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La révolution du livre

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la révolution du livre

Robert Escarpit

Deuxième édition revue et mise à jour, 1969

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Unesco Paris 1972

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Première édition publiée en 1965 par l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture, place de Fontenoy, 75 Paris-7e

Deuxième édition revue et mise à jour, 1969 Réimpression, 1972 Couverture : Rolf Ibach Imprimerie Firmin-Didot, Paris © Unesco 1969 C O M . 7 1 / D . 4 7 a / F

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A mes collaborateurs et anciens collaborateurs du Centre de sociologie des faits littéraires de Bordeaux, et notamment à M ' " Nicole Robine, M . Jean Boussinesq, M . Henri Marquier, je dédie affectueusement ce livre qui n'aurait jamais été ni conçu ni réalisé sans leur aide et leur soutien.

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Préface

Les changements qui se sont produits dans le m o n d e de l'édition au cours des dernières décennies sont d'une telle ampleur qu'ils ont pris, c o m m e l'indique le titre du présent ouvrage, les propor­tions d'une véritable révolution. C o m m e toutes les autres révolu­tions, celle-ci a des causes complexes et diverses : explosion d é m o ­graphique, diffusion de l'éducation, accroissement de la durée des loisirs qui entourage la lecture, etc. Mais il convient aussi de m e n ­tionner à cet égard les étonnants progrès des techniques de pro­duction et de distribution, qui ont rendu possibles les tirages consi­dérables rendus nécessaires par l'augmentation du nombre des lecteurs. Les livres subissent une transformation qui tend à les faire figurer parmi les principaux moyens d'information de notre époque, à côté de la presse, du cinéma, de la radio et de la télé­vision.

Ce phénomène devait inévitablement retenir l'attention d'une institution chargée, d'après son Acte constitutif, de promouvoir « la libre circulation des idées par le m o t et par l'image » et de faciliter « l'accès de tous les peuples à ce que chacun d'eux publie ». Aussi, à la fin de 1964, la Conférence générale de l'Unesco a-t-elle souligné l'importance du rôle que jouent les publications dans le progrès de la compréhension mutuelle et dans le développement économique et social. Elle a également reconnu la nécessité de renforcer la coopération internationale dans le domaine de l'édition et de la diffusion des écrits et d'encourager la publication de livres

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à bon marché. Elle a enfin recommandé qu'un nouveau programme soit mis en œuvre en vue de stimuler la production et la distribution de livres dans les pays en voie de développement.

Six ans après, à la suite de l'organisation d'une série de réunions régionales sur la promotion du livre en Asie, en Afrique et en Amérique latine (qui devait être suivie d'une réunion sur la pro­motion du livre dans les États arabes), la Conférence générale a estimé qu'il serait bon de prendre une nouvelle initiative. Les réunions d'experts avaient favorisé l'organisation et l'expansion des industries nationales de production et de distribution des livres, mais il apparaissait nécessaire d'attirer l'attention des pays tant développés qu'en voie de développement sur le rôle des livres dans la société. A sa seizième session, la Conférence générale a donc proclamé, par acclamation, 1972 « Année internationale du livre ».

L a présente étude fait suite à Le livre dans le monde, ouvrage de M . R . E . Barker, secrétaire de la British Publishers Association, que l'Unesco a fait paraître en 1956. Elle a été rédigée par M . Robert Escarpit, professeur à la Faculté des lettres et des sciences humaines de Bordeaux, directeur de l'Institut de littérature et de techniques artistiques de masse, et auteur de plusieurs autres livres sur ce sujet. M . Escarpit traite ici des problèmes actuels de l'édition sur la base de sa vaste expérience personnelle; les opinions qu'il exprime ne sont donc pas nécessairement celles de l'Unesco.

Il est à espérer que l'ouvrage de M . Escarpit, en attirant l'atten­tion sur la révolution du livre, aidera à créer les conditions requises pour que les nouvelles perspectives ouvertes par cette révolution soient mises à profit dans l'intérêt de l'humanité tout entière.

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Table des matières

Première partie

Deuxième partie

Troisième partie

Avant-propos 11

Le livre et le m o n d e actuel

I Aperçu historique II Les fonctions du livre

15 31

Le nouveau visage de l'édition

I La production dans le m o n d e Il Les grands courants d'échange

Perspectives d'avenir

55 86

I Le dilemme de l'édition 123 II La librairie et la diffusion de masse 143

III Pour un nouveau dialogue 158

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A v a n t - p r o p o s

Ce livre, publié en 1965 et révisé en 1969, n'a d'autre ambition que de marquer une étape dans des recherches qui se sont largement développées et généralisées depuis que R . E . Barker publiait en 1956 pour l'Unesco son étude Le livre dans le monde qui a été un des premiers efforts sérieux de synthèse destinés à situer dans la civilisation moderne un m o y e n de communication pourtant millé­naire.

Les choses vont vite dans le monde d u livre. Depuis 1958, date à laquelle je publiais m a petite Sociologie de la littérature, tout a changé, les livres, les lecteurs et la littérature. Les idées les plus révolutionnaires sont devenues des lieux c o m m u n s et, dans tous les pays, sous tous les régimes, des h o m m e s — chercheurs indi­viduels ou équipes scientifiques — se penchent sur des problèmes vitaux que naguère encore on ne percevait pas. Le livre de diffusion de masse — qu'on appelle selon les pays paperback ou livre de poche — qui était naguère encore une fascinante nouveauté, est devenu un des éléments les plus courants et les plus indispensables de notre existence. Partout on s'aperçoit que le livre fait partie des media et que, loin d'être menacé dans son importance, il joue un rôle de plus en plus grand au fur et à mesure que la c o m m u n i ­cation se développe entre les h o m m e s .

Depuis sa parution, La révolution du livre a été traduit en anglais, en allemand, en japonais, en italien, en espagnol, en polonais, en arabe, en iranien et des traductions tchèque et russe sont en

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préparation. C'est dire que quelques-unes des questions qu'il pose ont une signification universelle. Il n'entend pas donner des réponses définitives, mais ouvrir quelques-unes des avenues qui peuvent mener à des solutions. C e livre n'est pas définitif, aucun livre honnête ne l'est. Beaucoup des faits qu'il utilise ont été recueillis par l'Institut de littérature et de techniques artistiques de masse que je dirige à l'Université de Bordeaux III, mais beaucoup proviennent aussi soit des services de documentation de l'Unesco, soit des orga­nisations nationales ou internationales de l'édition et de la librairie, soit surtout des nombreux ouvrages publiés au cours des années passées.

C'est seulement pour cimenter l'ensemble que j'ai introduit quelques-unes des conclusions idéologiques provisoires auxquelles je suis arrivé.

Elles doivent être remises en cause maintenant que ce travail, ayant acquis sa forme définitive et jouant son rôle de jalon, ne demande qu'à être dépassé. 1972 est l'Année internationale d u livre. Cette année doit être l'occasion d'un bilan mondial et d'une prise de conscience. L a révolution du livre en arrive à la phase des réalisations. C'est la plus redoutable, mais aussi la plus exal­tante. Je ne serai que trop heureux si j'ai pu participer, si m o d e s ­tement que ce soit, à cet effort et à cette réalisation.

R. E.

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Première partie Le livre et le m o n d e actuel

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Chapitre premier Aperçu historique

Qu'est-ce qu'un livre ?

C o m m e tout ce qui vit, le livre est indéfinissable. Jamais en tout cas nul n'est parvenu à donner de lui une définition à la fois complète et permanente. C'est qu'un livre n'est pas un objet c o m m e les autres. Q u a n d on le tient dans sa main, on ne tient que du papier : le livre est ailleurs. Pourtant il est aussi dans les pages, et la pensée seule sans l'appui des mots imprimés ne sau­rait constituer u n livre. U n livre est une « machine à lire », mais on ne peut jamais s'en servir mécaniquement. U n livre se vend, s'achète, s'échange, mais on ne doit pas le traiter c o m m e une marchandise quelconque, car il est à la fois multiple et unique, innombrable et irremplaçable.

Il est le fruit de certaines techniques mises au service de cer­taines intentions et susceptibles de certaines utilisations. O n en pourrait dire autant de la plupart des produits de l'industrie humaine, mais la particularité du livre est que les intentions, les utilisations, les techniques qui convergent pour le définir, loin de se laisser capturer par le phénomène, le débordent largement, conservent en quelque sorte leur autonomie; évoluent au gré des circonstances historiques, réagissent les unes sur les autres, modi­fiant mutuellement leur contenu et faisant varier à l'infini non seulement le livre lui-même, mais sa situation et son rôle dans la vie individuelle ou sociale des h o m m e s .

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Le livre et le m o n d e actuel

E n divers points de cette évolution le livre a franchi plusieurs fois des seuils au-delà et en deçà desquels les m ê m e s définitions ne sont pas valables, car il s'agit de véritables mutations. U n e de ces mutations est, dans la deuxième moitié du xx* siècle, en train de se produire.

L'apparition d'une première forme du livre semble se situer au début du premier millénaire avant l'ère chrétienne. Elle est vrai­semblablement liée à l'emploi de divers types de supports souples et légers pour l'écriture : écorce, fibre végétale ou tissu. Biblos, en grec, est la fibre intérieure de certains roseaux, notamment le papyrus ; liber, en latin, est la couche fibreuse située au-dessous de l'écorce des arbres ; book, en anglais, et Buch, en allemand, appartiennent à la m ê m e racine indo-européenne que bois en fran­çais ; kniga, en russe, est probablement venu, à travers le turc et le mongol, du chinois king, qui désigne le livre classique, mais désignait à l'origine la trame de la soie1.

Pourquoi cette préoccupation technique quasi universelle ? Et pourquoi cette exigence d'un certain type de matériau ? Avant l'invention du papyrus ou du tissu de soie, n'y avait-il donc point de livres ? L'histoire pourtant ne cesse de reculer ses limites avec la découverte de monuments gravés de plus en plus anciens. Les fouilles du Moyen-Orient nous ont révélé l'existence de véritables « bibliothèques » plusieurs fois millénaires, composées de tablet­tes en terre cuite. Les racines m ê m e de mots c o m m e gramma, littera, scribere nous font remonter au temps où l'on égratignait une matière dure pour pérenniser la parole. N o m b r e d'œuvres littéraires nous ont été transmises par de tels procédés. A l'époque où le lapidaire manie seul l'écriture il y a déjà des littératures, mais il n'y a pas encore de livres, car il m a n q u e au document écrit une qualité essentielle : la mobilité.

Verba volant, scripta manent : l'écriture a permis la conquête du temps par le mot , mais le livre a permis la conquête de l'es-

1. U n e exception notable toutefois : celle des langues sémitiques, dans les­quelles les racines ktb et sfr, désignant le livre, semblent n'avoir aucun lien avec la matière du livre.

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Aperçu historique

pace. Les supports souples et légers qui, il y a quelque trente siècles, ont donné ses divers n o m s au livre, ont ouvert la voie à deux progrès décisifs : d'une part la possibilité de copier rapide­ment et facilement un texte long, d'autre part la possibilité de transporter rapidement et facilement n'importe où u n nombre considérable de copies de ce texte.

Tant que le poète a été un conteur oral, il n'a pu, pour dépasser le cercle de ses auditeurs immédiats, compter que sur la répétition de bouche à oreille. L'écriture lui a permis de s'adresser à la postérité. Grâce au livre il peut prétendre, au moins théorique­ment, s'adresser à l'humanité entière. C'est ainsi que la révolution technique qui crée le livre, le révèle à la conscience des peuples, est intimement liée à l'idée de diffusion.

L'idée de diffusion est le fil conducteur qui nous permet de suivre le livre dans ses mutations successives. Nous insistons sur ce point, car il est tout à fait impossible de comprendre les pro­blèmes posés au xx* siècle par la création littéraire, l'édition, la librairie et la lecture, si l'on se contente de considérer le livre c o m m e une archive, c o m m e une réserve de notions intellec­tuelles ou de formes verbales dans laquelle on puise selon ses besoins, ou m ê m e c o m m e un m o y e n de communication à sens unique. E n tant que document écrit le livre est tout cela, mais en tant que livre il est bien autre chose. Parce que sous u n faible volume il possède un contenu intellectuel et formel de haute den­sité, parce qu'il passe aisément de main en main, parce qu'il peut être copié et multiplié à volonté, le livre est l'instrument le plus simple qui, à partir d'un point donné, soit capable de libérer toute une foule de sons, d'images, de sentiments, d'idées, d'élé­ments d'information en leur ouvrant les portes du temps et de l'espace, puis, joint à d'autres livres, de reconcentrer ces données diffuses vers une multitude d'autres points épars à travers les siècles et les continents en une infinité de combinaisons toutes différentes les unes des autres.

C e schéma varie beaucoup dans ses applications, mais on le retrouve inchangé quelle que soit la qualité du matériel littéraire colporté par le livre, quelle que soit l'étendue géographique,

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Le livre et le monde actuel

historique ou sociale du phénomène. L e livre est ce qu'est sa diffusion. C'est pourquoi les mutations qu'il subit sont étroite­ment liées aux innovations techniques qui l'adaptent aux besoins successifs des écrivains dont il enregistre la parole et des sociétés auxquelles il la diffuse.

Les mutations du livre

L a première étape fut sans doute celle du volumen, rouleau de feuilles de papyrus collées les unes aux autres, qui donnait à une œuvre entière la forme maniable exigée par une vie littéraire du type de celle qui existait à Athènes, puis à R o m e à l'époque classique, avec ses ateliers de copistes, véritables maisons d'édi­tion, ses librairies et le « dépôt légal » des grandes bibliothèques1.

Il s'agissait là d'une diffusion relativement réduite, limitée aux amateurs riches, aux lettrés vivant dans l'entourage d'un mécène et plus tard aux universitaires ou aux clercs. D a n s le cadre limité de la cité antique la lecture publique restait le m o y e n le plus courant de publication. Les documents courts étaient consi­gnés sur des tablettes de cire et, pour les écrits courants, on dispo­sait, depuis le m " siècle avant notre ère, du parchemin, matière plus vulgaire mais moins fragile et moins coûteuse que le papyrus.

Son bon marché, précisément, et sa robustesse firent du par­chemin l'instrument de la mutation suivante. Taillé en feuilles, puis cousu en cahier, il donna le codex, qui déjà présente la dis­position en pages caractéristique du livre moderne. Bien mieux que celle du volumen cette disposition est fonctionnellement adaptée à la référence et à la recherche érudite. C'est la forme idéale pour le document juridique (code vient d'ailleurs de codex), pour le texte sacré, pour le document savant. Elle convient à une civilisation moins préoccupée de belles-lettres que de sécurité

1. Sur le livre dans l'antiquité, voir le vieil ouvrage de T h . B I R T , Das antike Buchwesen, 1882, ou le classique manuel de S. D A H L , Histoire du livre de fantiquité à nos ¡ours, 1933.

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Aperçu historique

politique, de théologie et de sauvetage du savoir antique. A partir du iv* siècle de notre ère et pour plus de mille ans, le manuscrit de feuilles de parchemin reliées devient entre les mains des clercs le moyen universel de conservation, de communication et de diffusion de la pensée non seulement à travers le m o n d e chrétien, mais aussi à travers le m o n d e arabe et juif.

L'importance vitale du livre est telle au m o y e n âge qu'il n'existe point d'oeuvre plus méritoire que de copier ou d'enluminer un manuscrit. L e transport des livres est organisé avec soin de monastère à monastère, de ville à ville, parfois sur de très grandes distances1.

Parce que leurs mérites artistiques leur ont valu de survivre, nous avons surtout gardé le souvenir des beaux manuscrits enlu­minés du bas m o y e n âge, mais il existait aussi des éditions bon marché pour l'usage quotidien, notamment des livres d'heures. Dès leur apparition les universités organisèrent la copie des textes classiques à l'intention des étudiants. Pour se procurer ses livres d'étude un écolier d u xin* siècle ne grevait en proportion guère plus son budget qu'un de ses successeurs du X X e siècle*.

Pourtant, si ingénieuse qu'en fût l'organisation, la copie manuelle avait ses limites. Dès le xrv* siècle, des couches nouvelles de la société accédèrent à la lecture jusque-là réservée aux clercs. Ces nouveaux lecteurs, nobles ou bourgeois, marchands ou magis­trats, n'avaient guère le goût de latiniser dans la vie quotidienne. Os voulaient des ouvrages techniques, certes, mais aussi des livres de délassement et d'imagination écrits en bonne langue romane. Ainsi naquit le roman, dont la vogue précipita la nouvelle et déci­sive mutation du livre, celle de l'imprimerie.

1. Dans les Mélanges d'histoire économique et sociale, en h o m m a g e au profes­seur Antony Babel, Genève, 1963, on trouvera, aux pages 96 à 127, un curieux article de M . Stelling M I C H A U D sur < Le transport international des manus­crits juridiques bolonais entre 1265 et 1320 ».

2. Dans l'introduction (p. 9-13) du livre de L . F E B V R E et Henri-Jean M A R T I N , L'apparition du livre, Paris, 1958, on trouvera une description du mécanisme des éditions de textes universitaires. L e manuscrit authentique et faisant foi était loué sous la garantie de l'université par les libraires c stationnaires > aux étudiants désireux de le copier ou encore à des copistes sous-traitants.

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Le livre et le m o n d e actuel

Du livre imprimé au « best-seller »

Les effets de l'imprimerie furent immédiats et spectaculaires, mais elle ne vint qu'en son temps, ce qui montre que la novation technique ne s'impose que si elle répond à un besoin social. L e papier, indispensable au développement de l'imprimerie c o m m e le pneu et le m a c a d a m l'ont été plus tard au développement de l'automobile, était connu en Chine depuis plus de mille ans quand il atteignit l'Europe au milieu du xu e siècle — et encore y fut-il mal accueilli par les autorités, inquiètes de sa fragilité1. Il fallut beaucoup moins de temps — deux ou trois ans — à l'impression par caractères mobiles pour faire le m ê m e chemin. C'est que les temps étaient révolus. Les circonstances exigeaient qu'on décou­vrît, inventât l'imprimerie.

Certes l'imprimerie eut la chance de rencontrer en Europe des langues employant l'écriture alphabétique de vingt-six lettres, la mieux adaptée à son usage, mais elle eut surtout la chance d'y rencontrer des civilisations en plein essor économique et culturel, auxquelles la diffusion des documents écrits commençait à poser d'insurmontables problèmes.

L a découverte peut-être la plus décisive de l'histoire apparut tout prosaïquement aux premiers imprimeurs c o m m e un procédé c o m m o d e pour accélérer la copie des livres, en améliorer la pré­sentation et en abaisser le prix de revient. Tout, dans la typogra­phie, la fabrication, la mise en vente, indique que leur principal souci fut le rendement commercial. O n retrouve le m ê m e souci dans le choix des premiers textes imprimés, tous de bonne vente : ouvrages religieux, romans, recueils d'anecdotes, manuels techni­ques, livres de recettes, voilà l'essentiel du catalogue de ces h o m ­mes pratiques2.

1. O n a c o m m e n c é à importer le papier en Italie au xif siècle. Il venait d'Orient, apporté par les Arabes. O n c o m m e n ç a à le fabriquer en Italie au début du xiv* siècle mais, dès le xin" siècle, malgré l'interdit de certaines chancelleries, il était d'usage courant en France et en Suisse.

2. Sur toute cette période de l'histoire du livre, voir A . F L O C O N , L'univers des livres, Paris, 1961, et notamment la troisième partie : « Les livres imprimés anciens ».

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Aperçu historique

L e succès de l'entreprise dépassa leurs espérances. Parti de Mayence, en 1454, le livre imprimé atteignait R o m e en 1464, Paris en 1470, Valence, en Espagne, en 1474 et Londres en 1476. Certains auteurs évaluent à vingt millions le nombre des incuna­bles, c'est-à-dire des livres imprimés entre 14S0. et 1500, dans une Europe qui comptait moins de cent millions d'habitants, pour la plupart illettrés1. Vers 1530 le livre prenait pied en Amérique où le vice-roi Antonio de M e n d o z a l'implantait en Nouvelle-Espa­gne, à Mexico.

L e livre avait acquis une nouvelle dimension. Il eut tôt fait de l'explorer. Les premiers incunables étaient tirés à quelques centaines d'exemplaires. L e tirage m o y e n des livres ne dépassa 1 0 0 0 qu'au milieu du xvi" siècle. A u xvrT siècle, il se situait entre 2 0 0 0 et 3 000 et demeura à ce niveau jusqu'à la fin du x v m " siè­cle. Sauf exception, il était difficile d'aller plus loin avec la presse à main. D'ailleurs les imprimeurs, qui maintenant se distinguaient des libraires, chargés d'assurer la distribution, auraient craint d'avilir leur marchandise en la multipliant. Des ordonnances cor­poratives limitaient à la fois le nombre des imprimeries et l'impor­tance des éditions. Malgré une tendance constante à la baisse, le prix du livre en Europe occidentale se maintint donc à un niveau qui le rendait accessible à la bourgeoisie aisée, mais non aux membres des classes moyennes et encore moins aux travailleurs. Ces derniers, s'ils n'étaient pas entièrement analphabètes, dispo­saient, pour satisfaire leurs besoins en lecture, des publications plus éphémères que leur offrait la hotte du colporteur : « canards », ballades ou almanachs'.

O n peut donc dire que la grande littérature européenne des xvie, xvii* et xviii* siècles, dont le livre imprimé a été le support et le véhicule, n'est distribuée par lui que dans un cercle social fort étroit.

L'Angleterre était, au x v m e siècle, le pays le moins illettré

1. C'est l'évaluation, peut-être optimiste, de L . F E B V R E et H.-J . M A R T I N , op. cit., p. 377.

2. Voir sur cette question le livre de David T . P O T T I N G E R , The French book-trade in the Ancien Régime. 1500-1791, Harvard, 1958.

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Le livre et le monde actuel

d'Europe et celui où l'édition connaissait la prospérité la plus grande. Pourtant les succès de librairie les plus fameux — Pamela ou Joseph Andrews — n'y ont jamais dépassé une vente de quel­ques milliers d'exemplaires1. E n France, les tirages étaient nette­ment inférieurs et, si la boutade de Voltaire — cinquante lecteurs pour un livre sérieux, cinq cents pour un livre agréable — est certainement exagérée, il n'en reste pas moins que les lecteurs de livres constituaient une petite aristocratie de la culture écrite, de la « littérature », c o m m e on disait alors.

Cette aristocratie était internationale. L'absence de tout accord sur la propriété littéraire donnait à l'édition pirate un essor mora­lement contestable mais culturellement bénéfique. C'est ainsi que l'édition américaine s'est magnifiquement développée après l'indé­pendance des Etats-Unis en se greffant parasitairement sur l'édi­tion britannique. D u fait de leurs traditions commerciales ou de leur situation politique, certaines villes c o m m e Amsterdam ou L y o n furent, pendant des siècles, des centres internationaux de diffusion à l'usage des lettrés. Il avait fallu plus de quatre siècles à La divine comédie pour faire le tour de l'Europe. Il suffit de vingt ans au Quichotte et de cinq ans à Werther. Cinq ou six grandes langues se partageaient l'univers littéraire. Jamais le senti­ment d'une c o m m u n a u t é universelle des lettrés ne fut plus vivace qu'au xviiie siècle.

Pourtant ce cosmopolitisme aristocratique était directement menacé. Depuis longtemps le livre préparait contre lui sa qua­trième mutation, celle du machinisme. Les signes avant-coureurs en étaient visibles dès l'époque des philosophes. C o m m e au xv* siè­cle, de nouvelles couches sociales, notamment la petite bourgeoisie, accédaient à la lecture et demandaient des livres à u n système qui n'était pas conçu pour elles, qui, par définition, les excluait. C e nouveau besoin de lectures est une des causes du déve-

1. D'après Richard D . A L T I C K , The English common reader, p. 49-50, Chicago, 1957, les éditions de ces best-sellers ne dépassaient jamais les 4 000 exem­plaires. Le chiffre habituel était de 500 ou 1 000. U n livre avait de 3 à 5 éditions en cas de succès.

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Aperçu historique

loppement de la presse, pourtant bien modeste encore dans ses tirages.

Devant un marché qui se développe, l'imprimerie et la librairie font peau neuve. L'entreprise capitaliste naissante intègre le livre à ses structures. Entrepreneur responsable, l'éditeur apparaît, reléguant l'imprimeur et le libraire à des besognes annexes. Par contrecoup, la profession littéraire s'organise. Laissée jusque-là au riche amateurisme ou au mécénat, elle revendique la rentabi­lité. D u D r Johnson à Diderot, les h o m m e s de lettres posent le problème du droit d'auteur et de la propriété littéraire.

Dans le dernier tiers du x v m ° siècle, des vagues idéologiques contradictoires, mais toutes convergeant vers la diffusion du livre dans ce qu'on appelait alors le peuple — méthodisme en Angle­terre, encyclopédisme puis esprit révolutionnaire en France et, à un moindre degré, Aufklàrung en Allemagne — donnèrent soudain au besoin de lectures un caractère d'urgence.

C'est alors qu'en quelques années — de 1800 à 1820 — une série d'inventions bouleversa la technique de l'imprimerie : presse métallique, presse à rouleaux et à pédale, presse mécanique à vapeur. Le règne de Napoléon n'était pas achevé qu'on pouvait imprimer en une heure plus de feuilles qu'en un jour quinze ans auparavant. L'ère des gros tirages pouvait commencer.

C'est en Angleterre qu'elle débuta, car la plupart des perfec­tionnements de l'imprimerie étaient d'origine anglaise. Walter Scott en fut le prophète avec ses romans, mais c'est Byron qui l'ouvrit vraiment en 1814 par son fameux exploit du Corsaire : 10 000 exemplaires vendus le jour de la publication. L a vague atteignit la France vers 1830, en m ê m e temps que la presse à grand tirage1. Avant 1848, elle avait couvert le reste de l'Europe et l'Amérique.

Les effets de ce changement d'échelle furent profonds. D'abord

I. Exactement en 1836, avec La presse, d'Emile de G I R A R D I N . E n un an, les abonnés des journaux parisiens passèrent de 70 000 à 200 000 (E. B O I V I N , Histoire du journalisme, Paris, 1949). Dans le domaine littéraire, les effets des gros tirages se firent sentir un peu plus tard, entre 1840 et 1848.

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Le livre et le inonde actuel

l'écrivain perdit le contact avec l'immense majorité de ses lecteurs. Seule la couche des lettrés continua à participer, soit directement, soit par l'intermédiaire de la critique, à l'élaboration d'une opi­nion littéraire influente. Les autres lecteurs, relégués dans l'ano­nymat, ne figurèrent plus dans la mythologie des lettres que sous la forme d'une m e r sans rives sur les flots de laquelle le poète lan­çait à l'aveuglette sa bouteille.

Il n'était pourtant plus possible d'ignorer l'existence des masses lisantes, qui désormais portaient le livre et assuraient sa renta­bilité. D e m ê m e que jadis les bourgeois du xive et du xv* siècle avaient imposé la langue vulgaire au livre latinisant des clercs, de m ê m e les nouveaux lecteurs populaires du xix" siècle imposent la langue nationale au livre cosmopolite des lettrés. C'est ainsi que les gros tirages exigent et permettent à la fois la dispersion des langues littéraires conduisant à l'autonomie nationale des littératures. Avec l'éveil des nationalités, le livre épouse son siècle.

Il l'épouse aussi avec l'éveil de la conscience de classe. Tour à tour le cabinet de lecture, le roman-feuilleton, la bibliothèque de prêt le diffusent de plus en plus profondément dans les couches sociales que les progrès de l'éducation lui ouvrent. Dans la pensée révolutionnaire de 1848 le livre devient un symbole fondamental. O n sait maintenant que le chemin de la liberté passe par les conquêtes culturelles. E n France, sous le Second Empire, l'éditeur républicain Jules Hetzel et le fondateur de la Ligue de l'enseigne­ment, Jean M a c é , s'associent pour faire du livre à grande diffu­sion une arme au service du peuple.

Mais c'est en Angleterre, où se développent plus tôt qu'ailleurs les conséquences inéluctables de l'industrialisation capitaliste, qu'on voit apparaître les premiers signes d'une nouvelle et cin­quième mutation du livre. Alors qu'on vend déjà la nouveauté de librairie au prix qui restera le sien jusqu'à la deuxième guerre mondiale : 10 shillings 6 pence (half a guinea, monnaie de compte pour marchandise de luxe), on voit apparaître à partir de 1885 des réimpressions populaires d'ouvrages de qualité dont les prix sont de l'ordre de 6 pence et dont les tirages se chiffrent par

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Aperçu historique

dizaines de milliers d'exemplaires. Tout à la fin du siècle, on vendra pour 1 penny des romans et des poèmes condensés et, à partir de 1896, un éditeur offrira m ê m e , pour ce prix, des textes non abrégés de Goldsmith, de Poe, de Scott, de Dickens, de D u m a s , de Sue et de Mérimée1 !•

Cependant il était encore trop tôt pour de pareilles entreprises. Dans une société dépourvue de toute mobilité interne, les < masses » intéressées par ces lectures n'étaient encore que des minorités privilégiées. Si, du fait de la croissance rapide de ses centres urbains, l'Angleterre possédait une certaine avance en ce domaine, la majorité de la population des autres pays civilisés était encore tributaire, pour ses lectures; du matériel de kiosque et de colportage : éditions mutilées d'anciens classiques, romans sentimentaux,, récits traditionnels, gauloiseries, rengaines, alma-nachs, etc.' Dans certaines parties du m o n d e , cette situation devait se prolonger jusqu'au-delà de la première guerre mondiale et m ê m e jusqu'à la deuxième moitié d u X X e siècle.

La communication de masse

Pourtant, avant m ê m e le début du siècle, le plus ancien des moyens de communication de masse avait fait son apparition et pris un peu partout dans le m o n d e la relève du colporteur : le journal à grand tirage issu de la presse bon marché des années 1830 passait, avant 1900, le cap du million d'exemplaires. U n demi-siècle plus tard, la presse britannique battait tous les records de diffusion avec le tirage à jamais inégalé de 600 exemplaires quotidiens pour 1 000 habitants. Loin derrière le R o y a u m e - U n i venaient, dans la catégorie des 400 exemplaires, les pays scandi-

1. Il s'agit de la Penny Library of Famous Books de George N e w n e . Voir à ce sujet R . D . A L T I C K , op. cit., p. 314-315.

2. Sur la situation en France au milieu du xrx* siècle, il existe l'ouvrage, ines­timable parce que unique en son genre, de Charles N I S A R D , Histoire des livres populaires ou de la littérature de colportage, Paris, 1964.

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Le livre et le monde actuel

naves, l'Australie et le Luxembourg, dans la catégorie des 300, la Nouvelle-Zélande, les Etats-Unis et la Belgique, puis, dans la catégorie des 100 à 200, le peloton des quelque vingt nations économiquement et techniquement évoluées qui, pratiquement, se partageaient le reste du papier journal mis en circulation dans le m o n d e .

A u x abords de 195 5 le point culminant fut atteint. Depuis cette époque, si le journal continue à se développer, mais à un rythme plus lent, dans les pays qui ont un retard culturel à rat­traper, il est en nette régression dans les autres1. C'est qu'il a rencontré de sérieux concurrents dans le cinéma, la radio, la télé­vision.

Ces nouveaux moyens de communication de masse ont en effet des possibilités que ne possède pas le journal. Ils sont aptes non seulement à la diffusion de l'information, mais encore à l'expres­sion artistique. L e journal a bien essayé, au XIXe siècle, de relayer le livre dans son rôle littéraire, mais le roman-feuilleton n'a jamais eu bonne presse auprès des lettrés. M ê m e quand il est de bonne qualité, il est incomparablement moins efficace qu'un film, une émission radiophonique ou un spectacle télévisé.

A partir de la fin de la première guerre mondiale et sans autre interruption que les cinq années de la deuxième, les moyens de communication de masse audio-visuels distribuent des quantités toujours accrues d'information et de matière artistique (l'une et l'autre de niveau il est vrai très variable) dans des zones sociales jusque-là totalement déshéritées du point de vue culturel. A la limite m ê m e , la télévision, pénétrant dans les foyers, en arrive à imposer les plus hautes manifestations artistiques là où l'analpha­bétisme, l'ignorance, la misère avaient empêché le livre de prendre pied.

Outre leur polyvalence et leur ubiquité, ces moyens de c o m m u -

1. Le tirage des journaux britanniques est retombé en 1965 à 479 exemplaires pour 1 000 habitants. C'est la Suède qui prend la tête avec 505. La promotion la plus spectaculaire est celle du Japon, qui passe de 224 en 1952 à 451 en 1965. Les Etats-Unis, au contraire, diminuent de 342 à 310.

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Aperçu historique

nication de masse possèdent sur le livre un double avantage : ils coûtent relativement peu et leur présentation est agréable. A u contraire, le beau livre est cher et le livre bon marché, avec sa couverture terne, son papier grisâtre, son impression en pattes de mouche, est affreusement triste et laid. C'est pourquoi le cinéma, la radio, la télévision font subir au livre une pression à la fois économique et esthétique. Q u a n d , en entrant dans n'importe quel cinéma de quartier, on peut, pour le prix d'une heure de travail, assister deux heures durant au déroulement d'une belle histoire dans un cadre élégant et confortable, pourquoi irait-on dépenser le prix de trois ou quatre heures de travail ou plus pour lire la m ê m e histoire dans un livre d'autant plus rébarbatif qu'il est meil­leur marché ?

D e toutes ces considérations, c'est peut-être celle de la beauté la plus importante. Depuis la deuxième guerre mondiale, l'emploi des matières plastiques synthétiques et la vulgarisation de l'esthé­tique industrielle ont, d'une manière générale, habillé la vie quotidienne de l 'homme du peuple d'un vêtement sans laideur. Dans le domaine commercial, cette évolution avait c o m m e n c é dès avant la guerre, avec le magasin à prix unique, version embel­lie du Woolworth anglo-américain. C e fut un choc émotionnel considérable pour le consommateur modeste que de se trouver soudain servi sous des lumières gaies, au son d'une musique douce, par des vendeuses coiffées et manucurées. Ainsi 1935 a été, dans beaucoup de pays, l'année du magasin à succursales multiples, c'est-à-dire l'année où une certaine forme de la beauté est entrée dans l'existence collective c o m m e une sorte de service public. Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que le métro de Moscou, dont les ors et les rocailles ont, dans une autre struc­ture sociale, joué le m ê m e rôle d'embellissement de la vie quoti­dienne, date lui aussi de 1935.

Et 1935 est aussi l'année où sir Allen Lane fonda en Angle­terre les éditions Penguin. Les volumes Penguin n'étaient peut-être pas très beaux, mais la jaquette rouge et blanche de ces paperbacks (volumes brochés) à 6 pence était d'une gaieté inaccoutumée pour des livres de cette catégorie. E n Allemagne, les vieilles éditions

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Le livre et le monde actuel

Tauchnitz* durent bien vite se mettre au goût du jour tel que l'exprimait ce jeune concurrent et troquer leur sinistre couverture typographique contre des jaquettes aux couleurs tendres et assor­ties aux genres littéraires.

Le Penguin ne prétendait pas être un livre de masse. N o n sans un certain snobisme, ses dirigeants ont m ê m e longtemps affecté de refuser ce rôle et peut-être en effet n'était-il pas dans leurs intentions de le jouer'. Mais l 'homme propose et l'histoire dispose. Encore une fois la mutation arrivait exactement en son temps et l'apparition des Penguin coïncidait avec une conjoncture histo­rique favorable au livre de masse. Quelques années plus tôt, en France, des expériences c o m m e celles de Fayard ou de Ferenczi, tentées dans un esprit analogue et probablement dans des condi­tions financières meilleures, n'avaient pas donné les résultats qu'on pouvait escompter. L e « Livre moderne illustré », de J. Ferenczi, où furent réimprimés les best-sellers de Colette, de Mauriac et de Giono, se vendait déjà 3 francs 50 — à peu près l'équivalent d'un shilling — quand apparurent les Penguin. Il ne dut une précaire survie qu'à l'abandon de ses intentions vulgarisatrices. L a collec­tion « Reklam », en Allemagne, et la « Colección Universal » de Calpe, en Espagne, étaient probablement mieux conçues c o m m e r ­cialement, mais il leur manquait un marché suffisamment vaste pour permettre de gros tirages.

L'entreprise des Penguin, au contraire, prospéra et s'étendit dans une direction que n'avait peut-être pas prévue son fonda­teur. E n tout cas, qu'il l'ait voulu ou non, en faisant sa tentative

J. C'est en 1841 que Christian Bernhard Tauchnitz, neveu d'un éditeur de Leipzig, fonda la fameuse collection d'auteurs britanniques et américains qui devait publier près de 6 000 titres en un siècle. Sur ce point et sur toute l'histoire du paperback, voir la première partie du livre de Frank L . S C H I C K , The paperbound book in America, N e w York, 1958.

2. O n relève dans un prospectus des éditions Penguin de 1964 la déclaration suivante, empreinte d'une caractéristique smugness : c N o n qu'il s'agisse d'une production pour les masses. Onze millions de Penguin vendus dans le Royaume-Uni en une année ne représentent jamais qu'un Penguin acheté par un Anglais sur cinq. Les Penguin sont faits pour une minorité (relative­ment élevée) qui est une minorité d'élite ! »

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Aperçu historique

à l'instant historique précis où elle devait se faire, sir Allen Lane a ouvert la porte au livre de masse.

L a mutation s'est produite rapidement sous l'effet de facteurs d'accélération puissants. L a guerre, l'instauration de régimes socia­listes dans une grande partie des nations productrices de livres, la décolonisation et ses conséquences culturelles ont été les plus importants de ces facteurs.

L a nécessité de fournir des lectures abondantes et bon marché aux millions de soldats américains dispersés dans le m o n d e est probablement ce qui a décidé les éditeurs des Etats-Unis à s'inté­resser sérieusement au paperback. Quelle que soit l'orientation idéologique des pays, le désir de faire connaître à l'extérieur la pensée nationale a poussé aux gros tirages et aux prix réduits. C'est par centaines de milliers que les centres culturels installés à l'étranger par les grandes puissances ont distribué les livres. Enfin, dans les pays où la promotion culturelle devançait l'évolution économique, seul le livre de masse pouvait faire face à la demande des nouveaux lecteurs.

Ainsi est né ce nouveau livre qui, depuis 1950, a pratiquement conquis le m o n d e , y compris la France pourtant longtemps figée dans la conviction qu'elle n'avait, dans le domaine du livre broché, rien à apprendre des autres.

Il se présente imprimé sur un papier courant, mais agréable, solidement broché en une jaquette de couleur, presque toujours illustrée. Son tirage n'est jamais inférieur à quelques dizaines de milliers et son prix n'est jamais supérieur pour un volume au gain d'une heure de travail. L e choix de ses titres est éclectique. O n y trouve des réimpressions de best-sellers, mais aussi des ouvrages originaux. Il accepte le classique, le roman nouveauté, le manuel technique, l'ouvrage scientifique et m ê m e l'instrument de réfé­rence, dictionnaire ou répertoire. Sa mobilité intellectuelle est extrême : un catalogue américain offrait en 1961 plus de 11 0 0 0 titres disponibles à la vente en paperbacks.

E n 1960 une exposition organisée à Londres par la National B o o k League réunissait 1 0 0 0 paperbacks en 30 langues et prove­nant de pays aussi différents que la République fédérale d'Alle-

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Le livre et le monde actuel

magne, l'Allemagne orientale, le Canada, les Etats-Unis d'Amérique, la France, l'Inde, l'Indonésie, l'Iran, les Pays-Bas, le Pakistan, le Royaume-Uni, la Suède et l'URSS1. C e n'était qu'un échantillon et quelques mois plus tard il était déjà dépassé. U n révolution était en marche.

1. Voir l'article de Desmond F L O W E R , < A revolution in publishing >, dans The Times supplement on paperbacks du 19 mai 1960, et celui de J. E . M O R -P U R G O , « Paperbacks accross frontiers », dans The library journal (New York), 15 janvier 1961.

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Chapitre II Les fonctions du livre

Un art impur

L a littérature est un art impur. L a lettre, en effet, qui est son m o y e n d'expression spécifique et qui lui donne son n o m , est à la fois objet et signe. E n tant qu'objet, elle a une forme qui est perçue, interprétée et appréciée selon un système de valeurs plas­tiques. E n tant que signe, elle a un contenu qui est perçu, inter­prété et apprécié selon un système de valeurs sémantiques qui ne coïncide pas avec celui des valeurs plastiques.

E n fait la situation est plus complexe encore. L a lettre-objet ne se présente jamais seule. Elle fait partie d'une typographie qui, elle-même, n'est qu'un élément de l'ensemble artistique constitué par la mise en page, l'impression, l'illustration, la reliure, en un mot l'esthétique objective du livre. Et, dès lors que nous considé­rons le livre c o m m e un objet d'art dont le texte (pris dans sa réalité matérielle) n'est qu'un des éléments, il nous faut le voir c o m m e inséré dans le réseau de circonstances sociales qui régis­sent la distribution des objets d'art : commerce , investissements, fétichisme, consommation ostentatoire, recherche du status symbol, etc.

D'autre part, la lettre-signe a un contenu ambigu et multiple. Combinée à d'autres lettres pour former des mots eux-mêmes combinés en phrases, elle contribue en fin de compte à transmettre à différents niveaux des messages d'ordre rationnel, pratique ou affectif, mais toujours intellectuel. Elément d'une pensée en quel­que sorte « congelée » dans l'écriture, mais susceptible d'être

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Le livre et le monde actuel

réactivée n'importe où et n'importe quand par la lecture, la lettre est un « outil à information ». Mais, en m ê m e temps, prise indi­viduellement ou dans son contexte, elle est l'image visible d'un son. Ecrire un mot , c'est en s o m m e le prononcer à retardement et par procuration. L a lecture réactive ce contenu sonore tout c o m m e le contenu intellectuel, mais il n'y a pas forcément coïncidence, ni concomitance entre les deux réactivations. L a lettre « outil à parole » peut très bien se dissocier de la lettre « outil à infor­mation >.

Il s'ensuit que le livre, outre un objet d'art, est à la fois un m o y e n d'expression sonore (les sons pouvant être combinés c o m m e une musique sans signification) et un m o y e n de communication intellectuelle (le sens pouvant être perçu indépendamment du schéma sonore original, c o m m e c'est le cas quand on lit une tra­duction).

O n pourrait signaler bien d'autres ambiguïtés, mais ces trois orientations indépendantes sinon toujours divergentes suffisent à montrer pourquoi il est impossible d'appliquer à la littérature les m ê m e s catégories et les m ê m e s concepts esthétiques qu'aux autres arts. Dans la mesure où l'acte littéraire est un acte de c o m m u n i ­cation par l'intermédiaire du livre, la littérature au sens large du mot suppose le livre en m ê m e temps qu'elle est sa raison d'être. Elle participe donc de sa nature incertaine et partage ses ambi­guïtés. Nous s o m m e s ici dans un domaine où les définitions sont fuyantes et les critères imprécis.

L e m o y e n de rétablir la cohérence et la rigueur esthétique, de « purifier » en s o m m e l'art littéraire, est de lui donner précisément pour objet la recherche et le maintien d'un difficile équilibre entre la plastique graphique, la mélodie du langage et la signification intellectuelle. C'est très exactement en quoi consiste l'art litté­raire chinois traditionnel et, d'une manière générale, l'art litté­raire extrême-oriental, dans la mesure où il emploie les idéogram­m e s chinois. E n effet, ces idéogrammes sont à la fois dessin, musique et pensée. Tout l'art du poète consiste à concilier leurs natures diverses. E n ce sens on peut dire que le livre chinois ancien est le modèle de toute littérature. Notons que notre m o y e n

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Les fonctions du livre

âge européen, avec ses manuscrits enluminés, son goût du jeu de mots, de l'énigme, du symbolisme verbal, a eu la m ê m e idée esthé­tique, mais il était beaucoup plus difficile de la réaliser avec des instruments aussi abstraits que les écritures syllabiques ou alpha­bétiques et aussi impitoyablement rationnels que les langues analytiques.

D'autre part l'inconvénient de tous les équilibres est qu'ils sont incompatibles avec le mouvement . O r le livre n'a cessé de bouger depuis son apparition, nous l'avons vu. L'équilibre atteint à un certain m o m e n t entre ses diverses échelles de valeurs est progres­sivement r o m p u sous la pression de circonstances sociales, éco­nomiques, techniques en perpétuel changement. Cristallisé par sa réussite dans un style, un langage, une présentation, un prix, une distribution, le livre ne peut plus, sans se dégrader, se décom­poser, servir de médiateur entre des générations montantes d'écri­vains qui lui demandent d'exprimer ce qu'il ne peut dire et des couches nouvelles de lecteurs dont il ne peut satisfaire ni les aspi­rations intellectuelles, ni les besoins matériels. C'est alors qu'à la limite de la dégénérescence une mutation se produit, rétablissant l'équilibre. N o u s avons vu comment , au début de ce siècle, faute de s'être adapté aux exigences de la culture de masse, le livre était laid ou cher, mais jamais à la fois beau et bon marché. D e m ê m e , sauf rarissimes et honorables exceptions, il n'arrivait pres­que jamais que les livres accessibles au lecteur de condition modeste fussent à la fois bien écrits et intéressants. C'est la mutation du paperback, amorcée en 1935, qui a permis au livre moderne de s'insérer dans la civilisation de masse tout en m é n a ­geant un nouvel équilibre entre le souci d'une certaine esthétique graphique adaptée aux conditions économiques, celui d'une signi­fication plus large et celui enfin d'un langage plus accessible.

D s'en faut d'ailleurs que cet équilibre soit entièrement et uni­versellement établi. Malgré les succès spectaculaires qu'elle a remportés dans divers pays, la mutation est à peine amorcée dans d'autres, bien plus nombreux. Nul ne sait si elle réussira dans les années qui nous séparent de l'an 2000 .

Dans les sociétés du xx e siècle, évoluées ou non, le livre est

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L e livre et le m o n d e actuel

d'autant plus vulnérable qu'il est sollicité, par les divers usages qu'on fait de lui, vers des spécialisations qui le déséquilibrent et le dénaturent. L e livre-objet et le livre fonctionnel sont les plus caractéristiques de ces spécialisations.

Le livre-objet

Soit un jeune ménage d'une catégorie socio-professionnelle moyenne par exemple celle des artisans, petits commerçants et cadres moyens. Supposons que les membres de ce ménage soient des lecteurs assidus lisant chacun, outre les journaux et magazines, un livre par semaine. Moins de 10 % des Français atteignent ou dépassent ce rythme1. Compte tenu de la diversité des goûts, cela suppose que 60 ou 70 livres entrent chaque année dans la maison. D e tels lecteurs seront vraisemblablement inscrits dans une biblio­thèque de prêt, mais consacreront à l'achat de livres une s o m m e annuelle nettement supérieure aux 90 francs qui représentent la moyenne de leur catégorie. O n peut admettre qu'ils acquerront au moins 20 à 25 volumes par an — peut-être davantage s'il s'agit d'éditions bon marché. Compte tenu des pertes, ils auront, au bout de dix ans, une bibliothèque d'environ 200 livres, chiffre compatible avec l'exiguïté de l'habitat moderne puisqu'il corres­pond à quatre étagères d'un mètre de long chacune'. Pour peu que

1. Cette donnée, ainsi que certaines de celles qui suivent, est tirée des « Etudes sur le livre et la lecture en France » menées de janvier à avril 1960 à l'ini­tiative du Syndicat national des éditeurs français. Cette enquête a été complé­tée en 1967 par un sondage de l'Institut français de l'opinion publique sur la c clientèle du livre >. Malheureusement, la portée pratique de ce remarquable travail est considérablement réduite du fait qu'il ne repose sur aucune défi­nition rigoureuse ni du livre ni de l'acte de lecture.

2. A u cours d'une enquête menée en décembre 1962 et janvier 1963 au Centre de sélection militaire de Limoges par le Centre de sociologie des faits litté­raires de Bordeaux, il a été établi que 20 % des jeunes recrues déclaraient avoir plus de 50 livres chez elles. L a fameuse enquête d'Annecy, de J. D u m a -zedier, montre que 20 % des foyers d'Annecy disposent de bibliothèques de plus de 150 livres. Notons toutefois que, dans ces deux cas c o m m e dans le précédent, la notion de livre n'est pas clairement définie.

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Les fonctions du livre

notre ménage maintienne son rythme de lecture — et, après un fléchissement aux abords de la trentaine, ce rythme aura de fortes chances d'augmenter — la bibliothèque continuera de s'accroître, phénomène bien connu des entreprises de déménagement. Il est alors aisé de calculer que, si tous les livres composant cette biblio­thèque ont une probabilité égale de relecture, chacun d'eux ne pourra au mieux être relu par ses propriétaires qu'une fois tous les vingt ans. E n réalité il y a des livres qu'on relit plus ou moins souvent, certes, mais qu'on continue à relire, et ils diminuent d'au­tant les chances des autres. L e tri historique qui fait disparaître dans l'oubli 80 % de la production littéraire en un an et 99 % en vingt ans1, quoique moins sévère pour u n fonds de bibliothèque que pour un fonds de librairie, car l'achat d'un livre « à garder » est déjà en soi une sélection, ne s'en applique pas moins ici.

Tout cela tend à montrer que, parmi l'énorme quantité de livres figurant sur les rayons des bibliothèques particulières, la presque totalité ne servent plus et ne serviront plus jamais à être lus. L a question se pose donc de savoir à quoi ils servent. Si ce ne sont plus des « machines à lire », quelle est leur utilité et quelles motivations poussent leurs acquéreurs à se les procurer ?

D'une manière générale, le livre-objet peut avoir trois usages qui ne se rencontrent d'ailleurs jamais isolément, mais se recou­pent et se combinent à l'infini. Il peut être u n placement, un élé­ment de décoration ou ce qu'on appelle u n status symbol, c'est-à-dire le signe d'appartenance à une certaine catégorie sociale. M ê m e la bibliothèque fonctionnelle de l'universitaire ou du m e m ­bre de la profession libérale est influencée par ces motivations extra-littéraires.

L e livre-placement est en voie de disparition, du moins dans les circuits commerciaux de l'édition et de la librairie. L e biblio­phile est le plus souvent un collectionneur de livres anciens. Il

1. Voir notre article : R . E S C A R P I T , « Le problème de l'âge dans la productivité littéraire >, Bulletin des bibliothèques de France, 5* année n° S, mai I960, p. 105-111, et notre communication au Colloque de sociologie de la littérature de Bruxelles (22 mai 1964) sur « L'image historique de la littérature chez les jeunes ».

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Le livre et le monde actuel

devient de plus en plus rare que les éditeurs procèdent à des tira­ges hors commerce sur papier de luxe. L a production littéraire est devenue beaucoup trop abondante et le tri historique beaucoup trop sévère pour cela. U n e belle édition d'un livre oublié est un poids mort.

L e livre-décoration subsiste dans une certaine mesure. Il est m ê m e devenu un accessoire indispensable du décorateur qui désire donner une atmosphère confortable au « coin-veillée » de la salle de séjour. Mais en fait cet usage, lui aussi, est en déclin dans la mesure m ê m e où Ton lit davantage. L a capacité en livres d'un appartement moderne est limitée. Compte tenu du reste du mobilier et d'une décoration raisonnable, un Classique deux-pièces (salle de séjour, chambre, cuisine) ne peut guère loger plus de 200 ou 300 volumes. S'il faut sacrifier la mobilité de ce maigre fonds aux nécessités de la décoration (rien n'est moins esthétique ni plus désordonné qu'une bibliothèque en activité), la lecture n'y trouve pas son compte. D e plus en plus fréquemment le livre est considéré c o m m e un produit « fongible » — expendabler pour­rait-on dire en anglais — et le besoin que tend à satisfaire le paperback est, par nature, éphémère.

L e status symbol est encore vivace dans certains pays, soit que leurs masses aient récemment accédé à la culture écrite (le livre retrouvant alors la valeur quasi religieuse qu'il avait dans les masses d'Europe occidentale au xixe siècle), soit au contraire que leur structure sociale comporte des groupes aux réactions sté­réotypées, c o m m e la petite bourgeoisie des Etats-Unis par exem­ple. Dans ce dernier cas, d'ailleurs, il n'est plus question de livres chers (reliure ou typographie d'art) ayant vraiment valeur de signe, mais d'éditions de série à la présentation faus­sement luxueuse, c o m m e celles dont certains clubs du livre inter­nationaux (d'origine précisément américaine) inondent le m a r ­ché mondial.

C e n'est là, bien entendu, qu'un des aspects de l'édition « de club » qui, si elle n'a rencontré qu'un succès limité dans les pays relativement inaccessibles, c o m m e la France, à la notion de status symbol, a représenté jusqu'à un cinquième du chiffre d'affaires

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Les fonctions du livre

total1 de l'édition aux Etats-Unis ou en République fédérale d'Allemagne. Ainsi que le disait dès 1956 un article français consacré à ce type d'édition : < L'intérêt suscité par la naissance du volume de club répond au goût qu'a conservé pour le livre relié et bien présenté un public cultivé qui fut amateur de beaux livres, mais à qui les dévaluations successives de la monnaie et la diminution constante de son pouvoir d'achat, en m ê m e temps que le coût de la reliure artisanale, n'ont pas toujours permis de se constituer une bibliothèque choisie' ».

Tel est effectivement dans notre m o n d e nivelé un des points d'aboutissement du livre-objet. Mais il serait injuste de n'y voir qu'une dévaluation. Les progrès techniques accomplis notam­ment dans la fabrication du papier, la reproduction des couleurs et l'emploi des matières plastiques, ont dans de nombreux cas permis de porter à un très haut niveau la valeur-objet du livre sans diminuer pour autant sa valeur d'usage.

U n cas particulièrement intéressant est celui des collections du type Pléiade en France ou Aguilar en Espagne. Par l'emploi d'un très beau papier bible et d'une reliure en basane synthétique ces éditions produisent des livres qui sont des valeurs de placement, des objets décoratifs, mais qui, en m ê m e temps, fournissent, sous une forme à la fois agréable et fonctionnellement adaptée à l'usage quotidien, une matière à lire dont le prix, compte tenu de la densité des volumes, n'est pas supérieur à celui de la matière fournie par les éditions courantes.

Ajoutons que la beauté du livre moderne lui restitue parfois, m ê m e quand il est délibérément fonctionnel, une valeur esthétique quasi littéraire. C'est en particulier le cas des livres de classe dans un pays c o m m e la France, où le perfectionnement et la dif­fusion des méthodes pédagogiques rendent à peu près vaine toute

1. Données fournies par J. D U M A Z E D I E R et J. H A S S E N F O R D E R , Eléments pour une sociologie comparée de la production, de la diffusion et de l'utilisation du ¡ivre, p. 40, Paris, 1962. Voir aussi : C E N T R E D ' É T U D E S D U C O M M E R C E . Etudes sur la distribution du livre en France, Paris, 1960.

2. P. R I B E R E T T E , c Les clubs du livre >, Bulletin des bibliothèques de France, 1" année, n° 6, juin 1956, p. 425.

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Le livre et le inonde actuel

compétition sur la valeur-usage du livre et où la concurrence des éditeurs se porte sur la valeur-objet. L e livre de classe fran­çais, dans la deuxième moitié du xxe siècle, est souvent un véri­table objet d'art, mais il conserve et accroît m ê m e son efficacité fonctionnelle d'instrument pédagogique. Et, au-delà de cette efficacité, il va jusqu'à redevenir instrument de lecture littéraire puisque, de nombreux libraires en témoignent, c'est c o m m e tel que l'achètent certains lecteurs adultes.

Mais il ne s'agit là que d'un cas extrême, dont on ne peut tirer une loi générale. L e livre de classe reste, en tout état de cause, le type m ê m e du livre-outil, du livre fonctionnel.

Le livre fonctionnel

Il est plus facile d'appréhender le livre fonctionnel que le livre-objet. Il s'affirme c o m m e tel et son intention utilitaire est sans équivoque. Dans les dix catégories reconnues par la traditionnelle classification décimale de Dewey , quatre sont entièrement fonc­tionnelles (sciences sociales, philologie, sciences pures, sciences appliquées) et cinq le sont partiellement (généralités, philosophie, religion, beaux-arts, histoire et géographie). Malheureusement les critères de la classification décimale sont extrêmement imprécis. E n particulier la catégorie 8 (littérature) comprend une proportion variable de manuels et d'ouvrages de critique à vocation fonc­tionnelle.

L a nouvelle classification par sujets adoptée par la Conférence générale de l'Unesco en 1964 permet une analyse plus fine, mais elle n'est encore employée que par un nombre limité de pays et surtout elle ne permet pas de comparaisons rétrospectives.

D faut donc considérer toute évaluation en ce domaine avec beaucoup de prudence. O n peut cependant affirmer que le livre fonctionnel est en progrès dans le m o n d e . Vers 1955 il devait représenter environ 75 % des titres publiés par l'édition mondiale. Vers 1965 il devait en représenter environ 80 %. L a proportion des tirages est vraisemblablement du m ê m e ordre.

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Les fonctions du livre

L e tableau 1 indique l'ordre de grandeur du pourcentage pour un certain nombre de pays. L'évaluation est fondée sur les sta­tistiques de 1965 (Annuaire statistique de l'Unesco, 1966). Les corrections nécessaires ont été effectuées d'après des sources diverses, malheureusement souvent incomplètes. O n n'accordera donc aux données contenues dans ce tableau qu'une valeur indi­cative et comparative.

T A B L E A U 1. Pourcentage de livres fonctionnels vers 1965.

90 %

Mexique Nouvelle-Zélande Australie U R S S Pérou Philippines Pologne

85 %

Suisse République arabe unie Cambodge Chili Argentine

80 %

Ceylan Autriche Bulgarie Canada Finlande République fédérale d'Allemagne

Hongrie Inde Tchécoslovaquie Afrique du Sud Danemark

75 %

Suède Royaume-Uni Allemagne orientale Israël Etats-Unis Yougoslavie Belgique Pays-Bas

70 %

France Japon Italie Pakistan Espagne Norvège

L a seule observation qu'il soit permis de faire — et encore avec beaucoup de prudence — est que les pays anciennement indus­trialisés et à niveau de vie élevé tendent à maintenir la part du livre fonctionnel dans les limites traditionnelles, alors que les pays à économie « jeune » ou en voie de développement lui

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donnent une importance souvent très considérable. Il serait d'ail­leurs aisé de vérifier que les catégories les plus favorisées sont celles des sciences sociales et des sciences appliquées. Mais d'autres facteurs interviennent, notamment celui du volume absolu de la production littéraire, dont il sera question plus loin. Cette production peut varier considérablement selon les dimen­sions du pays considéré, son niveau culturel, sa situation linguis­tique et sa place dans le marché du livre.

Parmi tous les livres fonctionnels le livre scolaire est celui sur lequel nous sommes le mieux informés. C'est aussi le plus impor­tant. Les progrès de l'enseignement dans le m o n d e en ont fait dans tous les pays un produit de première nécessité.

L e pourcentage des titres de livres scolaires dans l'ensemble des titres publiés varie considérablement d'un pays à l'autre. H peut aller de 3,5 % en République fédérale d'Allemagne et de 7 % au R o y a u m e - U n i à 32 % aux Pays-Bas et 39 % en Italie. Cela dépend du degré de centralisation du système scolaire, du statut de l'édition et de la politique générale des autorités universi­taires. Dans beaucoup de pays en voie de développement le sys­tème du manuel unique plus ou moins contrôlé par l'Etat est fréquemment employé, ce qui réduit le nombre de titres à un m i n i m u m . Avec 20 % des titres et 20 % de son chiffre d'affaires consacrés au livre scolaire, la France se situait en 1962 dans ce qui peut être considéré c o m m e une moyenne mondiale. Cette moyenne est d'ailleurs plus nette en ce qui concerne les tirages (eux-mêmes conditionnés par la scolarisation). Elle se situe entre 15 et 25 % des tirages totaux.

L e cas du livre scolaire nous permet de voir très clairement en quoi le livre fonctionnel diffère du livre littéraire, ce dernier étant défini, c o m m e on le verra, par le dialogue entre l'auteur et le lecteur. Alors que chaque livre littéraire publié — chaque roman par exemple — est une aventure à l'issue imprévisible, le livre fonctionnel répond à un besoin technique qu'on peut aisément repérer, définir, évaluer. L e risque y est réduit au mini­m u m et il n'est pas besoin de le courir de nouveau tant que le besoin subsiste. Les titres ont donc une vie commerciale beau-

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Les fonctions du livre

coup plus longue, moyennant en général une adaptation pério­dique aux progrès de la recherche.

Cela explique d'une part que pour ce type d'ouvrage le volume de chaque édition soit plus élevé que pour un ouvrage littéraire, d'autre part que la réimpression soit plus fréquente et plus géné­reuse. Cela est particulièrement vrai des pays qui ont de vieilles traditions pédagogiques c o m m e la France ou le Royaume-Uni . Bien que des réformes profondes de l'enseignement exigent un renouvellement constant des manuels, la part de création dans le livre scolaire est inférieure à celle qui existe dans les autres types de livre. D e fait, en France particulièrement, c'est sur la présentation surtout qu'on raffine et c'est par le biais de l'esthé­tique graphique qu'on introduit dans la production du livre sco­laire (devenu livre-objet) une sorte de dialogue entre utilisateurs et producteurs. Mais le contenu reste soumis à des stéréotypes aussi puissants que durables. E n 1964 un livre amusant de Gas­ton Bonheur, intitulé Qui a cassé le vase de Soissons ? a fait, avec beaucoup d'humour mais aussi beaucoup de justesse, le recensement des mythes sur lesquels des éditions de livres sco­laires ont fait vivre pendant plus d'un siècle cinq générations de Français1. Déjà en 1930 le fameux livre de Sellar and Yeatman, 1066 and all that, avait fait un bilan analogue pour les livres d'histoire en Grande-Bretagne.

A u x Etats-Unis les traditions sont moins importantes et le renouvellement est plus rapide. Les nouveaux livres sont trois ou quatre fois plus nombreux que les réimpressions. L a situation aux Etats-Unis est en fait plus fluide que dans tout autre pays. E n effet l'édition scolaire et pré-universitaire s'y développe avec une extrême rapidité. E n 1965 le tirage moyen du livre scolaire se situait entre 120 000 et 150 000 par titre {Annuaire statistique de l'Unesco, 1966). L e résultat est une augmentation considérable du chiffre d'affaires en m ê m e temps qu'une grande stabilité des prix de détail. L e tableau 2 illustre cette évolution. Ses données sont tirées du remarquable article de M . J. Marne , président du

1. Robert L A F F O N T , éditeur.

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Le livre et le monde actuel

Centre français de productivité du livre, publié par la Bibliogra­phie de la France (n° 21 , 25 mai 1965, p. 152 et suiv.). Il met en parallèle l'accroissement des effectifs, celui des ventes par étu­diant ou élève, celui des prix de détail et celui du chiffre d'affaires.

T A B L E A U 2. Evolution du livre scolaire aux Etats-Unis de 1958 à 1963 (1958 = 100).

N o m b r e Ventes Prix Chiffre Niveau d'étudiants par étudiant de detail d'affaires

Elémentaire + 14,9 + 6,1 + 21,4 + 47,4 « High School > + 31,9 + 13,9 + 13,0 + 73,6 « College » + 37,8 + 25,0 + 5,3 + 84,4

O n notera particulièrement le cas du livre de niveau pré-univer­sitaire (« college »), où à un accroissement de 37,8 % des effec­tifs correspond un accroissement de 84,4 % du chiffre d'affaires alors que le prix moyen par exemplaire est d'une extraordinaire stabilité : + 5,3 %. Cela traduit une attitude entièrement nou­velle devant le livre d'enseignement.

C o m m e le faisait remarquer en 1961 Edward E . Booher, édi­teur américain spécialisé dans le livre scolaire, le textbook, c'est-à-dire le manuel contenant les textes sur lesquels le professeur fonde son enseignement oral, est en voie de disparition1. C'est un cadre à la fois trop rigide et trop étroit. Il ne s'accommode plus des quatre grandes caractéristiques de l'enseignement à notre époque : a) l'expansion et le changement rapide des connaissances de base ; b) l'augmentation nécessaire et incontrôlable du n o m ­bre des élèves et des étudiants ; c) le besoin de substituer, à la for­mation scolaire d'une élite, une éducation permanente qui per­mette à toutes les aptitudes de porter leur fruit ; d) l'emploi sys­tématique des techniques de communication audio-visuelles c o m m e auxiliaires de l'enseignement.

1. Edward E . B O O H E R , C Books and their market twenty-five years from now », Publisher? weekly (Philadelphie), vol. 179, n° 10, 6 mars 1961, p. 20 et suivantes.

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Les fonctions du livre

E n s o m m e , la m ê m e spécialisation qui a détaché, au cours des derniers siècles, le livre fonctionnel du livre littéraire lui fait subir maintenant une nouvelle métamorphose, mais en sens inverse. L'image et le son assurant la relève pédagogique du livre savant, ce dernier perd beaucoup de son caractère fonctionnel et cesse d'être confiné au rôle de machine à enseigner. A u lieu de diffu­ser l'information dans un réseau prédéterminé selon un pro­g r a m m e préconçu, il peut de nouveau la publier, c'est-à-dire la donner librement à un public anonyme.

E n 1962, le Congrès annuel des éditeurs américains enregis­trait le fait qu'au cours des trois années précédentes un nombre croissant d'écoles et d'universités avaient adopté des paperbacks c o m m e livres d'étude1. C e mouvement ne fait que s'accentuer, non seulement aux Etats-Unis mais dans le reste du m o n d e .

Déjà depuis longtemps les éditions Penguin avaient doublé leur série littéraire d'une série fonctionnelle, la collection « Peli­can », dans laquelle ont été publiés un grand nombre d'ouvrages scientifiques de haute qualité. Notons qu'il s'agit surtout d'ou­vrages de sciences humaines — archéologie, histoire, sociologie, économie, etc. — sans doute parce que ces sciences (qui ont été parmi les dernières à se détacher de la littérature) sont plus aptes que d'autres à la déspécialisation. Cette pratique est maintenant courante dans la plupart des pays occidentaux. A u x Etats-Unis, beaucoup d'ouvrages scientifiques sont édités en paperback après avoir été publiés en édition cartonnée chère, ce qui conduit d'ail­leurs les bibliothèques universitaires à modifier leur politique d'achat en conséquence. E n effet le livre de travail qu'elles mettent à la disposition des étudiants et des professeurs cesse d'être un instrument de référence fixe, unique et d'autant plus coûteux qu'il est rapidement périmé, pour s'intégrer à un flot mouvant d'unités d'information de toutes sortes aisément remplacées et mises à jour au fur et à mesure de leur utilisation. C e dialogue permanent entre production et consommation savante existait déjà dans certaines

1. € Current comments on paperbacks », Library journal (Philadelphie), vol. 87, n* 16, 15 septembre 1963, p. 2981.

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collections de semi-vulgarisation à grand tirage qui ont précédé le paperback scientifique, notamment en France la fameuse col­lection « Q u e sais-je ? ». Maintenant, aux Etats-Unis en particu­lier, on applique couramment la m ê m e technique d'édition aux grands manuels de base et aux ouvrages scientifiques de fond1.

U n des résultats de ce changement d'attitude est de donner à l'édition moderne du paperback une allure qui n'est pas sans ressemblance, mutatis mutandis, avec celle des incunables aux premiers temps du livre imprimé. O n trouve désormais à des prix analogues et sous des présentations comparables, des ouvrages savants, des recueils de mots croisés ou de bons mots, des guides de voyage, des manuels de bricolage, de couture, de cuisine, des romans policiers, des dictionnaires, des ouvrages de piété (en France, notamment, le « Livre de poche chrétien »), des alma-nachs, des dictionnaires et des rééditions des grands classiques.

Ces derniers sont à la limite du livre fonctionnel et du livre littéraire. Q u a n d , par exemple en France, les éditions F l a m m a ­rion et Gamier publient conjointement dans une collection de type paperback les grands textes des littératures françaises et étran­gères, elles satisfont simultanément, d'une part, le besoin fonc­tionnel des élèves et des étudiants qui trouveront là, au m ê m e prix mais sous une forme infiniment plus agréable, les textes d'étude que leur procuraient naguère les « éditions classiques », d'autre part, le besoin littéraire d'un grand public en train de découvrir un patrimoine culturel que la cherté et la rareté des éditions « de librairie » mettaient jusqu'ici hors de sa portée.

Le livre littéraire

Avant d'aller plus loin, il est nécessaire d'avoir une définition au moins provisoire du livre littéraire. D a n s m a Sociologie de la litté-

1. Voir Frank L S C H I C K , The paperbound book in America, N e w York, 1958, passim. A u chapitre 13, on trouvera notamment une étude sur les paperbacks publiés par les universités. Certaines collections sont célèbres : c Great seal books » (Cornell University Press), < Midland books > (Indiana University Press), c Phoenix books » (University of Chicago Press), « A n n Arbor paper­backs » (University of Michigan Press).

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rature, publiée en 1958, je ne donnais du livre littéraire — et on m e l'a reproché avec juste raison — qu'une définition négative : « Il est bien entendu que nous ne définissons la littérature par aucun critère qualitatif. Notre critère reste ce que nous appelons l'aptitude à la gratuité. Est littéraire toute œuvre qui n'est pas un outil, mais une fin en soi. Est littéraire toute lecture non fonction­nelle, c'est-à-dire satisfaisant un besoin culturel non utilitaire1. »

Sans renier cette définition, force m'est de reconnaître qu'elle est insuffisante. Affirmer que le livre littéraire n'est ni le livre-outil ni le livre-objet est une chose, dire qu'il n'est que cela en est une autre. E n réalité, c o m m e je le soulignais ailleurs, le livre littéraire ne peut se définir que par un usage littéraire : « Les motivations proprement littéraires sont celles qui respectent la gratuité de l'œuvre et ne font pas de la lecture un m o y e n , mais une fin. O n notera que la lecture ainsi conçue suppose la solitude en m ê m e temps qu'elle l'exclut. E n effet, lire un livre en tant que création originale et non en tant qu'outil destiné à la satisfaction fonctionnelle d'un besoin suppose « qu'on aille chez l'autre », « qu'on ait recours à l'autre », et donc qu'on sorte de soi-même. E n ce sens, le livre-compagnon s'oppose au livre-outil tout entier subordonné aux exigences de l'individu*. » J'avais là en réalité les éléments d'une définition qui ne confinaient pas le livre litté­raire dans la gratuité, mais au contraire lui donnaient une signifi­cation plus haute, plus féconde en tout cas que celle du livre-outil. E n effet, le livre littéraire suppose, disais-je, « qu'on aille chez l'autre », donc qu'il y ait échange. C'est dans l'échange que se trouve le critère du littéraire et du non-littéraire. J'écrivais d'ail­leurs également, dans le m ê m e livre, sans m'apercevoir de tout ce que cela impliquait : « O n ne peut donc compter sur les clas­sifications formelles ou matérielles systématiques pour se faire une idée claire des rapports lecture-littérature. C'est plutôt la nature de l'échange auteur-public qui nous permet de dire ce qui est littéraire et ce qui ne l'est pas. Aussi bien dans la presse que dans

1. R . EscARPtT, Sociologie de la littérature, p. 21, Paris, 1958. 2. ¡bid., p. 119.

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l'édition, il existe un grand nombre de textes à intentions fonction­nelles dont on fait couramment un usage non fonctionnel et proprement littéraire1. » Je donnais à ce sujet l'exemple de G . K . Chesterton qui, dans The man who was Thursday montre qu'il y a un usage littéraire de l'indicateur des chemins de fer.

E n réalité il n'y a pas d'œuvres littéraires, il y a des faits litté­raires, c'est-à-dire des dialogues entre un écrivain et des publics. U n livre peut avoir des intentions, des prétentions littéraires, c'est-à-dire appeler le dialogue, mais il n'est pas certain qu'il l'obtienne. A u contraire, un livre peut avoir été lancé dans le vide c o m m e la bouteille à la m e r et obtenir ce dialogue qui est refusé à d'autres. C'est pourquoi nous caractériserons le fait littéraire par l'existence d'un jugement esthétique conscient de la part du lecteur. Dans le cas le plus favorable, ce jugement est connu de l'auteur, soit par l'intermédiaire de la critique, soit par l'intermédiaire de l'édi­teur, soit, à la limite, par le contact personnel que l'auteur peut avoir avec son public. Mais nous savons que, précisément depuis le début du xixe siècle, la littérature se caractérise par une rupture entre l'écrivain et le public. Pour le sens c o m m u n , l'acte littéraire est le type m ê m e de l'acte de communication : un auteur trans­met à un public, au moyen du langage, les images et les idées qui sont nées dans son esprit. E n retour, il recueille la louange ou le blâme, l'indifférence ou la sympathie de ce public. N o u s savons déjà que ce schéma, valable pour le conteur oral, ne l'est déjà plus pour l'écrivain et encore moins pour l'écrivain imprimé et vendu à grand tirage. D e nos jours, la communication en littérature est avant tout diffusion et diffusion à sens unique. A partir du m o m e n t où son message est lancé, c'est-à-dire à partir du m o m e n t où son œuvre est publiée, l'auteur ne peut ni en rectifier la teneur, ni en contrôler le parcours, ni en définir les destinataires, ni en vérifier la réception, ni en diriger la lecture et l'interprétation. C'est vrai­ment un voyage sans retour. D'autre part, quand il reçoit le mes­sage ainsi lancé vers lui, le lecteur anonyme peut être assuré qu'à moins d'une coïncidence extrêmement improbable, ce message ne

1. R . E S C A R P I T , op. cit., p. 22-23.

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lui est pas personneüement et spécifiquement destiné. Il lui est impossible de solliciter une explication, u n complément, un c o m ­mentaire. H lui est impossible de se représenter la masse des autres destinataires et, par conséquent, de comparer ses réactions avec les leurs1.

N o u s avons ainsi, aux deux bouts de la chaîne, une double soli­tude. C'est d'ailleurs cette solitude qui donne à l'acte littéraire son apparente gratuité.. L'absence d'un lien direct de personne à personne ou tout au moins d'une connaissance mutuelle de l'indi­vidu émetteur et de l'individu récepteur rend une exploitation uti­litaire du message extrêmement malaisée. Elle n'est pas impossible bien entendu, mais très aléatoire et d'un rendement négligeable. Il en va autrement, notons-le, dans le cas du livre fonctionnel, du livre scolaire par exemple, dont l'auteur et le public se définis­sent l'un par rapport à l'autre avec beaucoup de précision et dont les trajets de distribution sont connus avec exactitude. L e livre scolaire, nous l'avons vu, ne possède une utilisation et une signi­fication littéraires que lorsqu'il se trouve dans les conditions d'ano­nymat et de gratuité du livre littéraire : lorsqu'un adulte feuillette -au hasard d'une lecture un manuel particulièrement bien illustré, ou lorsqu'un amateur de vieux bouquins savoure les naïvetés et les archaïsmes d'un livre de classe du temps passé.

L a solitude de l'auteur et du lecteur, leur ignorance mutuelle, semblent donc inséparables de l'acte littéraire tel que nous le connaissons de nos jours. C'est cette situation que cherche à expri­m e r la métaphore éculée de la bouteille à la mer. C'est une méta­phore bien imparfaite, en vérité, car elle repose sur une interpré­tation dangereusement romantique du geste attribué au naufragé. C e dernier emploie la bouteille et les courants marins pour corres­pondre avec ses sauveteurs éventuels parce qu'il ne dispose d'au­cun autre m o y e n de transmission plus perfectionné, plus précis, mais son S . O . S . est strictement utilitaire, il s'adresse à une per­sonne bien déterminée. A la rigueur, ce geste pourra devenir

1. O n trouvera la matière de ce passage développée dans notre article « L'acte littéraire est-il un acte de communication? », Filoloski Pregled (Belgrade), 1-2, 1963, p. 17-21.

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romanesque, se charger d'un contenu littéraire, s'il va s'égarer dans quelque récit d'aventures et toucher des destinataires inca­pables de lui donner une suite.

D'autre part, la bouteille a le défaut d'être unique : la méta­phore ne tient pas compte de la diffusion, de la multiplication de l'œuvre, ce qui est, qu'on le veuille ou non, un des caractères fondamentaux de la littérature. Il vaudrait mieux substituer à cette image celle de l'appel radiophonique lancé au hasard des ondes, recueilli faiblement çà et là par quelques amateurs, puis relayé par eux sur toute la surface de la planète. Il faut recon­naître que les moyens techniques modernes ont singulièrement atténué la solitude de celui qui clamait dans le désert.

Ils n'ont pas eu d'effet sur la solitude de l'écrivain. Pour lui, c'est une autre métaphore qu'il faudrait adopter. Par exemple, u n spéléologue e m m u r é qui déverserait de la fluorescéine dans un gouffre souterrain et, à des centaines de kilomètres de là, des pas­sants, des pêcheurs, des mariniers qui observeraient le reflet vert du fleuve et, sans en soupçonner l'origine, s'inquiéteraient de sa présence, en admireraient l'effet ou y verraient un message des dieux.

Faut-il en conclure que tout contact entre l'auteur et son public est impossible ? N o n certes, ce contact existe bien, mais il suit u n trajet qui n'est pas celui de l'œuvre littéraire. C'est que la double solitude que nous décrivions plus haut n'existe que littérairement, n'a de sens que dans le jeu de l'échange littéraire. L'auteur et le lecteur a n o n y m e n'existent pas seulement c o m m e acteurs de ce jeu. Ils sont l'un et l'autre enchâssés dans une réalité sociale et font corps avec elle. C'est à travers cette réalité sociale que peut s'éta­blir le contact c o m m e lorsque deux conducteurs électriques, isolés par ailleurs, se trouvent « à la masse ».

Nous rejoignons ici la signification profonde de notions telles qu' « humanisme » ou « engagement ». O n les interprète souvent c o m m e des valeurs morales destinées à se substituer aux valeurs esthétiques ou, tout au moins, à collaborer avec elles dans la création de l'œuvre. Il en résulte un conflit sans issue, entre les exigences du « message » et celles de l'art. E n réalité, dire d'un

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Les fonctions du livre

écrivain qu'il est humaniste ne signifie pas qu'il donne à son œuvre un caractère philosophique particulier ou qu'il la nourrit d'une sagesse empruntée à de fortes lectures ; dire d'un écrivain qu'il est engagé ne signifie pas qu'il utilise son œuvre à des fins mili­tantes, qu'il la veut, la sent, et la pense c o m m e un instrument, un moyen d'action. L'un et l'autre terme tendent simplement à exprimer le fait que l'écrivain en question est profondément enra­ciné dans une réalité collective, quelle que soit la nature de cette réalité. Ils tendent à exprimer chez lui l'identité complète de l 'homme social et de l ' h o m m e poétique. Jean-Paul Sartre défi­nissant la littérature a eu raison de poser la question : Pour qui écrit-on1 ? L'extériorisation que constitue la composition d'une œuvre littéraire n'a de sens que si elle se fait devant quelqu'un, à l'intention de quelqu'un. M ê m e si l'on personnifie un objet ina­nimé (le trou du barbier de Midas, le micro du magnétophone) ou si l'on s'adresse à un animal, il faut un interlocuteur supposé. Cet interlocuteur sert de caisse de résonance. Son action est double, car il intervient d'une part c o m m e déterminant dans la création de l'œuvre dont la formulation se fait par rapport à lui, d'autre part c o m m e médiateur entre l'œuvre et le public anonyme, puisque c'est sa présence dans l'imagination de l'écrivain qui donne son sens littéraire à la confidence ou à la confession. D e lui dépend donc la richesse sociale de l'œuvre, c'est-à-dire le nombre, l'inten­sité, la qualité des échanges « à la masse » entre l'auteur et ses lecteurs.

Il tombe en effet sous le sens que, selon le degré d' « h u m a ­nisme » ou d' « engagement » ou de toute autre qualité supposant chez l'auteur des liens sociaux nombreux et variés, l'interlocuteur auquel il fera appel, dont il parlera le langage, sera plus ou moins riche en résonance. Il possédera, de ce fait, plus de chance de parler le langage, de répondre à l'attente, de satisfaire le besoin d'un lecteur quelconque. D'autre part, ce lecteur quel­conque, dans la mesure où il participe de la m ê m e nature sociale que l'interlocuteur supposé (et il aura d'autant plus de chance

1. I.-P. S A R T R E , Qu'est-ce que la littérature? Paris, 1947.

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Le livre et le monde actuel

d'y participer que cette nature sera plus riche), participe aussi à la détermination de l'œuvre : il se fait entendre de l'auteur, pour ainsi dire, par anticipation.

D o n c , m ê m e si aucun contact visible n'existe entre l'auteur et son public, il y a tout de m ê m e échange, communication entre eux, à condition que le public supposé auquel s'adresse l'œuvre traduise chez l'auteur une suffisante richesse de la vie sociale.

Mais ce n'est pas tout. L'encadrement institutionnel de la vie littéraire, tel qu'il tend à s'établir dans les sociétés évoluées, favo­rise ou gêne la communication entre l'écrivain et le public. E n effet, pour que le fait littéraire soit complet, il faut non seulement que l'écrivain fasse parvenir au lecteur un message intelligible ou tout au moins utilisable, mais encore que le jugement motivé de ce lecteur soit, d'une manière ou d'une autre, répercuté vers l'écri­vain, soit directement vers lui, soit au niveau de l'éditeur qui conditionne indirectement sa production. Autrement dit, la clé dû fait littéraire est dans l'existence ou non d'une opinion litté­raire, c'est-à-dire dans la prise de conscience par le public de ses goûts, de ses préférences, de ses besoins, de ses orientations. Elle est dans l'expression de cette opinion, dans sa traduction au niveau des producteurs et des entrepreneurs de littérature, c'est-à-dire des écrivains et des éditeurs. Cette expression doit être assez claire pour être comprise, mais elle doit être assez discrète pour ne pas être contraignante et pour ne pas gêner la nécessaire liberté de la création littéraire.

O r , à l'heure actuelle, dans la plupart des pays, tout l'appareil de la critique, de la « vie des lettres », tend à limiter l'opinion littéraire à celle d'une couche sociale et le plus souvent d'une classe. L e fait n'est pas nouveau. N o u s avons vu m ê m e que l'his­toire du livre est celle de la participation à l'échange littéraire de couches de plus en plus nombreuses de la population. Il y a tou­jours eu une littérature « lettrée », comportant des échanges cons­cients entre certains publics et certains écrivains, et d'autre part une littérature « octroyée » et qui est simplement la consommation a n o n y m e de lectures par des masses dont l'importance et la composition ont varié de siècle en siècle.

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Les fonctions du livre

O n c o m m e n c e tout juste à soupçonner l'importance de cette c sous-littérature » à côté de la « bonne littérature ». Pourtant leurs liens sont nombreux. Certaines formes littéraires nées dans l'une sont passées dans l'autre par l'évolution des sociétés et, sur­tout, l'encadrement institutionnel de leur vie culturelle l'a permis. C'est ainsi que la comédie, le roman, la chanson ont été, à certains moments de leur histoire, considérés c o m m e appartenant à la sous-littérature et ne se sont trouvés promus qu'au m o m e n t où se sont trouvés promus leurs lecteurs. Plus récemment, le roman policier a subi une mutation analogue. Il n'est pas absurde de penser qu'un jour la bande dessinée, tant méprisée, tant décriée, accédera à la dignité de genre littéraire, quand ceux qui en font leur lecture habituelle posséderont les moyens intellectuels et matériels, d'une part, de formuler un jugement esthétique sur elle, d'autre part, de faire entendre ce jugement et de participer au jeu littéraire.

A côté de la littérature, il faut donc envisager l'immense domaine de ce qu'on appelle tantôt sous-littérature, tantôt infra-littérature, tantôt littérature marginale. C'est à la limite de ce domaine que se situe le livre littéraire déterminé, on le voit, non seulement par des facteurs esthétiques, mais aussi et principale­ment par des facteurs sociaux. O n comprend notamment qu'un livre ne soit pas littéraire au m ê m e degré selon le public auquel il s'adresse et le récent phénomène du paperback pose précisément de manière aiguë le problème du para-littéraire en marge du litté­raire. E n effet, des livres qui étaient nés à l'intérieur d'un certain groupe social, qui avaient couru leur chance et avaient reçu leur consécration ont été soudain, par la vertu des gros tirages, mis en contact avec des publics nouveaux et insoupçonnés. Jusque-là la littérature « octroyée » était une sous-littérature, un produit de deuxième zone, industriel en quelque sorte, destiné à la consom­mation de masses anonymes. Voici soudain que la littérature reconnue de qualité par un certain groupe social est mise en cir­culation dans d'autres groupes sociaux qui ne l'ont pas suscitée et qui n'ont pas les moyens de faire connaître leur opinion sur elle. O n vend Steinbeck au drugstore et C a m u s dans les magasins à

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Le livre et le inonde actuel

succursales multiples. Mais ni le client du drugstore ni celui de ces magasins n'ont les moyens de participer à l'échange qui peut sus­citer de nouveaux Steinbeck et de nouveaux C a m u s . Tel est sans doute, pour l'avenir de la culture écrite, le problème à la fois le plus angoissant et le plus difficile posé par la moderne révolution des livres.

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Deuxième partie Le nouveau visage de l'édition

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Chapitre premier La production dans le monde

L'interprétation des données statistiques

L a nature ambiguë du livre et l'impossibilité de lui donner une définition rigoureuse rendent l'élaboration et l'interprétation des statistiques en matière d'édition extrêmement précaires. Déjà, en 1956, R . E . Barker signalait la très grande variété des critères adoptés dans les divers pays pour la définition du livre1. L'Italie, par exemple, exigeait qu'un volume ait au moins 100 pages pour être qualifié de livre, alors que l'Inde n'imposait aucune condition du m ê m e genre, que la plupart des pays avaient du livre une défi­nition fondée sur le nombre de pages, et que le Royaume-Uni fondait la sienne sur un prix m i n i m u m .

Fort heureusement on est récemment parvenu à une entente sur une définition internationale du livre. U n e « Recommandation concernant la normalisation internationale des statistiques de l'édi­tion de livres et de périodiques » a été adoptée par la Conférence générale de l'Unesco le 19 novembre 1964. Préparée depuis fort longtemps, cette recommandation devrait — si elle est respectée par tous les Etats — résoudre le problème, à l'avenir, par l'adop­tion de définitions uniformes. U n livre est « une publication non périodique imprimée comptant au moins 49 pages, pages de cou­verture non comprises ». U n e brochure « est une publication non périodique imprimée comptant au moins S mais pas plus de 48 pages, pages de couverture non comprises ». L a recomman-

1. R. E. B A R K E R , Books for all, p*. 17, Unesco, 1956.

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L e nouveau visage de l'édition

dation définit ce qu'est une première édition, une réédition, une réimpression, une traduction ou un titre, et contient des sugges­tions détaillées quant à la classification, les modes d'énumération, et les différentes sortes de statistiques qu'il convient d'établir annuellement à l'échelon national. Elle prévoit que certaines caté­gories de publications devraient être exclues de ces statistiques, à savoir celles : a) éditées à des fins publicitaires ; b) de caractère éphémère ; c) dont le contenu prédominant n'est pas le texte.

Il est donc à souhaiter ardemment que cette recommandation lève dans un avenir assez proche les incertitudes des statistiques dont nous disposons à l'heure actuelle. Pour le m o m e n t , nous ne pouvons procéder qu'à tâtons et nous contenter de déceler des tendances, des orientations. L'essentiel est que nous ayons une idée claire de ce que peuvent nous apprendre les diverses données dont nous disposons à présent1.

L a statistique la plus facile à établir et la plus fréquente est celle des titres publiés. E n effet, dans la plupart des pays, il existe un « dépôt légal » qui oblige tout éditeur à remettre aux autorités un ou plusieurs exemplaires de chaque livre qu'il publie.

Il est donc aisé, en reprenant la liste des ouvrages déposés chaque année par les éditeurs, de se faire une idée de leur acti­vité. Notons cependant que ce type de statistique par titres nous fournit simplement le nombre des « aventures d'édition », mais ne nous donne aucun renseignement ni sur l'importance écono­mique de ces aventures ni surtout sur leur contenu culturel. C h a ­que « aventure » d'un éditeur n'implique pas une « aventure » d'un écrivain, un fait intellectuel ou artistique nouveau. Pour évaluer cette production « réelle » il faudrait défalquer de la donnée brute, d'une part les rééditions, d'autre part les traduc­tions. U n certain nombre de pays font l'un ou l'autre dans leurs statistiques, rarement les deux, ce qui, bien entendu ne facilite pas les comparaisons. E n attendant l'adoption généralisée de la

1. Voir à ce sujet l'excellente mise au point publiée dans le document de lTJnesco Production de livres 1937-1954 et traductions 1950-1954, p. 3-10. (Rapports et études statistiques.)

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La production dans le monde

recommandation de l'Unesco, on est toujours mal renseigné sur le nombre des « premières éditions ». Quant au nombre de tra­ductions, on c o m m e n c e à pouvoir l'évaluer grâce au dépouille­ment de YIndex translationum publié par l'Unesco. C'est seulement en combinant les deux données que l'on pourrait obtenir une critique relativement rigoureuse de la statistique globale par titres. Encore, pour que ce travail fût réellement valable, faudrait-il pouvoir le faire pour chaque catégorie d'ouvrages et notamment pour la catégorie 8, celle des ouvrages réputés littéraires. Mais, dans l'état actuel des choses, c'est là un v œ u irréalisable. Tout au plus peut-on se livrer à quelques évaluations aussi conjecturales qu'incertaines.

E n matière économique les évaluations sont plus incertaines encore, car les mots n'ont pas le m ê m e sens dans les pays socia­listes et les pays capitalistes. Ces derniers, qui donnent une impor­tance primordiale au chiffre d'affaires, ne comptent dans les statistiques que les ouvrages commercialisés. Les Etats-Unis, par exemple, éliminent les éditions d'Etat, distribuées gratuitement, ce qui d'ailleurs ne constitue pas un critère suffisant puisque les volumes achetés par l'Etat aux éditions privées et distribués gra­tuitement à titre d'aide ou de propagande figurent dans les sta­tistiques. Doit-on appliquer la m ê m e discrimination à la production de l 'URSS, pays où la commercialisation n'a pas le m ê m e sens qu'aux Etats-Unis ? Selon qu'on le fait ou non, la production soviétique peut varier de plus de 20 %.

L e moyen d'évaluation le plus rigoureux serait de combiner, à la statistique par titres, la statistique par tirages, c'est-à-dire par nombre d'exemplaires imprimés. C e sont- là des données phy­siques comparables, qui renseignent à la fois sur l'importance éco­nomique de l'activité éditoriale et sur la place qu'elle occupe dans la vie du pays.

Malheureusement, on n'est pour les tirages guère mieux armé que pour les titres. Certes un certain nombre de progrès ont été accomplis depuis que cette donnée n'est plus toujours considérée c o m m e un secret commercial. Il est possible maintenant de connaî­tre au moins approximativement le nombre des exemplaires

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Le nouveau visage de l'édition

imprimés dans les grandes nations productrices. Les pays socia­listes n'ont jamais fait beaucoup de mystères à ce sujet. Dans les autres pays, un coin d u voile c o m m e n c e à se soulever et l'on peut faire des évaluations qui ne sont plus de simples hypothèses. Pour guider ces évaluations, les confirmer, et m ê m e dans certains cas les dépasser, on dispose d'une donnée que publient les organi­sations internationales : la consommation de papier d'impression et d'écriture. Bien entendu, il n'existe pas de relation fixe entre la production de livres et la consommation de ce type de papier mais, c o m m e dans le cas des statistiques par titres, la comparaison des chiffres d'année en année permet de se faire une idée des grandes tendances et de les comparer à celles que l'on a pu déce­ler ou identifier dans d'autres domaines.

L e tableau de l'édition ainsi obtenu serait incomplet s'il restait une juxtaposition de statistiques nationales. Ici entre en ligne de compte une troisième série de données, celles de la « dynamique » du livre, c'est-à-dire les traductions, les exportations et importa­tions, les coéditions et, d'une manière générale, les échanges culturels. C o m m e nous l'avons vu, le livre est le m o d e de circu­lation le plus c o m m o d e et le plus efficace de la pensée et de l'art. Il se définit avant tout par la mobilité, le déplacement, la diffusion. Il faut donc recouper les renseignements statiques concernant les titres et les tirages, par des renseignements dynamiques sur les grands courants qui tendent de nos jours à transformer le marché du livre, naguère national, en u n marché mondial.

La statistique brute par titres

L e tableau 3 donne les chiffres de la production globale par titres dans les différents pays du m o n d e pour 1950 et 1965, ou tout au moins pour les années les plus proches respectivement de 1950 et 1965 pour lesquelles ces renseignements sont disponibles. L'in­tervalle de quinze ans ainsi délimité suffit pour une étude c o m p a ­rative.

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La production dans le monde

T A B L E A U 3. Production mondiale par titres (évolution de 1950 à 1965).

Afrique 1950 1965

Afrique du Sud Algérie Burundi Gabon Ghana Guinée Kenya Madagascar Malawi Maroc Nigeria Ouganda République arabe unie Rhodésie du Sud Sierra Leone Somalie Soudan Tunisie Zambie

834 (1952) 101 (1953)

100 (1952)

654 (1953)

56 (1953)

1526 131 «

29» (1964) 10

225 2

184 159 34

161 (1961) 159 (1964) 65 (1964)

3 355 75 (1964) 24 17 83 (1963)

200 39

Amérique du Nord

Canada Costa Rica Cuba El Salvador Etats-Unis

Guatemala Haïti Honduras Jamaïque Mexique

Amérique du Sud

Argentine Brésil Chili Pérou Uruguay Venezuela

684 (1952)

615 (1953)

11022

70 (1953)

923 (1955)

3 615 3 718 (1951)

772 65 (1955)

538 (1955)

3 781 13 (1963)

509 (1963) 75 (1963)

54 378 /28 595*

90 (1963) 39 (1964)

189 (1962) 40

4 851

3 539 4 812 (1964) 1497

927 141 743

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Le nouveau visage de l'édition

Asie 1950 1963

Afghanistan C a m b o d g e Ceylan Chine (Rép. de) Chine continentale Chypre Corée (Rép. de) Hong-kong Inde Indonésie Irak Iran Israël Japon Jordanie Koweit Laos Liban Malaisie Maldives Mongolie Pakistan Philippines Singapour Syrie Thaïlande Turquie Viêt-nam (Rép. du )

Europe

Albanie Allemagne (Rép. féd.) Allemagne orientale Autriche Belgique Bulgarie Danemark Espagne Finlande France Grèce Hongrie Irlande Islande Italie

392 (1953) 204

28 « 2 507 (1952)

1 393 (1952)

18 769 1 127

248 (1953) 391 (1954) 822

13 009

396

634 (1949)

4 444 2 100

500

98 (1952) 14 094 (1951) 2 142 (1951) 3 788 4 573 2 155 2 866 3 633 1891 9 993 1068 3 071 (1953)

163 562

8904

108 740

1 129 1 867

50 000 (éval.) 83

2 405 457

13 094 791 (1963) 268 « (1964) 985

1038 24 203

162 (1963) 113 119 373 898 24»

352 «(1964) 2 027

941 208 458

4 083 (1964) 5 442

671

502 25 996

5 374 4 045 3 748 3 634 4 778

17 342 5 052

21 351 1 320 (1964) 4 525

202 513

8 785 (1963)

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La production dans le monde

1950 1965

Luxembourg Malte Monaco Norvège Pays-Bas Pologne Portugal Roumanie Royaume-Uni Suède Suisse Tchécoslovaquie Yougoslavie

Océanie

Australie Nouvelle-Zél ande

412

60 2 761 6 537 5 218 2 657 2 700 (1945)

17 072 3 719 3 527 4 990 4 371

600 362

111 70 65

3 217 10 193 8 509 5 639 6 090 (1964)

26 314 6 666 6 367 9 043 7 980

3 045 1512

U R S S 43 100 76101

a. Premieres editions seulement. b. A partir de 1965 les statistiques américaines comprennent les publications du gouvernement fédéral

ainsi que les thèses d'université. Le premier chiffre indiqué (54 378) est le chiffre total. L e second est obtenu par défalcation des publications fédérales (13 014) et des thèses (12 679). N o u s le donnons afin de permettre les comparaisons avec les années précédentes.

Sources. Production de livres 1937-1954 et traductions 1950-1954. (Rapports et études statistiques de •'Unesco) et Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

Cette étude est cependant rendue très difficile par le fait que plusieurs pays parmi les gros producteurs de livres ont changé soit leur critère statistique, soit leurs sources d'information. Il est difficile de démêler ce qui est variation réelle ou simple artifice de calcul.

Les Etats-Unis, par exemple, qui ont effectivement fait un pro­digieux bond en avant en passant de 15 012 titres en 1960 à 25 784 en 1963, passent de 28 451 en 1964 à 5 4 378 en 1965 parce qu'ils ajoutent maintenant au décompte (fort justement d'ailleurs) les publications fédérales et les thèses d'université.

L a France avait amorcé, de 1963 à 1964, une progression réelle de 11 478 titres à 13 479. Elle déclare pour 1965 le chiffre sur­prenant de 21 351 titres, qui correspond pour partie à un accrois­sement effectif des publications de sciences humaines et de sciences appliquées, mais aussi et surtout à l'emploi de données

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Le nouveau visage de l'édition

corrigées par les déclarations des éditeurs, dont l'incidence se fait surtout sentir sur la catégorie < littérature ».

L e bond de l'Espagne, de 3 633 en 1950 à 17 342 en 1965, s'explique en grande partie par le fait que, depuis 1959, les éva­luations de l'Institut national du livre ont été remplacées par celles du dépôt légal, plus complètes et plus conformes aux normes internationales. Il n'en reste pas moins que la production espa­gnole progresse à un taux jamais égalé de 10 à 12 % par an et que l'Espagne, devenue une des plus grosses exportatrices de livres du m o n d e , produit plus de la moitié des livres du m o n d e hispa­nique.

L e Mexique, la Finlande, la Nouvelle-Zélande ont également changé leurs définitions. L'Italie et l'Inde, par contre, restent fidè­les aux leurs. L a première s'en trouve déclassée et la seconde sans doute légèrement surclassée. Encore faudrait-il, dans le cas de l'Inde, procéder à une correction supplémentaire du chiffre en raison de la multiplicité des langues employées dans ce pays.

L a m ê m e observation est valable pour l 'URSS. Beaucoup de titres sont décomptés plusieurs fois puisque le chiffre de 76 101 titres n'est pas celui de la seule production en russe, mais des production cumulées en 93 langues dont 61 sont des langues de peuples de l'Union soviétique et 32 des langues étrangères1. Il n'en reste pas moins que, m ê m e si l'on ne comptait que les ouvrages publiés en russe, la production soviétique serait encore de 57 521 titres et resterait la première du m o n d e .

Ces restrictions étant faites, la première constatation que per­met de faire le tableau 3 est l'existence de trois « super-géants » de l'édition : l 'URSS, les Etats-Unis et sans doute la Chine continen­tale, pour laquelle nous sommes réduits à des évaluations. Vien­nent ensuite quatre « géants » dont la production .dépasse 20 000 titres par an : le Royaume-Uni , l'Allemagne fédérale, le Japon et la France. Trois autres pays dépassent les 10 000 titres : l'Espagne, l'Inde et les Pays-Bas ; et quatre en approchent :

1. Chiffres fournis par : N . K R I V E N K O , La presse, le livre, la radio et la télévi­sion en URSS, Moscou, 1963.

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La production dans le monde

la Tchécoslovaquie, l'Italie, la Pologne et la Yougoslavie. Ces 14 pays à eux seuls représentent, en 1965, 77 % de la production mondiale, évaluée à 450 000 titres.

L a situation en 1950 était assez peu différente. L a production mondiale étant alors la moitié de celle de 1965, si l'on dresse la liste des pays avoisinant ou dépassant une production de 5 0 0 0 titres, on retrouve à peu près les m ê m e s n o m s , à l'exception de l'Espagne. C'est surtout la hiérarchie qui a changé. Les grandes puissances économiques tendent à prendre la tête de la production et à se détacher très en avant des moyennes puissances. Les Etats-Unis, qui occupaient en 1950 la cinquième place, juste avant la France, sont maintenant à la deuxième place derrière l 'URSS, dont l'avance, encore confortable, diminue régulièrement.

Mais, si l'on considère l'ensemble des chiffres et non plus ceux des gros producteurs, d'autres facteurs de reclassement intervien­nent, parmi lesquels le développement économique, l'influence politique, le rayonnement culturel et les progrès de l'éducation. C o m m e il est naturel, ces facteurs affectent particulièrement les pays dont la production était anormalement basse en raison de leur statut colonial ou de leur situation politique.

A titre d'exemple nous donnons ci-dessous les pourcentages de progression de quelques pays (progression mondiale = 100) qui n'ont pas changé leur critère statistique (pour les Etats-Unis il n'est naturellement pas tenu compte en 1965 des thèses et des publications fédérales) :

Ceylan Canada République arabe unie Australie Turquie Allemagne orientale Etats-Unis Afrique du Sud Allemagne (Rép. féd.) a. Depuis 1951. — b. Depuis

+ 453,4 + 452,8 + 413,0" + 407,0 + 159,1 + 150,8» + 131,8 + 95,0" + 85,7°

1952.

Japon Suisse Tchécoslovaquie Yougoslavie Suède U R S S Pologne Royaume-Uni Pays-Bas

+ + + + + + + + +

84,6 80,5 80,0 79,5 79,2 74,4 63,4 54,7 47,1

O n se rappellera que la progression mondiale est de l'ordre de 100 %. Il y a donc un recul relatif des pays dont le pourcen-

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L e nouveau visage de l'édition

tage est inférieur à 100. U n certain nombre d'autres pays accu­sent des reculs absolus. C e sont en général des pays de production moyenne qui se trouvent gênés dans leur développement par la présence dans leur aire linguistique de pays à haute production. C'est le cas notamment de la Belgique, qui recule de 41,2 %, et de l'Argentine, qui recule de 2,1 %. Il faut sans doute attribuer les reculs de l'Inde (— 30,3 %) et de l'Italie (—1,3 %) à l'im­précision des données statistiques.

L'examen du tableau 3 fait également apparaître l'existence de blocs, de groupes, qui doivent être considérés dans leur ensemble. Les plus évidents sont les blocs linguistiques. E n effet, dans la mesure où une langue c o m m u n e crée des échanges intellectuels, on peut considérer que les industries de l'édition dans les différents pays utilisant une m ê m e langue c o m m e véhicule littéraire .ou tout au moins intellectuel sont solidaires. N o u s aurons à revenir sur cette notion de blocs linguistiques quand nous parlerons de la lecture. Il nous faudra alors évaluer la capacité d'absorption de chacun de ces blocs. Ici, nous voulons simplement savoir quelle est l'importance respective des différentes langues dans la production mondiale.

Les langues littéraires employées couramment par plus de cinquante millions d'individus sont au nombre de douze, par ordre d'importance : le chinois, l'anglais, le russe, l'hindi, l'espa­gnol, l'allemand, le japonais, le bengali, l'arabe, le français, le portugais et l'italien. Nous pouvons, pour le m o m e n t , laisser de côté le japonais, l'italien et le portugais, qui servent de support à des productions littéraires rigoureusement limitées à certains territoires (archipel japonais, péninsule italienne, Portugal, Bré­sil). Nous réserverons également le cas du chinois, sur lequel nous sommes encore très mal renseignés et qui, malgré son étendue physique et humaine, constitue en quelque sorte un phénomène autonome. Quant aux langues de l'Inde et à l'arabe, malgré les progrès constants des pays qui les parlent dans le domaine cul­turel, les industries de l'édition dont elles sont le véhicule sont encore trop faibles, trop dispersées, pour qu'il soit possible de parler réellement de blocs. Enfin le russe, dans la mesure où il

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La production dans le monde

existe une nationalité « soviétique », est une langue infranationale et non supranationale. Nous examinerons son cas un peu plus loin.

Restent donc les quatre grandes langues supranationales d'Occi­dent : l'anglais, l'allemand, l'espagnol, le français. Autour d'elles se sont constitués des blocs linguistiques d'importance inégale et de natures différentes. L e bloc anglais comprend deux grandes puis­sances économiques, les Etats-Unis et le Royaume-Uni , et englobe tous les pays participant au Commonwealth britannique. L e bloc espagnol lui ressemble par la dispersion puisqu'il intéresse deux continents, mais les nations qui le composent sont économique­ment plus faibles et culturellement moins développées que celles du bloc anglais. L e bloc français possède également des ramifi­cations outre-mer (Canada, Haïti, Antilles, Afrique), mais l'essen­tiel de sa puissance lui vient de l'Europe et principalement de la France. Parmi les autres pays francophones, la Belgique lui apporte environ les deux cinquièmes de sa production de livres et la Suisse entre un sixième et un cinquième de la sienne. Enfin, le bloc allemand, le plus homogène, n'intéresse que l'Europe cen­trale, où il a c o m m e base les deux Allemagnes, l'Autriche, la Suisse alémanique ainsi qu'un certain nombre de minorités germa­nophones dans divers autres pays. Le tableau 4 indique en chiffres arrondis la production brute par titres des quatre blocs en 1950 et en 1965. Pour chacune des deux années une colonne spéciale

T A B L E A U 4 . Les blocs linguistiques.

Production mondiale

Bloc anglais Bloc allemand Bloc espagnol Bloc français

Total des 4 blocs

Année 1950 N o m b r a de titres

230 000

31371 20 024 10 231 12 999

74 625

Pourcentage

100

13.6 8.7 4.4 5,6

32,3

Année 1965 Nombre de titres

450 000

91217 39 728 29 916 24 999

185 860

Pourcentage

100 20,2

8,8 6,6 5.5

41,1

Sonnet. Production de livra 1937-1954 et traductions 1950-1954. (Rapports et études statistiques de l'Unesco) et Annuaire statistique de ¡"Unesco, 1965.

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Le nouveau visage de l'édition

indique le pourcentage par rapport à la production mondiale. U n e première constatation s'impose : la production totale des

quatre blocs occupe dans la production mondiale une place tou­jours plus importante. L'augmentation a d'abord été si lente (32 % en 1950, 34 % en 1952, 36 % en 1962) qu'on a p u douter de sa réalité, étant donné surtout l'imprécision des chiffres. Mais elle semble maintenant s'accélérer et une progression de 9 % en quinze ans est certainement significative.

Plus significatives encore sont les variations de l'équilibre des blocs entre eux. Sans que la production d'aucun ait diminué en valeur absolue, les écarts entre eux se sont assez nettement creusés. L e bloc anglais, qui représentait environ 13,6 % de la production en 1950, en représente plus de 20 % en 1965. Nette également est la progression du bloc espagnol, qui passe de 4,4 % à 6,6 % et prend la troisième place. Les blocs allemand et français main­tiennent leurs positions.

Mais ces déplacements sur l'échelle ne signifieraient rien si l'on n'examinait ce qui se passe en réalité à l'intérieur des blocs. E n se reportant au tableau 3 on percevra aisément que, dans le cas d u bloc français, du bloc allemand et du bloc espagnol, il y a une sorte de concentration sur ce qu'on pourrait appeler la nation mère, dont la production augmente alors que celle des autres pays membres du bloc diminue. C'est ainsi que l'Allemagne, l'Espagne, la France voient leur production augmenter tandis que celle de l'Autriche stagne et que celles de la Belgique et de M o n a c o dimi­nuent. Quant à la production des pays d'Amérique latine, elle reste relativement stagnante. Il y a là un phénomène d'attraction qui ne surprendra pas les historiens de la littérature. O n constate en effet que la vie littéraire tend de nos jours à se regrouper par-delà les frontières. Sans que cesse pour autant d'exister une litté­rature belge, il est certain que les écrivains belges de langue fran­çaise se considèrent de plus en plus c o m m e faisant partie de la littérature française, ou tout au moins c o m m e , participant à la vie des lettres françaises. Dans le petit bloc linguistique flamand-néerlandais, on constate un glissement vers les Pays-Bas.

C e qui se passe dans le bloc anglais est entièrement différent.

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La production dans le monde

C e bloc possède en effet deux métropoles, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. O r on assiste en ce m o m e n t au phénomène qu'ont toujours redouté les éditeurs anglais depuis l'époque héroïque où Dickens se rendait aux Etats-Unis pour y défendre les droits des écrivains britanniques : les Etats-Unis sont en train de supplanter la Grande-Bretagne à la tête du bloc linguistique. Cette dernière, en 1950, représentait encore, avec quelque 17 000 titres, beau­coup plus de la moitié de la production totale du bloc. E n 1965, avec quelque 26 000 titres, elle en représente un peu moins du tiers et les Etats-Unis la dépassent avec quelque 54 000 titres et la dépasseraient encore, après défalcation des thèses et des publica­tions fédérales, avec quelque 28 000 titres. Enfin, c'est peut-être plus important encore, le Commonweal th , qui ne figurait en 1950 pour ainsi dire que pour mémoire, aligne quinze ans plus tard plus de 10 500 titres, ce qui est loin d'être négligeable et c o m ­mence à peser lourd dans la balance. Il n'est peut-être pas inutile de souligner que la brusque avance de la production des Etats-Unis est due en grande partie à la publication massive de paper­backs.

Il nous reste maintenant à nous occuper d'un autre bloc impor­tant dont la langue russe est le noyau. Il ne s'agit pas ici d'un bloc linguistique, mais du groupe constitué par les pays socialistes européens et l 'URSS. Il existe entre eux des échanges nombreux et systématiques et, bien que l'interdépendance tende à diminuer, leurs éditions sont, jusqu'à un certain point et de manière très variable, solidaires.

L a production totale de ces neuf pays représentait en 1950 environ 68 000 titres et en 1965 environ 122 000 titres, soit, dans les deux cas, exactement 29 % de la production mondiale. U n e seule variation, d'ailleurs mineure, est à noter : en 1950 la pro­duction soviétique représentait 63,5 % de la production du groupe, en 1965 elle n'en représente plus que 62,5 %. Sa domina­tion n'en est pas moins écrasante.

Si l'on fait le total de la production des quatre blocs linguis­tiques et du groupe des pays socialistes européens, et si l'on y ajoute la production des autres pays européens et celle du Japon,

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Le nouveau visage de l'édition

l'ensemble de la production de ces pays, pour la plupart des nations développées, qui représentait 80 % de la production mondiale en 1950, en représente 85,5 % en 1965. Cela veut dire que le reste du m o n d e (essentiellement pays arabes et Asie) a vu eh quinze ans sa participation diminuer en valeur relative de 20 à 14,5 %. O r ce « reste du m o n d e » représente plus de 60 % de la population mondiale et 35 % de la population adulte alpha­bétisée.

Il y a là un phénomène inquiétant. E n quinze ans plus de trente-cinq nations nouvelles sont apparues, parfois très modestement il est vrai, dans le tableau des producteurs de livres. L'édition y est encore très fragile et la lecture s'y développe difficilement, faute d'une production littéraire nationale suffisante. Il serait dan­gereux que le développement du livre et de ses usages y soit entravé par l'hégémonie culturelle des grands blocs, appuyée par la puissance économique. L e programme de l'Unesco pour le développement du livre dans le m o n d e tend à trouver des remèdes à cette situation. U n e conférence a été tenue à Tokyo en 1966 pour l'Asie, à Accra en 1968 pour l'Afrique. D'autres sont pré­vues pour l'Amérique latine et les pays arabes. O n peut espérer que, dans un proche avenir, la phase de concentration vers les blocs linguistiques et idéologiques sera suivie d'une phase d'ex­pansion vers les nations jeunes, mais cela suppose une politique mondiale du livre qui est encore à organiser.

La statistique par tirages

E n 1954, R . E . Barker évaluait à 5 milliards le nombre de livres imprimés chaque année dans le monde . C e chiffre paraît un peu optimiste. E n effet, nous évaluons à 250 000 le nombre des titres publiés au cours de l'année 1952. Le chiffre pour 1954 devait se situer aux abords de 270 000. Pour que l'évaluation de Barker fût exacte, il faudrait admettre que chaque titre publié a fait l'objet d'un tirage moyen de près de 20 000 exemplaires. Certes les tirages supérieurs à 20 000 exemplaires ne sont pas rares, mais

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La production dans le monde

il existe bien peu de pays où ce chiffre puisse être considéré c o m m e une moyenne. E n tout cas il ne saurait être accepté c o m m e moyenne mondiale.

L ' U R S S , par exemple, avec sa population de plus de 220 mil­lions d'habitants, ses 2 % d'analphabètes, la structure économique qui permet à son industrie de l'édition de ne pas se soucier de la rentabilité commerciale, accuse officiellement en 1965 un tirage total de 1 279 268 000 exemplaires pour 76 101 titres publiés dans l'année. Cela correspond à un tirage de 16 811 exemplaires par titre. Le chiffre moyen de tirages le plus élevé jamais annoncé par l 'URSS est celui de 1954 : 997 millions d'exemplaires pour 50 100 titres, soit 19 900 exemplaires par titre. Pour être tout à fait exact, il convient cependant de noter que, si l'on s'en tient aux chiffres de la seule République socialiste federative sovié­tique de Russie, le tirage moyen dépasse légèrement 20 000 exem­plaires.

Les statistiques recueillies par l'Unesco selon les nouvelles nor­mes fournissent pour un certain nombre de pays les tirages moyens suivants en 1965 :

Allemagne orientale Hongrie Pologne Bulgarie Chili Yougoslavie

17 900 11300 10 800 10 600 8000 7 500

Tchécoslovaquie Ceylan Argentine Espagne Pakistan Mexique

Les tirages des pays socialistes sont majorés pour les raisons que nous avons indiquées pour l'URSS, mais il est visible que le déve­loppement économique d'une part, l'alphabétisation de l'autre sont les deux facteurs qui jouent le plus grand rôle. Bien que les don­nées réelles ne soient pas encore publiées dans la plupart des cas, on peut dire que le tirage moyen des pays gros producteurs de livres se situe entre 10 000 et 20 000 exemplaires par titre.

D'ailleurs, R . E . Barker lui-même, dressant le tableau de la production de livres par nombre d'exemplaires dans chaque pays,

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Le nouveau visage de l'édition

se servait de chiffres comparables à ceux que nous venons d'indi­quer1. Pour les principaux pays producteurs, les estimations qu'il a faites pour 1952 sont les suivantes : U R S S , 17 300 exemplaires par titre ; Royaume-Uni, 15 200 ; Etats-Unis d'Amérique, 13 900 ; France, 9 700 ; République fédérale d'Allemagne, 7 700. Les autres pays mentionnés dans sa liste sont donnés c o m m e ayant des tirages de 3 000 à 6 000 exemplaires par titre.

O n peut donc sans absurdité considérer que le tirage moyen mondial par titre devait alors se situer aux abords de 10 000 exemplaires, ce qui ramènerait à environ 2,5 milliards le nombre d'exemplaires imprimés en 1952 dans le monde . E n se fondant sur l'augmentation de la consommation de papier d'impression et d'écriture dans le monde en dix ans, on peut penser qu'effective­ment le tirage moyen en 1965 est de l'ordre de 1 4 0 0 0 exem­plaires, ce qui donnerait une production totale pour 1965 de 6 milliards d'exemplaires.

L a donnée apportée par la consommation de papier d'impres­sion et d'écriture peut nous permettre quelques extrapolations audacieuses.

Nous admettrons par hypothèse que la consommation de papier dans un pays donné est fonction à la fois du nombre d'ouvrages publiés et du tirage moyen de chacun de ces ouvrages et que ses variations dépendent en partie des variations de ces deux facteurs. Dans un nombre limité de cas, nous pouvons connaître les varia­tions de la production par titres. Si elles sont du m ê m e ordre que celles de la consommation de papier et indiquent une m ê m e orien­tation, on peut conclure que le tirage moyen reste stable. Si la consommation augmente plus vite que la production par titres, on peut supposer que les tirages augmentent. Inversement, si la consommation augmente moins vite, on peut supposer que les tirages diminuent. Dans le tableau 5 on a mis en parallèle la consommation de papier d'impression et d'écriture en divers pays

1. R . E . B A R K E R , op. cit., p. 23. Dans son tableau 5, Barker met en parallèle le nombre de titres publiés et son estimation du tirage total. Il est donc facile de retrouver sa base de calcul.

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L a production dans le m o n d e

en 1955 avec la production par titres dans les m ê m e s pays, la m ê m e année. Afin de mettre en lumière la variation, on a ramené les chiffres à une base c o m m u n e 100, qui est celle de la dernière année d'avant guerre pour laquelle ces données sont fournies.

T A B L E A U S. Variations de la consommation de papier et de la production de livres H 9 5 5 par rapport à 1938)°.

C o n s o m - Production Consom- Production mation de livres mation de livres

Piiys de papier^ par titres Pays de papierb par titres

Pays-Bas 240 119 Suisse 362 177 Etats-Unis 189 113 Japon 122 70 France 179 128 Royaume-Uni 118 123 Italie 151 101 Espagne 10S 389

m. Base c o m m u n e — 100 (demure année d'avant guerre pour laquelle ces données sont fournies). b. Papier d'impression — autre que le papier journal — et d'écriture.

Somct. Unesco.

Rappelons qu'il s'agit ici non d'une évaluation rigoureuse mais de la mise en lumière d'une simple tendance générale. Pour cer­tains pays — Etats-Unis, France, Pays-Bas — le parallélisme des variations est remarquable. Il traduit une augmentation très nette des tirages moyens, renseignement qui répète ce que nous savons d'ailleurs. Tendance aussi à l'augmentation, de façon moins nette peut-être, en Italie et en Suisse.

A u contraire, le Japon et le Royaume-Uni sont parfaitement stables : le nombre de titres produits augmente dans les m ê m e s proportions que la consommation de papier.

Disons tout de suite qu'après 1955, les tendances ont p u se modifier. C'est seulement après cette date que l'incidence du paperback a dû se faire vraiment sentir sur les tirages américains alors qu'au Royaume-Uni ce type d'éditions existait dès avant la guerre.

Il est difficile d'aller plus loin dans l'exploitation de ces don­nées et, bien entendu, on ne peut trouver une relation constante et valable pour tous les pays entre la production littéraire et la

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Le nouveau visage de l'édition

consommation de papier d'impression et d'écriture pour la bonne raison que ce papier, toujours décompté à part du papier journal, ne sert pas seulement à fabriquer des livres. Il sert aussi, outre les cahiers d'écolier et le papier à lettres, à fabriquer des revues et des magazines. L a part du livre dépend donc de la place qu'occu­pent les publications périodiques dans le pays considéré. L e tableau 6 illustre ce fait de manière saisissante. O n a simplement pris les chiffres de tirage calculés par Barker pour l'année 1952 et on les a multipliés par 0 ,4 pour le poids (P) du papier consommé par la production de livres dans chaque pays. E n effet, le poids m o y e n d'un livre est de l'ordre de 400 grammes. D'autre part, on a évalué la consommation totale (C) de papier d'impres­sion et d'écriture dans les m ê m e s pays. O n a enfin divisé C par P afin de voir s'il existe un coefficient constant qui permette de passer de la donnée C à la donnée P .

T A B L E A U 6. Rapport entre la consommation de papier et le nombre d'exem­plaires publiés.

Pay» Tirages

France 100 Allemagne (Rép. féd.) 108 Royaume-Uni 286 Belgique 26 Etats-Unis 165

P6

40 43

114 10 66

Ce

340 340 750 80

4400

C p

8,5 7,9 6,6 8,0

66,0

a. N o m b r e de millions d'exemplaires publies. b. Poids des exemplaires en milu'ers de tonnes, e. Consommation totale en milliers de tonnes.

Pour les pays d'Europe qui ont une vie culturelle du m ê m e type, c'est-à-dire la République fédérale d'Allemagne, la Belgique, la France, le Royaume-Uni , nous trouvons bien un coefficient c o m ­m u n qui paraît être de l'ordre de 7 ou de 8. Mais, pour les Etats-Unis, le coefficient est tout à fait différent puisqu'il atteint 66, soit presque dix fois celui des pays européens. C e résultat ne doit pas nous surprendre. Déjà, dans notre Sociologie de la littérature, commentant des chiffres que nous avions obtenus d'autres sources et au m o y e n d'autres méthodes, nous notions que la lecture de

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La production dans le monde

magazines occupait aux Etats-Unis une place dix fois plus impor­tante qu'en Europe, où le coefficient était bien celui que nous trou­vons ici : « E n France, en 1951, sur les 8 kilogrammes de papier d'impression et d'écriture consommés par an et par habitant, la consommation de l'industrie du livre s'élevait à environ 1 kilo­gramme 1 . »

Cette situation a-t-elle beaucoup évolué depuis 1951 ou 1952 ? E n ce qui concerne la France, certainement pas. D'après les chif­fres donnés par le Syndicat des éditeurs français', la consomma­tion de papier de l'édition française, en 1958, représentait environ 1,1 kilogramme par habitant et, en 1962, 1,3, ce qui correspond à l'accroissement de la consommation globale de papier d'impres­sion et d'écriture.

A u x Etats-Unis, il en est tout autrement. E n dix ans la consom­mation de papier a augmenté de 50 %. Mais la part que prend le livre a augmenté dans des proportions bien plus fortes. Après plus d'un siècle de règne, le magazine a dû céder sa place au livre et de grandes sociétés c o m m e Life ou le Reader's Digest se sont lancées dans la production de livres avec les méthodes de masse qui faisaient leur succès. Depuis 1955 le big business a fait irrup­tion dans l'édition américaine et en a changé l'échelle. U n éditeur de paperbacks à notre époque considère que cela ne vaut pas la peine de se déranger pour un tirage de moins de 100 000 exem­plaires. O n admettait en 1960 qu'il se vendait 1 million d'exem­plaires de paperbacks par jour aux Etats-Unis. Les chiffres indi­qués en 1957 par Chandler B . Grannis' sont significatifs, surtout si l'on garde en mémoire les 164 millions d'exemplaires de 1952 : livres d'adultes ordinaires, 115 millions d'exemplaires ; livres d'en­fants, 120 millions ; livres scolaires, 130 millions ; paperbacks, 200 millions.

1. R . E . B A R K E R , op. cit., p. 19. 2. Monographie de f édition, p. 48, 1963. Les chiffres indiqués pour la consom­

mation de papier de l'édition française sont 48 810» tonnes pour 1968 et 63 150 tonnes pour 1962.

3. Chandler B . G R A N N I S , What happens in book publishing, p. 8, Columbia University Press, 1957.

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L e nouveau visage de l'édition

Telle est l'ampleur de la révolution du paperback aux Etats-Unis. L a contagion de ces méthodes de masse semble devoir s'étendre à d'autres pays, notamment aux pays européens. Faut-il donc craindre que, dans ce domaine aussi, la puissante industrie américaine n'impose ses méthodes au reste du m o n d e et, doublant, dans le cas du livre, la conquête économique d'une conquête culturelle, ne contribue à étouffer la voix des pays non encore développés ? Nous avons vu déjà que la part de ces pays dans la production par titres s'est relativement amenuisée au cours des dernières années. L'examen de la consommation de papier d'im­pression et d'écriture dans les parties du monde où l'édition est encore trop faible pour que les chiffres de tirage soient vraiment significatifs, nous permettra peut-être de déceler avec prudence quelques-unes des orientations futures de cette édition.

L e tableau 7 compare la consommation de papier d'impression et d'écriture dans les diverses régions du m o n d e vers 1950 (moyenne 1950-54) avec celle de 1965. Cette consommation a sensiblement doublé dans l'ensemble du monde, mais les tendances qui se manifestent confirment les observations que nous avons faites plus haut. L e trait le plus marquant est le recul relatif de l'Amérique du Nord (principalement anglophone) qui représen­tait en 1950 plus de la moitié de la consommation mondiale et qui n'en représente plus que 40,8 %. L'Amérique du Sud et l'URSS suivent le mouvement mondial et se tiennent au m ê m e niveau relatif alors que l'Europe progresse légèrement. Mais les progressions les plus spectaculaires sont celles du monde afro-asiatique : + 155,5 % pour l'Afrique, + 271,4 % pour l'Asie. Ces pourcentages, il est vrai, s'appliquent encore à des chiffres absolus relativement faibles, mais la progression n'est pas limitée aux seuls pays économiquement forts c o m m e le Japon en Asie et l'Afrique du Sud en Afrique. O n constate notamment les pro­gressions suivantes en Asie : Inde, + 288 % ; Pakistan, + 422 % ; Israël, + 444 % ; Iran, + 468 % ; Syrie, + 1 750 % ! Quant à l'Afrique, ses 90 000 tonnes de 1950 incluaient les 42 000 tonnes de l'Afrique du Sud, soit seulement 48 000 tonnes pour tout le reste de l'Afrique. E n 1965 les

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La production dans le monde

250 000 tonnes comprennent environ 110 000 tonnes pour l'Afrique du Sud, soit 140 000 tonnes pour le reste de l'Afrique. L a seule Afrique noire passe de 10 0 0 0 à 70 000 tonnes, soit une progression de 600 %.

Ces 70 000 tonnes pèsent encore bien peu dans l'économie mondiale, de m ê m e que pèse encore bien peu la littérature afri­caine noire dans la littérature mondiale, mais le mouvement est irréversiblement engagé qui tend à satisfaire l'immense soif de lire du m o n d e en développement.

T A B L E A U 7. Consommation de papier d'impression et d'écriture dans les diverses régions du monde (évolution de 1950 à 1965).

1950

Afrique Amérique du Nord Amérique du Sud Asie Europe Océanie U R S S T O T A L

Source. Aimmàre statistique

Consom- • matkm en millions de tonnes

0,09 4,4 0,2 0,7 2,7 0.1 0,43 8,6

Pourcentage de la consom­mation mondiale

1,0 51,1 2,3 8,1

31,4 1,1 4,6

100,0

de ¡'Unesco, 1966.

Le cas du livre littéraire

Toutes les observations qui précèdent s'appliquent au livre en général, c'est-à-dire au livre en tant que produit fabriqué, denrée de consommation, objet d'échange, sans référence ni à son contenu ni à l'usage qui en est fait. O r nous savons que les problèmes se posent de manière très différente selon qu'il s'agit de livres fonctionnels ou de livres littéraires. L e livre fonctionnel, par sa nature, est lié, dans son évolution et dans son développement, à des activités économiques, techniques, scientifiques sur lesquelles nous sommes en général assez bien renseignés. Par exemple, le

Consom­mation en millions de tonnes

0,25 7,1 0,4 2,6 6,1 0,17 0,83

17,4

1965 Pourcentage de la consom­mation mondiale

1,4 40,8 2,3

14,9 35,0 0,9 4,7

100,0

: Taux de la variation de la consom­mation

+ 155,5 + 61,3 + 100,0 + 271,4 + 125,9 + 70,0 + 107,5 + 102,3

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Le nouveau visage de l'édition

livre scolaire reflète les tendances d u système d'enseignement qu'il est appelé à servir, le livre technique traduit les soucis d'une économie en développement ou en expansion, le livre de sciences sociales exprime directement les orientations de tel ou tel régime politique.

L e livre littéraire est lié à la littérature, c'est-à-dire à la plus fuyante, à la plus indéfinissable des réalités. C'est pourtant cette réalité que nous devons tenter de saisir, ce domaine que nous devons essayer d'explorer, si nous voulons connaître la partie la plus originale, la plus créatrice de la vie des livres. Pour cela nous devons nous contenter des matériaux qui sont mis à notre disposition par les statisticiens.

L e caractère littéraire d'un livre ne se définissant pas par des critères simplement objectifs, mais aussi et surtout par l'usage qui est fait de ce livre, il est déjà très difficile d'isoler une catégorie du livre « littéraire », toute lecture pouvant être littéraire à quel­que degré. D'autre part les quelques pages qui suivent seront fon­dées sur une étude des statistiques concernant la catégorie 8 de la Classification décimale D e w e y . O r figurent indistinctement dans cette catégorie aussi bien les ouvrages proprement littéraires c o m m e les romans ou les poèmes, que les travaux de critique ou d'histoire littéraire, dont la plupart pourraient relever de l'histoire, de l'esthétique ou des sciences sociales.

L a nouvelle classification par catégories de sujets préconisée dans la Recommandation concernant la normalisation internatio­nale des statistiques de l'édition de livres et de périodiques adoptée par la Conférence générale de l'Unesco en 1964 permet une ana­lyse plus fine et plus exacte. L a catégorie 21 (Littérature) se sub­divise en effet en deux catégories : 21-a (Histoire et critique) et 21-b (Textes littéraires). Malheureusement, peu de pays, en 1965, utilisent cette classification. Quant aux chiffres de 1950, ils sont encore plus incertains, l'emploi de la Classification D e w e y étant compris de façon très différente selon les pays. A cette époque, en effet, l'Autriche, la France et les Pays-Bas, par exem­ple, faisaient figurer dans la catégorie 8 les ouvrages de la caté­gorie 4 (Linguistique).

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L a production dans le monde

Malgré cela nous pouvons tenter une évaluation en admettant pour hypothèse que les erreurs se neutralisent les unes les autres et que les variations restent significatives. L e tableau 8 donne pour chaque pays le pourcentage de livres de la catégorie 8 (Littérature) dans l'ensemble de la production nationale (par titres). Pour 1965 nous donnons, quand elle existe, la m ê m e indication pour la catégorie 21-b de la nouvelle classification.

T A B L E A U 8. Pourcentage des ouvrages de la catégorie 8 (Littérature) et 21-b (Textes littéraires) dans la production nationale pour 1950 et 1965.

Afrique

Afrique du Sud Algérie Ghana Madagascar Maroc République arabe unie Nigeria Soudan Tunisie Zambie

Amérique du Nord

Canada Costa Rica Cuba El Salvador Etats-Unis Guatemala Mexique Rép. dominicaine

Amérique du Sud

Argentine Brésil Chili Pérou Uruguay Venezuela

19SO Cat. 8

27 13 (1953)

11

19 (1953)

16 (1953)

29 (1952)

11 (1953)

37 36 (1953)

33 (1949)

73 28 (1951)

7

1965 Cat. 8

28 6 4

18 13 3

14 12 13 33

21 46 (1963) 33 (1963) 57 (1963) 26» 29 7

24

25 24 18 11 37 14

Cat. 21-b

23

18

33

20

17»

6

14 9

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Le nouveau visage de l'édition

Asie

Afghanistan Cambodge Ceylan Chine (Rép. Chypre Corée (Rép. Inde Indonésie Iran Irak Israël lapon Jordanie Koweït Laos Liban Malaisie Mongolie Pakistan Philippines Singapour Syrie Thaïlande Turquie

de)

de)

Viêt-nam (Rép. du)

1950 Cat. 8

25 (1953) 15 23 (1951)

39 (1952) 14 (1952) 24 52 (1954)

9 (1953) 35 32

24

21 (1949)

28 (1949) 16 32

1965 Cat » Cat. 21-b

20 15

22 18 18 39 31 23 20 13 (1963) 43 18 (1964) 26 (1964) 31

6 (1963) 9

13 7

16 22 (1964) 33 10 16

4 31 16 10

Europe

Albanie Allemagne (R. F.) Allemagne or. Autriche Belgique Bulgarie Danemark Espagne Finlande France Grèce Hongrie Irlande Islande Italie Luxembourg

25 (1951) 28 (1951) 21 25 18 27 42 38 32 21 • 14 (1953) 31 41 24 11

22 22 29 22 29 23 28 31 22 31 33 (1964) 22 22 32 34 (1963) 22

22

20 27

24

21

16

31 (1963) 20

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La production dans le monde

Malte Monaco Pays-Bas Norvège Pologne Portugal Roumanie Royaume-Uni Suède Suisse Tchécoslovaquie Yougoslavie

1950 Cat. 8

• • •

84 43 31 25 10 19 (1945) 36 33 25 27 18

1963 Cat. 8

17 51 27 32 15 23 14 (1964) 27 30 18 23 29

Cat. 21-b

16 48

31 13

24 21

22

Ocianie

Australie 21 9 Nouvelle-Zélande 8 8

URSS 12 (1954) 11 10

a. Compte tenu seulement det 28 595 titres ventilés dans les statistiques.

Source*. Production de ¡Ivres 1937-1954 et traductions 1950-1954 (Rapports et etudes statistiques de rUnesco) et Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

L a première remarque que doit nous inspirer ce tableau est la relative stabilité de la production littéraire. O n peut estimer que le pourcentage des ouvrages de la catégorie 8 dans la produc­tion mondiale a peu évolué de 1950 à 1965 et se situe entre 22,5 et 23 %. Cependant on note une certaine tendance à la régression. U n document de l'Unesco {Production de livres 1937-1954 et traductions 1950-1954, p. 14) donne la répartition de la production de livres par sujets pour 29 pays de 1950 à 1954. L e pourcentage du livre de la catégorie 8 était de 32 % en 1950 et il était descendu à 30 % en 1954. O n peut considérer qu'il était de l'ordre de 28 % tri 1960 pour ces m ê m e s 29 pays. Il n'est plus que de 27 % (exactement 26,69 %) en 1965.

Cette régression est un phénomène général d'ordre statistique. Elle ne s'est pas produite de manière uniforme dans tous les pays. C'est ce que montre le diagramme I. O n y a mis en parallèle,

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L e nouveau visage de l'édition

d'après le tableau 8, le pourcentage de la production littéraire dans la production totale en 1950 et en 1965, d'une part pour 32 pays développés, d'autre part pour 2 4 pays en voie de déve­loppement.

O n voit que les pays considérés se répartissent très approxima­tivement en courbes en forme de cloche et que la forme de ces courbes a assez nettement varié en quinze ans. Pour les pays développés le groupe le plus nombreux se situait entre 25 et 29 en 1950 et se situe entre 20 et 24 en 1965. Pour les pays en voie de développement il se situait entre 20 et 2 4 en 1950 et se situe entre 10 et 14 en 1965.

L'évolution des pays développés est relativement faible et se caractérise surtout par un regroupement vers les valeurs moyennes : 80 % d'entre eux consacrent en 1965 entre 20 et 34 % de leur production aux livres de la catégorie 8.

L e cas des pays en voie de développement est plus complexe et l'étalement de leur courbe traduit la variété des situations. E n fait la plupart de ces pays évoluent entre deux extrêmes : ou bien le faible développement de leur technologie les conduit à produire peu de livres fonctionnels, ou bien leur appartenance à un bloc linguistique dominé par un producteur puissant entrave leur production littéraire propre. Il arrive aussi que la faiblesse de la catégorie 8 soit la conséquence d'une erreur de politique assez c o m m u n e , qui consiste à donner au livre didactique ou sco­laire une priorité absolue sur le livre littéraire. Il en résulte de dramatiques carences de « matière à lire » qui peuvent neutra­liser les campagnes d'alphabétisation les mieux organisées.

E n ce qui concerne l'Europe, on constate une nette tendance au regroupement : 22 pays sur 27 ont des pourcentages compris entre 22 et 34 %. L e cas exceptionnel de M o n a c o (51 % ) , qui ne porte d'ailleurs que sur un petit nombre de titres, s'explique par le fait qu'un certain nombre de « maisons d'édition » à compte d'auteur ont leur siège légal dans la principauté. Il est difficile d'aller au-delà de cette conclusion, sinon peut-être pour constater que la tendance des pays socialistes à minimiser l'impor­tance du livre littéraire, bien que considérablement atténuée et

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D I A G R A M M E I. Pourcentage de la production littéraire dans la production totale (par titres) pour 32 pays développés et 24 pays en voie de développement en 1950 et en 1965.

P A Y S D E V E L O P P E S

1950 (32 pays) 10

9

8

7

6

4

3

S. 2 •S

1 °- 2 2 3

_.... — —

ft S

1965 (32 pays)

* 5 î » S S! S ft s « 2 2 8 S R S S 3 « 2 2 8 S R

Pourcontoge Pourcentage

P A Y S E N V O I E D E D É V E L O P P E M E N T

1950 (24 pay.) 1965 (24 pay.)

9

8

7

6

5

4

3

8 . 2

• i ' E 1

.

• " S S S S R S R i t

1

» 2 S S ft S • O S 2 8 S 8 3 9 Ç «> 2 ¡2 8 S 8

' O U R entq 1» 'oure •ata r»

ft 3 + S 9 S

1 1 ft 3 % ¡R S 3

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L e nouveau visage de l'édition

m ê m e parfois renversée, s'est maintenue dans un certain nombre de cas. D ' u n e manière générale la plupart des changements obser­vés ont des explications politiques.

L a production et la consommation de livres littéraires sont d'autant plus attachées à la structure politique que ce sont des activités volontaires, qui traduisent chez certains individus, écri­vains ou lecteurs, un besoin de communication d'un certain type. C e besoin peut être limité extérieurement par des facteurs institu­tionnels — propagande politique, police, religion — ou par des facteurs qui agissent de manière directe, soit favorablement, soit défavorablement, sur le désir ou la capacité de communication des individus — analphabétisme ou éducation, misère ou haut niveau de vie — mais, en fin de compte, il ne peut y avoir de production littéraire originale dans un pays s'il n'existe pas une population d'écrivains suffisante pour alimenter cette production et s'il n'existe pas une population de lecteurs suffisante pour per­mettre la consommation qui la justifie soit doctrinalement, soit économiquement. L e degré de faveur que connaît le livre litté­raire dans les divers pays dépend donc, en dernière analyse, d'une part, des institutions politiques et sociales de ce pays ainsi que du degré d'instruction et des loisirs de ses habitants, d'autre part, de la situation démographique de ce pays, c'est-à-dire de l'existence, à l'intérieur de ses frontières, d'une population capable de four­nir simultanément un nombre suffisant d'écrivains et un nombre suffisant de lecteurs. L ' u n ne va pas sans l'autre. O n oublie trop souvent que l'écrivain est d'abord un lecteur, qu'il est une émana­tion du milieu littéraire et qu'il est soutenu par lui non seulement moralement, mais économiquement. S'il n'y a pas assez de lec­teurs dans un pays pour faire vivre les écrivains, il y aura moins d'écrivains, car seuls pourront écrire ceux qui possèdent les res­sources nécessaires pour travailler sans rémunération ou qui, dans une économie dirigiste, voient leur existence assurée par l'Etat ou quelque autre organisme.

Ainsi se pose à nous maintenant le problème du tirage du livre littéraire et plus particulièrement du roman, qui en constitue la partie la plus vivante et la plus caractéristique. Les évaluations,

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La production dans le monde

ici, sont plus difficiles encore qu'ailleurs. Rares sont les pays qui distinguent, dans leurs statistiques, le roman des autres formes de littérature ou de belles-lettres. Il n'est m ê m e pas sûr que la notion de fiction employée dans les pays anglo-saxons recouvre exacte­ment la notion de roman en usage en France. Pour les rares pays sur lesquels nous avons quelques renseignements, le nombre (par titres) de romans publiés chaque année est à peu près le sui­vant : Royaume-Uni, 4 000 à 4 500 ; République fédérale d'Alle­magne, 3 000 à 3 500 ; Etats-Unis, 2 500 à 3 000 ; France, 2 500 à 3 000 ; Italie, 1 000 à 1 500 ; Espagne, 1 500 à 2 000.

L a place des Etats-Unis peut paraître modeste, mais, dans ce domaine c o m m e dans les autres, on assiste à la remontée d'une production romanesque qui préférait traditionnellement la forme de la nouvelle publiée dans un magazine à la forme du roman publié en livre, et qui a vu ses tendances bouleversées par l'appa­rition du paperback. L e tableau 9 fait apparaître clairement l'inci­dence du paperback dans la production romanesque américaine.

Il faudrait maintenant parler des tirages littéraires, mais cette notion est extrêmement difficile à saisir. E n 1954, Barker don­nait, non sans courage, l'estimation du nombre d'exemplaires imprimés pour chaque titre dans quelques-unes des principales catégories de l'édition. Pour le roman, ces évaluations moyennes étaient les suivantes : République fédérale d'Allemagne, 9 500 à 12 000 ; Etats-Unis, 8 500 ; France, 3 000 à 5 000 ; Italie, 5 000 à 7 000 ; Royaume-Uni , 10 000.

T A B L E A U 9. Production par titres de romans en paperbacks aux Etats-Unis.

1961

18 060 2 630 1044

603 248 136 57

1962

21904 2 942 1239

737 248 130 124

Variation en pourcentage

+ 21 + 12 + 19 + 22

— 4 + 100

Source. Publishers' weekly, 21 janvier 1963.

Production totale de livres Production totale de romans Production totale de romans en paperbacks Romans classiques en paperbacks Policiers en paperbacks Westerns en paperbacks Science fiction en paperbacks

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Le nouveau visage de l'édition

Si Ton s'en tient aux livres d'éditions ordinaires, ces chiffres sont acceptables, et il semble que, toute proportion gardée, la situation n'ait guère évolué depuis cette époque. Cela représen­terait quelque 150 millions d'exemplaires de romans mis en cir­culation chaque année dans une population lisante de l'ordre de 300 millions d'habitants. L e rapport n'est pas "à priori absurde, mais les chiffres, il faut le reconnaître, ne signifient pas grand-chose. Il est difficile de parler du tirage moyen d'un roman. E n effet, alors que le livre fonctionnel, se définissant par un usage précis, est assuré, à la publication c o m m e à la vente, d'un nombre m i n i m u m d'exemplaires, le livre littéraire est une aventure à l'état pur. Ces chiffres de vente ne correspondent ni de près ni de loin aux chiffres d'impression. U n best-seller peut se vendre en une année à plusieurs millions d'exemplaires mais, dans l'immense majorité des cas, le premier roman d'un jeune auteur, rarement imprimé à plus de 3 000 exemplaires, doit se contenter de quel­ques centaines ou m ê m e de quelques dizaines de lecteurs. O n ne saurait mettre en parallèle sans paradoxe la dixième réédition d'un best-seller devenu classique ou le cinquantième ouvrage d'un auteur de romans policiers dont la série connaît un succès cons­tant depuis de longues années, avec la première œuvre d'un inconnu ou la première édition d'un roman par lequel un auteur connu risque une fois de plus sa réputation.

Tout au plus pouvons-nous signaler qu'il y a eu un changement d'échelle. Il est variable selon les pays. E n France, les éditeurs s'habituent peu à peu à faire des premières éditions de livres de poche à 30 000 exemplaires, mais il est rare qu'ils publient ainsi un roman, du moins avant de l'avoir mis à l'épreuve dans une aventure financière moins dangereuse. A u x Etats-Unis, au con­traire, les risques ont suivi la progression de l'efficacité. Avant la première guerre mondiale, le roman moyen se vendait à 4 000 exemplaires. Des best-sellers c o m m e Le facteur sonne toujours deux fois, de James Cain, ou Le soleil se lève aussi, d'Ernest Hemingway, se sont vendus respectivement à 25 000 et 30 000 exemplaires. L e cas d'Autant en emporte le vent, de Margaret Mit­chell, était considéré c o m m e une exception quasi prodigieuse et

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La production dans le monde

en tout cas impossible à renouveler. Pourtant, on a vendu en vingt ans quelque S millions d'exemplaires à'Autant en emporte le vent en édition normale, alors qu'aux Etats-Unis, en ce moment , plu­sieurs romans en paperback atteignent et dépassent ce chiffre l'année m ê m e de leur parution.

Et ici, de nouveau, se posent — mais de manière plus aiguë encore — les problèmes que nous posions en voyant la produc­tion de masse prendre possession de l'industrie du livre. L a sou­daine croissance de l'édition aux Etats-Unis ne doit ni nous sur­prendre ni nous inquiéter outre mesure. C e pays avait un retard à rattraper. Mais nous savons d'expérience que ces phénomènes d'expansion ne peuvent jamais se limiter à un seul pays. Quand une industrie s'appuyant sur une masse humaine et sur une puis­sance économique semblable à celles des Etats-Unis se met en mouvement, c'est tout l'équilibre de la production et de la con­sommation dans le monde qui s'en trouve modifié. Et, en l'occur­rence, ce qui est produit et consommé c'est la substance m ê m e de notre culture.

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Chapitre II Les grands courants d'échange

Zones de haute et basse pression

Revenons au jeune ménage de lecteurs moyens dont il était ques­tion dans la première partie de cet ouvrage. Compte tenu de la diversité des goûts, disions-nous, 60 ou 70 livres, les uns achetés, les autres empruntés, entrent chaque année dans ce foyer. Parmi ces livres, un certain nombre sont des nouveautés, d'autres des réimpressions. L a proportion des unes aux autres varie considéra­blement selon les pays et selon les genres littéraires. Dans le cas du roman français d'édition normale, la nouveauté l'emporte à S contre 1 alors que, dans le cas du paperback américain non romanesque, la réimpression l'emporte parfois dans les m ê m e s proportions. Admettons que la consommation de ce couple s'élève à 20 nouveautés dans l'année, estimation particulièrement modeste. Cela signifie que, cette année-là, vingt écrivains ont tra­vaillé pour satisfaire le besoin de lecture de ce couple. Quelques écrivains écrivent plusieurs livres par an — c'est le cas notam­ment de certains auteurs de romans policiers — mais la plupart ont un rythme de production plus lent et un grand nombre n'écri­vent qu'un seul livre dans toute leur vie. O n a calculé qu'une carrière moyenne d'écrivain dure dix à douze années au cours desquelles quatre à six œuvres sont produites1. Pour revenir à notre jeune couple, s'il lit vingt nouveautés par an pendant dix

1. Voir David T . P O T T I N G E R , The French book trade in the Ancien Régime, op. cit., et notre article, déjà cité également, < Le problème de l'âge dans la pro­ductivité littéraire ».

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Les grands courants d'échange

ans, cela implique qu'il y ait en permanence à son service trente ou quarante écrivains en activité.

Mais, bien entendu, ces trente ou quarante écrivains ne peuvent se contenter d'écrire pour ce seul couple, sans quoi eux-mêmes et leurs éditeurs mourraient de faim. Qu'il s'agisse d'un pays socia­liste ou d'un pays capitaliste, toute expression littéraire suppose un m i m i m u m de rentabilité. Il est difficile de dire à partir de quel seuil le nombre des lecteurs devient rentable. Cela varie avec le genre d'ouvrage et le type de publication. Disons qu'en moyenne, en France, un romancier ne serait guère admis à faire carrière si son éditeur n'espérait vendre au moins 3 000 exemplaires de ses ouvrages. O n peut admettre que 3 000 exemplaires vendus représentent 10 000 actes de lecture1. Il faut donc que nos trente ou quarante écrivains disposent pour lire leurs œuvres de 5 000 ou 6 000 couples de lecteurs c o m m e celui que nous avons défini.

Les chiffres que nous venons de donner sont théoriques, mais ils mettent bien en lumière le fait qu'il existe en tout pays un rapport numérique nécessaire entre la population des producteurs de livres et la population des consommateurs de livres. O r l'une et l'autre de ces populations font partie de la population générale du pays considéré, leur équilibre dépend du volume, de la compo­sition, du comportement de cette population.

E n ce qui concerne le livre, on peut évaluer à 400 ou 450 mil­lions le nombre des actes de lecture qui se produisent chaque année en France. Cela correspond à une vente de 130 ou 140 millions d'exemplaires dans une population Usante de 30 ou 35 millions d'individus. Supposons un instant que ces 30 ou 35 mil­lions d'individus aient des goûts et des comportements rigoureu­sement identiques à ceux de notre couple de tout à l'heure. Les m ê m e s trente ou quarante écrivains suffiront à les satisfaire pourvu que l'édition française imprime et distribue 9 ou 10 millions d'exemplaires de chacun de leurs ouvrages. A eux seuls, les écri-

1. Le chiffre généralement admis de 3,5 lecteurs pour un acheteur nous a été confirmé par toutes les enquêtes. Nous appelons < acte de lecture » la lec­ture par un individu d'un document acquis isolément.

«7

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Le nouveau visage de l'édition

vains de la principauté de M o n a c o pourraient alimenter le marché français. Si, inversement, chaque groupe de 10 0 0 0 lecteurs fran­çais (puisque nous avons admis ce chiffre c o m m e seuil de ren­tabilité) avaient des goûts et des comportements différents de tous les autres, il faudrait, pour satisfaire cette diversité abusive, qu'il y eût en France 150 000 écrivains en activité, c'est-à-dire plus qu'il n'y a de marchands de chaussures, de ministres des cultes et de fonctionnaires des finances. A u c u n pays au m o n d e , sauf peut-être les Etats-Unis, l 'URSS ou la Chine, ne pourrait trouver tant d'écrivains dans sa population. E n réalité, la production fran­çaise est l'œuvre de quelque 10 000 individus, dont quelque 6 0 0 0 se manifestent chaque année. L a plupart sont des auteurs occa­sionnels de livres et environ 3 000 — c'est à peu près le n o m ­bre de sociétaires et adhérents de la Société des gens de lettres — sont des écrivains professionnels ou semi-professionnels.

Les deux composantes des forces qui animent la vie du livre sont donc les suivantes :

1. L'existence ou la non-existence d'une masse importante de population lettrée, économiquement forte et politiquement influente. Cette masse forme, d'une part, l'essentiel du public lisant dont la demande conditionne la production littéraire et constitue, d'autre part, le milieu d'incubation des écrivains. Les pays où existe une masse lettrée de ce type, c o m m e la R é p u -lique fédérale d'Allemagne, la France, le R o y a u m e - U n i , l 'URSS et, plus récemment et à un moindre degré, les Etats-Unis, sont de véritables zones de haute pression littéraire, car leur population lisante est d'autant plus exigeante qu'elle est cultivée, d'autant plus influente qu'elle est nombreuse. Elle anime une vie intellectuelle intense qui se reflète dans l'activité scientifique, la technique, la politique, la création littéraire ou artistique. Appelés par les besoins de cette population, suscités par cette vie intellectuelle, stimulés par la compétition qu'elle engendre et portés par son rayonnement, les écrivains de ces pays passent les frontières plus aisément que d'autres.

2. La variété ou l'uniformité des goûts et des comportements de la population lisante quelle que soit son importance numé-

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Les grands- courants d'échange

rique. Cela peut dépendre de bien des facteurs : degré d'évolu­tion intellectuelle, ou de culture, type de régime politique, struc­tures sociales. Nous pouvons nous faire une idée très approxima­tive mais suffisante de cette variété en divisant la production totale par titres de chaque pays par le nombre de ses habitants à la m ê m e date. Si le quotient est bas, cela signifie qu'un grand nombre de personnes se satisfont d'un petit nombre de titres et que par conséquent la tendance est à l'uniformité en cas de grosse production, à la non-lecture, en cas de production faible. Si, au contraire, le quotient est élevé, cela permet de supposer que les habitants de ce pays, m ê m e s'ils sont peu nombreux, ont un large éventail d'exigences. Le tableau 10 met en parallèle les chiffres de 1950 et ceux de 1965 pour un certain nombre de pays gros producteurs ou producteurs moyens de livres. Les pays sont rangés dans, l'ordre décroissant des coefficients de 1965. O n notera la « déstandardisation » brutale des Etats-Unis et du Canada. Elle est l'effet du prodigieux développement des paper­backs depuis 1950. C e sont d'ailleurs les tirages de masse de ces m ê m e s paperbacks qui freinent l'évolution et empêchent ces deux pays de se trouver au m ê m e niveau que les grandes nations euro­péennes. Mais elles ont maintenant des coefficients du m ê m e ordre

T A B L E A U 10. Production (par titres) par million d'habitants.

Pays

Finlande Suisse Norvège Suède Pays-Bas Danemark Tchécoslovaquie Portugal Autriche Espagne R o y a u m e - U n i Hongrie Allemagne (R.F.) France

1930

472 752 847 531 647 671 403 316 547 130 337 329 295 239

1965

1096 1072

865 862 829 765 639 615 558 549 483 446 440 436

Pays

Yougoslavie Israël Belgique URSS Roumanie Etats-Unis Pologne Japon Canada Turquie Italie Argentine Mexique Inde

1950

267 652 529 238 166 72

210 157 50

100 191 210

36 52

1965

409 406 396 329 320 279 270 247 193 175 170 158 119 27

Sources. Production de livres 1937-1954 et traductions 1950-1954 (Rapport et études statistiques de l'Unesco) et Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

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L e nouveau visage de l'édition

et le 279 des Etats-Unis est tout proche du 329 de l 'URSS. O n notera surtout que les pays européens à population relative­

ment faible, mais d'un très haut niveau intellectuel (Finlande, Suisse, Norvège, Suède, Pays-Bas, Danemark , Tchécoslovaquie, etc.) ont des coefficients élevés qui traduisent les exigences d'un public que la production nationale, issue d'un réservoir trop peut, n'arrive pas à satisfaire. L a baisse du coefficient d'Israël (qui était passé par u n « pic » de 1 035 en 1962) est due à deux causes : d'une part l'afflux récent d'immigrants d'un niveau cul­turel bas ou moyen , d'autre part le fait que beaucoup d'Israéliens, parlant une deuxième langue autre que l'hébreu, lisent beaucoup de livres étrangers.

Ces pays forment des sortes de « cyclones » littéraires qui aspirent vers eux la production des grands anticyclones. Entre eux et les zones de haute pression que nous définissions plus haut, s'établissent des courants d'échange intenses, soit sous forme d'importations de livres, soit sous forme de traductions.

Cependant il existe d'autres zones de basse pression littéraire que nous ne pouvons déceler par le moyen des indices, car la masse de la population Usante y est encore trop faible pour réflé­chir sa demande dans la production autochtone. C e sont les pays jeunes à forte natalité, à évolution culturelle rapide, d'Amérique latine, d'Afrique et d'Asie. Leur principal besoin est pour le m o m e n t le livre scolaire et technique1, mais ce n'est qu'une étape. Les écoliers d'aujourd'hui seront demain des lecteurs autonomes. E n se débarrassant de son analphabétisme, en procurant à ses masses les conditions matérielles indispensables, en leur impo­sant les disciplines intellectuelles nécessaires, l'Inde pourrait lan­cer en trente ans dans le jeu littéraire une population lisante nou­velle de trois cents millions d ' h o m m e s .

Combien d'écrivains naitraient-ils de cette masse ? U n grand

1. Les livres scolaires et techniques représentent actuellement 90 % de la consommation des pays en voie de développement économique (Conférence sur le rôle des livres dans le développement économique et social, Washington, 11-15 septembre 1964).

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Les grands courants d'échange

nombre, assurément. L'expérience prouve qu'il n'y a pas de litté­rature à sens unique et qu'en matière de lecture la consommation appelle la production. Les pays où la vie du livre est la plus active — on songe aux Pays-Bas — sont à la fois des zones de haute et de basse pression, des cyclones et des anticyclones, des émetteurs et des récepteurs de courants. Les échanges littéraires, en ce qui les concerne, sont des échanges au sens littéral du mot. Dans le domaine de la culture écrite ce sont les m ê m e s conditions sociales qui créent l'offre et la demande et la lecture est de ces biens qu'on ne chercherait pas si l'on ne les avait déjà trouvés.

Les barrières internationales

Quelles que soient les disparités et les différences entre les pays producteurs et consommateurs de lecture, un certain équilibre finirait par s'établir si divers obstacles ne se dressaient sur le che­min des grands courants d'échange. Certains de ces obstacles sont naturels — c'est-à-dire qu'ils font partie d'une situation générale, historique, dont le livre n'est qu'un élément — d'autres sont insti­tutionnels et ont été délibérément créés pour intervenir dans le circuit de distribution du livre.

Les deux obstacles naturels les plus évidents sont l'analphabé­tisme et la diversité des langues. Il serait absurde de les consi­dérer indépendamment l'un de l'autre. Puisqu'il s'agit de lecture, l'existence d'une langue n'a de sens que dans la mesure où elle est lue et, puisqu'il s'agit d'échange, le fait de pouvoir lire un texte dans une certaine langue est d'autant plus important que cette langue est lue par un plus grand nombre d'individus.

O n admet que douze langues principales sont parlées par plus des trois quarts de l'humanité. C e sont les suivantes, classées selon le pourcentage de la population de la terre qui les parle : chinois, 25 % ; anglais, 11 % ; russe, 8,3 % ; hindi, 6,25 % ; espagnol, 6,25 % ; allemand, 3,75 % ; japonais, 3;75 % ; bengali, 3 % ; arabe, 2,7 % ; français, 2,7 % ; portugais, 2,5 % ; italien, 2,10 %.

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Le nouveau visage de l'édition

Or, si nous essayons de déterminer quelle est, pour chaque langue, la population lisante réelle, c'est-à-dire la population en mesure d'accomplir des actes de lecture autonomes, nous obte­nons un résultat assez différent. Dans le tableau 11, on a essayé de déterminer par continent le volume de la population lisante pour chaque langue. O n a combiné pour cela trois données : 1. L a langue nationale ou les langues nationales de chaque pays,

étant entendu que deux ou m ê m e trois langues nationales peu­vent coexister dans un m ê m e Etat. O n n'a pas tenu compte de la connaissance des langues étrangères, facteur difficile à établir et au demeurant négligeable au regard des masses considérées, mais on a essayé d'évaluer l'importance des popu­lations utilisant une langue véhiculaire non nationale c o m m e , par exemple, le français ou l'anglais dans les anciennes colo­nies françaises et britanniques, ou encore l'allemand dans les zones de forte émigration germanophone (Israël ou le Middle-West américain).

2. L e taux d'analphabétisme tel qu'il est évalué dans les docu­ments les plus récents publiés par l'Unesco.

3. L e volume de la population d'un âge supérieur à quinze ans, cet âge étant considéré c o m m e la limite à partir de laquelle un individu est capable d'un comportement culturel autonome.

O n pourra comparer ce tableau à celui qu'on trouve dans la publication de l'Unesco Faits et chiffres. Statistiques internatio­nales relatives à l'éducation, à la culture et à l'information, p. 10, Paris, 1958. C e dernier tableau donne la situation en 1950. O n tiendra compte du fait qu'en onze ans la population du globe a augmenté de 20 %.

L e m ê m e ouvrage fait ressortir dans un autre tableau (p. 11-13) la disparité des critères en ce qui concerne l'analphabétisme. O n a essayé d'éliminer ce facteur dans les calculs ci-dessous. Il semble pourtant qu'on puisse discerner un certain recul de l'anal­phabétisme dans le m o n d e : la population lisante, qui représen­tait 36 % de la population mondiale en 1950, en représente 40 % en 1961.

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Les grands courants d'échange

T A B L E A U H . Les masses lisantes classées par langues (en milliers d'individus)*.

Langue

Anglais

Chinois

Russe

Espagnol

Allemand

Japonais

Français

Italien

Portugais

Néerlandais*

Arabe

Langues de l'Inde

Autres langues d'Asie

Langues slaves non russes

Langues Scandinaves

Autres langues d'Europe

Langues d'Afrique

Langues d'Océanie

TOTAL

Population réelle (1961)

Afrique

7500 (2 800)

— — — —

100 — — — — —

2 500 (3 000)

— (100) 200 —

3 800 —

6 300 (300)

— (300)

— — — — — — — —

4200 — — —

24 600 (6 500)

204 000

Amérique

137 300 (3300)

— (300)

— —

53 100 (2 300)

— (300)

— —

3800 — — —

21000 — —

(100) — — — — — — — — — — —

(500) — — — —

215 200 (6 800)

422 000

Asie

100 (24 200) 205 500

(4100) 2000

(20 000) —

(3 000) —

(100) 59 700 (2 000)

— (500)

— — —

(100) —

(100) 1900 (500)

84 000 —

77 500 — — — — — — — — — — —

430 700 (54 600)

1721000

Europe

40 500 — — —

117 600 (40000) 18 400

— 62 000

(100) — —

36 800 —

30 300 —

3 500 —

12 600 — — — — — — —

65 800 (2 000) 12 800

— 36 300

— — — — —

436 000 (42 100)

648 000

Oceanic

9100 — —

(100) — — — — — — — —

100 — — — — — — — — — —

(100) — — — — — — — — — —

200 —

9400 (200)

17 000

Totaux

194 500 (30 300) 205 500

(4 500) 119000 (60 000) 71600 (5 300)

62 000 (500)

59 700 (2000) 43 200 (3 500) 30 300

(100) 24 700

(100) 16400

(200) 8 200

(800) 84 000

(400) 77 500

— 65 800 (2 000) 12 800

— 36 300

(500) 4200

— 200

1 115 900 (110 200)

3 012 000

a. Premier chiffre : nombre de lecteurs dans la langue nationale ; chiffre entre parenthèse* : nombre de lecteurs dans une deuxième langue vehiculaire officiellement admise.

b. Y compris l'afrikaans et le flamand.

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Le nouveau visage de l'édition

C e tableau fait ressortir un classement des langues très diffé­rent de celui que nous avions obtenu pour les langues parlées. Huit langues suffisent pour communiquer avec les trois quarts de la population du globe. C e sont, classées selon leur pourcentage : anglais, 18,10 % ; chinois, 16,90 % ; russe, 15,90 % ; espagnol, 6,20 % ; allemand, 5,00 % ; japonais, 5,00 % ; français, 3,80 % ; italien, 2,40 %.

L a population lisante du globe, c'est-à-dire la population non des lecteurs réels, mais des individus qui sont en état de lire de façon autonome, est évaluée à 1 200 millions d'individus, soit 40 % de la population mondiale et certainement plus de la moitié de la population en âge de lire.

Ces diverses données pourraient paraître encourageantes. Huit grands enclos linguistiques seulement pour répartir une masse de population lisante représentant les deux cinquièmes des h o m m e s de plus de quinze ans lisant sur la surface de la terre, voilà u n problème de communication qui ne paraît pas insurmontable.

Malheureusement, quand on regarde la situation de plus près, elle se révèle moins complaisante. D'abord, parmi les langues de communication, certaines des plus importantes — le chinois, le russe, l'allemand, le japonais, l'italien — sont confinées dans une seule région du m o n d e . Et celles qui, c o m m e l'anglais, l'espa­gnol ou le français, ont prise sur plusieurs continents et sont sus­ceptibles d'un diffusion planétaire, ne sont pas toujours les plus importantes. C'est le cas, en particulier, du portugais, du néerlan­dais et, dans de moindres proportions, de l'arabe.

D'autre part, la situation se présente de façon très différente selon les continents. E n Amérique, par exemple, il n'y a pas de problème. Quatre langues se partagent un peu plus de 200 millions de lecteurs, qui représentent la moitié de la population. Elles n'ont pratiquement pas de concurrentes, car les langues indigènes d'Amérique n'étaient pas des langues écrites au sens que nous donnons à ce mot. Les seules grandes modifications à prévoir sont celles qui concernent l'équilibre entre l'anglais et l'espagnol, le premier.atteignant en ce m o m e n t le point de saturation de sa population lisante, alors que le second, sous l'impulsion de la

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Les grands courants d'échange

croissance démographique et du progrès économique et social de l'Amérique latine, devrait être appelé à quintupler son efficacité avant la fin du xxe siècle.

Pas de problème non plus en Océanie, où l'anglais de l'Austra­lie et de la Nouvelle-Zélande n'aura pas de concurrents directs à moins de bouleversements politiques importants. L e cas de l'Afrique est déjà plus complexe. Il est visible que les grandes nations colonisatrices se sont fait quelques illusions complaisantes sur leur œuvre culturelle. Les populations lisantes utilisant leur langue représentent à peine 10 % de la population de l'Afrique, et encore bénéficient-elles de l'appoint des blancs d'Afrique du Sud. O n représente parfois (non sans raison) le français c o m m e la future langue véhiculaire de l'Afrique. A u titre de langue nationale ou de langue secondaire, il est utilisé par 5 ou 6 mil­lions de lecteurs possibles. L'anglais en a plus de 10, mais groupés dans des zones très définies et pour la plupart d'origine non afri­caine. D e son côté, l'arabe possède une masse lisante de 7 mil­lions d'individus, mais, malgré l'appui culturel de l'islam, reste limité à l'Afrique du Nord. Le français est donc effectivement la langue littéraire lue par le plus grand nombre d'Africains d'origine sur la plus grande étendue de territoire. M ê m e si se développent un jour des littératures dans les langues africaines autochtones, il semble que les progrès du livre et de la lecture en Afrique soient liés à ceux de l'alphabétisation en français.

Restent l'Asie et l'Europe. C e sont les deux blocs les plus importants. Sur huit lecteurs dans le m o n d e , trois sont des Asia­tiques et trois sont des Européens. Cette égalité est déjà un fac­teur de déséquilibre puisqu'il y a trois fois plus d'Asiatiques que d'Européens. Ajoutons à cela que deux tiers de la production lit­téraire mondiale sont écrits dans les langues d'Europe, alors que moins d'un quart utilise les langues d'Asie. O r il y a plus de 30 langues écrites en Europe. E n Asie, il y en a bien davantage encore et plus de 30 d'entre elles sont utilisées par au moins S millions d'individus. N o u s avons donc d'un côté une production littéraire surabondante mais linguistiquement morcelée, ule l'autre une immense masse de lecteurs possibles qui pourrait aisément

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Le nouveau visage de l'édition

tripler de volume dans les décennies qui viennent, mais elle aussi divisée à l'infini par la diversité des langues.

Encore n'y aurait-il que demi-mal si à la division linguistique ne s'ajoutait la division administrative et politique. Publier u n texte dans une langue ne veut pas dire qu'on le met à la dis­position de toutes les personnes qui dans le m o n d e lisent cette langue. U n m ê m e livre, pour peu qu'il ait un contenu idéolo­gique, a peu de chance d'être mis en circulation simultanément dans tous les pays de son bloc linguistique d'origine. Officielle­ment, la censure politique des livres, sauf en temps de guerre, a été supprimée dans la plupart des pays. E n fait il existe mille façons de tourner cette liberté. Les raisons données à des mesures entraînant, sans l'interdire ouvertement, la diffusion d'un livre ne sont pas forcément politiques. Cette sorte de censure larvée n'est d'ailleurs pas toujours le fait des autorités officielles. Il arrive qu'elle é m a n e des milieux économiques ou sociaux qui contrôlent l'édition d'un tel ou tel pays.

C'est là une situation qui n'évoluera que lentement. Elle est liée aux tensions et aux contradictions qui agitent le m o n d e moderne. L e livre n'est qu'un enjeu dans une lutte qui le dépasse.

Il en va autrement des obstacles économiques qui se dressent sur sa route. Ces obstacles sont de quatre ordres : 1. Réglementation et restrictions monétaires concernant les

devises. Cet obstacle s'applique aussi bien à l'importation de livres qu'à la cession de droits de traduction.

2 . Tarifs postaux. Cet obstacle est c o m m u n à tous les types de matériel culturel, journaux, films, œuvre d'art, etc.

3. Règlements de douane comportant soit licence d'importation, soit taxes ad valorem.

4 . Taxes diverses. U n e publication de l'Unesco, Echanges culturels et barrières com­merciales (Paris, 1956) fait le bilan des législations très diverses existant dans 92 pays. L'Union postale universelle ( U P U ) a cher­ché à obtenir des Etats membres des.réductions systématiques des tarifs postaux appliqués aux livres ainsi qu'une simplification géné­rale des formalités douanières et administratives. Depuis 1952,

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Les grands courants d'échange

des progrès considérables ont été accomplis et une cinquantaine d'Etats ont donné suite aux recommandations de l 'UPU. D e m ê m e , l'Association du transport aérien international a, depuis 1953, obtenu, des réseaux aériens membres , l'extension au livre du tarif concédé aux journaux, périodiques et catalogues. Il n'en reste pas moins que le transport du livre coûte cher. M ê m e dans les pays appliquant au livre le régime des imprimés, le prix d'expé­dition d'un livre de taille moyenne à l'étranger est de l'ordre de 15 centimes français, ou 3 cents américains. Cette s o m m e peut paraître minime pour un livre cher pris isolément, elle n'en a pas moins une incidence considérable sur le prix de revient quand il s'agit de distribution de masse.

Il est plus difficile d'intervenir directement dans le domaine des législations monétaires puisque chacune est déterminée par des conditions locales indépendantes de la politique culturelle que peut suivre tel ou tel pays. Dans ce domaine l'Unesco a, dans la mesure du possible, facilité les échanges grâce à l'institution de bons de paiement internationaux. C e système permet à un pays m e m b r e à monnaie faible de se procurer auprès de l'Unesco des bons qui lui servent à payer ses achats de matériel culturel et qui sont ensuite honorés par l'Unesco dans, la monnaie du pays fournisseur. Il a été mis en œuvre dès 1954 et a remporté aussitôt un très vif succès auprès des pays en voie de développement économique.

Restent les législations douanières et financières. Pour en limiter les inconvénients, l'Unesco, depuis sa conférence de Beyrouth en 1948, a encouragé les Etats membres à conclure des accords ten­dant à supprimer ou à abaisser les tarifs douaniers et fiscaux. L e texte de base est celui qui a été adopté en 1950 à la Confé­rence générale de l'Unesco à Florence. Par cet accord, les Etats contractants s'engagent à ne pas appliquer de droits de douane ni d'autres impositions à l'occasion de l'importation d'un certain nombre d'objets à usage culturel en tête desquels figurent les livres imprimés.

U n nombre considérable de pays ont souscrit et appliquent cet accord et l'on peut considérer que la circulation des livres se fait

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Le nouveau visage de l'édition

à peu près librement entre les principaux producteurs, notamment à l'intérieur du Marché c o m m u n européen et de 1'Asociación Latino-Americana de Libre Comercio, où les derniers droits de douane sont en voie de disparition. Il existe sans aucune doute une tendance générale vers la réduction des obstacles d'ordre éco­nomique à la circulation internationale des livres.

Mais, précisément, cette liberté des échanges risque de poser de nouveaux problèmes dans un m o n d e où les inégalités cultu­relles et les cloisonnements linguistiques sont ce que nous avons indiqué plus haut. E n effet, si le besoin de lectures se développe rapidement dans les masses d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine, il est à craindre qu'il ne soit satisfait par l'apport de quelques grandes puissances économiques disposant d'une langue de c o m ­munication universelle ou d'une industrie du livre capable d'une production de masse. Tant qu'il s'agit du livre fonctionnel ou scolaire, le mal n'est pas grand et peut-être m ê m e vaut-il mieux qu'il en soit ainsi, mais au-delà du livre fonctionnel il faut débou­cher un jour sur le livre littéraire. O r , recevant de l'extérieur des lectures « octroyées » — amputées au surplus, en ce qui concerne la production européenne, des apports linguistiques minoritaires — les nouvelles masses lisantes seront condamnées à la passivité et se trouveront exclues de cette participation active qui est la marque du fait littéraire. Mieux vaut une littérature médiocre qui dialogue avec son peuple qu'une « bonne » littérature sourde à la voix de ceux à qui elle parle et dont elle doit être l'expression.

O r c'est bien vers une concentration de ce type que s'orientent les échanges internationaux actuels. L'apparition du livre bon marché dans le jeu littéraire n'a fait qu'accentuer la tendance et favoriser l'invasion des nouvelles zones de lecture par la pro­duction des grandes puissances, car produire bon marché n'est pas à la portée de tout le m o n d e .

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Les grands courants d'échange

Le commerce international du livre

L e commerce du livre est loin d'être un des postes les plus impor­tants des échanges économiques internationaux. L e tableau 12 donne, évaluées en millions de dollars, les exportations de livres des principaux pays à monnaie forte du m o n d e occidental ainsi que le pourcentage que représente ce chiffre par rapport à l'en­semble des exportations.

T A B L E A U 12. Les principaux exportateurs de livres (1961).

Pays

Royaume-Uni Pays-Bas Etats-Unis France Suisse Allemagne (Rép. féd.)

Exportations de livres (en millions de dollars)

87 33

108 32

9 32

Pourcentage du total des exportations

0,81 0,71 0,50 0,43 0,40 0,24

O n voit que, pour aucun des pays cités, les exportations de livres n'atteignent 1 % des exportations totales. Pourtant, le volume des échanges ne cesse de s'accroître. Si l'on considère les exportations de livres en tonnage et non en prix — donnée essen­tiellement variable — on constate que, dans la plupart des pays, elles ont doublé d'importance en dix ans1.

L e cas des Pays-Bas est particulièrement intéressant. C e pays possède une très longue tradition dans l'industrie et le commerce du livre. E n un temps où les monarchies absolues empêchaient la circulation des idées en Europe, le livre hollandais a été, au xvn° et au x v m 4 siècle, le véhicule de toute les pensées libres. U n e poli­tique intelligente fait maintenant de l'édition néerlandaise un des carrefours de la pensée scientifique moderne. Les Pays-Bas — qui

1. La Monographie de l'édition, publiée par te Syndicat national des éditeurs français, donne, dans son édition de 1963, p. 83, des chiffres un peu différents des nôtres mais du m ê m e ordre (Royaume-Uni : 0,8 %, Etats-Unis : 0,4 %, France : 0,59 %, République fédérale d'Allemagne : 0,26 %).

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Le nouveau visage de l'édition

reçoivent beaucoup : 16 % de leur production est constituée par des traductions — donnent aussi beaucoup. D e 1946 à 1960, la valeur totale des exportations de livres est passée de 1,3 à 33 millions de dollars. Fait plus significatif encore, en 1960, sur 7 893 titres publiés, 1 140 étaient en langues étrangères, donc destinés à l'exportation. Cette proportion de 1 pour 7 n'est égalée par aucun autre pays du m o n d e . Cela permet aux Pays-Bas, qui pourtant ont une langue nationale à diffusion relativement faible, d'exporter — en valeur tout au moins — plus de livres que la France ou la République fédérale d'Allemagne. Cela leur permet aussi d'avoir un marché mondial du livre unique en son genre par son étendue et son équilibre : Benelux, 34,6 % ; zone sterling, 21,5 % ; République fédérale d'Allemagne, 13,5 % ; zone dollar, 8 % ; France, 3,9 % ; possessions hollandaises, 3,3 % ; autres pays, 15,2 %.

E n dehors du cas particulier des Pays-Bas, l'Europe occiden­tale présente trois types de marchés du livre : 1. L e marché local, c o m m e celui de la République fédérale'd'Alle­

magne , confiné au bloc austro-suisse et à une frange de mino­rités germanophones dans divers pays du m o n d e , notamment la Pologne et les Etats-Unis.

2. L e marché intercontinental, c o m m e celui du Royaume-Uni . L'Europe n'en représente qu'une partie relativement réduite. L'essentiel de sa clientèle lui est fourni par le Commonwealth, les restes de l'Empire ou les Etats-Unis, qui sont d'anciennes colonies et qui, littérairement tout au moins, ont été jusqu'à une date toute récente en proie au complexe du colonisé.

3. L e marché mixte, c o m m e celui de la France. Il combine la clientèle du bloc linguistique à celle des anciennes colonies. L'Europe francophone (Suisse-Benelux) y équilibre à peu près exactement les possessions devenues indépendantes, la plus ancienne étant le Canada et la plus récente l'Algérie.

Dans le tableau 12, on a pu constater que les Etats-Unis viennent en tête des pays à économie de marché pour l'exportation de livres. Cela est dû en grande partie à la politique d'information culturelle à l'étranger suivie par ce pays.

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Les grands courants d'échange

L ' U R S S est évidemment dans le m ê m e cas mais ne figure pas dans le tableau 12, étant donné les grandes difficultés de compa­rer les monnaies. Ses exportations de livres sont passées de 4 817 000 roubles en 1957 à 12 810 000 roubles en 1961. C e dernier chiffre correspond à une exportation annuelle d'environ 35 millions d'exemplaires1. L e B o o k Translation Program des Etats-Unis, lancé en 1950 et dont le but est de distribuer, à des personnes et à des institutions influentes à travers le m o n d e ainsi qu'aux bibliothèques des services américains d'information, des traductions de livres américains, mettait en circulation, en 1960, 6 593 350 exemplaires'. Pour comparer ce chiffre avec le chiffre soviétique, il faut tenir compte du fait que ces exportations de prestige viennent s'ajouter aux exportations commerciales, qui comportent elles aussi des « programmes » patronnés par les autorités fédérales américaines. L'un d'entre eux a permis aux pays à monnaie faible de se procurer, dans les années qui ont suivi la guerre, des livres vendus en dollars. U n autre comporte des éditions à très bon marché (10 à 15 cents l'exemplaire) des­tinées au Proche-Orient, à l'Extrême-Orient et à l'Afrique.

O n peut noter une coïncidence intéressante : les ouvrages dis­tribués par le B o o k Translation Program en 1960 ont été publiés en 33 langues différentes alors que les livres exportés par l 'URSS la m ê m e année avaient été publiés en 32 langues étrangères aux langues des peuples de l'Union soviétique. L a similitude des chiffres indique une similitude de répartition géographique.

Les neuf dixièmes des exportations de livres de l 'URSS sont absorbées par les pays socialistes. U n peu moins de la moitié des exportations des Etats-Unis se font vers d'autres pays de langue anglaise, où ils doivent faire face à la concurrence britannique.

1. Book publishing in the URSS, p. 39-43, N e w York, American Book Publi­shers Council, 1963. Il s'agit du rapport d'une délégation d'éditeurs améri­cains ayant visité l'URSS en 1962. Les chiffres sont donnés en roubles c lourds » de 1962.

2. Rapport de M . Waren M . Robbins, du Département d'Etat des Etats-Unis, tur le rôle de l'édition dans le développement culturel. (Document dactylo­graphié Unesco.)

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Le nouveau visage de l'édition

Pour le reste, la répartition en pourcentage par régions du m o n d e indique assez dans quelles directions chacun des deux « grands » entend faire porter ses efforts principaux. Les autres pays socialistes étant exclus, les exportations de livres sovié­tiques se répartissent de la manière suivante : Europe occiden­tale, 41 % ; Amérique anglophone, 21 % ; Extrême-Orient, 16 % ; Amérique latine, 6 % ; Proche-Orient, 4 % ; Afrique, 3 % ; divers, 7 %. L'accent est donc surtout mis sur l'Europe et l'Amérique anglophone. O n n'est pas surpris de constater que, du côté américain, il est mis sur l'Extrême-Orient et l'Amérique latine. Voici, le bloc anglophone étant exclu, comment se répar­tissent les exportations de livres américains : Extrême-Orient, 33 % ; Amérique latine, 27 % ; Europe, 25 % ; Proche-Orient, 8 % ; Afrique, 4 % ; divers, 8 %.

L'importance de ces énormes circuits de distribution croît d'année en année. Ils présentent des avantages ainsi que des inconvénients. Les avantages se manifestent surtout dans la diffusion du livre fonctionnel dans les pays en voie de déve­loppement. Il s'agit dans ce cas presque toujours de livres qui ne sont pas et qui ne pourraient pas être produits par les pays importateurs, mais il en va autrement du livre litté­raire, qui, en fin de compte, est le seul porteur de culture. L e livre littéraire, répétons-le, se caractérise par une participation active de l'utilisateur. Cet utilisateur doit susciter la production, qu'il s'agisse d'une production autochtone ou d'une production importée.

Les exportations de ces livres en grande quantité, dans le cadre de programmes de traduction fixés par le pays d'origine et sans intervention du pays récepteur, constituent donc l'obstacle principal à l'apparition d'une véritable culture écrite de masses.

O n a d'ailleurs senti le danger de part et d'autre. L'Union sovié­tique patronne maintenant des éditions qui se font hors de ses fron­tières et qui, par conséquent, sont un moyen plus direct de main­tenir un contact avec le public utilisateur. D'autre part, une Confé­rence sur le développement du livre qui s'est tenue à Washington, en septembre 1964, a noté dans ses recommandations qu'une

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Les grands courants d'échange

politique de développement du livre est nécessaire dans les pays utilisateurs eux-mêmes et qu'il faut accorder une aide aux indus­tries et aux commerces locaux du livre.

E n tout cas, plus qu'aux exportations et importations de maté­riel imprimé, c'est à la traduction faite localement, au contact immédiat des masses lisantes, qu'il faudra demander d'animer un véritable marché mondial du livre.

La traduction

L a traduction représente, en titres, entre 8 % et 9 % de la pro­duction mondiale :

Production

364 000 380000 388 000 399 000 408 000 450 000

Traductions

31384 32 924 32 776 35 224 37 484 36 072

Pourcentage

8,6 8,7 8,4 8,8 9,1 8,0

Il faut tenir compte du fait que l'Index translationum recense chaque année un nombre croissant de pays, ce qui fait que malgré une stabilité apparente, ce pourcentage présente une légère ten­dance à la baisse. D'autre part beaucoup d'ouvrages originaux sont traduits en plusieurs langues et sont donc décomptés plusieurs fois c o m m e traductions. Par exemple, en 1965, les 45 auteurs les plus traduits dans le m o n d e représentent à eux seuls 3 872 traduc­tions, soit plus de 10 % du total ! O n admettra donc que le rôle de la traduction c o m m e m o y e n de communication international est assez faible.

L a situation est aggravée par le fait que 75 % des traductions publiées dans le m o n d e viennent de l'anglais, du français, du russe, de l'allemand ou de l'espagnol. Cette proportion n'était que de 71 % en 1950. L'anglais a la part du lion avec 37 %

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Le nouveau visage de l'édition

(34 % en 1960). L e français suit avec 14 % (13 % en 1960), puis l'allemand avec 11,5 % (10 % en 1960), le russe avec 9,5 % (16 % en 1960) et enfin l'espagnol avec 3 % (2 % en 1960). L e recul du russe, dû essentiellement à la progression de l'édition nationale dans les divers pays socialistes, est moins sen­sible si l'on considère seulement les traductions exportées. U n e proportion forte, mais qui va diminuant (46 % en 1960, 43 % en 1965) des traductions du russe est publiée en Union sovié­tique à l'usage des peuples de l 'URSS qui n'ont pas le russe c o m m e langue véhiculaire. Pour obtenir une base de comparaison accep­table en ce qui concerne la circulation internationale, il faut donc éliminer les traductions du russe publiées en Union soviétique. C e n'est pas non plus entièrement satisfaisant puisque l'Union soviétique exporte aussi des livres traduits du russe dans des lan­gues non parlées sur son territoire (notamment en Asie). Dans le tableau 13 il n'est tenu compte que de la donnée numérique brute, mais dans les tableaux qui suivent les chiffres doivent être entendus c o m m e ne tenant pas compte des traductions du russe à l'intérieur de l'Union soviétique.

L e tableau 13 présente verticalement les pays traducteurs par ordre d'importance et horizontalement les langues d'origine. A la lueur de ce qui vient d'être dit, on constate que, limitée à ses tra­ductions venues de l'extérieur, l'Union soviétique, en tête pour le chiffre brut, vient à égalité avec les Etats-Unis immédiatement après le groupement des deux Allemagnes que les statistiques en matière de traduction ne distinguent pas. L e « peloton de tête » est d'ailleurs très serré. Ici encore on notera que douze pays seu­lement sont responsables de 75 % des traductions du m o n d e et que parmi eux figurent les principaux de ceux qui parlent les cinq langues qui fournissent 75 % des traductions. Cela fait assez comprendre à quel point la communication internationale en ce domaine est limitée à un cercle étroit.

U n simple coup d'oeil suffit à distinguer les grands courants d'échange dont le principal est le courant anglais vers l'Allemagne suivi des courants anglais vers les pays d'Europe du Nord-Ouest, y compris la France. Les courants français et allemands,

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Les grands courants d'échange

T A B L E A U 13. L a traduction dans le m o n d e (chiffres

Pays traducteur

U R S S Allemagne b

Etats-Unis Pays-Bas Italie Espagne France Tchécoslovaquie Yougoslavie Suède Japon Portugal Hongrie Roumanie D a n e m a r k Inde Belgique Norvège Turquie Suisse Pologne Finlande R o y a u m e - U n i Bulgarie Israël BrésU Argentine Mexique Rép . arabe unie Autriche Corée (Rép. de) Pakistan Islande Albanie Ceylan Chine (Rép. de) Afrique du Sud Iran Birmanie Indonésie Canada Grèce Malaisie Viêt-nam (Rép. du) Chili

Total

3 864» 3 244 2 201 2 137 2 098 2 030 1839 1763 1 635 (1964) 1408 1227 1 101

920 920 866 840 837 803 778 747 742 734 633 582 499 497 424 357 249 226 183 171 148 118 115 115 110 107 (1963) 107 90 (1964) 86 82 23 22 21

Anglais

472 1650

18 1063

912 743 970 182 313 948 707 290

92 53

418 394 387 600 295 420 180 430

10 37

236 278 218 283 183 119 101 115 73

8 75 94 47 49 72 73 17 37 23 17 4

Franca if

140 591 548 362 588 628 22

133 152 94

171 212

76 66 92 14

135 30

171 133 73 48

222 25 50 94

115 24 36 55 19 3 9 9 3 6 8

24 16 4

26 19 —

3 15

bruts pour 1965).

Russe Allemand

1683 267 397 51 90 31

131 289 206

34 117

16 146 101 10 28

4 4

24 9

170 19

100 250

54 13 4 4 6 2 9 2 1

31 9 1

— 6

16 3 5 7

— — —

200 4

462 388 253 249 270 146 156 96

149 39 98 46

104 23

165 35 79 66 53 61

150 31 46 46 29 15 8 1

18 — 13 —

3 5

36 8 1 3

16 10 — —

1

Espagnol

32 54 72 10 64 — 49 12 23 17 11

484 11 10 6 3

12 1 4 7 6 4

11 7

— 16 — 4 4 2

— 1 1

— — —

1 — — —

1 — — — —

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Le nouveau visage de l'édition

Pays traducteur

Pérou Irak Uruguay Irlande Liban Venezuela Australie Philippines Autres pays

TOTAL

Total

19 18 16 16 12 9 8 8

69 36 072

Anglais

5 9 3 1

3 —

24 13 330

Français

2 3 1

10

2 2

4 S 101

R o u e Allemand

— — 7

— —

1 4144

1 1 1 3

1 —

4 3440

Espagnol

8 — — —

2 —

1 929

a. C e nombre est réduit à 2 181 si l'on exclut les 1 683 traductions du russe dont une large part est destinée au marché intérieur.

b. République fédérale d'Allemagne et Allemagne orientale. Source. Ammán statistique de l'Unesco, 1966.

d'un débit nettement inférieur, sont dirigés vers leurs voisins d'Europe occidentale. Les courants russes alimentent les pays socialistes d'Europe. Enfin on notera le courant espagnol vers le Portugal, dont on ne trouve pas l'équivalent au Brésil peut-être d'ailleurs parce que, pour ce pays, le Portugal sert de relais aux traductions de l'espagnol.

O n notera le petit nombre des traductions publiées dans le Royaume-Uni , alors que ce pays est le deuxième exportateur de livres du m o n d e . Cela nous indique jusqu'à un certain point que la traduction peut être considérée c o m m e complémentaire de l'exportation des livres. Dans un bloc linguistique où la production est abondante et la clientèle nombreuse, il n'y a pas lieu de faire appel à la production extérieure : de pays anglophone à pays anglophone on exporte les livres en anglais et on les exporte sur­tout d'Angleterre. L e Royaume-Uni est le type m ê m e de ce que nous appelions un « anticyclone littéraire ». Les courants é m a ­nent de lui, mais il n'en appelle pas. C e caractère autarcique, conséquence de la puissance du marché du livre britannique, est aussi, pour l'avenir, une des plus grandes faiblesses de la littérature anglaise.

Q u e certains pays attirent la traduction et que d'autres la repoussent est visible quand on considère non plus les chiffres bruts, mais les chiffres rapportés à la production nationale. Nous

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Les grands courants d'échange

avons vu que la proportion mondiale des traductions était voisine de 10 %. Autour de cette moyenne les variations sont considéra­bles. C'est ce qu'indique le tableau 14.

T A B L E A U 14. La place de la traduction (pourcentage de la traduction dans la production de 1965).

Pay*

Gros traducteurs

Israël Islande Norvège Italie Albanie Belgique Suède Pays-Bas Yougoslavie Hongrie Portugal Tchécoslovaquie Danemark Pakistan Bulgarie Roumanie Finlande Turquie

Traducteurs moyens

Argentine Espagne Suisse Uruguay Indonésie Iran

Pourcentage

48,0 28,8 25,0 23,9 23,5 22,3 21.1 21,0 20,3 20,3 19,5 19,4 18,1 16,9 16,0 15,1 14,5 14,3

11,9 11,7 11.7 11,3 11,3 10,8

Payi

Allemagne ° Ceylan Brésil Pologne France Venezuela

Petits traducteurs

Irlande Corée (Rép. de) République arabe unie Syrie Mexique Afrique du Sud Irak Inde Grèce Chine Autriche Japon Etats-Unis U R S S » Viêt-nam (Rép. du) Liban Malaisie Royaume-Uni Canada Pérou

Pourcentage

10,3 10,1 9,7 8,7 8,6 8,2

7,9 7,6 7,4 7,4 7,4 7,2 6,7 6,4 6,2 6,1 5,5 5,1 4,0 3,5 3,3 3,2 2,6 2,4 2,2 2,0

a. Republique fedérale d'Allemagne et Allemagne orientale. b. N o n compris les ouvrages traduits d u russe en une autre langue d'Union soviétique. Source. Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

U n e première observation s'impose à la lecture de ce tableau. C'est effectivement aux abords de la moyenne que nous trouvons l'Allemagne et la France, dont le comportement approche en général de la moyenne mondiale. Douze pays sont dans le m ê m e

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Le nouveau visage de l'édition

cas à ± 2 % près, mais 18 pays sont au-dessus de la moyenne et 20 au-dessous. C'est dans cette deuxième catégorie qu'on trouve les plus gros producteurs de livres : U R S S , Etats-Unis, R o y a u m e -Uni, Japon. Cela nous confirme de manière éclatante que plus la production d'un pays est forte, moins ce pays a besoin de l'appoint des autres.

C'est là un des dangers les moins évidents, mais les plus redou­tables que la puissance matérielle et intellectuelle peut faire courir à la culture d'un grand pays. Si des précautions ne sont pas prises pour maintenir systématiquement les liaisons avec l'étranger, il faut craindre les conséquences de la consanguinité culturelle. C e ne sont pas seulement les pays sous-développés qui ont besoin d'une politique du livre rigoureuse.

Quoi qu'il en soit, en tête des pays gros traducteurs nous trou­vons les « zones de basse pression » signalées plus haut et tout d'abord Israël, suivi des pays Scandinaves, des Pays-Bas, de la Belgique, du Portugal pour l'Europe de l'Ouest et de la plupart des pays d'Europe de l'Est à aire de diffusion linguistique limitée.

Devant un tel déséquilibre on peut se demander quel est le degré de sujétion des pays traducteurs envers les grandes puissances productrices. Dans le tableau 13 nous avons vu quels étaient en valeur absolue les courants dominants de la traduction. Il est intéressant de les examiner également en valeur relative, c'est-à-dire de rechercher dans quelle proportion les traductions de cha­que pays proviennent de telle ou telle langue. Les pays ont été classés dans la première colonne d'après la langue dominante. Les colonnes suivantes indiquent la deuxième dominante (compte tenu seulement des cas où cette deuxième dominante dépasse 10 % des traductions).

Il est visible que l'anglais est la grande dominante mondiale puisque 38 pays sur 50 (76 %) l'ont c o m m e première dominante. L e français ne domine que dans 6 pays dont 5 anglophones, ce qui élimine la concurrence de l'anglais. L e russe ne domine que dans S pays dont 4 appartiennent au bloc socialiste. L'espagnol n'est dominant qu'au Portugal et l'allemand n'apparaît que c o m m e deuxième dominante.

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Les grands courants d'échange

T A B L E A U 15. Dominantes linguistiques de la traduction en 1965 (pourcentage des traductions de chaque langue dominante dans la production de chaque pays traducteur).

Première Deuxième dominante Paya dominante Anglais Français Russe Allemand

D O M I N A N T E ANGLAISE

Chine (Rép. de) Indonésie Mexique Viêt-nam (Rép. du) Norvège R é p . arabe unie Suède Birmanie Pakistan Ceylan Finlande Japon Suisse Brésil Corée (Rép. de) France Autriche Argentine Allemagne » Irak Pays-Bas Islande Israël Inde Belgique Iran Syrie Grèce Italie Afrique du Sud Danemark Turquie Espagne Venezuela Pérou Pologne U R S S * Yougoslavie

82 81 79 77 75 74 67 67 67 65 59 58 56 56 55 53 53 51 51 50 50 49 47 47 46 46 44 44 43 43 42 38 37 33 26 24 22 20

— — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — — —

— — — 14 — 14 — — — — — 14 18 19 10 — 24 27 18 17 — — — — — 22 35 23 28 — — 22 31 22 11 —

— — — — — — — 15 — — — — — — — — — — — — — — 11 — — — — — — — — — —

23

— — — — — — — — — — — — — — — 15 — — — — 18 — — — 20 — — — — 32 12 — — _ — —

13

109

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Le nouveau visage de l'édition

Pays dominai

D O M I N A N T E FRANÇAISE

Chili 71 Irlande 63 Royaume-Uni 35 Canada 30 Australie 25 Etats-Unis 25 D O M I N A N T E R U S S E

Uruguay 44 Bulgarie 43 Tchécoslovaquie 16 Hongrie 16 Roumanie 11 D O M I N A N T E E S P A G N O L E

Portugal 44

a. République fedérale d'Allemagne et Allemagne orientale. b. N o n compris les ouvrages traduits du russe en une autre langue de l'Union soviétique. Sources. Annuaire statistique de ¡'Unesco, 1966.

Cependant la position du français reste forte, car la combinaison la plus fréquente est l'anglais c o m m e première dominante et le français c o m m e deuxième. C'est le cas de 18 pays sur 50 (36 %). O n y trouve l'Autriche et l'Allemagne, où la concurrence de l'alle­m a n d n'existe pas, des pays d'Europe méridionale, du M o y e n -Orient et d'Extrême-Orient, de tradition francophone le plus souvent.

Dans la clientèle du russe, le plus souvent allié à l'anglais, on trouve les pays socialistes, Israël (pays à forte immigration russe), l'Uruguay et la Birmanie.

Quant aux 9 pays (18 %) qui ont l'allemand c o m m e deuxième dominante, ce sont presque tous des pays hautement développés soit ayant l'anglais ou le français c o m m e langue nationale, soit appartenant à la zone d'influence allemande (nord de l'Europe).

U n e autre question se pose, celle de la nature des traductions. Nous savons que dans la production des différents pays, la litté­rature tient une place très variable. Il en va de m ê m e pour la tra­duction. C e qu'un pays demande à un autre pays peut être

Deuxième dominante Anglais Français Russe Allemand

— — — 24 20 — — —

— — — 21

19 — — —

10 — — — — — — 11

26 — — —

110

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Les grands courants d'échange

essentiellement de la littérature ou essentiellement de l'infor­mation scientifique. L e tableau 16 propose trois listes. Chacune d'entre elles correspond à un regroupement des catégories déci­males. L a première concerne les traductions de nature littéraire, la deuxième celles qui se réfèrent aux sciences sociales (histoire, sociologie, démographie, géographie humaine, économie, etc.) et la troisième celles qui se réfèrent aux ouvrages de sciences appliquées. Dans chacune de ces listes les pays ont été rangés dans l'ordre décroissant de l'importance qu'ils accordent à la caté­gorie considérée. C'est ainsi que 81 % des traductions du Portugal sont constituées d'ouvrages littéraires, alors que S % seulement des traductions du Pérou appartiennent à cette catégorie. O n remarquera, à côté de la colonne des pourcentages, quatre colon­nes numérotées 1, 2 , 3, 4 . L a colonne 1 concerne les pays à « basse .pression littéraire », c'est-à-dire à forte culture et donc à forte demande, mais à population numériquement faible et à aire de diffusion linguistique limitée. Ils sont au nombre de 7 et chacun est marqué d'une croix. L a colonne 2 concerne les 9 pays anglophones de la liste, que l'anglais y soit langue princi­pale ou langue secondaire. L a colonne 3 concerne les 9 pays ibérophones (portugais ou espagnol). Enfin la colonne 4 concerne les 8 pays du bloc socialiste européen.

D est visible que les pays à « basse pression littéraire » confir­ment l'hypothèse que nous faisions à leur sujet. E n effet on voit qu'ils sont tous groupés en tête de la liste « littérature ». Pour ces pays la traduction est avant tout un appoint de lecture littéraire. A u c u n d'entre eux ne consacre moins de la moitié de ses traduc­tions à la littérature. Il est toutefois utile de rappeler qu'en 1960 cette proportion minimale était encore de 75 %. A u contraire ces m ê m e s pays, qui possèdent des universités très développées, sont moins tributaires de la production étrangère dans le domaine des sciences sociales et ils occupent en bas de cette liste une position exactement inverse à celle qu'ils occupaient en haut de la liste littéraire. Pour les m ê m e s raisons ces pays se retrouvent groupés en bas de la liste des sciences appliquées, suivis toutefois d'un certain nombre de pays qui, pour des raisons diverses (en

m

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Le nouveau visage de l'édition

général le sous-développement), ne traduisent pas d'ouvragée de ce type.

C o m m e prévu, les pays anglophones traduisent peu d'ouvrages littéraires. L e cas aberrant de l'Afrique du Sud vient du fait que la langue la plus répandue dans ce pays est l'afrikaans, variété du néerlandais. Il est normal que le comportement de ce pays soit analogue à celui des Pays-Bas en matière de lecture courante. Pour les sciences sociales et les sciences appliquées, ces pays sont des traducteurs moyens, mais leur dispersion est considérable, ce qui est sans doute dû à la variété de leurs niveaux de dévelop­pement. O n observera que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont des comportements similaires en ce qui concerne les sciences appli­quées. Ils figurent à la limite des gros traducteurs, en raison sans doute de leur propre développement technologique.

Les pays ibérophones ont pour la littérature un comportement analogue aux pays anglophones. O n notera la position de pointe de l'Espagne, qui est la grande distributrice de traductions pour le m o n d e hispanophone et à qui le Portugal sert de relais vers le Brésil, ce qui explique la position aberrante de ce pays où, rappe­lons-le, les traductions de l'espagnol représentent 44 % de l'en­semble des traductions. Pour les sciences sociales et les sciences appliquées la dispersion des pays ibérophones est extrême et il est difficile d'y trouver une signification. Notons toutefois que dans ces domaines l'Amérique latine (ou du moins les pays les plus développés d'Amérique latine) tendent à venir en tête et à échapper à l'emprise de l'Espagne.

L e tableau qu'offrent les pays socialistes est assez différent de ce qu'il était en 1960. Tous ces pays sont maintenant des traduc­teurs moyens de littérature alors qu'ils étaient très dispersés. C e sont de gros traducteurs de sciences sociales et de sciences appli­quées. E n ce qui concerne les sciences sociales la progression est particulièrement nette. E n 1960 ils étaient compris entre le 17* et le 44* rang. E n 1965 ils sont compris entre le 2* et le 25* rang. Cela traduit sans aucun doute la nouvelle ouverture de ces pays vers le m o n d e extérieur.

Tout ce qui précède nous montre que la traduction joue un rôle

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Les grands courants d'échange

T A B L E A U 16. Les dominantes (par genres) de la traduction en 1965.

LITTÉRATURE

Portugal Norvège Finlande Afrique d u Sud Islande Suède Autriche D a n e m a r k Allemagne" Israël Corée (Rép. de) Pays-Bas Birmanie Yougoslavie Suisse U R S S Belgique Turquie Grèce Viêt-nam (Rép. du) Tchécoslovaquie Iran France Chine (Rép. de) Italie Hongrie Bulgarie Roumanie Espagne Rép . arabe unie Albanie Inde Pologne R o y a u m e - U n i Japon Brésil Canada Pakistan Chili Argentine Etats-Unis Indonésie Ceylan Venezuela

%

81 78 72 72 72 69 66 65 62 60 58 57 57 56 55 53 52 51 50 50 49 49 48 47 45 44 42 39 39 38 37 35 34 35 33 33 31 30 29 27 26 23 23 22

i

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Syrie Mexique Malaisie Australie Uruguay Irlande Irak Pérou

SCIENCES SOCIALES

Uruguay Albanie Syrie R o u m a n i e Mex ique Irak Rép . arabe Brésil Yougoslavie Japon Argentine Pakistan Bulgarie Inde Pologne Turquie Yougoslavie U R S S Ceylan

unie

Tchécoslovaquie Venezuela Italie Chine (Rép. Hongrie Iran Malaisie Espagne Autriche Corée (Rép. Etats-Unis Birmanie France Allemagne ° Irlande Pays-Bas

de)

de)

% i 15 14 13 13 13 6 6 5

75 47 41 25 22 22 22 20 20 19 17 16 15 15 15 15 20 13 13 11 11 11 10 9 9 9 8 8 8 8 7 6 6 6 6 +

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L e nouveau visage de l'édition

Israël Belgique Canada Royaume-Uni Suisse Grèce Portugal Afrique d u Sud D a n e m a r k Finlande Norvège Suède Islande Australie Chili Liban Pérou Philippines

SCIENCES APPLIQUÉES

Mexique Pérou Pologne Bulgarie Philippines Tchécoslovaquie Hongrie Espagne Japon Roumanie U R S S Venezuela Indonésie Birmanie Etats-Unis Belgique France

% 6 5 5 4 4 4 4 3 2 2 2 1 1 0 0 0 0 0

29 26 19 19 19 18 15 15 12 12 12 11 10 10 10 9 9

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Royaume-Uni Turquie Argentine Ceylan Israël Rép . arabe Pays-Bas Brésil Suède Italie Canada Finlande Yougoslavie Inde Suisse Pakistan Danemark Allemagne o Grèce Islande Norvège Iran Autriche Chine (Rép. Corée (Rép. Portugal Afrique du Albanie Australie Chili Irak Irlande Liban Malaisie Philippines Syrie Uruguay

unie

de) de)

Sud

Viêt-nam (Rép. du)

% i 9 9 8 8 7 + 7 7 + 6 6 + 5 5 5 + 5 4 4 4 3 + 2 2 2 + 2 +

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a. République fédérale d'Allemagne et Allemagne orientale. So&ce. Asaaudrt statistique de V Unescot 1966.

très localisé et surtout très spécialisé dans les échanges littéraires internationaux. Encore n'avons-nous parlé jusqu'ici que des qua­tre langues principales. Pour les autres le rôle de la traduction est presque nul.

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Les grands courants d'échange

Par exemple, il paraît en Italie entre 2 000 et 2 500 ouvrages littéraires chaque année. O r moins de S de ces ouvrages ont une chance d'être traduits aux États-Unis et moins de 3 au R o y a u m e -Uni. C'est dire que la distribution de la littérature italienne dans les deux grands pays consommateurs anglo-saxons est à peu près négligeable. Encore l'italien est-il la langue d'un pays d'Europe, mais si nous considérions par exemple le chinois, nous constate­rions que toutes les traductions réunies de l'Europe occidentale et des Etats-Unis représentent à peine le demi-millième d'une des productions les plus riches du monde . Il n'y a pas à cela de raisons politiques, car le japonais est tout aussi mal placé : la totalité des traductions du japonais varie entre 1,2 et 1,5 % des traduc­tions mondiales et la littérature n'entre que pour moitié dans ce chiffre. O r la production littéraire japonaise représente à l'heure actuelle 4 à 5 % de la production mondiale.

Les causes de cette situation sont nombreuses. O n s'est surtout attaqué jusqu'ici au problème du droit d'auteur international. Nous retrouvons là les m ê m e s barrières institutionnelles qui s'op­posaient à la libre circulation du livre. E n outre, le système de rémunération des auteurs varie beaucoup selon les pays et la protection de la propriété littéraire après la mort de l'auteur est assurée de manière très variable. Quarante-six pays, la plupart européens, parmi lesquels le Royaume-Uni et la France avec leurs possessions, ont adhéré dès 1886 à la Convention de Berne, qui stipule, dans son article 4, que « les auteurs ressortissant à l'un des pays de l'Union, jouissent dans les pays autres que le pays d'origine de l'œuvre, pour leurs œuvres soit non publiées, soit publiées pour la première fois dans un pays de l'Union, des droits que les lois respectives accordent mutuellement ou accorderont par la suite aux nationaux ».

L'article 2 de la Convention universelle sur le droit d'auteur, qui, grâce aux efforts de l'Unesco, a été conclue à Genève en 1952, a une teneur analogue mais renforce encore la protection. Cette convention a été signée jusqu'ici par 45 pays dont la plu­part étaient déjà liés par la Convention de Berne.

Il convient d'ajouter que la pratique de 1' « édition pirate »,

lis

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L e nouveau visage de l'édition

qui consiste à traduire u n livre sans payer de droits, est encore très courante. Moralement et économiquement, la chose est regretta­ble. Il faut pourtant reconnaître que la disparition de ce marché clandestin affaiblirait encore les échanges. Il existe surtout, en effet, dans les pays dont la monnaie est trop faible ou le marché trop réduit pour que leurs éditeurs puissent ajouter à leurs frais le paiement de droits substantiels.

L e véritable obstacle à la traduction est donc le problème d'in­vestissement que posent les charges particulières de ce type de publication. Si Ton admet que la marge bénéficiaire d'un éditeur doit être d'autant plus grande que son marché est plus réduit, on comprendra qu'un petit pays ait du mal à tenter des aventures d'édition qui, outre les droits résiduels du premier éditeur et de l'auteur sont grevées par les droits du traducteur.

L e marché de la traduction a peu de chances d'évoluer dans un proche avenir, car ses insuffisances sont celles m ê m e de la vie internationale dans le m o n d e actuel. Certes, il bénéficie de certains progrès techniques, notamment dans le domaine des communica­tions. Les délais de traduction, en particulier, ont considérable­ment diminué au cours des derniers siècles. A u temps de Don Quichotte, il fallait cinquante ans à un livre pour faire le tour de l'Europe, alors que maintenant il est courant de voir un livre traduit l'année m ê m e de sa parution. Mais à cela près la situation est fondamentalement la m ê m e qu'aux premiers temps de l'impri­merie. L a traduction ne prolonge pas la publication, mais se super­pose à elle, ajoutant le poids de ses rouages à la gêne d'une méca­nique déjà trop lourde.

U n livre court d'abord sa chance dans un certain marché litté­raire, bloc linguistique, bloc idéologique ou Etat. S'il échoue, il n'est plus question de le traduire, alors qu'il possède peut-être au-delà des frontières d'origine un public insoupçonné prêt à l'accueillir. S'il réussit tant soit peu, il fait l'objet d'options aux­quelles il est rarement donné suite et l'œuvre subit au hasard de lectures superficielles une deuxième sélection d'autant plus sévère qu'elle est gratuite et ne possède aucune base sociologique sérieuse : rarissimes sont les gens capables d'apprécier une œuvre en une

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Les grands courants d'échange

langue et de prévoir l'effet qu'elle aura une fois traduite sur un public parlant une autre langue.

Si donc le livre est choisi par un éditeur étranger, il lui faut courir les risques d'une deuxième aventure où les responsabilités du traducteur viennent s'ajouter à celles de l'auteur de façon parfois catastrophique. C'est une aventure qu'on sera d'autant moins enclin à tenter que les risques financiers sont accrus en raison du nombre des parties prenantes. L e livre traduit entre en concurrence avec des livres publiés dans leur langue d'origine. Il est difficile d'augmenter une marge bénéficiaire dans laquelle il faut trouver la part de l'auteur, du premier éditeur, du deuxième éditeur et du traducteur. E n général, c'est ce dernier qu'on sacrifie, ce qui est une erreur, car toute bonne traduction est une < récri­ture » et le traducteur idéal devrait avoir au moins le m ê m e talent que l'auteur traduit.

Les traducteurs étant le plus souvent médiocres et mal payés, m ê m e si l'entreprise réussit financièrement, il n'est pas du tout certain qu'elle réussisse littérairement. Habillée d'un vêtement de confection qui n'est ni le sien, ni celui qu'ont rêvé ses nouveaux lecteurs, lancée dans un public pour lequel elle n'a pas été conçue, qui ne l'a pas demandée, appelée, l'œuvre traduite est privée de cette capacité de dialogue qui est le fondement de toute existence littéraire. L e mieux qu'elle puisse espérer est d'être trahie utile­ment, de servir, c o m m e disait Kipling, « à réaffirmer et embellir quelque antique vérité ou à faire renaître quelque vieille joie1 ». Il ne faut pas négliger l'apport de cette « trahison créatrice » à laquelle tant d'oeuvres doivent la survie et m ê m e une sorte de pérennité, mais on ne saurait en faire une règle, moins encore le fondement d'une politique de la traduction.

S'il existe une solution au problème, c'est peut-être l'édition de masse qui est susceptible de nous l'apporter. Cette édition ne peut se contenter d'aires de diffusion trop étroites. Ses gros tirages exigent qu'elle fasse éclater le cadre des frontières linguistiques et ses investissements élevés lui donnent les moyens de le faire.

1. Discours prononcé à la Royal Society of Literature, en juin 1926.

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Le nouveau visage de l'édition

Chacune à sa manière l'Europe continentale et l'Asie peuvent trou­ver dans un ou plusieurs « marchés c o m m u n s > de la traduction un remède à leur babélisme.

L e système de traductions intérieures de l 'URSS peut leur servir sinon de modèle, du moins d'inspiration. Sur 100 œuvres traduites en russe, 50 proviennent des autres langues de l'Union soviétique et 50 de langues étrangères. Sur 100 œuvres traduites dans les diverses langues non russes de l'Union soviétique, 5 pro­viennent d'une de ces langues, 80 proviennent du russe et 15 d'une langue étrangère. Sur 100 œuvres traduites en langues étrangères, 90 proviennent du russe, 6 à 8 d'une langue non russe de l'Union soviétique et le reste d'une langue étrangère. Certes le russe a la part du lion dans ces échanges, mais cela se justifie par l'écrasante supériorité numérique des russophones en U R S S et, de toute façon, le volume et la variété des échanges sont très supérieurs à ce que nous avons pu observer dans le reste du m o n d e .

Quelques tentatives encore timides, mais heureuses1, donnent à penser qu'une politique analogue pourrait s'instaurer entre les pays d'Europe à langue non universelle. Il suffirait de considérer l'aventure d'édition dès le début c o m m e s'étendant sur plusieurs pays. Les œuvres à publier seraient choisies en fonction des besoins globaux d'un public appartenant à plusieurs nationalités. A la source m ê m e de la production, l'auteur collaborerait avec ses traducteurs, les guiderait et peut-être se laisserait guider par eux. Si le fiat de l'artiste reste un geste solitaire, il est une étape de la composition littéraire qui peut se réaliser en équipe. A u m o m e n t où elle entrerait en fabrication l'œuvre aurait déjà plusieurs visa­ges, chacun d'eux authentique, plusieurs voix, chacune d'elles véritable, et aurait franchi par avance la barrière du langage. D e m ê m e que la rétribution de l'auteur serait comprise dans celle d'une équipe, de m ê m e le coût de chaque édition nationale serait inclus dans l'ensemble de l'aventure financière.

1. Notamment la co-édition, par Sythoff, de Leyde, et Heinemann, de Londres, de romans néerlandais en néerlandais et en anglais, dans la collection « Biblio-theca neerlandica >, avec l'aide de la Fondation Prince Bernhard.

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Les grands courants d'échange

A l'échelle d u paperback, tel qu'il est conçu actuellement aux Etats-Unis, l'augmentation des frais n'aurait qu'une incidence minime sur le prix de vente de l'exemplaire et de toute façon les éditions traduites trouveraient une rentabilité qu'elles ne possè­dent actuellement pas.

Tout le paragraphe qui précède est au conditionnel. O n pourra certainement le transcrire à l'indicatif dans un avenir encore indé­terminé. Pour que de telles entreprises se réalisent, il faut que la révolution des livres gagne les cœurs et les esprits. Il faut que d'un bout à l'autre de la chaîne, l'auteur, l'éditeur, le libraire, le bibliothécaire et m ê m e le lecteur acceptent de subir la mutation qu'a subie avant eux le livre.

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Troisième partie Perspectives d'avenir

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Chapitre premier Le dilemme de l'édition

Livres de choc et livres de fond

Dans un passage célèbre de sa Lettre sur le commerce de la librai­rie, Diderot écrit : « U n e bévue que je vois commettre sans cesse à ceux qui se laissent mener par des maximes générales, c'est d'appliquer les principes d'une manufacture d'étoffes à l'édition d'un livre. Ils raisonnent c o m m e si le libraire pouvait ne fabriquer qu'à proportion de son débit et qu'il n'eût de risques à courir que la bizarrerie du goût et le caprice de la m o d e ; ils oublient ou ignorent, ce qui pourrait bien être au moins, qu'il serait impos­sible de débiter un ouvrage à un prix raisonnable sans le tirer à un certain nombre. C e qui reste d'une étoffe surannée dans les magasins de soieries a quelque valeur. C e qui reste d'un mauvais ouvrage dans un magasin de librairie n'en a nulle. Ajoutez que, de compte fait, sur dix entreprises, il y en a une, et c'est beau­coup, qui réussit, quatre dont on recouvre les frais à la longue et cinq où l'on reste en perte1. »

C e texte date de juin 1767. D e u x cents ans plus tard, malgré tous les changements intervenus aussi bien dans la technique de l'édition que dans la structure des sociétés lisantes, l'essentiel en reste vrai. Nous retiendrons surtout ici la dernière remarque sur l'entreprise de librairie. Diderot distingue trois types de livres : ceux qui réussissent immédiatement, ceux qui réussissent « à la

1. D I D E R O T , Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le com­merce de la librairie, p. 38-39, juin 1767.

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Perspectives d'avenir

longue » et ceux qui échouent. Dans son esprit, la proportion des échecs est la mesure du risque commercial de l'éditeur. Sur ce point particulier, la situation serait probablement un peu diffé­rente de nos jours. Les maisons d'édition sont devenues de grandes entreprises et disposent d'énormes capitaux qui leur permettent d'étaler le risque sur un grand nombre'd'opérations.

Il n'en reste pas moins que le livre échoue si l'éditeur perd tout ou partie de sa mise, qu'il réussit si l'éditeur récupère non seulement sa mise, mais u n bénéfice plus ou moins substantiel. D'autre part, pour les éditeurs modernes tout c o m m e pour Dide­rot, il y a deux sortes de réussite : la réussite « au comptant » qui permet au livre de donner son rapport très rapidement, en une seule opération, sans immobilisation nouvelle de capital, et la réussite « à terme », qui demande une politique de longue haleine au cours de laquelle le capital et m ê m e tout ou partie du bénéfice sont risqués de nouveau plusieurs fois.

O n en vient ainsi à distinguer plusieurs formes de succès. Les livres « de choc » atteignent très rapidement des chiffres de vente élevés, assurent leur rentabilité en quelques semaines, puis s'acheminent progressivement vers l'oubli sans qu'il soit besoin d'immobiliser de nouveaux capitaux dans leur réimpres­sion. Les livres « de fond » partent lentement mais régulière­ment, sans connaître d'autres variations que celles des circons­tances saisonnières : vacances, rentrée, prix littéraires, étrennes, etc. Ces livres assurent leur rentabilité en plusieurs mois, voire en plusieurs années, mais leur carrière longue permet à l'édi­teur de réinvestir plusieurs fois sa mise à coup sûr. Enfin, le best-seller est la forme de succès la plus spectaculaire, car il combine les deux types d'écoulement : ayant c o m m e n c é sa carrière c o m m e livre de choc, il la poursuit c o m m e livre de fond.

Les courbes du diagramme II illustrent ces trois types de succès". Les mois y sont représentés en abscisse, et, en ordonnée, les

1. Pour des études concrètes de cas, voir Jean H A S S E N F O R D E R , Etude de la diffu­sion d'un succès de librairie, cahier polycopié du Centre d'études écono­miques, Paris, 1957.

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Le dilemme de l'édition

ventes mensuelles évaluées en pourcentage de la quantité minimale d'exemplaires à vendre pour assurer la rentabilité. E n réalité, les éditeurs ne connaissent pas les chiffres exacts de vente, tout au moins dans les premiers' mois de la publication. Ils ne connaissent que les réassortiments, c'est-à-dire les commandes que font les libraires après avoir vendu les exemplaires qu'ils avaient en dépôt ou qu'ils avaient préalablement achetés. C'est seulement quand rentrent les exemplaires invendus, au bout de quelques mois, qu'on peut évaluer la vente réelle. Cependant, si l'on admet c o m m e hypothèse que tout réassortiment correspond à la vente d'au moins un exemplaire, on peut se faire une idée approchée du rythme des ventes. L'essentiel est de pouvoir faire des prévi­sions assez sûres pour décider en temps voulu de la réimpres­sion ou de la non-réimpression de l'ouvrage. U n e erreur par excès dans l'évaluation des ventes risque de laisser l'éditeur avec un stock mort qui absorbera, et au-delà, ses bénéfices. U n e erreur par défaut risque de briser le rythme de la vente en interrom­pant l'approvisionnement des libraires pendant qu'on procède en hâte à une réimpression décidée trop tard.

Les exemples ci-dessous sont fondés sur des cas réels, mais, afin de les rendre plus typiques, on a éliminé les distorsions dues aux particularités individuelles des ouvrages considérés.

L a courbe du livre de choc est simple. Après un temps mort qui peut être plus ou moins long mais qui dépasse rarement trois semaines, la vente se déclenche et monte tout de suite à son niveau le plus élevé. Après quoi, elle tend à s'amortir de manière régulière, selon une courbe qui est sensiblement une hyperbole

de fonction x = - . Si les prévisions ont été correctement faites,

les ventes atteignent pratiquement zéro un peu avant l'épuisement du stock initial, si bien qu'il n'y a pas lieu de procéder à une réimpression.

L a courbe du livre de fond est toute différente. L a poussée initiale est peu sensible et l'écoulement est régulier, les variations saisonnières se répétant à peu près avec le m ê m e profil chaque année. D e ce fait, les prévisions de l'éditeur sont relativement

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Perspectives d'avenir

faciles à faire. L a rentabilité est longue à venir, mais la déci­sion de réimprimer peut être prise sans grand risque dès qu'un certain seuil est franchi, par exemple lorsque le stock restant est inférieur aux ventes de l'exercice précédent.

L a courbe du best-seller combine les caractères du livre de choc et ceux du livre de fond. Il s'agit en effet d'un livre de choc qui se transforme à un certain m o m e n t en un livre de fond tout en conservant certains caractères de son rythme de vente initial. L e départ est celui d'un succès ordinaire : un temps mort, un sommet, puis l'amorce d'une descente selon une hyperbole de

fonction x = . Mais, à un certain m o m e n t la courbe d'amortisse-y

ment se brise et prend l'allure d'une courbe de livre de fond. Beaucoup d'éditeurs ignorent la signification de ce point de rup­ture et se laissent surprendre par le changement soudain de régime. Il est vrai que la prévision pour les best-sellers est extrê­m e m e n t difficile, car, ainsi que nous le verrons plus loin, le best-seller est un livre qui sort du cadre social pour lequel il a été initialement conçu. O n retrouve dans sa vente les variations sai­sonnières du livre de fond mais, périodiquement, il a des pous­sées en apparence inexplicables lorsqu'il fait irruption dans un groupe social jusque-là inexploré. Tout se passe alors c o m m e s'il s'agissait d'un nouveau lancement. Les ventes montent en flèche, quelquefois plus haut que lors de la poussée initiale, puis amorcent une descente en hyperbole. Si le succès du livre doit durer on observe alors un point de rupture secondaire qui le remet au régime du livre de fond.

Les trois formes de courbe se rencontrent rarement à l'état pur. L e livre de fond typique est presque toujours un livre fonctionnel répondant à un besoin permanent, par exemple un manuel sco­laire, un traité scientifique ou, mieux encore du point de vue de la stabilité, un livre de cuisine.

L e plus souvent les livres littéraires qui réussissent ont le des­tin éphémère des livres de choc. Les best-sellers sont extrêmement rares et représentent à peine 2 à 3 % des succès. Encore est-il bien entendu que le best-seller se définit non par le nombre

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Le dilemme de l'édition

D I A G R A M M E H . Les courbes de réassortiment

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d'exemplaires vendus, mais par le type d'écoulement, c'est-à-dire par la combinaison du sommet initial, puis de l'hyperbole d'amor­tissement cassée au point de rupture par l'entrée du livre dans son régime de croisière. U n livre peut être un best-seller avec 50 000 exemplaires c o m m e avec 3 millions.

Très peu de livres ont la vie longue. Sur cent ouvrages publiés, il en reste à peine dix de vendables au bout d'un an et encore dix fois moins vingt ans plus tard.

Cette usure rapide de la production littéraire a été mise en

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Perspectives d'avenir

lumière par H a n s Ferdinand Schulz1. Sa méthode a consisté à étudier la place des rééditions successives dans la production littéraire allemande entre 1950 et 1958. O n constate tout de suite qu'en moyenne les deuxièmes éditions représentent à peu près 10 % des premières, que les huitièmes éditions en repré­sentent 1 % et que les vingt-cinquièmes éditions en représentent 0,1 %. Par édition il faut entendre ici non seulement les nou­velles publications d'un m ê m e texte par le m ê m e éditeur ou un éditeur différent, mais aussi les réimpressions successives d'un m ê m e ouvrage à partir de la m ê m e composition. O n voit donc que l'immense majorité des livres publiés en Allemagne ne font l'objet que d'une seule impression. C e sont, soit des échecs de librairie, soit des succès du type « livre de choc ».

Il est particulièrement intéressant de vérifier l'hypothèse que nous avancions plus haut quand nous assimilions les livres de choc aux livres littéraires et les livres de fond aux livres fonc­tionnels. E n effet, Hans Ferdinand Schulz a donné des statis­tiques séparées pour les différents genres. O n trouvera dans le tableau 17 celles qui se rapportent d'une part aux livres littéraires, d'autre part aux livres scolaires. Pour que la comparaison soit plus facile, on a, pour les uns et pour les autres, donné dans une première colonne les chiffres bruts, dans une deuxième colonne les chiffres rapportés à mille premières éditions.

O n voit que les livres littéraires subissent une usure beaucoup plus rapide que les livres scolaires.

E n fait, il s'agit de deux types d'édition entièrement différents. C e ne sont pas des caractéristiques formelles ou des mérites esthé­tiques différents qui rangent une œuvre dans la catégorie des livres de choc ou dans celles des livres de fond, mais la structure m ê m e du processus d'édition tel qu'il est délibérément fixé par l'éditeur en fonction du type d'ouvrage qu'il distribue et du type de public auquel il s'adresse.

1. Hans Ferdinand S C H Ü L Z , Das Schicksal der Bûcher und der Buchhandel, 2* éd., Berlin, 1960.

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Le dilemme de l'édition

T A B L E A U 17. Les rééditions en Allemagne de 1950 à 1958.

Livres littéraires Livres scolaires Édition

1" 2* 3* 4* 5* 6* 7* 8* 9*

10* 11* 12* 13* 14' 15* 16' 17« 18* 19' 20*

Chiffres bruts

24 455 2 403

732 471 334 272 188 146 142 102 82 66 59 63 61 54 47 35 37 45

Pour 1 000

1000,0 98,3 29,9 19,3 13,7 11,2 7,7 6,0 5,8 4,2 3,4 2,7 2,4 2,6 2,5 2,2 1,9 1,4 1,5 1,8

Chiffres bruts

8 462 2 677 1404 1074

825 664 505 389 288 217 168 124 87 81 73 71 55 54 49 47

Pour 1 0 0 0

1000,0 316,4 165,9 126,7

97,5 78,5 59,6 46,0 34,0 25,6 19,8 14,7 10,3 9,6 8,6 8,4 6,5 6,4 5,8 5,6

D'après H a n s Ferdinand Schulz.

Edition programmée et édition non programmée

E n français, le m o t « éditer » et le m o t « publier », qui sont souvent employés l'un pour l'autre, n'ont pas originellement le m ê m e sens. « Editer », du latin edere, c'est littéralement mettre au m o n d e , accoucher. « Publier », du latin publicare, c'est expo­ser sur la place publique à la disposition des passants anonymes. L'édition est dirigée vers l'œuvre, la publication est dirigée vers le lecteur inconnu.

L'acte de publication comporte donc de grands risques. Celui qui publie un livre ne peut prévoir avec certitude quel degré d'attention lui prêteront les lecteurs éventuels. Il peut faire des conjectures, voire des prévisions, mais il lui est impossible de tracer

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Perspectives d'avenir

par avance son chemin à l'œuvre mise en circulation, de fixer les étapes et les limites de sa diffusion, en s o m m e de lui établir un programme. L a publication est une édition non programmée.

Il existe aussi des éditions programmées. L a plus typique est la vente d'un livre par souscription préalable. L'étude de marché étant garantie par le paiement anticipé du volume, la programma­tion est parfaitement rigoureuse. Elle l'est un peu moins dans le cas de l'édition de club, mais cette dernière enserre le lecteur éventuel dans un tel réseau d'engagements qu'on peut considérer les risques de déviation c o m m e réduits au m i n i m u m .

Certaines formes d'édition semi-programmée sont à la publi­cation proprement dite ce que la pêche au coup est à la pêche au lancer. C'est notamment le cas du livre qu'on diffuse dans un milieu fermé dont les besoins sont connus et les goûts rigoureuse­ment repérés. Nous savons déjà qu'il en est ainsi de la plupart des livres fonctionnels et notamment du livre scolaire, mais il en va de m ê m e toutes les fois qu'il s'agit d'un public spécialisé, d'un bloc lisant socialement distinct des autres et dont les traits sont facilement identifiables. Les amateurs de « science fiction », par exemple, ou de certains types de romans policiers, sont sou­vent groupés autour de ces magazines un peu ésotériques que les Américains appellent des fanzines. Il est facile de connaître leurs goûts et de prévoir leurs réactions, ne serait-ce que grâce aux lettres qu'ils envoient à leur magazine favori. D e là naît une pro­duction littéraire tout à la fois programmée et vivante, car les échanges qui se produisent autour du fanzine la sauvent de la mécanique et du procédé formel. Il n'en est pas de m ê m e mal­heureusement des groupes trop vastes pour qu'un dialogue s'éta­blisse mais dont les goûts sont assez homogènes pour être satis­faits par une programmation rudimentaire. C'est, en particulier, le cas de toute une partie de la littérature enfantine qui joue sur une g a m m e singulièrement réduite de thèmes et de procédés. C'est surtout le cas des photos-romans ou des romans sentimentaux populaires, qui correspondent à un degré très bas de maturité psychologique.

Tel est d'ailleurs le danger qui menace l'édition programmée.

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Le dilemme de l'édition

Elle est financièrement sûre pour l'éditeur, mais elle appauvrit et stérilise l'échange littéraire en supprimant précisément ce qu'il avait d'incertain. L e choix imprévisible du lecteur est, pour une grande partie de l'opinion littéraire, l'unique façon de manifester son jugement esthétique et d'en projeter l'image sur la production. Faite de nombreuses tentatives pour peu de réussites, l'édition non programmée permet une sorte de sélection naturelle. O n peut être d'avis que la sélection naturelle n'est pas le meilleur m o y e n d'assu­rer la qualité de l'échange littéraire. Il faut reconnaître que, dans le m o n d e tel qu'il existe actuellement, c'est une dès rares qui soit praticable.

D'autre part, il ne faut pas minimiser l'importance des l'œuvre littéraire qui échoue. L e succès n'est que la partie spectaculaire d'une vie intellectuelle et artistique multiforme. Si un livre sur cent atteint une r e n o m m é e durable, cent livres ont tout de m ê m e été publiés et lus au total par un nombre non négligeable de lec­teurs, cent aventures d'édition ont été tentées par les éditeurs qui ont fait leur choix parmi des centaines, peut-être des milliers, de manuscrits soumis par autant d'écrivains en puissance, avec tout ce que cela suppose d'activité intellectuelle et artistique à tous les niveaux. C e n'est pas au nombre de ses best-sellers que se mesure l'intensité, la richesse de la vie littéraire d'un pays, mais au nombre de ses écrivains et de ses lecteurs, à la diversité de leurs talents et de leurs goûts, à la multiplicité des échanges, à la variété des expériences culturelles de toutes sortes. L a France n'est pas le plus grand producteur ni le plus grand consommateur de livres du m o n d e , bien loin de là, mais c'est incontestablement un des pays qui ont l'activité littéraire la plus intense ; Paris est une des villes où un écrivain reçoit sa consécration de m ê m e qu'un torero reçoit la sienne à Madrid. Les livres littéraires se vendant à plus de 10 000 exemplaires en une année y représentent à peine 3 à 4 % de la production totale et au m a x i m u m 10 % de la production proprement littéraire ; les livres qui « échouent » économiquement y représentent — il est facile de le calculer — un nombre d'actes de lecture au moins égal et probablement supérieur à celui des livres qui réussissent.

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Perspectives d'avenir

Il y a là de quoi nous faire réfléchir. E n effet, si fuyant le risque, l'éditeur tente de programmer outre mesure et, en parti­culier, répugne à pousser le livre hors des frontières de son public initial par des réimpressions audacieuses et par une promotion des ventes énergique, il fait vivre son entreprise, certes, mais il oublie que son devoir et son intérêt sont aussi, d'une part, de donner sa chance à l'écrivain inconnu, d'autre part, d'assurer sa rentabilité à l'écrivain consacré. Il court le danger, pour peu que les autres éditeurs aient la m ê m e attitude, de voir disparaître cette agitation, cette inquiétude intellectuelles qui sont le climat du fait littéraire et sans lesquelles le livre perd son support social vivant, devient un objet de consommation c o m m e les autres, c o m m e ceux, dirait Diderot, qu'on fabrique dans les manufac­tures. Il court le danger, en fait, de voir disparaître son métier.

Cela dit, la sous-programmation ne vaut pas mieux que l'excès contraire. Certains éditeurs, en France notamment, ont tendance à procéder par grands coups de filet portant sur plusieurs .dizaines, voire plusieurs centaines de titres. L e rendement est extrême­ment faible. C e n'est plus, c o m m e dans l'hypothèse de Diderot, un livre sur deux qui échoue, mais huit ou neuf sur dix. Tel édi­teur qui publie cent vingt romans par mois n'est pas surpris de constater que plus de cent d'entre eux ont à peine trouvé quelques dizaines de lecteurs.

Pourtant il continue, ce qui prouve qu'en général (mais non toujours) ii y trouve son profit. Il l'y trouve parce que le jeu est faussé à la base par le mécanisme commercial qu'a sécrété une industrie de l'édition plus soucieuse de sécurité que d'expan­sion. L a sélection naturelle, qui tourne au massacre pour les écrivains, est largement neutralisée par la loi des grands nombres en ce qui concerne les éditeurs. Dans cette partie de dés, à tous les coups on gagne ou, du moins, on ne perd pas trop, sauf évi­demment malchance persistante, maladresse incurable ou faute majeure d'organisation. Tout repose sur une constatation d'expé­rience et sur un calcul commercial. L a constatation d'expérience est que, moyennant un m i n i m u m de circonspection dans les choix, 4 à 5 % des ouvrages publiés arrivent à percer jusqu'aux tirages

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Le dilemme de l'édition

moyens et que, de temps en temps, l'un d'eux franchit le m u r des très gros tirages. L e calcul commercial est qu'à partir d'un cer­tain seuil de ventes, les bénéfices changent soudain d'échelle et permettent à un seul succès de compenser plusieurs dizaines d'échecs.

L e prix de vente d'un livre au public est calculé sur le prix de revient du premier tirage, qui, on le sait, est neuf fois sur dix le seul. E n France, le montant maximal de ce prix de vente est fixé, en ce qui concerne les ouvrages de littérature, par la for-

kF mule : C = . . , où C représente le prix de vente au public,

d le droit d'auteur pour un franc de prix de vente, k un coeffi­cient variant en fonction du taux de ce droit et F le prix de fabrication unitaire1. E n pratique, cela revient à multiplier ce prix de fabrication par un coefficient qui peut varier selon les cas de 3 à 4,5. L e bon marché d'un livre dépend du bon marché du prix de fabrication unitaire du premier tirage ou du moins d'une première tranche de tirage. O r , c o m m e en imprimerie les frais fixes sont considérables, plus on tire d'exemplaires, moins le prix de fabrication unitaire est élevé. Tout le secret du livre de diffusion de masse (livre de poche ou paperback) est que le tirage initial est extrêmement élevé, ce qui suppose, bien entendu, une immobilisation considérable de capitaux. Dans l'édition non programmée normale (notamment dans l'édition littéraire de diffu­sion restreinte) on ne peut se permettre de courir de pareils risques ; aussi limite-t-on le tirage (sauf dans le cas d'un auteur connu et éprouvé) au nombre d'exemplaires qui, pour un prix de vente raisonnable, permet d'espérer un bénéfice décent. Selon les pays ce premier tirage est en général de 3 000 à 10 000 exem­plaires.

1. Voir Monographie de f édition, p. 64, Paris, 1963. O n trouvera une analyse analogue à celle qui suit, mais appliquée aux Etats-Unis, dans l'article de Daniel M E L C H E R , € Trade book marketing in the United States », publié dans Book distribution and promotion problems in South Asia, compilé par N . Sankaranarayanan, p. 140-148, Paris, Unesco, et Madras, Higginbothams, 1963. Voir aussi l'étude du D r Peter M E Y E R - D O H M , Der Westdeutsche Bûcher-mark l, p. 66-90, Stuttgart, Gustav Fischer, 1957.

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Perspectives d'avenir

Pour illustrer ces données un peu abstraites, prenons le cas (purement théorique et considérablement simplifié) d'un éditeur qui, ayant payé 10 000 francs à l'imprimeur un ouvrage tiré à 3 000 exemplaires (prix unitaire de revient : 3,3 francs), décide de vendre l'exemplaire au public 10 francs, le coefficient étant ici sensiblement égal à 3. Supposons — c'est une moyenne accep­table — que les droits d'auteur et les frais de distribution repré­sentent 50 % du prix de vente. Pour chaque exemplaire vendu, l'éditeur encaisse 5 francs. Mais, avant de faire ses comptes, quelle que soit la vente, il lui faut d'abord récupérer ses 10 000 francs, puis amortir ses frais fixes — frais généraux, frais de publicité, impôts, etc. — dont la quote-part pour un livre peut être évaluée à 40 % de l'investissement, soit ici 4 0 0 0 francs. Pour retrou­ver ses 14 0 0 0 francs, d'éditeur doit vendre 2 800 exemplaires. Sa rentabilité étant assurée à ce chiffre, il peut songer à faire des bénéfices sur les 200 derniers exemplaires, qui lui rapportent net 1 000 francs, soit, selon la part des frais fixes qu'on inclut dans l'investissement, un rapport de 8 à 10 %. Si le livre a été épuisé en u n an, c'est un taux d'intérêt qui n'est pas méprisable. E n cas de mévente, le plafond de la perte est de 10 000 francs, ou de 14 0 0 0 francs avec les frais fixes.

Par contre, il n'y a pas de plafond aux gains si le livre continue à se vendre. Supposons que notre éditeur, ayant vendu 2 500 exemplaires en six semaines, décèle les signes annonciateurs du best-seller et décide de réimprimer. Supposons aussi qu'il soit prudent et qu'il c o m m a n d e une tranche de réimpression égale à la première. Cette fois, il ne paiera pas 10 000 francs pour ses 3 000 exemplaires, car l'imprimeur aura conservé la composi­tion. Admettons que la mise en machine, le tirage et le papier des 3 000 exemplaires coûtent 4 500 francs. L e prix unitaire de revient passe de 3,3 francs à 1,5 franc, soit une diminution de plus de 50 %. Mais le prix de vente ne diminue pas et les ren­trées sont toujours de 5 francs par exemplaire. L'investissement est maintenant de 4 500 francs, plus 4 000 francs de frais fixes, soit 8 500 francs, dont on peut retrancher les 1 000 francs de bénéfices du premier tirage, soit en tout 7 500 francs. Dès le

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Le dilemme de l'édition

1500e exemplaire vendu du second tirage (et le 4500 e du total), l'éditeur est rentré dans ses frais. Il réalise alors, si le deuxième tirage est épuisé, un bénéfice de 7 500 francs, ce qui veut dire qu'il peut tenter une nouvelle expérience avec un apport d'argent frais de seulement 1 000 francs. A partir de ce m o m e n t sa marge bénéficiaire atteint un plafond puisque, les frais d'imprimeur étant pratiquement amortis par les bénéfices antérieurs, il ne lui reste plus que les frais incompressibles d'exploitation. Il est aisé de calculer, d'après les chiffres ci-dessus, qu'à partir du 10000e

exemplaire vendu, notre éditeur peut compter sur un profit de l'ordre de 30 à 35 % du prix de vente. Cela veut dire .que, si le livre atteint 100 000 exemplaires de vente réelle, il aura réa­lisé un bénéfice net de l'ordre de 300 000 francs sur ce seul ouvrage. Avant de se récrier devant pareille s o m m e , il faut se rappeler qu'une vente de 100 000 exemplaires est un événement rarissime, du moins pour l'édition courante de diffusion restreinte. E n France, moins de 0,5 % de la production littéraire y parvient. Si l'on pèse les chances, l'éditeur n'est guère mieux placé, à gains égaux, que le propriétaire d'un billet de sweepstake. Il n'empêche que, grâce à ses gains, ce m ê m e éditeur peut compenser les pertes qu'il encourt ailleurs, car elles ont une limite et les gains n'en ont pas. D a n s l'exemple ci-dessus, supposons que l'éditeur ait réalisé un programme d'édition de 15 ouvrages identiques. Frais fixes compris, son investissement est de 210 000 francs. Admettons qu'un seul de ces livres se vende à 100 000 exem­plaires et que les 14 autres ne se vendent pas du tout (ce qui n'arrive jamais), le bénéfice net reste de 90 0 0 0 francs, ce qui est un joli rapport. D e manière plus vraisemblable, si, sur un programme de 100 ouvrages, 70 se vendent en moyenne à 200 exemplaires, si 10 épuisent le premier tirage, si 9 atteignent 2 0 000 et un seul 100 000, le profit reste de l'ordre de 2 0 0 000 francs pour un investissement de 1 400 000 francs.

Tout cela, évidemment, est purement théorique, mais les appli­cations sont nombreuses. Il existe de nombreux cas où un seul best-seller, tiré à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires et intelligemment exploité, a fait vivre une maison d'édition pendant

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Perspectives d'avenir

plusieurs années sans que les négligences de gestion, les erreurs de jugement, les bévues commerciales aient été immédiatement sanctionnées par une mise en péril de l'entreprise. O n peut faire beaucoup de mauvaise édition à l'abri d'un peu de bonne. Cette sorte de sécurité négative encourage la fuite des éditeurs devant le choix responsable. C'est une loterie où la loi des grands n o m ­bres joue toujours en faveur du ponte. L a conséquence est que la rentabilité de l'entreprise est toujours assurée sans que la per­sonnalité des auteurs ou la qualité de leur œuvre se trouvent direc­tement mises en cause. C'est pourquoi une énorme partie de la production littéraire (et singulièrement romanesque) mise en cir­culation de nos jours est composée d'ouvrages bâclés, mal digérés, mal écrits, qu'un directeur littéraire conscient de ses responsa­bilités devrait ou refuser ou renvoyer à la refonte.

C'est ainsi que l'édition non programmée, tout c o m m e l'édition programmée, aboutit dans ses excès à une neutralisation écono­mique de l'écrivain, à une rupture entre sa rentabilité et celle de l'éditeur. O r l'expérience prouve qu'une telle rupture a invaria­blement pour conséquence une dégradation de l'échange litté­raire1. Tant que la littérature n'a été qu'un phénomène sociale­ment limité, tant qu'il a été possible de ne considérer c o m m e littérature que les œuvres jugées bonnes par une élite, on a pu ignorer cette dégradation et rejeter dans l'enfer de la sous-littéra­ture les œuvres qui en sont victimes. L a chose devient tout à fait impossible dès l'instant où la littérature se révèle un acte de c o m ­munication de masse.

Le livre de diffusion de masse

L a courbe d'amortissement d'un livre de choc représente la satu­ration progressive du public pour lequel le livre a été conçu. Cette saturation ne concerne naturellement pas tous les individus

1. Voir R . E S C A R P I T , La rentabilité de la littérature, Actes du S' congrès de la Société française de littérature comparée, Lyon, 1962.

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Le dilemme de l'édition

composant ce public, mais seulement ceux qui sont susceptibles d'être directement intéressés par ce livre particulier, c'est-à-dire de réagir à sa lecture d'une manière consciente et autonome. L'incertitude qui règne sur l'identité des lecteurs éventuels et le caractère imprévisible de leurs réactions sont précisément ce qui donne à la publication non programmée son caractère créateur. Il est normal qu'un livre de choc ne puisse dépasser une certaine diffusion, la limite étant l'effectif du public concerné.

Encore faut-il que cet effectif soit suffisant pour « porter » le livre, aussi bien économiquement que littérairement. O r , dans l'immense majorité des cas, ce public est un groupe social à la fois étroit et dispersé. M ê m e dans les pays où la formation cultu­relle des masses a été entreprise de façon systématique, il est visible que le public lisant (que nous avons défini c o m m e le public susceptible d'accomplir des actes de lecture autonomes) n'a pas de c o m m u n e mesure avec le public lettré (c'est-à-dire le public susceptible de porter des jugements motivés sur ses lectures) et à plus forte raison avec le public réel qui est le client des librairies.

Dans les grands pays producteurs de livres d'Europe occiden­tale, le public réel représente entre 3 et 5 % du public lisant. C'est en fonction de cette minorité qu'est conçu tout l'appareil de production et de distribution du livre. C'est donc son effectif qui nous permet d'évaluer la limite supérieure d'un succès nor­mal de librairie. E n France, par exemple, où le public réel est de l'ordre d'un million de personnes, on peut, en admettant qu'il y a en moyenne 3,5 actes de lecture pour un acheteur, estimer à quelque 300 0 0 0 exemplaires la vente maximale d'un livre distri­bué dans le circuit normal de librairie.

D y a de fortes chances pour qu'à un tel niveau le livre ait déjà pris l'allure d'un best-seller, car il est impensable que la tota­lité des lecteurs du public réel aient été d'emblée intéressés par lui. Il à fallu que le succès lui soit assuré d'abord par une frac­tion de ce public, puis qu'avant saturation il ait franchi les limites de ce premier groupe pour en conquérir d'autres et, de proche en proche, gagner l'ensemble du public. Répétons-le, ce franchissement des frontières sociales constitue le phénomène spé-

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Perspectives d'avenir

cifique du best-seller. Il peut donc y avoir des bestsellers à plu­sieurs niveaux. L'exemple que nous venons de décrire est celui d'un best-seller intérieur au public réel et ses chiffres de vente peuvent s'étager en France de ISO 000 à 300 000 exemplaires. C'est le cas d'un bon prix-Goncourt. D'autres best-sellers, avant m ê m e d'avoir saturé ce qu'ils peuvent atteindre du public réel, commencent à conquérir des fractions du public lettré qui n'ont pas normalement l'habitude de la lecture. Les ventes peuvent alors atteindre des chiffres très élevés, de l'ordre de 500 000 à 800 0 0 0 exemplaires pour la France. L e livre de Pierre Daninos, Les car­nets du major Thompson, a été, dans ses premières années, u n exemple typique du succès de ce genre. Notons que le change­ment d'échelle des ventes n'entraîne de modification profonde ni de la distribution, ni de la présentation du livre. Il continue à se vendre au prix fort, dans une édition identique à celle des livres de diffusion restreinte, et c'est surtout dans les librairies traditionnelles qu'on l'achète.

Il en va tout autrement d'un troisième type de best-seller, qui appartient en propre à notre époque. C'est celui qui franchit les limites du public lettré pour envahir les masses profondes du public lisant. Cette fois, ce sont d'autres couches et d'autres classes de la société qui sont concernées. L e livre ne peut plus se permettre d'employer les m ê m e s procédés techniques et de suivre les m ê m e s chemins. Il lui faut subir la mutation qui a donné le livre de diffusion de masse, paperback, ou livre de poche. Jusqu'aux limites du public lettré, le livre avait affaire à des groupes sociaux relativement homogènes, ayant un comportement social, un niveau de vie, des habitudes d'existence, des goûts, une formation intellectuelle comparables. Mais au-delà de ces limites, il entre en terrain inconnu et tout change : le prix, l'aspect exté­rieur, le m o d e de vente.

L e livre de diffusion de masse va où se trouvent les masses. Il devient un produit de drugstore et de magasin à succursales mul­tiples. Il en prend tout naturellement l'allure, renonce à la sobre esthétique d'élite pour prendre les couleurs attirantes de l'esthé­tique de masse et, surtout, il aligne ses prix sur ceux des objets

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Le dilemme de l'édition

de consommation courante produits en grande série par l'industrie moderne.

L a grande série, pour le livre, c'est le gros tirage. A u x Etats-Unis, où le big business a fait irruption dans l'industrie du livre au cours des dernières années, avec ses énormes capitaux et ses méthodes intensives, le premier tirage d'un paperback c o m m e r ­cial ne saurait être inférieur à l O d O O O exemplaires. Il est fré­quent qu'il soit très supérieur. Par exemple, en janvier 1963, le roman d'Irving Stone, The agony and the ecstasy, publié par la N e w American Library dans la collection « Signet », au prix de 95 cents, a été tiré d'emblée à 1 050 000 exemplaires. C'était déjà un best-seller en édition normale. Il n'empêche qu'on peut évaluer à quelque 400 000 dollars — 2 millions de francs — les capitaux engagés par la N e w American Library pour sa fabrica­tion et son lancement en paperback1.

Devant de tels chiffres, on comprend qu'il soit difficile d'envi­sager pour ce genre de livre des éditions non programmées. L e risque cumulé serait trop grand et il serait impossible de trouver des capitaux suffisants pour faire jouer la loi des grands nombres. L e paperback littéraire américain est donc le plus souvent la réédi­tion d'un livre qui a fait ses preuves ou est en train de faire ses preuves c o m m e best-seller dans le public lettré. C'est là le seul moyen de limiter les risques. Il en va autrement du paperback fonctionnel qui, par nature, permet une programmation rigou­reuse, puisqu'il correspond à un besoin identifiable et repérable. Bien que la chose puisse paraître paradoxale, c'est le livre scien­tifique qui a le moins de mal à s'adapter aux exigences de la diffusion de masse. C'est une collection scientifique, la collection « Q u e sais-je ? » qui, la première, a employé la formule avec succès en France. E n introduisant systématiquement le paperback à l'université, les Américains sont parvenus à ôter à la biblio­thèque son caractère de musée, de conservatoire, et à la trans­former en un lieu de consommation où l'étudiant se trouve placé

1. Publisher? weekly (Philadelphie), vol. 182, n° 26, 24 décembre 1962, p. 37-38.

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Perspectives d'avenir

au cœur m ê m e du m o n d e vivant des livres et peut dialoguer quo­tidiennement avec eux1.

Pour le livre littéraire, le dialogue avec le consommateur est infiniment plus difficile à obtenir. L e livre de diffusion de masse tel qu'il est conçu à l'époque actuelle et tel que le permettent nos structures sociales — et singulièrement les structures sociales du m o n d e occidental — distribue en quelque sorte autoritairement aux masses des œuvres suscitées par des groupes sociaux restreints et conçues pour eux. Nous s om m e s ici, à l'échelle des couches et des classes sociales, devant le m ê m e problème de la littérature « octroyée » qui se posait à l'échelle des nations entre zones de haute pression et zones de basse pression littéraires.

Si l'on examine, par exemple, la production française du type « livre de poche », on constate que, dans le domaine littéraire tout au moins, la plupart des éditeurs se sont limités à deux types d'ouvrages : dans le domaine de la littérature contemporaine, aux best-sellers de tous ordres ; dans le domaine de la littérature passée, aux textes retenus par l'histoire littéraire telle que la voit l'université. A première vue, cela paraît une matière suffisante et, dans l'enthousiasme de la nouveauté, le lecteur s'émerveille de trouver à bon compte des textes devenus introuvables ou inacces­sibles. Sur ce dernier point, il a raison, mais l'impression d'abon­dance est fausse. B o n an, mal an, un pays c o m m e la France publie entre 150 et 200 livres à succès dont à peine une vingtaine sont d'authentiques best-sellers. Quant aux textes classiques, la mine des textes à redécouvrir est loin d'être inépuisable. Les quelque mille auteurs qui composent l'image historique de la lit­térature française vue par les lettrés (et dans cette liste sont c o m ­pris les moins connus) n'ont pas produit au total plus de 5 000 à 6 000 ouvrages vraiment récupérables pour une distribution de masse et m ê m e pour une distribution tout court. M ê m e si l'on ajoute les traductions, un fonds ancien de quelques milliers de titres auxquels viennent s'ajouter au mieux deux ou trois cents titres contemporains chaque année, voilà tout ce qu'on peut

1. Voir Paperback in the schools, N e w York, Bantam Books, 1963.

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Le dilemme de l'édition

attendre d'une édition littéraire programmée qui se limite aux valeurs sûres et ne court pas les risques de la prospection. C'est tout à fait insuffisant pour faire vivre une industrie d u livre et surtout pour éveiller et entretenir une véritable activité intellec­tuelle dans les masses.

E n Grande-Bretagne, les éditions Penguin ont depuis longtemps pris conscience du problème et ont tenté de le résoudre, mais les solutions apportées n'ont été jusqu'ici que des palliatifs. Si l'on regarde attentivement la production Penguin, on s'aperçoit que c'est le secteur programmé qui fait vivre la maison, qu'il s'agisse des livres fonctionnels de la série « Pelican », des livres d'enfants de la série « Puffin », des romans policiers du « Crime Club » à jaquette verte ou des réimpressions d'ouvrages « classés » de la grande série « Penguin ». A u regard de cette énorme produc­tion programmée, les tentatives de prospection paraissent assez négligeables, m ê m e si certaines — c o m m e le fameux banc d'essai du « Penguin n e w writing » — ont eu des effets heureux sur la vie littéraire britannique. A u reste, il est douteux que, jusqu'à une date récente, les dirigeants des éditions Penguin aient songé à une véritable édition de masse. N o u s avons vu que, m ê m e main­tenant, ils considèrent que leurs publications s'adressent à une élite.

L e fait est qu'elles ont une élite pour origine, et c'est cela qui constitue la grande difficulté. E n France et en Allemagne, diverses tentatives ont été faites au cours des dernières années pour appor­ter un sang nouveau au livre de diffusion de masse, mais ces tentatives sont toujours provenues de groupes lettrés assez étroits et souvent m ê m e de chapelles littéraires. Quant aux pays socia­listes, nous n'en avons pas parlé, car leurs éditions sont toujours plus ou moins programmées et leurs livres toujours en principe destinés aux masses.

L e problème du livre de diffusion de masse reste donc entier. E n ouvrant aux œuvres issues du secteur lettré des publics plus vastes qu'elles n'en ont jamais eu, ce livre peut éviter à la vie littéraire la futilité, la stérilisation, la dégradation auxquelles risque de la condamner l'édition non programmée employée abu-

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Perspectives d'avenir

sivement et dans les conditions fausses que nous signalions plus haut, mais il reste un livre < octroyé », un livre qui ne reçoit pas de réponse. C'est un fait que la critique littéraire ne donne pas à l'édition de masse la m ê m e place qu'à l'édition tradition­nelle, m ê m e aux Etats-Unis, où pourtant les éditeurs disposent d'énormes moyens de propagande1. E n France, il a fallu que le livre de poche ait plus de dix ans avant que les principaux jour­naux littéraires commencent à s'intéresser à lui'.

Et, m ê m e si les critiques littéraires, m ê m e si les journaux spé­cialisés faisaient une place de choix à ce livre, on ne pourrait pas considérer le problème c o m m e résolu, car l'opinion littéraire reflétée par cette critique et cette presse est encore celle du public lettré. Nous connaîtrons toujours facilement la réaction d'un intellectuel ou d'un semi-intellectuel à un livre de choc qui a épuisé son succès en quelques semaines, mais nous ne connaîtrons pas la réaction de l'employé, du travailleur manuel, de la m é n a ­gère, qui, au hasard d'un achat effectué au magasin à succursales multiples du quartier, a reçu de plein fouet l'impact de Sartre, de Goethe ou d'Homère.

1. Voir Jay T O W E R , « Reviewing paperbounds », Publishers' weekly, vol. 180, n° 11, 11 septembre 1961, p. 30-33.

2. Voir le numéro spécial des Lettres françaises, n° 1051, 29 octobre-4 novem­bre 1964, et celui des Temps modernes, avril 1965.

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Chapitre II L a librairie et la diffusion de masse

Circuit lettré et circuit populaire

Pour que le livre devienne non seulement un m o y e n de c o m m u ­nication de masse, mais le support d'une littérature de masse, suffit-il qu'on le vende dans un magasin à succursales multiples ou au drugstore ? L a réponse à cette question est contenue dans une autre question : les magasins à succursales multiples et le drugstore sont-ils en état de créer entre le producteur de livres et le consommateur ce dialogue que nous savons maintenant indis­pensable à toute activité littéraire ?

L e propre de la librairie traditionnelle, c'est qu'elle est orga­nisée ou devrait être organisée en vue de ce dialogue, alors que le rayon spécialisé d'un magasin ou m ê m e le kiosque à journaux qui vend accessoirement des livres ne le sont pas. Il semblerait donc que l'idéal serait de faire passer tout le trafic des livres par le réseau des librairies. Malheureusement les librairies sont des instruments de diffusion restreinte ouvertes pour la plupart aux seuls lettrés. Evidemment, aucun texte de loi, aucun règle­ment ne prescrivent cette limitation sociale, mais ce sont les horaires m ê m e s et les nécessités géographiques qui l'imposent. Dans un article de 1957, Benigno Cacérès faisait remarquer : « Les librairies qui vendent des romans de qualité ne se trouvent pas, à de rares exceptions près, sur le m ê m e circuit que le tra­vailleur1. » Cela veut dire que, dans les déplacements de sa vie

1. Benigno C A C É R È S , « C o m m e n t conduire le livre au lecteur? », Informations sociales, Paris, n° 1, janvier, p. 107.

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La librairie et la diffusion de masse

quotidienne, le travailleur n'a pratiquement jamais l'occasion de passer devant une librairie au m o m e n t où elle est ouverte et, quand l'occasion s'en présente, il n'a pas de motivation suffisante pour y pénétrer et y acheter un livre.

Cette situation a été mise en lumière par l'enquête menée en 1960-1961 sur la répartition des points de vente du livre dans la ville de Bordeaux1.

Dans cette enquête, on a distingué, d'une part, les librairies, petites ou grandes, qui sont des établissements vendant principa­lement des livres et possédant une politique commerciale auto­n o m e , d'autre part, les débits de livres et points de vente, qui sont des organes de distribution irresponsables, la vente du livre étant dominante dans les uns, secondaire dans les autres.

C e que nous appelons la librairie, par opposition au débit de livres ou au point de vente, se caractérise donc par le degré de conscience que le libraire possède de son public. C e degré de conscience peut être mesuré par une méthode fort simple. Il suffit de comparer le contenu de la vitrine de l'établissement avec le stock offert à la vente à l'intérieur du magasin. Visage public de la librairie, la vitrine reflète l'image de lui-même et de son acti­vité que le libraire voudrait imposer à ses concitoyens et à ses clients éventuels. Elle dessine en s o m m e l'image d'un lecteur théorique et idéal. A u contraire, le stock en magasin exprime la vérité expérimentale du public réel qui fréquente le magasin.

L a différence entre le contenu-vitrine et le contenu-magasin indique donc le décalage entre la clientèle souhaitée et la clien­tèle réelle. C e décalage lui-même donné la mesure de l'autonomie commerciale du responsable de l'établissement. S'il a une attitude passive, s'il exerce mécaniquement son métier, il n'y a aucune rai­son pour qu'il n'y ait pas coïncidence absolue entre le contenu-vitrine et le contenu-magasin. S'il essaie au contraire de prendre

1. Pour tout le développement qui suit, ainsi que le diagramme III, voir Robert E S C A R P I T et Nicole R O B I N E , Atlas de la lecture à Bordeaux, Bordeaux, Centre de sociologie des faits littéraires, Faculté des lettres et sciences humaines, 1963.

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D I A G R A M M E III. Contenu-vitrine et contenu-magasin.

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Perspectives d'avenir

conscience de son rôle, de se situer par rapport au public, des diffé­rences révélatrices doivent apparaître.

Elles apparaissent effectivement. O n trouvera dans le dia­g r a m m e III une analyse comparative des vitrines et des magasins de Bordeaux consacrés à la vente du livre. Les quantités indi­quées en ordonnée sont les pourcentages des établissements de chaque type possédant les genres de livres indiqués en abscisse, soit dans leurs vitrines (trait maigre), soit dans leurs magasins (trait gras).

U n premier point est évident : le contenu-vitrine et le contenu-magasin coïncident exactement pour les débits de livres et à* peu près exactement pour les points de vente ; il n'y a aucun déca­lage entre la réalité commerciale et l'image sociale. A u contraire, le décalage est très net dans les librairies et particulièrement dans les grandes, qui pourtant ont en général un assortiment complet de tous les types de livres, mais excluent systématiquement de la vitrine, outre les livres anciens, qui constituent une spécialité dans la profession, les romans populaires, les romans policiers, les livres de poche et, pour des raisons inverses, les essais, jugés sans doute trop rebutants m ê m e pour le client lettré ordinaire.

Les librairies sont donc les seuls établissements délibérément orientés vers une clientèle définie et conscients de cette clientèle. C e sont donc les seuls susceptibles de créer les conditions d'une sorte de dialogue entre la production et la consommation. Mais il est évident que ce dialogue est condamné à rester très étroit. Les pudeurs et les réticences des vitrines des libraires indiquent assez à quels groupes sociaux elles s'adressent. Dans les grandes librairies, la défaveur extrême du r o m a n policier et la place rela­tivement honorable de l'essai font songer aux attitudes stéréo­typées (qui ne correspondent pas forcément au comportement réel) de la bourgeoisie intellectuelle et des professions libérales. D a n s les petites librairies, le roman policier monte et l'essai descend, mais l'écart entre vitrine et magasin reste considérable pour tous les types de livres « vulgaires ». O n peut donc penser qu'il s'agit encore ici de lecteurs de la classe moyenne dont les atti­tudes culturelles sont peut-être un peu moins exclusives, mais qui

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L a librairie et la diffusion de masse

sont encore très conscients de leur appartenance à la catégorie des lettrés.

Q u e les librairies dans leur ensemble soient spécialement conçues pour desservir le petit groupe du public lettré nous est démontré par leur traitement des nouveautés. Les nouveautés figurent à la fois dans le magasin et dans la vitrine de la presque totalité des librairies. C'est m ê m e là un trait distinctif des librai­ries, car on ne trouve de nouveautés que dans 60 % des débits de livres et 10 % des points de vente. O r nous savons que la nouveauté, c'est-à-dire le livre paru dans l'année, constitue la matière sur laquelle s'exerce le tri responsable du lecteur lettré et par référence à laquelle l'opinion littéraire prend conscience d'elle-même.

L'implantation topographique des établissements révèle les m ê m e s tendances. Les librairies sont toutes groupées dans le centre marchand ou à proximité des institutions culturelles (écoles, universités), mais hors des trajets normalement suivis par les tra­vailleurs lorsqu'ils se rendent à leur travail ou en reviennent. Les points de regroupement (notamment les arrêts d'autobus) autour desquels se produisent la plupart de leurs déplacements à pied sont situés dans des zones résidentielles périphériques ou dans des zones industrielles à peu près vides de librairies. M ê m e les employés travaillant dans les quartiers d'affaires ont rarement l'occasion de passer dans les rues où se trouvent les librairies, du moins aux heures d'ouverture.

A u contraire, les points de vente et les débits sont très épar­pillés. Il n'y a guère de quartier qui n'en possède plusieurs. Alors que les moyens de transport ne semblaient pas avoir d'influence sur le circuit lettré, ils jouent ici un rôle déterminant. Toutes les gares ont leurs débits de livres et un point de vente est tou­jours situé à proximité des arrêts d'autobus les plus importants. Notons en particulier que, dans les zones où les travailleurs débarquent de leurs moyens de transport et notamment dans une sorte d'anneau qui entoure le centre marchand, on note une densité particulière de bureaux de tabac qui vendent des livres.

Avec les variations dues aux diverses structures sociales et au

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Perspectives d'avenir

niveau culturel de chaque pays, on retrouve partout le m ê m e schéma : une double distribution comportant deux circuits, l'un qui possède tous les moyens et toutes les habitudes du dialogue littéraire, mais ne s'adresse qu'à une partie restreinte de la popu­lation, l'autre dirigé vers l'ensemble de la population, mais ne pouvant servir de moyen de communication qu'à sens unique.

Il est donc évident qu'une véritable littérature de masse ne pourra exister et se développer que si la librairie responsable et consciente de son rôle accepte de se réformer suffisamment pour desservir l'immense public populaire abandonné jusqu'ici à la mécanique d'une distribution en quelque sorte autoritaire. Cela suppose une refonte complète des structures de la librairie, une réévaluation de sa nature et une revision de ses devoirs. Mais, pour que cela soit possible, encore faut-il que la librairie ne soit pas méconnue de la société qu'elle est appelée à servir.

L'image traditionnelle du libraire

Pour les statisticiens, le commerce de la librairie est rangé avec l'ameublement, les chaussures, la quincaillerie et les textiles dans le chapitre des commerces non alimentaires. L e libraire est consi­déré c o m m e un marchand de livres, c'est-à-dire un détaillant d'objets fabriqués à partir d'une matière première qui est le papier et façonné selon certaines techniques qui sont celles de l'impri­merie. Il faut bien reconnaître que, du point de vue rigoureuse­ment économique, c'est là une définition du libraire qui en vaut une autre1.

Les autorités n'ont pas toujours eu à l'égard de la librairie ce détachement d'économistes. L e livre n'est pas seulement u n objet façonné en papier, c'est aussi le véhicule de la pensée. L e libraire qui le distribue se trouve situé en évidence à l'extrémité de la chaîne de communication qui diffuse dans le pays les messages

1. N o u s avons développé la matière de ce chapitre au cours d'une c o m m u n i ­cation au IP Congrès international des libraires (Paris, Unesco, 1964) sous le titre < Le libraire, le pouvoir et le public >.

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L a librairie et la diffusion de masse

d'information et de culture. C'est u n poste qui attire inévitable­ment l'attention du pouvoir, qui l'inquiète et qui suscite chez lui le désir de contrôler la distribution d'une denrée aussi dangereuse mais aussi efficace que le livre. Depuis que le libraire existe, tous les régimes autoritaires ont fait leur possible pour le lier par une réglementation rigoureuse.

O n peut donc dire que les autorités n'ont conscience du phéno­m è n e de la librairie que dans la mesure où il s'insère dans une activité collective importante à leurs yeux : le commerce de détail ou la diffusion de l'information et de la culture. C e sont là, en effet, des activités collectives dont relève la librairie, mais ne la voir que selon les perspectives de ces activités revient à la mutiler, à la déformer, à la dénaturer. Elle n'est pas perçue c o m m e un phéno­m è n e global dans sa totalité, dans sa spécificité. Sa position dans la vie collective en souffre quantitativement et qualitativement.

L a déformation quantitative est peut-être la plus évidente et la plus dramatique. Alors que la librairie est un fait majeur dans la vie de la cité, c o m m e le montrent des données aussi simples que l'importance linéaire des étalages de librairie dans les rues d'une ville ou encore le temps passé, par telle ou telle catégorie sociale à la lecture de livres achetés dans les librairies, si l'on considère la librairie c o m m e u n commerce de détail, il faut reconnaître que ce n'est pas un des commerces les plus impor­tants. Son chiffre d'affaires ne saurait se comparer ni à celui de l'alimentation, ni m ê m e à celui d u sanitaire ou de l'équipement électro-ménager. Si, d'autre part, on considère la librairie c o m m e un des rouages d'un mécanisme de communication, il faut recon­naître aussi qu'en tant que m o y e n de communication de masse elle ne peut rivaliser ni avec le cinéma, ni avec la radiodiffusion, ni avec la télévision, encore que depuis quelques années le livre à grande diffusion lui donne une efficacité nouvelle.

Qualitativement, la situation est encore pire. E n effet, m ê m e dans la mesure où les Etats reconnaissent l'existence du phéno­m è n e culturel, lui attribuent une structure administrative, un bud­get, éventuellement m ê m e un ministère, le libraire, personnage « impur » parce qu'animé de mobiles commerciaux ou techni-

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ques, est trop souvent traité c o m m e le marchand du temple et quelquefois plus mal encore que lui. L'enseignement et la religion, qui sont protégés par des tabous nombreux et puissants, sont pour­tant, par certains aspects, des phénomènes de communication de masse, voire des phénomènes économiques, et ont été étudiés c o m m e tels par les sociologues. Mais la culture et, singulièrement, la littérature restent encore des domaines où, dans de nombreux pays, la terreur du sacré l'emporte sur la clairvoyance sociale1. Il est pourtant évident que, s'il n'y avait pas de libraires, il y aurait peut-être des écrivains mais ils n'auraient pas souvent l'occasion de manger. Q u a n d on songe à l'influence déterminante que la nécessité de vivre a eue sur l'apparition ou l'orientation de telle ou telle œuvre littéraire fondamentale, on ne peut manquer d'être frappé par ce qu'a d'essentiel la relation économique écrivain-libraire.

Qu'il le veuille ou non, le libraire est donc considéré, par les autorités de son pays, c o m m e un marchand de papier imprimé au m ê m e titre que le marchand de journaux. Il est d'ailleurs lui-m ê m e souvent marchand de journaux. Quelle que soit la façon dont on l'envisage, la vente du journal constitue pour le livre un excellent point d'appui dans le public. Les librairies c pures » sont rares et, parmi les commerces d'appoint qui accom­pagnent le livre, celui du journal est certainement de très loin le plus fréquent*. Dans les pays socialistes, où l'on essaie d'avoir une politique du livre, cette politique n'est efficace que si, au niveau de la distribution, on ne sépare pas le livre de la presse. Cette situation a de très grands avantages, mais aussi des incon­vénients considérables. L'un d'entre eux est de conduire le public à confondre deux activités qui, tout en pouvant être complémen­taires, n'en sont pas moins très différentes.

1. Voir à ce sujet, l'article de Gilbert M U R Y , « U n e sociologie du livre est-elle possible ? », Informations sociales, Paris, n* 1, janvier 1957, p. 64-70.

2. O n n'a trouvé à Bordeaux que 3 librairies « pures > sur 52. Par contre, 12 % des grandes librairies vendaient le journal au titre d'activité secon­daire et 28 % des petites librairies au titre d'activité principale ou secon­daire ; 60 % des débits de livres vendaient également des journaux.

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L a librairie et la diffusion de masse

L e public, d'ailleurs, se fait du libraire une idée extrêmement floue, plus floue encore que celle qu'en peuvent avoir les gouver­nements. Car ceux-ci, au moins, sont forcés d'organiser leur poli­tique selon des catégories claires et bien définies, m ê m e si elles ne coïncident pas toujours avec la réalité. Il n'en va pas de m ê m e du consommateur, pour qui lés produits consommables et, par voie de conséquence, leurs distributeurs se définissent en fonction d'un besoin à satisfaire plutôt qu'en fonction d'une activité collec­tive. Produit national ou produit d'importation, payé en francs, en dollars ou en roubles, le charbon est toujours un combustible et le charbonnier l 'homme qui assure le fonctionnement de l'appa­reil de cuisine ou de l'appareil de chauffage. A u x yeux de la m é n a ­gère, il n'y a, entre lui et le fournisseur de mazout, d'électricité, de gaz ou de tout autre moyen de produire de la chaleur aucune autre différence que celle des tarifs ou de la commodité matérielle. Les problèmes de la politique énergétique nationale ou internatio­nale se situent à un autre niveau, d'autant plus que la consomma­tion domestique de combustibles n'y entre que pour une part assez faible. Il en va exactement de m ê m e de l'attitude du public envers le libraire. L e libraire est l 'homme qui fournit de la lecture. C o m m e la lecture, pour une énorme proportion, c'est le journal, le libraire ne se distingue pas essentiellement du marchand de jour­naux.

Lorsque nous parlons de librairie, nous s o m m e s donc en pré­sence d'un concept fluide et variable qui englobe des phénomènes disparates entre lesquels il n'y a pas de points de comparaison. A cela il faut encore ajouter ce qu'on pourrait appeler les cou­ches archéologiques du mot, car il n'est pas de vocable qui ne possède une certaine mémoire sémantique et celle des mots qui se rapportent à la littérature est particulièrement lourde. N ' o u ­blions pas que le libraire est antérieur à l'imprimerie et que c'est à une date relativement récente que l'apparition de l'éditeur lui a enlevé la plus grande partie de ses responsabilités, ne lui laissant que la moins spectaculaire, mais la plus redoutable.

O n voit que la situation du libraire est loin d'être nette. Nous comprenons maintenant quelques-unes des raisons de cette ambi-

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guïté gênante pour l'exercice du métier et désastreuse pour l'orga­nisation de la profession. Qu'il s'agisse des autorités ou qu'il s'agisse du public, le libraire est toujours défini dans la cité par référence à des problèmes qui ne le concernent pas en propre, dont il n'est qu'une donnée et non la plus importante. Marchand de papier imprimé, distributeur d'informations et de culture, four­nisseur de lecture, tout cela s'applique bien au libraire, mais ne saurait en aucun cas suffire à le définir.

C'est peut-être qu'on n'a jamais essayé de le définir à partir du livre, et, si on ne l'a jamais fait, c'est peut-être aussi qu'on ne savait pas exactement ce qu'était u n livre, à supposer qu'un livre soit toujours la m ê m e chose. L a seule définition efficace du livre est celle qui tient compte de son usage et se fonde sur la c o m m u ­nication littéraire ou fonctionnelle telle que nous l'avons décrite au début de cette étude.

D è s lors, on voit combien il est insuffisant de définir le libraire par la vente des livres. L e libraire vend les livres parce qu'il faut bien que quelqu'un recouvre les frais de fabrication et de distri­bution ainsi que la rétribution des services rendus, mais on pour­rait facilement imaginer des systèmes où le livre serait gratuit et où le libraire n'en serait pas moins ce qu'il est : une des voies de l'opinion littéraire vers la production, un des visages de la production littéraire vers l'opinion.

La librairie et le milieu social

Il faut cependant admettre que, techniquement, la librairie est un commerce de détail. E n tant que telle, elle est soumise aux lois économiques qui régissent les commerces, mais en tant que telle seulement. L e livre est autre chose qu'un produit conditionné et la distribution de lectures autre chose qu'une prestation de service'.Dans la m ê m e Lettre sur la librairie où Diderot rappelait

1. N o u s avons développé la matière de ce chapitre au cours d'une c o m m u n i ­cation au X X X * Congrès national des librairies de France (Paris, Unesco, 1964) sous le titre « L'adaptation de la librairie au milieu >.

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L a librairie et la diffusion de masse

qu'une étoffe invendue garde quelque valeur alors qu'un livre invendu perd toute la sienne, il écrivait également ces mots qui ne sont pas moins clairvoyants : « Il n'en est pas d'un ouvrage c o m m e d'une machine dont l'essai constate l'effet, d'une invention qu'on peut vérifier en cent manières, d'un secret dont le succès est éprouvé. Celui m ê m e d'un livre excellent dépend d'une infinité de circonstances raisonnables ou bizarres que toute la sagacité de l'intérêt ne saurait prévoir1. »

Ainsi sont posés les deux problèmes particuliers de la librairie, qui font d'elle un commerce différent de tous les autres : le pro­blème du tri et le problème du stock. C o m m e n t discerner, dans une production surabondante, ce qui sera vendable, avant que les invendus ne pèsent de tout leur poids sur l'équilibre de l'entreprise, et comment , en m ê m e temps, disposer d'un stock suffisant pour permettre au public d'exercer son libre choix ? Tel est le dilemme du libraire. Il peut le fuir en se faisant l'agent de vente irresponsable de grandes maisons d'édition ou de distribu­tion, mais alors il cesse d'être libraire. Il peut se réfugier dans le commerce des valeurs sûres distribuées à un public limité, mais il s'ampute de ce qu'il y a de vivant dans sa profession, il se condamne à la médiocrité et à la stagnation. Il peut, au contraire, écarter de son commerce la menace du stock dormant en jouant le jeu spéculatif de la nouveauté, mais c'est un jeu dangereux, car il suppose un renouvellement constant de la cuéntele : les lecteurs restent fidèles à leurs découvertes, et ne pas suivre un livre, un auteur ou un genre, c'est donner congé au public qui a fait leur succès.

N o u s en revenons à la nature indéfinissable du livre. O n raconte que, dans un pays où il y a beaucoup de généraux, on voulut offrir à un vieux général qui prenait sa retraite une édition rare et précieuse d'un livre ancien. L e vieux militaire considéra le livre et dit : « U n livre ? C e n'était pas la peine, j'en ai déjà un chez moi ! »

Cette anecdote illustre de manière plaisante la différence spé-

DlDEROT, op. Cil. p. 15.

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Perspectives d'avenir

cifique qui existe entre le livre et les autres produits de consom­mation, entre la lecture et les autres services. Q u a n d le boucher vend de la viande, quand le garagiste répare une voiture, quand le parfumeur préconise l'usage d'un savon, ils intéressent tous ceux qui mangent, qui se déplacent et qui se lavent, c'est-à-dire la pres­que totalité de leurs contemporains. Q u a n d le libraire vend un livre, il n'intéresse que ceux de ses contemporains pour qui ce livre signifie quelque chose. Avec des différences de commodité ou d'agrément, un morceau de viande en remplace un autre et il en est de m ê m e d'une voiture ou d'un morceau de savon. Mais un livre donné n'en remplace pas un autre, chaque acte de lecture est une aventure particulière, individuelle, qu'on ne peut ni repro­duire, ni remplacer, ni imiter.

Il s'ensuit que la mise en vente d'un livre ne peut ressembler à celle d'un autre produit. Elle exclut la publicité de type tradi­tionnel. Celui qui veut vendre une savonnette met des affiches dans la rue, car il s'adresse en principe à tout le m o n d e . L e rende­ment de sa publicité doit être calculé en fonction du nombre de tous les individus qui en prennent connaissance. A u contraire, un livre donné ne s'adresse qu'à un groupe à la fois défini dans ses goûts et indéterminé dans sa composition, sa situation sociale, sa répartition géographique. Si, en ce cas, on procède par affiches, le rendement d'une telle publicité est forcément dérisoire aux regards des frais engagés, puisqu'ils se calculent non sur la totalité de personnes qui en ont pris connaissance, mais, sur la fraction inconnaissable que le livre est susceptible d'intéresser.

L a programmation de l'édition permet évidemment de dégager des masses importantes de lecteurs spécialisés et justifie un certain type de publicité collective, mais, si l'on devait étendre le m ê m e système à toute l'édition, il faudrait renoncer au tri, à l'indis­pensable tri qui est, nous l'avons vu, le risque fondamental mais aussi la garantie de vitalité, de puissance créatrice de l'édition. L a publicité en librairie ne peut être que sélective et orientée vers un public bien défini. C'est dire, en s o m m e , que la programma­tion dangereuse au niveau de l'édition, est nécessaire au niveau de la librairie. C'est d'ailleurs pourquoi la librairie en chambre,

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L a librairie et la diffusion de masse

le club du livre ou le porte à porte sont des concurrents redou­tables pour la librairie du type traditionnel. Ces divers modes de vente, en effet, prospectent des publics repérés, identifiés et en tout état de cause non anonymes.

Seul de tous les h o m m e s du livre, le libraire est directement en contact avec le lecteur. Il est, en quelque sorte, l'antenne sen­sible du mécanisme. D e m ê m e que le combattant de première ligne, en m ê m e temps qu'il exécute les ordres du commandement , renseigne ce m ê m e commandement sur le terrain et sur l'adver­saire, sur ses propres besoins et sur le déroulement du combat, contribuant ainsi à l'élaboration des ordres qu'il devra exécuter ensuite, de m ê m e le libraire, en m ê m e temps qu'il sert d'agent d'exécution au producteur littéraire, doit lui servir aussi de guide et de conseiller. L e rayon de nouveautés de son magasin est le banc d'essai qui doit lui permettre, sinon de dégager le visage historique de la littérature — travail de longue haleine qui est du ressort de la critique — du moins de déterminer dans la produc­tion littéraire ce qui est viable et d'en tirer les conséquences. Dégager des réactions des premiers lecteurs l'image de ce qui peut survivre, puis retrouver dans la masse du public les autres lecteurs — les lecteurs de fond, en s o m m e , après les lecteurs de choc — qui attendent cette production élaborée et lui apporteront leur soutien, telles sont les deux grandes préoccupations qui doivent diriger la politique du libraire et notamment son adaptation au milieu.

U n e librairie ne s'organise pas et ne se gère pas de la m ê m e façon selon qu'il s'agit de la librairie « de passage » d'une grande ville, de la librairie « à tout faire » d'un village ou de la librairie « de service » d'un grand ensemble, mais dans tous les cas il faut que le libraire se plie à la triple nécessité de rechercher dans la population qui l'entoure les lecteurs éventuels, d'être présent sur les trajets de leur vie quotidienne et de susciter en eux la réponse qui seule permet au dialogue littéraire de s'établir.

L e libraire de demain ne pourra plus se permettre de rester dans sa boutique et d'y attendre le chaland. B o n gré, mal gré, il faudra qu'il devienne un des animateurs culturels de son unité

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Perspectives d'avenir

d'habitation, village, quartier de ville ou grand ensemble. Cest là une tâche qui, de nos jours, n'est plus à la mesure des moyens individuels. L e libraire est en droit de s'attendre que toute la puis­sance collective de l'édition l'appuie et le porte. D e la conscience publique, il est en droit d'exiger, pour le livre, le bénéfice des m ê m e s infrastructures dont disposent les autres moyens de c o m m u ­nication et techniques artistiques de masse — cinéma, radio, télé­vision. Ainsi que l'écrit le sociologue du loisir Joffre Dumazedier : « L a distribution du livre doit devenir une conquête permanente, sinon les forces hostiles à la lecture risquent de l'emporter grâce à leurs puissants moyens de publicité. Editeurs et libraires doi­vent utiliser pour le livre certains moyens d'information de masse qu'utilisent les producteurs et les distributeurs de films1. » N o u s irons plus loin encore et nous dirons qu'éditeurs et libraires doi­vent inventer eux-mêmes de nouvelles techniques de prospection et de vente. L e porte à porte, le distributeur automatique, l'en­quête participante, le club de lecture et bien d'autres procédés encore offrent toute une g a m m e de moyens d'action entre lesquels on peut choisir, selon les exigences du milieu et selon les inten­tions du distributeur.

Car, répétons-le, il faut des exigences et des intentions, cons­cientes, les unes et les autres. L a diffusion des lectures — distri­bution et consommation — n'est pas une opération neutre. C'est un geste militant qui doit toujours reposer sur une idéologie, quand bien m ê m e il ne s'agirait que d'une idéologie culturelle. N'oublions pas que le prosélytisme méthodiste en Angleterre, la didactique rationaliste en France et la propagande marxiste en U R S S ont été à l'origine des plus grande réussites de la culture livresque.

Il faut donc que le libraire se considère c o m m e un agent d'action culturelle permanente qui n'en a pas fini avec le livre quand il l'a vendu. Et il rejoint ici cet autre diffuseur de lectures qu'est le bibliothécaire. N o u s n'avons guère parlé des bibliothè­ques dans cet ouvrage, car leur situation est encore m a l connue.

1. J. D U M A Z E D I E R , Vers une civilisation du loisir ?, p. 175-203, Paris, 1962.

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L a librairie et la diffusion de masse

L a bibliothèque, dans la plupart des pays, c o m m e n c e à peine à se dégager de la tradition qui fait d'elle un lieu de conservation plutôt qu'un lieu de consommation.

Les statistiques les plus récentes permettent cependant de noter que la lecture en bibliothèque publique est particulièrement déve­loppée dans les pays qui sont aussi de grands consommateurs de livres en librairie. Cela prouve que les deux modes de distribution, loin d'être concurrents, sont complémentaires. Ils ont les m ê m e s servitudes et les m ê m e s exigences. Implanter des bibliothèques publiques dans un pays ou dans un milieu social où n'existent pas les circuits culturels nécessaires à l'échange littéraire est aussi illusoire que d'y ouvrir des librairies qui vendront des livres conçus dans un autre univers. Mais bibliothèques et librairies peuvent coopérer pour créer les conditions de l'échange.

U n des terrains les plus favorables à une telle coopération est celui de la lecture sur les lieux du travail1. O n c o m m e n c e à décou­vrir l'importance capitale de la bibliothèque d'entreprise dans la prise de conscience culturelle du m o n d e ouvrier. L a bibliothèque d'entreprise n'est socialement efficace que si sa création et sa ges­tion émanent de la volonté des travailleurs eux-mêmes, mais elle n'est culturellement satisfaisante que si elle opère en liaison avec le libraire et avec l'éducateur sans subir ni la pression commerciale de l'un, ni la pression didactique de l'autre.

C'est là un équilibre difficile à maintenir, mais le livre est une « machine à lire » et il en est de lui c o m m e de toutes les machines. D e la libération qu'elles offrent à l'asservissement qu'elles peuvent imposer, une simple nuance suffit à faire basculer le fléau de la balance.

1. U n e enquête est en cours depuis 1962 au Centre de sociologie des faits littéraires de Bordeaux, d'abord sous la direction de J. Boussinesq, puis sous celle de H . Marquier. Voir J. B O U S S I N E S Q , La lecture dans les biblio­thèques d'entreprise de tagglomération bordelaise, Centre de sociologie des faits littéraires, Bordeaux, Faculté des lettres et sciences humaines, 1963. U n autre fascicule est en préparation sous la direction de H . Marquier. U n colloque sur les bibliothèques sur les lieux de travail a été également orga­nisé en novembre 1961, à l'Unesco, par la Commission nationale de la République française pour l'éducation, la science et la culture, qui a publié un fascicule sur les débats.

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Chapitre III Pour un nouveau dialogue

Situation de l'écrivain

L'écrivain n'a pas encore trouvé sa place dans la cité moderne. L a raison en est peut-être, que la cité moderne est une énorme entreprise de sécurité mutuelle tendant à préserver ses membres des risques de la nature vivante et de la condition humaine. O r il n'existe aucun moyen de protéger l'écrivain en tant qu'écrivain. O n peut lui assurer la m ê m e protection sociale qu'à tous les citoyens, lui garantir une retraite de vieillesse, des soins gratuits, une aide juridique. O n ne peut pas l'assurer contre ses risques littéraires.

N o u s connaissons assez bien maintenant le mécanisme de la vie littéraire pour comprendre qu'il faut que l'écrivain propose et que le public dispose. L a littérature naît de ce dialogue, vit de lui et progresse grâce à lui. Mais c'est u n dialogue meurtrier qui, de mille œuvres conçues, en m è n e dix à terme et une à maturité. Bien entendu, on peut améliorer le rendement par divers moyens techniques, notamment en élargissant les bases sociales du dia­logue, en améliorant les circuits de distribution, en donnant au jugement conscient du lecteur de meilleures et de plus fréquentes occasions de se manifester, mais on ne peut pas éliminer le risque, on ne peut m ê m e pas le réduire sensiblement. Toute tentative pour programmer de manière vraiment efficace aboutit à la sclé­rose et à la routine quand elle s'applique au filtre de l'édition. Q u a n d elle s'applique à l'écrivain, elle aboutit purement et sim­plement à la stérilisation.

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Pour un nouveau dialogue

C'est pourquoi le succès est une forme de la mort littéraire. L e succès de l'écrivain n'est pas tout à fait le m ê m e que le succès de l'éditeur. Il ne suffit pas que le livre se soit bien vendu et assure un certain rendement. Qui pourrait en effet évaluer les intérêts d'un investissement qui se compte en valeurs de vie, de pensée, d'action ? Quels que soient ses gains financiers, l'écrivain ne retrouve jamais son capital, il travaille à fonds perdus. O n peut cependant admettre une définition économique du succès de l'écri­vain : c'est le m o m e n t où la vente d'une de ses œuvres lui permet de vivre de sa plume. C e m o m e n t correspond d'ailleurs à un autre aspect du succès : celui de la saturation par l'écrivain de son public possible. Q u ' o n voie la chose d'une façon ou d'une autre, à partir de ce m o m e n t l'écrivain s'est défini c o m m e tel aux yeux d'un groupe social qui ne le lâchera plus, ne lui laissera plus sa liberté, lui imposera une image de lui-même et, avec la très excu­sable et très naturelle complicité de l'éditeur, le programmera en quelque sorte de force.

« N e repartez jamais par le chemin qui vous a servi pour venir >, disait Kipling du succès littéraire. Si l'écrivain n'a pas la force de s'arracher à son succès, de se refuser à lui, voire — cela s'est vu — de recommencer une autre carrière sous un autre n o m , il est iné­luctablement condamné dix ou quinze ans plus tard — le temps que son public initial vieillisse — au mieux à la stérilisation, au pis à l'oubli.

Rien ne peut donc dispenser l'écrivain de courir ses risques et de les courir seul. Encore faut-il que le jeu. ne soit pas faussé à son détriment. Il peut l'être — et il l'est en général — de deux façons : économiquement et moralement.

N o u s avons signalé plus haut le décalage désastreux qui existe entre la rentabilité de l'éditeur et celle de l'écrivain. L a chose n'est pas nouvelle et la misère du poète est un vieux thème litté­raire. M ê m e du temps où le mécénat d'un prince éclairé subvenait aux besoins de l 'homme de lettres, il s'agissait tout au plus d'une pension de survie. L a cassette de Louis X I V assurait aux protégés du roi tout au plus le revenu d'un compagnon imprimeur. A u xxe siècle, il est aisé de calculer que, pour s'assurer le niveau de

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vie d'un linotypiste hautement spécialisé, un romancier devrait produire tous les dix-huit mois une œuvre se vendant à 8 0 0 0 ou 10 000 exemplaires, ce qui est rare et m ê m e hautement impro­bable1.

Il existe de nombreuses solutions de remplacement pour faire vivre les écrivains : second métier, activités para-littéraires, jour­nalisme, traduction, critique, recours au soutien économique d'autres moyens de diffusion plus rentables c o m m e la radio, la télévision, le cinéma, etc. Toutes ces solutions ont le défaut de n'être pas des solutions, mais des échappatoires, car elles esquivent le vrai problème : celui de la réintégration de l'écrivain dans le cir­cuit commercial du livre, du raccrochage de la rentabilité de la création à celle de l'édition'.

L e problème est d'ailleurs infiniment plus complexe que du temps de Louis X I V ou m ê m e de Diderot. Notre société a d'autres exigences que la simple survie des citoyens. Il ne faut pas seule­ment donner à l'écrivain le m o y e n de vivre de sa plume ; il faut aussi lui assurer le niveau de vie correspondant aux nécessités de sa profession. L e mythe du poète romantique qui ne peut prouver son génie qu'en mourant de froid et de faim dans sa mansarde est un mensonge malhonnête du capitalisme naissant, appliqué à dissocier l 'homme d'esprit de l 'homme d'action, à éloigner l'intellectuel des préoccupations économiques et sociales.

L a mentalité moderne exige que le métier des lettres soit organisé au sein de la cité. Mais aussitôt se posent d'autres pro­blèmes. L e mythe du travailleur intellectuel, cher aux sociétés socialistes naissantes, n'est pas moins dangereux que celui du poète famélique. Cette expression séduisante exprime un rapport éco­nomique abstrait, mais non forcément une insertion réelle, vivante, de l'écrivain dans le m o n d e du travail. Q u ' o n le veuille ou non, et quelle que soit la structure de la société, la création littéraire

1. Voir notre article sur < L a rentabilité de la littérature », op. cit. 2. Sur le problème du second métier, notamment, voir l'article de Taha H U S S E I N ,

« L'écrivain dans la société moderne », dans L'artiste dans la société contem­poraine (Conférence internationale des artistes, Venise, 22-28 septembre 1952), p. 72-87, Paris, Unesco, 1954.

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Pour un nouveau dialogue

suppose une certaine disponibilité qui — du moins dans l'état actuel de la technologie — est incompatible avec les servitudes du travailleur manuel, ouvrier ou paysan. L a fatigue physique ou nerveuse n'est pas littéraire. L'écrivain issu du peuple doit choisir entre la solitude parmi les siens et l'exil social. S'il choisit l'exil, m ê m e c o m m e artiste d'Etat, m ê m e c o m m e m e m b r e d'un syndicat, m ê m e c o m m e salarié d'une maison d'édition, il risque de se trou-vers isolé ou déclassé dans u n autre m o d e de vie et d'oublier l'écra­sante réalité des choses dont il témoigne pour n'en retenir que l'amère et négative philosophie. Peut-être m ê m e — et la chose est grave — en ignorera-t-il les joies, considérées c o m m e dégra--dantes. Il faut vraiment être un très grand artiste et une grande â m e pour comprendre et faire comprendre que « vulgaire » et « populaire » sont des synonymes et que leurs sens ne s'alignent pas forcément sur la valeur inférieure.

La critique et l'opinion littéraire

D a n s un livre plein de sensibilité et de bon sens, le critique fran­çais André Thérive pose précisément le problème de l'attitude de la critique face à ce qu'il appelle l'infra-littérature et que d'au­tres appellent la sous-littérature ou les littératures marginales. Il le fait en lettré attaché aux valeurs traditionnelles, mais avec une singulière lucidité. Sans accepter une conception sociologique de la littérature, il distingue parfaitement le déséquilibre social qui affecte son destin : « A mesure que l'instruction se répand, entendez la faculté de lire, un public immense de sujets lisants s'étend autour du public restreint des lettrés1. » Surtout, il est conscient du paradoxe qui veut que le remède risque d'être pire que le mal et que la solution du problème pose des problèmes plus graves encore : « L a réconciliation de la littérature avec la société ne se fera jamais tant que la société sera brouillée avec elle-même, c'est-à-dire dépouillée de principes c o m m u n s et de hiérarchies

1. André T H É R I V E , La foire littéraire, p. 225, Paris, La table ronde, 1963.

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naturelles. Et, quand l'ordre sera revenu, on regrettera sûrement la douce anarchie présente, où la littérature n'est qu'un jeu moins pratique et estimé que le basket-ball1. » Désespérant et craignant à la fois de voir jamais s'instaurer cette société sans classes cultu­relles, André Thérive préfère pour sa part cette forme de liberté qu'est le dilettantisme de l'amateur averti : « L a critique littéraire n'est pas un palais de justice, mais une boutique pittoresque, et indispensable, à la foire sur la place : entre la loterie, la m é n a ­gerie, le marchand de sucreries fades et le triste M u s é e D u p u y -tren". »

Malgré les apparences, André Thérive est ici tout près d'une solution humaine et vivable au difficile problème de la formulation des valeurs dans la littérature de masse. Il repousse la critique normative et autoritaire, engoncée dans son didactisme, qui dit le bien et le mal de l'extérieur, sans référence aux réalités vivantes, mais il repousse aussi l'absence de critique, le neutralisme c o m ­mercial, l'indifférence statistique de la vente dans les magasins à succursales multiples. Sa curieuse petite boutique foraine a le mérite de ne refuser ni le voisinage des humbles joies quotidiennes de la foule, ni la responsabilité d'un goût conscient qui sait choisir.

Trop souvent on parle de « guider » les lectures, d' « orienter » le lecteur. C'est là un langage dangereux, étranger en tout cas au véritable rôle de la critique, qui est de témoigner plutôt que d'enseigner. O n ne saurait faire grief à un critique d'exprimer les aspirations et les tendances d'une chapelle littéraire : il faut que les minorités, et notamment les minorités expérimentatrices, puis­sent faire entendre leur voix. Mais il est nécessaire aussi que d'autres critiques apportent d'autres témoignages mettant en rap­port des groupes plus vastes d'écrivains et de lecteurs. Cela dépend de leur personnalité psychologique et sociale, de leur implantation dans la pensée et dans la société de leur temps. Plus profondes et plus vivaces sont les racines qu'il plonge dans son époque, plus

1. André T H É R I V E , op. cit. 2. Ibid., p. 256.

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apte est le critique à faire entendre la voix innombrable des lec­teurs anonymes avec lesquels il possède des solidarités de tous ordres. Plus réelle est son autonomie d'écrivain, sa liberté d ' h o m m e , plus il est apte à offrir aux masses un visage accessible et intelligible de la littérature.

C e dernier point est important, car il concerne une nouvelle dimension de la critique, celle que lui ouvrent les moyens de c o m ­munication modernes c o m m e le cinéma, la radio, la télévision et, jusqu'à un certain point, la bande dessinée. L e critique, de nos jours, a le m o y e n de s'adresser aux masses au n o m de la littéra­ture et de les atteindre. Il suffit qu'il se fasse adaptateur ou commentateur. L'explication de texte conduite avec sensibilité dans un langage sans pédanterie fait merveille sur l'écran de la télévision. Quant à l'interprétation visuelle ou auditive d'une grande œuvre, c'est peut-être une trahison, mais certainement du type de celles que nous appelions les trahisons créatrices. Passer du livre au film a toujours été une démarche qu'ont encouragée les producteurs de cinéma. Passer du film au livre n'est pas moins recommandable et sans doute plus fructueux.

C'est en rappelant les Muses du ciel et en les replaçant parmi les h o m m e s qu'on fait de la bonne critique. Nous retrouvons ici les m ê m e s valeurs d'action, d'engagement et d'humanisme qui per­mettent aux écrivains de rompre leur solitude dans la cité moderne. C'est en étant d'abord un militant que le critique peut être un médiateur et un témoin. C o m m e l'a montré Richard Altick1, avant d'être, au xix° siècle, le plus étroit et le plus didac­tique des censeurs, le prêcheur méthodiste avait été, au xvine siè­cle, le plus efficace des vulgarisateurs de littérature. C'est John Wesley lui-même qui, dès 1743, publia pour 4 pence, en format de poche, une édition condensée du Progrès du pèlerin, de Bunyan. Ses continuateurs devaient suivre le mouvement et répandre des livres qui n'étaient pas tous religieux, bien au contraire, puisqu'il s'y est trouvé de la meilleure poésie roman­tique, mais qui tous franchirent la barrière sociale, portés par la

1. The English common reader, op. cit., p. 99-128.

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m ê m e foi et le m ê m e enthousiasme. L a prédication méthodiste et l'action culturelle qui l'accompagna sont parmi les causes objec­tives de la soudaine promotion littéraire des masses britanniques, de la mutation du livre qu'elle suscita et du cours nouveau pris à partir de 1830 par les lettres anglaises. Si, à ce moment-là, l'in­fluence du mouvement religieux se révéla plus paralysante que stimulante pour la littérature victorienne, c'est que le méthodisme, c o m m e tant d'autres mouvements, avait dès lors c o m m e n c é à masquer le vieillissement de son enthousiasme sous un d o g m a ­tisme rigoriste.

O n peut penser que de telles considérations sont étrangères au problème de la critique. E n fait, la situation du critique dans la civilisation du paperback peut se comparer à celle du prédicateur itinérant qui va de village en village. Il a sa mission personnelle, mais il doit la subordonner, d'une part, au message qui passe à travers lui sans lui appartenir, d'autre part, à la réalité des c o m ­munautés vivantes qu'il lui faut pénétrer sans violenter leur cons­cience collective ni en dénaturer la fragile expression.

E n un langage plus simple, cela veut dire que toute critique litté­raire adaptée à la diffusion de masse devra être fondée sur une connaissance intérieure, sur une expérience participante du comportement littéraire des masses. A la limite on peut m ê m e considérer que la médiation du critique n'est pas indispensable. D a n s les pays socialistes, on organise systématiquement des contacts entre les écrivains et les travailleurs des différents milieux, contacts fondés sur la vie en c o m m u n et le travail en équipe. Ces méthodes ont une efficacité certaine, mais il est difficile de se passer du meneur de jeu qui harmonise les langages et évite les malentendus. Tel est peut-être le nouveau personnage dont notre temps a besoin : l'animateur culturel, qui, non satisfait des faciles succès de l'image et du son mais s'appuyant sur eux, entreprend avec toute l'humilité intellectuelle et tout l'esprit d'équipe néces­saires, la difficile organisation des échanges de masse à h o m m e .

L e succès de la littérature de masse dépend de l'existence de tels échanges. Leur terrain sera forcément extra-littéraire dans la mesure précisément où ils devront franchir les frontières du public

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. Pour un nouveau dialogue

lettré. M ê m e si un écrivain et un lecteur sont physiquement et intellectuellement très éloignés l'un de l'autre, la communauté d'une activité syndicale, politique, religieuse ou m ê m e simplement sportive peut permettre de créer entre eux les conditions d u dialogue.

L e prix littéraire, institution fréquemment et injustement décriée, peut trouver ici une nouvelle signification. Cette tentative de tri responsable dans une production nécessairement anarchique est en soi utile et m ê m e indispensable. C'est u n geste typique d'académie, c'est le geste par lequel une sélection représentative de lettrés appartenant à un certain groupe social dit clairement et fermement la préférence de son groupe. Sous des formes diffé­rentes, ce système a très bien marché pendant des siècles, tout le temps, en fait, que le groupe des lettrés est demeuré relativement réduit et homogène. Les difficultés ont c o m m e n c é dès le xixe siè­cle et n'ont fait que s'accroître jusqu'à notre époque, tandis que de nouveaux groupes sociaux accédaient à l'opinion littéraire, éla­boraient leurs propres académismes et formulaient leurs propres jugements. U n des résultats de cette multiplication des académies, avouées ou non, est l'actuelle pléthore des prix littéraires, qui ôte toute efficacité au tri.

Mais il y a plus grave. Dans la culture d'élite, les valeurs sont stables alors que, dans la culture de masse, elles sont fluides et toujours remises en question, puisqu'il s'agit d'une manière de vivre plutôt que d'une manière d'être. L e couronnement acadé­mique du prix littéraire est, au sens littéral du mot, une consé­cration. Il désigne l'écrivain au respect permanent de pairs, c o m m e une valeur sûre et désormais non dévaluable, mais il l'éloigné irrémédiablement des masses en faisant de lui une vedette. C e phénomène de la vedette, très bien perçu par T h o m a s Carlyle dès 18401, date des premiers grands tirages au début du xixe siè­cle, et l'une de ses manifestations les plus spectaculaires fut alors le byronisme. Il s'en faut que tous les prix-Goncourt ou tous les

1. Thomas C A R L Y L E , On heroes, hero-worship and the heroic in history, lec­ture V , € The hero as m a n of letters », Londres, 1840.

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prix-Nobel de notre époque atteignent à l'héroïsation quasi ciné­matographique dont Byron fut victime, mais le seul prestige de leur titre les institutionalise, en fait des mythes, des totems, ou, au mieux, de grands exemples. C'est là une des formes les plus rapides de la mort littéraire qui accompagne le succès et, à moins d'une extraordinaire volonté de renouvellement et d'autonomie, il n'est pas d'écrivain qui puisse y échapper.

Avec ou sans le livre de diffusion de masse, les sociétés possé­dant une ancienne tradition littéraire auront du mal à se dégager du réflexe académique et continueront longtemps à traiter leurs écrivains en héros de l'esprit, mais les jeunes nations actuellement en gésine d'une littérature devront se méfier du piège de l'insti-tutionalisation. Si elles créent des prix littéraires — et elles auraient tort de mépriser ce procédé de sélection et d'encoura­gement — il faudra qu'elles donnent à ces prix le caractère de vastes mouvements d'opinion sortant des entrailles du peuple avant m ê m e peut-être que la tête soit concernée. Toute révérence gardée, on peut se demander si les obscures vagues de fond qui portent au sommet de la gloire tel chanteur ou tel musicien, voire tel poète qui a choisi le disque c o m m e m o y e n d'expression, ne sont pas plus efficaces et plus vraies que les jugements longue­ment pesés des connaisseurs. Il serait souhaitable qu'il y eût concordance entre les deux modes de jugement, mais c'est là un espoir qu'il est encore vain de nourrir.

Lecteurs actifs et lecteurs passifs

Car il faut se faire une raison. L'actuelle mutation du livre, si elle réussit, ne sera ni complète, ni définitive. Q u a n d nous par­lons de diffusion de masse, il s'en faut encore de beaucoup que toutes les masses soient en cause. M ê m e dans les pays les plus évolués, seule une fraction du public Usant accédera à la lecture au cours de l'étape actuelle : celle qui aura conquis le contrôle des structures sociales nécessaires à cette accession. D a n s les pays en voie de développement — souvenons-nous de l'Asie, où le

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Pour un nouveau dialogue

public lisant représente un quart de la population totale, de l'Afri­que, où il représente un huitième — il faudra bien d'autres étapes et bien d'autres mutations pour que le successeur — peut-être pas tellement lointain — d u livre actuel fasse librement circuler entre tous les h o m m e s les messages d'information et de culture.

Et, m ê m e alors, il y aura toujours des lecteurs actifs et des lecteurs passifs. Il y aura toujours des gens qui, par paresse, par timidité, par goût, refuseront le dialogue avec l'écrivain. Il y aura toujours des amoureux du livre-objet qui ne dissocient pas le message du relieur et du typographe de celui de l'écrivain.

Peu importe. L'essentiel est que le recrutement des lecteurs actifs soit de plus en plus large, de plus en plus ouvert. Rien n'in­terdit que les valeurs plastiques s'intègrent aux valeurs d'action, aux valeurs d'intelligence et de sensibilité, à toutes les valeurs enfin qui implantent la lecture dans la vie des h o m m e s . L a révo­lution des livres est la plus libérale de toutes.

Elle demande simplement qu'on n'ait ni préjugé, ni raideur. L e fétichisme ou le fanatisme du livre sont incompatibles avec sa générosité. Il en est du livre c o m m e du pain. Partout dans le m o n d e , la conquête de la céréale et de l'aliment de base qui en dérive a été la grande victoire des h o m m e s primitifs contre la faim. Il en est découlé notamment une certaine sacralisation du pain, symbole de travail libérateur, de survie et de communion. Beau­coup de peuples — les Français notamment — conservent encore aujourd'hui cette sorte de respect irraisonné du morceau de pain dont leur mémoire collective se souvient obscurément c o m m e d'un sauveur. L e livre est l'objet du m ê m e culte inavoué, car il a été le pain de l'esprit, il a été la grande victoire des h o m m e s un peu moins primitifs contre l'ignorance et son esclavage. U n livre qui ne dure pas, un livre éphémère, un livre qui est un acte et non forcément une réalité durable, un trésor à conserver, une richesse pour toujours — ktêma es aei — voilà qui heurte profondément nos sensibilités, qui peut m ê m e nous révolter.

Et pourtant nous savons bien que le pain du pauvre, dans l'univers actuel, est descendu du rang de symbole à celui de simple métaphore et de mauvaise métaphore. N o u s savons que la

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Perspectives d'avenir

grande faim du m o n d e ne sera pas vaincue cette fois par la magie solitaire de l'épi ou de la miche, mais par u n vaste effort collectif mettant en jeu toutes les ressources scientifiques, techniques, méca­niques des civilisations évoluées, par une réforme profonde et systématique des structures sociales, par une politique mondiale concertée qui affectera bien d'autres domaines que ceux de l'agri­culture et de l'industrie alimentaire.

L a grande faim de l'esprit, elle non plus, ne sera pas vaincue autrement. Les exigences individuelles de l'écrivain, le goût raffiné du lettré amoureux de livres ne doivent avoir, dans nos plans d'avenir, ni plus ni moins d'importance que le geste auguste du semeur ou la gastronomie de Brillât-Savarin dans les débats de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agri­culture ( F A O ) . Il ne faut rien renier, mais il ne faut rien inter­poser entre le livre et la vie, et surtout pas de mythes. N o u s vivons un temps où les grandes choses se font en équipe avec l'aide de la machine. O n l'admet aisément pour les arts nés avec la civilisation de masse c o m m e la radiodiffusion, la télévision, le cinéma, sans parler du théâtre, art de contact direct avec la foule, pour lequel on l'a toujours plus ou moins admis. Il faut maintenant l'admettre aussi pour le livre. Bien entendu la nature m ê m e du geste de lecture le vouera toujours à plus de solitude que les autres moyens de communication ou d'expression artis­tique, mais la solitude de l'écrivain, la solitude du lecteur ne sont pas des solitudes asociales. C e ne sont que des moyens pour se trouver les uns les autres. Tel qui lit seul dans sa chambre a souvent plus de compagnons que s'il regardait un film avec mille autres spectateurs dans une salle de cinéma.

C'est cette vertu du livre qu'il faut maintenir et développer. L a diffusion, la communication illimitée et incessamment renouvelée entre tous les h o m m e s , voilà la fonction propre du livre. Dès qu'il cesse de la remplir, si beau que soit son aspect et si noble que soit son contenu, il n'est plus qu'un poids de papier mort, un trésor sans â m e , autant mettre une pierre à sa place.

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