, après la guerre d’indépendance américaine, l’arrivée des « Loyalistes » en
terre non seigneuriale, qui contrairement aux Canadiens français possédaient leurs
propriétés, entraîna des modifications dans l’agriculture canadienne pour la rendre plus
35
Ibid., p.130. 36
Op cit., Chatillon. p.10. 37
Ibid., p.11. 38
Ibidem. 39
Op cit., Dickinson et Young. p.57. 40
Ibid., p.134. 41
Ibid., p.58. 42
Ibid., p.129.
16
productive. En effet, ayant hérité des nouvelles pratiques agricoles anglaises issues de la
révolution anglaise du XVIIIe siècle, ils recouraient à la rotation des cultures et utilisaient le
gypse et le fumier animal pour la fertilisation des terres43
. À la même époque en Europe, les
pratiques en agriculture permettaient d’être deux fois plus productifs qu’avec les anciennes
techniques, comme la jachère, grâce aux nouvelles techniques agricoles44
.
Les revenus tirés des ventes de blé avaient permis aux colons anglais de se munir de
machineries pouvant augmenter la production de récoltes. Par contre, les paysans français,
moins fortunés et soumis aux contraintes du régime seigneurial, voyaient leur accès à la
machinerie restreinte, ce qui les empêchait d’être compétitifs et les laissait dans une
situation économique peu viable. En outre, le régime anglais empêchait le développement
de nouveaux territoires pour les Canadiens français et la création de nouvelles seigneuries.
Les Canadiens français se voyaient donc obligés de subdiviser les terres à l’intérieur de
leurs territoires déjà occupés45
. Pour ajouter à cette situation, la commercialisation des
produits agricoles incitait les paysans à augmenter l’exploitation de leurs terres, ce qui
contribuait à en faire diminuer leur rendement, puisqu’ils utilisaient des techniques
archaïques épuisant les sols.
Ensuite, la concurrence avec les Américains, en ce qui avait trait aux exportations de blé
vers l’Angleterre, avait entraîné une baisse de prix, et diminuait donc le revenu des
paysans46
. À cette époque, il s’effectuait alors un retour à l’économie de subsistance pour
les colons français. Cependant, étant donné le faible rendement des sols, les paysans ne
pouvaient combler leurs besoins alimentaires. Durant cette période, les villes du Bas-
Canada s’approvisionnaient en produits alimentaires parmi les surplus du Haut-Canada, ce
qui poussait les agriculteurs de cette province à diversifier leurs produits pour s’adapter aux
besoins des marchés développés en villes. Ils se mirent alors à la culture de fruits et
légumes47
. Cette situation, qui freinait la participation des paysans français à l’économie de
43
Op cit., Chatillon, p.14. 44
Op cit., Mazoyer et Roudart. p.314. 45
Jean-Pierre, Wampach. (1992). Agriculture et développement économique au Québec, Productivité et
revenu agricole dans une économie industrialisée, Québec, Les Presses de l’Université Laval. p.24. 46
Cette situation concernait surtout les paysans en région qui compensaient le manque de revenu sur la terre
par du travail en forêt. Les fermiers cultivant quant à eux près de ses villes étaient plus stables. Op cit.,
Dickinson et Young. p.134. 47
Op cit., Chatillon. p.39.
17
marché, ne changera que vers 1850 avec le développement de l’industrie laitière48
, laquelle
représente pour certains le véritable « passage de l’autarcie à l’économie de marché »49
.
Dans l’ensemble, si le colon moyen français du XVIIe siècle menait généralement une vie
presque autosuffisante, il tentait à petits pas de participer à la marchandisation de ses
produits. Les résultats de son travail témoignaient néanmoins d’une faible connaissance de
son milieu et des techniques agricoles susceptibles de le rendre plus productif. Cette quête
sera cependant réalisée dans les siècles suivants.
1.1.3 Le Québec à l’ère de l’industrialisation
Vers le milieu du XIXe siècle, les paysans québécois amorcèrent un changement de
pratiques vers l’industrialisation. Les paysans produisaient des surplus commercialisables et
participaient donc à la vie économique d’une nouvelle manière. Au Québec, la
spécialisation vers le lait, combinée aux progrès mécaniques et techniques, tout comme la
disparition progressive de petites fermes peu compétitives, libéra une forte main-d’œuvre
disposée à se rendre travailler en ville, ce qui permit de concentrer l’économie de la
province vers l’industrie. Cette spécialisation s’effectua aussi dans l’industrie de la
transformation alimentaire de sorte que les paysans voyaient leurs tâches allégées. Ces
produits transformés étaient destinés à l’exportation et au marché local50
. Considérant ces
différents éléments, les paragraphes suivants visent à expliquer cette condition des fermes
dans l’économie de marché et à montrer comment elles sont régies et gérées par la même
logique que les autres industries issues du capitalisme. Nous constatons d’ailleurs un
passage du statut de paysan vers celui d’agriculteur qui exercent tous deux dans des
modèles agricoles complètement différents.
Cette montée de l’industrie laitière était en partie causée par une hausse de la demande de
produits laitiers dans les villes où la population était en augmentation51
. Pour s’adapter à
48
Ibid., p.24. 49
Normand Perron. (1980). « Genèse des activités laitières, 1850-1960 », dans : Normand Séguin. Agriculture
et colonisation au Québec, Montréal, Boréal Express, p.113. 50
Op cit., Dickinson et Young. p.287. 51
Ibid., p.251.
18
cette demande, les paysans ont dû modifier leurs pratiques sur les fermes de plusieurs
manières. Dans les débuts de la production laitière, celle-ci s’effectuait de manière
traditionnelle et les agriculteurs ne disposaient pas d’outil ou de machinerie spécialisée
pour la production de lait52
. Ils vendaient leurs produits dans les laiteries et les beurreries
locales à des fins de transformation. Puis, après 1880, ils constatèrent une concentration
graduelle des entreprises et des commerces autour de l’industrie laitière53
. Au surplus, pour
suivre la tendance de l’amélioration technologique, à partir de 1840, ils acquéraient dans la
province des charrues métalliques et des moissonneuses, en plus de généraliser l’utilisation
de trayeuses54
. Vers 1850, les échanges économiques fréquents entre le Canada et les États-
Unis permirent aux Québécois de s’inspirer des méthodes américaines. Ils importèrent par
exemple de la machinerie et des techniques servant à fabriquer le fromage55
. Cette période
fut également marquée par la commercialisation de la machine à vapeur associée à l’arrivée
des premières faucheuses et moissonneuses-batteuses. Enfin, des changements sur le plan
du transport, tel que le développement de la ventilation et de la réfrigération dans les trains
et les bateaux, favorisèrent les exportations56
.
Une autre pratique qui changea avec l’industrialisation est la division du travail. Elle fut
remaniée de sorte à réduire la place des femmes, qui devaient auparavant prendre soin des
animaux et assurer la transformation des produits, comme le beurre pour la consommation
domestique. Dorénavant, pour pouvoir se concentrer sur la production et s’assurer que les
produits transformés soient conformes aux normes gouvernementales, la transformation des
aliments fut transférée dans des établissements industriels57
.
Si les changements évoqués jusqu’à maintenant semblent plutôt anodins, il faut évaluer
l’entrée de l’agriculture dans le capitalisme de manière plus globale. En effet, à cause de la
forte compétitivité entre les agriculteurs, ceux-ci étaient incités à se munir de machineries
plus performantes et d’engrais. Ces nouveaux achats nécessitaient des investissements qui
ont eu pour effet d’accroître les coûts de production et le recours au crédit et à
52
Bernard Bernier. (1980). « La pénétration du capitalisme dans l’agriculture », dans : Normand Séguin.
Agriculture et colonisation au Québec, Montréal, Boréal Express, p.80. 53
Ibidem. 54
Op cit., Chatillon p.39. 55
Ibidem. 56
Op cit., Dickinson et Young. p.254. 57
Ibidem.
19
l’endettement, tout en augmentant la dépendance des agriculteurs à leurs moyens de
production, puisque les compagnies les produisant imposaient leurs prix, s’occupaient elles-
mêmes de la réparation des machineries, etc. Cette tendance provoqua également la
fermeture de plusieurs fermes de petite taille dont les revenus augmentaient moins
rapidement que les dépenses58
. En revanche, puisque la production globale de lait
s’accentuait, ces fermetures furent sans conséquence pour les marchés.
En outre, en comparant l’agriculture industrialisée au schéma capitaliste, il peut être
pertinent de concevoir l’agriculteur comme un travailleur salarié constituant la main-
d’œuvre des compagnies de transformation des aliments, car il est payé à l’unité produite59
,
ne fixe plus ces prix de vente lui-même et n’est aucunement concerné par le prix final des
aliments sur les tablettes. En somme, le parallèle est approprié, car bien que les agriculteurs
soient propriétaires de leurs terrains, ils sont soumis aux moyens de production auxquels ils
recourent.
Dans un autre ordre d’idées, un modèle de fermes tournées vers les marchés implique
nécessairement une forme de compétition, non seulement sur un plan local, mais aussi sur
le plan international. À cet effet, avant 1840, l’économie de la colonie canadienne avait
surtout pour but de fournir sa métropole, l’Angleterre, en matières premières (les fourrures,
le bois et le blé) de sorte que son économie était restreinte autour d’exportations peu
diversifiées. À l’opposée, dans un modèle compétitif, tous les pays n’étaient pas égaux dans
la course ; par exemple, une colonie comme le Canada accusait un retard technologique et
politique par rapport à d’autres pays. Dans le secteur laitier, les agriculteurs canadiens
étaient en compétition avec d’autres colonies anglaises comme l’Australie et la Nouvelle-
Zélande. Somme toute, les impératifs d’investissements technologiques et d’amélioration
de la productivité des animaux d’élevage s’appliquaient également à ce type de
compétitivité.
De surcroît, il était difficile d’être compétitif avec des pays comportant des caractéristiques
propices au développement de certains élevages. Par exemple aux États-Unis et dans le
reste du Canada, beaucoup d’espaces inoccupés et inexploités étaient destinés au pâturage
58
Op cit., Chatillon, p.75. 59
Op cit., Bernier, p.89.
20
de bovins. Ces vastes terres permettaient la pratique de l’agriculture extensive à moindre
coût, ce qui réduisait le coût du produit final60
. De plus, il n’était pas nécessaire d’épandre
de l’engrais sur ces terres inexploitées pour avoir de bonnes récoltes, ce qui permettait de
faire des économies61
. Les Québécois n’auraient pu être compétitifs s’ils avaient tenté
d’élever des vaches à bœuf en leur sol, puisqu’ils avaient seulement accès à des parcelles de
terre restreintes.
L’obligation des agriculteurs de développer leur capacité d’adaptation constituait un autre
aspect qui sous-tend la compétitivité en agriculture. Les fermes réussissant à suivre le
modèle industriel étaient celles qui s’adaptaient mieux aux exigences du capitalisme et qui
donc perduraient. Elles ont donc été habituées à se procurer de l’équipement à la fine pointe
de la technologie dans le but constant d’augmenter leur productivité. Pour cette raison, les
agriculteurs perdaient une certaine autonomie par rapport aux décisions prises sur leur
propre ferme. En effet, une forme d’économie nécessitant une croissance infinie faisait en
sorte que les artisans, les manufactures et les agriculteurs n’étaient plus en mesure de
choisir eux-mêmes la production annuelle comme ils le faisaient auparavant. Ils étaient
désormais contraints de produire toujours plus pour agir de pair avec la logique
économique qui appelle à toujours plus de rendement62
.
De plus, la recherche d’efficacité, allant de pair avec le modèle industriel, imposait aux
agriculteurs de spécialiser leur production. En effet, puisque le travail sur la ferme
demandait davantage de compétences spécifiques qu’auparavant, les agriculteurs étaient
incités à se spécialiser dans des secteurs particuliers afin de travailler de façon optimale
dans chacun de ces derniers. En fait, chaque élevage demandait des installations et un type
de machinerie précis, ce qui rendait dispendieux l’achat d’équipements spécialisés pour
toutes les espèces. Aussi, il était ardu de développer des compétences pour favoriser la
productivité de chacune des espèces de plante ou d’animal. Il devint donc préférable de se
concentrer sur un seul produit d’exploitation et de délaisser la polyproduction.
60
Karl Kautsky. (1979). La question agraire : étude sur les tendances de l'agriculture moderne, Paris,
F. Maspero. p.366. 61
Ibid., p.367. 62
Henri Noilhan. (1965). Histoire de l’agriculture à l’ère industrielle, Paris, Éditions E. de Boccard. p.81.
21
L’agriculture moderne est également caractérisée par une implication de plus en plus
imposante des gouvernements. Ces derniers cherchent à guider les orientations que prend
ce secteur afin d’établir et d’encadrer les critères d’une production alimentaire locale
suffisante et performante. Ils doivent aussi réguler le marché de sorte à garantir un revenu
stable pour chaque éleveur63
. Pour ce faire, en plus de financer et favoriser le tournant
zootechnique en agriculture, la transformation du marché laitier est accompagnée d’une
régulation plus forte de la part du gouvernement, puisqu’il met en place davantage de lois
entourant ce marché et crée entre autres un corps d’inspecteurs64. De plus, les subventions
favorisant la survie des entreprises agricoles ne sont pas à négliger. Par exemple, en 2005,
les subsides du gouvernement constituaient 12% des revenus agricoles au Québec65
. Enfin,
dans un contexte économique hautement compétitif, nous ne pouvons douter que sans ce
type d’appui à l’agriculture, encore plus d’entreprises agricoles québécoises auraient fermé
leurs portes.
Par ailleurs, il est opportun d’expliquer les motifs pour lesquels l’agriculture a subi des
changements techniques majeurs, comme la mécanisation, qui sont apparus tardivement par
rapport à d’autres domaines industrialisés. Alors que les machines s’étaient déjà immiscées
partout dans les industries, le domaine de l’agriculture prenait du retard, ce qui s’explique
par la complexité d’adapter une machine à un milieu aussi peu standardisé qu’un champ.
Développer des machines s’effectue plus facilement dans une usine, car c’est un lieu clos
où l’environnement s’y trouve figé et très contrôlé, tandis qu’instaurer une nouvelle
machine dans un milieu agricole demande une longue démarche d’essai-erreur pour ajuster
la machine à des environnements extérieurs différents66
.
La « découverte » des Amériques par les Européens avait contribué à favoriser le progrès
en agriculture. En effet, en Europe, les paysans s’étaient d’abord mis à cultiver de nouvelles
plantes importées d’Amérique. Pour apporter de la nouveauté en agriculture, il était plus
aisé de commencer par expérimenter des plantes plutôt que de nouveaux outils, car se
63
Egbert Hardeman et Henk Jochemsen. (2012). « Are There Ideological Aspects to the Modernization of
Agriculture ? », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 25, issue 5, p.660. 64
Op cit., Dickinson et Young. p.254. 65
Ibid., p.445. 66
Daniel Faucher. (1954). Le paysan et la machine, Paris, Les Editions de minuit, p.63.
22
familiariser avec un nouveau type de semence n’impliquait pas une adaptation profonde de
la part du paysan :
On est plus vite conquis par les plantes et les assolements qui permettent de tirer de la terre des
récoltes plus abondantes que par les machines, qui prétendent se substituer aux outils légués par
un lointain passé. Une plante nouvelle n’oblige pas à sortir de soi comme l’exige un outil
nouveau. Son adoption procure un bénéfice immédiat, du même ordre que celui qu’on a
toujours attendu du travail des champs. La machine introduit dans les habitudes un élément de
rupture plus difficile à admettre67
.
Ainsi, nous comprenons que les paysans étaient plus confortables d’innover lorsque leurs
habitudes n’en étaient pas trop affectées.
Par la suite, les colons américains, qui se retrouvaient en terre inconnue, s’étaient détachés
des contraintes reliées à l’agriculture européenne, elle qui était toujours influencée par le
spectre de la tradition préétablissant la technique et la marche à suivre pour cultiver. Ceux-
ci se sentaient plus libres d’explorer leur nouveau territoire en diversifiant leurs méthodes
d’agriculture et « [en] fin de compte, c’est dans [ces] milieux affranchis des contraintes du
passé, que la mécaniculture prendra naissance »68
. Parallèlement, c’est aussi la machine qui
a permis la conquête de l’Ouest canadien et de l’Ouest américain au XIXe siècle. Sans
machines, l’expansion des terres aurait été plus compliquée, car la vitesse des moteurs
accéléra l’exploration et la gestion des terres. Enfin, le recours à la mécanisation agricole
dans le but d’augmenter la productivité servait à répondre à l’augmentation démographique
de l’époque industrielle et à la baisse de main-d’œuvre destinée à l’agriculture autant en
Europe qu’en Amérique du Nord.
L’agriculture industrielle a réussi à augmenter significativement son efficacité grâce à la
recherche scientifique. En effet, de pair avec la logique de spécialisation du XIXe siècle, les
agriculteurs travaillaient à l’aide de la science agronomique, qui sert à étudier les cultures
de manière à les optimiser. Cette discipline mêle la pédologie, l’écologie et la génétique
afin de favoriser la production agricole69
. Grâce à la science, « on passera presque sans
transition d’une sorte d’Antiquité agricole aux formes modernes de l’exploitation du sol et
67
Ibid., p.56. 68
Ibid., p.64. 69
Op cit., Noilhan, p.188-190.
23
à la culture mécanique »70
, du moins en Occident. En revanche, la naissance de l’agronomie
a eu comme conséquence de rendre les agriculteurs plus dépendants. Devant des
spécialistes ayant une meilleure connaissance de la terre qu’eux, ils perdirent de
l’autonomie dans leur prise de décision dans la mesure où ils devaient se référer à une
expertise agricole très spécialisée qui pouvait les conseiller et les guider71
. Au Québec, les
premiers agronomes de la province ont gradué en 1912-1913 des universités Laval et
McGill, ce qui représentait « l’implantation d’une véritable structure d’encadrement
scientifique de l’agriculture »72
.
De surcroît, l’association à la science des milieux agricoles menait également à une
standardisation et à une uniformisation de ces derniers, car pour pouvoir appliquer les
théories scientifiques correctement dans un milieu, il fallait que ce dernier suive un certain
modèle. Ce nouveau modèle redéfinissait entre autres le rapport à la terre, dont il était
nécessaire d’en avoir une connaissance plus étayée pour mieux la maitriser. Le changement
de modèle impliquait aussi une réorganisation du travail pour l’éleveur qui devait
concentrer son travail d’abord sur la productivité de son troupeau73
. Du côté des cultures, la
spécialisation s’illustrait par le fait que les agriculteurs pouvaient dès lors se consacrer à la
culture des plantes convenant aux conditions naturelles d’un milieu donné74
.
La course aux machines s’expliquait aussi par la facilité qu’elles apportaient au quotidien
des agriculteurs tout en réduisant la pénibilité du travail. Bien qu’elle implique d’apprendre
le fonctionnement, le maintien et l’entretien de chaque nouvelle machine, la technologie
permet aussi de réduire le temps dédié à chacune des tâches et généralement d’améliorer la
qualité de vie des travailleurs. Chaque nouvelle technologie redéfinit l’organisation et la
gestion du temps autour d’une tâche, puisque la recherche d’efficacité nécessite aussi
d’optimiser la répartition de son temps : « [L’art agricole] demande que chacun [des
travaux] se fasse en son temps, au moment précis où il peut avoir le maximum d’efficacité.
[…] Il faut donc ruser avec le temps ; le tracteur permet d’utiliser efficacement des journées
70
Op cit., Faucher, p.61. 71
Christian Nicourt. (2013). Être agriculteur aujourd’hui, l’individualisation du travail des agriculteurs,
Paris, Éditions Quae., p.57. 72
Normand Séguin. (1980). « Histoire de l’agriculture et de la colonisation au Québec depuis 1850 », dans :
Normand Séguin, Agriculture et colonisation au Québec, Montréal, Boréal Express, p.12. 73
Op cit., Nicourt, p.113. 74
Op cit., Noilhan, p.57.
24
trop courtes »75
. Bref, l’activité agricole devint gérée en fonction du meilleur moment pour
accomplir les tâches qui étaient écourtées à cause de la machine, tout cela dans le but de
rendre le travail plus productif.
La précision dont elle fait preuve est un avantage de plus de la machine. En effet, elle est
parfois plus précise que l’humain pour accomplir une tâche. Par exemple, elle fait preuve
de plus de justesse lors de l’ensemencement76
et lors du labourage et la machine laisse
moins de mauvaises herbes repousser, car elle va plus en profondeur dans le sol77
. De plus,
l’utilisation des machines permet de diminuer la main-d’œuvre nécessaire à l’exploitation
de la ferme, ce qui entraîne des économies pour l’agriculteur : « Dans la plupart des cas, la
machine permet d’obtenir une réduction des prix de revient »78
. Finalement, les machines
rendaient le travail plus simple et moins coûteux à réaliser, et les produits pouvaient donc
être vendus avec un meilleur profit.
Pour en revenir à l’histoire du Québec, les suites de la Seconde Guerre mondiale
symbolisaient un moment où la population rurale et l’industrie agricole déclinaient au
Québec, ce qui s’explique en partie par le fait que « La mécanisation des industries
forestières réduisit le nombre des emplois saisonniers sur lesquels les fermiers avaient
toujours compté dans le contexte de l’industrie agroforestière traditionnelle »79
. Sans ce
revenu d’appoint, plusieurs fermes familiales n’arrivaient plus à fonctionner et durent
cesser leurs activités. Par contre, les fermes restantes ont poursuivi leur modernisation à
travers la province. Cependant, le nombre de fermes au Québec, autant dans le secteur
laitier que dans les autres domaines, n’a cessé de décroître depuis plusieurs décennies. Par
exemple, en 1999, le Québec comptait 10 108 producteurs laitiers ; en 2009, ce nombre
n’était plus qu’à 6606 et en avril 2019, il est descendu à 494780
. Nous remarquons pourtant
une augmentation constante de la production de lait. C’est donc dire que les troupeaux de
75
Op cit., Faucher, p.111. 76
Op cit., Kautsky, p.62. 77
Ibid., p.63. 78
Op cit., Faucher, p.116. 79
Op cit., Dickinson et Young. p.355-356. 80
Institut de la statistique du Québec. (2019). http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/agriculture/production-
laitiere/statistiques_qc_mrc_cre.html « Statistiques relatives à la production laitière, par région administrative,
par municipalité régionale de comté (MRC) et pour l'ensemble du Québec ». Consulté en ligne.
25
vaches sont concentrés entre les mains de moins d’éleveurs et qu’un plus petit nombre de
vaches produisent davantage que leurs prédécesseurs.
À partir de 1940, l’agriculture québécoise entama une phase intensive : « Cette phase
correspond à la révolution mécanique, chimique et biologique qui commença vers 1920 aux
États-Unis »81
. La productivité des fermes augmenta tout comme leur dimension. L’animal
de trait fut d’ailleurs remplacé par le tracteur sur la plupart des fermes82
. De plus,
l’électrification des campagnes sous le gouvernement Duplessis (1945-1960) permit de
recourir à la réfrigération et à la trayeuse mécanique, ce qui eut pour effet de réduire la
main-d’œuvre nécessaire sur les fermes83
. Puis, jusqu’à la Révolution tranquille, la
subordination des fermes à l’économie de marché s’accentua. Elles étaient dorénavant
« dépendantes des tracteurs, de l’électricité, des fertilisants, de l’approvisionnement
extérieur en grain et des grandes entreprises pour l’écoulement de leur production »84
. En
somme, l’agriculture orientée vers le modèle industriel est très éloignée du modèle familial
qui semblait permettre davantage l’autosuffisance.
La modernisation fit hausser les besoins en capitaux pour gérer les fermes85
, ce qui causa
un plus grand endettement des agriculteurs et rendit leurs entreprises plus vulnérables aux
fluctuations des marchés. C’était les dépenses dédiées à la machinerie qui justifiait
majoritairement l’endettement. Pour demeurer compétitifs, les agriculteurs étaient
contraints de participer au développement de la mécanisation en agriculture en renouvelant
constamment leurs équipements afin d’augmenter la productivité de la ferme86
. C’est dans
ce contexte que l’Union catholique des cultivateurs, fondée en 1924, se réforma pour
devenir l’Union des producteurs agricoles en 197287
. Son but était d’influencer le
81
Op cit., Wampach. p.155. 82
En 1931, moins de 2% des fermes possèdent un tracteur, tandis qu’en 1961, c’est plus de 63% qui en
possède au moins un. Op cit., Dickinson et Young. p.356. 83
Ibid., p.356. 84
Ibid., p.357. 85
Ibid. p.398. 86
Op cit., Hardeman et Jochemsen, p.659. 87
Op cit., Dickinson et Young. p.399.
26
gouvernement afin qu’il aide à renforcer le statut des agriculteurs, et ce, en régulant la mise
en marché des produits, les subventions et les quotas88
accordés aux entrepreneurs.
De nos jours, les fermes québécoises font toujours face à une énorme compétitivité les
incitant à exercer leur métier en concordance avec les exigences de l’économie de marché
mondialisé. La situation du Québec et du Canada est particulière, car le gouvernement, par
le système de gestion de l’offre, garantit des retombées économiques aux agriculteurs. Ce
système, le dernier de la sorte au monde, – un système de quota semblable s’est terminé en
2015 au sein de l’Union européenne89
– est cependant en péril. En effet, il subit une
pression d’autres pays, puisque ces derniers rejettent cette forme de protectionnisme
canadien90
. Par exemple, les accords économiques signés en 2016 avec l’Union européenne
(l’Accord économique et commercial global (AECG)) et en 2018 avec les États-Unis et le
Mexique (l'Accord États-Unis-Mexique-Canada (AEUMC)) exigent du Canada qu’il ouvre
son marché laitier aux importations provenant de ses partenaires économiques. Si ce
système s’éteint également au Canada, nous pouvons supposer que les agriculteurs, laissés
à eux-mêmes, devront trouver de nouvelles façons de rentabiliser leur production, comme
en augmentant la taille de leur troupeau.
En terminant, il est nécessaire de mentionner que le modèle agricole actuel engendre des
impacts importants sur l’environnement. Des exemples tels que l’utilisation de pesticides,
la monoculture et la surproduction qui engendre du gaspillage ne représentent qu’une partie
du problème. Une vision toujours plus productiviste et technologisée de l’agriculture ne
peut résoudre ces problèmes, ni d’ailleurs ceux reliés au bien-être animal. D’autres
modèles, comme l’agriculture biologique, les marchés de proximité ou la permaculture
dénoncent néanmoins cette situation et souhaite développer des solutions alternatives à la
logique productiviste. Cependant, si nous considérons l’endettement des agriculteurs, la
88
Au Canada, l’industrie laitière est régie par la Commission canadienne du lait mise en place en 1966. Son
rôle est de réguler les mécanismes de contrôle de la production laitière afin de stabiliser les revenus des
agriculteurs. En outre, elle régule également le niveau de production de lait des producteurs afin d’éviter
qu’une trop grande offre de lait sur les marchés n’excède sa demande, ce qui ferait descendre le prix du
produit. C’est par le biais de quotas de production attribués à chaque éleveur que la gestion de l’offre est
effectuée. Commission canadienne du lait. (2017). http://www.cdc-ccl.gc.ca/CDC/index-fra.php Consulté en
ligne. 89
Op cit., Schewe et Stuart. p.209. 90
Op cit., Dickinson et Young. p.445.
27
compétitivité, la course à l’efficacité auxquelles ils doivent faire face et leur manque de
contrôle sur leur produit une fois qu’il est vendu à des intermédiaires, nous comprenons en
quoi il est difficile pour les agriculteurs d’entreprendre des changements radicaux et
pourquoi ils décident de se renouveler en se tournant vers la robotisation pour demeurer
compétitifs.
1.2. Histoire de la domestication et de l’élevage
Dans cette section, nous explorerons l’histoire de la domestication, car nous ne pouvons pas
aborder la question de l’élevage sans remonter à l’origine de la domestication. De cette
manière, nous serons mieux à même de comprendre comment ce processus s’est déroulé et
comment les animaux domestiques se sont adaptés pour vivre aux côtés des humains. Cette
partie permet de saisir les dynamiques des relations entre humains et animaux d’élevage au
fil du temps selon les fonctions attribuées à ces derniers, mais d’abord, nous explorerons les
subtilités de la notion de domestication.
1.2.1 Définition de la domestication
Les commentateurs avouent eux-mêmes leur difficulté à circonscrire le concept de
« domestication » et c’est pourquoi nous ne rencontrons pas de définition précise du terme.
Nous essaierons néanmoins de retenir ici les éléments centraux de définitions proposées par
certains spécialistes afin de dégager une signification générale du concept de domestication.
D’abord, pour être considérés comme domestiques, les animaux doivent avoir été
apprivoisés par l’humain et ce dernier doit avoir le contrôle sur leur reproduction tout en
préservant leurs progénitures. Nous pouvons également souligner que l’animal est
domestiqué dans le but d’en tirer des services91
. De plus, selon la vision d’Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire, la domestication comprend les transformations permanentes engendrées chez
91
Achilles Gautier. (1990). La domestication, et l’homme créa l’animal…, Paris, Éditions Errance. p.8.
L’auteur cite ici les propos de Sandor Bökönyi (1969), mais ne spécifie pas l’ouvrage dont cette idée provient.
28
les espèces domestiquées par les humains92
. Achilles Gautier relie ces derniers éléments
pour proposer la définition suivante : « processus pendant lequel des animaux sauvages
acquièrent par certaines formes de contrôle culturel, des traits domestiques qui aident
l’homme à les exploiter plus facilement. Sont dès lors appelés animaux domestiques tous
ceux qui, dérivés d’ancêtres sauvages, ont acquis […] des traits domestiques […] »93
. Cette
interprétation met en lien les éléments de définition de manière à faire comprendre que les
transformations engendrées par l’humain sont opérées dans le but de tirer plus efficacement
des services des animaux et de favoriser leur collaboration pour la tâche à laquelle ils sont
dédiés. Enfin, ces transformations réalisées sur des individus sauvages isolés de leur groupe
génèrent de nouvelles races de cette espèce, car ils se différencient relativement rapidement
de leurs ancêtres sauvages94
.
Ensuite, nous pouvons considérer les impacts de la domestication pour les sociétés
humaines, comme le fait P. Ducos : « Il y a domestication lorsque les animaux vivants sont
intégrés comme objets dans l’organisation socio-économique du groupe humain, en ce sens
que, vivants, ces animaux sont les objets de propriétés, héritages, échanges, commerce,
etc. »95
. Selon le spécialiste, la domestication d’une espèce se mesurerait à l’aune de leur
intégration dans une civilisation, ce qui signifie qu’un animal est considéré comme
domestiqué lorsqu’il est pleinement inclus dans une société. De plus, lorsque les animaux
domestiqués deviennent la propriété des humains et qu’ils leur doivent leur survie, nous
pouvons considérer qu’ils en sont dépendants96
. Enfin, il faut noter que dans la perception
populaire, la domestication peut toutefois désigner tout simplement les animaux habitant
près de l’humain97
.
92
Ibid., p.9. Cette fois, l’auteur cite Geoffroy-St-Hilaire I. (1856). L’Acclimatation et la domestication des
animaux utiles. Paris. 93
Ibid., p.10. 94
Jean-Pierre Digard. (1990). L’homme et les animaux domestiques, anthropologie d’une passion, Paris,
Fayard. p.86. L’auteur s’appuie sur les propos de René Thévenin. (1960). L’origine des animaux domestiques,
Paris, Presses Universitaires de France, (« Que sais-je », no.271) (1947) p.7. 95
Daniel Helmer. (1992). La domestication des animaux par les hommes préhistoriques, Paris, Masson,
Collection préhistoire. p.26. Il cite P. Ducos. (1978). « Domestication » defined and methodological
approches to its recognition in faunal assemblage, Approches to faunal analysis in the Middle East, Peabody
Museam Bull., 2, 53-56. 96
Ibid., p.26. 97
Op cit., Gautier. p.12.
29
Par opposition, la définition de l’animal sauvage n’est pas non plus exempte d’ambiguïté.
En effet, si au premier abord, l’animal sauvage est considéré comme vivant en liberté à
l’état naturel et sans être affecté par l’humain98
, lorsque nous nous attardons à la perception
populaire de l’animal sauvage au fil du temps, nous remarquons qu’il est associé aux
animaux qui ne sont pas contrôlés par les humains. Ils ont toujours été imprévisibles et
susceptibles de nuire aux fermes de l’humain99
, celui-ci étant animé par la crainte qu’ils
mangent les cultures ou les bêtes laissées en pâturage. Pour réagir à cette situation, la
chasse permet alors d’exercer un certain contrôle sur eux.
Cependant, les espèces animales sont si nombreuses qu’il devient impossible de les classer
exhaustivement, et ce, même sur le plan biologique100
: par exemple, les ornithorynques
n’entrent adéquatement dans aucune catégorie biologique. De la même manière, même si
différents spécialistes se risquent à définir la domestication ou l’animal sauvage, les
significations qu’ils en donnent demeurent plutôt insatisfaisantes. En effet, il semble que
ces concepts renvoient à des éléments équivoques et qu’ils ne correspondent pas à la réalité
des rapports entre les humains et les animaux, car les humains côtoient une panoplie
d’espèces animales pour des raisons tout à fait variées. En fait, le contact des humains avec
certaines espèces animales fait en sorte qu’ils ne nous semblent entrer ni dans la catégorie
des animaux sauvages ni dans celle des animaux domestiques. Le cas des rats ou des
pigeons vivant en ville correspond à cette situation, car il s’agit d’espèces adaptées à un
milieu artificialisé que les humains ont fabriqué pour leur propre usage. Pour ces animaux,
ce milieu ne leur est donc pas d’emblée destiné contrairement aux animaux de compagnie
qui sont volontairement amenés en ville. En revanche, ils n’entrent pratiquement pas en
relation avec les humains tout comme un animal sauvage. Le rat et le pigeon pourraient
plutôt être perçus comme des animaux urbains désignés parfois par l’appellation « animaux
libres »101
.
98
Jean-Claude Nouët. (2013). « Chapitre 5. L'animal sauvage au regard du droit et de l'éthique en France »,
Journal International de Bioéthique, vol. 24, n° 1, p.65. 99
André Micoud. (2010). « Sauvage ou domestique, des catégories obsolètes ? », Sociétés, vol. 2, n° 108,
p.101. 100
Ibidem. 101
Nathalie Blanc. (2000). Les animaux et la ville, Paris, Editions Odile Jacob, p.113. Ce livre constitue une
étude sociologique sur la façon d’habiter le milieu urbain et la perception du vivant à l’intérieur de ce dernier.
30
En outre, même les animaux souvent associés à la domesticité peuvent entrer dans des
catégories qui précisent d’autant plus leur rôle près des humains. Par exemple, Jocelyne
Porcher fait une distinction entre les animaux de rente, qui servent à faire du profit comme
les vaches et les cochons ; et les animaux familiers qui sont plutôt des compagnons, comme
le chat ou le chien102
. Ce type de catégorie est également approximatif, car le cheval peut
faire partie des deux groupes mentionnés.
Dans la même veine, certaines espèces associées à la domesticité, tel le poisson rouge,
peuvent être représentées comme sauvage, car malgré leur présence dans le foyer et leur
dépendance à l’humain, elles ne sont pas vraiment en relation avec lui103
. De surcroît, de
nos jours, les animaux dits sauvages sont « surveillés, comptabilisés, gérés, régulés,
prélevés »104
, étudiés, maintenus dans certains territoires, etc. Peut-on alors réellement dire
que ces animaux sont laissés à eux-mêmes comme le seraient les animaux sauvages ? De
plus, les changements climatiques font en sorte que l’activité humaine affecte de plus en
plus les espèces vivant à l’état naturel et accentuent notre gestion de leur population. En
somme, plusieurs exemples illustrent la confusion probante entre les différentes catégories
d’animaux.
Toujours en ce sens, l’agronome et historien François Sigaut ne reconnaît pas de définition
de la domestication, sinon son aspect empirique. En plus de cet aspect essentiel, il fait
ressortir trois éléments relatifs à la domestication, à savoir l’appropriation de l’animal, sa
familiarisation avec l’humain et son utilisation105
. Pour Sigaut, tous ces types de relation à
l’animal sont des formes de domestication, mais ceux-ci ne sont pas tous présents
simultanément dans le rapport domestique. Il donne plusieurs exemples illustrant ses
propos, dont le braconnage, qui constitue une forme d’appropriation dans un but
d’utilisation, mais qui se pratique envers un animal sauvage avec qui le chasseur n’est pas
familier106
. Une autre démonstration est celle de l’animal de ferme dont la relation à
l’humain respecte les trois éléments mentionnés ci-haut. Toutefois, comme les élevages
102
Jocelyne Porcher. (2002). Éleveurs et animaux, réinventer le lien, Paris, Presses Universitaires de France,
p.93. 103
Op cit., Blanc. p.110. 104
Op cit., Micoud. p.102. 105
François Sigaut. (1988). « Critique de la notion de domestication », L'Homme, vol. 28, n° 108. p.60. 106
Ibid., p.60.
31
sont de plus en plus mécanisés et que cela peut causer une déshabituation de l’animal à
l’humain107
, il est propice de se demander si ces animaux seront encore considérés comme
domestiques lorsqu’ils se sentiront moins ou plus du tout familiers à l’humain. Nous
craignons d’ailleurs ce phénomène avec l’automatisation des fermes laitières, puisque, pour
le moment, les seules tâches n’étant pas encore soumises à la robotisation (vaccination,
insémination artificielle, mise bas) sont désagréables pour l’animal. Il faut éviter que les
vaches associent le fermier aux situations stressantes et que les humains attisent la peur
chez elles108
.
Comme le concept de domestication ne prend que très peu en considération la manière dont
la relation interspécifique se vit concrètement, il peut être intéressant de se tourner vers
l’aspect relationnel que comporte la domestication afin de mieux évaluer si ce terme peut
refléter la réalité. Achilles Gautier, par exemple, tient compte des catégories biologiques de
coactions possibles entre les espèces109
. En effet, les humains entretiennent différents types
de relation avec différentes espèces animales, ils en chassent certaines et sont donc dans la
prédation ; les rats et les souris sont des commensaux de l’humain, car ils profitent de ses
déchets et se tiennent à proximité de lui sans lui nuire110
. Du côté des animaux d’élevage, la
relation peut être perçue comme coopérative, mais lorsque les animaux deviennent
dépendants de l’humain pour leur survie, cette relation en est plutôt une de symbiose.
Toutefois, puisque cette relation est asymétrique, elle n’entre pas tout à fait dans les
catégories biologiques habituelles111
. Cette symbiose n’advient pas spontanément comme
pour les autres espèces qui la vivent, car ce sont les humains qui sont responsables du
contact entre leur espèce et une autre112
. En fait, cette dépendance des animaux d’élevage
aux humains engendrerait plutôt une obligation pour l’humain d’accorder un soin différent
envers ce type d’animaux qu’envers les rats ou les souris, qui se débrouillent sans
107
Ibid., p.63. 108
Nathalie Tiers. (25 avril 2014). « Robot : 4 questions à se poser avant d’investir », dans MON-CULTIVAR
ÉLEVAGE, [EN LIGNE], http://www.mon-cultivar-elevage.com/content/robots-4-questions-a-se-poser-
avant-dinvestir 109
Op cit., Gautier, p.11. L’auteur illustre par un tableau huit types de coactions interspécifiques qui sont le
neutralisme, la compétition, l’amensualisme (s’applique surtout aux végétaux), la coopération, le
commensalisme, le mutualisme, le parasitisme et la prédation. 110
Ibid., p.11. 111
Ibid., p.12. 112
Ibid., p.37.
32
l’intervention directe des humains. Nous essaierons de mieux définir ces relations dans le
deuxième chapitre.
1.2.2 Processus de domestication
Toutes les espèces domestiquées ne l’ont pas été simultanément au cours de l’histoire. Les
premières formes de domestication sont advenues à une multitude d’endroits dans le monde
de manière indépendante113
. Le chien, descendant du loup, fut la première espèce
domestiquée. Il y aurait de cela entre environ 12 000 ans114
et 16 000 ans115
. Contrairement
à ce que nous pourrions croire, les humains ne se sont pas rapprochés des loups pour les
élever et s’en nourrir. En fait, ils profitèrent d’abord des services offerts par l’animal : « La
première expérience de domestication est apparue chez des chasseurs-cueilleurs. Elle a
porté sur le chien, animal à intérêt alimentaire secondaire. Son apparition n’a pas modifié
l’économie des groupes humains, elle a simplement facilité le pistage et le rabattage des
bêtes auxquels cet animal semble avoir été employé »116
. Les chiens aidaient donc les
humains pour la chasse, car ils pouvaient accomplir plus facilement certaines tâches liées à
cette pratique. Les canidés servaient aussi au nettoyage en se nourrissant de déchets issus
de l’activité humaine. Les débuts des rapports humain/loup se rapprochaient du
commensalisme et en s’habituant l’un à l’autre, les humains ont graduellement intégré le
loup à leur communauté117
. Par la suite, s’en suivit la domestication de la chèvre il y a
environ 9 000 ans, du mouton (8 500 ans), puis vinrent les rapprochements avec le bœuf, le
cochon, le cheval et le chat118
. Par ailleurs, il va de soi que la domestication d’espèces varie
selon les milieux où les peuples se situent, comme en Amérique du Sud où ce sont les
lamas et les alpagas qui ont été domestiqués. Bref, d’aussi loin que remonte la
domestication, les humains ont su s’adapter aux espèces environnantes.
113
Op cit., Digard. p.117. 114
Op cit., Helmer. p.11. 115
Op cit., Ferault et Le Chatelier. p.21. 116
Op cit., Helmer. p.81. 117
Ibid., p.150. 118
Ibid., p.80 à 101.
33
De plus, nous retiendrons l’hypothèse de Daniel Helmer pour tenter de retracer les
processus de domestication à travers l’histoire. Selon lui, la domestication s’est effectuée en
plusieurs étapes. D’abord, les humains apprivoisaient certains individus d’une espèce en
influençant leurs comportements et leurs habitudes au niveau individuel119
. Les premiers
cas d’apprivoisements auraient été constatés au sein de populations de chasseurs-cueilleurs,
qui auraient capturé des bêtes en bas âge dont ils se seraient entichés pour en faire des
animaux de compagnie. Cependant, il était ardu de contrôler la reproduction de ces
individus à cause des déplacements que comprend un mode de vie nomade. C’est avec la
sédentarisation qu’il put y avoir un contrôle sur un assez grand nombre d’individus d’une
même espèce pour entraîner des modifications à caractère génétique120
, c’est-à-dire des
modifications transmissibles d’une génération à l’autre. À partir de ce moment, nous
pouvons parler de véritable phénomène de domestication. Il en résulte que le groupe
d’individus alors isolés de leurs congénères sauvages se distingue d’eux. Cela comporte
deux conséquences majeures. Premièrement, les individus isolés ne se reproduisirent plus
qu’entre eux, ce qui entraîna la transmission de génotypes précis seulement à l’intérieur du
groupe. Précisons que ces génotypes ont aussi pu être sélectionnés par l’humain121
.
Deuxièmement, les individus domestiqués se distinguèrent de leurs congénères sauvages122
parce qu’ils étaient protégés par l’humain. De cette manière, les individus défavorisés à
l’état sauvage purent dorénavant survivre. Nous constatons ainsi un effacement de la
sélection naturelle pour ces espèces, car en ayant été domestiquées, « l’action des
prédateurs est freinée, les compétitions à l’intérieur du même groupe sont pratiquement
éliminées et des apports de nourriture et d’eau peuvent être réalisés en cas de péjoration
climatique. En ce qui concerne les maladies et les parasitoses, leurs effets peuvent être
limités »123
. Ainsi, n’étant plus soumis aux dangers et aux risques de la nature, les individus
plus faibles d’un groupe augmentent leurs chances de survie s’ils possèdent les
caractéristiques recherchées par les humains.
119
Ibid., p.22. 120
Op cit., Gautier. p.219. 121
Op cit., Helmer. p.23. 122
Comme les individus d’une espèce n’étaient pas tous apprivoisés, nous pouvons constater aujourd’hui une
différence marquée, causée par la sélection artificielle, entre les espèces domestiques et leurs ancêtres
sauvages. Parfois, ces espèces sauvages subsistent encore aujourd’hui, tel que le sanglier, ou alors elles ont
disparu, comme les aurochs. 123
Op cit., Helmer. p.23.
34
En poursuivant, au sein d’un élevage, la sélection des individus passa de naturelle à
artificielle, c’est-à-dire qu’ils ont été en partie sélectionnés (consciemment ou non124
) par
l’humain qui choisit certains individus en fonction de caractéristiques précises. De cette
manière, il crée de nouvelles races à partir de l’espèce prise dans la nature. La sélection se
fonde sur des critères choisis qui varient à travers certaines tendances et certains besoins
ciblés. Les éleveurs primitifs auraient eu comme premier critère la recherche d’individus
s’habituant rapidement à l’humain et ayant une faible tendance à s’enfuir125
. Par la suite, les
animaux trop dangereux ou trop agressifs furent progressivement éliminés126
. Les humains
ont aussi cherché à modifier la taille, la morphologie, la vitesse et la force de l’animal et à
améliorer la qualité des produits qu’il fournissait comme le lait, la laine ou la viande127
. De
plus, plusieurs exemples illustrent également la variation et parfois même le côté arbitraire
des critères de sélection des humains à travers le temps. Par exemple, au XVIIIe siècle, en
France, la beauté constituait un critère de sélection pour diverses tâches : selon les critères
de l’époque, les beaux chevaux servaient comme carrossier ou dans la cavalerie, tandis que
les chevaux laids étaient envoyés à la campagne128
.
Par ailleurs, nous avons mentionné plus tôt que la domestication est un processus entraînant
à travers le temps des modifications biologiques profondes chez les espèces concernées, ce
qui tend à les artificialiser. Certains de ces changements remontent parfois à des milliers
d’années, mais les humains n’ont jamais cessé de transformer leurs animaux et ne cesseront
probablement pas de le faire dans le futur129
. Ces modifications se situent surtout aux
niveaux anatomique, physiologique, comportemental et génétique130
. Sur le plan
comportemental, les sangliers nocturnes sont par exemple devenus des cochons diurnes131
et la reproduction ne s’effectue plus sur une base saisonnière132
. Ensuite, les individus
domestiqués sont généralement moins craintifs et moins actifs que leurs congénères
124
Op cit., Gautier. p.18. 125
Ibid., p.92. 126
Ibid., p.74. 127
Op cit., Helmer. p.23. 128
Op cit., Digard. p.40. 129
Op cit., Gautier, p.9. 130
Bernard Denis. (2004). « La domestication : un concept devenu pluriel », INRA Productions Animales,
vol. 17, n° 3, p.162. 131
Op cit., Helmer. p.28. 132
Ibid., p.29.
35
sauvages. Sur le plan anatomique, les animaux domestiques ont une taille et un cerveau
réduits en comparaison à leurs ancêtres sauvages133
. Leur charpente osseuse change, leur
musculature contient plus de graisse134
, la couleur des pelages n’est plus la même135
, etc.
L’aspect physiologique est illustré par une productivité largement accrue. Par exemple, un
animal domestique peut produire jusqu’à dix fois plus de lait ou d’œufs lorsqu’il a été
domestiqué136
. Enfin, le milieu des animaux domestiqués est différent de leur milieu
d’origine. Parfois, il est complètement artificialisé, comme dans le cas de certains animaux
d’élevage.
En outre, le processus de domestication ne peut s’avérer fructueux sans la participation des
animaux. En effet, pour que la domestication fonctionne, il faut que les animaux acceptent
de modifier leurs habitudes afin de convenir à leur maître137
. Ils sont conscients de ces
rapports avec l’humain :
Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait introduit, […], la notion de participation de l’animal lui-
même à son propre asservissement. Décomposant le processus de domestication en trois stades
ou état de l’animal – la captivité, l’apprivoisement et la domesticité –, cet auteur distinguait au
premier stade, un “ état purement passif ” de l’animal, et aux deux suivant, des “ états actifs ”
supposant “ la possibilité de se plier à de nouvelles habitudes, la connaissance du maître, et par
conséquent un certain degré d’intelligence ou d’instinct, et de volonté”138
.
De plus, il faut également souligner que certains animaux sont curieux de nature, comme le
singe, le rat ou le cheval et que cette caractéristique peut les pousser à vouloir se rapprocher
de l’humain139
. Cependant, cette tendance à vouloir côtoyer l’humain ne se dessine que
chez certaines espèces ayant quelques caractéristiques précises. Il doit s’agir d’espèces
grégaires ayant peu d’attachement à leur progéniture, qui ont une courte distance de fuite,
une bonne capacité d’adaptation et une alimentation peu spécialisée140
. Aussi, les membres
de ces espèces ne doivent pas adopter de comportements territoriaux ni avoir l’habitude de
former des couples, de sorte à éviter de limiter les possibilités de reproduction141
. Enfin, les
gens pouvaient préférer sélectionner les individus au volume cérébral réduit, car cela
133
Op cit., Gautier. p.45. 134
Ibid., p.50. 135
Ibid., p.86. 136
Ibid., p.52. 137
Op cit., Digard. p.93. 138
Ibid., p.93. 139
Ibid., p.94. 140
Ibid., p.97. 141
Op cit., Gautier. p.161.
36
s’accompagne de perceptions pauvres et d’une réactivité faible142
. Par ailleurs, il est à noter
que ce sont les espèces qui sont domestiquées, mais cela n’empêche pas certains individus
d’une espèce sauvage d’être apprivoisés ou dressés, tels les animaux de cirque. Par
exemple, seulement quelques tigres sont des individus assez malléables pour être
apprivoisés à des fins de divertissement143
.
Dans un autre ordre d’idées, afin de cerner la nécessité de la domestication, il est pertinent
de s’interroger sur les motifs qui ont mené à celle-ci. Différentes hypothèses sont émises à
ce sujet. Par exemple, l’approche catastrophique soutient qu’à une certaine époque, les
humains se seraient vu imposer un changement extérieur pour modifier leurs habitudes, et
ce, alors qu’ils obtenaient leurs protéines animales à partir du charognage ou de la chasse.
Ils auraient eu à s’adapter à certaines situations, comme une augmentation de la population,
et auraient donc préféré accroître leur contrôle sur les animaux pour répondre à cette
situation144
. L’approche nutritionnelle, quant à elle, veut que l’animal ait été domestiqué
pour équilibrer un régime alimentaire trop céréalier chez les peuples sédentaires145
. Enfin,
l’approche dite culturelle indique que « la domestication a été rendue possible par la
conception des hommes de leur place dans la nature »146
. Ils se perçoivent dans une position
où ils se sentent légitimes d’avoir un ascendant sur les autres espèces. Cette dernière
approche n’explique pas la domestication à elle seule, mais elle constituerait une dimension
complémentaire aux deux autres.
Par contre, Jean-Pierre Digard souligne que la domestication s’est également enclenchée à
cause de la simple curiosité des humains. En effet, les humains préhistoriques étaient
naturellement intrigués par le fait de côtoyer les autres espèces animales. Avant d’avoir
domestiqué les animaux, ils ne pouvaient supposer toutes les utilités qu’ils y trouveraient,
car la domestication n’avait pas de résultats utilitaires immédiats147
: ils ne pouvaient donc
pas prévoir qu’il serait possible de les élever pour les manger. Les utilisations possibles des
espèces animales apparurent suite à la domestication, par exemple « les moutons ne
142
Ibid., p.162. 143
Op cit., Helmer. p.150. 144
Ibid., p.153. 145
Ibid., p.154. 146
Ibid., p.155. 147
Op cit., Digard, p.21.
37
pouvaient avoir été domestiqués pour leur laine, car ils n’en possèdent pas à l’état sauvage,
[…] la vache ne donne naturellement pas assez de lait et […] les oiseaux sauvages ne
pondent pas suffisamment d’œufs pour que ces produits aient pu constituer un motif de
domestication […] »148
. Ainsi, les humains auraient en partie approché les animaux sans
motifs précis, de sorte que la domestication contient un peu en elle-même sa propre fin149
.
À l’encontre de certaines croyances, ce serait une erreur de penser que la domestication
d’une espèce est un état inaltérable. En fait, « aucune espèce animale ne peut être
considérée comme totalement et définitivement domestiquée, et aucune espèce sauvage
n’est à l’abri de tentatives de domestication »150
. Un retour en arrière dans la vie sauvage,
phénomène nommé « marronnage », demeure souvent possible. Ce concept implique que
les animaux soient soustraits au contrôle des humains, et ce de différentes manières : ceux-
ci peuvent avoir abandonné les animaux, les avoir libérés volontairement ou leurs bêtes
peuvent s’être échappées151
. Il peut s’agir d’individus qui sont relâchés ponctuellement
dans la nature ou d’espèces entières que les humains ne voient plus l’utilité de préserver,
comme le pigeon redevenu sauvage à la fin du XIXe siècle
152. Les animaux marrons
développent à nouveau des traits comportementaux et morphologiques relatifs à leurs
équivalents sauvages, mais ne redeviennent jamais complètement comme eux. Par exemple,
un lapin élevé dans un clapier et relâché dans la nature se remettra tout de suite à creuser
des trous, et ce, même si les générations qui l’ont précédé avaient perdu cette habitude153
.
Cependant, ce n’est pas tous les individus anciennement domestiqués qui survivraient dans
la nature, d’un côté parce qu’ils sont à nouveau exposés aux prédateurs, de l’autre côté
parce qu’ils n’arriveraient pas à s’adapter dans un nouveau milieu. Donc, ceux qui ne
peuvent survivre sans l’humain ne peuvent être considérés comme marrons.
Par ailleurs, il est utile de répertorier brièvement les aboutissements de la domestication
afin d’illustrer d’une autre manière la complexité de cette idée. Cette énumération permet
aussi de s’apercevoir de la multitude et de la richesse des services rendus aux humains par
148
Ibid., p.63-64. 149
Ibid., p.215. 150
Op cit., Denis. p.163. 151
Op cit., Gautier. p.166. 152
Op cit., Blanc. p.77. 153
Op cit., Digard. p.92.
38
les animaux. D’abord, une quantité d’espèces a servi au transport ou au portage, comme le
lama, le chameau, le dromadaire, le buffle, l’éléphant, le renne, etc154
. Les humains
accordent aussi une grande importance aux animaux au plan spirituel et symbolique où ils
sont parfois déifiés ou méprisés. Les animaux ont d’ailleurs souvent été utilisés pour faire
des sacrifices. Nous rencontrons également l’utilisation des animaux en science dans les
laboratoires. Certaines espèces ont aussi une fonction militaire. Enfin, l’animal peut avoir
une fonction esthétique, lorsque les humains s’habituent à ce qu’il fasse partie de leur
paysage. Cette énumération est loin d’être exhaustive, parce qu’il est presque impossible de
répertorier dans l’histoire tous les types d’interactions ayant eu cours entre les humains et
les animaux.
Pour mieux comprendre cet aspect, il faut mentionner que les humains ont exploré les
possibilités de collaboration avec les espèces domestiquées, puis garder celles qui
fonctionnaient le mieux ou ce dont ils avaient besoin. Par exemple, le chien a servi de
compagnon, de nourriture, de chien de garde ou de chasse, d’animal de divertissement,
dans la zoothérapie, de guide pour aveugles, sans oublier son utilisation pour le portage,
etc155
. Ainsi, nous comprenons qu’un animal peut avoir plusieurs fonctions et ne saurait
être confiné à un seul rôle, puisqu’il peut passer du rôle d’animal d’élevage à celui d’animal
de compagnie. Le chien constitue un exemple parmi tant d’autres, tout comme le cheval qui
a aussi eu une panoplie de fonctions : il a servi pour le transport, les activités militaires, le
divertissement, etc.
1.2.3 Rôle de l’animal dans l’activité agricole
Les animaux ont donc tenu plusieurs rôles aux côtés des humains, mais également au sein
de l’agriculture occidentale. Ils ont d’abord aidé les humains pour le portage, le transport,
puis pour la traction. Alors que les premiers outils servant à l’agriculture se maniaient
difficilement et fonctionnaient exclusivement à partir de l’énergie humaine, les animaux ont
pu par la suite servir à épauler les humains dans ce travail lorsque ces derniers ont créé des
154
Op cit., Faucher. p.30. 155
Op cit., Digard. p.118.
39
outils pouvant les inclure. Les animaux de traction ont grandement facilité et allégé le
travail de la terre pour les paysans, sans toutefois remplacer complètement leur effort et la
pénibilité du travail de la terre. De surcroît, les humains se sont également servis des
produits donnés par les animaux, non seulement pour l’alimentation, les huiles ou
l’habillement, mais aussi pour la fertilisation des sols par le fumier.
Toutefois, il ne va pas de soi que les animaux constituent une aide ou une ressource sur une
ferme et ils peuvent au contraire être aussi perçus comme des concurrents. En effet, certains
peuvent trouver vain de produire de la nourriture pour subvenir aux besoins de non-
humains. Selon eux, il est donc préférable de consacrer les terres à la culture de nourriture
destinée aux humains. Ce fut le cas à l’intérieure de certaines rizières asiatiques dans
lesquelles les cultivateurs préféraient se priver de la traction animale et ainsi éviter d’avoir
à nourrir les bêtes. Malgré l’énergie exclusivement fournie par les humains, ces champs
offraient tout de même un bon rendement156
.
Nous pouvons évidemment constater aujourd’hui que les tâches reliées à la traction ne font
que marginalement partie des services fournis par l’animal de ferme – qui a été
progressivement remplacé par les tracteurs et la machinerie agricole surtout au XXe siècle–,
ce qui a réduit la portée de son rôle dans un milieu agricole. La technique s’est substituée à
l’animal, il est alors en quelque sorte passé du statut de partenaire ou encore d’ouvrier au
simple rôle de ressource ou de produit. Même si assez peu d’informations existent à ce
sujet, nous supposons que ce changement de rôle a au fil du temps influencé la perception
de l’éleveur à l’égard de ses animaux. En effet, la traction représentait une aide concrète
apportée au paysan. Pour l’éleveur, l’animal de somme pouvait représenter un avantage
dans la mesure où il le rendait indépendant et autonome, car il pouvait avoir l’impression
d’avoir un meilleur contrôle sur ses animaux que sur de la machinerie à laquelle il n’était
pas encore habitué. En fait, il connaissait bien ses animaux et les préférait donc comme
source d’énergie à un moteur qu’il n’avait pas encore apprivoisé et devant lequel il serait
pris au dépourvu en cas de bris157
. Aussi, le fermier produisait lui-même la nourriture des
animaux, tandis qu’il devait acheter de l’essence pour les tracteurs, perdant l’indépendance
156
Op cit., Faucher. p.72. 157
Op cit., Noilhan. p.127.
40
que lui apportaient ses animaux pour lesquels il produisait lui-même le « carburant »158
. En
fin de compte, sur les fermes, le tracteur a été préféré à l’animal pour des raisons de
productivité, entre autres car la machine est plus puissante que la bête et ne se fatigue
pas159
. De plus, en participant à la culture du sol, les animaux partageaient le quotidien du
paysan et bénéficiaient directement des fruits de leur travail lorsqu’ils étaient soignés160
, ce
qui n’est plus le cas actuellement, car nos animaux d’élevage sont incités à la passivité.
Somme toute, quelques indices nous aident à saisir en quoi le rôle de l’animal comme
équipier ou comme produit peut influencer sa relation avec son éleveur.
En outre, comme les paysans n’avaient plus besoin d’eux, ils ont cessé de sélectionner des
animaux spécialisés pour la traction. Ils ont même pu disposer de ces animaux pour les
remplacer par d’autres à qui ils attribuaient une autre finalité. Les bœufs de traction furent
remplacés par des vaches laitières ordinaires161
, tandis que les chevaux de trait disparurent
peu à peu et furent par la suite presque exclusivement utilisés comme animaux de
divertissement162
.
Par ailleurs, remplacer la traction animale par des moteurs n’a pas seulement eu un impact
sur les fermes, mais aussi dans les villes. En effet, dans la première moitié du XXe siècle, la
voiture prit progressivement sa place dans les villes, alors que ces dernières se
remplissaient de nouveaux arrivants venus travailler dans les industries : « The industrial
revolution moved most of us into towns, and replaced horses by machines. […] and towns
became almost cleared of animals. Out of sight accordingly became out of mind »163
. À
partir de ce moment, les citadins ont développé une vision nouvelle de la place de l’animal
dans la ville à l’intérieur de laquelle sa principale et presque exclusive utilité était comme
animal de compagnie. Nathalie Blanc abonde dans ce sens en disant que la ville est perçue
comme un milieu artificialisé dans lequel l’animal, qui lui est naturel, ne peut y trouver
convenablement sa place, à moins d’y être pris en charge par un humain, comme les chiens
158
Ibidem. 159
Ibid., p.123. 160
Op cit., Mazoyer et Roudart. p.279. 161
Op cit., Noilhan. p.124. 162
Ibid., p.310. 163
Mary Midgley. (1984). Animals and why they matter, Georgie, États-Unis, University of Georgia Press.
p.12.
41
ou les chats164
. Cette croyance fait en sorte que les animaux vivants à l’extérieur en ville,
tels le rat, l’écureuil ou le pigeon, y sont non désirés165
. Pourtant, il s’agit d’une fausse
perception, car ces animaux sont libres, peuvent faire preuve d’autonomie166
, et ont la
capacité de s’adapter à de nouveaux milieux sans l’aide humaine, comme dans les espaces
urbains. Enfin, cet effacement de la vie animale en ville ne se constate pas seulement dans
le transport, mais aussi dans divers produits synthétiques que nous consommons de sorte
que les citadins seraient moins conscients des services pouvant être rendus par les
animaux167
.
Dans un autre ordre d’idées, l’implication de la science dans les milieux agricoles a aussi
donné lieu à une prise de soin plus spécifique chez chaque espèce animale dans le but de les
rendre plus productives. Vers le milieu du XIXe siècle, les agriculteurs s’appuyèrent sur une
science baptisée la zootechnie, qui se définit comme la science de « l’amélioration
scientifique du bétail »168
. Cette science s’intéresse à la santé, au rendement et à l’utilité des
animaux domestiques. Elle concorde avec l’idée d’un élevage industriel qui tend à
standardiser la production169
.
Les spécialistes de la zootechnie étudiaient l’animal, puis par la sélection artificielle, la
reproduction et l’alimentation, ils engendrèrent et préservèrent des individus correspondant
à leur idéal de productivité. Si la sélection artificielle n’est pas une nouvelle pratique chez
l’humain, elle est encouragée par la zootechnie170
. Ces pratiques entraînent une
standardisation des espèces favorisées entre autres par la réduction du nombre de races,
l’insémination artificielle et « l’élimination des animaux ne répondant pas aux standards
recherchés »171
. Ainsi, lorsqu’il ne devient plus rentable de garder des individus peu
productifs engendrant un mince profit, il était vu comme préférable d’en disposer. De plus,
les zootechniciens évaluent comment les animaux doivent s’alimenter afin d’être rentables.
164
Op cit., Blanc, p.75. 165
Ibid., p.40. 166
Ibid., p.85. 167
Op cit., Gautier. p.239. 168
Op cit., Digard. p.45. L’auteur tient cette citation de C. Bressou. (1960). Histoire de la médecine
vétérinaire, Paris, Presses Universitaires de France, (« Que sais-je », no.584) p.75. 169
Éric Baratay. (2008). Bêtes de somme : Des animaux au service des hommes, Paris, Éditions de La
Matinière. p.61. 170
Op cit., Noilhan. p.307. 171
Op cit., Ferault et Le Chatelier. p.122.
42
Ces nouvelles techniques mènent à des résultats plutôt réussis : « Aujourd’hui avec moins
de foin et beaucoup de ‘‘concentré’’, une vache produit 5 fois plus de lait qu’il y a un
siècle »172
. De plus, « La production de lait par vache s’est accrue de 54.4% au Canada
entre 1931 et 1966 »173
, période où il est possible de commencer à constater les résultats du
tournant scientifique de l’élevage.
Pour l’exploitation laitière, la race la plus performante en termes de productivité est la
Holstein. Selon l’association des Producteurs de lait du Québec, cette race constitue « près
de 90 % du cheptel canadien »174
. Elle est d’origine hollandaise et la première fut importée
au Canada en 1881175
. Cette vache possède plusieurs caractéristiques particulières qui
attisent l’intérêt des éleveurs envers elle comme productrice de lait. Elle grandit
rapidement, met bas facilement176
et bénéficie d’une bonne charpente. Malgré ses atouts
naturels, la sélection artificielle a tout de même contribué à changer profondément le
comportement de cet animal. Par exemple, un de ses principaux attributs aujourd’hui est
qu’elle « accepte de continuer à produire du lait alors qu'elle n'a plus son veau »177
, ce qui
n’est pas le cas de toutes les races de vaches. En effet, certaines d’entre elles, avec un
caractère maternel fort, vont cesser de donner du lait si leur veau ne se trouve pas à
proximité. Or, la Holstein a perdu son caractère maternel avec le temps178
de sorte que
lorsqu’elle met bas, elle produit du lait pendant dix mois, sans la présence de son petit à ses
côtés179
. La sélection a aussi prodigieusement augmenté la production de lait des Holstein
qui fournissent jusqu’à 12 000 litres de lait par an180
, soit environ quatre fois plus qu’en
1940. Il est à noter que bien que dans un milieu agricole ultra productif, les vaches sont
172
Ibid., Ferault. p.122 173
Op cit., Chatillon. p.112. 174
Producteurs de lait du Québec (Les). (2019). http://lait.org/la-ferme-en-action/la-sacree-vache/les-races-de-
vaches/ « Les races de vache ». Consulté en ligne. (Aussi, selon les chiffres du gouvernement canadien, en
2015, c’est 274 172 vaches sur 291 939 qui sont issues de la race Holstein au Canada.) Référence :
Statistiques canadiennes du secteur de la génétique animale-Édition 2016, p.3. 175
Ibidem. 176
Bloch Bernard. (2016). « Les grands reportages : L’animal machine », Production : L’œil sauvage et
CNRS images, France, [Documentaire], [EN LIGNE], https://ici.tou.tv/les-grands-
reportages/S2016E164?lectureauto=1 Consulté en ligne. 3minutes25secondes. 177
Ibid., 2minutes37secondes. 178
Ibid., 23minutes15secondes. 179
Ibid., 6minutes22secondes. 180
Ibid., 13minutes35secondes.
43
gardées quatre ou cinq ans, celles-ci peuvent vivre jusqu’à 20 ans181
. Néanmoins, cette
hausse de performance n’a pas que des effets positifs, car elle comporte également comme
conséquence de fragiliser la santé de l’animal et fait en sorte qu’il n’arrive plus à se
reproduire naturellement182
. Nous remarquons donc concrètement, à la lumière de cet
exemple, l’impact de la sélection artificielle et de la zootechnie sur les espèces d’élevage,
mais les implications de la science dans l’élevage ne s’arrêtent pas là.
Le développement de la médecine vétérinaire fait aussi partie des éléments augmentant la
productivité animale. Elle est d’ordre économique, puisqu’elle ne dispense pas les mêmes
types de soin à des animaux qui ne rapportent pas de profit183
. Par ailleurs, cette science est
pratiquée dans un but préventif, le développement de vaccins pour protéger les animaux
illustre bien cette idée184
. Ensuite, la spécialisation du soin animal s’inscrit aussi dans la
construction de bâtiments conçus spécifiquement pour l’exploitation d’une espèce
particulière. Il devient donc plus rentable de se spécialiser dans l’exploitation d’une seule
d’entre elles, car il serait trop dispendieux et cela demanderait trop de temps de se munir
d’installations de plus en plus technologisées pour plusieurs espèces d’élevages. Ainsi, les
éleveurs sont aujourd’hui plutôt contraints au monoélevage.
De plus, pour mieux contrôler la pureté et la sélection des races, les membres d’une race
sont répertoriés dans des livres généalogiques. Il s’agit de registres dans lesquelles sont
inscrits les géniteurs d’un animal. Ils permettent une surveillance de la généalogie des
individus et donnent des garanties aux acheteurs et propriétaires de ces bêtes. Bref, ces
registres facilitent l’organisation de la sélection de la race.
D’un autre point de vue, certains auteurs font la critique de la zootechnie. C’est le cas de
Jocelyne Porcher qui est d’avis que cette science applique une rationalité économique
envers les animaux d’élevage, car elle ne les pense qu’en termes de rentabilité185
. Aussi,
pour elle, la zootechnie amène l’animal au statut de machine, puisqu’il est conçu comme
« un objet complexe destiné à transformer l’énergie et à utiliser cette transformation. […],
181
Ibid., 14minutes04secondes. 182
Ibid., 14minutes35secondes. 183
Op cit., Noilhan. p.185. 184
Ibid., p.186. 185
Op cit., Porcher, (2002), p.28.
44
l’animal des zootechniciens est un outil industriel »186
. L’animal n’est plus vu désormais
que comme une machine à fabriquer des produits. Il n’est que l’intermédiaire ou l’outil qui
sert à transformer l’énergie en produits divers. De surcroît, pour Catherine et Raphaël
Larrère, l’animal d’élevage devient également un animal de laboratoire avec la zootechnie,
puisque les zootechniciens effectuaient des expériences sur lui pour comprendre comment
le rendre plus performant et le confondaient avec un instrument dans le cadre de la
recherche187
. En résumé, la zootechnie semble seulement prioriser la productivité de
l’animal.
Pour conclure, cette section consistait à se pencher sur la notion de domestication et son
évolution afin de mieux comprendre le rôle de l’animal particulièrement dans l’élevage
laitier. Nous croyons qu’il était nécessaire d’explorer ce concept autant sur le plan
sémantique qu’historique, car cela fixe les bases afin de déterminer le caractère éthique de
la domestication et des relations interspécifiques qui en sont issues, ce que nous ferons tout
au long du deuxième chapitre. De la même manière, nous avons vu que la frontière entre le
domestique et le sauvage n’est pas clairement établie. Même si comprendre les origines de
la domestication est essentiel à notre recherche, il faut, sur le plan conceptuel, élargir nos
horizons pour cerner l’importance et la finesse des interactions entre les humains et les
autres espèces animales.
1.3 Lien entre l’animal et la machine en agriculture : la traite robotisée
À la lumière des deux dernières sections, nous pouvons observer que la technique en
agriculture et l’animal ont tous deux été perfectionnés par l’humain dans le but d’optimiser
la production. Cela a pour effet de mettre en relation les machines et les membres de la
communauté animale qui se retrouvent ainsi dans une dynamique où les compagnies tentent
de les adapter l’un à l’autre pour améliorer la productivité de l’élevage en général. Cette
section vise à comprendre cette dynamique en exposant des exemples reliés à l’élevage
186
Ibid., p.29. 187
Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (1997). « Le contrat domestique », dans : Courrier de
l’environnement de l’Inra, no. 30, p.6.
45
laitier. Puis, nous ferons aussi un portrait actuel des nouvelles dynamiques d’élevage entre
les animaux et les machines, et ce, à travers l’exemple concret du robot de traite, qui
s’inscrit dans le cadre des recherches menées au XXe siècle visant à maximiser la
production laitière188
. Il sera alors pertinent de comprendre les raisons concrètes qui
poussent les agriculteurs à se munir de tels robots. Pour ce faire, nous procéderons à une
analyse des arguments de ventes auxquels recourent des compagnies faisant la promotion
de ces produits et des inconvénients qui les accompagnent.
1.3.1 Comment faire le lien entre l’animal et la machine
Nous avons déjà abordé la question de la sélection artificielle comme faisant partie de
l’évolution des espèces domestiquées. Or, il arrive que cette sélection soit effectuée en
fonction de critères déterminés par les machines mises en relation avec les animaux, de
sorte qu’elles puissent fonctionner adéquatement et efficacement. Le cas du robot de traite
démontre bien cet aspect de l’élevage très technologique. Si, avant l’adoption des robots de
traite, les éleveurs avaient souvent sélectionné leurs animaux en fonction de leur
productivité, avec ces nouvelles technologies, des éléments anatomiques s’ajoutent à liste
des exigences demandées à un individu. Par exemple, une vache doit avoir un pis standard
pour correspondre au robot : « A number of individual cows may have behavioral or
conformational aspects that make them unsuitable for integration into a robotic milking
herd. Undesirable teat position and udder quarter size variation create difficulties for cluster
attachment in the AMS[automatic milking system] »189
. Ainsi, lorsqu’une vache ne possède
pas un pis conforme à cette exigence, elle peut simplement être envoyée à la réforme.
Aussi, les pis doivent être exempts de trayons surnuméraires190
. Cet aspect n’était pas une
exigence avec la simple trayeuse, puisque les éleveurs installaient eux-mêmes la machine
188
Jacquelyn Ann Jacobs. (2011). « Dairy cow adaptation to an interaction with an automatic milking
system », Maitrise en science animale soumise à la Michigan state University, p.2. Elle s’appuie sur de
Koning, K., van der Vorst, Y., Meijering, A. (2002). Automatic milking experience and development in
Europe. Pages I-1 – I-11 in The First North American Conference on Robotic Milking, Wageningen Pers,
Wageningen, The Netherlands. 189
Ibid., p.7. 190
Guy Beauregard. (30 novembre 2008). « Les robots de traite : la réalité ? », Conférence pour Le Centre de
référence en agriculture et agroalimentaire du Québec, Drummonville, Canada, p.12.
46
sur l’animal – et non pas un robot – ce qui permettait de s’adapter à différents types de pis
et nécessitait donc une standardisation moins forte de l’espèce. Enfin, nous pouvons en
déduire que pour éviter les complications et le travail supplémentaire engendré par un
animal aux mamelles non conformes, les éleveurs sélectionneront désormais les individus
selon leur pis191
.
En outre, comme le robot de traite entraîne beaucoup de changements dans le quotidien
d’un animal, celui-ci a parfois de la difficulté à s’habituer à sa nouvelle routine. En effet, il
doit apprendre à se conformer à la fois à un robot et à la stabulation libre en groupe, ce qui
exige la coopération entre les individus du groupe pour se rendre en alternance au robot de
traite. Les vaches qui ne veulent pas se conformer à ces nouvelles mesures seront peut-être
réformées également192
.
En contrepartie, c’est aussi l’animal qui fixe parfois les critères servant à confectionner les
machines ou les outils qui l’entourent pour que ce dernier soit plus performant. Il ne semble
toutefois pas toujours aussi facile de modeler l'animal de la manière souhaitée, car il sait
parfois s’imposer à l’éleveur pour que celui-ci s’adapte à ses comportements ou à ses
caractères physiques non modifiables. Plus souvent, le changement s’impose lorsque la
majorité des individus d’une espèce ne correspond pas au comportement recherché. S’il n’y
a qu’une poignée d’individus qui résistent, c’est eux qui en pâtiront. Par contre, lorsque la
majorité des individus ne collaborent pas à une pratique de la manière souhaitée par
l’éleveur, c’est celui-ci qui devra changer ses habitudes. Pour démontrer cette idée, nous
nous pencherons quelque peu sur des situations démontrant que pour rendre les animaux
plus productifs ou plus travaillants, il a fallu s’adapter à eux.
Le premier exemple en est un classique. Il s’agit du collier d’attelage du cheval qui « …
durant toute l’antiquité (sic) et jusqu’au milieu du Moyen Age […] étai[t] […] fixé sur le
cou de telle sorte que l’animal comprimait d’autant plus sa trachée artère qu’il fournissait
un effort plus vigoureux. Pour éviter le perpétuel étouffement dont il était menacé, l’animal
191
Op cit., Jacobs. p.8. 192
P. Veysset, P. Wallet et E. Prugnard. (2001). « Le robot de traite : pour qui ? pourquoi ? Caractérisation
des exploitations équipées, simulations économiques et éléments de réflexion avant investissement », INRA
Productions animales, vol. 14, p. 56.
47
ne pouvait fournir qu’une petite partie de sa force de traction […] »193
. Par la suite, un
collier fut confectionné pour s’appuyer sur les épaules de l’animal. Grâce à ce dernier, il
pouvait utiliser sa force de manière optimale. Il fallut faire preuve d’observation et être à
l’écoute de sa manière de fonctionner pour être en mesure de créer un attelage lui
permettant de collaborer plus efficacement au travail : il fallut s’adapter à l’animal. Avant
l’utilisation de ce collier, l’aide du bœuf était parfois préférée pour le travail des champs,
car il était plus aisé de l’atteler avec un joug qui ne nuisait pas à son travail de la même
façon que le faisait le collier d’attelage pour le cheval.194
.
Ensuite, pour en revenir à l’élevage laitier, il peut être pertinent de se pencher sur
l’évolution des techniques de traite à travers l’histoire pour saisir la manière dont les
éleveurs ont dû s’ajuster à leurs bêtes pour les conduire à être plus productives. En effet, au
début du XIXe siècle, c’est dans la mouvance de la mécanisation du travail agricole que se
trace le passage de la traite manuelle à la traite mécanique195
. Par la suite, en 1820, le
premier système de traite mécanique consistait à extraire le lait de la mamelle par un tube
de métal qui le drainait. Cependant, ce mécanisme affectait la santé des vaches, car il
provoquait des infections et des lésions sur le pis. Les tubes trayeurs furent donc délaissés
pour être remplacer en 1851 par des machines utilisant une pompe qui créait un vide
saccadé et engendrait un mouvement de succion pour tirer le lait196
. Cependant, cette
pompe qui aspirait les quatre trayons en même temps fatiguait beaucoup trop le pis de
l’animal. Une fois de plus, la technique chercha donc à s’adapter à ce dernier et elle trouva
une manière de décaler le temps de succion pour chaque trayon afin de ne pas l’épuiser197
.
Puis, en 1903, une nouvelle modification réussit à rendre la traite plus agréable pour la
vache : désormais la traite « utilise des gobelets trayeurs à double paroi. La paroi interne est
souple, la paroi extérieure est rigide. Cette machine va associer la succion et le passage
réalisé par un vide discontinu […] pour essayer de reproduire le plus fidèlement possible le
mouvement de succion de veau qui est associé à un massage du pis »198
. Nous pouvons
193
Op cit., Noilhan. p.61. 194
Op cit., Faucher. p.27. 195
Op cit., Noilhan. p.134. 196
Ibid., p.134. Notons que la première machine de ce type arriva sur le marché en 1889. 197
Ibid., p.134. 198
Ibid., p.135.
48
supposer qu’en imitant le mouvement du veau, la machine est adaptée aux habitudes
naturelles de l’animal et favorise ainsi sa productivité et sa santé. Par ailleurs, ce type de
machine fut davantage commercialisé en Europe, aux États-Unis et en Australie vers les
années 1910, et depuis lors, fut perfectionné de façon plus régulière. Les modifications
suivantes furent plutôt mineures et concernèrent plus particulièrement le nettoyage et la
simplification des mécanismes. Les machines tentaient entre autres de se rapprocher du
mouvement de succion de la trayeuse à celui du veau, « qui exerce d’abord une succion en
reculant la langue vers la gorge, puis un massage du trayon dans le temps de déglutition,
alors que la langue remonte et vient serrer le trayon contre le palais »199
. Des essais de
mettre au point des machines de traite imitant le mouvement du trayeur furent aussi tentés.
De nos jours, les robots de traite ont aussi eu à être adaptés aux caractéristiques de la vache.
Cette fois-ci, la modification est causée par le comportement de l’animal. En effet, les
spécialistes croyaient auparavant que l’envie de se faire traire serait suffisante pour motiver
l’animal à se rendre au robot. Toutefois, en testant le robot avec les vaches, ils s’aperçurent
qu’ils faisaient erreur : « the cow‘s motivation to be milked is weak compared to the
motivation to eat, based on results from a choice test between milking and feeding. These
results suggest that relying on the motivation to milk alone may not be sufficient, and
offering palatable feed in the AMS is necessary to encourage cows to enter the milking
unit »200
. Encore une fois, la machine dut être modifiée pour s’adapter à l’animal en
fournissant du concentré lors de la traite et ainsi l’encourager à bien l’utiliser. Bref, sans la
motivation de l’animal à participer à cette nouvelle routine, l’implantation de cette
technologie n’aurait pu fonctionner.
Finalement, ce type d’exemples trouve sa pertinence dans les questionnements qu’il évoque
sur les rapports entre l’animal et les machines ou les outils qui sont utilisés avec lui. Nous
avons démontré à travers quelques exemples et l’histoire de la traite mécanique qu’il
persiste certaines dynamiques entre l’animal domestique et la machine qui sert à l’exploiter.
Nous poursuivrons dans cette lignée avec le cas du robot de traite qui augmente la
productivité des vaches laitières.
199
Ibid., p.135. 200
Op cit., Jacobs. p.5-6.
49
1.3.2 Cas particulier : le robot de traite
Pour commencer, les Pays-Bas, qui usent de l’une des agricultures les plus technologiques
dans le monde201
, sont les pionniers de l’automatisation de l’élevage. C’est chez eux, en
1992, que le premier robot de traite fut présenté. Ils étaient en 2016 le deuxième
exportateur mondial en agroalimentaire après les États-Unis202
. En 2009, il est estimé que
c’est près de 8 000 fermes partout dans le monde qui se sont procuré ce type de robot203
et
il est constaté en 2010 que « The majority of these are located in Northern Europe and
Canada, with only about 1% located in the United States »204
. Cette si faible concentration
aux États-Unis s’expliquerait en partie par l’énorme taille des troupeaux américains, car
équiper ceux-ci serait trop dispendieux. Cependant, le produit se destine principalement à
des entreprises de petites et moyennes tailles (moins de 500 têtes)205
, ce qui correspond à la
taille des fermes québécoises qui comptent une moyenne d’environ soixante têtes par
troupeau, et ce, même si ce nombre tend à augmenter quelque peu d’année en année206
.
Même si aujourd’hui plusieurs compagnies fabriquent cette machinerie (DeLaval, GEA
Farm Technologies, Leblanc robotique, Merlin Fullwood, etc.), c’est l’entreprise
hollandaise Lely, fondée en 1948, qui est chef de file en la matière. C’est d’ailleurs elle qui
a mis en marché le premier robot de traite. Cette entreprise dite « familiale
internationale »207
possède des réseaux de vente dans plus de quarante pays dont au
Canada208
. Depuis sa fondation, la compagnie continue de mettre en marché différentes
machines servant à faciliter le travail des agriculteurs. Son prototype de traite robotisée,
appelé Astronaut, fut présenté en 1992 et il fut commercialisé officiellement en 1995209
.
201
Valéry Lerouge. (21 octobre 2016). « Pays-Bas : l’agriculture du futur ? », dans FRANCEINFO,
[Reportage], [EN LIGNE], http://geopolis.francetvinfo.fr/bureau-bruxelles-france2/2016/10/21/pays-bas-la-
ferme-du-futur.html 13 secondes. 202
Ibid., 3 minutes, 59 secondes. 203
Op cit., Jacobs, p.2. Elle s’appuie sur de Koning, K. Automatic milking – common practice on dairy farms,
in: Robotic Milking, Proceedings of the international conference held in Toronto, Canada, p. 52-64. March 2-
5, 2010. 204
Ibidem. 205
Op cit., Schewe et Stuart, p.203. 206
Groupe Agéco, 2017, http://www.groupeageco.ca/fsl/ « Nombre moyen de vaches laitières par ferme et par
province au 1er juillet, Canada ». Consulté en ligne. 207
Lely. (2019). https://www.lely.com/ca/fr/sur-lely/ Consulté en ligne. 208
Lely. (2019). https://www.lely.com/ca/fr/sur-lely/notre-entreprise/ Consulté en ligne. 209
L’information qui suit dans ce paragraphe provient du site internet de la compagnie Lely : Lely. (2019).
https://www.lely.com/fr/lely/notre-entreprise/history/ Consulté en ligne.
50
Puis, une nouvelle version, le Lely Astronaut A3 fut développé en 2005 et son descendant
le Lely Astronaut A4 suivit en 2010. De plus, Lely a développé d’autres types de robots,
dont un nettoyant les sols de l’étable (2005), un servant à distribuer le fourrage (2008), un
système d’alimentation automatisé (2012), une application mobile (2013) permettant de
contrôler les robots à distance, un robot distribuant du lait aux veaux (2016), etc. En 2014,
la compagnie était fière d’annoncer la vente de son 20 000e robot de traite dans le monde
210.
Ensuite, cette entreprise s’est donné comme mission « d'alléger les tâches des éleveurs
laitiers »211
. De plus, elle vante les qualités écologiques de ses produits, car elle cherche
constamment à réduire l’énergie qu’elle utilise212
. Elle souhaite également fabriquer des
machines ayant une longue durée de vie. Son but est aussi de s’inscrire dans la tendance
mondiale cherchant à produire davantage de nourriture pour répondre aux besoins d’une
population planétaire en augmentation. En somme, l’entreprise Lely prétend avoir une
vision de l’étable qu’elle pense dans sa globalité. Elle voit une logique dans chaque
innovation qu’elle propose qui irait de pair avec son modèle d’une ferme dite respectueuse
des animaux et comprenant une charge de travail réduite. Nous tenterons de voir si cette
proposition passe le test de la réalité.
1.3.3 Pourquoi acheter un système de traite automatisé ?
L’implantation d’un tel robot implique un changement complet de la dynamique de la
ferme, et nous pouvons donc supposer qu’il faut des arguments très convaincants pour
réussir à faire changer les pratiques profondes d’un agriculteur, considérant que le coût de
ces machines n’est pas non plus à négliger dans cette prise de décision. En effet, à cause de
la stabulation libre nécessaire au fonctionnement du robot, son implantation implique de
modifier les infrastructures à l’intérieur des bâtiments. De plus, cette nouvelle routine
instaurée par la machine impose une réorganisation considérable de la ferme. L’agriculteur
doit être conscient que non seulement lui devra s’adapter à la machine, mais aussi ses
210
Lely. (27 octobre 2014). [EN LIGNE], https://www.lely.com/ca/fr/actualites/2014/10/27/lely-installe-le-
20-000e-robot-de-traite-lely-astr/ 211
Lely. (2019). https://www.lely.com/fr/sur-lely/notre-entreprise/innovation/ Consulté en ligne. 212
Lely. (2019). https://www.lely.com/ca/fr/sur-lely/notre-entreprise/durabilite/ Consulté en ligne.
51
animaux : « Furthermore, the dairy manager would need to be willing to commit extra time
to training his/her herd as a whole to use an AMS, as well as individual animals as they
enter the system for the first time. Transitioning a herd from a conventional parlor to an
AMS takes approximately three to four weeks of intense labor to achieve a success rate of
80 to 90% cows using the system voluntarily »213
. Bref, recourir à un robot de traite
représente un changement presque définitif qui demande beaucoup de temps et
d’engagement à l’éleveur.
En revanche, l’argument majeur incitant les agriculteurs à se munir de robot est
définitivement que ce dernier changera leur mode de vie, et ce, autant en termes
d’économie de temps que de réduction de tâches physiques. Les éleveurs peuvent aussi
chercher à avoir plus de flexibilité et de souplesse dans leur travail. Les analyses
démontrent que ces robots de traite permettraient de gagner deux heures trente par jour214
.
Le temps libéré peut par exemple être destiné à accorder un meilleur soin aux ruminants.
Puisque la production de lait augmente, certains agriculteurs décident même de se départir
de quelques vaches pour avoir plus de temps à consacrer à celles qu’il garde215
, alors que
d’autres préfèrent consacrer ce temps libre à leur famille. Ainsi, plusieurs éleveurs ne se
procureraient pas un robot de traite dans le but d’intensifier l’élevage, mais plutôt pour
d’alléger leur tâche de travail216
.
En poursuivant, les compagnies vendant les robots de traite utilisent l’argument du bien-
être animal217
. En effet, c’est en donnant des soins individualisés à chaque vache et en
offrant une connaissance approfondie de chacune d’elles à l’éleveur que leur bien-être
serait favorisé. Le système de traite s’inscrit dans cette méthode dans la mesure où il permet
de recueillir les données individuelles afin d’offrir des soins personnalisés à chaque vache.
Des capteurs automatisés arrivent à repérer la santé du pis, la production de lait, le poids de
213
Op cit., Jacobs. p.2. Elle s’appuie sur Rodenburg, J. (2002). Robotic milkers: what, where...and how
much!!?? Proc. Ohio Dairy Management Conference, December 16-17. 214
Parent Marie-Josée. (16 mars 2016). « Bilan de l’utilisation du robot de traite », dans LE BULLETIN DES
AGRICULTEURS, [EN LIGNE], http://www.lebulletin.com/elevage/bilan-de-lutilisation-du-robot-de-traite-
77712 215
Op cit., Veysset, Wallet et Prugnard. p.55. 216
Ibid., p.54. 217
Notre définition du bien-être animal sera approfondie dans un chapitre ultérieur du présent mémoire.
52
la vache, etc218
. Un éleveur attentif est donc en mesure de détecter à l’avance les infections
mammaires, ce qui était impossible auparavant219
. Aussi, le robot adapte l’alimentation de
la vache à son niveau de production et à son âge220
. Avec les robots, les bâtiments sont
conçus autour du confort, de la propreté de l’animal et de sa prise de décision autonome,
puisqu’elle va se faire traire selon sa volonté, tout comme elle décide quand boire ou
manger. De surcroît, Lely affirme que la libre circulation des vaches concorde avec leur
« rythme naturel »221
tout en les rendant plus productives. Enfin, elle cherche à engendrer
des animaux en santé afin d’épargner aux agriculteurs les coûts reliés à une vache malade et
donc moins productive222
.
En outre, les capteurs peuvent également cibler les états reproductifs des vaches, de sorte
que les éleveurs peuvent mieux contrôler les naissances. Ils peuvent étaler les gestations et
éviter les vêlages groupés de sorte à correspondre aux capacités du robot. Dans ces cas, un
nombre plus élevé de vaches en phase plus productive veulent se faire traire simultanément
et elles ont donc globalement moins d’occasions de se rendre au robot souvent accaparé, ce
qui les rend moins productives223
. Bref, recueillir de l’information sur les animaux permet
de prendre un meilleur soin des vaches, mais aussi de mieux les contrôler.
Un atout supplémentaire du robot est qu’il permet une réduction du personnel au sein d’une
entreprise. Il est d’ailleurs démontré que le robot est parfois acheté dans le but de pallier le
départ d’un employé224
. De plus, le robot de traite garantit une augmentation de la
productivité des vaches laitières, car il permet de traire la vache plus de deux fois par jour.
Cet argument convaincrait les agriculteurs souhaitant être compétitifs dans un contexte de
libéralisation de l’industrie laitière225
.
218
Op cit., Jacobs. p.4 219
Ibid., p.4. 220
Auteur non mentionné. (29 octobre 2016). « Lait : défis de l’alimentation à l’heure de la traite robotisée »,
dans LE BULLETIN DES AGRICULTEURS, [EN LIGNE], http://www.lebulletin.com/elevage/lait-defis-de-
lalimentation-a-la-traite-robotisee-81956 221
Lely. (2019). https://www.lely.com/ca/fr/solutions/traite/astronaut-a5/ Consulté en ligne. 222
Lely. (2019). https://www.lely.com/ca/fr/solutions/batiment-et-soins/ Consulté en ligne. 223
Op cit., Veysset, Wallet et Prugnard. p.59. 224
Ibid., p.53. 225
Haehnsen Erick, Kan Eliane. (24 février 2014). « Pourquoi les robots envahissent nos campagnes ? » dans
LA TRIBUNE, [EN LIGNE], http://www.latribune.fr/technos-medias/innovation-et-start-
up/20140224trib000816827/pourquoi-les-robots-envahissent-nos-campagnes-.html
53
Somme toute, plusieurs motifs animent l’intérêt des éleveurs pour les robots de traite qui
vont de l’amélioration de la productivité au souci pour le bien-être animal individualisé.
Cependant, c’est l’allégement de la tâche qui constitue l’attrait principal de la machine, car
ce produit bonifie directement la qualité de vie des éleveurs. Réduire la lourdeur du travail
humain en agriculture s’inscrit d’ailleurs parmi les attraits souvent présents dans les
améliorations techniques en agriculture. Toutefois, le robot de traite représente un grand
changement pour la routine d’un producteur agricole qui comporte aussi des désavantages
que nous verrons dans les prochains paragraphes.
1.3.4 Inconvénients d’un robot de traite
Cet équipement ne comporte pas que des avantages. Ces inconvénients sont aussi à
considérer lors de la prise de décision, par exemple le coût de ces machines constitue un
frein aux agriculteurs. Un robot de traite coûterait entre 150 000 et 200 000 dollars
américains, et ce, pour être utilisé avec seulement une soixantaine de vaches226
. Au coût de
l’équipement, il faut ajouter le montant associer au temps d’adaptation du fermier et des
animaux à la machine qui comprennent les coûts de la mise en marche qui demande plus de
travail et les coûts de réformes des individus inadaptés227
. Les frais de maintenances de
l’équipement seront aussi à considérer. En plus d’être très dispendieux, cet équipement ne
permet pas nécessairement de réduire le coût de production du lait, et ce, pour plusieurs
raisons. D’abord, le robot de traite est par exemple conçu pour fonctionner de manière
optimale avec soixante individus. Ainsi, si un troupeau est formé de moins de vaches, le
robot ne sera pas assez sollicité. À l’inverse, s’il y a trop de vaches pour les capacités du
robot, elles ne pourraient être traites autant qu’elles ne le souhaitent. Ces pratiques peuvent
nuire à la rentabilité de la machine. De surcroît, si une ferme était très productive avant
l’acquisition du robot, il sera difficile de faire en sorte que les vaches produisent encore
davantage. La rentabilité d’une ferme peut aussi être influencée par des facteurs dont
l’agriculteur n’a pas le contrôle, comme le prix du lait sur les marchés. Le rendement est
aussi relatif au niveau d’endettement auquel les éleveurs ont dû recourir pour acheter
226
Op cit., Jacobs. p.6. 227
Op cit., Beauregard p.3.
54
l’équipement. Cette technologie n’est donc pas nécessairement rentable, elle est surtout
adoptée par 67.3% des éleveurs pour des raisons sociales telles que le remplacement d’un
employé228
.
Un autre inconvénient important est que le robot de traite risque de rendre l’éleveur
dépendant à la machine. En effet, dorénavant pour prendre des décisions, les éleveurs sont
éclairés par des paramètres qu’ils ne peuvent observer eux-mêmes, comme les hormones ou
les mastites. L’humain peut ainsi perdre de l’autonomie décisionnelle et croire qu’il doit
toujours consulter la machine avant d’agir, ce qui risque de devenir addictif229
. Avant
l’implantation des robots, les fermiers étaient eux-mêmes responsables de recueillir des
informations sur la vache, surtout par l’observation, pour veiller à sa bonne santé. La façon
de pratiquer ces tâches traditionnelles, n’étant plus nécessaires avec un robot, sera peut-être
perdue230
. Par exemple, un éleveur qui connaît bien ses vaches est apte à cerner lorsque ces
dernières sont fécondes. En effet, il peut remarquer qu’elles ont une vulve rosée, qu’elles se
laissent monter ou qu’elles sont nerveuses. Cependant, nous pouvons supposer que si un
éleveur n’a plus besoin d’apprendre à identifier ces signes pour savoir qu’une vache est
féconde, ce genre de connaissances ne sera plus transmis. Ainsi, ce sont des connaissances
et des compétences qui risquent de disparaître.
En outre, l’installation d’un robot peut contraindre les éleveurs à préserver le nouveau
modèle qu’ils mettent en place. Avec un robot, il devient plus difficile d’agrandir son
troupeau, car la machine ne peut traire qu’un nombre limité d’individus par jour. Acheter
un deuxième robot pour quelques têtes de plus n’est pas rentable231
, il faut accroître d’un
coup ou ne pas le faire. De plus, lorsque le robot brise, il est rare que l’éleveur ait les
compétences pour le réparer. Il doit faire appel à un technicien et l’attendre, ce qui coûte
cher puisqu’en plus des coûts reliés à la réparation, il faut compter la somme perdue
pendant que le robot n’était pas en marche232
.
228
Ibid., p.10. 229
Op cit., Tiers. 230
Op cit., Jacobs, p.6. 231
Op cit., Beauregard. p.12. 232
Michael Kassler. (2001). « Agricultural automation in the new millenium », Computers and Electronics in
Agriculture, vol. 30, p.238.
55
En surplus, ce nouveau système s’accompagne d’une contrainte inexpérimentée
jusqu’alors. En effet, même s’il libère du temps, le robot impose en revanche qu’une
personne soit toujours présente sur la ferme. Comme il est toujours en fonction, il peut
déclencher des alarmes signalant des anormalités à toute heure du jour ou de la nuit233
.
Aussi, il est nécessaire que deux personnes connaissent le fonctionnement du robot au sein
de la ferme pour que le propriétaire puisse se faire remplacer234
.
Par ailleurs, l’automatisation de l’élevage entraîne un changement de tâches majeures pour
l’agriculteur, mais au-delà de cela, c’est le rôle complet de l’éleveur qui se voit modifier au
sein de la ferme. L’éleveur devient un gestionnaire et un entrepreneur, car son travail se
déroule désormais en lien avec la prise de décisions. Il doit surtout analyser et interpréter
des données. Parmi la panoplie de données, il doit arriver à sélectionner celles dont il a
vraiment besoin, sinon il sera surchargé235
. Nous sommes loin de l’image traditionnelle du
fermier qui s’épuise à la sueur de ses efforts physiques. Le robot change la manière de
travailler des agriculteurs, avant l’éleveur trayait ses vaches deux fois par jour à des heures
fixes, ce qui était contraignant. Il peut maintenant profiter de plus de flexibilité dans son
horaire, puisque les vaches se rendent elles-mêmes à la traite.
Cette nouvelle façon de fonctionner implique également de nouvelles tâches pour
l’agriculteur. Le travail manuel doit être remplacé par du travail d’observation direct des
animaux, mais aussi à travers l’information donnée par le robot de traite. C’est important,
car l’éleveur ne bénéficie plus du moment privilégié que constituait la traite entre lui et
chacune de ses vaches pour les observer de près et les toucher. Il faut en plus apprendre à
faire de la maintenance technologique. Enfin, il est nécessaire de prendre du temps pour
emmener à la traite les vaches réfractaires qui ne sont pas allées par elle-même dans la
journée.
Par ailleurs, les modifications renforçant l’automatisation des fermes n’ont pas fini de
défiler sous nos yeux. Ce phénomène consiste en une course contre le temps qui cherche à
rendre la traite toujours plus rapide, en exigeant toujours davantage de l’animal en termes
233
Op cit., Parent. 234
Op cit., Veysset, Wallet et Prugnard. p.55. 235
Op cit., Tiers.
56
de productivité. Le robot de traite est un exemple représentant une nouvelle manière de
pratiquer l’agriculture où l’intervention humaine se passe au niveau de la gestion plutôt
qu’au niveau manuel. Gérer des données est censé améliorer la prise de décision des
éleveurs qui peuvent réfléchir en meilleure connaissance de cause. Ainsi, ils ne prendront
pas de meilleures décisions, mais bien les bonnes décisions236
. En tout état de cause, le
robot permet de faire subsister le modèle des fermes familiales qui sont nombreuses à
l’acquérir : « The recent technological evolutions (robotic milking system […] in dairy
farms, […] GPS and so-called “precision” farming to face the growing difficulties of
managing increasingly larger and therefore increasingly heterogeneous plots, increase in
the furrow width of machines and increased automation) show that pursuing productivity
gains is still possible within the framework of the same family “model” »237
. Ceci dans un
contexte où la croissance de la productivité est requise pour la survie d’une ferme.
1.4 Pratiques agricoles sous un angle philosophique
Nous souhaitons conclure ce chapitre avec une courte section dans laquelle nous nous
attarderons à une analyse philosophique des différentes pratiques agricoles que nous avons
explorées. Nous traiterons donc des concepts de pilotage et de fabrication. Puis, nous
verrons en quoi la technologisation des fermes est un phénomène culturel.
1.4.1 Pilotage et fabrication
Lors de la présente section, nous nous appuierons sur des concepts tirés de l’ouvrage
Penser et agir avec la nature, une enquête philosophique238
, ce qui nous permettra de
réfléchir aux différents modèles agricoles à partir des modèles d’action technique qui
influencent notre agir sur l’environnement. En effet, les auteurs Raphaël et Catherine
Larrère y définissent deux grands modèles de conception technique, à savoir ceux de la
236
Lely. (2019). https://www.lely.com/ca/fr/solutions/lely-t4c/ Consulté en ligne. 237
Hubert Cochet. (2015). Comparative agriculture, Paris, Edtions Quae.p.75. 238
Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (2015). Penser et agir avec la nature, une enquête philosophique,
Paris, Éditions la Découverte.
57
fabrication et du pilotage. Ces deux paradigmes entraînent un rapport différent à
l’environnement naturel et social239
. Le premier d’entre eux, relié à l’artisanat240
et aux arts
du faire, consiste en la production et la fabrication d’artefacts, comprenant des objets et des
outils, la construction de bâtiments, la synthétisation de substances qui ne se retrouvent pas
dans la nature, etc. Quant au second paradigme, il relève plutôt du faire-avec et consiste à
orienter et à infléchir les processus naturels vers l’usage que nous voulons en tirer241
. Ce
modèle implique de piloter et de manipuler son environnement et des êtres vivants. En
résumé, l’expression faire-avec évoque le fait qu’il faut composer avec la nature.
En ce qui concerne l’agriculture, ce dernier paradigme se traduit entre autres par un passage
de la chasse et de la cueillette vers les premières formes de culture de la terre et de
domestication. Ces deux pratiques forment en fait les débuts de la manipulation de la nature
par l’humain. Plus précisément, Raphaël et Catherine Larrère affirment que l’agriculture
inaugure l’ère de l’artificialisation242
. À cet égard, nous comprenons que l’agriculture
« substitue à certains écosystèmes des agrosystèmes qui ne sauraient se maintenir sans
intervention permanente de l’homme. Ce sont bien des systèmes artificiels, au sens
aristotélicien du terme, puisqu’ils dépendent quant à leur principe de mouvement et de
changement de leur fabricant »243
. Ce passage dénote l’importance du rôle humain dans les
agrosystèmes, sans quoi les processus naturels reprendraient leur cours normal par eux-
mêmes, ce qui détruirait un milieu artificialisé et orienté par l’humain. Par exemple, un
champ délaissé par les humains sera transformé par la nature.
Par ailleurs, la nature continue d’exercer un rôle dans l’activité agricole, et ce, sans
l’intervention de l’humain qui profite tout de même de ses services spontanés. Cette idée
s’illustre de différentes manières. Par exemple, dans la pollinisation où le fermier est passif,
car les insectes l’effectuent naturellement244
; Nous pouvons également penser à la sélection
artificielle des plantes, car l’agriculteur doit faire un choix parmi celles qui sont adaptées au
239
Ibid., p.175. 240
Ibidem. 241
Ibid., p.176. 242
Sur cette question, voir aussi Op. Cit., Mazoyer et Roudart, p.25. 243
Op. Cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (2015). p.177. Ils citent : « Dominique Bourg. (2000). « La
responsabilité écologique », Les cahiers philosophiques de Strasbourg, t.10, p.55 ». 244
Ibid., p.178.
58
climat dans lequel il cultive245
. En somme, nous nous apercevons que ces milieux orientés
par les paysans ne dépendent pas uniquement d’eux. Leur pouvoir sur ce monde qu’ils
n’ont pas créé est limité.
Ensuite, une autre divergence entre les deux paradigmes se situe au niveau du savoir-faire
qui est nécessaire au pilotage et prétendument absent de la fabrication à notre époque. Plus
précisément, les productions standardisées à l’intérieur de l’industrialisation nient
l’importance du savoir-faire qu’avait l’artisan246
. Il faut cependant rappeler que le savoir-
faire rend le pilotage particulier, car il suppose une relative autonomie du praticien. Dans la
fabrication, tous ceux qui participent à la construction sont dépendants des autres dans le
processus de fabrication, car chaque individu ne comprend pas individuellement le
fonctionnement complet de ce qu’il contribue à fabriquer. Aujourd’hui, les deux
paradigmes sont cependant hiérarchisés et dans l’industrialisation, c’est la fabrication qui
est favorisée. En outre, ces deux façons de faire ne dénotent pas le même rapport à la
complexité du monde. Le faire tend à dominer pour imposer une volonté à une matière,
puisque nous nous attendons à un comportement prévisible des objets que nous
travaillons247
. Tandis que le faire-avec se trace à travers un esprit collaboratif avec l’autre
pour s’adapter et adapter le contexte naturel auquel les humains font face, ils se trouvent
alors dans l’imprévisibilité248
. De plus, comme le pilotage s’inscrit toujours dans une
démarche adaptative selon son contexte de production, elle « n’est guère reproductible à
l’identique »249
, contrairement à la fabrication qui standardise la démarche de production.
Malgré ce que nous pourrions croire, la fabrication n’est cependant pas exempte
d’imprévisibilité. En effet, ce paradigme a des limites puisque souvent le processus de
fabrication fait appel à des outils ou des machines qui peuvent se briser ou à des humains
ou des animaux qui répondent mal à leur tâche (ils peuvent être fatigués, incompétents,
récalcitrants, etc.)250
. Un autre exemple d’imprévisibilité est que les éleveurs ne peuvent
pas vraiment contrôler l’apparition de maladie chez l’animal. À ce sujet, Catherine et
245
Ibidem. 246
Ibid., p.184. 247
Ibid., p.186. 248
Ibidem. 249
Ibid., p.182. 250
Ibid., p.185.
59
Raphaël Larrère écrivent : « la nature existe, bien que nous ayons fait comme si elle
n’existait pas, comme s’il n’y avait plus que des mécaniques, […] »251
. La domestication et
l’élevage ne peuvent donc pas entrer complètement dans la catégorie de la fabrication,
même s’ils sont parfois pratiqués comme tels. D’un côté, parce que le processus même de
domestication relève d’un pilotage, les humains ont usé de ruse et se sont basés sur des
processus comportementaux « naturels » des espèces pour les amener à vivre près d’eux.
De l’autre côté, la part de subjectivité de l’animal limite, jusqu’à preuve du contraire, la
standardisation complète de l’élevage.
Toutefois, comme la fabrication est un processus qui n’est jamais complètement parfait et
contrôlé, il demeure toujours une part d’imprévisibilité malgré les croyances du contraire
qui peuvent être véhiculées par l’industrie agricole. Pour élaborer sur ce point, nous nous
appuyons encore sur Catherine et Raphaël Larrère qui développent aussi la notion du faire-
faire, au sens où les agriculteurs demandent à la machine de faire faire des choses à la
nature252
. Même si les personnes impliquées dans un processus de faire-faire ont la
prétention des fabricants en parfait contrôle de leur production, le processus de production
de lait n’est pas complètement maitrisé et l’illusion d’un processus foncièrement contrôlé
est ébranlée.
Nous souhaitons maintenant nous attarder aux différents modèles agricoles étayés en début
de chapitre afin de cerner s’ils entrent davantage dans le pilotage ou la fabrication. Le
premier modèle présenté, celui des Hurons-Wendats, dénote un rapport à la nature qui
relève ostensiblement du pilotage. Nous le supposons grâce à plusieurs caractéristiques de
leur mode de vie, par exemple des techniques comme les trois sœurs ou leurs connaissances
des habitudes animales au sein de leur habitat naturel illustrent qu’ils s’adaptaient à la
nature pour en tirer profit. De plus, cette Nation observait ce que proposait la nature afin de
l’exploiter pour mieux orienter leur pratique et la rendre plus productive.
Depuis la colonisation du territoire québécois jusqu’à son industrialisation et encore
aujourd’hui, nous pouvons observer plusieurs tentatives d’accroissement de contrôle sur la
251
Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (2001). « L’animal, machine à produire : la rupture du contrat
domestique », dans Florence Burgat et Robert Dantzer, Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?,
Paris, Inra. p.11. 252
Op. Cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (2015). p.196.
60
nature dans les cultures et dans les élevages. Un exemple de cette quête de contrôle se
trouve dans les recherches scientifiques entourant l’agriculture. Il reste à savoir si ces
pratiques ayant émergé au cours des derniers siècles relèvent davantage du paradigme du
pilotage ou de la fabrication. Aujourd’hui, les produits issus de l’agriculture font davantage
appel au paradigme de la fabrication, car ils sont de plus en plus transformés et contrôlés
par une industrie autour de la ferme plutôt qu’à la ferme elle-même253
. En outre, Raphaël
Larrère catégorise l’agriculture industrielle comme essentiellement artificialisées. En effet,
l’animal est grandement extrait d’un environnement naturel au sein de l’élevage
industriel254
. Il est parfois confiné à l’intérieur, il peut se reproduire par insémination
artificielle, certaines de sa nourriture ne proviennent pas directement des cultures de la
ferme sur laquelle il habite, les fertilisants ne sont plus du fumier animal, mais de l’engrais
chimique, etc.
Au surplus, d’autres pratiques directement exercées sur les animaux confortent aussi l’idée
que l’agriculture occidentale moderne s’inscrit dans la fabrication. Pour donner les
situations illustrant le mieux la fabrication en élevage, il faut nommer des pratiques telles
que le clonage ou la modification génétique, autant chez les plantes que chez les animaux,
qui font fi des processus naturels de reproduction. Ces pratiques nous éloignent d’anciennes
logiques de pilotage qui passaient par des processus de reproductions naturels et fondés sur
l’hérédité, et ce malgré le fait que la sélection artificielle était intentionnelle255
.
De son côté, le robot de traite, tout en s’inscrivant dans une pratique industrielle, intensifie
l’artificialisation du mode de vie de l’animal. La machine ne transforme pas directement
l’animal, mais elle transforme son rapport à l’humain. Elle a également un impact sur son
rapport à la traite et aux autres vaches, elle engendre l’instauration de relations
hiérarchiques au sein du troupeau. En outre, le processus de production de lait est
complètement relégué à la fabrication. En effet, le moment de la traite se déroulant
dorénavant entre un animal et une machine – construite pour fonctionner d’une manière
253
Raphaël Larrère. (2002). « Agriculture: artificialisation ou manipulation de la nature ? », dans
Cosmopolitiques, no1, p.168 254
Ibid., p.169. 255
Larrère Catherine. (2007). « La naturalisation des artifices », dans Marie-Hélène Parizeau, Georges
Chapouthier, L’être humain, l’animal et la technique, Québec, Presses de l’Université Laval, p.87. Et Larrère
Catherine. (2010). « Des animaux-machines aux machines animales », dans Jean Birnbaum, Qui sont les
animaux ?, Paris, Folio. p.102.
61
déterminée – avec laquelle l’animal n’a que peu de possibilités d’impliquer sa subjectivité.
Il est donc plutôt soumis à ce moment de fabrication, ce qui n’était pas le cas auparavant
alors que la vache s’impliquait dans un processus d’échange avec l’éleveur. Par exemple, sa
collaboration ou son manque de la collaboration lors de la traite pouvait envoyer un
message à l’éleveur alors qu’un robot ne peut recevoir de signal, puisqu’il, même s’il
« individualise » l’animal, se contente d’évaluer un animal qui se retrouve transformé en
une série d’indicateurs relatifs à sa performance.
Finalement, nous pouvons constater que les modes d’agriculture changent selon la façon de
travailler avec la nature et que les modèles adoptés impliquent aussi un rapport à l’animal.
Dans les modèles que nous avons exposés, nous notons une différence marquante entre le
mode de vie huron-wendat autosuffisant qui s’inscrit dans le pilotage et le modèle agricole
québécois contemporain qui participe à l’économie de marché et se rapproche de la
fabrication.
1.4.2 Pourquoi le modèle technique ?
Il est maintenant pertinent d’évaluer comment le robot de traite et l’automatisation de
l’élevage en général redéfinissent le modèle des fermes modernes. Aux premiers abords, il
semble que les motivations pour acquérir ce type de robot seraient les mêmes que lors
d’achat d’autres outils technique ou machines servant à améliorer la performance de la
ferme. Au premier coup d’œil, il est possible de voir l’automatisation comme la prochaine
étape banale d’un processus d’amélioration et de technologisation constants des fermes
devenues des entreprises agricoles. C’est d’ailleurs ce qu’en disent les compagnies :
« Accordingly, AMS manufacturers represent their technology as part of a continuing
process of agricultural ‘‘modernisation’’, emphasising its purported increases in
productivity and efficiency »256
. Par ailleurs, ces robots s’inscriraient dans la modernisation
constante des fermes, car tout comme les autres outils techniques en agriculture, ils rendent
le travail moins pénible et permettent de répartir le temps de travail pour aménager des
256
Lewis Holloway. (2007). « Subjecting cows to robots: farming technologies and the making of animal
subjects » Environment and Planning D: Society and Space, vol. 25, p.1048.
62
horaires plus flexibles. Ensuite, l’impression que la machine effectue un meilleur travail
que l’humain nous laisse comprendre pourquoi l’éleveur peut avoir envie de lui laisser sa
place. Dans le cas du robot de traite, cela s’illustre par le fait que le robot offre une
régularité à l’animal, car il ne peut être d’humeur changeante ; et parce qu’il détecte
certaines maladies chez l’animal qui sont invisibles à l’homme.
En outre, cette machine est vendue en promettant à l’agriculteur qu’il fera des économies
sur certaines dépenses comme en évitant d’embaucher un employé. L’agriculteur se voit
promettre plus de profit pour son entreprise, puisque le robot rend les vaches plus
productives. Cet argument peut paraître convaincant pour les agriculteurs qui cherchent
toujours à demeurer compétitifs dans leur domaine. Toutefois, nous avons expliqué que
l’argent économisé et le profit tiré du robot de traite ne sont pas assurés. Ce fait nous
pousse à nous demander ce qui peut conduire un agriculteur à acquérir un équipement qui
changera complètement la nature de son travail. Nous voulons aborder la question en allant
au-delà des arguments qui peuvent être avancés par les compagnies.
En fait, nous pouvons aussi nous pencher sur l’acquisition constante de nouvelles
technologies en agriculture dans une perspective de « cultural mindset »257
. Les auteurs
Hardeman et Jochemsen présentent nos sociétés occidentales comme encourageant de
toutes les façons le développement technologique et ont comme objectif absolu l’efficacité
en agriculture258
. D’abord, parce que les technologies nous rendent la vie plus facile et
moins pénible, mais pour soutenir leur idée, les auteurs s’appuient également sur un
concept théorisé par Jacques Ellul qu’il appelait le « bluff technologique ». Selon les
auteurs, cette théorie démontre en quoi la technologie est séduisante et comment elle bluffe
– mystifie – les humains par ses étonnantes capacités259
. En effet, nos interactions avec la
technologie nous portent à croire que cette dernière « est la seule et unique source de
progrès et d’amélioration humaine »260
.
257
Termes utilisés par Op cit., Hardeman et Jochemsen. p.662 258
Ibid., p.666. 259
Ibid., p.665. 260
Ibidem. Traduction libre. Leurs propos s’appuient sur W.C. Son. (2004). « Reading Jacques Ellul’s the
technological bluff in context ». Bulletin of ScienceTechnology and Society, 24(6), p.518–533.
63
En poursuivant, Hardeman et Jochemsen affirment que plus une personne est en contact
avec la technologie, plus il sera difficile pour elle de prendre ces distances envers son mode
de vie pour évaluer cette technologie et sa dépendance à celle-ci de sorte qu’elle ne peut
avoir un point de vue objectif et comprendre de manière valide les impacts de la
technologie sur son quotidien261
. Dans cette optique, il devient ardu pour une société et ses
individus de résister à la tentation de la recherche perpétuelle d’amélioration technologique,
car cette amélioration devient un standard à respecter sans plus de questionnements. Ce
serait entre autres le cas de l’industrie agricole dont le fonctionnement dépend de la
technologie. En outre, la croyance que la technique est éthiquement neutre262
fait en sorte
que son utilisation est peu remise en question. Ainsi, nous pouvons penser que certains
agriculteurs ayant appris leur métier avec les technologies auraient du mal à penser leur
métier sans elles.
Dans l’ensemble, même si la réflexion autour de l’achat d’un robot de traite dépasse l’idée
qu’il s’agit simplement d’une habitude que de renouveler son équipement agricole pour
qu’il soit plus technologique et performant, et donc plus rentable, le « cultural mindset »
crée néanmoins ce réflexe. À ce sujet, Stuart et Schewe constatent eux aussi que la
modernisation des fermes dans le but d’augmenter les revenus et être compétitif est
devenue une habitude chez les agriculteurs263
. Cependant, rappelons que dans le cas précis
du robot de traite, puisqu’il altère complètement la structure de l’exploitation, il est plutôt
difficile de cibler les indicateurs pour vérifier si l’éleveur fait réellement des économies264
.
Ainsi, cette rentabilité non assurée qui accompagne l’achat d’un robot de traite nous permet
de nous demander quelle est la part de l’influence sociale lors de l’acquisition.
Conclusion
La première section de ce chapitre a fait ressortir que l’agriculture moderne a radicalement
changé de modèle dans les récents siècles ce qui modifie aussi profondément la condition
261
Ibidem. 262
Ibid., p.667. 263
Op cit., Schewe et Stuart. p.201. 264
Ibid., p.209.
64
de l’agriculteur moderne. Puisqu’il se trouve maintenant dans un modèle marchant tourné
vers la croissance sans fin, il doit faire face à un marché mondialisé dans lequel la
compétition est féroce. Il doit s’adapter et se spécialiser pour atteindre un seuil de
renouvellement de son entreprise pour la faire perdurer. Tandis qu’auparavant, les Hurons-
Wendats ayant peu de connaissances scientifiques sur les sols se fiaient à la tradition et à
leurs observations de la nature pour savoir comment cultiver. Cependant, suite à la
colonisation, l’agriculture en sol québécois a radicalement changé et les agriculteurs se sont
aperçus que d’améliorer les techniques agricoles augmentait le rendement et réduisait la
peine et le temps à allouer aux tâches agricoles.
Concernant la deuxième section qui porte sur les animaux dans l’élevage, nous sommes
remontés aux origines de la domestication pour saisir comment les humains et les animaux
sont entrés en contact et voir comment cette relation a évolué au cours des millénaires.
Nous avons constaté qu’il est difficile de cerner ce que signifie réellement la domestication,
car les catégories de la domesticité et du sauvage ne conviennent pas aux relations que tous
les humains entretiennent avec les animaux. C’est pourquoi nous sommes désormais d’avis
que pour véritablement comprendre l’enjeu du rapport à l’animal au sein de l’élevage, il
faut penser la domestication en termes de relation. Nous pourrons alors remettre en
question l’éthique pour ces animaux.
La troisième section nous a permis de mettre en lien les deux premières afin d’expliquer la
présence de plus en plus imposante de l’automatisation en agriculture. En effet, au regard
des changements subis au sein de l’agriculture à l’ère industrielle, nous nous apercevons
que les systèmes de traite automatisés et les fermes très technologiques s’inscrivent dans la
logique de croissance, de spécialisation et de scientifisation des fermes. Ils sont aussi
adoptés pour les mêmes raisons que les autres inventions techniques en agriculture, c’est-à-
dire qu’ils permettent de réduire la peine et le temps de travail, de réduire la main-d’œuvre
et d’acquérir une meilleure maîtrise du travail agricole.
Enfin, nous avons analysé sous un angle philosophique les différents modèles agricoles
pour nous rendre compte que l’agriculture industrielle participe fortement au modèle de la
fabrication décrit par les Larrère. Tous les éléments étudiés nous permettent de comprendre
que le robot de traite ne constitue pas une rupture avec les modèles agricoles précédents,
65
mais qu’il représente plutôt la prochaine étape d’un même paradigme. En fait, le robot de
traite nous aide à mettre l’emphase sur le fait que tous les moyens de production de
l’agriculture industrielle sont tournés vers la croissance, ce qui est parfaitement en lien avec
le concept de fabrication. Bref, le but du modèle que nous avons décrit est la production, et
ce, malgré la place que nous voudrions donner à l’animal dans l’élevage.
66
Chapitre 2. Les implications éthiques de la relation à l’animal
Nous avons vu dans le chapitre précédent que les rapports interspécifiques entre les
humains et les animaux domestiques sont plutôt complexes. Pour mieux comprendre les
enjeux qui sous-tendent la domestication, nous croyons qu’il pourrait être pertinent
d’analyser les échanges interspécifiques à partir des relations des individus animaux ou
humains. En effet, le rôle de l’animal domestique évolue selon les contextes dans lesquels il
est côtoyé. En regard des constats effectués lors du premier chapitre, nous nous apercevons
que ce dernier ne fait pas toujours l’objet de bons traitements, car l’humain ne définit que
difficilement son rapport éthique à l’animal. Par exemple, sa manière de traiter l’animal
peut être influencée par plusieurs facteurs, dont le modèle économique dans lequel il est
exploité. De nos jours, l’élevage animal au niveau industriel comporte son lot de mauvais
traitements de sorte que nous remarquons la présence de mouvements de défenses pour les
animaux qui dénoncent les mauvaises pratiques faites envers ces derniers, notamment en
associant même la domestication à la dénaturation de l’animal et à l’esclavage265
. Face aux
réflexions que soulèvent toutes les pratiques reliées à l’élevage depuis les balbutiements de
la domestication, nous souhaitons analyser l’éthique à définir en fonction du lien entretenu
avec les animaux domestiques. Ultimement, nous voulons comprendre en profondeur les
enjeux reliés à la domestication pour voir où se situe le robot de traite. Nous explorerons
par la pensée de Peter Singer l’évolution du mouvement de libération animale et en ferons
la critique. Nous verrons ensuite comment il est souhaitable de faire communauté avec les
animaux avec l’aide de Dominique Lestel et Mary Midgley. Nous réfléchirons ensuite sur
l’impact de robot de traite vis-à-vis de la relation entre l’éleveur et ses vaches et nous
tenterons de démontrer que la relation doit être partie prenante du bien-être animal.
2.1 La domestication du point de vue éthique
Cette section nous servira à déterminer s’il faut recourir à des formes d’éthique différentes
selon la catégorie à laquelle les individus animaux sont attribués. Nous voulons savoir si
265
Op cit., Helmer. p. 23. Il réfère aux propos de Buffon. (Leclerc G.L. Comte de). (1769) (nouvelle édition).
Histoire naturelle, générale et particulière, Imprimerie royale.
67
nous devons réserver des traitements différents aux animaux sauvages et aux animaux
domestiques. Nous verrons aussi comment Peter Singer et le mouvement de libération
animale veulent agir avec les animaux domestiques, tout en expliquant pourquoi leurs
suggestions ne sont pas suffisantes.
2.1.1 L’éthique et les catégories animales
Certains pourraient croire que la domestication en elle-même est associée à une forme
d’asservissement. Il subsiste effectivement une vision stipulant que les humains auraient
domestiqué les animaux pour asseoir leur puissance sur les autres espèces266
. Dès son
avènement, la domestication aurait alors consisté à modeler les espèces pour mieux les
artificialiser et les rendre plus dociles à notre usage. Ce comportement aurait ainsi conduit
les humains à transformer leurs animaux domestiques au point d’entraîner chez eux une
dégénération267
. Autrement dit, l’humain aurait contribué à développer chez eux une
génétique désavantageuse qui irait jusqu’à rendre impossible leur survie en milieu sauvage,
ce qui rend par ailleurs l’animal domestique dépendant des humains qui sont censés en
prendre soin. Gautier nous donne l’exemple du chien qui a vu sa génétique transformée de
manière à lui nuire : « l’homme favorise des traits anormaux sans se soucier de leurs effets
négatifs, comme, par exemple, le raccourcissement excessif du museau, les pattes tordues
ou les oreilles pendantes et excessivement longues »268
. Ces exemples montrent bien en
quoi les coquetteries humaines prévalent parfois sur le bien-être des animaux. Bref, pour
certains défenseurs des animaux, d’intenses modifications génétiques imposées à ces
derniers font penser que la domestication n’est pas faite dans une perspective éthique.
Cette vision de l’animal domestique dégénéré et dépendant fait d’ailleurs croire à certains
que ces animaux sont dénaturés et donc, qu’ils ne correspondraient pas à de véritables
animaux comme ceux vivant à l’état sauvage n’ayant pas été altérés par l’humain. C’est le
cas de John Baird Callicott qui écrit en 1980 un article intitulé Animal liberation: a
266
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (1997). p.13. 267
Op cit., Gautier. p.60. 268
Ibid., p.265.
68
Triangular Affair269
, qui tente de montrer qu’il faut traiter les animaux différemment selon
la catégorie (sauvage ou domestique) à laquelle ils appartiennent. Cet auteur représente
bien la division dans le champ de l’éthique de l’environnement concernant la place des
animaux. Nous exposerons sa pensée pour montrer notre cheminement par rapport aux
traitements envers les animaux domestiques. Il justifie les différences de traitements entre
les animaux domestiques et sauvages à partir des contradictions qu’il identifie entre
l’éthique animale à la base du mouvement de libération animale (que nous expliquerons
sous peu) et l’éthique environnementale. Pour décrire l’éthique de l’environnement, il
s’appuie sur les propos d’Aldo Léopold qui développe la théorie du « Land Ethic ». Celle-ci
stipule qu’il est nécessaire d’inclure non seulement les humains à l’intérieur de nos
considérations éthiques, mais également les non-humains et la nature, donc
l’environnement270
. Pour Léopold, chacun de ces éléments naturels se retrouve inclus dans
une communauté bioéthique dans laquelle il faut réfléchir à la préservation, l’intégrité, la
stabilité et la beauté de tout ce qui en fait partie. De son côté, le mouvement de libération
animale souhaite établir une hiérarchie entre les plantes (ou tout autre élément de la nature)
et les animaux pour qu’une plus grande valeur morale soit accordée à ces derniers. Cette
hiérarchisation s’explique par le fait que, comme les animaux sont des êtres sentants, leur
considération morale doit être priorisée à celle des plantes qui elles ne peuvent pas
souffrir271
. Par conséquent, Callicott nous fait remarquer que les principes d’éthique
animale et ceux d’éthique environnementale, en plus d’être contradictoires, sont parfois
résolument incompatibles, ce qui se constate dans des situations concrètes. Par exemple, en
éthique animale, la consommation animale est proscrite alors qu’en éthique de
l’environnement, elle est permise272
. De plus, toujours selon Callicott, les contradictions
entre les deux théories s’illustrent ailleurs. En effet, les tenants de la libération animale
développent une théorie individualiste s’appliquant surtout à l’animal domestique et veulent
l’étendre à l’animal sauvage. De leur côté, les défenseurs de l’environnement ne
démontrent un souci que pour l’animal sauvage et ils le réfléchissent à l’intérieur d’un tout
(l’écosystème) qui le dépasse.
269
Callicott, John Baird. (hiver 1980). « Animal liberation : a Triangular Affair », dans Environmental Ethics,
vol. 2, issue 4, p. 311-338. 270
Ibid., p.312. 271
Ibid., p.318. 272
Ibid., p.314.
69
Une fois le raisonnement de Callicott exposé, nous voyons comment il n’accorde pas la
même considération morale aux différentes catégories d’animaux. Il interprète ce dilemme
de sorte que d’un côté, il défend l’idée que les animaux n’ayant pas de contacts avec les
êtres humains doivent bénéficier d’un statut moral qui sert à les protéger dans la mesure où
ils appartiennent à un écosystème qui doit aussi être protégé273
. De l’autre côté, Callicott
dépouille de toute considération morale les animaux domestiques, puisqu’ils ont été créés
par les humains, ce qui fait d’eux des artefacts274
. Par conséquent, si le référent pour savoir
comment bien les traiter – comme c’est le cas dans le mouvement de libération animale –
est de se fier à leurs comportements naturels, il est impossible de le connaître puisque les
animaux domestiques ne vivent pas de façon naturelle275
. Enfin, cette différenciation entre
les animaux sauvages et domestiques n’est pas seulement faite par Callicott, elle a en effet
un ancrage historique. Elle se serait effectuée à l’aube de la domestication :
La relation bipolaire homme-animal est remplacée par un triangle : éleveur-troupeau-animaux
sauvages. Ces derniers deviennent des ennemis qu’il faut chasser, détruire parce qu’ils
s’attaquent aux troupeaux, viennent les troubler et manger leur herbe. L’homme commence à
les redouter et sa crainte sera renforcée par le fait qu’il les connait de moins en moins, car ils
sont différents de ses animaux familiers. Ceux-ci bénéficient de ses soins et de sa protection et
l’éleveur les suit de très près dès leur naissance. Ainsi s’établissent entre l’éleveur et son
cheptel des relations plus étroites qu’entre les chasseurs paléolithiques et leurs proies276
.
Dès les balbutiements de la domestication, nous constatons déjà une distinction entre la
perception, la relation et le traitement des deux catégories d’animaux.
Bref, cette réflexion sur le rapport et la perception des animaux selon que nous les placions
dans les catégories sauvages ou domestiques engendre chez nous de sérieux
questionnements à savoir si chacune de ces catégories aussi imprécises soient-elles font
appel à des éthiques différentes. Cette section servait à illustrer le débat concernant le statut
des animaux selon leur catégorie. Nous reviendrons à la pensée de Callicott plus tard afin
de résoudre cette question.
273
Op cit., Catherine Larrère. (2007). p.81. 274
Op cit., Callicott. (1980). p. 330. 275
Ibidem. 276
Op cit., Gautier. p.246.
70
2.1.2 Les machines animales
Il faut ajouter que le phénomène de dénaturation des animaux domestiques s’accentue dans
le modèle de l’élevage industriel. Ces animaux d’élevage issus des processus zootechniques
sont alors parfois désignés comme des machines animales, ce qui est un clin d’œil à
l’animal-machine de Descartes, lequel affirmait que les animaux fonctionnaient comme des
automates277
. Nous pouvons néanmoins interpréter cette réflexion chez le philosophe
comme un prétexte pour pouvoir maltraiter les animaux sans scrupule, car s’ils sont jugés
insensibles, il serait alors justifié de les exploiter et de leur nuire278
. En plus de nous donner
la permission de les utiliser, réduire les animaux à des machines a une portée
philosophique, car cette idée permet de distinguer les humains des animaux du point de vue
métaphysique. Cette distance créée entre les humains et les animaux permet également
d’éviter de poser la question éthique quant à leur traitement279
, puisque, à cause de nos
différenciations, ils ne sont certainement pas nos égaux.
Pour en revenir à l’élevage industriel, il est aujourd’hui critiqué de traiter les animaux
comme des machines. À la différence de l’animal-machine de Descartes, qui comporte une
définition essentialiste ou ontologique de l’animal280
, la notion de machine animale dépasse
la signification du simple chien robot281
, car elle évoque l’idée que nous pouvons modifier
nous-mêmes l’animal à notre guise. Les zootechniciens reprennent l’argumentaire cartésien
de l’animal-machine pour traiter les animaux d’élevage comme s’ils étaient des machines
dans la mesure où les animaux, à l’instar des machines, sont toujours améliorables.
Par ailleurs, peu importe que la comparaison entre l’animal et la machine se fasse dans un
sens comme dans l’autre, il n’en demeure pas moins que de mettre en parallèle la machine
et l’animal a pour but d’asseoir une certaine domination de l’humain sur l’animal282
. Dans
ce cas, la relation entre l’humain et l’animal en est une de subordination et non de
coopération, qui évite d’aborder la considération éthique envers l’animal.
277
René Descartes. (1987). « Discours de la méthode (1937) », dans Œuvres et lettres (Édité par André
Bridoux), Paris, Gallimard. p.164-165. 278
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (2001). p.13. 279
Op cit., Catherine Larrère. (2007). p.88. 280
Ibid., p.89. 281
Ibid., p.88. 282
Ibid., p.99.
71
2.1.3 Singer et la souffrance animale
En 1975, Peter Singer prend à son tour part au débat sur l’éthique animale en réaction aux
mauvaises pratiques reliées à l’élevage industriel et aux recherches sur les animaux en
laboratoire. Il publie l’ouvrage Animal Liberation283
pour fonder une éthique animale
d’ordre utilitariste qui appuie son argumentation sur la capacité de souffrir des animaux. Il
s’inspire de la théorie de Jeremy Bentham pour affirmer qu’il faut traiter les animaux de
sorte à minimiser la souffrance que les humains pourraient leur infliger tout en maximisant
leur plaisir, ce qui est associé à leur bien-être284
. Singer fait la lecture de cette fameuse
citation de Bentham pour déterminer que le fait d’être sentant est suffisant pour bénéficier
d’une considération morale : « […] un cheval ou un chien adultes sont des animaux
incomparablement plus rationnels, et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, d’une
semaine ou même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela changerait ? La
question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais peuvent-ils
souffrir ? »285
Plus précisément, pour Singer, c’est en recourant à un utilitarisme de
préférence qu’il est possible de déterminer les traitements dont les individus doivent
bénéficier. Il faut tenter de satisfaire leurs préférences286
, et ce, à partir de ce qui constitue
leurs intérêts propres. En effet, il est possible de cibler les intérêts des individus animaux
parce qu’ils sont des êtres dotés de la capacité de ressentir287
. Enfin, Singer associe le bien-
être de l’animal au fait de le traiter de manière semblable à son état naturel.
De plus, Singer dénonce le spécisme des humains dans nos sociétés. Ce concept est défini
comme un « préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa
propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces »288
. Pour Singer,
le spécisme est un argument arbitraire servant à discriminer des individus sur la seule base
de leur espèce. Il fait plutôt valoir que les animaux sont égaux aux humains. Pour soutenir
283
Peter Singer. (1975). Animal Liberation: A New Ethics for Our Treatment of Animal, États-Unis,
HarperCollins. 284
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (1997). p.12. 285
Peter Singer. (1993). La libération animale, traduit de l’anglais par Louise Rousselle, Paris, Bernard
Grasset. p. 37. Il cite : Jeremy Bentham, Introduction to the Principles of Morals and Legislation, chapitre 17. 286
Peter Singer. (1997). Questions d’éthique pratique, traduit de l’anglais Max Marcuzzi, Paris, Bayard.
p.129. 287
Op cit., Singer. (1993). p. 37. 288
Ibid., p.36.
72
son point, il s’appuie sur la théorie continuiste de l’évolution darwinienne voulant que
l’espèce humaine se soit développée dans le même cadre évolutionniste que les autres
animaux289
. Cette position suggère que les humains et les animaux sont munis des mêmes
caractéristiques, mais les ont développées à des degrés divers. Cet aspect permet tout de
même de hiérarchiser les intérêts de chacun puisque les intérêts des animaux sont moins
complexes que les nôtres. Ainsi, tous les individus sont égaux par rapport à la façon dont
nous devons considérer leurs intérêts, et non pas dans leur traitement en tant que tel290
.
La philosophie de Peter Singer a donné lieu à un fort mouvement social pour la libération
des animaux qui s’inspire du mouvement de libération des noirs ou des homosexuels. Il
précise qu’un mouvement de libération correspond à « l’exigence que soit mis fin à un
préjugé et à une discrimination basés sur une caractéristique arbitraire […] »291
. Toutefois,
aux yeux de certains militants antispécistes, le titre donné au mouvement de libération
animale signifie littéralement qu’il faut libérer les animaux maltraités292
en abolissant toute
forme d’exploitation de l’animal. Ils revendiquent davantage qu’une simple réforme des
systèmes d’élevage, car ils croient que nous ne pouvons protéger les animaux lors
d’opérations nécessairement souffrantes pour ceux-ci, telles que le confinement ou
l’abattage293
. De plus, le mouvement pour la libération animale incite ses adeptes à adopter
une alimentation végétarienne en guise de boycott pour pousser les fermes industrielles à
cesser leurs mauvaises pratiques envers les animaux294
. En revanche, certains militants
antispécistes accordent une interprétation plus stricte aux propos de Singer et ouvrent la
porte à des revendications anthropomorphistes. Leur critère de moralité d’un traitement
envers un animal est de comparer s’il serait accepté que le même traitement soit fait à un
humain295
. Leur vision de l’éthique animale est individualiste, ce qui signifie qu’il faut
289
Ibid., p.311. 290
Ibid., p.31. 291
Ibid., p.12. 292
Catherine-Marie Dubreuil. (2009). « L'antispécisme, un mouvement de libération animale », Ethnologie
française, vol. 39, p.121 293
Florence Burgat. (2009). « La mouvance animalière. Des « petites dames de la protection animale ». À la
constitution d’un mouvement qui dérange » Pouvoirs, n° 131, p.76. 294
Op cit., Singer. (1993). p.251. 295
Op cit., Dubreuil. p.117. L’auteure s’appuie sur les propos de la quatrième de couverture des Cahiers
antispécistes, revue française de libération des animaux, qui existe depuis 1991.
73
penser le traitement de chaque individu animal avant de penser le traitement d’une espèce
globalement296
.
2.1.4 Critique du mouvement de libération animale
Malgré les nombreux problèmes éthiques qu’entraînent aujourd’hui l’élevage industriel, la
solution pour certains ne s’inscrit pas dans le rejet complet de l’exploitation animale. Des
arguments apportés par Catherine et Raphaël Larrère nous poussent à reconnaître une
certaine validité dans les propos de Singer, sans toutefois donner une réponse satisfaisante
concernant l’éthique à adopter avec les animaux domestiques. En effet, son argumentaire ne
reflète aucunement les réalités vécues par les protagonistes à l’intérieur d’une relation entre
un humain et son animal domestique. En tout état de cause, Singer nous exhorte à traiter les
animaux de manière égale aux humains à l’intérieur de relations qui, elles, sont
hiérarchiques297
. De surcroît, les auteurs critiquent l’idée d’élargir aux animaux l’éthique
utilitariste, car elle a d’abord été conçue pour régir des rapports entre humains298
.
Catherine et Raphaël Larrère reviennent également sur le fait qu’avec l’urbanisation, la
majorité des citoyens côtoient seulement de petits animaux de compagnie avec lesquels ils
partagent une relation idéalisée qui rend propice à l’anthropomorphisme299
. Les rapports
que les citadins connaissent avec les animaux les poussent alors à concevoir la
domestication selon leurs propres critères : « tout témoigne de la généralisation d’un
modèle : celui des relations quasi familiales qu’entretiennent les gens « civilisés » avec
leurs animaux de compagnie. Cette référence conduit un nombre croissant de citadins (et de
ruraux non-agriculteurs) à juger les pratiques d’élevage, l’attitude des chasseurs et le
traitement des animaux de laboratoire à l’aune de leur modèle : celui de l’animal
familier »300
. Cette attitude dénote une mécompréhension des enjeux éthiques reliés à
l’élevage chez le citadin. Pour les Larrère, « l’utilitarisme élargi de Peter Singer […], sous
le couvert d’un objectivisme universalisant, […] ne fait que reconduire les sensibilités 296
Ibid., p.121. 297
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (1997). p.12. 298
Ibid., p.13. 299
Ibid., p.12-13. 300
Ibid., p.13.
74
urbaines et postule, entre l’homme et l’animal, un égalitarisme qui, finalement, nie l’animal
dans son statut d’animal domestique »301
, car il ne rend pas compte de ce qu’il est
réellement.
En outre, le mouvement de libération animale est également critiqué pour son
ethnocentrisme. En effet, Philippe Descola souligne qu’à travers les millions d’espèces
animales dans le monde « les organisations animalitaires, ne représentent que quelques
dizaines d’espèces tout au plus. Ce sont les plus familières aux Occidentaux, les animaux
d’élevage, les animaux de compagnie et le gibier, auxquels s’ajoutent quelques espèces
sauvages emblématiques, […], à cela s’ajoute des espèces exotiques, à peu près toujours les
mêmes, conservées dans des lieux spéciaux pour l’édification et le plaisir du public
urbain »302
. Il explique que ces espèces sont ciblées par ces organismes, car ce sont elles
que nous sommes amenés à connaître ou à côtoyer dans nos maisons, nos assiettes, nos
zoos, etc. Ces espèces correspondent aux animaux connus dans les pays riches303
. Ainsi, les
mouvements pour les animaux sauvages ne sont pas véritablement ancrés dans les milieux
qu’ils souhaitent représenter.
Finalement, nous pouvons voir que même si elle est très critique des mauvaises pratiques
reliées à l’exploitation animale contemporaine et que le mouvement qui en a suivi est très
répandu, l’éthique animale de Peter Singer rate sa cible et ne permet pas de rétablir le lien
entre les humains et leurs animaux domestiques. Nous pensons que la réflexion de l’auteur
s’est construite à travers les mauvaises pratiques occidentales reliées à l’exploitation
animale de notre époque. Ce point de vue de l’auteur explique les critiques faites par les
Larrère et Descola, qui montrent que l’éthique animale reliée au mouvement de libération
est traitée à partir de l’angle des citadins et des Occidentaux modernes. Nous sommes
d’accord pour affirmer que ce n’est pas une bonne façon de réfléchir l’éthique animale et
qu’il faut remonter plus loin pour comprendre notre rapport à l’animal. D’un point de vue
historique, il faudrait plutôt voir la domestication comme un échange de services auxquels
301
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (2001). p.24. 302
Philippe Descola. (2010). « À chacun ses animaux », dans Jean Birnbaum. Qui sont les animaux ?, Paris,
Folio, p.168-169. 303
Ibid., p.168.
75
les différentes espèces souhaitent collaborer. C’est ce sur quoi nous nous attarderons dans
la prochaine section.
2.2 Le contrat domestique
À l’opposé du mouvement de libération animale, nous retrouvons un autre mouvement se
revendiquant de la cause animale, celui-ci se porte à la défense des animaux sans toutefois
vouloir abolir les pratiques reliées à l’exploitation animale. Les tenants de cette ligne de
pensée sont favorables à réformer les conditions de vie des animaux d’élevage ou de
laboratoire sans faire cesser ces pratiques. En tout état de cause, pour une de leur
représentante Jocelyne Porcher, libérer les animaux ne constitue rien de moins qu’une
rupture avec ces derniers304
, car nous ne serions plus du tout en relation avec eux. Selon
elle, il faut cesser d’interpréter toutes les relations interspécifiques sous l’angle de
l’exploitation et plutôt s’attarder sur le lien social qui nous unit aux animaux domestiques.
Les défenseurs des animaux misent préférablement sur la réforme des modèles
d’exploitation en favorisant « une vie de relation au sein d’un milieu où échanger avec des
congénères et avec des êtres humains sinon bienveillants, du moins attentifs à leur bien-
être »305
. Les concepts de communauté domestique et de contrat domestique que nous
définirons dans cette section s’inscrivent dans cette idée.
Le contrat domestique qui fait quelque peu écho au concept de philosophie politique du
contrat social ou au concept de contrat naturel. Ce dernier qui est avancé dans le livre de
philosophie du droit de Michel Serres306
, stipule que les humains doivent passer un accord
avec les choses inertes, ce qui inclut la nature, pour souligner l’importance que les humains
redonnent ce qu’ils reçoivent de la nature. Le contrat domestique implique des relations
allant au-delà des catégories biologiques évoquées dans notre premier chapitre. Les
304
Jocelyne Porcher. (2007). « Ne libérez pas les animaux ! Plaidoyer contre un conformisme
« analphabête » », La Découverte, Revue du MAUSS, n° 29, p.576. 305
Florence Burgat. (2013). « Le contrat domestique est-il un marché de dupes ? », dans Florence Burgat et
Vanessa Nurock. Le multinaturalisme Mélanges à Catherine Larrère, Paris, Wildproject, p.194. 306
Michel Serres. (1990). Le contrat naturel, Paris, France, Éditions François Bourin.
76
humains et leurs animaux domestiques tissent des liens contrairement par exemple aux
espèces commensales.
2.2.1 La communauté mixte
Avant d’entrer dans le vif du sujet du contrat domestique, il faut d’abord pour mieux le
comprendre s’attarder sur la notion de communauté mixte. Le concept de communauté
mixte nous vient de Mary Migley qui souligne un fait historique voulant que chaque société
humaine ait, depuis l’ère néolithique, formé des communautés avec au moins une autre
espèce animale. Mary Midgley nous indique que c’est une erreur d’adhérer à la croyance
tirée de la théorie de la sélection naturelle selon laquelle toutes les espèces seraient en
compétition dans la nature. Elle soutient que les espèces sont plutôt dans l’entraide, car
elles travaillent ensemble pour faire fonctionner un écosystème : « Moreover, it would be
quite false to say that competition is the only relations that obtains between species. Mutual
dependence is in general quite as important. Each kind exists within an ecosystem, and
needs the other to keep the system going »307
. L’auteure nous incite à concevoir que les
actions des différentes espèces se complètent dans la nature. Elle suppose également que les
humains auraient oublié ce lien qui les unit aux autres espèces à cause de leur grande
habileté à s’adapter à tous les milieux et à vivre en quelque sorte en dehors de la nature308
.
Elle reconnaît toutefois que la compétition est parfois inévitable, évidemment parce que
certaines espèces servent à en nourrir d’autres ou parce que différentes espèces convoitent
parfois les mêmes ressources limitées.
Toujours selon Midgley, l’idée d’une communauté strictement humaine est un mythe :
« Man does not naturally exist in species-isolation »309
. En effet, historiquement toutes les
communautés humaines ont impliqué des animaux. Les liens entre les individus de
différentes espèces à l’intérieur de ces communautés ne reposent pas sur la peur et sur la
violence, mais sur la capacité des animaux de former des relations individuelles avec
307
Op cit., Midgley. p.24. 308
Ibidem. 309
Ibid., p.110.
77
l’humain, et ce, en comprenant l’échange de signaux sociaux entre les individus310
.
Midgley affirme d’ailleurs que si les humains d’antan avaient traité les animaux comme des
machines, ils n’auraient pas réussi à les domestiquer311
. C’est par l’écoute et la sympathie
envers l’autre qu’ils ont pu s’approcher des animaux.
En poursuivant, Jocelyne Porcher nous fait remarquer que la plupart des relations
interspécifiques de l’humain sont historiquement reliées au travail en collaboration avec
l’animal312
, ce qui est également le cas des animaux d’élevage. Elle ajoute que le contact
avec l’animal d’élevage est constitutif de l’identité humaine puisqu’il a contribué à
construire nos sociétés humaines313
.
Pour comprendre ce qui sous-tend éthiquement les communautés mixtes, il est nécessaire
de s’arrêter à nouveau sur l’éthique selon les catégories des animaux. Quelques années
après sa publication Animal liberation: a Triangular Affair314
sur l’irréconciliable éthique
animale et environnementale, John Baird Callicott (1988) a continué d’alimenter sa
réflexion sur les problèmes qu’il évoquait en 1980. Il revient lui-même sur sa position et
considère cette problématique sous un nouvel angle pour trouver une solution aux
contradictions abordées entre Singer et Léopold que nous avons mentionné plus tôt dans
notre étude. Pour éclairer sa réflexion, il s’appuie justement sur les propos de Mary
Midgley concernant les communautés mixtes. Il reconnaît qu’il ne faut pas voir les
communautés animales comme distinctes des communautés humaines, mais comme des
communautés mixtes humains-animaux dans lesquelles les individus « coévoluent » à
l’intérieur d’une même société315
. Cette société est renforcée par des sentiments partagés
entre ses membres, comme la sympathie, la compassion, la confiance, etc.316
. Cette relation
illustre l’idée que les barrières qui séparent les humains des autres animaux lors de leurs
interactions sont plus poreuses qu’il n’y paraît aux premiers abords.
310
Ibid., p.112. 311
Ibid., p.112. 312
Op cit., Porcher. (2007). p.579. 313
Ibid., p.580. 314
John Baird Callicott. (1988). « Animal Liberation and Environmental Ethics: Back Together Again », dans
Between the Species : vol. 4, issue. 3, Article 3 315
Ibid., p.165. 316
Ibidem.
78
Par la suite, Callicott trouve étonnant que Midgley ne souhaite pas accorder aux animaux
une égale considération morale à celle des humains comme le fait Peter Singer317
. Au lieu
de s’appuyer sur la capacité à souffrir des animaux, elle réfléchit une théorie morale fondée
sur la « defense of the subjectivity of animals and the possibility of intersubjective
interaction between species »318
. Elle mise plutôt sur les relations pour déterminer l’éthique
et s’inspire de la pensée de Hume voulant que la sympathie naturelle soit commune chez
l’humain319
et que la moralité se construise à travers les sentiments et non pas la raison.
Callicott souligne du même fait que Singer, dont les principes moraux sont justifiés par la
raison et non pas l’émotion, défend une éthique animale tout à fait contraire à Hume et
Midgley.
Callicott reprend la théorie de Midgley pour exposer l’importance de la communauté en
éthique. En effet, l’organisation de la communauté explique les différents traitements qui
sont accordés des uns aux autres : « From Midgley biosocial point of view, we are members
of nested communities each of which has a different structure and therefore different moral
requirements »320
. Plus précisément, Midgley conçoit que les devoirs moraux envers autrui
se modifient selon la proximité et le rapport entretenu avec chaque individu (ce qui n’est
pas ultimement une raison de ne pas se soucier des individus loin de nous). Par exemple, un
parent a un devoir moral plus grand envers son enfant qu’envers son voisin. Il doit nourrir,
loger, aimer ses enfants, etc., ce qui n’est pas le cas envers son voisin321
. De la même
manière, des voisins ont un devoir moral plus grand entre eux qu’avec des citoyens plus
éloignés. Ils pourront entre autres surveiller la maison de l’autre lorsqu’il est parti en
vacance, mais nous ne pourrons lui demander de garder un œil sur toutes les propriétés
privées de la ville322
. Toujours dans cet ordre d’idées, Midgley affirme que les humains ont
davantage d’obligations générales envers les autres humains qu’envers les autres animaux
en général323
. Il s’agit aussi du même type de différences qui se posent entre les animaux
que nous côtoyons, envers qui nous avons une responsabilité et un engagement et ceux qui
317
Ibidem. 318
Ibidem. 319
Ibidem. Il cite Mary Midgley. (1983). Animals and Why They Matter, The University of Georgia Press,
p.130-131. 320
Ibid., p.167. 321
Ibidem. 322
Ibidem. 323
Ibidem.
79
ne font pas partie de notre cercle rapproché. De plus, Midgley trace une ligne entre notre
rapport à l’animal familial et l’animal d’élevage qui peut être justifié par les rôles qui furent
attribués éthiquement à chacun :
Barnyard animals, over hundreds of generations, have been genetically engineered […] to play
certain roles in the mixed community. To condemn the morality of these roles — as we rightly
condemn human slavery and penury — is to condemn the very being of these creatures. The
animal welfare ethic of the mixed community, thus, would not censure using draft animals for
work or even slaughtering meat animals for food, so long as the keeping and using of such
animals was not in violation — as factory farming clearly is — of a kind of evolved and
unspoken social contract between man and beast324
.
Sans spécifiquement délimiter les devoirs des humains envers les animaux, Callicott utilise
l’analyse de sa collègue pour montrer qu’une différence persiste entre les traitements dus
aux animaux selon notre relation à ces derniers. De son nouveau point de vue, les animaux
sauvages appartiendraient plutôt à la communauté biotique et devraient être traités à partir
de la manière dont les questions écologiques sont abordées325
. Ainsi, pour résoudre le
dilemme soulevé plus tôt dans ce chapitre, Callicott réussit à réconcilier l’éthique animale
et l’éthique environnementale, non pas à partir de l’approche utilitariste qui ne distingue
pas les catégories d’animaux, mais à partir du concept de communauté mixte de Mary
Midgley. Les idées de cette dernière concordent donc avec celles d’Aldo Léopold, car ils
fondent tous les deux l’éthique sur la notion de communauté326
.
Par ailleurs, Raphaël et Catherine Larrère sont en accord avec une éthique qui distingue les
catégories d’animaux : « Animal ethics are not able to guide the relations between humans
and wild animals. The well-being and rights of wild animals are not respected in nature,
where every animal is at once a predator and a potential prey »327
. Ils affirment eux aussi
qu’il faut recourir à l’éthique environnementale pour savoir comment traiter les animaux
sauvages. En fait, c’est en accordant une valeur à la diversité dans leur système écologique,
et non à chaque individu en soi, que nous pourrons mieux prendre soin de ces animaux328
.
324
Ibidem. 325
Ibid., p.168. 326
Ibid., p.166. 327
Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (2000). « Animal rearing as a contract ? », dans Journal of
Agricultural and Environmental Ethics, vol.12, issue 1, p.54. 328
Ibidem.
80
2.2.2 Composition de la communauté mixte
Maintenant que nous avons constaté que l’éthique envers l’animal domestique est
déterminée par les relations qu’ils vivent avec les humains, il importe de comprendre ce
qu’elles impliquent. Nous allons donc décrire comment se construisent les relations entre
les humains et les animaux à l’intérieur des communautés mixtes, et ce, en nous appuyant
essentiellement sur les propos de Dominique Lestel dans son ouvrage L’Animal
singulier329
. D’abord, Lestel utilise plutôt les termes communauté hybride – dans son cas,
la communauté hybride ne concerne pas que les animaux domestiques330
– qu’il définit
comme : « une association d’hommes et d’animaux, dans une culture donnée, qui constitue
un espace de vie pour les uns et pour les autres, dans lequel sont partagés des intérêts, des
affects et du sens »331
. La communauté hybride rend compte de la manière dont les
différentes espèces habitent un espace commun et de comment chacun contribue à le
transformer en prenant l’autre en considération332
. Les composantes de ces relations font en
sorte qu’elles dépassent le phénomène de la domestication ou de l’animal de compagnie333
.
En définitive, il faut réfléchir la relation par rapport à des individus de différentes espèces
et au-delà du simple chien ou chat de compagnie.
De surcroît, nous pouvons énumérer les caractéristiques de la communauté hybride de sorte
à mieux comprendre ce concept. Premièrement, ces associations sont dites polyspécifiques,
car elles comprennent en leur sein des membres issus de différentes espèces. Il faut noter
que l’individualité des êtres impliqués comporte une plus grande valeur que l’espèce à
laquelle ils appartiennent334
. Dans une relation entre un maître et son animal de compagnie,
l’individualité de chacun est plus importante que l’espèce à laquelle ils appartiennent, par
exemple un humain et un chien. Dans une communauté hybride, nous ne sommes pas en
relation avec un chien parmi d’autres où avec n’importe quelle vache. Nous pouvons
nommer cet animal et la relation est définie par le fait qu’il possède sa personnalité propre
et qu’il n’aurait pas agi comme n’importe qu’elle autre individu de son espèce. De plus, les
329
Dominique Lestel, (2004). L’animal singulier, Paris, Seuil. 330
Op cit., Catherine Larrère. (2007). p.93. la référence provient de la note de bas de page 39. 331
Op cit., Lestel. p.19. Il cite : Dominique Lestel. (1996). L’Animalité. Essai sur le statut de l’humain, Paris,
Hatier. 332
Ibid., p.17. 333
Ibidem. 334
Ibid., p.20.
81
individus animaux ne réagissent pas de la même façon avec chacun des humains qu’ils
côtoient, par exemple, certains n’obéissent qu’à un seul humain. Cet aspect souligne donc
l’unicité et la spécificité de chaque relation entre un humain et un animal.
Deuxièmement, ces communautés se solidifient par le développement d’un sens commun
partagé entre ses membres. Elles exigent donc une proximité spatiale et une continuité
temporelle335
de sorte à développer des habitudes et des références communes quant aux
choses vécues ensemble. Il se trouve des espaces dans lesquels, au fil du temps, les humains
et les animaux ont posé un sens commun par les actions et les affects de chacun sur les
choses. Cette histoire partagée témoigne des représentations différentes, parce que nous ne
percevons pas comme les animaux, mais communes parce que nous nous faisons une idée
de la manière dont l’autre se représente les choses. En outre, le besoin de proximité fait en
sorte que les humains ne sont pas en mesure de tisser des liens avec toutes les espèces. Par
exemple, la cohabitation serait complexe avec un lion et le serait d’autant plus avec une
baleine bleue336
.
Troisièmement, les relations interspécifiques forment des communautés d’intérêts, car elles
sont caractérisées par un échange de service entre les humains et les animaux. La plupart
des animaux d’élevage sont des proies, ils ont donc intérêt à bénéficier de la protection
humaine. Alors que l’animal fournit un service ou un produit, l’humain lui procure de la
nourriture et de la protection. Lestel donne l’exemple d’un berger qui nourrit ses moutons
et les protège des loups alors qu’il peut vendre leur laine par la suite337
. Toutefois, l’humain
ne tire pas que des produits de ses animaux, il peut aussi échanger avec eux des services,
comme dans le cas d’un chien d’aveugle. De plus, en ce qui concerne l’animal de
compagnie, le service attendu est affectif, mais ce service précis s’applique à toutes les
relations interspécifiques à l’intérieur desquelles il y a une véritable coopération338
. Ces
communautés ne sont pas qu’utilitaires et fonctionnelles, elles comprennent également des
échanges d’affects. Des relations exclusivement utilitaires, dans lesquelles l’animal n’est
utilisé que comme un moyen, ne peuvent constituer des communautés hybrides.
335
Ibid., p.21. 336
Ibidem. 337
Ibid., p.22. 338
Ibidem.
82
Quatrièmement, ces relations sont aussi construites à travers les affects, car nos formes de
communication entre humains et animaux passent entre autres par l’interprétation des
affects de l’autre que ce soit fait de manière anthropomorphique ou non. Même si elle ne
passe pas par le dialogue, la communication est centrale dans les relations entre les humains
et les animaux. Leurs interactions sont essentielles, car c’est elles qui créent une histoire
partagée. Cette complicité développée dans le quotidien conduit la relation dans une
familiarité particulière à travers chaque relation. Cette familiarité crée l’habitude des
comportements et des actions. Elle permet aux deux partis de la relation d’agir en fonction
des attentes de l’autre, qui sont connues, car elles se sont construites par la répétition dans
le temps et par l’attention portée à l’autre.
Enfin, Lestel présente les communautés hybrides comme un contrat de confiance qui est
d’ailleurs basé sur la familiarité entre les espèces339
. Bien qu’il soit évident que les animaux
ne peuvent pas adhérer à un contrat, l’échange demeure toutefois contractuel, car les
animaux peuvent refuser d’y collaborer, par exemple en se laissant mourir340
. Il est
considéré que l’animal adhère au contrat lorsque nous le voyons s’investir affectivement
dans la relation. De plus, pour critiquer l’idée d’un contrat entre deux espèces, il peut être
évoqué que les animaux ne sont pas dotés d’un langage leur permettant de consentir à un
contrat. Or, pour répondre à cet argument, il est pertinent de se demander si la
communication entre les espèces ne passe que par le langage. Plusieurs exemples
démontrent le contraire. En effet, la cohabitation avec l’animal domestique implique « une
sorte de négociation, d’où se dégage, par apprentissage mutuel ‒ l’attitude de l’un
s’adaptant aux attentes de l’autre ‒ une forme d’arrangement, comme s’il y avait eu une
entente, un accord »341
. En tout état de cause, si l’animal n’adhère pas au contrat et qu’il
souhaite le renégocier il peut saboter le travail de son maître, comme une vache laitière qui
défèque pendant la traite ou donne des coups de pied à l’éleveur342
. En résumé, il est aisé de
remarquer une forme de communication entre un animal et son maître dans les interactions
quotidiennes entre les deux.
339
Ibid., p.26. 340
Ibidem. 341
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (1997). p.15. 342
Ibidem.
83
Par ailleurs, le contrat de confiance est asymétrique et hiérarchique étant donné que
l’humain possède un pouvoir de décision non réciproque sur l’animal. En effet, l’animal ne
bénéficie que d’un faible pouvoir d’initiative343
dans la relation. Il arrive par exemple
qu’une initiative de la part de l’animal conduise à sa mort. Cependant, Lestel considère que
l’animal est doté d’un degré d’intentionnalité qui lui permet de participer et de contribuer
pleinement à la négociation dans la relation. De surcroît, à cause de la dissymétrie de la
relation, le contrat implique des responsabilités éthiques pour l’humain qui doit considérer
l’intérêt de l’animal dont il prend soin. Enfin, ces communautés traduisent des sentiments
moraux des humains envers les animaux ce qui les pousse à se soucier de leur bien-être.
Catherine Larrère considère également la notion de contrat avec l’animal. Le contrat
domestique a pu se mettre en place grâce à un échange attentif avec les animaux344
. Il a
fallu se familiariser avec eux pour développer une relation avec eux. Pour l’auteure, le
contrat domestique trouve son importance éthique dans son utilité comme « critère à
l’évaluation normative des rapports entre les hommes et les animaux au sein des
communautés domestiques »345
. Il faut interpréter le contrat domestique comme le devoir
de l’humain envers l’animal et le droit de l’animal à la sécurité, la santé, etc346
. Ainsi, bien
qu’il arrive que l’humain enfreigne ce contrat, s’il est à l’écoute de l’animal et a un
véritable souci éthique pour ce dernier, il le considérera soigneusement dans la négociation
de leur quotidien.
2.2.3 Critique et limite du contrat domestique
L’élevage industriel – ayant engendré les machines animales – signe une sorte de rupture
avec le contrat domestique comme nous l’avons décrit. En effet, dans l’élevage industriel,
l’animal n’est soigné que dans un but de productivité et de profit. Il est difficile d’y
retrouver des échanges sincères. Toutefois, cette rupture eut cours dans d’autres domaines
que l’agriculture. En effet, les animaux de somme qui autrefois furent, par exemple, utilisés
343
Op cit., Lestel. p.29. 344
Op cit., Catherine Larrère. (2007). p.92. 345
Ibid., p.93. 346
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (2000). p.56.
84
dans les usines ou descendus dans les mines étaient rétrogradés au rang de moyen de
locomotion et ce, aussi à des fins de profits pour le système capitaliste347
.
En outre, bien que certains auteurs reconnaissent l’idée d’une relation humain/animal
comme un contrat, ils conçoivent aussi les limites de ce concept. Florence Burgat est
comptée parmi ceux-ci. Elle critique le fait que le contrat domestique ne remet pas en
question l’idée de posséder l’animal, et ce, même s’il est possible que les animaux vivent
une relation dans laquelle leur bien-être est pris en compte. Pour elle, le fait que les
humains aient droit de vie ou de mort sur eux demeure problématique. Alors que le contrat
domestique est habituellement décrit comme un échange de services entre les signataires,
Burgat l’évoque plutôt comme « consis[tant] à échanger la vie de l’animal contres[sic] les
soins qui lui auront été prodigués »348
. Selon elle, l’humain possède un pouvoir non
réciproque constituant à lui seul la rupture la plus radicale du contrat, c’est-à-dire la
possibilité de mettre à mort son animal pour s’en nourrir. Cet aspect fait du contrat
domestique un « marché de dupe » dans lequel l’animal domestique est perdant, car sa vie
n’est pas protégée349
. En fin de compte, le contrat domestique se résumerait à engager
l’humain à se soucier du bien-être de l’animal jusqu’à qu’il décide du moment de sa mort.
En revanche, malgré l’aspect hiérarchisé de la relation, il n’en demeure pas moins qu’il s’y
trouve une certaine réciprocité dans le principe d’échange de services qui peut être plus
avantageux pour l’animal que de vivre à l’état naturel. En effet, dans la nature, les animaux
doivent toujours être sur leurs gardes, puisqu’ils sont constamment exposés aux prédateurs
et aux imprévus, tandis que dans la communauté hybride, l’animal n’a pas besoin d’être
constamment aux aguets, il n’y a qu’un seul moment lors duquel il pourra véritablement
craindre la mort350
. Si des espèces comme des moutons se retrouvent libres et sans
protection dans la nature, il s’agit en quelque sorte d’une rupture envers un engagement
millénaire pris avec ses animaux351
, car ils ne sont plus nécessairement outillés pour vivre à
l’état sauvage.
347
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (1997). p.16. 348
Op cit., Burgat. (2013). p.194. 349
Ibid., p.196. 350
Op cit., Catherine Larrère et Raphaël Larrère. (1997). p.14. 351
Op cit., Porcher. (2007). p.582.
85
2.3 Impact du robot sur la relation entre les vaches et leur éleveur
Tout en supposant que l’élevage des vaches laitières reposait encore en partie sur le contrat
domestique, dans cette partie, nous tenterons d’évaluer comment les robots de traite
influencent les relations entre les humains et les animaux, ce qui nous permettra de mieux
comprendre le rôle de l’automatisation sur les individus animaux et leur bien-être. Nous
nous appuierons fortement sur les propos de Christian Nicourt en nous intéressant au
quatrième chapitre de son livre Être agriculteur aujourd’hui352
, intitulé La transformation
de l’éleveur de porc en entrepreneur353
, dans lequel il explore la manière dont les éleveurs
de porc perçoivent leur animal à travers des indicateurs de performance qui leur sont
attribués. Comme le robot de traite génère les mêmes types d’indicateurs, nous n’avons pas
de raison de douter que le même phénomène puisse se produire avec les vaches laitières.
Le premier changement qu’entraîne l’instauration d’un robot de traite est d’abord
l’adaptation. Les vaches, autant sur le plan individuel que collectif, doivent s’adapter à la
nouvelle dynamique induite par le robot de traite qui leur demande de gérer en partie entre
elles la stabulation libre puisqu’elles doivent elles-mêmes se rendent à la traite. En effet,
avant l’automatisation de la traite, c’était l’éleveur qui avait la charge de traire l’animal.
Désormais, avec un robot, il incombe à chaque animal de se rendre lui-même à la traite.
Nous pouvons donc remarquer que cette responsabilité n’est plus à la charge du même
individu, ce qui demande une période d’adaptation.
En poursuivant, l’installation d’un robot de traite demande de la collaboration entre les
vaches d’un troupeau pour déterminer dans quel ordre elles iront se faire traire. Il s’établit
donc au sein du troupeau une sorte de hiérarchie entre les vaches que nous pourrions
associer à un comportement sauvage ou de marronnage354
, puisque l’humain n’a pas son
rôle à jouer dans cette subordination entre animaux. Avec la stabulation, il est possible de
remarquer que les vaches au sein d’un troupeau développent des affinités et se mettent à
352
Christian Nicourt. (2013). Être agriculteur aujourd’hui, l’individualisation du travail des agriculteurs,
Paris, Éditions Quae. 353
Ibid., p.111-151. 354
Ce mot signifie pour les animaux domestiques de retourner à l’état sauvage. Comme la hiérarchisation du
troupeau n’était plus présente dans la domestication. Nous croyons que son retour se rapproche d’une forme
de marronage.
86
passer du temps en plus petits groupes355
. Cependant, cette hiérarchie dans le troupeau,
vendu comme la nouvelle liberté des vaches, fait en sorte que certains individus se rendent
peut-être à la traite à des moments qui leur conviennent moins, par exemple durant la
nuit356
. L’agriculteur n’est cependant peut-être pas en position de savoir si cette pratique
convient à l’individu concerné puisque les compagnies vendant les robots de traite laissent
entendre qu’une vache irait se faire traire la nuit, car il s’agirait de sa propre préférence.
Aussi, si une vache en bas de la hiérarchie a moins la chance de se rendre au robot que les
autres, elle paraîtra peut-être peu performante, ce qui incitera possiblement son éleveur à la
réformer. Celui-ci ne considérerait alors que la performance de la vache sans s’attarder au
contexte qui explique sa production moindre à celle de ses camarades. La collaboration
amène donc d’autres défis entre les vaches, notamment l’organisation hiérarchique pour se
rendre à la traite.
Ensuite, l’instauration d’un robot modifie l’interprétation que les éleveurs ont du
comportement des vaches. Par exemple, le robot fait grandement appel à la collaboration de
l’animal, lequel doit s’y rendre lui-même ou bien, s’il néglige sa tâche, il risque d’être
perçu comme paresseux ou peu collaboratif357
. Il s’agit d’un comportement dont les
fermiers n’avaient pas à se soucier auparavant et qui leur donne la possibilité de blâmer les
« mauvaises vaches ».
De surcroît, l’acquisition d’un robot de traite modifie grandement le rôle de l’éleveur
auprès de son troupeau. Il se convertit en quelque sorte en gestionnaire, car il gère ses
animaux en ayant moins besoin d’interagir directement avec eux et ses buts deviennent
davantage d’ordre économique que concernant le soin des animaux. En effet, comme nous
l’avons mentionné plus tôt, le robot de traite donne à l’agriculteur accès à une multitude de
données sur chacun de ses animaux, que ce soit pour mesurer la qualité du lait, la quantité
produite, la température de l’animal, etc. Le recours à ces données a donc pour but de se
355
Op cit., Schewe et Stuart. p.207. 356
Clement Driessen et Léonie F. M. Heutinck. (mars 2015). « Cows desiring to be milked ? Milking robots
and the co-evolution of ethics and technology on Dutch dairy farms », Agriculture and Human Values, vol.
32, issue 1, p.13. 357
Ibid., p.11.
87
doter d’outils pour savoir comment améliorer sa production de manière toujours
constante358
.
Le robot de traite constitue un intermédiaire dans la relation entre l’éleveur et les animaux,
car la vision de l’éleveur devient grandement influencée par les données que la machine
permet de recueillir. De plus, la machine peut faire en sorte qu’il passe moins de temps
directement avec les vaches, ce qui renforcit l’idée qu’il les connait dorénavant à travers
des indicateurs. Cette idée s’illustre dans des situations concrètes : lorsque le robot calcule
par exemple la quantité de lait que produit une vache, il change la manière de travailler des
agriculteurs qui attribuent un nouveau sens à son travail et à celui de ses animaux359
. Les
données transmises par le robot sont vues comme des outils qui deviennent alors des
indicateurs de performance. Certes, avant l’arrivée des robots de traite, les agriculteurs
avaient déjà accès à ce type d’information dans le but d’orienter leur gestion, mais c’était
dans une moindre mesure. Le robot de traite a réellement accentué le recours aux données,
car il est dorénavant effectué sur une base quotidienne.
La gestion des données modifie aussi la vision du travail des agriculteurs puisqu’elle
permet d’évaluer la performance :
Les chiffres construisent un langage qui marque une distance avec la réalité vécue du travail,
qui soude les collectifs et nourrit les projets. […] L’usage des chiffres, pour décrire et débattre
des situations, constitue une prise de distance envers la complexité du travail d’élevage; celle
qui porte sur la gestion des multiples aléas qui caractérisent les phénomènes vivants. En les
ramenant à des performances, l’homme et l’animal disparaissent. Les chiffres appauvrissent le
travail et le transforment en une représentation qui occulte ses épreuves et ses plaisirs, ils
érodent ses dimensions sensibles (Schwartz, 2000)360
.
Cet outil agit alors comme une référence pour un agriculteur qui veut être performant361
. Il
peut alors se comparer à ses pairs avec les mêmes critères de production. En effet, à partir
de ces données, l’éleveur peut fixer ses propres normes de production et ses propres
objectifs, car elles sont considérées comme « des outils d’échange socialement situés »362
.
Les chiffres servent alors à standardiser non seulement les performances des vaches, mais
358
Op cit., Nicourt. p.131. 359
Ibid., p.124. 360
Ibid., p.130-131. Il s’appuie notamment sur les propos de Y. Schwartz. (2000). Le paradigm ergologique,
ou le métier de philosophe. Toulouse, Octarès. 361
Ibid., p.131. 362
Op cit., Nicourt. p.133.
88
également la production générale de l’agriculteur lui-même, tout en éclairant sur sa
compétence comme gestionnaire. En outre, cette nouvelle vision du travail change les
objectifs que nous lui portons : « Figurer parmi les meilleurs dans la compétition, c’est le
but à atteindre, but qui doit demander des efforts, à l’homme et à l’animal, car c’est ce qui
légitime la reconnaissance »363
. Le danger de s’autoévaluer avec les données est que les
critères d’excellence sont définis par les chiffres que les éleveurs veulent toujours améliorer
plutôt que par exemple par l’éthique envers l’animal ou son plaisir au travail. Dans cet
ordre d’idées, les indicateurs chiffrés permettent de juger de sa performance jusqu’à
devenir un élément de jugement de son travail et de soi ; elles agissent même comme
formateur d’identité364
. Dans le même sens, un éleveur moins efficace sera susceptible de
se sentir dévalorisé, ce qui pourra atteindre son identité professionnelle365
. Ce raisonnement
amène les acteurs du milieu agricole à concevoir une bonne manière de travailler définie
par les chiffres, ce qui participe également une normalisation et une standardisation du
travail sur les fermes, puisque ce sont souvent les mêmes pratiques qui mènent aux
meilleurs résultats. Ainsi, un agriculteur risque de prendre ses décisions en fonction de ce
qui rendra toute l’entreprise plus performante et non par rapport à ce qui lui convient le
mieux.
Ensuite, en se voyant indiquer constamment des paramètres qu’ils ne peuvent observer eux-
mêmes au quotidien sans outil, les agriculteurs peuvent non seulement se noyer dans la
quantité de données, mais aussi en devenir dépendants, car ils peuvent développer le besoin
d’analyser366
. Ils risquent de perdre de l’autonomie décisionnelle et finir par croire qu’ils
doivent toujours consulter leur robot avant d’agir : « Les données introduites fournissent un
historique qui oriente ultérieurement ses décisions quotidiennes. L’outil fonctionne comme
un artefact cognitif. Il se substitue aux échanges entre éleveurs pour orienter les manières
de faire, […] L’outil se fait juge de la qualité du travail et guide en situation-problème »367
.
La prise de décision n’implique plus le même processus de réflexion et de discussion
servant à entériner des actions dorénavant suggérées par la machine. Bref, la gestion des
363
Op cit., Porcher. (2002). p.,17. 364
Op cit., Nicourt. p.133. 365
Ibidem. 366
Op cit., Schewe et Stuart. p.202. 367
Op cit., Nicourt. p.127.
89
données, qui est censée améliorer la prise de décision des éleveurs, provoque chez eux une
dépendance, car la pléthore d’information les ferait prétendument réfléchir en meilleure
connaissance de cause.
Il était important de faire cette parenthèse pour montrer comment les indicateurs
transforment la vision que l’éleveur entretient de ses vaches. En effet, leurs échanges ne
s’établissent plus dans une routine quotidienne qui impliquait une large collaboration entre
deux individus lors de la traite mécanique. De plus, comme tous ces indicateurs chiffrés
influencent les décisions des éleveurs dans le but de rendre leur ferme plus efficace, le fait
de disposer des vaches dont la production est jugée insuffisante fait partie de ces choix.
Ainsi, même s’il est affirmé que toutes les informations recueillies sur l’animal favorisent
son bien-être, elles servent aussi à contrôler ce dernier, et ce, même jusqu’à sa mort.
Avec l’automatisation des fermes, l’éleveur passe moins de temps en contact direct avec
l’animal, mais il doit tout de même observer ses animaux au courant de la journée pour
s’assurer que tout se déroule normalement. En effet, malgré le fait que le robot cible des
problèmes de santé chez l’animal, il ne peut pas tout voir. Par exemple, il ne peut observer
qu’une vache claudique ou si ses défécations sont anormales. La présence d’un humain est
donc toujours nécessaire pour ce genre d’éléments qui concerne aussi la santé de la vache.
En fin de compte, les fermiers peuvent se retrouver à passer le même nombre de temps dans
l’étable, mais ils en dispenseront différemment368
. Au lieu de traire les vaches, ils observent
et inspectent la ferme, ils ne sont toutefois plus en contact direct avec les animaux et ces
derniers ont beaucoup d’occasions d’interagir avec leur maître. La réduction des
interactions au quotidien réduit également les possibilités de créer des habitudes avec les
humains et donc de construire le contrat domestique. Enfin, la vache n’est pas en mesure de
saboter la collaboration avec le robot comme elle peut le faire avec les humains.
Par contre, il est impératif que l’animal se sente bien en présence d’un humain, car sinon il
risque d’en avoir peur ou de le craindre, ce qui nuit à son bien-être369
. Il faut donc s’assurer
de la régularité d’un contact sain et familier entre l’éleveur et ses animaux. De plus, pour le
368
Op cit., Schewe et Stuart. p.207. 369
Marie-France Bouissou. (1992). « La relation homme-animal, conséquences et possibilités
d’amélioration », INRA Productions animales, vol 5(5), p.303.
90
fermier, il est pertinent d’avoir une bonne relation avec l’animal, car il devient plus
collaboratif lorsqu’il est nécessaire d’avoir une interaction370
.
2.4 Importance de la relation pour le bien-être animal
Il pourrait sembler impertinent de se tourner vers les relations qu’entretient un animal avec
les humains pour évaluer son bien-être, mais nous tenterons d’illustrer le contraire. En effet,
nous voulons démontrer qu’il faudrait plutôt considérer les bonnes relations qu’un animal
domestique possède avec un humain comme inhérentes à son bien-être. Pour ce faire, nous
nous attarderons à la définition du bien-être animal, puis nous analyserons les liens entre le
bien-être et les relations.
2.4.1 Définition du bien-être animal
La notion de bien-être animale est très équivoque et très difficile à cerner, puisqu’elle a été
définie différemment selon les domaines et les époques. Cependant, elle concerne toujours
la question du bon traitement des animaux371
. Ce n’est que récemment dans l’histoire
occidentale que nous nous sommes tourné vers des indicateurs scientifiques pour
comprendre la qualité de vie des animaux afin de quantifier cette dernière et améliorer la
réflexion sur le bien-être animal qui, avant le XXe siècle, était plutôt d’ordre
philosophique372
. Le recours à la science pour définir le bien-être animal permet en fait
d’apporter des aspects à la définition que la philosophie ne peut pas couvrir. La réflexion ne
peut cependant se contenter non plus de n’être que de teneur scientifique. De nos jours, la
définition du bien-être se doit donc de faire appel à plusieurs indicateurs pour être
correctement évaluée, car aucun ne suffit en lui-même pour circonscrire ce terme. Nous
pouvons penser que pour évaluer le bien-être animal le seul critère d’éviter la souffrance
370
Ibid., p.306. 371
Melissa F. Elischer. (2015). « Dairy Cow Welfare in Automatic Milking System », Michigan State
University, p. 1. Elle s’appuie sur David Fraser. (2008). Understanding Animal Welfare: The Science in its
Cultural Context. Wiley-Blackwell, a John Wiley & Sons, Ltd. Publication. Oxford, United Kingdom. 372
Ibidem.
91
suffirait, mais il n’en est rien. En fait, le concept de souffrance lui-même manque de
précision, car nous pouvons par exemple choisir de le définir en tenant compte de la
souffrance physique ou mentale. À cet effet, nous pouvons considérer l’intégrité physique
d’un animal comme un critère nécessaire au bien-être, mais insuffisant, puisque les
animaux d’élevage peuvent s’adapter à de mauvaises conditions qui nuisent à leur
physique, comme le confinement373
.
La vision du bien-être change aussi selon la position entretenue par rapport à l’animal. Pour
le consommateur, le bien-être serait surtout une image rattachée à une vision idéalisée que
le citadin se fait de l’élevage374
. Il est néanmoins éloigné du monde rural et n’en connait
pas la réalité. Il juge parfois certaines pratiques contraires à l’éthique bien qu’il n’en
connaisse pas le fondement, la finalité et comment l’animal ressent cette pratique. Du côté
de l’éleveur, il peut associer le bien-être animal à une « contrainte réglementaire venant de
l’extérieur, en décalage complet avec les contraintes et les objectifs du métier […] »375
. Il
considère plutôt qu’il est apte à apporter du bien-être à ses animaux par lui-même. Ainsi,
nous pouvons constater que le bien-être peut être une question de perception.
La zootechnie implique elle aussi une vision particulière du bien-être animal. Dans cette
discipline, cet enjeu était traité par les agronomes « sous l’angle des effets délétères du
stress sur la santé des animaux et la qualité des produits »376
, de sorte que le bien-être d’un
animal était évalué en fonction de son rendement : d’une part, parce que s’il est productif, il
est dit que c’est à cause de son épanouissement ; d’autre part, parce que son bien-être sera
davantage favorisé s’il permet de le rendre plus productif. Dans cet ordre d’idées, les
zootechniciens soutenaient qu’il faut respecter le bien-être d’un animal si ce dernier est
productif377
. Cette vision est également projetée chez l’éleveur : « Pour l’éleveur, les
indicateurs de performance zootechnique sont le garant de la bonne santé du troupeau. […]
L’idée implicite est que l’animal ne peut produire que s’il est en bonne santé, au sens
373
Florence Burgat. (2001). « Bien-être animal : la réponse des scientifiques », dans Florence Burgat et
Robert Dantzer, Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, Paris, Inra. p.118. 374
Ibid., p.116. 375
Op cit., Porcher. (2002). p.24. 376
Florence Burgat et Robert Dantzer. (2001). « Introduction », dans Florence Burgat et Robert Dantzer, Les
animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?, Paris, Inra. p.2. 377
Op cit., Burgat. (2013). p.195.
92
physique et mental du terme »378
. Bref, la zootechnie a contribué à engendrer chez l’éleveur
une conception du bien-être animal centrée sur la productivité et la bonne santé.
Cependant, cette manière d’évaluer le bien-être comporte ses lacunes, car « les indicateurs
de production sont le plus souvent estimés au niveau du groupe379
» et ne permettent pas
d’identifier les problèmes sur le plan individuel. Cette perception du bien-être à partir des
indicateurs cherche à standardiser le bien-être des individus comme s’ils avaient tous
besoin des mêmes éléments pour être satisfaits. De plus, il ne faut pas oublier que les
indicateurs de production ont d’abord été pensés dans un but économique et non pour
favoriser le bien-être de l’animal380
. Il est alors peu justifié de les utiliser pour évaluer la
condition des individus. En outre, certains éléments rendant les animaux plus productifs
peuvent concrètement être des facteurs nuisant à leur bien-être. Par exemple, pour une
vache, une production accrue de lait est plus susceptible de lui causer des mammites381
.
Par ailleurs, la définition du bien-être animal change selon les contextes et les époques. Par
exemple, l’idée d’inclure des critères d’autonomie et de liberté dans le bien-être animal est
relativement récente382
. Ces nouveaux critères sont entre autres mis de l’avant par des
compagnies comme Lely qui cherchent à montrer que laisser l’animal être autonome et
choisir le déroulement de sa journée consiste à respecter son comportement naturel, car
dans la nature, c’est lui qui établit sa routine. Cet aspect va de pair avec une compréhension
du bien-être animal voulant qu’un animal soit bien s’il peut agir conformément au
comportement qu’il aurait dans son milieu naturel. Néanmoins, considérant que beaucoup
d’espèces d’animaux domestiques n’ont plus de congénère à l’état sauvage, il s’avère ardu
d’identifier leurs comportements dits naturels. De plus, en favorisant ingénument un bien-
être animal qui priorise ses besoins comportementaux naturels, nous risquons de revenir à
une vision de l’animal qui ne le considère pas pleinement. Il s’agit effectivement d’une
conception de l’animal comme d’« une machine programmée par son code génétique pour
378
Robert Dantzer. (2001). « Comment les recherches sur la biologie du bien-être animal se sont-elles
construites ? », dans Florence Burgat et Robert Dantzer, Les animaux d’élevage ont-ils droit au bien-être ?,
Paris, Inra. p.94. 379
Ibidem. 380
Ibidem. 381
Ibidem. 382
Op cit., Driessen et Heutnick. p.10.
93
effectuer certains comportements »383
, laquelle est plutôt désuète. Si certains
comportements sont génétiques, d’autres se développent surtout en lien avec
l’environnement ; dans ces cas, les animaux ne souffrent pas de ne pas pouvoir exercer des
comportements qu’ils n’ont jamais connus384
.
Pour en revenir à l’inclusion de la liberté dans le bien-être animal, il est possible de
répondre aux compagnies produisant des robots de traite. En effet, les auteurs Driessen et
Heutnick se tournent vers Foucault et son concept de discipline pour montrer qu’au
contraire, le robot exerce une forme de contrôle sur l’animal385
, ce qui est perceptible par le
fait que l’animal ne peut recevoir de concentré que s’il accepte de se faire traire par la
machine. À partir de cet exemple, force est de remettre en question l’idée que l’animal se
rend volontairement au robot. Sa liberté se retrouve alors troquée contre sa discipline
d’aller à la traite deux fois par jour. C’est dorénavant la vache qui est jugée responsable de
sa traite, ce qui engendre des attentes envers elle qui n’étaient pas présentes avant que le
robot de traite ne trouve sa place dans son environnement386
. Or, s’il ne répond pas à ces
nouvelles attentes, il se peut qu’il ne puisse plus participer à la vie de la ferme. De surcroît,
si nous considérons que les robots de traite éliminent parfois le pâturage pour des raisons
pratiques, il s’agit d’une autre manière de restreindre les libertés des animaux qui se
retrouvent désormais confinés à l’intérieur. Certains agriculteurs demeurent parfois prêts à
effectuer ce compromis, même s’ils reconnaissent que le pâturage est sain physiquement et
mentalement pour les animaux387
. Enfin, il est pertinent de se demander si cette liberté
contrôlée dont bénéficieraient les vaches participe réellement à leur bien-être, malgré les
avantages qu’offre le robot de traite.
Malgré la difficulté de bien rendre le concept du bien-être animal, en 1993, l’organisme
anglais The farm Animal Welfare Council a énoncé cinq libertés qui doivent servir de
fondement au bien-être animal. Il s’agit de « l’absence de soif, de faim et de malnutrition ;
l’absence d’inconfort ; l’absence de douleur, de blessures et de maladies ; la possibilité
383
Op cit., Dantzer. p.96. 384
Ibid., p.97. 385
Op cit., Driessen et Heutnick. p.11. 386
Ibidem. 387
Op cit., Schewe et Stuart. p.208.
94
d’exprimer les comportements naturels ; l’absence de peur et de stress »388
. Cette définition
est largement utilisée en agriculture au Québec pour se doter de repères communs afin de
prendre soin des animaux. De notre point de vue, cette approche comporte aussi ses limites,
car elle ne va pas au-delà des besoins physiques des animaux domestiques. De plus, pour
être en mesure de vérifier quels sont les comportements naturels des animaux, il faudrait
leur donner un environnement adéquat « où les comportements sont libres d’entraves »389
,
entre autres en les laissant en plein air. En somme, ces cinq libertés sont critiquées, car elles
ne prennent pas en considération les perceptions et le monde subjectif des animaux390
.
De son côté, devant les multiples définitions du bien-être animal qu’il répertorie, Robert
Dantzer rassemble sous trois catégories les types de caractérisation : « La première met
l’accent sur l’état de santé, la seconde fait jouer un rôle important aux capacités
d’adaptation et la troisième prend en compte le monde subjectif de l’animal »391
. L’auteur
note toutefois qu’une « définition minimale » du bien-être persiste et elle constitue en « un
état de bonne santé physique et mentale, caractérisé par l’absence de maladie, de stress, de
douleur et d’inconfort. Mais le bien-être a une connotation plus large que l’absence de
maladie. Le bien-être désigne plutôt l’état dans lequel on est quand on peut réaliser toutes
ses aspirations. […] dans un environnement donné, le bien-être devrait se traduire, pour un
observateur extérieur, par une harmonie entre un individu et son environnement »392
.
Dantzer explique ensuite, en s’appuyant sur Donald Broom, que l’harmonisation avec
l’environnement peut passer par l’adaptation : « […] le bien-être est l’état d’un individu au
regard des tentatives qu’il fait pour s’adapter à son environnement »393
. Puis, il explique
que pour savoir si un animal est en mesure de répondre à ses aspirations, il faut qu’il soit en
mesure de pouvoir agir selon ses « comportements naturels » et qu’il demeure en santé394
.
En outre, le bien-être a longtemps été assimilé ou confondu avec la notion d’adaptation.
Toujours selon Dantzer, la logique de cette association s’explique de la manière suivante :
388
Op cit., Burgat. (2001). p.107. 389
Ibid., p.108. 390
Op cit., Dantzer (2001). p.86. 391
Ibidem. 392
Ibid., p.86. 393
Ibidem. 394
Ibidem.
95
[…] le milieu dans lequel l’animal est placé sollicite ses capacités d’adaptation de façon plus ou
moins intense en fonction des contraintes du milieu sur le fonctionnement normal de l’animal.
Ce n’est pas parce que l’animal doit s’adapter à un milieu contraignant qu’il va souffrir.
L’animal ne souffre que s’il n’arrive pas à s’adapter, c’est-à-dire s’il ne peut mettre en place les
éléments réactionnels dont il dispose […] ou si le coût de cette adaptation est tel que son état de
santé physique s’en trouve compromis395
.
En fait, il nous semble que cette vision du bien-être animal peut être commode dans les
milieux d’élevage et d’exploitation des animaux, car elle permet de les traiter d’une
multitude de façons, notamment en misant sur une capacité de pouvoir s’adapter à plusieurs
situations qui est définie arbitrairement. Par ailleurs, il est possible de déterminer lorsqu’un
animal n’arrive pas à s’adapter à un milieu, puisqu’il développe des comportements
anormaux396
. L’exemple le plus représentatif de cette idée est la stéréotypie, qui s’explique
comme une « séquence de mouvements à peine ébauchés, exprimés de façon répétée et sans
utilité apparente »397
. Ces comportements anormaux peuvent durer de quelques minutes à
plusieurs heures, sont fréquents398
et associés à des milieux qui n’offrent pas suffisamment
de stimulations aux animaux qui les habitent. De plus, les stéréotypies sont parfois
interprétées par certains comme le comportement naturel de l’animal, mais il s’agirait de
son comportement naturel en situation de confinement, car il s’agirait d’une « stratégie
générale d’ajustement au milieu »399
. En ce sens, il nous semble que résumer la question du
bien-être à l’adaptation n’est pas non plus suffisant et peut créer une confusion, car
l’adaptation est aussi un concept équivoque. En fait, il arrive qu’au lieu de chercher à savoir
si l’animal est bien, les spécialistes chercheront à vérifier s’il arrive à s’adapter à de
mauvaises conditions de l’élevage industriel400
, comme dans le cas du gavage auquel les
animaux s’habituent sans toutefois que cela ne leur plaise ou ne soit sain pour eux.
Pour conclure, cette partie consistait en une tentative de développement du concept de bien-
être animal. Nous avons montré que chacun des éléments pouvant servir à définir cette
notion n’est pas suffisant en soi et qu’il faut plutôt additionner ceux-ci tout en les nuançant
pour mieux comprendre le bien-être animal. Cette difficulté à circonscrire le concept nous
montre bien sa complexité et nous fait voir que l’industrie agricole ne peut le réduire à un
395
Ibid., p.87. 396
Ibid., p.94. 397
Ibidem. 398
Ibidem. 399
Op cit., Burgat. (2001). p.120. 400
Ibid., p.122.
96
seul aspect, comme il le fait parfois avec l’évitement de la souffrance, la productivité ou
encore, l’adaptation. En tout état de cause, ce n’est pas les animaux qu’il faut adapter aux
systèmes d’élevages intensifs, mais Burgat nous explique qu’il « faudrait adapter les
systèmes de production aux besoins éthologiques et physiologiques des animaux »401
.
Enfin, la notion de subjectivité qui a été brièvement énoncée comme facteur de bien-être
animal sera davantage abordée dans le courant de notre troisième chapitre. La prochaine
partie se penchera donc sur l’importance des relations dans le bien-être.
2.4.2 Aspect relationnel du bien-être
Nous aimerions aborder la dimension relationnelle du bien-être. Pour réfléchir à cette
dernière, nous nous tournerons principalement vers la sociologue Jocelyne Porcher. Cette
auteure tente de comprendre les relations entre les éleveurs et leurs animaux dans un
contexte d’agriculture qui espère que le lien entre les espèces n’a pas encore été brisé. Elle
a fait un travail de terrain afin de rencontrer plusieurs agriculteurs dans le domaine porcin
pour se rendre compte que malgré les contraintes de productivité, ces derniers apprécient
fondamentalement le contact à l’animal sans lequel leur travail ne serait pas le même. Selon
elle, l’industrie agricole aurait oublié que l’emploi d’agriculteur comporte un aspect
relationnel qui peut être fort enrichissant et simplement beau. Alors qu’à ses yeux, aimer et
savoir communiquer devrait être une compétence de base chez un éleveur402
.
Porcher est d’accord pour dire qu’il est difficile de circonscrire la notion de bien-être
animal et que cette dernière n’est pas consensuelle403
. Sans tenter elle-même de la définir,
elle souhaite néanmoins aborder un aspect peu réfléchi de ce concept. En effet, pour
l’auteure, la manière dont un éleveur traitera ses animaux ne dépend pas de la définition
qu’il se fait rationnellement du bien-être animal, mais plutôt de la représentation qu’il s’en
fait et de la représentation de son métier404
. Elle définit la représentation de la manière
401
Ibid., p.106. 402
Op cit., Porcher. (2002). p.59. 403
Ibid., p.6. 404
Jocelyne Porcher. (2001). « Le travail dans l’élevage industriel des porcs. Souffrance des animaux,
souffrance des hommes », dans Florence Burgat et Robert Dantzer, Les animaux d’élevage ont-ils droit au
bien-être ?, Paris, Inra. p.40.
97
suivante : «une reconstitution du réel qui a une réalité et une signification. Les
représentations ont une importance considérable dans la construction de notre système de
pensée et de nos comportements, car ce sont elles précisément qui donnent sens à nos
pratiques. […], pour la personne, elles sont la réalité. Elles sont à la fois collectives et
individuelles »405
. Elles sont également subjectives et sujettes à changement. Pour mieux
comprendre les propos de Porcher, nous pouvons nous tourner vers un exemple : s’il a une
représentation technique de l’animal et qu’il ne le perçoit que comme une machine servant
à produire et qui rapporte de l’argent, l’éleveur risque de manquer d’affection à son
égard406
. Ainsi, Porcher nous pousse à se pencher sur la considération de la relation entre
l’humain et l’animal pour mieux cerner comment l’animal sera gérer et considérer sur une
ferme.
Porcher croit toutefois que, de nos jours, la relation et la représentation que se construisent
les éleveurs de leurs animaux sont grandement influencées par la science et la productivité :
Les représentations actuelles des éleveurs, […], sont en grande partie le résultat d’un siècle et
demi de formation, par les chercheurs, les agronomes et les techniciens, eux-mêmes formés
dans ce sens, à des pratiques orientées essentiellement vers la recherche de productivité,
notamment du travail. Ces représentations se heurtent aujourd’hui chez de nombreux éleveurs à
celles qui restent liées à l’affectivité et à l’instauration d’un rapport amical avec les animaux407
.
Il y aurait donc chez les éleveurs un décalage entre leurs sentiments spontanés pour leurs
animaux et l’activité économique dans laquelle ces sentiments s’inscrivent. De ce fait, la
place de plus en plus grande faite à la science et à la zootechnie dans l’élevage éloigne les
éleveurs du « réel vécu » dans leur travail408
de sorte qu’ils prioriseront la productivité et
mettront de côté leurs sentiments immédiats à l’égard des animaux. Nous constatons alors
que l’élevage industriel n’offre pas un milieu de travail qui puisse pleinement laisser place
aux relations humain/animal dans le quotidien, car il ne demande pas nécessairement de
connaissance du comportement animal ou de capacité relationnelle409
. Bref, la zootechnie
fait penser que le métier d’éleveur n’a pas à comporter un aspect affectif, et ce, alors que
l’attachement pour les animaux serait au contraire une motivation pour pratiquer ce travail.
405
Ibid., p.37. 406
Ibid., p.40. 407
Op cit., Porcher. (2002). p.14. 408
Ibid., p.17. 409
Op cit., Porcher. (2001). p.41.
98
Toujours en considérant que dans le modèle agricole actuel, les propriétaires de fermes font
face à une pression économique et à une compétitivité forte pour la survie de leur
entreprise, Porcher approfondit l’idée qu’il se creuse une distance entre l’éleveur et ses
animaux qu’il ne considérera pas traiter sur une base individuelle : « L’évolution des
systèmes de production a conduit, chez de nombreux éleveurs, à l’instauration d’une
distance croissante, voire à une médiation quasi complète par les machines de la relation
entre l’éleveur et ses animaux. Elle a mené à une désindividualisation et à un rapport de
masse avec les animaux, […] »410
. Ainsi, plutôt que de reconnaître l’individualité de chaque
animal, l’éleveur va s’occuper d’un troupeau et ne verra plus la pertinence d’avoir une
connaissance particulière de chacune de ses bêtes. De plus, cette distance et cette
représentation des animaux banaliseraient la violence et les mauvais traitements qu’ils
subissent parfois411
. En somme, la réalité des éleveurs et de l’industrie font en sorte que ces
derniers préfèrent se détacher émotivement du sort de certains animaux d’élevage en
réfléchissant peu à la place du bien-être animal.
En revanche, même si Porcher constate une rupture du lien entre les animaux et les
éleveurs, il n’en demeure pas moins que des brides de sensibilité envers les animaux sont
toujours présentes au sein des fermes industrielles. Par exemple, il arrive souvent qu’un
éleveur ait son individu préféré parmi son troupeau avec lequel il partage un attachement
particulier. Ce lien spécial peut s’expliquer par plusieurs raisons, soit parce que l’éleveur
apprécie un trait de personnalité de son animal, soit à cause de son état de santé, etc.412
En
plus de témoigner du fait que chaque relation humain/animal comporte sa spécificité, cette
illustration nous montre qu’il demeure au sein du modèle d’élevage industriel une part
d’affectivité chez les humains dont il est difficile de se départir complètement, malgré ce
modèle économique contraignant.
Pour améliorer cette situation certes complexe, Porcher suggère de repenser les relations au
sein de l’élevage industriel. Ce processus implique de rappeler que le métier d’éleveur
comporte intrinsèquement des relations affectives comme dans l’exemple mentionné
précédemment. La relation à l’animal participe elle aussi selon Porcher, au bien-être de ce
410
Ibid., p.45. 411
Ibidem. 412
Op cit., Porcher. (2002). p.14.
99
dernier, et ce, en plusieurs points. D’abord, l’avantage de considérer la relation comme
servant le bien-être est qu’elle permet véritablement d’engendrer une spécificité dans la
relation entre deux individus, ce que ne font d’ailleurs pas les définitions générales du bien-
être animal. Comme l’éleveur prend le temps de connaître spécifiquement chacun de ses
animaux, il peut répondre à leurs besoins particuliers et favoriser leur bien-être dans leur
individualité. Ainsi, les éleveurs pourraient idéalement traiter chacun de ses animaux selon
les préférences de ces derniers.
Ensuite, Porcher indique deux éléments primordiaux à la relation humain/animal : la
communication et de l’affectivité. Pour illustrer comment la communication est inévitable
dans l’élevage l’auteure s’appuie sur la populaire citation du théoricien de la
communication Paul Watzlawick : « dès lors qu’on est en présence d’un autre, ‘‘ On ne
peut pas ne pas communiquer ’’ »413
. Si l’éleveur considère ses animaux, il n’aura pas
vraiment le choix de porter une attention particulière aux messages qu’ils envoient. Même
si la communication interspécifique n’est pas verbale, elle peut évidemment passer par les
gestes, les attitudes, les regards, etc.
La communication est nécessaire pour comprendre et pouvoir réagir à une situation qui
implique au moins deux individus. Nous pouvons évoquer une situation dans laquelle un
animal se blesse, il pourra le signaler à son éleveur pour que le problème se règle. Un
humain peut bien adapter son comportement à ce genre de situation tandis qu’un robot de
traite n’a pas la possibilité de réagir. Les vaches ne peuvent pas communiquer avec lui. Par
exemple, s’il y a un problème lors de la traite, il ne peut pas réagir à une plainte, il ne fera
qu’envoyer une alarme à l’éleveur pour que la situation soit modifiée.
De plus, comme elle est non verbale, la communication interspécifique exige une bonne
familiarité entre les individus pour bien fonctionner. En effet, pour mieux accéder aux
désirs de l’autre, il faut une bonne connaissance de cet autre et ce sont les échanges qui
permettent de la développer. Un éleveur qui connait ses animaux pourra cibler plus
rapidement une situation anormale en remarquant que sa vache adopte momentanément des
comportements qui diffèrent de ses habitudes. En outre, la notion de familiarité au sein de
413
Ibid., p.197.
100
la relation interspécifique est importante dans la mesure où elle contribue à créer une
stabilité pour l’animal qui permet de baisser son niveau de stress : « La familiarité crée
l’habitude […] de comportement et d’action. Avec un animal familier, nous n’avons pas
besoin de réfléchir à ce qui doit être fait. La surprise et donc le danger en sont
considérablement atténués »414
. C’est la répétition de certains gestes, comme la traite ou la
distribution de nourriture, qui permet d’établir une routine entre humain et un animal qui en
connaissent tous deux le déroulement. Cette stabilité est saine pour l’animal, car elle lui est
connue.
Aussi, pour que la communication favorise de bonnes relations, il faut qu’elle s’installe
dans une durée et que l’éleveur ait le temps pour chaque vache de sorte que la relation soit
aussi dessinée par le modèle de ferme dans lequel il se trouve. Il est nécessaire que la ferme
ne comprenne pas trop d’individus et qu’ils puissent vivre longtemps415
. Ainsi, les
habitudes mises en place sur la ferme seront davantage respectées, car les individus auront
non seulement appris la routine sur le long terme, mais si elle est amenée à changer
pourront s’y adapter plus facilement s’ils ont une bonne relation avec leur éleveur.
Pour en revenir à la notion d’affectivité qui compose aussi les relations interspécifiques,
elle ne fait pas l’unanimité comme critère du bien-être animal, puisqu’au sein de fermes où
tout est géré sur une base scientifique, impliquer un sentiment comme l’affection, nuirait à
l’objectivité des traitements faits aux animaux416
. De surcroît, il peut être mal vu d’associer
l’affectivité à la notion du bien-être qui doit être défini scientifiquement pour certains, car
elle serait souvent source d’anthropomorphisme417
. Par contre, aux yeux de Porcher, avoir
de l’affection pour ses animaux fera en sorte que nous nous soucierons davantage de leur
bien-être. De plus, des relations amicales à l’égard des animaux leur permettent de vivre
moins de stress lorsqu’un humain est présent tout en contribuant à leur productivité418
.
Enfin, les activités quotidiennes comme la traite favorisent grandement le développement et
à l’entretien de l’affectivité entre humain et animal. Il s’agit d’un moment privilégié pour
vérifier la santé et le moral de l’animal.
414
Op cit., Lestel. p.28. 415
Op cit., Porcher. (2002). p.257. 416
Ibid., p.65. 417
Ibidem, 418
Ibid., p.98.
101
Par ailleurs, Porcher mentionne que certains comportements des animaux peuvent servir
comme indicateurs d’une bonne relation entre les humains et les animaux. Par exemple,
lorsque l’éleveur est présent dans l’étable, il est attendu que les animaux s’approchent de
lui, qu’ils ne soient pas énervés ou qu’ils ne fassent pas trop leurs besoins419
. Du côté de
l’humain, il favorise une bonne relation avec ses bêtes quand il leur parle, les touche ou
aime passer beaucoup de temps avec elles420
. Avoir un bon lien interspécifique permet
également une meilleure collaboration dans le travail sur la ferme, car les individus sont
habitués de travailler les uns avec les autres sans la présence de stress421
. Des expériences
ont d’ailleurs démontré que les troupeaux de vaches moins productifs lors de la traite en
salle ont une moins bonne relation avec les humains : « La comparaison de troupeaux
laitiers à forte ou au contraire à faible production laitière montre que dans ces derniers la
relation Homme-Animal est moins bonne : les animaux entrent moins facilement en salle
de traite et y défèquent plus, ont une distance de fuite supérieure, approchent moins
facilement volontairement un humain, le trayeur leur parle moins et les touche moins »422
.
Nous pouvons donc remarquer qu’en plus de faciliter le travail sur la ferme, une bonne
relation empreinte d’affectivité est saine pour l’animal, car il amoindrit son stress tout en
créant des habitudes qu’il connait et qui sont sécurisantes. L’affectivité correspond alors au
bien-être, car elle s’inscrit dans l’idée qu’un animal est bien en l’absence de stress.
Pour terminer cette section, nous croyons qu’il est pertinent que la vision du bien-être
animal soit évolutive afin de permettre la remise en question des pratiques d’élevage, mais
aussi de savoir comment intégrer de nouvelles pratiques. De plus, nous voulons ajouter
qu’il est impératif de concevoir le bien-être animal à partir de la relation à l’humain,
puisque l’animal peut communiquer avec l’humain pour exprimer certains de ses besoins,
et ce, en agissant par exemple de manière irrégulière dans sa routine avec l’humain.
L’affectivité et la familiarité entre les humains et les vaches jouent également un rôle
prépondérant dans le bien-être animal, car les uns auront envie de bien prendre soin des
autres, alors que ces derniers collaboreront mieux au travail. Enfin, lorsqu’un robot de traite
est installé sur une ferme, la relation entre l’animal et l’humain est alors médiatisée par une
419
Ibid., p.106. 420
Ibidem. 421
Op cit., Bouissou. p.306. 422
Ibid., p.308. Elle cite M. F. Seabrook. (1984).
102
machine, ce qui implique qu’il faille renégocier les termes de la relation éthique entre les
partis423
.
Conclusion
Ce chapitre nous a permis d’explorer le rapport à l’animal d’élevage à travers la notion de
domestication tout en parcourant la vision de l’animal au sein de l’élevage industriel. Nous
avons vu que le mouvement de libération animale conçoit difficilement comment l’échange
de services avec l’animal peut se perpétuer dans nos sociétés. Nous avons toutefois montré
que cette vision n’est pas suffisante pour préserver une relation à l’animal domestique.
Nous nous sommes donc tournée dans la deuxième section vers les communautés mixtes
pour montrer que les engagements moraux – même s’ils sont présents pour tous les
animaux – ne sont pas les mêmes envers les animaux domestiques et les animaux sauvages.
Nous avons compris qu’une éthique animale aux pratiques universalisables comme le
souhaite Peter Singer ne correspond pas à la réalité des relations vécues entre les humains
et les animaux. Nous croyons plutôt que l’éthique animale doit se pencher sur les
dynamiques ayant accompagné la domestication au courant de l’histoire.
Par la suite, la troisième section de notre chapitre a servi à montrer comment les robots de
traite affectent les communautés hybrides au sein des fermes laitières. Nous avons conclu
que la recherche constante de performance pour l’animal est loin d’être garante de son bien-
être et que le robot de traite s’inscrit dans l’idée que l’animal et la production peuvent
constamment être améliorés. L’impact des chiffres et des données est aussi important
lorsque vient le temps d’évaluer une relation entre un éleveur et ses vaches.
En quatrième partie, nous avons eu l’occasion d’explorer en profondeur la notion de bien-
être animal. Il s’agit d’un concept souvent évalué en fonction du niveau de stress des
animaux. Justement, de ce point de vue, si nous isolons le moment de la traite, il n’y a pas
vraiment de différence de stress pour les vaches entre la traite robotisée et les autres
423
Op cit., Schewe et Stuart. p.202.
103
méthodes de traite424
. Sur ce point, le bien-être de l’animal en fonction de son stress n’est
donc pas affecté. Cependant, le nouvel environnement qu’entraîne le robot de traite peut
causer du stress aux animaux, par exemple dans la façon dont le système de traite fait
circuler les vaches425
. Ainsi, au repos, les vaches habituées à un système de traite robotisée
sont plus agitées et démontrent davantage de signes de stress que lorsqu’elles sont au repos
dans une autre méthode de traite426
. En revanche, certains systèmes de traite automatisée
contrôlent davantage la circulation des vaches juste avant de se rendre au robot, et dans ce
type de ferme les vaches sont plus stressées que lorsqu’elles sont en libre circulation
complète427
. Par ailleurs, le stress est loin d’être la seule composante du bien-être animal et
nous avançons qu’il est compromis lorsque l’animal est moins en contact avec les humains
au profit de machines et ce, pour deux raisons. D’abord, il faut que la présence de l’humain
dans l’étable ou au champ soit une source de réconfort et non de stress. Ensuite, l’éleveur
qui a une meilleure connaissance de ses bêtes pourra leur apporter un soin plus particulier
qui correspond même aux préférences de l’animal.
En revanche, poser la question de la relation et du bien-être n’est pas suffisant pour nous
éclairer sur nos motivations à donner de bons traitements à nos voisins sur pattes. Il faut
aussi comprendre en quoi le statut attribué permet d’entamer une réflexion sur la façon dont
ils sont utilisés et les traitements qu’ils subissent. C’est ce dont nous traiterons dans le
prochain chapitre. La notion de bien-être sera encore développée et il nous sera nécessaire
de nous arrêter sur la subjectivité de l’animal pour comprendre le statut qui lui revient.
424
Op cit., Elischer. p. 6. Elle s’appuie sur H. Hopster, R.M. Bruckmaier, J.T.N. Van der Werf, S.M. Korte, J.
Macuhova, G. Korte-Bouws, and C.G. van Reenen. (2002). « Stress response during milking; comparing
conventional and automatic milking in primiparous dairy cows ». Journal of Dairy Science, vol. 85, p.3206-
3216. 425
Ibid., p. 6. Elle s’appuie sur K. Hagen, J. Langbein, C. Schmied, D. Lexer, and S. Waiblinger. (2005).
« Heart rate variability in dairy cows – influences of breed and milking system ». Physiology and Behavior,
vol.85, p. 195-204. 426
Ibid., p. 6. Elle s’appuie sur L. Gygax, I. Neuffer, C. Kaufmann, R. Hauser, and B. Wechsler. (2008).
« Restlessness behaviour, heart rate and heart-rate variability of dairy cows milked in two types of automatic
milking systems and auto-tandem milking parlors ». Applied Animal Behaviour Science, vol. 109, p. 167-
179. 427
Ibidem.
104
Chapitre 3. Comprendre la subjectivité animale
Dans notre deuxième chapitre, nous nous sommes penché sur l’impact des robots de traite
et sur l’automatisation de l’élevage du point de vue relationnel. Malgré la pertinence de cet
aspect, il demeure toutefois nécessaire de reconnaitre que les relations entre les humains et
les animaux ne sont en elles-mêmes pas suffisantes pour comprendre pleinement comment
prendre soin de l’animal. Il faut effectivement explorer la subjectivité des animaux pour
tenter de cerner ce qu’ils voudraient. En outre, reconnaitre la place des animaux et
l’influence qu’ils peuvent avoir dans une relation hybride implique de reconnaitre chez eux
une part de subjectivité.
Nous avons abordé les causes et les impacts de l’instauration de robots de traite, mais sans
réellement nous attarder à ce que les vaches en pensent elles-mêmes. Sommes-nous en
mesure de connaitre leurs préférences à ce sujet, à savoir si elles préfèrent être soignées par
des machines ou des humains ? Elles ne peuvent nous répondre, mais nous essaierons tout
de même, à travers ce chapitre, de saisir comment fonctionne la subjectivité de l’animal
pour déterminer dans quelle mesure les machines leur conviennent, et ce, à partir de leur
point de vue. Aborder la subjectivité animale sera également l’occasion de s’attarder au
statut attribué aux animaux. À cet égard, nous nous appuierons principalement sur les
propos de Jakob Von Uexküll et de Florence Burgat qui tente de décrire l’intériorité de
l’animal. Nous analyserons ensuite à partir d’une réflexion sur le travail de l’animal
comment comprendre sa subjectivité à travers l’enjeu du robot de traite.
3.1 Uexküll : Théorie sur les mondes animaux
Les humains ne peuvent tenter de comprendre les animaux sans faire un effort pour se
mettre à leur place. Le philosophe et biologiste allemand Jakob Von Uexküll a élaboré une
théorie selon laquelle les humains ont leurs perceptions communes dans leur propre monde,
alors que chaque espèce animale a aussi sa perception du monde qui diverge grandement
d’une espèce à l’autre. Cette section nous permettra d’exposer sa théorie.
105
Uexküll développe la théorie du Umwelt stipulant que chaque individu animal ait une
compréhension propre de son monde et qu’il crée des liens avec celui-ci. L’extrait suivant
constitue d’ailleurs une introduction pour expliquer comment l’animal constitue son monde
à l’aide de ses perceptions : « …tout ce qu’un sujet perçoit devient son monde de la
perception, et tout ce qu’il fait, son monde de l’action. Monde d’action et de perception
forment ensemble une totalité close, le milieu, le monde vécu »428. L’animal perçoit donc
son milieu et ses agissements reflètent ce qui constitue son monde vécu. Enfin, c’est en
raison de cette perception singulière que l’auteur fait de l’animal un sujet.
Ensuite, Uexküll nous explique que chaque espèce animale possède ses propres caractères
perceptifs distincts de ceux de toutes les autres espèces. Cela fait en sorte que la perception
d’un même milieu est différente pour chacune des espèces selon la complexité avec
laquelle elles comprennent le monde : « tous les sujets animaux, les plus simples comme les
plus complexes, sont ajustés à leur milieu avec la même perfection. À l’animal simple
correspond un milieu simple, à l’animal complexe un milieu richement articulé »429
. Nous
pouvons aussi supposer que les mêmes milieux sont perçus probablement différemment
non seulement d’une espèce à l’autre, mais d’un individu à l’autre à l’intérieur d’une même
espèce, car ils ne font pas tous exactement le même apprentissage de leur environnement.
Un milieu est d’ailleurs à ce point différent d’une espèce à l’autre que la perception du
temps et de l’espace changerait pour chacune d’entre elles. Uexküll prend d’ailleurs cette
idée en exemple pour souligner qu’il n’y a pas de monde unique partagé entre toutes les
espèces : « Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu’un sujet d’un autre
milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place dans le même espace et dans
le même temps que ceux qui nous relient aux choses de notre monde humain. Cette illusion
repose sur la croyance d’un monde unique dans lequel s’emboiteraient tous les êtres
vivants »430
. L’auteur cherche ici à déconstruire le préjugé humain selon lequel toutes les
espèces percevraient le monde de la même manière.
428
Jakob Von Uexküll. (1956). Mondes animaux et monde humain, Éditions Gonthier, p. 14. 429
Ibid., p.22. 430
Ibid., p.27.
106
Dans un autre ordre d’idées, Uexküll inscrit l’action de chaque animal dans ce qu’il appelle
le « plan de la nature », ce qui explique en quelque sorte le comportement des animaux, par
exemple, lorsque les oiseaux construisent un nid ou que les araignées tissent une toile431
. En
effet, les animaux, à la différence des humains, ne se fixent pas d’objectifs propres. Ils
tendent plutôt à se manifester à travers des actions téléologiques qui sont subordonnées
elles-mêmes sur le plan de la nature. Plus précisément, ce plan crée les conditions d’ordre
dans la nature : « Sans plans, c’est-à-dire sans les conditions régulatrices qui gouvernent
tout, il n’y aurait pas d’ordre naturel, mais un chaos »432
. Le comportement des animaux est
aussi compris dans ces conditions régulatrices. Ils agissent en fonction de se coordonner
avec ce que la nature attend d’eux afin d’éviter le désordre.
En revanche, malgré ce plan de la nature, les animaux doivent tout de même élaborer eux-
mêmes leur milieu en l’interprétant de sorte à pouvoir agir en cohérence avec ce dernier.
Leurs actions sont nécessairement orientées par les objets qui se trouvent dans leur milieu,
mais aussi limitées par ceux-ci. En agissant avec ces objets, ils leur attribuent un sens ou
une signification qui leur est propre. Uexküll explique que « ce sont les actions des
animaux projetés dans leur milieu qui confèrent leur signification aux images perceptives
grâce à la connotation d’activité »433
. Cette signification est acquise lorsque les animaux
font des liens entre l’image qu’ils ont des objets et la manière dont ils agissent avec ceux-ci.
Par ailleurs, il arrive que les animaux ne parviennent pas à comprendre complètement les
choses qui les entourent. Dans ce cas, nous dirons qu’ils vivent en quelque sorte dans des
milieux magiques et que leur logique ne leur permet pas d’interpréter tout ce qui s’y passe.
Par exemple, le rôle que joue son maître pour un chien peut probablement pour lui relever
de la magie. Il ne comprend pas la logique voulant que cet homme soit son propriétaire434
et
adhère pourtant à ce mode de vie.
Ensuite, le même objet dans un environnement peut avoir un rôle différent selon les espèces
qui sont en lien avec cet objet. Uexküll prend en exemple le cas d’un chêne : il peut servir
d’abri pour un renard qui a creusé sa tanière ou soutenir le nid d’une famille d’oiseau,
431
Ibid., p.51. 432
Ibid., p.52. 433
Ibid., p.55. 434
Ibid., p.74.
107
etc435
. Uexküll aborde aussi une théorie de la signification montrant que les objets prennent
leur signification dans la relation qu’un individu, humain ou animal, entretient avec ces
derniers. Par exemple, une pierre sur la route n’a pas la même signification si soudainement
elle est prise par un humain pour être lancée à un chien. Elle passe du rôle d’assise pour le
pied à celui de projectile436
. La signification peut également être subie pour l’animal. Nous
pouvons prendre le cas d’une mouche prise dans la toile d’une araignée ; cette toile n’aura
aucun sens pour la mouche qui ne fera que subir437
.
Bref, même si la théorie d’Uexküll ne considère pas les animaux domestiques, il est
pertinent pour un éleveur de garder en tête que ses bêtes ne perçoivent pas leur entourage
commun de la même manière. Nous expliquerons plus loin comment concilier les mondes
humains et animaux dans un cadre de domestication. Nous retenons cependant que les
vaches et les éleveurs ne comprennent pas leur milieu de la même manière et peut-être
subissent-elles la signification des robots dans leur environnement.
3.2 La phénoménologie et le statut animal
Nous verrons dans cette section comment octroyer un statut aux animaux à partir de la
réflexion de Florence Burgat sur la conscience animale. Cette partie nous donnera
également l’occasion de nous arrêter sur la diversité des statuts attribués aux animaux, sur
la spécificité humaine et sur l’histoire des animaux.
3.2.2 La diversité des statuts
Pour Burgat, les philosophes, agissant dans une perspective anthropocentrée, n’ont pas su
rendre justice à la nature de l’animal qui ne leur servait qu’à comprendre la nature de
435
Ibid., p.78-79. 436
Ibid., p.86. 437
Ibid., p.130.
108
l’homme438
. De plus, elle croit que puisque l’humain réfléchit par opposition des contraires,
« rien ne se dit positivement de l’humain qui ne se dise en même temps négativement de
l’animal »439
. Cette manière d’ainsi opposer les caractéristiques des humains et des
animaux pour mieux les définir n’aurait pas été établie à l’avantage des êtres animaliers.
L’auteure affirme également que les animaux participent à la constitution du monde, qu’ils
nous aident à le concevoir et à le comprendre440
. Elle nous montre que notre rapport direct
avec eux dépasse celui de la science. En effet, lorsque nous les rencontrons, ils nous sont
donnés de manière intuitive. Nous nous en rendons compte par le fait que nos agissements
avec eux ne relèvent pas de connaissances théoriques441
, mais d’une certaine spontanéité.
Nous n’avons pas nécessairement besoin de connaissances scientifiques à leur sujet pour les
comprendre, car nous pouvons prendre conscience de leur intériorité de manière immédiate
par le phénomène de leurs expressions. De surcroît, les humains se font des représentations
de l’animal qui constituent en fait une figure de l’autre. Par le fait même, elles nous
permettent de nous identifier comme humain. L’autre dans ce cas-ci est l’animal qui
« serait cet être différent sur lequel l’humanité repose »442
. Cette forme de comparaison agit
en fait comme un miroir pour l’humain, ce qui pose la question de nos origines et nous
permet de comprendre comment nous détacher d’eux.
Dans cet ordre d’idées, il est pertinent de comprendre pourquoi les humains souhaitent
attribuer des statuts aux animaux. En effet, il s’agit d’un besoin qui vient des humains. Les
animaux, de leur côté, même s’ils sont en mesure de transmettre à l’humain qu’ils n’aiment
pas subir tel ou tel traitement, ne revendiquent pas eux-mêmes de statut. En tout état de
cause, il est évident qu’ils ne le réclament pas, ne sachant pas l’effet que cette condition
aurait sur eux. Ce dernier agira de la même manière vis-à-vis de l’humain, peu importe le
statut qui lui est donné. C’est donc l’humain qui s’impose cette réflexion, car lui-même a
besoin de tels cadres de pensée.
438
Marie Gaille. (août-septembre 2009). « « Inquiétudes » animale et humaine face à la différence entre les
vivants. Florence Burgat, Liberté et inquiétude de la vie animale », Critique, Libérer les animaux, p.2. 439
Ibid., Gaille p.2. Elle cite Florence Burgat. (2006). Liberté et inquiétude de la vie animale, Paris, Kimé,
p.27. 440
Florence Burgat. (2012). Une autre existence : la condition animale, Paris, Albin Michel. p.253. 441
Ibid., p.254. 442
Jacques Hassoun. (1998). « Une figure de l’autre », Dans Boris Cyrulnik, Si les lions pouvaient parler,
essais sur la condition animale, Paris, Éditions Gallimard, p.1115.
109
Par ailleurs, nous constatons que la perception des animaux change à mesure que nous
avons perdu le contact avec plusieurs espèces que nous fréquentions autrefois. Cela
s’explique effectivement par le fait que la plupart des animaux que nous utilisions pour le
travail ont été remplacés par des machines. Nos sociétés cherchent à effacer l’animal de
travail de son quotidien, comme en témoigne la création de viande synthétique en
laboratoire. Pour certains, le fait de ne pratiquement plus employer d’animaux est une
nouveauté de notre époque443
qui représente une coupure non seulement avec le passé, mais
avec une forme de rapport qui disparait progressivement avec l’animal : « À de rares
exceptions près, nous n’avons plus besoin du travail des animaux. Mais nous avons
toujours besoin d’eux, […] Peut-être est-ce par sa présence d’être vivant à la fois semblable
et différent de nous que l’animal nous est nécessaire. Semblable, il nous permet de nous
comparer, différent, de nous distinguer. Il constitue, en somme, un terme de référence qui
nous aide à nous situer dans le monde et à construire notre conscience d’être humain… »444
.
Ces propos expliquent bien l’évolution de la condition animale, en montrant que leur place
auprès de nous est nécessaire, même si nous écartons les animaux de notre mode de vie. Il
ne reste donc qu’à certains que la présence des animaux de compagnie qui ne va pas de soi
pour tous : « L’animal de compagnie ne procure qu’une compagnie factice. Il n’est plus que
le substitut d’une nécessité qui a disparu »445
. Dans un contexte où le contact avec l’animal
ne repose que rarement sur le travail ou l’échange de services, il faut se questionner sur ce
que représentent les animaux de compagnie.
Une diversité de statut a été pensée pour les animaux, allant du philosophique au juridique
et étant de différents types, comme l’animal sujet-d’une-vie de Tom Regan446
. De nos jours,
tous ces statuts servent à donner un cadre entourant les pratiques faites aux animaux. En
effet, plusieurs personnes préfèrent plutôt associer les animaux à des êtres sans statut afin
de ne pas avoir à se demander comment elles doivent les traiter lorsqu’elles les exploitent.
Un autre exemple se trouve dans l’élevage industriel qui place l’animal essentiellement
443
François Sigaut. (1998). « Compagnie des animaux utiles et utilité des animaux de compagnie », dans
Boris Cyrulnik, Si les lions pouvaient parler, essais sur la condition animale, Paris, Éditions Gallimard,
p.1082. 444
Ibid., p.1084. 445
Ibidem. 446
Op cit., Burgat. (2012). p.332.
110
dans un statut d’animal nourricier447
de sorte à ne pas avoir à le traiter autrement que
comme une marchandise. Nous reviendrons plus tard au statut à donner à l’animal en
fonction de sa subjectivité. Nous verrons dans la prochaine section en quoi considérer qu’il
existe une spécificité humaine peut être un frein à attribuer un statut à l’animal.
3.2.1 La question de la spécificité humaine
Bien que la notion d’identité humaine définie à partir des animaux semble plutôt riche, il
est impératif de noter que cette manière de circonscrire l’animal limite sa condition. En
effet, pour le philosophe et éthologue Dominique Lestel, cette façon de voir l’animal
consiste à vouloir trouver ce qui nous distingue des animaux et donc de rechercher une
spécificité humaine, et ce, tout en se conférant une supériorité par rapport à l’animal448
.
Cependant, un problème subsiste devant cette pratique. Rendre l’animal inférieur à nous
fait en sorte que nous ne lui attribuons pas un statut reflétant sa valeur et ses véritables
capacités. Par exemple, en éthologie il est relativement nouveau de concevoir l’animal
comme un être conscient et pourrait avoir un statut de sujet. Ne plus voir l’animal comme
l’animal-machine décrit chez Descartes est une avancée récente de la science du
comportement animal449
.
Cependant, même si Lestel croit que de se définir à partir de l’animal et que de rechercher
ardemment notre spécificité humaine fait en sorte que nous voulons enfermer ce dernier
dans l’altérité qu’il constitue par rapport à nous, il affirme qu’il ne faut pas pour autant
s’inquiéter de leur attribuer un statut et des droits : « Ce n’est pas parce que certains
animaux sont devenus des individus ou des personnes que nos représentations de l’humain
se modifient en profondeur »450
. À ses yeux, il faut se rappeler que l’humain restera un
humain. Il s’avère néanmoins nécessaire de se détacher de l’idée d’une spécificité humaine.
Si pour certain, elle se trouve dans le langage et pour d’autre dans la technique, elle n’en
demeure pas moins un mythe : « L’idée de ‘‘propre de l’homme’’ ne renvoie plus à une
447
Op cit., Porcher, (2002). p.46 448
Op cit., Lestel. p.60. 449
Ibid., p.59. 450
Ibid., p.114.
111
propriété de l’humain qui renverrait lui-même à une essence immuable mais à un régime
existentiel qui se modifie au cours du temps »451
.
À force d’épurer cette notion, il est possible de constater que l’humain n’a comme
spécificité humaine que le fait de s’en chercher une. Il faut arrêter de croire que nous
perdrons notre humanité si les autres espèces ont des propriétés qui nous apparaissaient
propres. Lestel donne l’exemple de singes ayant développé le langage : « le chimpanzé
parlant est un chimpanzé qui parle par accident – et l’acquisition de cette propriété ne le
rend pas humain pour autant, seulement plus, humain, ce qui ne veut pas du tout dire la
même chose »452
. Découvrir des propriétés chez les animaux semblables à celles des
humains réduit l’écart entre eux et nous, mais cela ne les rend pas comme nous. Somme
toute, plutôt que d’avoir peur de perdre leur identité, les humains devraient voir comme une
occasion de l’enrichir le fait de se rapprocher des animaux autant dans les représentations
que dans la réalité.
3.2.3 Burgat et l’autre existence
Pour comprendre la condition animale, nous utiliserons essentiellement l’ouvrage de
Florence Brugat, Une autre existence : la condition animale, paru en 2012. À travers cet
ouvrage, Burgat analyse l’animal sous un angle phénoménologique et s’en sert par la suite
pour lui conférer son statut. Elle critique le fait que les humains se définissent en opposition
aux animaux et souhaite qu’ils se perçoivent dans une continuité avec ces derniers.
Burgat déduit la subjectivité de l’animal à partir de son mouvement pour le distinguer des
plantes. Cette théorie qui, bien que Burgat n’y fasse curieusement pas directement référence
dans son ouvrage, ne va pas sans rappeler la vision de l’animal chez Aristote. Nous
pouvons entre autres lire à son sujet dans le Mouvement des animaux et De l’âme. En effet,
l’auteur ancien marque une distinction entre les êtres animés et inanimés par le mouvement
451
Ibid., p.118. 452
Ibid., p.124.
112
et le senti453
. De plus, le mouvement démontre bien une présence chez l’animal, car il n’est
pas effectué sans but, il est « en vue d’une fin »454
. Il peut par exemple servir à fuir ou à
trouver quelque chose.
Toutefois, Burgat approfondit grandement la réflexion sur le mouvement des animaux, car
pour elle, l’animal comprend et interagit avec son environnement par ce mouvement. Elle
se tourne vers leur corps pour afficher leur existence et leur subjectivité, laquelle leur
confère également une identité : « Il faut que le corps soit lui aussi repensé pour être
réintégré dans le circuit de l’existence. Le corps est moins ce qui exprime la subjectivité
que son accomplissement même »455
. En s’appuyant sur Husserl, l’auteure dit ensuite que le
comportement traduit par le corps donne accès à la subjectivité de l’animal456
. Le corps
permet également d’être en relation avec le monde en même temps qu’il exprime
l’autonomie, la spontanéité et donc la liberté de l’animal457
.
Le mouvement est aussi rendu possible par l’organisme de l’animal qui est toujours en
évolution. Burgat met l’accent sur ce qui constitue un organisme et en quoi il ouvre les
possibilités pour un animal de créer sa propre histoire : « L’organisme n’est pas une
abstraction, mais le foyer du comportement, un faisceau de possibilités, une vie de relation;
improvisation, totalité en devenir, complexité psychosomatique… »458
. Son essence se
constate dans le fait qu’il tend perpétuellement vers un état d’équilibre tout en s’adaptant
aux différents environnements. Burgat explique à cet effet que « L’essence de l’organisme
désigne un état d’équilibre […] vers lequel tend l’organisme. Il tente chaque fois de
maintenir son identité face aux modifications que lui impose tout nouvel environnement.
C’est dans la tentative de maintenir cette identité qu’il exprime son essence, et c’est en ce
sens que nous pouvons parler de constance. Sans elle, l’organisme s’effondrerait dans
453
Christiane Bailey. (2016). « Affection, compréhension et langage : L’être-au-monde animal dans les
interprétations phénoménologiques d’Aristote du jeune Heidegger », dans Florence Burgat et Christian
Cioran, Phénoménologie de la vie animale, Bicharest. Zeta Books, p.126. Elle s’appuie sur Aristote. 1972. De
l’âme. Trad. fr. J. Tricot. Paris: Vrin.403b, 25-27. 454
Ibid., p.138. Elle s’appuie sur Aristote. 1973. Mouvement des animaux. Trad. fr. P. Louis.
Paris: Les Belles Lettres.700b, 15. 455
Op cit., Burgat. (2012). p.92. 456
Ibidem. 457
Ibid., p.99. 458
Ibid., p.120.
113
l’informe, perdrait toute définition, toute délimitation »459
. Ces propos soulignent
précisément que l’essence est constitutive d’identité dans la mesure où elle définit et
délimite les possibilités de l’organisme dans un environnement donné. De surcroît, le fait
que l’organisme de l’animal recherche l’équilibre met en lumière qu’il possède une certaine
capacité d’adaptation. En effet, en se mouvant dans un milieu donné460
, l’animal se
l’approprie progressivement pour s’y adapter toujours davantage. En somme, le fait qu’il se
mette à agir de façon cohérente par rapport à son environnement démontre qu’il a
conscience de ce qui l’entoure.
Par la suite, Burgat aborde les théories de Husserl pour montrer comment l’animal est un
sujet de conscience. En s’épargnant les débats scientifiques concernant le fonctionnement
du cerveau, les états mentaux ou les représentations chez les animaux, Burgat préfère se
concentrer sur les expériences immédiates des animaux au monde461
. Le monde est donné
aux animaux de la même manière qu’il nous est donné aux humains462
. Ils en tirent une
expérience transcendantale et vivent dans le monde avec la même certitude que nous463
.
Ces considérations nous permettraient peut-être d’attribuer aux animaux un statut de sujet :
« Puisque les animaux sont pour Husserl des sujets de conscience, ils participent en quelque
façon à la constitution du monde, ils sont des sujets au sens d’une puissance de faire
apparaître »464
.
À ceux qui croient que les animaux n’ont pas la valeur de sujet, car leur conscience serait
moins développée que celle des humains, Burgat, toujours à partir de Husserl, répond
qu’effectivement toutes les espèces animales n’ont pas le même degré de complexité de
conscience et elle apporte une définition d’une conscience de base qui est suffisante pour
conférer un statut de sujet : « la conscience n’est pas en train de se comprendre comme
constituant le sens des objets du monde : elle est passive. […] La passivité est la couche
459
Ibid., p.153. 460
En outre, pour Burgat, l’animal subjectif est en interaction avec son milieu dans lequel il peut donner du
sens aux choses. Lorsqu’il se trouve dans un milieu donné, l’animal se l’approprie progressivement pour s’y
adapter de mieux en mieux. Il y développe des comportements qui sont toujours en concordance avec cet
endroit qui devient son milieu. 461
Ibid., p.246. 462
Ibid., p.249. 463
Ibidem. 464
Ibidem.
114
première de la conscience, celle du préconstitué ou plutôt de la constitution latente. Ce qui
se donne dans cette passivité est la présence constante et reconnue comme telle du monde,
et cela immédiatement »465
.
Par ailleurs, même si elle est d’accord pour dire que les animaux constituent effectivement
des sujets, Burgat souhaite plutôt leur attribuer un autre statut. En effet, malgré le fait qu’ils
soient des sujets de conscience, des sujets de droits moraux466
et qu’ils ne soient
décidément pas des objets, l’auteure trouve ce terme ambigu sur le plan juridique467
. En
revenant à l’idée du mouvement chez l’animal, Burgat se rapporte aux propos de Maurice
Merleau-Ponty, qui, lui considère que « le corps exprime l’existence totale »468
et que
« l’animal est bien une autre existence »469
. Pour l’auteure, ces animaux représentent bel et
bien une autre existence aux yeux des humains : « les animaux, dans leur infinie diversité,
ont à la fois une manière d’exister caractéristique de l’espèce – un style – et une manière
individuelle »470
. Le statut de l’animal se trouve ainsi dans son existence autre. Le concept
d’existence convient à Burgat, puisqu’il est suffisamment vaste pour permettre à chaque
individu et à chaque espèce d’agir selon son style propre et sa structure comportementale.
Cette manière de concevoir l’animal nous aide à comprendre comment nous devons agir
envers lui. En effet, Burgat nous incite à faire preuve d’empathie envers les individus des
autres espèces. Nous sommes amenés à côtoyer et à rencontrer des animaux, sans qu’il ne
soit nécessaire d’avoir des connaissances scientifiques à leur sujet et nous entrons en
contact avec eux de manière intuitive, ce qui est facilité par l’empathie471
. Se mettre à la
place de l’autre pour se donner une idée de comment le traiter est très pertinent, car ce
processus ne tente pas de trouver une façon universelle et arrêtée d’agir avec les autres
espèces. Enfin, l’empathie témoigne d’un souci pour l’autre que nous considérons comme
465
Ibid., p.264. 466
Ibid., p.299. 467
Ibid., p.303. 468
Ibid., p.338. Elle s’appuie sur Maurice Merleau-Ponty. (1964). Phénoménologie de la perception(1945),
Paris, Gallimard, p.193. 469
Ibid., p.338. Elle s’appuie sur Maurice Merleau-Ponty. (1977). La structure du comportement(1942), Paris,
Presses Universitaires de France. p.137. 470
Ibid., p.338. 471
Ibid., p.256.
115
notre égal et donc, que nous percevons comme sujet, car cela montre que nous valorisons
son expérience vécue472
.
3.2.4 Reconnaitre l’individualité : l’importance de l’histoire individuelle
Les animaux ont une histoire de Robert Delort473
est un titre éloquent qui témoigne du fait
qu’il existe une histoire générale des animaux vue par les humains. Une histoire qui s’écrit
parfois avec les civilisations humaines et dans plusieurs disciplines, mais qui sait aussi se
passer de la présence humaine. Cependant, il faut aussi prendre en compte que chaque
animal a son histoire particulière et ses besoins particuliers à des moments différents. Si
nous pouvons tracer l’histoire des animaux, nous pouvons aussi nous attarder à l’histoire
d’un individu animal qui sera différente de son congénère.
Il est pertinent de se questionner sur le parcours de vie individuel de chaque animal, car la
différence de chacun de ces récits montre que chacun trace son propre chemin, ce qui rend
compte de son individualité et de sa subjectivité. Pour Burgat, il faut se pencher sur
l’organisme qui est un corps pour constater que ce dernier permet de créer l’histoire de
l’animal, dont il est le sujet. Son histoire s’inscrit également dans un temps donné avec un
présent et un avenir : « À considérer l’organisme dans un moment donné, on constate qu’il
y a de l’avenir dans son présent, car son présent est dans un état de déséquilibre »474
. En
outre, il est primordial de laisser l’animal se mouvoir dans son milieu, ce qui lui permet de
tracer sa propre vie, sa propre histoire et lui confère aussi son identité. En effet, il faut
laisser la place à chaque individu pour qu’il vive une vie propre qui est différente de celle
de ses pairs, de telle manière que nous puissions rendre compte de l’unicité de chacun des
individus à l’intérieur de l’espèce. De plus, l’organisme des animaux s’oppose à celui des
plantes, car ces dernières ne peuvent s’inscrire dans une temporalité déterminée475
. Bref, il
faut constater que chaque animal a un vécu individuel et qu’il est nécessaire de lui donner
la possibilité de le vivre. 472
Ibid., p.260. 473
Robert Delort. (1993). Les animaux ont une histoire, Paris, Le Seuil. 474
Ibid., p.120. Elle s’appuie sur Maurice Merleau-Ponty. (1995). La Nature. Notes. Cours du collège de
France(1956-1960), Établi et annoté par Dominique Séglard, Paris, Seuil. p.206-207. 475
Ibid., p.126.
116
Reconnaitre le chemin individuel de chaque animal permet aussi de réfléchir à la bonne
manière de le traiter devant la mort. En effet, choisir le statut d’existence pour l’animal,
comme le fait Burgat, permet de valoriser sa vie et sa mort. En outre, chaque animal devrait
être en mesure d’écrire sa propre biographie : « On entend par « biographie » le tracé d’une
vie en tant que vécue par le sujet lui-même : la biographie est l’expérience vécue envisagée
dans la singularité de sa trajectoire ; c’est le caractère vécu qui confère à un parcours de vie
son unicité. La notion de biographie comprend, sinon la mémoire gardée d’une manière ou
d’une autre de telle ou telle vie, du moins le fait de reconnaître que des vies ont été
vécues »476
. Cet aspect est important, car il permet d’éviter de minimiser la mort d’un
individu animal simplement parce que des milliers de ses compères de la même espèce,
eux, existent toujours. Enfin, il est important que l’animal puisse décider lui-même de son
histoire.
Ce passage de notre mémoire est important, car il démontre que pour comprendre l’histoire
des animaux ou des individus animaux et par la suite, leur subjectivité, il faut accorder une
attention particulière à leur récit propre. En tout état de cause, la conception que nous nous
faisons des animaux dépend du regard que nous voulons bien leur porter en tant
qu’humains, il est donc nécessaire d’accorder de l’importance à leur histoire.
Somme toute, survoler la théorie de Burgat nous a permis de comprendre la conscience de
l’animal et le statut d’autre existence qu’elle leur attribue. Elle développe également l’idée
qu’il faut traiter les animaux avec empathie et accorde beaucoup d’importance à la vie de
chaque individu animal.
3.3 Le désir de l’animal
Même si Uexküll et Burgat nous éclairent très adéquatement sur la subjectivité de l’animal,
il n’en demeure pas moins qu’il est complexe pour nous d’utiliser entièrement leurs cadres
de pensée pour définir le bien-être animal des animaux domestiques. En effet, ces deux
auteurs ne semblent pas envisager la manière dont les humains et les animaux sont en
476
Ibid., p.353.
117
interaction. Uexküll affirme par exemple que les animaux sont en parfaite harmonie avec la
nature. À ce sujet, Augustin Berque écrit d’ailleurs que « non seulement l’animal se
comporte spécifiquement par rapport à son propre milieu, mais il est spécifiquement
constitué de telle sorte que ce milieu soit le seul qui lui convienne … »477
. Cette citation
nous laisse penser qu’aux yeux d’Uexküll, les animaux ne pourraient vivre adéquatement et
être en harmonie avec ce qui les entoure que dans leur environnement d’origine, ce qui
permet difficilement de penser le monde animal de l’animal domestique. Comme il ne se
trouverait pas dans son milieu naturel, il ne pourrait donner les bonnes significations aux
choses. Cependant, rien ne nous laisse supposer que les animaux domestiques seraient
moins dans la possibilité que les animaux sauvages de faire des liens avec leur
environnement. Il est en fait possible de nuancer les propos d’Augustin Berque, car il dit
également sur la théorie des milieux qu’ « elles [les choses] sont toujours en train de se
faire dans leur interaction avec le sujet. Réciproquement, le sujet aussi est toujours en train
de se faire dans son interaction avec les choses »478
. Cela signifierait donc que l’animal
évolue dans et avec son milieu et que les choses de son environnement et son
environnement lui-même ne sont pas fixes. Ceci étant dit, il demeure que la théorie de
Uexküll ne concerne pas les animaux domestiques.
De son côté, Burgat reconnait quant à elle que les animaux ont une capacité d’adaptation à
différents environnements. Elle affirme néanmoins que les animaux doivent jouir de leur
propre liberté dans un vaste espace, dans un « monde à soi » dans lequel ils ont la liberté
d’interagir avec l’environnement. Encore une fois, l’auteure montre qu’elle ne propose pas
vraiment une réflexion sur l’animal domestique, particulièrement lorsque nous constatons
que la domestication empêche parfois les animaux d’interagir avec leur environnement de
la même manière que s’ils étaient sauvages. Par exemple, les chiens aux oreilles pendantes
ne peuvent plus les relever pour montrer qu’il réagit à quelque chose comme ceux aux
oreilles courtes479
. En outre, les comportements stéréotypiques s’expliqueraient par un
477
Augustin Berque. (2015). « La méso-logique des milieux », dans Marie-Hélène Parizeau et Jacynthe
Tremblay, Milieux modernes et reflets japonais : chemins philosophiques, Québec, Presses de l’Université
Laval. p.113 478
Ibid., p. 115. 479
Op cit., Gautier. p.58.
118
manque de compréhension du milieu de la part des animaux480
. Ils manqueraient de
stimulation ou d’espace pour bien interagir avec le milieu.
3.3.1 La participation au travail
Nous nous appuierons à nouveau sur le travail de Jocelyne Porcher qui se sert entre autres
de la théorie d’Uexküll pour évaluer la façon dont les animaux comprennent leur
environnement, mais lorsqu’ils sont amenés à travailler en collaboration avec les humains.
L’auteure tente de réconcilier les humains et les animaux domestiques dans un monde
commun. Poser la question du monde animal à travers le travail permet aussi de se
demander si effectuer des tâches attendues par les humains peut être en concordance avec le
bien-être animal ou s’il s’y oppose. Nous réflexion tentera d’abord de considérer la
perspective des animaux.
Il peut paraitre inusité de relier la notion du travail aux animaux, principalement parce que
le travail peut constituer une forme de spécificité humaine aux yeux de certains. C’est le cas
de Marx qui est d’avis que « [Les hommes] commencent à se distinguer des animaux dès
qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la
conséquence même de leur existence corporelle »481
. De plus, il est audacieux de parler
positivement du travail des animaux, car le travail pour les animaux domestiques a pour
certains une connotation négative. En effet, le travail des animaux d’élevage est souvent
assimilé à de l’esclavage par des militants du mouvement de libération animale, entre autres
parce que ces animaux se trouvent sur les fermes contre leur gré et ne retirent aucune
rémunération pour les services qu’ils rendent. Selon ces affirmations, il irait donc à
l’encontre de l’éthique de recourir à des animaux domestiques pour nous aider dans notre
propre travail. Il faudrait, comme le souhaitent les militants de ce mouvement, abolir toute
forme de travail effectué avec les animaux482
. En outre, notre conception du travail étant
historiquement perçue comme une souffrance explique bien la connotation péjorative de ce
terme. En effet, l’étymologie du mot travail signifie « peine », « tourment » et
480
Op cit., Porcher. (2002). p.260. 481
Karl Marx. (1982). L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales. p.70. 482
Op cit., Dubreuil. p. 117-122.
119
« souffrance »483
. Il vient également du mot tripalium qui désigne un « instrument de
torture formé de trois pieux »484
.
Nous ne souhaitons pas entrer dans une réflexion à savoir si les animaux travaillent à l’état
sauvage (nous pouvons penser aux castors qui bâtissent un barrage, aux abeilles qui
butinent ou aux fourmis qui creusent une fourmilière) afin d’éviter de déborder du cadre de
notre recherche. Nous désignerons donc comme travail animal, les situations où les
animaux sont en relation avec les humains qui les font travailler. Il s’agit de cas où les
humains et les animaux partagent alors un monde commun et les humains attendent une
activité précise de ces derniers, comme de la surveillance, de la traction, de la production
alimentaire, etc. Selon Porcher, les animaux concernés par notre réflexion se distinguent
des animaux exclusivement familiers : « la différence étant révélée précisément par le
travail de l’animal et par le fait que la réalisation de ce travail est le garant de sa vie … »485
.
Pour cette raison, notre réflexion ne concernera pas non plus les animaux qui sont
considérés comme étant exclusivement de compagnie (par exemple, un chien d’aveugle est
aussi un animal de compagnie malgré le travail qui est attendu de lui, mais un chat n’est
souvent qu’un animal de compagnie).
Dans un autre ordre d’idées, Porcher a réfléchi à la manière de réconcilier Uexküll avec les
animaux domestiques. Elle introduit en effet la notion de la seconde nature486
chez les
animaux d’élevage. Pour Porcher, même si les humains et les animaux ne perçoivent pas le
monde de la même manière, ils peuvent néanmoins bâtir un monde commun. Tous deux le
construisent par le biais de la communication qui est facilitée par l’écoute et l’affection de
l’un pour l’autre. La communication entre deux espèces fonctionne par des signaux
corporels et va au-delà du langage. Ces mondes communs s’établissent dans le temps, car
communiquer et créer des habitudes avec un autre individu dans une relation demande un
certain moment. L’auteure soutient cette idée en disant que « c’est l’affectivité, l’empathie,
la sympathie, l’amitié qui peut permettre d’accéder au monde de l’autre, humain ou non.
L’Umwelt, le monde propre d’un animal, n’est pas, […] « infranchissable », notamment
483
Jacqueline Picoche. (2015). Le Robert, Dictionnaire d’étymologie du français. Paris : dictionnaire LE
ROBERT-SEJER, collection : LES USUELS, p. 421. 484
Ibidem. 485
Op cit., Porcher. (2002). p.246. 486
Ibidem.
120
lorsqu’il s’agit de mammifères. L’apprivoisement […] consiste précisément à se
représenter, d’abord affectivement le monde de l’autre pour y accéder »487. Cet extrait est
important, car il souligne qu’il est possible que se côtoient des individus de deux espèces
n’ayant pas le même monde. Par ailleurs, l’auteure nous éclaire en montrant qu’il est
possible que deux espèces cohabitent, mais cette information n’est pas suffisante pour
savoir si un animal peut donner une symbolique à un milieu qui n’est pas le sien. Nous
tenterons par la suite de répondre à ce questionnement.
En poursuivant, le cas des animaux sur les fermes d’élevage peut constituer un exemple
exposant bien la pensée de Porcher. En effet, sur une ferme, l’animal comprend son monde
avec l’aide de « l’éleveur [qui] est un passeur de sens entre le monde animal et le monde
humain »488. Pour l’animal d’élevage, « la contextualisation de la vie de l’animal par le
travail est en effet centrale. L’animal d’élevage est placé, dès sa naissance, dans un milieu
humain dont le sens est porté essentiellement, voire uniquement, par l’éleveur et par
certains éléments de l’environnement. Le « monde » de l’animal domestique, son Umwelt,
son monde subjectif, n’a pas l’évidence […] qu’il peut avoir pour un animal non
domestique surgissant au milieu des siens »489. Le monde de l’animal se construira donc
nécessairement à partir de ce avec quoi il est en relation, et ce, peu importe avec quoi il est
en relation. Pour son bien-être, il faut donc faire du monde de l’animal d’élevage un monde
riche où il pourra s’épanouir490. En somme, si l’animal est en contact constant avec des
robots, cela signifie que ces derniers pourront potentiellement être porteurs de sens pour lui,
car il sert à orienter ses actions.
Jocelyne Porcher utilise cet angle d’attaque pour montrer que les animaux développent une
seconde nature. En effet, pour elle, à force de côtoyer les humains et de développer des
habitudes auprès d’eux au fil des siècles, les animaux ont développé une seconde nature qui
est fondée sur un partage commun. Porcher précise d’ailleurs qu’« en intégrant le monde
humain, [l’animal] intègre également des éléments de notre culture en même temps que lui
487
Ibid., p. 202. 488
Ibid., p. 244. 489
Ibid., p. 204. 490
Ibid., p. 246.
121
nous fait participer à son monde »491. En plus de permettre l’intégration du monde humain,
la seconde nature comporte un processus reposant sur la sélection naturelle opérée par les
humains, qui « vise à déconstruire l’animal et à le reconstruire autrement à partir de
caractères privilégiés »492, par exemple la production laitière d’un individu. Somme toute, la
subjectivité de l’animal prévaut, peu importe le milieu dans lequel il se trouve. Il faut
seulement laisser cette subjectivité s’exprimer pour être en accord avec ce que l’animal est.
Maintenant que nous avons vu comment les animaux perçoivent et sont conscients de leur
environnement, nous pouvons revenir à notre questionnement sur la notion de travail. Nous
pourrons ainsi déterminer si ou comment les animaux travaillent et si cette tâche est
compatible avec leur bien-être. Comme nous l’avons constaté plus tôt, il semble y avoir un
paradoxe entre l’idée du bien-être et celle du travail, car celui-ci est associé à la souffrance.
D’emblée, le travail serait contre le bien-être animal, car l’un des critères de base
définissant ce bien-être est l’absence de souffrance. Néanmoins, nous croyons qu’il est
nécessaire de poursuivre notre réflexion sur le travail et d’évaluer si l’animal est conscient
du travail, s’il y participe ou si même il travaille directement.
Pour définir le travail chez l’animal, Porcher tient à répondre à Marx qui croit que l’humain
tire son essence dans le travail, qui lui-même s’inscrit dans un rapport à la nature qu’il
cherche à transformer493
et que par conséquent les animaux ne sont pas en mesure de
travailler, car leurs activités ne correspondent pas à cet acte : « les animaux prennent ce
qu’ils trouvent et se contentent de ce qu’offre la nature »494
. Selon Marx, les animaux ne
peuvent transformer la nature et donc ne peuvent exercer un travail. Ils ne sont pas non plus
en mesure de planifier les changements qu’ils veulent apporter à leur milieu. Cependant,
contrairement à la vision antique, même si l’obligation de travailler demeure, les humains
réussissent à réduire le niveau de pénibilité de l’ouvrage en recourant aux machines de sorte
que la souffrance reliée au travail n’est plus une fatalité495
. Cela modifie notre rapport au
travail et nous rend plus enclins à accepter sa nécessité. D’un autre côté, il ne faut pas non
plus oublier que « le travail, pour Marx, est l’incarnation de l’être social, la puissance
491
Ibidem. 492
Ibidem. 493
Op cit., Marx. p.70. 494
Op cit., Porcher. (2002). p.153. 495
Ibid., p.151.
122
expressive de son « être générique » et de son être individuel, l’expression de son agir sur le
monde qui le fait exister, en tant qu’homme créateur, à ses yeux et dans les yeux d’autrui.
Le travail est un lieu fondamental de la réalisation de soi »496
. Il peut donc être perçu
également positivement.
Même si cette vision du travail chez Marx peut sembler contradictoire, Porcher voit plutôt
l’occasion de faire un choix entre l’émancipation ou l’aliénation à travers cette activité. Le
travail représente les deux options : les humains doivent donc choisir de le rendre
émancipateur. Pour bien réfléchir à la notion du travail, il faut selon Porcher sortir de la
vision anthropocentrée du travail chez Marx497
et commencer à regarder la manière dont se
comportent les animaux face au travail des humains : « Un grand nombre d’éleveurs
considèrent que les animaux d’élevage investissent dans le contexte du travail leurs
potentialités cognitives, affectives et relationnelles, et le travail en élevage serait du reste
impossible s’ils ne le faisaient pas »498
. Nous pouvons donc déduire que la participation au
travail de l’animal fait grandement appel à sa subjectivité. Par ailleurs, ces animaux,
n’ayant pas la possibilité de retourner à l’état sauvage, ne peuvent que s’épanouir à partir
du monde qu’ils connaissent, celui à partir duquel ils peuvent donner une signification.
Par la suite, Porcher regroupe plusieurs caractéristiques du travail pour montrer qu’elles
peuvent toucher les animaux de la même manière qu’elles le font sur les humains :
Si travailler c’est « mobiliser son corps, son intelligence, sa personne pour une production ayant
une valeur d’usage », agir sur le monde et se produire comme sujet, l’animal d’élevage est
également dans le « travailler ». Il est dans le travailler parce qu’il est un être vivant, actif,
affectif, et qu’il est avec l’éleveur dans le monde intersubjectif du « sentir » dans le contexte du
travail. Le travail le construit, et il peut alors advenir une « subversion de la domination par le
travail ». L’animal est certes dans un rapport inégalitaire avec l’éleveur, car ce dernier est le
dominus, le maitre, celui qui a l’autorité et le pouvoir, mais le travail transforme l’animal,
comme il transforme l’homme, il lui donne une « seconde nature » qui le construit comme sujet.
[…] Si le travail crée du sujet, il engendre des comportements libres et du bien-être. Si le travail
détruit le sujet, ou l’empêche d’advenir, il engendre de la souffrance499
.
Ce passage montre également qu’il est possible de rendre le travail épanouissant pour les
animaux de la même manière que pour les humains. Il convient donc de conduire les
496
Ibid., p.157. 497
Jocelyne Porcher. (mars 2015). « Le travail des animaux d’élevage : un partenariat invisible ? » Courrier
de l'environnement de l' Inra, no 65, p.30. 498
Op cit., Porcher. (2002). p.247. 499
Ibid., p.229.
123
animaux à vouloir participer pleinement dans le travail et qu’ils soient enfin considérés
comme des êtres pouvant s’investir dans le travail ou dans la participation au travail.
Porcher illustre bien ce point : « L’animal participe à des activités humaines et il y investit
lui aussi quelque chose de son intelligence et de son affectivité. Le bœuf travaille, le chien
travaille, ils en ont bien conscience et ils savent ce qu’ils font. Les éleveurs qui travaillent
avec ces animaux en ont conscience aussi et en ont très souvent une représentation qui les
apparente à des collègues, des partenaires de travail »500
. À ses yeux, les animaux
travaillent, mais leur travail n’est pas pris en compte, car il est invisible. Cette invisibilité
vient du fait que les animaux agissent dans les interstices des règles données au travail501
.
En tout état de cause, c’est par le travail que nous avons côtoyé les animaux au fil des
siècles. Sans le lien par le travail, notre relation à l’animal d’élevage serait grandement
amoindrie : « Pourtant, vivre avec les animaux, cela signifie avant tout travailler avec eux.
La question du travail n'est pas une anecdote théorique, elle est au cœur de nos vies et de la
relation que nous entretenons avec les animaux domestiques – les vaches comme les
chiens »502
. L’auteure rappelle également comment « la domestication est avant tout un
processus coopératif d'insertion des animaux dans les sociétés humaines par le travail,
lequel porte en lui, comme l'écrivait Marx, une part d'exploitation et d'aliénation, mais aussi
et surtout une perspective d'émancipation »503
. Dans ces passages, Porcher souligne qu’à
l’origine, les animaux ont coopéré à leur participation dans le travail humain et depuis,
notre compréhension du travail s’est tissée dans une histoire commune avec les animaux.
Cet aspect est important, car il démontre que nous ne pouvons pas faire fi de la
participation historique des animaux dans le travail. Il serait impossible de comprendre le
travail humain sans les considérer.
500
Ibid., p.158. 501
Op cit., Porcher. (2015). p.33. 502
Ibid., p.30. 503
Ibidem.
124
3.3.2 Compatibilité du bien-être animal et de la participation au travail
Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre deux, il n’existe pas de définition du bien-
être animal, car il s’agit d’un concept flexible et sur lequel il faut considérer une panoplie
d’aspect. Le contenu énoncé lors du présent chapitre servira à peaufiner notre définition du
bien-être animal. Dans cet ordre d’idées, selon Burgat, nous pouvons ajouter aux critères de
bien-être animal la possibilité pour un individu d’écrire son histoire, ce qui n’est
évidemment pas toujours le cas : « les animaux élevés industriellement pour la boucherie,
confinés dans des lieux sombres, n’ont aucune possibilité de tracer leur vie, puisque l’idée
même qu’ils ont une vie à vivre n’existe dans l’esprit de personne »504
. Il faut que les
humains en contact avec eux les placent dans un milieu permettant l’émergence de leur
subjectivité, qu’ils aient une liberté de mouvement étant susceptible d’apporter un sens à ce
qui les entoure. À partir de ce moment, « le ‘‘bien-être’’ peut alors être interrogé comme la
possibilité pour l’homme et pour les animaux d’exprimer dans le cadre du travail des
comportements libres, c’est-à-dire de pouvoir être en relation avec le monde de façon
autonome »505
. Bref, il est nécessaire que les animaux d’élevage puissent être stimulés dans
leur espace afin de créer leur propre histoire, ce qui favorisera leur bien-être.
De la même manière, pour Porcher, l’animal doit avoir accès à l’extérieur, car il se situe
plus près de son monde naturel. De cette façon, l’animal pourra agir plus semblablement
aux comportements qu’il adopterait à l’état sauvage. Elle souligne à cet effet que « le
dehors, c’est le monde en accord avec la nature de l’animal, celui où il est le plus à même
d’exprimer un comportement porteur de significations autonomes. […] Le dedans, c’est la
stabulation permanente ou temporaire, un monde à significations d’abord humaines »506
. Il
faut que l’animal se représente le pré comme l’espace où il peut se mouvoir507
. Si l’animal
est enfermé et maltraité, il ne peut plus agir selon sa nature et n’existe plus. En somme, il
faut que le travail offre des cadres dans lesquels certains comportements peuvent
504
Op cit., Burgat. (2012). p.356. 505
Op cit., Porcher. (2002). p.8. 506
Ibid., p.221. 507
Ibid., p.222.
125
s’exprimer librement508
de sorte que les animaux bénéficient de moments où ils peuvent
prendre des décisions.
3.3.3 Le travail bovin et le robot de traite
À la lumière de ce que nous avons établi, il importe dorénavant de voir comment ces idées
s’appliquent dans le cas des vaches mises en interaction avec un robot de traite afin
d’évaluer la participation de celles-ci au travail. Jocelyne Porcher a elle-même évalué le
travail des vaches dans ces situations et montre qu’elles investissent leur intelligence dans
l’activité de la traite. Même si nous ne sommes pas tout à fait en accord avec ses
conclusions, nous croyons qu’il est pertinent de s’attarder à son étude, car elle traite
directement de la subjectivité des vaches en lien avec le robot de traite. Son article, écrit en
collaboration avec Tiphaine Schmitt, Les vaches collaborent-elles au travail ? Une
question de sociologie, consiste en une expérience d’observation d’un troupeau de vache et
de leur éleveur qui ont aménagé un robot de traite dans l’étable. Cette situation démontre
très bien les types de relations que l’éleveur peut avoir avec chaque vache. Sur cette ferme,
les vaches sont habituées à leur éleveur et connaissent les règles de l’endroit, comme de ne
pas ennuyer les autres vaches ou ne pas donner de coups de pied au robot509
. Pourtant, les
vaches enfreignent parfois les règles qu’elles connaissent de sorte qu’elles peuvent
exprimer leur individualité à travers le travail de la ferme.
Pour Porcher et Schmitt, les vaches ont le choix d’agir autour du robot de manière
coopérative ou non. Par exemple, « les vaches réussissent à construire les conditions d’une
coopération et mettent en œuvre une intelligence pratique du robot de traite : éviter les
conflits, négocier, se montrer polies, être conciliantes… »510
Ces interactions démontrent
que les vaches s’organisent autour de la traite et s’investissent de manière subjective, ce qui
irait de pair avec leur épanouissement personnel. Les vaches tentent parfois aussi de saboter
508
Ibid., p.8. 509
Jocelyne Porcher et Tiphaine Schmitt. (2010) « Les vaches collaborent-elles au travail ? Une question de
sociologie », Revue du MAUSS, 1 (n° 35), p.244 510
Ibid., p.257.
126
les tâches de la journée, par exemple en se déplaçant trop lentement de manière
volontaire511
.
Nous devons également reconnaitre la coopération de l’animal au travail dans la mesure où
sans cette dernière, le travail ne pourrait s’effectuer. Porcher donne l’exemple d’éleveurs
qui modifient parfois leurs plans en fonction de la collaboration des animaux. Le
changement de champs d’un troupeau peut par exemple être ardu si les animaux ne veulent
pas collaborer. Dans ces cas, il arrive que l’éleveur abandonne son plan initial512
. De la
même manière, pour que les animaux fonctionnent bien dans le travail, il est nécessaire de
s’adapter à ce qu’ils veulent. À cet égard, nous pouvons également rappeler l’exemple
éloquent des vaches qui refusaient de se rendre à la traite sans recevoir de concentré en
échange.
Lorsqu’elles sont soumises à la stabulation libre, les vaches adoptent des comportements
grégaires semblables à ceux des primates : « exprimer de la jalousie, prendre la défense
d’une amie, importuner sans but apparent, se provoquer, demander la permission… »513
.
Elles développent aussi davantage d’affinité avec certaines ou quelques tensions avec
d’autres. Pour Porcher, les vaches collaborent ensemble pour que l’ambiance au sein du
troupeau soit bonne514
. Nous pouvons dire qu’elles adoptent des règles entres elles, comme
lorsqu’elles s’organisent dans l’ordre pour se rendre au robot de traite : « Bien que les
vaches dominantes aient la priorité pour entrer dans le robot sans protestation de la part de
leurs subordonnées, d’autres comportements, comme la politesse notamment, s’avèrent
aussi efficaces »515
Pour ce qui est des règles avec le robot, les vaches les respectent généralement, mais « le
non-respect des règles met en évidence le fait que les vaches savent comment fonctionne la
machine »516
. Les vaches démontrent qu’elles comprennent les mécanismes du robot, par
exemple, elles se mettent parfois dans l’entrée du robot – en sachant que ce dernier ne se
511
Ibid., p.246. 512
Op cit., Porcher. (2002). p.257. 513
Op cit., Porcher et Schmitt. p.243. 514
Ibidem. 515
Ibid., p.251. 516
Ibid., p.252.
127
refermera pas sur elles – ce qui empêche les autres vaches de pouvoir aller à la traite517
.
Enfin, chaque vache a un rapport et un comportement individuel avec le robot518
.
L’expérience menée par Porcher et Schmitt illustre que les vaches sont en mesure d’investir
leur subjectivité dans le travail de la ferme, et ce, qu’il y ait une robotisation ou non. Elles
concluent leur expérience en soulignant que « le robot de traite comme d’autres
équipements du travail en élevage utilisés par les animaux ne sont pas en soi
nécessairement des outils de l’aliénation des animaux et des éleveurs »519
. Cependant, elles
sont d’accord avec le fait que ces installations empiètent sur la relation avec l’animal et son
statut. Nous croyons qu’il serait intéressant de mener le même genre de recherche sur une
ferme sans robotisation afin de constater comment les vaches exercent leur subjectivité
dans ce contexte. Il serait alors possible de comparer dans laquelle des fermes les vaches
arrivent à donner le plus de sens à leur milieu. Par ailleurs, l’observation faite par Porcher
et Schmitt montrent que les moments d’investissement dans le travail ne s’appliquent pas
seulement au robot. Les vaches utilisent aussi grandement leur subjectivité lors des
échanges avec l’éleveur. Comme lorsqu’il entretient les logettes520
, plusieurs échanges lors
desquels les vaches prennent des décisions et des initiatives ont lieu. Elles peuvent par
exemple tester les limites de la situation et voir si l’éleveur y adaptera son comportement.
En outre, il peut sembler aux éleveurs que les vaches n’ont pas de préférence entre le
contact avec eux ou avec un robot de traite. En effet, il semble qu’au sein des fermes
comportant plus d’un robot, les vaches ont parfois leur favori. Elles préfèreront alors
attendre plus longtemps ou marcher plus loin pour se faire traire par celui-ci521
. D’autres
agriculteurs croient que les robots s’inscrivent dans les comportements naturels des vaches,
car elles agissent parfois avec eux de la même manière qu’avec un veau522
. Cependant,
nous croyons que les vaches savent lorsqu’elles se trouvent devant une machine, car elles
constatent les comportements qui sont possibles d’adopter avec les machines et perçoivent
que ceux-ci sont limités. Par exemple, elles comprennent rapidement qu’il ne sert à rien de
517
Ibid., p.252-253. 518
Ibid., p.252-254. 519
Ibid., p.259. 520
Ibid., p.249-250. 521
Op cit., Driessen et Heutnick. p.12 522
Ibidem.
128
donner un coup de pied au robot qui ne répond à aucun de leurs comportements, alors
qu’elles voient l’effet d’un coup de pied sur leur éleveur523
. Il faut éviter de conclure que
parce qu’elles comprennent la logique des machines, les vaches se retrouveraient en
relation avec les robots. Les perceptions des vaches leur permettent aisément de s’adapter
aux robots qui ont par ailleurs été conçus pour elles. Elles ne peuvent toutefois pas espérer
beaucoup de la relation aux robots, car eux ne peuvent pas véritablement s’adapter à elles.
Ils sont conçus pour adapter les soins précis donnés à chaque individu, par exemple en
fonction de son âge ou de son niveau de production, mais ils ne permettent pas de s’adapter
à une situation particulière qui aurait eu lieu dans l’étable et qui sort des cadres duquel ils
ont été créés. Si des imprévus surviennent ou que le robot doit faire face à un
comportement inhabituel d’une vache, c’est un humain qui doit intervenir pour résoudre la
situation, de telle manière que les vaches auront toujours davantage de repères vis-à-vis des
humains qu’elles côtoient que des robots. L’éleveur peut en effet réagir à beaucoup plus de
situations et être en rétroaction avec l’animal, ce que le robot n’est pas en mesure de faire.
Ainsi, les vaches comprennent que les possibilités d’échanges et d’interactions sont
beaucoup plus diversifiées avec les humains, ce qui est beaucoup plus stimulant et
épanouissant pour elles.
En résumé, le but de notre cheminement était de réfléchir sur la perception des animaux
eux-mêmes dans le travail pour également comprendre leur vision des robots de traite.
Nous avons d’abord exploré ce que représente le travail d’un point de vue humain.
Historiquement, il est vu comme pénible et les gens cherchent à l’éviter. Il peut néanmoins
aussi être émancipateur. C’est de ce point de vue que Porcher aborde le travail de l’animal
pour voir s’il est possible de favoriser son bien-être en ayant des attentes de production
envers lui. Elle nous indique par le concept de seconde nature que les animaux peuvent
développer leur propre monde à travers la domestication, mais qu’il demeure nécessaire
qu’ils aient un contact avec la nature. Enfin, nous avons abordé une expérience
d’observation sur une ferme avec un robot de traite pour constater que les vaches ont une
volonté de participer adéquatement au travail de la ferme. Nous croyons cependant qu’il
faille un milieu stimulant dans lequel le robot n’est pas au cœur du travail.
523
Ibid., p.15. Ils s’appuient sur de L. Risan (2005). « The boundary of animality. Environment and
Planning ». D: Society and Space 23, 787–793.
129
Conclusion
Ce chapitre nous a permis de parcourir la notion de subjectivité animale pour nous rendre
compte que les autres espèces ont chacune une vision propre du monde, ce qui ne les
empêche pas d’avoir une identité reliée à celle-ci. Nous avons aussi analysé la conscience
de l’animal pour savoir comment déterminer son statut et la bonne manière de le traiter.
Enfin, la dernière section consistait à évaluer la notion de travail pour l’animal afin de
savoir s’il est possible pour lui de s’épanouir dans l’élevage. Nous pouvons conclure que
les animaux participent et s’impliquent dans le travail, car ils peuvent donner une certaine
signification à ce qu’ils font et par nature, ils veulent s’impliquer dans leur milieu puisque
c’est ce qui lui donne un sens. Comme toutefois, ils ne peuvent comprendre l’entièreté de la
symbolique que nous humains, accordons au travail, il serait difficile de conclure
fermement que les animaux travaillent.
Pour ce qui est de la question du bien-être animal, nous avons déterminé qu’il faut, pour les
animaux que nous côtoyons, emménager des espaces leur permettant l’exploration. Il est
aussi nécessaire qu’ils aient une certaine autonomie dans leur milieu afin de construire une
relation spécifique et personnelle avec leur milieu. De plus, les recherches concernant les
robots de traite ne nous permettent pas encore d’affirmer s’ils contribuent véritablement au
bien-être des vaches. Ce qui est toutefois certain, c’est que l’exemple de Jocelyne Porcher
et Tiphaine Schmitt illustre comment le travail peut être réparti sur une ferme et comment
la participation d’un animal, qui se voit donner la possibilité de s’investir dans sa tâche, est
nécessaire à l’accomplissement de cette dite tâche.
130
Conclusion – Le lien entre le statut et la relation
Notre premier chapitre nous a permis de comprendre les raisons pour lesquelles les robots
de traite ont du succès sur le marché québécois. Nous avons tenté à travers les chapitres
deux et trois de réfléchir à leur impact sur les fermes en approfondissant les enjeux du
rapport à l’animal et de leur subjectivité. La phénoménologie est utile pour comprendre
l’animal et définir comment le traiter, mais elle n’est pas suffisante, car il faut aussi prendre
en compte la perception des éleveurs de leurs animaux et la relation qu’ils ont avec eux :
« Si je perçois l’animal dont je croise la route comme une réincarnation de ma grand-mère,
comme le vecteur d’un ensorcellement ou comme un bifteck sur pattes, je ne le traiterai
évidemment pas de la même manière. Il n’y a pas d’animal en soi. Il n’y a que des animaux
d’une foisonnante diversité avec lesquels des humains, eux-mêmes, très divers, ont noué au
fil du temps des liens fortement contrastés en fonction de ce qu’ils voyaient en eux »524
. Les
propos de l’auteur sont crus, mais assez clairs pour bien traduire notre pensée à ce sujet à
l’effet que le statut et la reconnaissance de la subjectivité de l’animal ne suffisent pas à
déterminer la façon dont nous les traitons : il est aussi nécessaire de s’attarder sur le lien
qu’il y a entre les animaux. La phénoménologie de son côté néglige la connaissance de
l’animal sur le long terme. En tout état de cause, les experts de la domestication animale
nous rappellent que le phénomène ne se serait pas d’abord produit dans un but
d’exploitation, mais d’échange de services, nous pouvons donc supposer que la curiosité et
le désir de rapprochement ont leur importance dans notre rapport à l’animal. En outre,
même si nous sommes en accord avec le concept du contrat domestique et l’idée que les
animaux participent au travail, il demeure que la connaissance à long terme de l’animal est
primordiale dans la façon dont nous devons agir avec lui, car nous pouvons alors répondre à
ses attentes.
À cet égard, il faut noter que la relation est souhaitée non seulement de la part de l’humain,
mais aussi de celle des animaux. En effet, ils profitent de l’affection donnée par les
humains et l’apprécient. Même si les éleveurs n’ont pas accès au Umwelt des vaches, leurs
relations témoignent d’un partage réciproque qui ne peut pas s’appliquer avec le robot. Le
robot de traite devient par ailleurs un intermédiaire dans la relation entre les éleveurs et les
524
Op cit., Descola. p.171.
131
vaches qui indiquent des caractéristiques des animaux à l’éleveur. Nous pouvons même
imaginer un scénario où l’éleveur ne prendrait plus le temps d’aller vérifier avec les vaches
l’information émise par le robot et prendrait ses décisions de traitements de ses animaux
sans même les avoir touchées.
La machine est aussi utilisée comme un tiers pour les relations entre les vaches. En effet,
nous avons déterminé que les vaches ne sont pas en relation avec les robots puisque la
machine ne permet pas la réciprocité ou de rétroactions. Elle ne réagit pas non plus aux
signes de communication qui peuvent être envoyés par les vaches. Celles-ci en sont
conscientes et agissent avec le robot de manière à faire réagir les autres vaches ou leur
éleveur. Nous l’avons vu avec l’exemple de vaches qui attendent sans raison dans le robot
pour faire réagir les autres525
. De surcroît, il faut souligner qu’il serait difficile pour les
vaches d’entretenir une relation avec le robot, puisqu’il est impossible que cette dernière
évolue avec le temps. Les pratiques des individus dans une relation s’adaptent et changent
avec le temps selon l’évolution des personnalités et des attentes de chacun, ce que ne
permet pas le robot qui aura toujours les mêmes attentes, c’est-à-dire que pendant toutes les
années qu’il passera avec une vache, leur rapport se limitera à la traite et à la productivité.
Avec le robot, les vaches ne sont jamais perçues et appréciées au-delà d’un cadre technique
de production laitière.
Quand les agriculteurs ou les compagnies affirment que les robots de traite connaissent les
vaches, il faut comprendre que les machines connaissent la production de l’animal et son
état de santé. Par contre, les éleveurs connaissent eux la personnalité de leurs vaches
lorsqu’ils s’y attardent. Ils peuvent également tirer un plaisir de cet échange, car le contact
animal constitue un attrait pour plusieurs éleveurs dans leur travail. Si le contact avec
l’animal est amoindri, il est pertinent de se demander si les éleveurs prendront moins de
plaisir au travail. Nous voyons ainsi que les relations témoignent de l’aspect sensible du
métier d’éleveur qui est trop souvent résumé en fonction des chiffres.
Nous comprenons très bien que les entrepreneurs agricoles québécois pratiquent un métier
éreintant et stressant, car beaucoup de fermes sont menacées de fermeture. Il est donc facile
525
Op cit., Porcher et Schmitt. p.253. et Jacquelyn Ann Jacobs, K. Ananyeva, J. M. Siegford. (2012). « Dairy
cow behavior affects the availability of an automatic milking system », Journal of Dairy Science, 95, p.2187.
132
de voir pourquoi les gens se tournent vers les robots de traite pour alléger leur charge de
travail et tenter d’augmenter la productivité des vaches (même si dans une logique
d’augmentation constante de la production, les vaches atteindront sans doute un jour leur
limite). Cependant, les agriculteurs doivent s’assurer de préserver leur lien avec les vaches.
En plus d’être enrichissante et de rendre le travail agréable, une bonne relation favorise le
bien-être de chacun et le bon vivre ensemble au sein de l’étable, ce qui permet de mieux
accomplir le travail. Les animaux plus familiers avec les humains collaborent d’ailleurs
mieux au travail526
.
Par contre, des agriculteurs pourraient être tentés de croire qu’il est préférable pour les
animaux de côtoyer davantage les robots, et ce, pour différentes raisons. D’abord, pour être
productives, les vaches ont besoin de stabilité et donc elles aiment l’habitude. Par exemple,
un changement, comme un nouvel employé peut créer un stress chez l’animal qui diminue
sa production527
. Le robot évite le roulement de personnel et le stress qui y est relié. Il crée
une stabilité pour l’animal garantissant alors sa productivité. Ensuite, certains agriculteurs
préfèrent laisser les vaches avec le robot, car il les trait mieux que les humains : « ‘‘[F]ast
and quiet, yet very robust and gentle. Its repetitive proceduresvare consistent, just as the
cow likes it […] allowing cows to maintain their natural cycle’’ »528
. Le robot ne fait pas
d’erreur et a un tempérament toujours constant. Ces propos rappellent la théorie de Gunther
Anders dans l’Obsolescence de l’homme : « je l’appelle « la honte prométhéenne », et
j’entends par là « la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante qualité des choses
qu’il a lui-même fabriquées » »529
. Cette honte n’est pas ostentatoire, mais des indices nous
laissent croire que les agriculteurs se sentent inférieurs à la machine. La honte
prométhéenne s’affiche alors davantage par l’effacement de l’humain devant la machine
qui fait mieux que lui : « si l’homme souffre d’un sentiment d’infériorité vis-à-vis de ses
instruments, c’est d’abord parce ce qu’il a vu quelle « misérable » matière première il était
lors de ses tentatives pour se hisser à leur hauteur en devenant lui-même une partie de tel ou
526
Op cit., Bouissou. p.308. 527
Ibidem. 528
Op cit., Driessen et Heutnick. p.12. 529
Günther Anders. (2002). L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution
industrielle (1956). Paris, Éditions de L’Encyclopédie des nuisances, Éditions Ivrea. p.37.
133
tel instrument »530
. Les agriculteurs semblent bien trouver que la machine performe mieux
qu’eux à la traite. Ils disent effectivement : « ça trait mieux qu’un humain »531
ou « Cela va
plus vite que nos yeux humains »532
. Ils voient aussi des avantages à privilégier la machine
à l’humain : « Mais c’est plus facile d’avoir des machines que d’engager du personnel,
[…], un employé peut tomber malade et n’est là que 8 heures par jour. Le robot, lui,
travaille 24h sur 24h, même le dimanche »533
. Nous voyons que les performances du robot
qui travaille sans cesse peuvent dépasser celles des humains.
Les agriculteurs se rassurent à l’idée que les robots favorisent les comportements naturels
des animaux. Il est toutefois complexe de s’assurer qu’un robot puisse aider à déterminer
quels sont les comportements naturels des animaux. Par exemple, lors de l’installation du
robot, certains éleveurs cessent d’envoyer leurs vaches au pâturage de sorte qu’elles ne
verront plus jamais l’extérieur, alors que d’autres tiennent à perpétuer cette pratique. Les
Américains sont souvent d’avis que le système de traite automatisé est incompatible avec le
pâturage, tandis que les Européens, même s’ils sont souvent en accord avec cette idée,
croient que les vaches ont besoin de pâturage534
. De plus, l’envoi des vaches à l’extérieur
peut être conditionnel à leurs bons comportements. Il faut que « tous les indicateurs [soient]
au vert »535
pour que l’animal puisse sortir brouter. Nous voyons donc que l’activité de
l’animal n’est pas soustraite au contrôle. En outre, il est étonnant d’affirmer que le robot
donne plus d’autonomie aux vaches et qu’il s’agit d’un critère de bien-être animal puisque
ces dernières sont des animaux vivant naturellement en troupeau536
. Il faut également éviter
de croire que les vaches se débrouillent désormais toutes seules et continuer d’aller
interagir directement avec elles, ce qui n’est pas le cas de tous les éleveurs : « A new ideal
relation between farmer and cows emerges, in which it becomes a norm to ‘‘not disturb the
530
Ibid., p.68. 531
Pierre-Yvon Bégin. (juillet 2015). « La robotisation en stabulation entravée « Ça trait mieux qu’un
humain » – Simon Giard » dans L’UTILITERRE. p.16. 532
Aurore Lartigue. (15 juin 2019). « Ferme robotisée, vaches connectées: des technologies au service du
bio ». dans RFI, [EN LIGNE], http://www.rfi.fr/technologies/20190615-ferme-robotisee-vaches-connectees-
machines-service-bio?fbclid=IwAR21vZ118Ni_eVSZlMCvn6LnqUKGW4jajDvoz3-HG8hOjb74upRSvet-
7Qc 533
Ibidem. 534
Op cit., Schewe et Stuart. p.205 535
Op cit., Lartigue. 536
Op cit., Driessen et Heutnick. p.11.
134
processes in the herd.’’ »537
. Ces éleveurs en sont venus à croire que la nouvelle normalité
des vaches les implique le moins possible, de sorte à respecter le comportement naturel des
vaches qui n’inclut pas de relations entre les humains et les animaux538
. En outre, même si
les compagnies de robotisation affirment s’appuyer sur les comportements naturels des
animaux, elles tentent d’en enrayer certains. Des éleveurs tentent par exemple de pallier à la
hiérarchie pour accéder au robot de traite en installant des allées pour entrer et sortir du
robot afin d’inciter les vaches à faire la queue539
.
En fin de compte, malgré toutes les perceptions et tous les discours entourant les
comportements naturels des animaux, il demeure que la robotisation de l’élevage est
effectuée dans un but de productivité constant qui ne considère pas véritablement
l’individualité et l’histoire propre de chaque animal : « Cows in this type of high-tech
environment can appear alienated as well, having been turned into industrial machines, and
figuring merely as a means of production with closely monitored inputs and outputs rather
than as unique living beings »540
. Malgré le vernis d’éthique animale, ces robots gardent les
vaches dans une perception d’une machine animale et non comme un être relationnel qui a
une subjectivité.
En terminant, nous pouvons en dernier lieu nous imaginer l’impact de l’installation d’un
robot de traite au sein d’une ferme québécoise typique. Nous pouvons prendre le cas d’une
ferme familiale intergénérationnelle comportant une soixantaine de vaches. Le propriétaire
principal de la ferme d’une trentaine d’années décide de se procurer un robot devant le fait
que ses parents (anciens propriétaires) auront moins de temps et de disponibilité pour
l’aider sur la ferme. Ses parents sont alors réticents à s’occuper seuls de la ferme pendant
plusieurs jours comme ils le faisaient auparavant, car ils n’ont pas développé les nouvelles
compétences requises pour travailler avec le robot. Ils ne se sentent pas confortables d’avoir
à gérer le robot541
. Ils sont tout de même heureux que leur fils se soit muni d’un robot, car
lui et ses enfants auront plus tard une meilleure qualité de vie que la leur. Les enfants de
537
Ibid., p.15. 538
Ibid., p.12. 539
Op cit., Jakob, Ananyeva et Siegford. p.2186. 540
Op cit., Driessen p.10 541
Op cit., Schewe et Stuart. p.206. Avec un robot de traite, les nouveaux employés doivent avoir des
compétences avec les ordinateurs.
135
l’éleveur viennent souvent visiter leur père à la ferme. Les plus vieux donnent un coup de
main pour certaines tâches, tandis que l’agriculteur envoie les plus jeunes caresser les
veaux en leur disant que cela les rendra plus dociles quand ils seront adultes542
. L’éleveur
aime bien leur déléguer la tâche de donner de l’affection aux veaux. Il se dit toutefois qu’il
ne devra pas oublier de continuer de cajoler ses veaux s’il venait à se procurer un robot
servant à les nourrir. Il pense sérieusement à acheter ce robot afin de pouvoir recueillir le
même type de données sur ses veaux que sur ses vaches adultes, ce que permet cet autre
robot543
. Dans dix ans, lorsque son fils le plus vieux sera en âge d’être copropriétaire de la
ferme, l’agriculteur remarquera que lui, son père et son fils porteront tous les trois un
regard différent sur leur troupeau. Son père n’ayant pratiquement pas connu la robotisation
aura probablement plus d’habileté pour juger des besoins des vaches selon leurs
comportements, tandis que son fils, n’ayant pratiquement connu que ce modèle, s’appuiera
peut-être grandement sur le robot.
542
Op cit., Bouissou. p.311. Pour familiariser un animal aux humains, il préférable de commencer dès le plus
jeune âge 543
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