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Recherche clinique La rencontre avec les images violentes chez les 11–13 ans, du stress à la grégarité S. Tisseron 1 , M. Wawrzyniak 2 * ¥ 1 11, rue Titon, 75011 Paris, France ; 2 Université de Picardie Jules Verne, Campus, Chemin du Thil, 80025 Amiens Cedex, France Résumé Cet article rend compte des résultats d’une recherche, récemment achevée, consacrée aux « Effets des images télévisuelles violentes sur les prime adolescents ». Ce travail a abordé la question de l’influence des écrans, à travers des approches cliniques—tant individuelles que groupales—des jeunes adolescents à qui ont été présentées, d’une manière différentielle, des images violentes et des images non violentes. Il a cherché à traiter plus particulièrement la question : comment interfèrent les groupes et les images pour entraîner des comportements violents qu’on est parfois tenté d’attribuer trop rapidement aux images seules ? Les images violentes accroissent la vulnérabilité des enfants à la violence des groupes dans la mesure où ceux qui les ont vues éprouvent des sensations, des émotions et des états du corps difficiles à maîtriser et donc angoissants et qu’ils sont particulièrement tentés d’adopter les repères que leur propose leur groupe d’appartenance, voire le leader de ce groupe. On peut donc dire que la violence des images prépare à la violence des groupes et que la violence des groupes redouble la violence des images. Des propositions sont tirées de ce travail de recherche pour la mise en place d’une éducation aux médias et aux images. Il s’agirait en quelque sorte de revenir à la vraie vocation de l’école, celle d’apprendre à symboliser les expériences du monde par tous les moyens possibles. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS images violentes / prime adolescence / stress / grégarité Summary – Meeting of early adolescents with images of violence: from stress to gregarious- ness. This paper gives an account of recently completed research on the effects of violent TV images on early adolescents. This work deals with the question of the influence of the (small) screen on early adolescents presented differentially with violent and non-violent images using both group and individual clinical approaches. In particular, the work has tried to deal with one particular question : in what ways might groups and images interfere with each other and lead to violent behaviours ? (Even though violent images are usually held responsible for violent behaviours). Violent pictures increase childrens’ vulnerability to the group violence : children who have seen such images experience sensations, emotions and bodily states which are hard to control and are therefore disturbing. These children are tempted to adopt the reference points of their peer group or even those of the group *Correspondance et tirés à part. Co-auteur chargé de la correspondance avec Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence : 30, rue de Warnes à 62120, Roquetoire. ¥ « La violence, sources et devenir », Journées nationales de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 18 et 19 mai 2001, Nice, Acropolis, sous la coordination du Pr M. Myquel. Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2002 ; 50 : 292-9 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0222961702001009/FLA

La rencontre avec les images violentes chez les 11–13 ans, du stress à la grégarité

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Recherche clinique

La rencontre avec les images violentes chez les 11–13 ans,du stress à la grégarité

S. Tisseron1, M. Wawrzyniak2*¥

1 11, rue Titon, 75011 Paris, France ; 2 Université de Picardie Jules Verne, Campus, Chemin du Thil, 80025 AmiensCedex, France

RésuméCet article rend compte des résultats d’une recherche, récemment achevée, consacrée aux « Effetsdes images télévisuelles violentes sur les prime adolescents ». Ce travail a abordé la question del’influence des écrans, à travers des approches cliniques—tant individuelles que groupales—desjeunes adolescents à qui ont été présentées, d’une manière différentielle, des images violentes et desimages non violentes. Il a cherché à traiter plus particulièrement la question : comment interfèrent lesgroupes et les images pour entraîner des comportements violents qu’on est parfois tenté d’attribuertrop rapidement aux images seules ? Les images violentes accroissent la vulnérabilité des enfants àla violence des groupes dans la mesure où ceux qui les ont vues éprouvent des sensations, desémotions et des états du corps difficiles à maîtriser et donc angoissants et qu’ils sont particulièrementtentés d’adopter les repères que leur propose leur groupe d’appartenance, voire le leader de cegroupe. On peut donc dire que la violence des images prépare à la violence des groupes et que laviolence des groupes redouble la violence des images. Des propositions sont tirées de ce travail derecherche pour la mise en place d’une éducation aux médias et aux images. Il s’agirait en quelquesorte de revenir à la vraie vocation de l’école, celle d’apprendre à symboliser les expériences dumonde par tous les moyens possibles. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS

images violentes / prime adolescence / stress / grégarité

Summary – Meeting of early adolescents with images of violence: from stress to gregarious-ness. This paper gives an account of recently completed research on the effects of violent TV imageson early adolescents. This work deals with the question of the influence of the (small) screen on earlyadolescents presented differentially with violent and non-violent images using both group andindividual clinical approaches. In particular, the work has tried to deal with one particular question : inwhat ways might groups and images interfere with each other and lead to violent behaviours ? (Eventhough violent images are usually held responsible for violent behaviours). Violent pictures increasechildrens’ vulnerability to the group violence : children who have seen such images experiencesensations, emotions and bodily states which are hard to control and are therefore disturbing. Thesechildren are tempted to adopt the reference points of their peer group or even those of the group

*Correspondance et tirés à part. Co-auteur chargé de la correspondance avecNeuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence : 30, rue de Warnesà 62120, Roquetoire.¥« La violence, sources et devenir », Journées nationales de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 18 et 19mai 2001, Nice, Acropolis, sous la coordination du Pr M. Myquel.

Neuropsychiatr Enfance Adolesc 2002 ; 50 : 292-9© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés

S0222961702001009/FLA

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leader. It can therefore be said that the violence preparation for group violence, in turn furtherintensifies the violence of the (original) images. Certain proposals have been abstracted from thisresearch for the use in establishing media- and image-education programs. The authors believe thiscould lead to a return towards the real purpose of the school: the teaching of the symbolisation of life’sexperiences using all possible means. © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS

violent images / early adolescence / stress / gregariousness

On évoque souvent la violence des images, notam-ment à la télévision, comme une cause possible de laviolence sociale, et tout particulièrement de celledes adolescents. Pourtant, aucune étude n’est venueà ce jour définitivement trancher dans un sens oudans un autre, et on peut douter que cela soit mêmepossible un jour, tant les effets des images dépendentde nombreux facteurs difficiles à cerner, dont leseffets s’additionnent ou au contraire s’annulent mu-tuellement selon les circonstances [2]. Parmi cesfacteurs, l’environnement familial joue un rôle ca-pital, mais également l’histoire personnelle de cha-que jeune (avec les traumatismes éventuels qu’ il asubis et la façon dont il les a résolus) [1], etégalement le groupe de camarades dont il est en-touré [3-5]. Notre étude, loin de vouloir trancher laquestion de la « dangerosité des images violentes »,avait précisément pour but de comprendre commenton passe de leurs effets — qui sont avant toutémotionnels — à leurs usages collectifs (cette re-cherche, qui a été financée sur trois ans par laDirection Générale de l’Action Sociale et le Minis-tère de la Culture, est exposée en détail in [12]).Pour cela, elle s’était fixé pour objectif d’étudier lesprocessus qui mènent des premiers aux seconds, ensoumettant à une vérification statistique des hypo-thèses psychanalytiques concernant les stratégiesd’adaptation, à la fois individuelles et collectives, austress des images violentes. Son hypothèse princi-pale était que les images violentes constituent unstress, mais pas forcément un traumatisme : pouréviter la constitution de celui-ci, les enfants utilisenten effet trois moyens complémentaires qui sont lesmots, les images psychiques (et notamment lesimages d’action) et les manifestations non verbalescomme les mimiques et les gestes (selon une dyna-mique définie pour la première fois par SergeTisseron in [8] et approfondie dans plusieurs de sesouvrages, notamment [9,10,13]). Dans cette hypo-thèse, les mouvements et les émotions ne sont passeulement une manière de décharge, mais une façon,pour chacun, d’ intégrer ses expériences à sa viepsychique, à condition toutefois que cette expres-sion soit partagée avec un interlocuteur [6,7]. Quantaux stratégies d’adaptation collectives, notre hypo-

thèse portait sur le fait que la dynamique d’ungroupe d’enfants est différente selon qu’ ils ont vudes images violentes ou neutres. Les résultats mon-trent en effet que soit les jeunes parviennent à« assimiler » les effets des images violentes sur eux,soit ils risquent d’être eux-mêmes « assimilés » parleur groupe.

. LES CARACTÉRISTIQUES DE LA RE-CHERCHE

1. Elle porte sur 200 enfants de la région parisienneâgés de 11 à 13 ans. A cet âge, le langage est bienmaîtrisé et il n’est pas nécessaire d’utiliser le dessinpour étudier les réactions des enfants. C’est doncune étude de terrain menée en milieu scolaire.

2. Elle compare les réactions, en situation indivi-duelle et en groupe, d’enfants à qui ont été montréessoit des images violentes, soit des images neutres.Les deux variables essentielles qui y sont prises encompte sont donc d’une part le caractère violent ouneutre des images présentées, et, d’autre part, lesréactions individuelles ou en groupe (figure 1). Elleutilise pour cela une méthode statistique basée surune grille de codification commune aux situationsd’entretien individuel et aux situations de groupe.

3. La difficultéprincipale de cette étude a consistédans l’établissement d’une grille permettant de co-der l’ensemble des manifestations verbales et desmanifestations non verbales, cohérentes et non co-hérentes avec le matériel verbal, tant pour le maté-riel recueilli dans les entretiens individuels que pourle matériel recueilli dans les jeux de rôle. Lamanière la plus rapide et la plus efficace de résoudrece problème nous a paru être de nous appuyer sur lagrille de codification utilisée dans la passation del’épreuve du Rorschach, selon les travaux menés parMichel Wawrzyniak [14-16]. Celle-ci s’ intéresse eneffet à la fois à l’ imagination en rapport avec lesfigures et à la dimension sensori-motrice de l’ex-pression telle que Henri Wallon a été l’un despremiers à la mettre en avant.

4. Les images présentées aux enfants sont consti-tuées de deux montages de dix minutes chacunfaisant se succéder cinq séquences de deux minutes.

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Ces séquences sont constituées à partir d’émissionsqu’ ils ont pu voir dans des programmes de jeunesseou bien parce qu’elles passaient en « prime time » à20 h 30’ . La succession de ces séquences place lesenfants qui les voient en situation de « zapping ». Ils

ne connaissent pas le scénario des séquences pré-sentées et chacune est précédée et suivie par uneautre séquence qui n’a aucun rapport. Ces cinqséquences concernent des programmes de fiction,d’actualité et de dessin animé, mettant en scène des

Figure 1. Le déroulement de la recherche.

294 S. Tisseron, M. Wawrzyniak

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garçons et des filles (Il s’agit de séquences des deuxfilms Sleepers et The Crafts, du dessin animé Ken leSurvivant, du court métrage « La colonie de lapeur » de la série Chair de poule et d’actualitéstélévisées montrant le « bizutage » violent des jeu-nes Marines américains par les anciens). Ces sé-quences sont présentées à des enfants qui appartien-nent àune même classe, à l’ intérieur de leur collège,et leurs réactions collectives tiennent donc comptedes liens qui existent entre eux. Les enfants voientsoit des images violentes, soit des images neutres,mais jamais les deux. Nous ne réintervenons jamaisdeux fois dans le même établissement pour éviterque les enfants testés aient entendu parler desséquences par leurs camarades.

5. L’étude des réactions individuelles face auximages est menée par des cliniciens chercheurs enentretien individuel. Chaque entretien dure unevingtaine de minutes. Au cours de cet entretien, lechercheur doit s’en tenir strictement à des questionsprogrammées à l’avance, et qui sont toujours lesmêmes. Il doit à la fois observer les manifestationsverbales et les manifestations non verbales.

6. Les réactions des enfants en groupe sont étu-diées grâce au jeu de rôle. Le but du jeu de rôle estde permettre la mise en mots et en mouvements despréoccupations des enfants en tenant compte del’ensemble des phénomènes de groupe. Les enfantssont répartis en groupe de huit à dix avec quatreanimateurs : deux animateurs pour accompagner lejeu et deux animateurs-observateurs pour prendredes notes. On explique donc aux enfants qu’ il s’agittoujours de « faire semblant ». Par exemple, si unenfant veut en embrasser un autre, il fait une bisedans le vide et non sur la joue de l’autre, de mêmes’ il veut donner une claque ou un coup de pied, il lefait dans le vide en direction de l’autre. Cetteexplication par l’animateur s’accompagne, devanteux, du fait de mimer ces gestes. Les observateursnotent les mouvements collectifs et individuels, lesdéplacements, l’ambiance, les émotions expriméesou non, l’atmosphère, les silences, etc.

. LE STRESS DES IMAGES VIOLENTES

Interrogés en entretien individuel, les enfants qui ontvu des images violentes présentent des réactions trèsdifférentes de ceux qui ont vu des images neutres.

Ils manifestent beaucoup plus souvent des émo-tions (dans 84 % des cas en situation d’ imagesviolentes contre 60 % en situation d’ images nonviolentes). Ces émotions sont massivement désa-gréables : alors que les images « neutres » procurentplus souvent du plaisir (dans 45 % des cas), les

images violentes provoquent plutôt des émotionsdéplaisantes comme l’angoisse, la peur, la colère etle dégoût : « ça me dégoûte », « c’est la honte »,« c’est pas possible, de montrer des choses pa-reilles », etc. (Notons qu’au contraire, la tristesse etla tendresse sont importantes en situation d’ imagesneutres, sans doute parce que ces images évoquentde la compassion pour les héros, et que, extraites defilms assez « durs », elles étaient en fait assez tristes— la tristesse serait ici une conséquence des séquen-ces choisies. Ces émotions évoluent assez peu aucours de l’entretien individuel. Il y a une légèremajoration de l’angoisse et de la honte, certainesémotions difficiles à nommer en début d’entretien— et d’abord cachées derrière l’affirmation quel’enfant a pris du plaisir aux images — se trouventrévélées. Par ailleurs, la situation d’entretien elle-même — avec l’ impression pour l’enfant d’être« jugé »sur ses réponses — contribue à majorer sonangoisse et sa honte). Enfin, ces émotions sontmassivement démobilisatrices. Les images violentesprovoquent plus souvent des réactions : « je pourraispas bouger, j’aurais trop peur », « ils sont trop fortspour qu’ il ait pu se défendre », etc.). Ces réactionsdémobilisatrices évoquent une dépression.

Le stress des images violentes provoque donc unesouffrance psychique et une démobilisation. Mais,face à ce stress, les enfants vont utiliser plusieursmoyens pour éviter qu’ il se transforme en trauma-tisme : le langage, les représentations intérieures etles représentations corporelles.

. LA GESTION INDIVIDUELLE DU STRESSDES IMAGES

. Les mots

Tout d’abord, les images violentes stimulent la miseen sens avec les mots : 86 % des enfants qui ont vudes images violentes tentent de construire un dis-cours sur elles alors qu’ ils ne sont que 70 % parmiceux qui ont vu des images neutres. Mais, dans lesdeux cas, la même proportion d’enfants parvient àconstruire du sens de façon aboutie (soit 69 %d’entre eux). Cela montre que les images violentesstimulent la mise en sens avec des mots, mais nerenforcent pas la capacité à y parvenir. La capacitéde donner du sens aux images avec des mots est unecompétence que deux tiers des enfants interrogéspossèdent. Mais la mobilisation de cette compétenceau service d’une performance est le résultat d’uneinterrelation entre l’enfant et les images. Ce qui faitplaisir n’appelle pas la mise en sens tandis que les

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images violentes, qui provoquent des émotions dé-plaisantes, appellent la mise en sens.

À émotions égales, les enfants qui parlent plus semontrent moins démobilisés que ceux qui parlentmoins. (Ils disent par exemple « moi, j’aurais réagiautrement », « dans ces cas-là, on peut toujourschanger quelque chose », « je me serais défendu »,etc.). Le défaitisme est moins grand chez ceux quiparlent des images. On est donc conduit à l’hypo-thèse que la tentative de produire du sens serait unemanière de tenter de résoudre la dépression provo-quée par les images violentes.

. Les scénarios intérieurs

Un second moyen pour élaborer la charge émotivedes images violentes consiste dans les scénariosintérieurs et les représentations d’action qu’ ils met-tent en scène. De la même façon que les imagesviolentes poussent plus souvent les enfants à parlerque les images neutres, elles les poussent plussouvent à imaginer des représentations d’acte (soitqu’ ils s’ imaginent eux-mêmes les accomplir, soitqu’ ils imaginent les héros du film les accomplir).

Ces représentations d’action sont différentes selonque les enfants ont vu des images violentes ouneutres. La moitié des enfants qui ont vu des imagesviolentes formulent des représentations de lutte et uncinquième des représentations de pacification, alorsque ce résultat est inverséchez les enfants qui ont vudes images neutres. On ne peut toutefois pas dire, àce niveau de la recherche, si ces représentationsconcernent une identification à l’agresseur ou bienune résistance à cet agresseur (Ces représentationsd’acte évoluent assez peu au cours de l’entretienindividuel. La principale évolution concerne la di-minution des représentations de lutte et l’augmenta-tion des représentations de soumission et passivité.Ce résultat pourrait être dû au fait que le déroule-ment de l’entretien permet dans un second tempsd’envisager des représentations d’actes dévalorisés,comme la soumission et la passivité, d’abord mas-quées derrière une revendication de lutte). Cesreprésentations d’acte ne sont pas différentes selonque l’enfant parle plus ou moins des images.

. Les manifestations non verbales

Un troisième moyen pour élaborer la charge émotivedes images violentes consiste dans les manifesta-tions non verbales. Les enfants confrontés à desimages violentes présentent des attitudes, des mimi-ques et des gestes beaucoup plus nombreux queceux qui ont été confrontés à des images neutres.

Ces manifestations sont cohérentes avec le discoursverbal et ne présentent pas de différence, ni enintensité, ni en qualité, entre les enfants qui parlentplus volontiers et ceux qui parlent moins.

Pour ces deux raisons, on peut affirmer que cesattitudes, ces gestes et ces mimiques sont pourl’enfant, au même titre que le langage, une façond’organiser les émotions et les états du corps vio-lents provoqués en lui par les images. Ces manifes-tations ne s’opposent pas à une construction verbaledu sens, mais la soutiennent et l’accompagnent. Ilest donc essentiel, non seulement de ne pas lesempêcher, mais aussi de les favoriser.

. LA GESTION COLLECTIVE DU STRESSDES IMAGES

Le passage de la situation individuelle à la situationde groupe se caractérise par l’apparition massive deHONTE et d’AGRESSIVITE quel que soit le typed’ images présentées, alors que ces émotions étaienttrès peu importantes en situation d’entretien indivi-duel, et même totalement absentes chez les enfantsqui avaient vu des images neutres. La honte etl’agressivité en situation de groupe sont donc desémotions liées à la dynamique du groupe et non auxcaractéristiques des images (L’ importance de lahonte et de la gêne — repérées par le repli sur soi,le rougissement, le ricanement ou le fait de se tenirà l’écart — s’expliquent par le fait qu’à 11-13 ans,un jeune attend de son groupe qu’ il lui indiquequelle attitude adopter. La honte est une façon de semettre en attente de la loi du groupe. L’agressivité,elle, correspond au désir de prendre une place dansle groupe et à l’angoisse d’être remis en cause parles autres : l’attaque est la meilleure des défenses !L’agressivité est donc une forme d’adaptation à lahonte. Par ailleurs, l’émotion verbale est mobilisa-trice de façon identique dans les deux situationsexpérimentales (61 % des cas). Cela prouve que lesimages violentes ne provoquent pas d’ inhibition engroupe). En situation de groupe, la violence desimages s’efface derrière la violence des groupes.

Les manifestations non verbales sont plus incohé-rentes en situation d’ images violentes. Cela prouveque les émotions violentes éprouvées face auximages violentes n’ont pas pu être entièrementélaborées en situation d’entretien individuel, et qu’ ilest nécessaire de passer par le groupe, qui est un lieuprivilégié de mise en scène corporelle des éprouvés.

Il n’y a aucune différence entre les scénariosproposés par les enfants qui ont vu des imagesviolentes et ceux qui ont vu des images neutres. Celaprouve que les images violentes ne mobilisent pas

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plus de représentations agressives en groupe que lesimages neutres, tout au moins chez des enfants quiont eu la possibilité d’élaborer les effets sur eux desimages en entretien individuel.

Il y a une évolution importante des émotions et desreprésentations d’acte en groupe. La honte etl’agressivité diminuent beaucoup et le plaisir aug-mente énormément. Cela prouve que le groupe est lelieu privilégié des remaniements psychiques rendusnécessaires par les images violentes, et notammentde la transformation de la douleur en plaisir.

. RICHES ET PAUVRES, FILLES ET GAR-ÇONS

L’origine sociale des enfants n’ intervient dans aucunrésultat, et notamment pas dans leur capacité d’as-sociation. En revanche, l’ensemble des résultats doittenir compte de la situation expérimentale : lesenfants de milieu social privilégié ont plus deprobabilités de trouver un interlocuteur qui renforcechez eux cette capacité.

En revanche, la variable sexe est particulièrementintéressante. Trois différences importantes apparais-sent entre les réponses des garçons et des filles.– Tout d’abord, la capacité d’association est diffé-rente selon la situation expérimentale. Après desimages neutres, il n’y a aucune différence entre lacapacité d’association des garçons et des filles. Enrevanche, après des images violentes, les filles sontbeaucoup plus nombreuses à en parler que lesgarçons. On peut donc dire qu’à 11-13 ans, les fillesont une plus grande facilité que les garçons à mettredes mots sur ce qu’elles éprouvent, mais qu’elles nemobilisent cette compétence qu’en cas de nécessitéet que la violence des images en constitue une pourelles.– Ensuite, les attentes vis-à-vis du groupe sontdifférentes chez les garçons et les filles selon lesimages présentées. Après les images neutres, lesfilles attendent moins du groupe que les garçons. Aucontraire, en situation d’ images violentes, les fillesattendent plus du groupe que les garçons.– Enfin, après avoir vu des images neutres, les fillesont plus de représentations de négociation et desoumission alors que les garçons mettent plutôt enscène des représentations de lutte ou de fuite. Enrevanche, après avoir vu des images violentes, lesfilles présentent des représentations de lutte ou defuite dans les mêmes proportions que les garçons.

Ces trois résultats indiquent que, face au trauma-tisme des images violentes, les filles réagissent detrois façons spécifiques complémentaires : elles uti-lisent plus leur capacité à mettre en mots ; elles

attendent plus des échanges dans le groupe ; enfin,elles renoncent à des modèles appris. La tendance àla pacification et à la conciliation fait en effet partiedes identifications au rôle féminin traditionnel queles filles intériorisent très tôt. Cette recherche mon-tre qu’elles l’abandonnent en situation de stress,notamment après avoir vu des images violentes.

Les images violentes accroissent donc la vulnéra-bilité des enfants à la violence des groupes dans lamesure où ceux qui les ont vues éprouvent dessensations, des émotions et des états du corpsdifficiles à maîtriser et donc angoissants, et qu’ ilssont donc particulièrement tentés d’adopter les re-pères que leur propose leur groupe d’appartenance,voire le leader de ce groupe. On peut donc dire quela violence des images prépare à la violence desgroupes et que la violence des groupes redouble laviolence des images.

. MIMÉSIS ET CATHARSIS, DEUX THÉO-RIES ÉGALEMENT FAUSSES

La prise en compte des formes multiples de lasymbolisation permet enfin de se dégager de deuxproblèmes qui empoisonnent le questionnement desimages depuis bien des années, celui de la mimésiset celui de la catharsis [10].

Du point de vue de la mimésis tout d’abord, il estessentiel de distinguer entre « l’ imitation pour devrai » d’un côté et « l’ imitation ludique » de l’autre,dont le but est de permettre la symbolisation psy-chique de certains événements stressants afin d’évi-ter leur constitution en traumatisme. La premièrerelève de l’utilisation des images comme modèles decomportement. Elle nécessite que le désir de trouverun tel modèle préexiste chez un spectateur ou bienque la logique d’un groupe entraîne ses membres àadopter, ensemble, des comportements que chacunpris isolément n’aurait certainement pas eu. Dans cecas, le désir qui préexiste au modèle des images estcelui de continuer à faire partie de ce groupe etd’être reconnu par lui. Au contraire, « l’ imitationludique » consiste à «faire semblant ». Elle est unetentative d’assimiler les effets sensoriels, émotifs etmoteurs des images grâce à des formes corporellesde symbolisation partagées.

Le problème de la catharsis est lui aussi considé-rablement éclairé, par la prise en compte des formescorporelles de la symbolisation. Pour ses partisans,la « catharsis émotionnelle » pourrait assurer unapaisement par le seul fait qu’un spectateur seraitconfronté à un spectacle dans lequel des actesviolents qu’ il peut désirer en secret seraient accom-plis.

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Remarquons d’abord que cette définition est biendifférente de celle qu’en avait donné originellementAristote. Pour celui-ci, la catharsis ne portait quesur la pitié et la crainte, et, surtout, elle étaitinséparable de la présence du peuple rassemblé.L’essentiel ne consistait pas dans « l’explosion émo-tionnelle » de chaque spectateur, mais dans le faitque tous éprouvent ensemble les mêmes émotions etque cela puisse avoir une vertu thérapeutique (surcette manière de comprendre la catharsis, de Aris-tote à Freud en passant par Jacob Bernays, voir« Mimésis ou catharsis » in [11]). Autrement dit,dans l’approche d’Aristote, c’est la communionaffective avec le groupe qui importe à travers lesémotions, les mimiques et les gestes partagés. En cesens, la catharsis aristotélicienne est à la fois unedécharge et une forme de liaison puisque les expé-riences éprouvées trouvent une traduction dans dessensations, des émotions et des états du corps vécusensemble. Celui qui éprouve de la tristesse, del’angoisse ou du dégoût face à des images enrelation avec des émotions semblables qu’ il a vécuesdans sa vie personnelle remet en effet en quelquesorte sur le métier ces expériences passées. Et cen’est pas cette réactualisation qui a un effet théra-peutique, c’est le fait que, à la différence de ce quis’est passé dans sa vie passée, il n’y est plus seul : ilse sent entouré, porté, et accompagné par ceux quipleurent ou s’angoissent comme lui. Même si cha-cun éprouve ses émotions pour son propre compte,chacun se berce de l’ illusion de vibrer à l’unissondes autres ! On voit que la catharsis envisagéecomme une forme de lien est très éloignée du senscourant qui en fait une sorte de « vidange » d’un« trop plein » émotionnel. L’effet cathartique existedonc bien, mais il est exceptionnel, et, comme nousallons le voir, il est également souvent de très courtedurée.

Chacun, après un spectacle d’ images qui l’a bou-leversé, se montre désireux de parler de son troubleet, plus encore, des pensées, des souvenirs ou desévénements de son passé qui ont été réveillés en luipar le spectacle. Mais, le plus souvent, chacuns’avère plus soucieux de parler de lui que d’écouterles autres. En outre, la loi du groupe amène àprolonger un consensus émotionnel et celui-ci faitobstacle à l’expression par chacun de ce que sonexpérience a d’ irréductiblement personnel. Lesspectateurs qui ont partagé l’ illusion de vibrer en-semble autour des mêmes émotions ne sont guèreenclins à évoquer le caractère éminemment person-nel de leurs réminiscences car ce serait perdre tout lebénéfice de l’ illusion qui a précédé. C’est pourquoi,sauf cas exceptionnel — notamment lorsqu’elle

favorise les échanges dans un petit groupe de genstrès proches comme une famille, un couple ou deuxamis — la « catharsis émotionnelle » est de trèscourte durée et échoue finalement faute d’être pro-longée et amplifiée par une élaboration verbale.

Il serait donc, on le voit, tout aussi faux deprétendre que l’effet cathartique n’existe pas que dele présenter comme un modèle général des relationsd’un spectateur à des images violentes. Il existebien, mais ne fonctionne que lorsqu’une commu-nauté de sensations établie entre divers spectateursface à un spectacle peut ensuite être prise en relaispour chacun d’entre eux par un échange verbal. Oncomprend donc que toutes les recherches visant à lemettre en évidence aient échoué.

. POURQUOI LES JEUNESRECHERCHENT-ILS DES IMAGES VIO-LENTES ?

Nous avons vu que les images violentes ne procu-rent que peu de plaisir et qu’elles entraînent surtoutde l’angoisse, de la peur, de la colère et du dégoût.Mais pourquoi alors les recherche-t-on ? La raisonen est qu’un grand nombre de personnes éprouventdans leur vie quotidienne de telles émotions désa-gréables, mais sans pouvoir les rattacher précisé-ment à leur cause exacte. Les enfants subissent desattitudes éducatives de la part de leurs parents ou deleurs maîtres qu’ ils peuvent juger humiliantes ouinjustes. Les adultes peuvent éprouver les mêmeschoses de la part de leurs supérieurs hiérarchiques etcela peut également être éprouvé entre conjoints oumême entre amants. Lorsqu’ il est impossible d’ iden-tifier la cause des émotions désagréables qui nousassaillent, et que celles-ci soient liées à notre his-toire passée ou à notre présent, il est toujourspossible de tenter d’en déplacer le point d’origine.Les personnes malmenées dans leur vie vont doncrechercher les images violentes comme un moyen defaire d’une pierre deux coups. Elles ne se percevrontplus comme angoissées ou apeurées sans raisonmais en liaison avec les images qu’elles voient. Etd’autre part, ces images pourront être le point dedépart d’échange et de socialisation. Il est plus facilede parler entre amis d’un film horrible et boulever-sant que d’une situation professionnelle ou familialedans laquelle des émotions identiques ont été éprou-vées.

. QUELS REMÈDES AUX IMAGES ?

Il serait pourtant faux de laisser croire qu’aucunremède n’est possible aux dangers des images. Nous

298 S. Tisseron, M. Wawrzyniak

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avons vu en effet que toutes les images peuvent êtreassimilées et qu’un stress n’engendre pas forcémentun traumatisme. Afin de favoriser l’assimilation desimages trois axes peuvent être retenus.

Tout d’abord il faut permettre aux enfants demettre des mots sur ce qu’ ils éprouvent, mais sanspour autant les obliger àparler. Certains en effet sontplus à leur aise avec le langage corporel qu’avec lelangage verbal. Il s’agit dans tous les cas de partirdes émotions éprouvées car se sont elles qui donnentdu sens aux représentations.

Ensuite, tout ce qui permet de prendre de ladistance par rapport aux images, c’est-à-dire d’éta-blir une nette distinction entre les images matériellesque l’on voit et les images psychiques que l’on a àl’esprit, est le bienvenu. Il est donc important depermettre aux jeunes de se familiariser avec lemontage et avec les effets spéciaux, ce qu’on appelleles « making off ».

Enfin, il est essentiel de permettre aux enfants quiont besoin de passer par le corps de le faire, et pourcela, le jeu de rôle est un moyen privilégié. Si lesenfants sont invités d’abord à jouer autour dessituations stressantes qu’ ils ont vécues ou vuesreprésentées, aucun d’entre eux ne sera laissé decôté. Il sera ensuite possible de sensibiliser le plusgrand nombre par la création de représentations etd’ images médiatisées ou non par des fabrications dephotographies, de petits films ou de traitementd’ images par ordinateur. Enfin, tous pourront mieuxbénéficier de l’approche verbale des émotions, dessensations et des états du corps car ceux qui ont

besoin de passer d’abord par la mise en scène pourpouvoir réaliser dans un second temps la verbalisa-tion de leurs états intérieurs auront pu accomplir cechemin.

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