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N°30-31 OCT.-NOV. 2013 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 12 EUROS P. 46 LE GRAND ENTRETIEN LE COMBAT ENVIRONNEMENTAL ET CELUI POUR LA JUSTICE SOCIALE SE MÈNENT DANS UN MÊME MOUVEMENT Hervé Bramy P. 54 HISTOIRE LES PAUVRES ET LES PAUVRES : DE L’ASCÈSE MÉDIÉVALE À L’AUSTÉRITÉ BUDGÉTAIRE Giacomo Todeschini P. 50 COMBAT D’IDÉES SOCIAL-DÉMOCRATIE RELANCE EN TROMPE L'ŒIL Gérard Streiff VIVE LA RÉPUBLIQUE Parti communiste français

La revue du Projet n ° 30-31

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La revue du Projet n ° 30-31

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Page 1: La revue du Projet n ° 30-31

N°30-31 OCT.-NOV. 2013 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 12 EUROS

P.46 LE GRAND ENTRETIEN

LE COMBATENVIRONNEMENTAL ETCELUI POUR LA JUSTICESOCIALE SE MÈNENTDANS UN MÊMEMOUVEMENTHervé Bramy

P.54 HISTOIRE

LES PAUVRES ET LESPAUVRES : DE L’ASCÈSEMÉDIÉVALE À L’AUSTÉRITÉBUDGÉTAIREGiacomo Todeschini

P.50 COMBAT D’IDÉES

SOCIAL-DÉMOCRATIERELANCE EN TROMPE L'ŒILGérard Streiff

VIVE LA RÉPUBLIQUE

Parti communiste français

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3 ÉditoGuillaume Roubaud-Quashie Le bijoutier indiscret

4 PoÉsiEsFrancis Combes Jean Ristat

5 REgaRdNicolas Dutent arles 2013 : retour en grâce du noir et blanc

6 u43 LE dossiERViVE La RÉPubLiquEÉdito : Nicolas Dutent et Côme Simien Manifeste pour la RépubliquePierre Dharréville Pourquoi et pour quoi changer de République ?Claude Nicolet L’idée républicaine en FrancePhilippe Bourdin 1792, la République en gésineMichel Vovelle Les révolutionnaires et la République de 1789 à nosjoursSébastien Crépel Les partis politiques et la RépubliqueStéphanie Roza un ou des républicanismes ?Naël Desaldeleer République et bien commun, une liaisondangereuse ? Pierre Crétois La République et l’impôtDidier Gil République ou matérialisme ? Le cas alainJuliette Grange République et démocratie : l'autonomie du sujet, laliberté de l'individuRaymond Huard Les valeurs de la République : l’enjeu d’un débatpermanentJean-Paul Scot Liberté-Égalité-LaïcitéJean-Louis Robert sur la République socialeBernard Thibault La République face à l’emprise du monde del’argentNicole Borvo Cohen-Seat déprofessionnaliser la politiqueFrançois Auguste Vers une citoyenneté active !Davy Castel La citoyenneté ne doit pas s'arrêter aux portes del'entreprise !Philippe Rio Ramener la République dans les quartiers populairesGilles Garnier La République a-t-elle encore un sens au sein del'union européenne ?

45 FoRuM dEs LEctEuRs46 u49 tRaVaiL dE sEctEuRsLE gRand EntREtiEnHervé Bramy Le combat environnemental et celui pour la justicesociale se mènent dans un même mouvement bRêVEs dE sEctEuRVéronique Sandoval changer le travail, une urgenceJean-Luc Gibelin Euthanasie, fin de vie, un débat ouvert. Respect etdignité ! Fabienne Haloui Mariage pour tous : l'extrême-droite revanchardeinvoque la « liberté de conscience »

50 coMbat d’idÉEsGérard Streiff social-démocratie. Relance en trompe l'œil

52 MOUVEMENT RÉELHenri Lefebvre Le nationalisme contre les nations

54 histoiREGiacomo Todeschini Les pauvres et les Pauvres : de l’ascèsemédiévale à l’austérité budgétaire

56 PRoduction dE tERRitoiREsFrançois Moullé un monde ouvert… où individus et activitéss’enferment !

58 sciEncEsAnne-Françoise Schmid Modéliser-simuler : un vrai changement dansles sciences ?

60 sondagEsNina Léger La haute opinion d'eux-mêmes des riches

61 statistiquEsMichaël Orand Les Français sont de plus en plus seuls, notammentles plus précaires

62 REVuE dEs MÉdiaAlain Vermeersch Les musulmans et l'islam sont-ils l'ennemi ?

64 cRitiquEscoordonnées par Marine Roussillon

• LiRE : Jean Quétier Lire Karl Korsch

• Louise gaxie, alain obadia, Nous avons le choix Penser lesouhaitable pour ouvrir d’autres possibles• george hoare, nathan sperber, Introduction à Antonio Gramsci• alain badiou, nicolas truong, Eloge du théâtre, Café Voltaire• solenne Jouanneau, Les imams de France. Une autorité religieusesous contrôle• « Les rapports nord-sud dans la mondialisation », Recherchesinternationales, n°95• « communisme », La Pensée, n°375

Som

mai

re

La revuedu projet

oct.-nov. 20132

En décembre un dossier « DÉCENTRALISATION » suivi

en janvier d'un dossier « DESSINE-MOI UNE VILLE HUMAINE »

Votre revue a trois ans et,vous le voyez, elle fait déjàpeau neuve. Plus aérée, plusclaire, plus belle encore, pourêtre toujours plus utile et

agréable.

Et pour commencer cenouveau cycle, comment ne

pas commencer par unnuméro un peu exceptionnel,un numéro double ? Belle et

bonne lecture !

Le comité de rédaction

Réagissez aux articles, exposez votre point de vue.

Écrivez à [email protected]

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ÉDITO

Le bi joutier i ndi scret

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ous voyez bien cet anneau, dit-il au sultan ;mettez-le à votre doigt, mon fils. toutes lesfemmes sur lesquelles vous en tournerez lechaton, raconteront leurs intrigues à voixhaute et intelligible : mais n’allez pas croire

au moins que c’est par la bouche qu’elles parleront.Et par où donc, ventre-saint-gris, s’écria Mangogul, par-leront-elles donc ?Par la partie la plus franche qui soit en elles et la mieuxinstruite des choses que vous désirez savoir, dit cucufa ;par leurs bijoux. »

c’est ainsi que s’élance l’intrigue du « premier opus lit-téraire » de diderot (Jean-christophe abramovici), LesBijoux indiscrets (1748).c’est donc un peu en forme d’hommage au grand phi-losophe matérialiste – dont nous fêtons, ce mois, le tri-centenaire – qu’on aimerait tourner le chaton de labague magique, non point sur des femmes pour per-cer à nu leurs secrets d’alcôve mais sur notre sociétépour la mieux comprendre et ainsi la mieux transfor-mer. gageons que c’est par les bijoux que nous appren-drons beaucoup ou, plus exactement sans doute, parle bijoutier. Le bijoutier ? c’est bien sûr du « bijoutier denice » dont il est ici question, l’homme qui, braqué, tual’un de ses deux cambrioleurs.

bien sûr, tout a été dit à ce propos et le meilleur : non,nous ne voulons pas d’une société de cow boys ; non,nous ne voulons pas libéraliser la vente des armes ; non,nous ne voulons pas d’une vengeance toute-puissante.

Reste que si nous tournons le chaton, nous entendronssans doute quelques sourdes vérités complémentaires.À quel niveau de désarroi et de désespérance faut-il enêtre arrivé pour se doter d’une arme de poing en vuede se protéger par soi-même ? À quel degré de déses-poir quant à l’efficacité de la police et de la justice faut-il en être arrivé pour tirer sur un gamin de 19 ans quidétale avec son magot ? À moins d’être sarkozyste etde croire qu’un homme – sans doute déformé parquelque gêne pervers… – tue avec plaisir un alter ego,comment ne pas voir qu’on ne se résout à « faire jus-tice soi-même » que lorsqu’on est persuadé que lasociété ne parviendra à rien de concret ? ces trois coupsde feu ne sortent pas de nulle part. ils sortent tout droitde politiques décennales qui ont affaibli et parfoisdémantelé police et justice quand il fallait les renfor-cer. ils sortent tout droit de si nombreuses démonstra-

tions d’inefficacité qui sont la conséquence inévitablede la mise en œuvre de pareilles politiques. notre sociétése trouve ainsi menacée par la dislocation sous l’effetd’une austérité qui a pris de telles proportions qu’unepart considérable de notre peuple ne croit tout sim-plement plus à la police et à la justice républicaines, defait privées des subsides nécessaires et ainsi, bien tropsouvent, privées d’une efficacité probante. on ne forcepas le trait en disant que l’austérité nous entraîne versun formidable recul de civilisation ; cet épisode médi-terranéen n’en est, somme toute, qu’une macabre– mais, in fine, petite – illustration.

dès lors, que dire à ces centaines de milliers de per-sonnes qui ont fait le deuil d’une police et d’une justicenationales et qui manifestent d’une façon ou d’uneautre leur soutien au bijoutier niçois ? qu’ils sont tousfascistes parce qu’ils ont fait l’amer constat que les ser-vices publics nationaux sont en crise, et que, partant,on ne veut plus avoir le moindre contact avec eux,lépreux dont l’haleine numérique suffirait à contami-ner nos belles et frêles consciences ? hélas, quel dramed’avoir vu tant de progressistes sur internet jeter avecardeur ces hommes et ces femmes trop conscients dudémantèlement austéritaire, ces hommes et cesfemmes qui cherchent à tâtons quelque chose commeune efficacité concrète – fût-ce dans l’impasse indivi-duelle –, quel drame d’avoir vu tant de progressistes lesjeter avec ardeur dans les bras d’authentiques fascistesà coups d’étiquettes et de portes claquées ! c’est aufond toute la question du rassemblement, de soncontour et de ses modalités qui nous est posée. soitnous ne prendrons que ceux qui, très politisés, ont leursquestions et nos réponses… et nous attendrons, long-temps, le cœur pur et une fière rage dans le regard, quele train de l’histoire s’arrête spontanément devant notrepetite troupe. soit il nous faudra essayer de compren-dre les mouvements contradictoires de la société, endéceler les potentialités réelles derrière les apparencesles plus brunes, relever le défi de l’efficacité concrèteet montrer que c’est nous qui sommes les mieux à mêmede répondre aux justes exigences de notre peuple. alors,mais seulement alors, nous rallumerons les étoiles, pourles faire scintiller comme des bijoux, pierres décidé-ment indiscrètes mais par là fort précieuses… n

GUILLAUME ROUBAUD-QUASHIE,Rédacteur en chef

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POÉS

IES

voici, pris presque au hasard,quelques vers extraits duParlement d’amour (1993) :Vrai moi aussi j’ai trop rêvé toujours perdantEn ce temps-là vladimir mangeait du jambonIl parlait de l’amour et d’octobre dix-septC’était à la coupole Lily racontaitVolodia était fort comme un lion lénineL’aimait et le thé fumait comme de l’encensC’était à paris ou moscou dans les ruesOù se bousculaient des fantômes je voyaisMarcher le poète et sa blouse jaune dansLa brume comme un soleil conduisait mes pasLe socialisme était l’avenir malgréLe sang et les larmes ni fleurs ni couronnes ôMaïakovski sur tes larges épaules deTitan le monde nouveau comme au vent un drapeauFlottait et les aveugles voyaient et les sourdsEntendaient qu’a-t-on fait de nous et dans la boucheToujours l’âcre saveur de la poudre le feuBrûle encore lorsque tout semble perdu lèveToi les assassins rôdent partout les mots ontChangé mais le poignard est le même qu’a-t-onFait de vous hommes sans visage aux yeux crevésVoici le crime et l’espoir trahi la mémoirePerdue à jamais on a baissé le rideauPlus personne n’allumera donc les étoilesNous sommes les enfants d’un songe trop ancienEt trop lourd pour mourir en silence

Ils ont brisé les statues débaptiséLes villes et les rues les anciens maîtresSont revenus on se met à genoux devantLes idoles on attend un sauveur on ne saitPlus à quel saint se vouer et le spectacleTriomphe d’un monde livré aux imagesDans la coulisse on assassine les poètesEt tout bateleur de foire se croit rimbaud

Révolution déconstruction pensonsLa destruction on n’en finit jamais d’êtreLibre écrit derrière un paravent le sageChinois au pinceau

début juillet s’est tenu à Forcalquier, dans la cour ducouvent des cordeliers, un colloque consacré à lapoésie de Jean Ristat. il y avait là une trentaine de

poètes, d’universitaires, de gens de théâtre, de lecteurs,d’amateurs de poésie… et ce fut un beau moment d’intelli-gence et d’amitié à l’initiative d’Yves bical et des éditions ducoin de la rue de l’Enfer. cette rencontre était bienvenue carJean Ristat est sans aucun doute l’un des meilleurs poètesfrançais et sa poésie n’a pas fait l’objet d’une attention suffi-sante de la part de la critique et de l’université.dans les années soixante-dix, il fit partie, avec denis Roche etquelques autres, des avant-gardes littéraires qui tentèrentnotamment de « déconstruire » la langue poétique. (déconstruireau sens où l’entendait derrida est un acte positif).Et il fonda la revue Digraphe qui sut au fil des ans accueillirde nombreux jeunes écrivains de talent. aujourd’hui, il animeles Lettres françaises que publie l’Humanité.Mais, tout en étant de plain-pied avec la littérature de sontemps, Jean Ristat se distingue par le fait qu’il est à l’écart detoute mode. Pour moi, il est l’un des meilleurs producteursde métaphores d’aujourd’hui. Et cela à mes yeux veut direbeaucoup. notamment qu’il n’a pas renoncé à ce qui, depuisRimbaud, fut la grande affaire des poètes : contribuer à chan-ger la vie et à transformer le monde. En effet, l’image, la méta-phore que beaucoup délaissent aujourd’hui est le moyen parlequel le poète change le décor imaginaire de nos vies.Renoncer à la métaphore, c’est renoncer à cette fonctiontransformatrice du poème.s’il est singulier, Jean Ristat n’est pas pour autant isolé. il s’ins-crit dans une lignée. À le lire, chacun peut percevoir les affini-tés qui sont les siennes. aragon, bien sûr, dont il fut l’intimependant des années. Mais aussi byron, par exemple. Et lespoètes baroques de la fin du XVie et du début du XViie siècle.ses livres dressent le chapiteau d’un théâtre du désir où mon-tent sur scène l’inconscient et la conscience.Lui-même a parfois défendu le néoclassicisme. (Et en effet,il y a quelque chose de cela. Par exemple dans ce goût qui estle sien pour la mythologie. chez lui – mais en vérité sur toutela planète – les dieux n’en finissent pas de mourir et de des-cendre de l’olympe…) Mais, à mes yeux, il est avant tout unromantique. si on veut bien définir le romantisme par la fidé-lité au rêve. non seulement pour la cape de nuit dont sespoèmes sont souvent habillés, mais aussi pour les étoilesfilantes qui les illuminent. un romantique révolutionnaire tou-jours animé de la nostalgie du futur. il y a chez lui, une viveconscience du désespoir en même temps que le refus, parcequ’il est poète et communiste, d’abjurer l’utopie d’un mondeplus humain. toute son œuvre est un voyage de la terre à laLune. L’amour est sa grande affaire. « Je ne chante que pourl’amour contre la mort », écrit-il dans La mort de l’aimé (1998).Libérer l’amour, reste le programme commun des poètes.Jean Ristat a contribué, (et pas seulement pour les commu-nistes), à faire tomber les préjugés concernant l’homosexua-lité. « camarade ne mets pas l’amour en prison », nous dit-iltoujours depuis l’Ode pour hâter la venue du printemps. Etcela va à mes yeux au-delà de ce combat, dans un mouve-ment qui bouscule les genres et les conventions, mêle l’in-time et le politique et nous porte par-delà des frontières denos identités.

Jean Ristat

FRANCIS COMBES

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REGARD

L’ édition 2013 des rencontres pho-tographiques d'arles a été un crude premier choix. cette année, le

noir et blanc était à l'honneur. Voilà quidétonne quand on sait que depuis lesannées 1990, cette technique a progres-sivement perdu du terrain. Laissant placeà une exploitation continue des possi-bilités offertes par la couleur, efferves-cence liée à l'essor du numérique et ladémocratisation de le pratique photo-graphique.

La lente disparition du noir et blanc aprécipité de nouvelles méthodes telsque l'apparition des tirages monumen-taux, le recours aux installations pourmettre en scène des images, l'usage deprocédés de diffusion numérique dontl'offre est aujourd'hui pléthorique, la ren-contre de la photographie avec la vidéo...

Le déclin du noir et blanc évoque aussil'abandon progressif d'une approcheplus mesurée, patiente (car procédu-rale : temps de développement des films,réglages « scientifiques » imposés parl'argentique) et confidentielle dans l'actephotographique. En outre « l’effacementdu noir et blanc a entraîné avec lui l’aban-don de l’album de famille et de la photopeinte » explique François hébel, direc-teur des Rencontres d’arles.

Mais n'allons pas croire que cette édi-tion était le prétexte à une restitutionnostalgique et plaintive d'un tempsrévolu. d'un âge d'or qu'il conviendraitde magnifier pour mieux déplorer le pré-sent.

au contraire, les initiateurs de cette édi-tion ont réussi le pari qui consistait à fairecoexister une démarche mémorielle,redécouverte des maîtres (contempo-rains) les plus complexes dans leur usagedu procédé noir et blanc, avec la présen-tation de travaux inédits, invitation à ladécouverte donc.

ce parti pris formel radical offre aussi lapossibilité pour les plus jeunes généra-

tions, a priori étrangères à l'histoire decette frange esthétique qui a dominé lesiècle passé, d'éprouver la mesure et lessubtilités de son influence. Multipliantles manières de faire exister les niveauxde gris.

Jean Louis Courtinat, figure de la pho-tographie sociale dans l'hexagone, a eule droit à une rétrospective à son image,discrète et poignante. Le photographene conçoit pas d'approcher ses sujetsautrement que par la construction d'unlien privilégié avec eux. La confiance réci-proque est un préalable, éthique et pro-fessionnel. « il m'est impossible de fairedes photographies si je ne me sens pastotalement accepté » confie courtinat.cette attitude lui permet d'atteindre unegrande proximité avec les situations,douloureuses quand elles ne sont pasdramatiques, que son fidèle 28 mmretient. chacun des clichés présentés,une dizaine, est accompagné d'unelégende. au traditionnel commentairese substitue à chaque fois une expres-

sion libre, souvent déchirante et lapi-daire, des protagonistes de l'image. sices blessures ont plusieurs origines, ellesont un horizon commun : les Petits Frèresdes Pauvres et ses pourfendeurs de l'in-fortune.

outre ces visages de l'exclusion ordi-naire, un diaporama rend compte de l'im-mersion du photographe dans diffé-rentes régions de la souffrance. Là encoreses reportages mettent en avant desprofessionnels dévoués : auprès d'en-fants malades de l'institut curie ou aban-donnés dans des orphelinats deRoumanie, de sans-abris accueillis ànanterre ou de personnes en fin de vie...sous nos yeux se déroule un aperçud'une photographie sociale qui, parcequ'elle s'acharne à faire état de l'indiffé-rence et de la misère, chroniques qui sedéploient dans ce monde, en devient,dans le sens le plus respectable du terme,militante.

« malade d'alzeihmer dans sa chambre », villejuif, 1994 - © jean-Louis courtinat.

NICOLAS DUTENT

Arles 2013 : retour en grâcedu noi r et bl anc

La revuedu projet

oct.-nov. 20135

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oct.-nov. 20136

ÉDITO

Manifeste pour la Républiqueau fil des années, les déséquilibres originels de la ve république n'ont faitque se creuser. autour de cette constitution, la vie démocratique s'est sclé-rosée. en perte de vivacité citoyenne, la république s'est appauvrie ensens. parce qu'elle est d'abord une exigence de démocratie sociale, larépublique reste donc un projet à réaliser. elle est le nôtre. Le dire, c'estrevenir sur son histoire et ses fondements philosophiques, qui justifientnotre attachement sans concession à l'idée républicaine. Le dire c'estencore donner corps et crédibilité à notre combat pour la vie république.c'est à tout cela que nous invite ce dossier double.

mation, le philosophe étend la notion,théorique et pratique, de la polis (cité)grecque, déjà conceptualisée parAristote comme l’ensemble des lois etdes institutions publiques rendantpossible la « vie bonne ». Comme le relève le philosophe SergeAudier dans Les Théories de laRépublique, Aristote, en imposant leterme de politeia, élabore une des pre-mières tentatives de définition de l’idéerépublicaine, dont le nom consacrés’imposera a posteriori. En ayantrecours au terme de politeia, défini-tion changeante « selon que l’autoritésouveraine est entre les mains ou biend’un seul, d’un petit nombre, ou biende la masse des gens », il distingue cepremier critère, quantitatif, d’unsecond, qualitatif, pour définir ce quirelève respectivement d’une constitu-tion droite et déviée. « Dans le premiercas, le gouvernement a pour objet l’in-térêt commun, dans le second, il nevise que l’intérêt particulier. » La République romaine, quoiqu’im-prégnée par la notion de liberté (liber-tas), fera perdurer une forme de ségré-gation en ce que, si « une républiqueest la volonté commune du peuple, etnon de telle ou telle faction », ce sontles magistrats et le Sénat qui exercentle pouvoir dans l’intérêt du peuple,celui-ci étant toujours privé de la pos-sibilité de prendre part directementaux affaires communes. Là encore,Serge Audier note que « la républiqueromaine n’est pas démocratique : elleest un régime censitaire dans lequelles citoyens appartiennent à différentsordres en fonction desquels est déter-miné leur degré de participationcivique ». Et pour cause, Cicéron, enformulant son idéal de la Res Publica(chose du peuple), fait tenir sa défini-

tion du peuple dans l’énoncé restric-tif et intéressé de « groupe nombreuxd’hommes associés les uns aux autrespar leur adhésion à une même loi etpar une certaine communauté d’in-térêt ».C’est de cette forme de participationconditionnée au projet républicain,dont Rousseau, avec sa méthodecontractuelle, tentera de s’extraire.S’opposant par là même à Montesquieu,défenseur des libertés particulières etdu « doux commerce ». Si le présup-posé de la loi, comme ciment de laRépublique, demeure, elle doit êtreacceptée et reconnue par tous commeétant un cadre politique et institution-nel légitime.

LA RÉPUBLIQUE, CE LIEU OÙ LE BIENCOMMUN TRIOMPHE DES ÉGOÏSMES OUDU MOINS LES FAIT TAIREElle est un bien supérieur, qui sup-plante l’état de nature et vise à l’ins-tauration du règne de la justice entreles hommes. La logique du plus fort,l’exaltation des bienfaits marchandset l’arbitraire doivent être dominés par« ce passage de l’état de nature à l’étatcivil » qui « produit dans l’homme unchangement très remarquable, ensubstituant dans sa conduite la justiceà l’instinct, et donnant à ses actions lamoralité qui leur manquait aupara-vant. [...] Ce que l’homme perd par lecontrat social, c’est sa liberté naturelleet un droit illimité à tout ce qui le tenteet qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne,c’est la liberté civile et la propriété detout ce qu’il possède. [...] On pourraitsur ce qui précède ajouter à l’acquisde l’état civil la liberté morale, qui seulerend l’homme vraiment maître de lui ;car l’impulsion du seul appétit estesclavage, et l’obéissance à la loi qu’on

PAR NICOLAS DUTENTET CÔME SIMIEN*

a République. Encore, dirontcertains ! Il faut être en priseavec son temps pour êtreaudible, diront d’autres etdonc abandonner les causesd’un autre âge ! Et puis, ne

vivons-nous pas déjà en République ?D’ailleurs ces questions, nous expli-quent bien des éditocrates aguerris,spécialistes ès-vie publique, n’intéres-sent plus grand monde hors des céna-cles du pouvoir : ce n’est quand mêmepas la forme d’une constitution quirisque de changer la vie des gens ! Don’tact. Qu’il nous soit permis malgré toutde développer ce dossier. Qu’à partirde lui, en revenant aux racines qui fon-dent notre engagement sans conces-sion pour la République, nous puis-sions lui frayer quelques nouveauxchemins de liberté. Qu’avec ces pages,nous puissions encore faire la preuvede l’ardente nécessité de la Républiquepour qui propose, avec nous, de réin-troduire le débat sur les finalités del’humanité dans laquelle nous vou-lons vivre.« J’appelle République tout État régipar des lois, sous quelque forme d’ad-ministration que ce puisse être, caralors l’intérêt public gouverne et lachose publique est quelque chose. Toutgouvernement légitime est républi-cain » écrit Jean-Jacques Rousseaudans Le Contrat social. Par cette affir-

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s’est prescrite est liberté. » La loi estdonc une condition de possibilité dela liberté, et non un obstacle à sonexpression ou son épanouissement.La République, s’appuyant sur unesouveraineté de la loi, est ainsi censéeêtre ce rempart aux privilèges indus etla valorisation de l’impartialité des ins-titutions. En prenant ses distances avecla monarchie, la vision de Rousseaucorrespond à une mise en « silence despassions » et la recherche d’un terrainégalitaire qui « s’accorde avec la sécu-rité et le bien-être de chacun ». Si doncles individus ne sont pas sacrifiés surl’autel du bien commun, Audier sou-ligne que Rousseau perçoit bien que« la République n’est pas viable dansune société trop inégalitaire. Les dis-parités entre une masse misérable etune minorité riche empêchent le gou-vernement de la loi : quiconque estcontraint de se soumettre à une riche,à cause de sa pauvreté, tombe dans laservitude ». Conflits et ambivalences ont tiraillél’idée républicaine au cours des siè-cles. Il est incontournable de mettreen perspective la genèse de ce conceptavec la manière récurrente dont noscontemporains, vident les mots « répu-blique » et « républicain » de leurscontenus, aussi bien historiques, poli-tiques que philosophiques. Selon lesoccasions du moment, y compris élec-torales, on y fait entrer ce que l’on veut,sans la moindre attention portée ausens d’une idée et aux contextes de sonélaboration théorique à poursuivre.

N’EST PAS RÉPUBLICAIN QUI VEUTParce que la désorientation gagne, ilfaut rappeler de nouveau ce que sontces « valeurs républicaines » que d’au-cuns manient sans plus trop savoir,in fine, ce qu’elles signifient, si ce n’estqu’elles offrent à quelques indésira-bles un bien trop précieux brevet derespectabilité. Il nous faut dire cequ’est la République et ce qu’elle n’estpas, ce qu’elle n’a jamais été, et cequ’elle ne doit pas devenir. Commel’écrit Raymond Huard dans cenuméro, être « républicain », n’ajamais signifié un simple respectempreint de soumission à l’égard dupouvoir en place régulièrement élu,à l’ordre public, aux lois instituées,comme on tendrait à nous le faireaccroire aujourd’hui. En République,l’action politique ne saurait se réduireaux seules procédures électorales,sauf à vouloir discréditer par avanceles forces vives du pays qui tâchentde s’exprimer par le mouvementsocial. Si l’idée républicaine a tou-jours fait une place importante au res-pect des procédures légales, elle n’ajamais supposé la passivité des

citoyens, ces derniers étant conçusau contraire comme autant de vigiescritiques, de surveillants incommodesdes pouvoirs en place. N’est donc pasrépublicain qui veut, et quelques che-mises brunes à peine délavées ne peu-vent si aisément s’en réclamer, pouravoir seulement accepté de se sou-mettre au verdict des urnes. Disons-le, rappelons-le, faisons œuvre depédagogie, de salut public : par excel-lence la République est le régime quiproclame l’égalité des citoyens. Parexcellence, elle est le surgissement dupeuple, le régime sous lequel le peu-ple enfin pleinement souverainassure, seul, le contrôle de sa desti-née, en s’emparant des rênes du pou-voir. En somme, la République consti-tue un projet à réaliser : celui del’égalité civile et politique, de la sou-veraineté populaire, de la liberté dansle respect de l’intérêt général. En troismots, éculés sans doute, la Répu -blique ne peut être que liberté, éga-lité et fraternité humaines. Elle n’estdonc pas seulement un ensembled’institutions, une machine à « gérer »les affaires publiques. C’est bien parcequ’elle peine à tenir ses promessessociales, pourtant proclamées dès lepréambule de notre Constitution,qu’elle suscite au mieux l’indiffé-rence, au pire le rejet, par son impuis-sance à changer la vie. La Ve

République, trop souvent, nous a pri-vés de la possibilité de croire en laRépublique.

LA VIe RÉPUBLIQUE, UN COMBAT POURLA GAUCHEOr, notre projet a besoin de laRépublique comme nous avons besoinde pain, de paix et de liberté. Bâtir uneautre République est le premier pas detoute transformation de la société, elleest le préalable de la réussite histo-rique de la gauche. C’est une questionde cohérence intellectuelle et politique,tant il est évident que nous ne pour-rons faire la révolution citoyenne sansle peuple, comme le rappelle PierreDharréville dans ces pages. C’est à lacondition de ce détour que l’humainpourra être placé au cœur de l’actionpublique et collective. La Républiqueest donc révolution. Elle l’est depuis1792, dans la mesure où mettre lescitoyens en capacité de prendre le pou-voir partout où il y en a revient à ébran-ler les systèmes de domination enplace, présentement un capitalismefinanciarisé qui nous dit un peu trophâtivement qu’il n’y aurait pas d’alter-native aux choix qui sont faits commeau monde dans lequel nous vivons.La VIe République est un combat pourla gauche, le combat d’une gaucheremise tout entière dans la direction

qui est la sienne, celui de l’émancipa-tion des travailleurs, celui de son com-bat séculaire pour l’égalité, la justiceet le progrès social. Les constitutionssont des choses creuses, expliquaitJean-Jacques Rousseau, si le cœur deshommes n’y adhère pas. Et rien de pisque le vide. Lorsque le peuple se désin -téresse du régime en place, cela augurerarement de grandes avancées éman-cipatrices. C’est la partie que nousavons à gagner. La bataille est décisive.Il nous faut donc être les hérauts vail-lants de l’idée républicaine, pourredonner vie au principe ardent de laRépublique démocratique et sociale.Encore faut-il avoir quelque chose detangible à proposer. Dans son discoursà la Jeunesse, en 1903, Jean Jaurès disaitaux lycéens d’Albi, à propos du socia-lisme, « qu’envers une idée audacieusequi doit ébranler tant d’intérêts et tantd’habitudes et qui prétend renouve-ler le fond même de la vie, vous avezle droit d’être exigeants. Vous avez ledroit de lui demander de faire sespreuves. Vous avez le droit de luidemander par quelle série de formesjuridiques et économiques elle assu-rera le passage de l’ordre existant à l’ordre nouveau. Vous avez le droitd’exiger d’elle que les premières appli -cations qui en peuvent être faites ajou-tent à la vitalité économique et moralede la nation. Et il faut qu’elle prouve,en se montrant capable de défendrece qu’il y a déjà de noble et de bon dansle patrimoine humain, qu’elle ne vientpas le gaspiller, mais l’agrandir. » Parceque ces mots inspirés valent égalementpour la VIe République, ce levier néces-saire à l’accomplissement de notreprojet, ce dossier doit nous permettrede satisfaire en partie cette exigence,en précisant quelques unes de nos pro-positions pour donner de nouveau àl’idée républicaine sa pleine mesureet faire ainsi renaître la République àses espérances.

*Nicolas Dutent, est responsable dela rubrique Mouvement réel.Côme Simien, est responsable de larubrique Histoire. Ils sont lescoordonnateurs de ce dossier.

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PAR PIERRE DHARRÉVILLE*

Changer de République fait peur.Car ce n’est pas un geste ano-din. Depuis la Révolution fran-

çaise, ce sont toujours des crises derégime qui ont débouché sur des chan-gements de cette nature. Mais nesommes-nous pas parvenus au staded’une crise de régime ? Et si elle n’estpas encore advenue, ne faut-il pas ladevancer ? Nous sentons partout mon-ter la colère contre les responsablespolitiques, contre les élus, contre lespartis, contre les institutions. Mais l’oli-garchie politique bipolarisée répond :surtout pas de big bang. Surtout, nepas ouvrir les États généraux, on nesait jamais ce qu’il peut en sortir, LouisXVI en a fait l’amère expérience.Surtout, ne pas refonder le pactedémocratique et social, il se pourraitque ce peuple imprévisible veuille devéritables changements.

UNE Ve RÉPUBLIQUE À BOUT DE SOUFFLEPourtant, nous avons déjà changé deRépublique. Imperceptiblement et,surtout, subrepticement. Par glisse-ments successifs, les déséquilibres dela Ve République se sont aggravés. Etles réformes institutionnelles en coursdessinent des modifications substan-tielles des conditions d’exercice de ladémocratie dans notre pays. Noussommes dans la République version5.2. Rien de très révolutionnaire. Les

changements opérés ont souvent viséà conforter le pouvoir en place. Ils ontconsisté en des abandons de souve-raineté à l’échelle européenne. Et, par-fois, à quelques aménagements souspression populaire comme sur le sta-tut pénal du chef de l’État. Mais la por-tée de ces changements a toujours étéminimisée, et il faut reconnaître que

POURQUOI ET POUR QUOICHANGER DE RÉPUBLIQUE ?un grand élan démocratique doit être au cœurd’une nouvelle constitution.

nous sommes toujours restés dans lalogique présidentielle originelle, ledoute n’est pas permis... Quoique.L’assertion est vraie du point de vuede la mécanique institutionnelle, maisau fond, la véritable question à se poserest de savoir qui exerce en réalité lepouvoir.L’emprise de la finance s’étend defaçon tentaculaire dans tous les lieuxde décision. La politique dégage uneimpression d’impuissance de plus enplus forte, sauf pour contraindre lepeuple à des régressions sociales.L’abstention, si elle connaît quelquesvariations, demeure à un haut niveaud’élection en élection. La crise poli-tique et démocratique n’en finit pasde s’approfondir, comme en témoignele fossé qui se creuse entre les citoyenset leurs représentants. Le principe delaïcité, qui établit la souverainetépleine et entière du peuple, constituédes femmes et des hommes libreségaux et associés, est largement mis àmal par les atteintes portées auxvaleurs que la République est censéeincarner.Mais ses défenseurs n’ont qu’un motà la bouche pour défendre la Ve

République : la stabilité. La stabilité,c’est celle du président, en surplomb,doté d’une légitimité écrasante et depouvoirs exorbitants. Mais la vertud’une organisation démocratique est-elle d’être stable ou d’être en mouve-ment ? Nous voyons bien les blocagesqui apparaissent dans certains paysvoisins, où l’on ne parvient plus à fon-der de majorités pour gouverner, etnous ne sommes pas des chantres dela crise de nerfs permanente, pas plusque de la gestion des pays par l’admi-nistration et la technostructure. Pourautant, s’en prendre à cette Républiquemonarchique et oligarchique, est-cenécessairement tomber dans l’insta-bilité chronique ? Avons-nous besoind’un chef suprême à qui sont déléguésmassivement les pouvoirs du peuple ?N’est-il pas temps d’en finir avec cetteconception élitiste qui veut que le peu-ple soit gouverné au lieu qu’il gou-verne ?

L’URGENCE D’UNE RÉVOLUTION DESCONSCIENCESAu stade où nous en sommes, nouspensons qu’il y a besoin d’un vérita-

ble mouvement de réappropriationdémocratique et sociale. Nous pen-sons qu’il y a besoin d’ouvrir le débaten grand sur le projet de vie communede notre peuple et sur les modalités desa gestion concrète. Nous pensons quela politique n’est pas et ne doit pas êtreune affaire de spécialistes, de profes-sionnels, de dirigeants. La politiquedoit être l’affaire du plus grand nom-bre. Or nous voyons bien que les cadresactuels ne le permettent pas et rédui-sent même la possibilité de l’interven-tion populaire. Nous voyons bien queles gouvernants qui font face à des rap-ports de forces avec les marchés finan-ciers, mais aussi avec d’autres puis-sances et d’autres projets politiquessont incapables en l’état actuel deschoses de se revendiquer de la puis-sance d’un peuple en mouvementexprimant une volonté.En somme, la crise de la démocratien’a-t-elle pas atteint de telles propor-tions qu’il est désormais devenu incon-tournable de réagir ? Crise de régime ?Au moment de l’affaire Cahuzac, touta été fait pour que le terme disparaissedes radars. Et pourtant. La colèremonte, attisée par les affaires mettanten scène des privilèges et des passe-droits, elle prend des formes mons-trueuses, parce qu’elle ne trouve pasà s’épanouir dans un projet, dans unespoir, parce qu’elle ne trouve pas às’exprimer. Une partie de notre peu-ple est en train de perdre le fil de notrehistoire, de ce qui a fait la grandeur dece peuple profondément marqué parl’idéal égalitaire. Mais les journalistesnous le disent : cette question de ladémocratie n’intéresse pas les gens.C’est une question d’élus et noussommes accusés de défendre notre précarré, alors que personne n’a envie denous défendre. Et nous nous le disonsparfois nous-mêmes : il faut parler dupouvoir d’achat, des retraites, de l’em-ploi. Voilà les véritables préoccupa-tions, voilà les urgences. Et bien sûr, ilfaut mener ces combats essentiels.Mais à remettre l’élan démocratiqueà plus tard, on se prive de développerles leviers de la lutte. De plus en plussouvent, nous sommes confrontés àce problème : les espaces d’interven-tion populaire se réduisent commepeau de chagrin. Les verrous sont deplus en plus nombreux. Même l’am-nistie sociale est restée dans les tiroirsdu parlement. Il est donc temps. Parceque la bataille démocratique et labataille sociale sont liées : elles sontles deux faces d’une seule et mêmebataille révolutionnaire, celle du pou-voir et notamment du pouvoir sur l’uti-lisation des richesses produites.La question de la démocratie ne peutêtre remise à plus tard. Nous ne vou-

« n’est-il pas temps d’enfinir avec cette conception

élitiste qui veut que lepeuple soit gouverné au lieu

qu’il gouverne ? »

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lons pas faire le bonheur des gens sanseux, et cela appelle une révolution desconsciences. Cela appelle une batailled’idées monumentale. Une des ques-tions posées demeure celle de l’appro-priation sociale des moyens de pro-duction et d’échanges. Nous devonstravailler cette question, les formes

qu’un tel mouvement peut prendre.Mais une chose est certaine : poser laquestion de la propriété, c’est poser laquestion de la propriété du peuple, etpas d’une avant-garde éclairée. Donc,profondément, nous voulons la démo-cratie ! La démocratie n’est pas parnature bourgeoise. Elle l'est lorsque labourgeoisie exerce le pouvoir de façonquasi exclusive et organise les institu-tions à sa main pour cela. Et c’est pourcela que nous devons nous attaquer àune nouvelle Constitution. Et provo-quer un changement radical dans lavie quotidienne de notre peuple et dansson rapport à lui-même, à ses défis, àson avenir, à ses responsabilités.

FAIRE VIVRE DE NOUVELLES FORMESDE DÉMOCRATIEFaut-il tout attendre d’un hypothé-tique grand soir institutionnel ? Ungrand soir dont nous n’avons aucunecertitude qu’il ne serait pas suffisam-ment maîtrisé par les forces domi-nantes pour ne pas déboucher com-plètement sur les transformationsnécessaires. Nous sommes déjà à l’of-fensive partout pour faire vivre de nou-velles formes de démocratie. Participative, directe, collaborative,protagonique… Les qualificatifs fleu-rissent et font débat. Ils montrent entout cas qu’il existe plusieurs formesde vie démocratique qui ne sont pastoutes égales. J’entends parfois direque ce que nous voulons, c’est ladémocratie, tout simplement. C’estvrai. Mais alors sommes-nous endémocratie ? Pouvons-nous aborderle débat avec notre peuple en disantque nous ne sommes pas en démo-cratie ? Pas sûr que nous soyons com-pris, parce qu’une partie de la popu-lation, embrouillée par les effetspervers de la délégation de pouvoirs,a le sentiment d’avoir régulièrementson mot à dire à travers les élections.Et la fraction votante de la population

française, de façon variable selon lesélections, n’affirme pas de façon mani-feste une volonté de changement dontnous pensons lui offrir l’occasion.Parce que nous sommes dans unedémocratie d’apparence, où toute unepartie du choix est occultée par laquestion du possible. Les institutions

elles-mêmes, avec leur alternancebipartite, sont construites pour réduirele champ de vision. Et pourtant,chaque jour qui passe vient justifier laformule que nous employons de « dic-tature des marchés financiers ». Ce quenous pouvons dire, c’est que noussommes dans une République àdémocratie limitée (et de plus en pluslimitée).

Il faut donc envisager le défi démocra-tique sous deux angles. Celui d’un nou-vel acte fondateur nécessaire, qui nesaurait se résumer à une Constituante,même s’il en faudra une. Cet acte derefondation sociale et démocratiquede la République, c’est notre peuplequi devra en être l’auteur. Et celui d’uneConstitution nouvelle, dont il faut direquelques mots supplémentaires (onme pardonnera cette revue lapidaireet incomplète des grands enjeux).

UNE CONSTITUTION NOUVELLEElle devra tout d’abord étendre lechamp de l’exercice du pouvoir démo-cratique et disputer à la finance les par-celles qu’elle a préemptée de façonplus ou moins sauvage. Le nouveauprésident du MEDEF, Pierre Gattaz,explique dans tous les média qu’il estbon que le gouvernement prévoie d’in-vestir un milliard d’euros par an au ser-vice de la compétitivité, mais il avanceimmédiatement la revendication devoir la contribution des entreprises parl’impôt et les cotisations sociales bais-ser de 100 milliards. Le pot aux rosesest entièrement découvert lorsqu’ilexplique que l’État doit surtout laisserfaire ceux qui savent, les entrepreneurs,et se retirer de la politique économiqueet industrielle, sauf sur demandeexpresse des non-élus. Dans le mêmeordre d’idées, la République devra inté-grer les services publics et leur démo-cratisation comme un outil majeur quese donne le peuple pour gérer les biens

communs et garantir les droits fonda-mentaux. Une clarification nouvelles’impose également sur la démocra-tie sociale, dont l’accord national inter-professionnel (ANI) ne saurait être lemodèle, et sur la Sécurité sociale, avecses missions.Elle devra ensuite établir un nouveléquilibre des pouvoirs et surtout unenouvelle logique institutionnelle pla-çant le peuple en position d’acteurprincipal. Le rôle du parlement devraêtre revalorisé et intégré dans cettenouvelle logique. Elle devra reconnaî-tre pleinement le rôle de la démocra-tie locale, quasi-absente du texteactuel, et que la réforme dite acte IIIde la décentralisation est en train deréduire à la gestion des vélibs. Elledevra, pour déprofessionnaliser la poli-tique, prévoir un statut de l’élu avecdes droits et des devoirs. Elle devra éta-blir les voies par lesquelles le peuplepourra jouer un rôle législatif et dansla construction des choix politiques,instituant un droit positif mais aussiun droit défensif pour contester cer-taines mesures. Dans les nouveauxéquilibres elle devra redéfinir son rap-port aux institutions internationales,européennes, méditerranéennes. Elledevra enfin, et il aurait fallu commen-cer par là, réaffirmer les principes fon-dateurs de l’unité de notre peuple, enaffichant l’ambition de parcourir duchemin afin de ne pas en rester à desaffirmations de principe.

« Si le peuple est souverain, il doit exer-cer lui-même tout le plus qu'il peut desouveraineté », disait Gracchus Babeuf.Faisons grandir cette exigence révolu-tionnaire et construisons dès aujour -d’hui par nos propositions et notreaction la République fraternelle deségales et des égaux, celles des hommeset des femmes libres. n

« cet acte derefondation socialeet démocratique dela république, c’est

notre peuple quidevra en être

l’auteur. »

« Le principe de laïcité, qui établit lasouveraineté pleine et entière du peuple,

constitué des femmes et des hommeslibres égaux et associés, est largement mis à

mal par les atteintes portées aux valeursque la république est censée incarner.»

*Pierre Dharréville, est responsabledu secteur République, démocratieet institutions du Conseil national duPCF.

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PAR CLAUDE NICOLET*

L’ essentiel de la « doctrine répu-blicaine » française s’est misen place pendant les années

tragiques de la Révolution. […] Sessources vont de la cité grecque (où« l’idée de la sainteté de la loi conformeà la raison » va de pair avec « l’héroïsmedes citoyens luttant pour la libertécontre la tyrannie ») aux philosophesdes Lumières (français de préférence :Locke bien sûr, mais surtout Voltaire,Diderot, Rousseau), en passant par laRenaissance, la Réforme (on y insistelonguement), Descartes, Bayle etquelques autres. Héros de la libertépolitique, de la science et de la librepensée se côtoient normalement danscette galerie. […]Nous envisagerons ces héritages demanière thématique, tels qu’ils s’or-ganisent en un corps de doctrine cohé-rents, mais qui – c’est sa grandeur – nes’est jamais donné pour dogmatique,achevé, ou intangible. Une doctrinequ’on « n’achète pas toute faite », maisqui se cherche, s’éprouve, se vérifie.Une doctrine pour des républicains,

c’est-à-dire pour des hommes deboutqui pensent justement, et librement.La « liberté des modernes » : du droitnaturel à la souveraineté nationaleCette liberté des modernes de type bri-tannique, si on l’analyse en dernierressort, est tout entière fondée sur unedouble base : la doctrine du « droitnaturel » et la pratique du « libre exa-men ». On voit clairement, dans lesdeux cas, qu’il s’agit d’un héritage chré-tien. Au sens précis du mot, la doctrinedu « droit naturel » est une théorie juri-dique largement répandue et admise

L’IDÉE RÉPUBLICAINE EN FRANCEune doctrine « pourdes hommes deboutqui pensent justement,et librement ».

dans l’Europe du XVIIIe siècle […], quirelie intimement les fondements dudroit, privé et public, à l’idée qu’il y aune « nature » de l’homme qui estbonne, parce qu’elle est conforme à lavolonté bienveillante et rationnelled’un Dieu « philosophe ». La justiceconsiste à reconnaître d’abord, danschaque législation, ces « droits » de lanature, à les protéger et à les cultiver.Telle est la fin suprême et la seule jus-tification de la vie des hommes ensociété et, par voie de conséquence,des gouvernements qui en exprimentles règles. Ces hommes, qui ont ainsides droits « naturels », sont des créa-tures de Dieu, fondamentalementégaux de ce point de vue devant leurcréateur et donc devant la loi qui doit

se conformer au dessein de ce dernier.[…] Égaux en tant que créatures deDieu, les hommes sont aussi « natu-rellement » libres : il le faut bien,puisqu’ils doivent faire librement leursalut en reconnaissant librement lavolonté rationnelle et bénéfique deleur créateur. Égaux et libres, ils ont,en conséquence, des droits impres-criptibles : leur propre sûreté, la capa-cité de « jouir » de ce qu’ils acquièrentou possèdent.On voit que la caractéristique fonda-mentale de ces doctrines du droit natu-rel […] est la distinction formelle entreces « droits » que les hommes ont entant que tels, par leur nature même, etceux que peuvent leur reconnaître ounon les « législations » réellement exis-tantes, ce qu’on appelle le « droit posi-tif ». L’idéal est naturellement de faireconcorder les deux, de les mettre enconformité. Mais, de toute manière, le« droit » naturel est toujours sur unautre plan que les droits positifs : il leurest […] « antérieur et supérieur ».J’ai dit que les premiers révolution-naires s’appuyaient sur une secondebase : le « libre examen ». Autre apportchrétien, naturellement, mais celui dela Réforme protestante, en faroucheopposition à la dogmatique catholique.Le « libre examen », c’est, originelle-ment, le droit (et même le devoir) pourtout chrétien de lire et de comprendrepar lui-même les textes sacrés dont

dépendra son salut ; un tête à tête entreDieu, la conscience et l’intelligenceindividuelle. Mais du libre examen onpasse, par degrés insensibles, à laliberté de conscience et de culte etmême, à la limite, à la liberté de l’in-croyance ; liberté intellectuelle etmorale qui conduit à son tour, « natu-rellement », à la liberté civile et à laliberté politique. Les droits naturels,conjugués au libre examen, s’oppo-sent donc au « droit divin », commeau droit de conquête ou au droit duplus fort. Ils supposent le consente-ment volontaire. […]Derrière les droits naturels et le libreexamen se trouve encore une théoriefondamentale, celle du contrat et soncorollaire, la souveraineté nationale.

Puisque l’origine légitime des sociétéset des gouvernements ne peut être nile droit divin, ni la force ou lacontrainte pure, elle ne peut résiderque dans la volonté de l’ensemble desintéressés, c’est-à-dire des « nations »ou des peuples. Ces dernières sontréputées avoir passé un pacte, ou« contrat », avec un ou plusieurs déten-teurs du pouvoir, en vertu duquel ellesleur délègue une partie de leurs« droits » ou « franchises », pour mieuxgarantir les autres. Le gouvernements’engage à agir dans l’intérêt communet à respecter un certain nombre dedroits fondamentaux. La « nation »s’engage à l’obéissance et au loyalisme.[…] Depuis longtemps on savait(comme le redira Rousseau) que « lasouveraineté ne se divise pas » ; il n’estpas vrai qu’il puisse y avoir des « sou-verainetés » partagées : il faut que lesouverain soit tout. Et, dans le tête-à-tête entre les rois et les nations, ce sont,en dernière analyse, ces dernières quirègnent. Parce que seules elles ont lafaculté de désobéir autant que de com-mander. Si elles ont « revendiqué » desdroits au cours de l’histoire, c’est qu’audépart elles seules en possédaient.Elles avaient pu, par faiblesse, illusionou aveuglement, feindre de les aban-donner à un « maître » ou souverain :elles étaient toujours en droit de lesrécupérer et de rompre un pacte quin’aurait jamais dû les lier. […]

« cette liberté desmodernes est toutentière fondée sur

une double base : ladoctrine du « droit

naturel » et lapratique du « libre

examen ». »

« derrière les droits naturels et le libreexamen se trouve encore une théoriefondamentale, celle du contrat et soncorollaire, la souveraineté nationale. »d

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LA RÉPUBLIQUE OU « LA LIBERTÉ DES ANCIENS ».Cependant, quand la république tentede s’installer, elle ne se contente pasd’effacer le titre et la fonction d’un roidans une constitution représentativeà demi-républicaine : c’est une autretradition qu’elle va invoquer, non pasentièrement opposée à la traditionlibérale, mais suffisamment différented’elle pour surprendre et effrayer : latradition de la cité antique, des répu-blique anciennes, Athènes, Sparte etRome. […]La république « à l’ancienne », à pre-mière vue, a des fondements iden-tiques à ceux de la liberté moderne.Elle suppose, elle aussi, l’affirmationet la redécouverte des droits « natu-rels » […]. Elle repose également surl’idée de contrat […]. À y regarder deprès, pourtant, les différences sont plusque des nuances. Elles trouventpresque toutes leur origine, en fait,dans le livre peut-être le plus lu enFrance (avec l’Émile) à la veille de laRévolution, le Contrat social deRousseau (1762) […]. Ce dernier s’yoppose à l’ambiguïté équivoque des« contrats », invoqués également parHobbes et Locke, entre un peuple etun souverain : simple « pacte de sou-mission » à ses yeux, nul et non avenu,tout simplement parce que la souve-raineté est inaliénable (sans quoi, ellen’est pas souveraine).La nouveauté la plus remarquable chezRousseau, est au contraire la confu-sion volontaire entre le contrat fonda-teur des liens sociaux […] et le contrat« politique » ou « civique », fondateurdes formes de gouvernement. C’était,d’emblée, affirmer bien des chosesessentielles. D’abord, en amont, c’est-à-dire du côté de la « nature », c’était

dire clairement que le fait de vivre ensociété donne à l’homme, dans l’ins-tant même, une seconde nature : il aaliéné totalement sa « liberté natu-relle », sans règles ni garanties, pourse « lier » entièrement au corps nou-veau qu’il forme avec tous ses asso-ciés. Mais il récupère instantanémentune autre forme de liberté, limitée (parcelle des autres), mais sûre, parce quegarantie par tous. […] La secondedécouverte de Rousseau, vers l’avalcelle-là, est encore plus importante.

C’est que le pacte « social » n’est rien,s’il n’est confondu avec un pacte « poli-tique », c’est-à-dire avec quelque chosequi transforme la société en « cité »,en polis. Ou, plus exactement : il n’y ade vraie société que celle qui fonc-tionne comme une cité. C’est dire quecette nouvelle nature de l’hommesocial, qu’il acquiert dès l’instant qu’ilconsent le pacte social, est une naturede citoyen. Il n’est d’homme, ensociété, que citoyen. C’est-à-dired’abord sujet d’une volonté libre […].

S’ils sont libres, les citoyens doiventaussi être égaux. Car un contrat ne peutêtre conclu qu’entre des associés répu-tés égaux, sinon ce n’est pas un librecontrat. Mais on ne peut en rester austade de l’aliénation, du renoncement :la volonté, comme liberté, ne peuts’aliéner. Il faut donc admettre que ceque l’homme « naturel » a perdu, il lerécupère sous une autre forme en tantque « citoyen ». Sa souveraineté indi-viduelle (d’ailleurs impossible ouimprobable) est remplacée par la sou-veraineté collective du tout (la cité)dont il est membre. C’est ce tout quiest chargé, entre autres choses, d’édic-ter la règle à laquelle il sera tenud’obéir. Mais il lui obéira parce qu’ill’aura lui-même (en même temps queles autres) voulue. Tout homme ensociété est donc à la fois citoyen (entant qu’il est part du « souverain », lacollectivité) et sujet (en tant qu’il s’en-gage à obéir à la règle). Aux innombra-bles volontés particulières, anar-chiques et impuissantes au départ,s’est ainsi substituée la « volonté géné-rale », celle de l’association qui groupetous les contractants. […] La « volontégénérale » (qui va exprimer la règlecommune, c’est-à-dire la loi) doitd’abord être vraiment générale, faitepour tous, sans aucune acception decas individuels ou particuliers ; elledoit ensuite être juste, c’est-à-dire res-pecter entièrement la liberté et l’éga-lité des sujets tenus de lui obéir (fautede quoi elle n’aurait plus aucune valeurcontraignante) ; elle doit enfin êtreconsentie formellement ou tacitement.Rousseau passe ensuite au problèmede l’organisation sociale et politiqueconforme à ces principes. […] Il dis-tingue fortement ce qu’il appelle l’État,ou la cité, ou encore le « souverain »,

« il n’estd’homme, ensociété, que

citoyen. c’est-à-dired’abord sujet d’une

volonté libre […].S’ils sont libres, les

citoyens doiventaussi être égaux. »

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r détenteur de la volonté générale, et le« gouvernement », c’est-à-dire lesformes du Régime et d’administration.Le « souverain » collectif peut « com-mettre » le dépôt du gouvernement àl’ensemble des citoyens (le « peuple ») :on aura une « démocratie » ; àquelques-uns : une « aristocratie » ; àun seul : une « monarchie ». Maisentendons bien, il ne s’agit vraimentque du « gouvernement » : en gros,« l’exécution » de la loi, les actes detous ordres, mais en fait subalternes,nécessaires à l’administration de la« chose publique ». Ces variantes sontlégitimes, et d’ailleurs secondaires, sil’essentiel n’est pas perdu de vue : leseul souverain ne peut être que la cité,c’est-à-dire la collectivité […]. Sur ce dernier point, cependant, il fautêtre réaliste. La vraie expression de lavolonté générale supposerait l’unani-mité, presque impossible. Il faut donclui trouver des substituts. Ce sera la« pluralité des suffrages » : mais une« pluralité » (ou « majorité ») suffisam-ment qualifiée (les deux tiers ou lestrois quarts) pour avoir des chancesraisonnables de se rapprocher aumieux de l’intérêt général. De toutesfaçons, Rousseau n’a jamais cru que« le peuple » puisse valablement « éla-borer » lui-même les lois. Il faut un« organe législatif » – individu, groupeou assemblée –, mais il doit les « rati-fier », formellement ou implicitement.Il faut donc que le peuple existe, qu’onpuisse le « convoquer », le « rassem-bler » […].Néanmoins, Rousseau ne se dissimulepas qu’un tel système, peut-être sou-haitable, serait encore difficilementapplicable dans un grand État. Il fau-dra donc […] si l’on veut qu’un peuple« existe » réellement, c’est-à-dire déli-bère et décide « assemblé », admettreune certaine dose, homéopathique sij’ose dire, de « représentation ». […] Onpeut donner à un « commissaire » unmandat précis et impératif. À cettecondition, le peuple peut en effet légi-timement choisir des « délégués » à quiil aura fixé d’étroites limites pour expri-mer au mieux sa volonté collective. […]Le Contrat social, rassemblant rigou-reusement et dans une langue cristal-line les principes (implicitement admispar nombre de juristes) sur quoi repo-sait la cité antique, a fortement imposéson modèle aux futurs républicainsfrançais. C’est que la prose deRousseau, d’ailleurs, ne parlait pas seu-lement le sec langage de la raison. Jean-Jacques rappelait constamment queles principes du droit, les arrangementsdes constitutions ne sont rien si lecœur des hommes n’y d’adhère pointpour leur insuffler la vie. La volontégénérale est une « volonté ardente »,

une vertu, presque une foi. Ces raison-nements ont fortement marqué, pourlongtemps, la tradition républicainefrançaise. Celle-ci sera très longtemps,par exemple, hostile à la représenta-tion et au régime parlementaire(encore plus au bicamérisme) ; ellerécusera (jusque vers les années 1860)la conception « erronée » de la sépa-ration des pouvoirs » : la républiquene connaît en fait qu’un pouvoir, lelégislatif, dont les autres sont dépen-dants. Elle sera opposée, également, àl’existence d’un chef unique de l’État,

doté de pouvoirs quasi monarchiques,en particulier du droit de dissolution.Elle réclamera, au contraire, le man-dat impératif… On voit combien lemodèle ancien s’est fait durablementsentir : ce n’est qu’à la suite de com-promis (qui ne furent pas facilementacceptés par certains) que le régime« orléaniste » de la Constitution de1875 [fondement de la IIIe République]finit par être considéré comme typi-quement « républicain ». À nous decomprendre pourquoi.

SUITE DE « L’EXCEPTIONFRANÇAISE » : DU PROGRÈS PAR LESLUMIÈRES OU LA RÉPUBLIQUE ETL’ÉCOLELa « république à l’antique » […] netrouva pas que des adeptes. D’abord,celle qu’on avait tenté d’instaurer, avaittourné au cauchemar, dévorant par laTerreur, ses propres enfants. Très vite,on attribua ces excès à la nature mêmede la démocratie : le « peuple », investide toute souveraineté, se ferait despo-tique ; la « volonté générale » contrai-gnante, « l’aliénation » totale ducitoyen à la cité (qu’on croyait lire chezRousseau) avait produit le Comité desalut public et le Tribunal révolution-naire. D’où une révision constante du« modèle antique ». […] Le modèleantique avait pour principal défaut dene pas prendre en considération letemps, les conditions matérielles etspirituelles des sociétés humaines quiévoluent et changent dans le tempsbref de l’histoire. Or, cette histoire – onétait en train de le découvrir au XVIIIe

siècle – a un sens. Elle n’est, vue dehaut, ni aveugle, ni arbitraire : elle suitau contraire une voie précise, celle dece qu’on appelle alors le progrès, unprogrès qui est d’abord, au sens étroit,celui des « Lumières », des connais-

sances rationnelles développées horsde tout préjugé, des techniques et des« arts », puis celui de l’esprit humain,enfin celui de la société tout entière.Voilà qui sera, en cette fin de siècle,l’apport original des Français, en quêtedu meilleur des régimes politiques. Ilne s’agit de rejeter ni les utiles convic-tions des doctrines du droit naturel oudu contrat, ni les exigences des répu-bliques anciennes : il s’agit de conser-ver le meilleur en trouvant le moyende les concilier. […]En montrant que tout savoir […] est

lié aux conditions du développementgénéral des sociétés, qu’il en dépend,mais qu’en même temps il les déter-mine et les modifie, Condorcet attachefortement et fondamentalement lanature de l’homme (cette « nature »qui n’existe potentiellement que dansle contrat qui en fera un citoyen) à sesfacultés cognitives. […] L’homme qu’ils’agit de reconnaître et de « construire» comme citoyen (libre sujet de droit,égal et solidaire de tous les autres) nesera tel que par la pleine possessionde ses facultés et de son « entende-ment ». On comprend donc pourquoiles problèmes de l’éducation et del’instruction sont tellement fondamen-taux pour la république : elle serontune des fonctions, peut-être la princi-pale, de la cité. Elles sont à la fois le butet le moyen de la république : le but,parce qu’elles seules permettent à cha-cun de devenir pleinement citoyen ;le moyen, parce que seutls des citoyenspeuvent faire fonctionner la répu-blique. D’où notre république ensei-gnante.Ainsi, la république, impossible si l’oncroit transposer dans le mondemoderne les conditions évanouies descités antiques, peut redevenir une réa-lité praticable si, grâce aux moyens quedonnent désormais le développementdes techniques, les progrès de l’édu-cation, de la diffusion des sciences, del’imprimerie, l’école, toutes chosesinconnues de l’Antiquité, on donne àtout homme des lumières qui éclai-rent son jugement, exercent et forti-fient sa volonté, développent son «sens moral », c’est-à-dire, pour allervite, son altruisme. Bref, dans un sens,cette « seconde nature » que Rousseauavait génialement assignée à l’homme« social » dès lors qu’il avait consentiau pacte qui fait de lui un citoyen, mais

« Les principes du droit, les arrangementsdes constitutions ne sont rien si le cœur des

hommes n’y d’adhère point pour leurinsuffler la vie. »

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PAR PHILIPPE BOURDIN*

Été 1791 : Louis XVI a échoué le21 juin dans sa tentative de fuiteet, bafouant son serment de

fidélité aux lois et à la nation, estdevenu un roi parjure ; pressée d’ache-ver sa tâche constitutionnelle,l’Assemblée nationale constituante amajoritairement préféré inventer lathèse de l’enlèvement du souverain.Nul n’est dupe et partout en France, leplus souvent à l’initiative des clubsjacobins, et en leur sein des futurs« Girondins », on discute d’une alter-native, régence ou république, un anavant que cette dernière n’advienne.Quelle date inscrire, du reste, sur lesfonts baptismaux ? Le 10 août 1792,jour où le trône est renversé ; le 21 sep-tembre de la même année, lorsque laConvention nationale décrète l’aboli-

1792, LA RÉPUBLIQUE EN GÉSINEL’entrée de la France en république, les 21-22 septembre 1792, tient d’abordà l’attachement des députés de la convention nationale, tout juste élus, àl’oeuvre politique de la révolution. c’est bien elle qu’ils espèrent ainsi sauver.

tion de la royauté, ou le 22, lorsqu’elledécide que « tous les actes publics por-teront dorénavant la date de l’an pre-mier de la République française », oubien encore le 25 quand elle proclamede fait la République ?

DES HÉSITATIONS Ces hésitations sont celles des contem-porains, électeurs ou représentants dupeuple, quant à l’idée-même querecouvre le terme de « république »,dans un contexte de guerre interna-tionale et de graves déchirements inté-rieurs dont les massacres de septem-bre ont constitué la récente acmé. Lemot république ne s’impose pas parun usage fréquent, à l’inverse de liberté,peuple, nation, patrie, même s’il estprécocement utilisé par des plumesaussi lues que celles de CamilleDesmoulins, de Jacques-Pierre Brissotou de Louis de Lavicomterie. En l’ab-

sence d’une réflexion aboutie sur l’or-ganisation d’un pouvoir exécutif élu,d’un gouvernement représentatif, lemot, avant de s’incarner, renvoiecependant à des valeurs et à des slo-gans qui ressortent des journaux oudes correspondances entre les dépu-tés et leurs électeurs : la mobilisationpatriotique pour la défense d’un ter-ritoire, la souveraineté du peuple, l’éga-lité des droits, la justice sociale. Lesélites qui ont eu la chance de fréquen-ter les collèges ont également en têteles modèles antiques et les exemplesmodernes de la Suisse, de la Hollande,de Venise, ou de la révolution anglaisede 1648. Hésitant sur l’opportunitéd’une fédération de départements etd’une guerre de libération à l’échelleeuropéenne, d’aucuns n’ignorent pasl’histoire des jeunes États-Unisd’Amérique, revécue à travers lesœuvres d’Adams [1738-1826, père fon-

qui restait problématique tant elle étaitnouvelle et exigeante, on pouvait espé-rer la forger par un incessant effortindividuel et collectif d’enseignementet d’éducation. Elle cessait d’être abs-traite et en quelque sorte ponctuellepour devenir une conquête progres-sive et volontaire. […]Mais il faut voir qu’une telle doctrine– qu’adopteront explicitement, par lasuite, les républicains français – n’estpas seulement d’ordre académique ouscientifique : elle a d’immenses consé-quences politiques, parce qu’elleimplique des choix décisifs dans undomaine auquel touchaient à peineles doctrines libérales et le modèleantique : celui de la religion. Il fautbien voir qu’en ne considérantl’homme, au départ, que « comme unsujet sentant, pensant et voulant », ellerejette, en fait, tout recours à desnotions comme « les idées innées »,« l’âme », et bientôt toute transcen-dance. Dieu sera débouté, comme« hypothèse inutile ». […] L’hommeseul, donné en lui-même et par lui-même, forge son propre destin. Laliberté, l’égalité, la fraternité – absolu-ment indispensables – ne sont pas lesdonnées d’une quelconque provi-dence ni même nature : elle sont une

qualité, un attribut que les hommesentre eux doivent se reconnaître, ouplutôt s’inventer, s’ils veulent se déve-lopper selon les voies de la nature etde la raison : un « construit » (en par-ticulier par l’école) et non un « donné »a priori.Et cette « construction », cette « inven-tion » d’un homme nouveau, réelle-ment doté des attributs qu’on lui sup-pose au départ, ne peut se faire quepar deux voies convergentes : lascience expérimentale et déductive[…] et la république, seul régime quin’a besoin ni de dieu, ni de roi.Ce qu’ont cherché et défini de la sorteles républicains français, c’est unmoyen de fonder une politique nou-velle et rationnelle sans avoir à refairele chemin d’une révolution nécessaire,mais toujours plus ou moins antici-pée ; et en évitant le recours à lacontrainte des républiques à l’antique.[…] Ce moyen, ils l’ont trouvé dansune voie nouvelle : un détour par lapédagogie. Détour innocent, semble-t-il, que faisaient à peu près, dans lemême temps, tous les pays civilisés ?Là encore, regardons-y de plus près :cette pédagogie, pour atteindre sonbut – qui est de « fabriquer » descitoyens –, doit avoir certaines quali-

tés qui la rendent, en France et enEurope, assez « exceptionnelle » etdonc problématique. Car elle doit êtrepublique, elle doit être obligatoire, etsurtout elle doit être laïque, c’est-à-dire absolument dégagée de tout pré-jugé d’opinion. Ce sont là, on l’aurareconnu, les attributs de l’école. C’est-à-dire de la république. Mais s’il s’agitd’une conception nette et claire dansses principes, son application, dansun vaste pays où les traditions ultra-montaines et monarchistes sont sifortes, ne va pas sans problème. Et, parcontraste avec nos voisins, c’est là sansdoute la plus délicate – et la plus mena-cée – des « exceptions » françaises. n

*Claude Nicolet, (1930-2010) esthistorien. Il était professeur émérited’histoire ancienne à l’universitéParis-1 Panthéon-Sorbonne.Extraits de La passion de laRépublique, Éditions sociales, 1992,reproduits avec l’aimableautorisation de l’éditeur.

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r dateur des États-Unis d’Amérique] oula traduction du Federalist. [journalqui sert de support à la campagne depresse pour la ratification de la consti-tution états-uninienne]Prise de court par les événements,l’Assemblée législative, cependant, nedessine aucun modèle, laissant le soinà la Convention nationale de prendre« les mesures qu’elle croira devoiradopter pour assurer la souverainetédu peuple et le règne de la liberté etde l’égalité », en bref de concrétiserl’utopie républicaine. Loin d’être cap-tée par les seuls Jacobins, accusationtendant à discréditer ce qui est à l’œu-vre, la période des élections va puis-samment contribuer à l’élaborationdes principes et à la prise deconscience du contexte militaire.L’étude en cours des assemblées pri-maires et des assemblées électoralesapporte d’infinies nuances au paysagepolitique français et aux idées qui leparcourent, du silence sur la crise ins-titutionnelle et la demande d’aboli-tion de la monarchie, à l’approbationexplicite de la suspension du roi. Laparticipation, inégale entre la métro-pole et ses colonies, les plaines et lesmontagnes, les villes et leur plat pays,au profit des premières, ne pâtit pasuniment des courts délais de convo-cation, de la saison des moissons oudes avancées des armées ennemies.La proximité du lieu de vote, les pra-tiques volontaristes des présidents deséance, qui appellent et rappellent lescitoyens par la cloche et le tambour,ou essaient de réduire le temps desréunions, parfois la mobilisation desclubs, jouent. Plusieurs gestes, motionset débats, au cours des assembléesélectives, trahissent les sentimentsdivers de l’électorat et les hésitationsdes pouvoirs en place. Çà et là, les élec-teurs oublient le nouveau serment(« maintenir la liberté et l’égalité, ou

mourir en les défendant ») pour prê-ter l’ancien (jurant d’être « fidèles à laNation, la Loi et le Roi et de maintenirla Constitution du Royaume »). Sur lesfrontières de l’Est, partout percées parl’ennemi, plusieurs citoyens issus desélites traditionnelles refusent les postesauxquels l’élection – alors en l’absencede candidature – les porte, apeurés parl’écrasante responsabilité qui reposerasur les futurs Conventionnels. Loin deschamps de bataille, les notables locauxse maintiennent pourtant aux com-mandes des affaires publiques. Tandisque de francs républicains ne parvien-

nent pas à se faire élire, beaucoup deces représentants n’ont pas développé,au cours des semaines et des mois pré-cédents, une quelconque vision insti-tutionnelle, plusieurs continuant àrevendiquer l’application de laConstitution de 1791.

LA NAISSANCE DE LA PREMIÈRERÉPUBLIQUE L’entrée en république va être audemeurant du ressort d’un nombrerestreint de députés, puisque moinsde la moitié des 749 élus siègent déjàle 20 septembre 1792, au bénéfice duBassin parisien, du Nord, des Bouches-du-Rhône, de la Gironde et del’Hérault. Les principaux orateurs ontl’expérience des Assemblées précé-dentes : d’anciens Législateurs mono-polisent près de la moitié des prisesde parole et les « Girondins » excellentà occuper les présidences et les secré-tariats. Le grand débat sur le régime à

construire n’a pas lieu : dès la premièreréunion publique et officielle de laConvention, le 21 septembre, une abo-lition proclamée de la royauté s’im-pose, adoption discrète du régimerépublicain. L’audace interrogerapourtant dès le lendemain ses promo-teurs et surtout leurs collègues, qui lesrejoignent depuis leurs circonscrip-tions, avant que ne se pose la questionde la transition administrative… Àl’évidence, leur républicanisme tientavant tout à leur attachement à l’œu-vre politique de la Révolution plus qu’àleur conviction personnelle que le

régime républicain soit le meilleur deschoix. C’est la Révolution qu’ils pen-sent ainsi sauver, dans le bruit descombats qui, concomitamment, seconcluent victorieusement à Valmy,légitimant l’épithète « républicain »,sitôt associé aux jeunes guerriers etaux citoyens-soldats. La nation enarmes devient consubstantielle de laPremière République, et c’est en sonnom que les évêques constitutionnelsvont s’y rallier, faisant bientôt enton-ner aux fidèles, dès l’annonce des vic-toires, le Domine salvam facRempublicam (Seigneur, sauvez laRépublique). n

*Philippe Bourdin est historien. Il est professeur d’histoire moderne àl’université Blaise-Pascal, Clermont II.

« Le mot république renvoie [...] à lamobilisation patriotique pour la défense

d’un territoire, la souveraineté du peuple,l’égalité des droits, la justice sociale. »

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PAR MICHEL VOVELLE*

Révolutionnaires et République,depuis 1789 jusqu’à nos jours :voilà un thème qui pourrait

paraître rebattu, et en tout cas qui nem’est pas indifférent, tel que je l’aiabordé dans La passion de laRépublique (1992) puis dans 1789, l’hé-ritage et la mémoire (2007). Qu’est-cequi est passé de mode, la Républiqueou les Révolutions, jusqu’à leur nou-velle explosion controversée depuis2011 ? Les deux dira-t-on. LaRévolution est (ou était) terminée etFrançois Furet avait gagné, les répu-bliques faisaient piètre figure.

En France, c’était comme la fin d’unvieux couple, d’un de ces mariages malassortis quoiqu’assez durables bienque fondés sur un malentendu.Maurice Agulhon, sans méchancetémais avec l’humour discret qui lecaractérise, l’avait illustré par la cita-tion d’une « bavure » municipale àAndernos en Gironde célébrant surson monument la République née le« 21 septembre 1789 » [au lieu du 21septembre 1792, ndlr.] ! Quelle erreurinexcusable pour des contemporainsde Jules Ferry que ce court-circuit chro-nologique… mais combien révélatriced’une culture politique de la TroisièmeRépublique, qui associait jusqu’à lesconfondre les deux notions Révolutionet République.Ciblant d’abord le temps de laRévolution de 1789-93, nous savonsbien que cette symbiose n’allait pas desoi. En 1789, l’idée même deRépublique n’était pas à l’ordre du jour.Jean-Paul Marat, le seul ou presque quidans Les chaînes de l’esclavage en aitappelé dès les années 1770 aux « feuxde la sédition » et à la subversion vio-lente ne présentait pas la Républiquecomme une panacée. D’autres nonplus même s’ils ont laissé échapper lemot de Révolution, comme Jean-Jacques Rousseau (« Nous vivons letemps des Révolutions »). Car pour lesobservateurs ou les penseurs desLumières finissantes, les républiques

LES RÉVOLUTIONNAIRES ET LA RÉPUBLIQUE DE 1789 À NOS JOURSrévolution et république semblent former l'un de ces vieux couples quel'on aime à classer parmi les fameuses exceptions françaises. Faut-il consi-dérer à présent que cet itinéraire commun est entré, au gré d'un bicente-naire éludé et des bouleversements de l'ordre du monde, dans les limbesd'un passé révolu ?

contemporaines c’était Venise, vieilleoligarchie décrépite, les Pays-Bas oules Cantons suisses, au pouvoircontesté d’élites fermées. Certes, à cetableau dissuasif y avait-il deux échap-pées qui redonnaient au mot deRépublique valeur d’idéal ou d’espoir :une dans le passé, l’autre dans un pré-sent encore incertain. Dans le passé,c’était la République romaine, cetteréférence antique dont tous ou presquesont alors imprégnés, référence moraleet politique à des valeurs plus encorequ’à des institutions anciennes. Dansle présent un présent que maniantvolontairement l’anachronisme je merisquerai à comparer au regard inter-rogatif que nous portons aujourd'huisur les Révolutions arabes se dérou-laient les épisodes que nous noussommes accoutumés à désignercomme les Révolutions atlantiques.Soit bien sûr, au premier rang, la guerred’indépendance des treize coloniesaméricaines, qui devait donner nais-sance à la République des États-Unis,dont il n’est pas question de sous-esti-mer l’effet.

LA RÉVOLUTION ÉPOUSE LARÉPUBLIQUELe thème de l’entrée en Républiqueétant réservé à une autre contribution,je me contenterai donc de quelquesrappels, sur la période qui va de la finde l’Ancien Régime à 1791. Condorcetécrit qu’ une « constitution républi-caine est la meilleure de toutes », etBrissot s’est référé à l’exemple améri-cain dès 1787 mais pour conclure « Jene crois pas les Français encore dignesd’un tel régime ». Pour Marat, un roisoliveau reste encore un moindre mal.Ce sont des isolés comme Lavicomteriequi proclame « Je suis républicain etj’écris contre les rois » (Du peuple et desrois). Et l’on m’a fait découvrir récem-ment, en me demandant de préfacerl’édition de son journal, l’utopie sin-gulière d’Anacharsis Cloots, rêve de laRépublique universelle – jusqu’à l’Ouraldu moins, avec Paris comme capitale.Il est incontestable que dans cettemontée de l’idée républicaine, c’est latentative et l’échec de la fuite du roi à

Varennes en juin 1791 qui a fait officede catalyseur. Même si tout un cou-rant de révision critique du déroule-ment de la Révolution, sous la conduitede François Furet, a voulu un tempss’interroger sur les chances potentiellesd’une monarchie constitutionnelle àl’anglaise dans la France de la fin dusiècle, c’est le monarque lui-même,mais aussi cette autre France de laContre-révolution qui est son appui,qui a scié la branche qui le soutenait.D’où le caractère initial d’une reven-dication « en creux » de la Républiquequi passe par celle de la déchéanceroyale, même si, de Montpellier vientl’appel « Faites de la France uneRépublique, ouvrez les fastes du

monde et vous n’y trouverez rien depareil… ». Mais Paris n’est pas en restemême si la campagne menée par lesCordeliers n’est suivie qu’avec réti-cence par les Jacobins, notamment parleur leader écouté Robespierre : « Onm’a accusé d’être républicain on m’afait trop d’honneur, je ne le suis pas.». Pusillanimité dont les détracteursde l’Incorruptible se régalent, mais quipeut s’éclairer à la lumière des arrière-pensées ambiguës de ceux qui ani-ment le « moment républicain » duprintemps 1791 : ainsi Condorcet quiassure que « s’il se fait une Républiquepar Révolution, si le peuple se soulèvecontre la cour les suites en seront ter-ribles… ». Pour lui l’occasion est à sai-sir d’une transition sans violence, etc’est cet esprit qui explique l’engage-ment de futurs « Girondins » dans cette

« voici que larépublique était

devant eux, soudainréelle, immense,

portant en elletoute la force rude

du peuple enfinéveillé. »

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campagne, en conjonction momen-tanée avec l’avant-garde des Cordeliers[extrême-gauche extraparlementaire].L’épreuve de force a été le massacredu Champ de Mars, le 17 juillet 1791,où les représentants des forces conser-vatrices – Lafayette et Bailly symboli-quement associés – ont noyé dans lesang cette tentative républicaine pré-maturée. Par-delà le silence apparentde la séquence d’une année, de juillet1791 au printemps 1792, où les diffi-cultés de l’Assemblée législative illus-trent l’ultime fiasco de la monarchieconstitutionnelle, sur fond d’uneentrée en guerre qui attise les passions,cependant que se creuse le fossé entrela montée du mouvement populairehostile à la royauté et la politique incer-taine puis la compromission de l’élitemodérée des brissotins, ou rolandins[bientôt « Girondins »] avec le souve-rain qu’ils protègent encore. Au 10 août1792, c’est du peuple en armes et nonde l’Assemblée qu’est venue la déci-sion, la mise à bas de la monarchie etl’appel à une Convention.On pourrait continuer à discuter surle caractère apparemment furtif del’entrée officielle en République, unmot que la classe politique hésite àprononcer, et que Billaud Varenneintroduit le 22 septembre en mêmetemps que la symbolique qui fait de laRépublique « une femme appuyéed’une main sur un faisceau et tenantde l’autre une lance surmontée dubonnet de la liberté », je préfère pourclore le débat m’abriter sous l’égide deJaurès, porte-voix le plus éloquent, « Etvoici que la République était devanteux, soudain réelle, immense, portanten elle toute la force rude du peupleenfin éveillé ».L’union République-Révolution est-elle indissolublement assurée en sep-tembre 1792, confortée par la victoirede Valmy qui, en ces jours, lui confèrel’appoint de la mobilisation patrio-tique ? Pour certains cela va de soi etj’aime à citer ce clubiste de Lorient,Charles Le Poitevin qui écrit le 22 fri-maire an II : « Il est donc vrai de direque la République est le véritable étatde l’homme puisqu’il est né pour vivreen société et que la République leconserve dans son état primitif et natu-rel, je veux dire celui de la liberté, del’égalité et de la fraternité.À quoi Saint-Just objecte brutalementmais lucidement \ « J’entends dire àbeaucoup de gens qu’ils ont fait laRévolution. Ils se trompent, elle estl’ouvrage du peuple. Mais savez-vousce qu’il faut dire aujourd'hui et quin’appartient qu’au législateur lui-même ? C’est la République… ».Impératif que l’Assemblée s’efforcerade combler, sur fond de guerre exté-

rieure et intérieure et d’un conflit poli-tique exacerbé entre Girondins etMontagnards, bientôt perdu par lespremiers pour avoir été incapablesd’assumer la maîtrise d’un conflit qu’ilsavaient contribué à faire naître. LaConstitution de 1793, ratifiée par levote populaire du mois d’août, monu-ment fondateur des institutions de laRépublique naissante, on le sait, nesera jamais appliquée. Les circons-tances ont imposé momentanémentune autre démarche, pour la défensedu Salut public. Doit-on y voir une

macule originelle illustrant l’impossi-ble rencontre, en révolution, du régimerépublicain et de l’exercice des liber-tés démocratiques dont rêvent encoreles Indulgents comme CamilleDesmoulins… ? Mais il sait bien lui-même que ce rêve de Révolution « vic-torieuse et paisible » n’est pas de sai-son et c’est lui qui écrit en pluviôsean II dans le Vieux Cordelier cettestrophe sublime (qui fait songer àGoethe mis en musique par Schubert)« La devise des Républiques ce sontles vents qui soufflent sur les flots dela mer, dans cette légende Tollunt sedattollunt : ils les agitent mais ils les élè-vent. Autrement je ne vois dans laRépublique que le calme plat du des-potisme et la surface unie des eauxcroupissantes d’un marais. ».Je voudrais arrêter là ma réflexion surla façon dont, dans la décennie 1789-99 la République s’est « ancrée » dansla Révolution, pour ce compagnon-nage biséculaire dont nous avonshérité. Mais je sais bien que je ne suispas quitte. Je me heurte à deux obsta-cles majeurs avant de reprendre laroute.

LA RÉVOLUTION EN L’AN II, EST-CEBIEN LA RÉPUBLIQUE? LA RÉPUBLIQUEEN L’AN III EST-CE ENCORE LARÉVOLUTION ?La Révolution de l’an II ? celle duComité de Salut public, de Robespierreet ses amis, de la Terreur, de la Sansculotterie au pouvoir puis tenue enmain voire réprimée, n’est pas un héri-tage facile à porter pour un républi-cain modéré, pour une bourgeoisie duXIXe siècle, voire du XXe intronisée par

la Révolution française mais tentée derépudier ses origines et de distinguerune bonne Révolution (des débuts) etla mauvaise, celle du « dérapage » etde l’intrusion momentanée des classespopulaires avec ses leaders collectifs(jacobins ou cordeliers) ou individuels,agents de la dérive « totalitaire » quiferait de la Révolution française lamatrice des expériences funestes duXXe siècle.Le second obstacle, résumé sous le titre« la République de l’an III est-ce encorela Révolution ? » est présenté par les

défenseurs au contraire d’une certaineimage de la Révolution. J’en prendraipour illustration la passe d’armes entreAlphonse Aulard [historien de laRévolution française, (1849-1928) etson irascible élève Albert Mathiez his-torien et fondateur de la Société desétudes robespierristes (1874-1932)] :un instituteur avait écrit au grand maî-tre de la Sorbonne [Aulard] pour luidire la difficulté de présenter à sesélèves la République du Directoire,concentré de toutes les turpitudes dutemps présent, soit « les communistes,les royalistes, le militarisme et la cor-ruption ». Aulard l’avait rassuré danssa chronique journalistique : ne croyezpas la légende brumairienne qui a dia-bolisé le directoire, il représente bienà sa façon la République… À quoi sonélève Mathiez répondit par un articlevengeur « Nous ne sommes pas obli-gés de travestir la vérité en présentantcomme une République véritable lerégime de Barras, de Reubell, deHainguerlot d’Ouvrard, le régime dela Banqueroute des deux tiers, du coupd’État annuel et des guerres de pillageperpétuel… Le Quotidien prête à rirequand il insère des consultations his-toriques de ce calibre. » Nous seronsaujourd'hui plus proches de la lectured’Aulard que de Mathiez ; mais cetteréférence à un débat historiographiqued’hier rappelle que la Révolution nousa légué plusieurs modèles deRépublique. Pas question de nier lesfautes ou les tares du Directoire, maispour les pères de la Constitution del’an III, l’objectif est bien de défendreune certaine idée de la République : «Soyez tous réunis pour la République,

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« La devise des républiques ce sont lesvents qui soufflent sur les flots de la mer, ilsles agitent mais ils les élèvent. autrement je

ne vois dans la république que le calme platdu despotisme et la surface unie des eaux

croupissantes d’un marais. »camille desmoulinsd

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soyez tous réunis contre l’anarchie »(Boissy-d’Anglas, 1795). C’est laRépublique de la bourgeoisie quiaspire à terminer sa Révolution, fût-ce en lui donnant un maître (« Il mefaut un roi parce que je suis proprié-taire. »)Mais où, désormais, sont passés lesrévolutionnaires ? On les désignecomme « anarchistes », un amalgameoù se retrouvent ceux qui se présen-tent comme « fermes républicains » etque nous appelons néo jacobins, mal-menés par le pouvoir qui sait parfoisrecourir à leurs services pour conte-nir la pression de la Contre-révolutionroyaliste. Les masses populaires ontété renvoyées en l’an III dans leurs fau-bourgs, les conspirateurs clandestinsde la conjuration des Égaux se rallientà la République. Babeuf au début indif-férent et même hostile à cette formede gouvernement à laquelle il préfèrele terme d’association en attendant leGrand Sabbat se rallie dans ses der-

niers écrits à une République « abso-lument démocratique ».De quelle République sommes-nousles héritiers ? Celle de Brissot, deCondorcet, de Saint-Just, ou celle deSieyès, de Boissy d’Anglas, deBarras… ? Albert Soboul [historien dela Révolution française (1914-1982),ndlr.] n’est pas tendre pour une pre-mière République tiraillée entre sescontradictions, l’idéal d’uneRépublique démocratique et socialed’un côté et celui d’une Républiquedes propriétaires de l’autre. Mais assu-mant ses propres contradictions, il s’in-cline devant le mythe de « l’indivisible» et l’image toujours exaltante de la «vraie » République, celle de l’an II.C’est elle que nous allons retrouvercomme un idéal perdu, appauvri sou-vent à des thèmes comme celui dubonheur commun, ou de laConstitution de 1793 et son projetdémocratique, dans la clandestinitéde la période impériale et de ses len-demains. Qui sont désormais les révo-

lutionnaires ? Ils sont passés dans laclandestinité, comme ils ont essaimédans l’Europe des Républiques sœurs,notamment en Italie, ou commeMiranda dans les foyers qui s’allumenten Amérique latine. On les retrouvedans les sociétés secrètes, fomentantdes conspirations. Buonarotti dans seserrances à travers l’Europe est l’exem-ple type du porteur d’un message qu’iltransmettra en 1828 à son retour à Parisen sortant de l’oubli le récit de laconspiration de Babeuf, dite des Égaux.Entre-temps, toute une partie de laclasse politique ralliée en Brumaire,recyclée dans l’appareil d’État napo-léonien, avait fait son deuil de l’idéalrépublicain, certains avec la bonneconscience de servir sous d’autresformes et un autre maître l’idéal deleur jeunesse, d’autres avec un cynismeplus marqué, dont Fouché est uneincarnation extrême.La traversée du désert de l’idée répu-blicaine prend fin, spectaculairement,

dans l’année 1830 quand sur les bar-ricades on voit réapparaître le drapeautricolore, porté par la Liberté au seinnu, guidant une foule juvénile quiredécouvre la Révolution. Tout celanous le savons, mais aussi le retour àl’ordre marqué par l’escamotage his-torique opéré sur le balcon de l’Hôtelde Ville de Paris par un vieux cheval deretour, aujourd'hui admiré encore debeaucoup, qui s’appelle Lafayette etqui, sous les plis trompeurs du dra-peau tricolore, contribue à instaurersur le trône, avec Louis Philippe, « lameilleure des républiques » [laMonarchie de Juillet (1830-1848)]…

LE TEMPS DE VICISSITUDES ?MÉMOIRES RÉVOLUTIONNAIRES,CLANDESTINITÉS ET NOUVELLESEXPÉRIENCES RÉPUBLICAINES (1799-1871)Notre démarche dès lors soit s’inflé-chir pour répondre à la questionposée : qui sont les révolutionnaireset surtout que font-ils de la mémoire

de la première République, souvenirencore proche mais entré dans l’his-toire ? Quels exemples y puisent-ils,quelles critiques voire quelles rancunesnourrissent-ils envers elle ? Dans lesannées 1840, elle est mieux connue,son histoire labourée par les maîtresde l’historiographie romantique,Thiers, Mignet, Lamartine, Micheletavant tout, mais aussi par toute unepetite littérature qui réveille lamémoire encore vive dans Paris etdans les villes comme dans les cam-pagnes qui n’ont pas toutes oublié quela Révolution fut aussi vécue commeune fête. Ceci dit, il faut en conveniravec Raymond Huard, il n’y a encoreau village que bien peu de républicainsavérés, de ceux qui comme la vieilleRiquelle, autrefois déesse Raison enson village de Maillane attendent leretour du « temps des pommesrouges ». C’est à Paris (et dans les villescomme Lyon) éveillé, brassé, que sefomentent les complots, que ressur-gissent les barricades en 1841, 44 etplus tard encore. Les révolutionnairesengagés ou non dans les organisationsclandestines comme « Aide-toi le cielt’aidera », puis les Saisons, qui formentle noyau du néo jacobinisme ont d’au-tres sollicitations que celles qu’ils pui-sent dans la légende républicaine del’an II : dans une société en mutation,ils sont ouverts aux voies ouvertes parles penseurs socialistes, saint-simo-niens, fouriéristes, « communistes »,à la Cabet, point toujours révolution-naires, mais déjà s’esquisse au tempsoù la question sociale s’impose de plusen plus, une autre forme d’engage-ment dans ces sociétés pour lesquellesMarx et Engels préparent un manifestequi fera date [Le manifeste du Particommuniste (1848)].Dans cette histoire, 1848 assume enFrance une place considérable et sin-gulière. S’il n’y a jamais eu peut-êtreautant de têtes couronnées new-lookque dans cette Europe du mitan duXIXe siècle, l’originalité, qui permet enl’occurrence d’utiliser à bon escient leterme rebattu d’« exception française »est bien celle de cette secondeRépublique que la Révolution deFévrier installe comme une revancheou un retour à l’héritage de la première,la grande. Quatre ans seulement de vieavant sa mise à mort, est-ce suffisantpour partager le regard dépréciatif deplus d’un, à droite certes mais aussi àgauche sur cette réédition manquée(Marx n’est pas le moins cruel, témoinimpitoyable, qui nous a laissé, avecson analyse à vif des luttes de classes,puis du coup d’État de Louis NapoléonBonaparte, la célèbre formule qui seréfère aux révolutionnaires de 93 dra-pant leur révolution en « oripeaux de

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« dans cette histoire, 1848 assume enFrance une place considérable et singulière.

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Romains » pour dénoncer, dans unehistoire qui bégaie, les quarante-hui-tards qui se déguisent en héros de laGrande Révolution) ? Il importe de rap-peler l’importance de cette expériencedans la culture républicaine : le chocdu suffrage universel (masculin) pourla première fois massivement exercé,le constat amer pour les révolution-naires que la France des campagnesdans la majorité des régions voteconservateur et pour l’ordre…, l’âpretédes luttes de classes qui dès le mois dejuin 1848 affrontent à Paris les travail-leurs à la bourgeoisie, l’émergence dela question sociale comme on dit, ladifficulté enfin d’organiser laRépublique, autour d’une constitutionqui pour éviter les erreurs de l’an III et

le césarisme de l’an VIII va révéler safaiblesse face au retour du péril. Onappréciera pourtant l’importance dupas franchi : un véritable parti répu-blicain voit le jour (les démoc-soc),tandis qu’un réseau d’organisationsrépublicaines, officielles ou clandes-tines, se structure dans toute une par-tie du pays, notamment dans le Sud-Ouest, ce qui explique que le coupd’État anti-républicain du prince-pré-sident, le 2 décembre 1851, se soitheurté à une résistance populaire loca-lement massive, nécessitant le recoursà l’armée pour opérer la répressionsanglante et les déportations. On com-prend que dans les lendemains amersdu coup d’État, au-delà des invectivesnobles de Victor Hugo, dans la clan-destinité puis la semi-tolérance desannées du règne de Napoléon III, lesrépublicains d’hier aient adopté uneligne de légalisme qui n’est contestéeque par quelques-uns qui commeBlanqui, « l’enfermé », restent fidèlesà la solution insurrectionnelle etconspiratrice.Mais cette période de l’Empire, ce n’estpoint un paradoxe, se présente commecelle d’un réexamen à la lumière del’expérience de l’héritage de la GrandeRévolution française. Les recherchesse multiplient. Surtout, Edgard Quinet,en 1865, sème le trouble dans le camprépublicain, en redistribuant les cartes,opposant à la continuité d’un héritagequi conduit à l’absolutisme monar-chique, à l’oppression religieuse, aujacobinisme, à la Terreur et à la dicta-ture impériale une autre filiation quimène de la Réforme aux Lumières, auxGirondins, à la liberté de pensée.

Monarchistes, bonapartistes, robes -pierristes et radicaux en prennent pourleur grade, à droite et à gauche. Maisun républicanisme libéral y trouverason compte par la suite.Les événements de « l’année terrible »,bouleversent ce paysage, avec l’explo-sion de la Commune de Paris, le 18mars 1871 et sa brève existence de troismois, suivie d’une répression terrible.On rencontre parmi les cadres de cesdernières grandes journées révolution-naires parisiennes des néo-jacobins,des blanquistes imprégnés du souve-nir de la Grande Révolution, des mem-bres de la Seconde Internationale, desanarchistes enfin, comme Courbet,qui rejettent le pesant héritage jaco-bin. Au lendemain de la Commune de

1871, après le massacre et la répres-sion massive qui en viennent à bout,les « révolutionnaires » sur lesquels onnous presse de nous interroger vontse reprendre, en se tournant vers lesorganisations socialistes où l’influencede Marx s’impose désormais, enAngleterre, en Allemagne surtout, maisaussi en France, quoique sur fond d’unhéritage plus complexe. Au fil de leurcheminement propre et sur fond d’unappel à la transformation révolution-naire de la société, un courant blan-quiste, puis guesdite radical s’opposeà une tendance plus ouverte aux com-promis réformistes et aux contactsavec le républicanisme reconstituéqu’incarne le parti radical, puis radi-cal-socialiste. Les fondements de cedernier ont été posés par Gambetta,les leaders en seront Jules Ferry ou JulesGrevy : ce sont eux qui vont, à partirde 1875, imposer progressivement leurhégémonie dans la conduite de laTroisième République.

SOCIALISME ET RÉPUBLIQUE (1871-1934)« De l’idée républicaine au socialismel’itinéraire est loin d’être linéaire et lepassage n’a rien d’automatique » (R.Huard). « Les socialistes assurémentrépublicains n’attachent pas à la formedu régime en elle-même une vertuémancipatrice ». Sous l’emprise ducapitalisme la République est aussioppressive que la monarchie et le suf-frage universel, comme le rappellel’élection de Louis-Napoléon endécembre 1848, peut être une mystifi-cation. La tentation est grande de récu-ser les modèles transmis par la «

Révolution bourgeoise » de 1789.Contre cette lecture qui est celle deGuesde et de son courant (qui ne sepenchent pas moins cependant surl’histoire révolutionnaire), Jaurès dontl’ascendant s’affirme dans le parti encours de formation a défini dans sonHistoire Socialiste de la RévolutionFrançaise l’attitude d’équilibre àlaquelle s’efforcent de parvenir lessocialistes français « Politique de démo-cratie et politique de classe, voilà deuxtermes nullement contradictoires entrelesquels se meut la force prolétarienneet que l’histoire confondra un jour dansl’unité de la démocratie sociale ». LaRévolution finale est et restera longue-ment l’objectif, quitte à se muer chezJaurès en aboutissement de réformes…révolutionnaires. C’est ainsi que lessocialistes français toléreront en 1899l’entrée de Millerand dans le ministèrede défense républicaine de WaldeckRousseau et soutiendront le bloc desgauches de défense républicaine entre1899 et 1904. Compromission payante,si l’on considère qu’ils y ont gagné à lacause de la République sociale une par-tie de l’électorat populaire, aux dépensdes radicaux, et assuré à la veille de laguerre une représentation de 107 élusà la chambre. Peut-on alors aller jusqu’àparler d’une « intégration des socia-listes à la République bourgeoise », (fût-elle incomplète – R. Huard) du faitd’une « culture politique en partie com-mune » et d’une frontière « assez flouepour permettre des recouvrements etdes contagions, sur le plan des pra-tiques démocratiques de terrain ?Au lendemain de la Première Guerremondiale, au sein d’une gauche oùnombre de meurtris hésitent, tentéspar l’idéalisme wilsonien, les vraisrévolutionnaires que nous suivons onttrouvé leur repère, la révolution bol-chevique qui va « bouleverser la réfé-rence républicaine pour tout le siècle »(R. Martelli). La réflexion des militantset des penseurs qui vont au Congrèsde Tours rejoindre le parti communisteprocède de la relecture qu’impose l’ex-périence soviétique de la « voie plé-béienne » promue naguère par Blanquiet ses émules, abandonnée par laSeconde Internationale, une sorte denéojacobinisme trouve dans le bol-chevisme un exemple à suivre, dans larépublique des soviets la mise enœuvre de mesures terroristes, légiti-més par la situation. Le jeu des analo-gies, chez les historiens françaisMathiez, Labrousse et même initiale-ment Aulard se plaît à reconnaître lesétapes connues d’un nouveau 93 : JeanBruhat [historien du mouvementouvrier. (1905-1983)] écrira plus tardque « par-dessus les carmagnoles dessans-culottes apparaissaient en surim-

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pression les blousons de cuir des com-battants du palais d’hiver… ». Aulardlui-même un bref temps admet lanécessité d’une dictature, d’une cen-tralisation jacobine, alors que d’autresespèrent la mise en place d’une démo-cratie directe, comme en 1871.Enfin, malgré de fortes réticences, larévolution russe est associée dans laconscience commune au marxisme,dont elle semble être, dans la person-nalité de ses leaders comme Lénine,une mise en application. « Une grandelueur à l’Est » : serait-ce le relais de cequ’ont pu être les Lumières aux ori-gines de la Révolution française, quele marxisme-léninisme, guide de larévolution des masses ?À côté du PCF, guidé par l’exemplesoviétique, on ne saurait oublier lesrévolutionnaires d’hier : les socialistesdemeurés à la SFIO après 1920, quiconservent dans l’énoncé de leur pro-gramme l’objectif officiel de laconquête révolutionnaire du pouvoirou de son « exercice » en position deforce. Un héritage jaurésien, qui secombine avec les réflexes de la concen-tration républicaine.

LE PCF : UN ENGAGEMENTPATRIOTIQUE AU SERVICE DE LARÉPUBLIQUE, DU FRONT POPULAIRE ÀNOS JOURSL’offensive contre la République quis’est déployée à partir des années 1920et surtout 1930 est la conjonction deplusieurs facteurs bien connus : lesretombées directes de la PremièreGuerre mondiale sur la foule des dés-emparés, des anciens combattantsaigris, leur instrumentalisation par lesréseaux de l’ancienne droite cléricalerégénérée, le spectacle de l’immobi-lisme et de la corruption qui alimentel’antiparlementarisme, la crise enfinqui, à partir de la fin des années 1920affecte les masses populaires. Lesligues et les mouvements d’extrêmedroite coordonnent ces remous. Ellesne sont pas sans modèles à l’étranger,avec l’implantation du régime fascistedans l’Italie mussolinienne, puis enAllemagne l’irrésistible ascensiond’Hitler et du nazisme dans les années1930. C’est face à la montée de cespérils, au lendemain du 6 février 1934,jour où le parlement assiégé a vu sebriser à ses portes l’offensive de la sub-version menaçante des ennemis de laRépublique que s’est opéré un destournants majeurs dans l’histoirecontemporaine de la République fran-çaise. L’initiative en est venue du particommuniste ce qui peut surprendreen ces années 1930 où il peine sous lapression des directives del’Internationale communiste quiimpose la ligne classe contre classe : «

Il n’y a pas de différence entre la démo-cratie bourgeoise et le fascisme. Cesont deux formes de la dictature ducapital. Entre la peste et le choléra onne choisit pas » a déclaré MauriceThorez après le 6 février. Et cependantc’est lui qui a eu le mérite, face à l’ur-gence, de faire adopter par son partila ligne unitaire qui aboutit au pacted’unité d’action socialiste-commu-niste le 27 juillet 1934, suivi du motd’ordre du Front populaire en octobre.Malgré les réticences de certains radi-caux, la dynamique est enclenchée quiconduit aux impressionnants mee-tings unitaires, Blum, Thorez et

Daladier en juin 1935 à la Mutualité,ou lors du défilé du 14 juillet 1935.Réconciliation de la Marseillaise et del’Internationale, du drapeau rouge etdu tricolore : on a beaucoup com-menté cette prise de position histo-rique, notant que dans le discourscommuniste d’avant-guerre c’est laréférence à la nation qui l’emporte surla République. Un patriotisme répu-blicain ouvrier s’inscrit dans la confi-guration élargie d’un rassemblementpopulaire réunissant autour des troispartis une vaste constellation associa-tive. Elle ne résistera pas, dans lesannées suivantes, aux chocs qui ont

désuni le front des républicains : fis-sure face à la guerre d’Espagne, trau-matisme entraîné par le pacte ger-mano-soviétique en 1939 et lamarginalisation puis l’exclusion duparti communiste, alors même que sespartenaires d’hier manifestent dans lacommémoration pour bonne partmanquée du cent cinquantenaire dela Révolution, leur horreur de la guerrecivile et des manifestations « à poingslevés et drapeaux rouges ». Socialisteset radicaux abandonnent au particommuniste le souvenir de Valmy, desvolontaires de 1792, la défense de laRépublique et surtout de la nation.L’instauration du régime de Vichy le10 juillet 1940, sous la conduite dumaréchal Pétain a ouvert la premièreet à ce jour unique suspension durégime républicain en France pourquatre ans. L’expérience tragique dela Résistance a démontré l’efficacitédu modèle d’un engagement patrio-tique au service de la nation et de laRépublique, dans laquelle les commu-nistes ont pris une part importante auxcôtés des autres patriotes, autour d’unemystique de la Révolution dont le sou-venir est omniprésent. Le problèmedes lendemains a été évoqué à la finde 1943 quand le réseau Combatévoque une « Révolution socialiste ».Mais l’indécision subsiste dans le pro-gramme du CNR qui se contente d’enappeler au rétablissement de la démo-cratie par le rétablissement du suffrageuniversel.Maurice Thorez au retour de l’URSS afait prévaloir une ligne légaliste enécartant l’idée d’un « Octobre fran-çais ». Ce ne fut pas sans avoir à briserl’opposition d’une partie des cadresde la révolution intérieure commeCharles Tillon ou André Marty quiavaient tenté d’organiser autour desinstitutions résistantes des foyers deprise de pouvoir parallèle (dans leLimousin, ou le Midi). Le légalisme duPCF, à l’origine le plus fort parti issude la Résistance, malgré l’âpreté de sescombats dans les batailles de l’après-guerre sur les textes constitutionnelscomme sur la politique sociale, ne suf-fit pas à lui éviter une érosion liée àson isolement au temps de la guerrefroide comme aux mutations de lasociété d’après-guerre, alors que lesrythmes de la vie politique nationaleretrouvaient les tares de l’avant-guerremalgré les tentatives de réforme de lagauche non communiste dont celle deMendès-France fut la plus pousséedans le sens d’un rationalisme de l’État.Lorsque les chocs répétés des guerresde décolonisation ont conduit en 1958à la crise qui a entraîné la chute de laquatrième République et le retour aupouvoir du général de Gaulle, la

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r dénonciation de l’évolution vers le pré-sidentialisme a été âprement dénon-cée à chaque étape par le parti com-muniste, alors que la gauche noncommuniste s’enfonce dans « l’accep-tation présidentialiste » (O. Duhamel)sous la Ve République. Au lendemaind’une pseudo-révolution de 1968 quin’est pas la leur et à laquelle ils adhè-rent plus ou moins sans en prendre lecontrôle, les révolutionnaires voientla droite s’emparer sans vergogne dessigles républicains. La victoire socia-liste de 1981 et l’épisode mitterrandienont plutôt renforcé que freiné la conso-lidation d’un pouvoir présidentiel qui,par la suite – qu’on me pardonne leraccourci –, a paradé sans retenuejusqu’au sarkozysme d’hier.Dans mon essai sur l’héritage et lamémoire, j’avais pu être tenté de ran-ger la République au rayon de ces héri-tages banalisés dont Maurice Agulhona si bien traité, si familiers qu’on ne lesremarque plus (Liberté – Egalité –Fraternité). La République fait partiede notre univers quotidien, de mêmeque les Anglais ont leur reine, et lesEspagnols un roi qui vaut bien laRépublique. S’il n’y a plus guère degroupuscules ouvertement antirépu-blicains, l’adhésion de façade, à la façondu Front National, masquant in fineune hostilité profonde à l’égard del’idée républicaine, a fait de dangereuxprogrès, jouant, comme hier, sur l’hos-tilité à la classe politique. De même la« droitisation » de la référence républi-caine, depuis le temps où l’UMP gar-dait un bonnet phrygien comme logon’est plus guère de mise, même si tousse décernent volontiers un brevetexclusif de républicains authentiques.C’est évidemment à gauche que l’ontrouvera un argumentaire plus fourni,

avec la référence à l’héritage historiquede la Grande Révolution et à sesvaleurs. Mais, les sondages du bicen-tenaire l’ont montré, les média ledémontrent quotidiennement, enmême temps que la mémoire histo-rique se perd à l’école ou ailleurs, latélévision comme les publications senourrissent de l’évocation complai-sante des grandes familles, princières

ou non, la mode Marie-Antoinettesous toutes ses postures a relayé lesapologies de Danton contreRobespierre. Banalités que tout cela.Mais au fond des choses, si l’on sereporte à la façon même dont le bicen-tenaire a été conçu et négocié, si je puisdire, entre la droite et la gauche, sur leconsensus d’une commémorationlimitée à 1989 dans sa durée, focaliséesur les droits de l’homme en évitantles débats et les événements quifâchent, on prend conscience que laquestion de la République a été éludée,étant sous-entendu peut-être queFrançois Mitterrand en était le garant.C’est dans les initiatives d’inspirationcommuniste ou progressiste que l’hé-ritage dépoussiéré à défaut d’êtrerenouvelé s’est le mieux rencontré. MaisRobespierre et ses amis souffrent tou-

jours du même préjugé défavorable.Je garde un souvenir personnel très vifde la manière dont le bicentenaire dela République, après que les bougiesde 1789 eurent été éteintes, a été ouplutôt n’a pas été célébré, en 1992, enl’absence du président, déjà trèsmalade. Dans le grand amphithéâtrede la Sorbonne, j’étais seul au podiumpour accueillir le premier ministre

Pierre Bérégovoy (à mon entrée ungarde avait demandé : « Qu’est-ce qu’ilvient faire celui-là ? ») : je venais déli-vrer mon message préparé. Le premierministre, sombre et préoccupé, m’ademandé alors : « Qu’est-ce qu’on faitmaintenant ? »... On écoute laMarseillaise. Elle fut chantée au fondde l’amphithéâtre par le chœur de l’ar-mée. Sans emphase orchestrale, cesvoix masculines avaient une forte gra-vité. Puis nous nous sommes séparésen silence. n

« S’il n’y a plus guère de groupusculesouvertement antirépublicains, l’adhésion de

façade, à la façon du Front national,masquant in fine une hostilité profonde à

l’égard de l’idée républicaine, a fait dedangereux progrès, jouant, comme hier, sur

l’hostilité à la classe politique. »

*Michel Vovelle est historien. Il estprofesseur émérite à l’universitéParis-I Panthéon-Sorbonne. Il adirigé l’Institut d’histoire de laRévolution française de 1981 à 1993.

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LES PARTIS POLITIQUES ET LA RÉPUBLIQUESi pratiquement tous les partis en France se réclament de la républiqueleur vision en reste très conservatrice.

PAR SÉBASTIEN CRÉPEL*

S’il est désormais un lieu com-mun de trouver des réminis-cences troublantes des années

1930 dans le climat politique actuel,le temps semble loin où une partie dela droite française manifestait aux crisde « À bas la République » aux alen-tours de la Chambre des députés. Enapparence au moins, l’adhésion à laRépublique ne semble plus constituerune ligne de fracture entre les famillespolitiques qui structurent la vie poli-tique française. Aucune autre idée nesemble davantage faire consensus quel’attachement proclamé au régime néde la Révolution, au point que tousdésormais s’en réclament, des com-munistes, bien sûr, à la droite issue dugaullisme, en passant par les socia-listes, les libéraux, les radicaux et lecentre démocrate-chrétien, et mêmejusqu’au Front national de Marine LePen, qui conclut tous ses discours parun « Vive la République, vive laFrance ! ». S'en tenir au mot ne suffitdonc pas à cerner les différences oules antagonismes des projets politiquesqui se cachent derrière l'invocationcommune.

REMISE EN CAUSE OU AMÉNAGEMENTDE LA Ve RÉPUBLIQUE Mais un autre fait retient l'attention :bien que tous se revendiquent de laRépublique, cela n'est pas synonymede consensus autour du maintien durégime politique actuel de la France,au contraire. Si la Ve République estsouvent présentée par ses partisanscomme un modèle de stabilité poli-tique expliquant son aptitude à traver-ser les crises et sa longévité, l'écrasantemajorité des suffrages se portent dé -sormais sur des candidats qui propo-sent d'en changer, ou de l'aménagerplus ou moins en profondeur. Ainsi,en 2007, pas moins de sept candidatssur douze à l'élection présidentielle« proposaient de passer à une VIe

République », les autres se contentantde vouloir l'aménager, relève le consti-tutionnaliste Bastien François. Mais,là aussi, il faut regarder au-delà desslogans : changement de Républiqueou non, le détail des programmesrévèle que « le clivage passe en faitentre ceux qui souhaitent conserver lastructure des pouvoirs de la Ve

République – les trois grands candi-dats républicains [Sarkozy, Royal etBayrou, auxquels il faut ajouter Le Pen,qui « se garde de remettre en cause lespouvoirs du président de laRépublique »] – et ceux qui la remet-tent radicalement en cause ».Ce clivage est toujours d'actualité : en2012, si le candidat François Hollandeproposait bien de renforcer « les pou-voirs d’initiative et de contrôle du par-lement », il s'agissait essentiellementdes « nominations aux plus hautspostes de l’État afin de les rendre irré-prochables ». Rien, en revanche, dansson programme sur la fin de la concen-tration des pouvoirs entre les mainsde l'exécutif et singulièrement du pré-sident de la République, et encoremoins sur l'octroi de pouvoirs nou-

veaux aux citoyens, le candidat socia-liste se contentant sur ces points d'unengagement en faveur du droit de votedes résidents étrangers – toujours pasà l'ordre du jour – et d'une nouvelleétape de la décentralisation. Cette fri-losité n'est pas une surprise, car si lePS a dénoncé fortement la Ve

République dans les années 1960-1970sous l'impulsion de FrançoisMitterrand, il s'est accommodé de laprésidentialisation du régime une foisau pouvoir, en en poussant même lesfeux avec l'instauration du quinquen-nat sous le gouvernement de LionelJospin au début des années 2000. Et sile PS a condamné « l'aggravation duprésidentialisme » dans la réformeSarkozy de 2008 (qui a introduit dansla Constitution la possibilité pour leprésident, jusqu'alors interdite par laséparation des pouvoirs, de pronon-cer un discours devant le parlementsans débat ni vote), il n'a pas toujoursété aussi catégorique, la querelledemeurant vivace entre partisans d'unrégime à dominante présidentielledont François Hollande et Jean-MarcAyrault semblent s'accommoder, et leshérauts historiques d'un régime pri-moministériel à l'instar d'ArnaudMontebourg, dans lequel le chef dugouvernement serait le véritable chef

de l'exécutif. Ce qui reviendrait, en faitde nouvelle République, à opérer unenouvelle distribution du pouvoir entreles mains de ceux qui le concentrentdéjà…

LE CHANGEMENT POUR QUE RIEN NECHANGEÀ l'UMP aussi, on se fait les hérauts duchangement pour que rien ne change.Il est loin, le temps où le candidatJacques Chirac à la présidentielle pro-clamait : « Gardons et défendons lesinstitutions de la Ve République […],cessons de penser qu’un changementde Constitution réglerait nos pro-blèmes ». En 2008, Nicolas Sarkozy,après avoir fait campagne sur la néces-sité de « moderniser l'esprit et la pra-tique du texte actuel » pour « rééqui-

librer » les institutions en promettantun rôle accru au parlement, a fait voterla plus importante réforme constitu-tionnelle de la Ve République par sonampleur (47 articles réécrits ou ajou-tés sur 89), au point que l'on peut par-ler d'un nouveau texte qui n'a que peuà voir avec la copie originale de 1958.Mais son esprit demeure : jamais laprésidentialisation de la vie publiquen'a été poussée aussi loin, ravalant lesministres au rang de « collaborateurs »,le parlement étant plus que jamais« condamné à regarder passer lestrains », selon l'expression du députécommuniste Jacques Brunhes.L'épisode récent du débat sans votesur la situation en Syrie a cependantconduit certains responsables de laformation de droite à s'interroger touthaut sur le caractère dépassé de la Ve

République. Celui qui pousse le plusloin la remise en question est l'ancienministre de la Défense de NicolasSarkozy, Gérard Longuet : « Il y a despays, et non des moindres, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagneoù les parlements parlent au nom despeuples, y compris dans les grandesurgences. Serions-nous, en 2013 etpour l’éternité, la seule démocratie quiconsidère que seul le président peutdécider et que le parlement doit se

« pour garantir un nouveau cap social, il faut que les citoyens aient la parole

et le pouvoir. » do

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r contenter d’entériner ultérieure-ment ? » Si le sénateur de la Meuseestime que « les temps ont changé »depuis 1958 et qu'il importe mainte-nant « de restituer aux élus du peu-ple » leur « dignité républicaine », c'estpour rappeler aussitôt qu'il n'est pasfavorable à « un pouvoir trop dilué »et que l'exécutif doit conserver « lespleins pouvoirs dans le cadre de la loi »,en particulier sur « les décisions inter-nationales » qui nous obligent…L'extrême droite, quant à elle, ne jouepas le jeu d'un débat franc sur les ins-titutions. Héritier de courants réac-tionnaires disparates désireux de res-taurer un ordre prérépublicain, le Frontnational, sous la houlette de MarineLe Pen, tente de « moderniser » sondiscours en se présentant comme unrempart d'une République prétendu-ment menacée par les vagues migra-toires. La laïcité est le nouveau leitmo-tiv du FN pour fustiger une religion enparticulier, l'Islam, selon une règle dudeux poids deux mesures qui ne doittromper personne : tolérance zéropour les « prières de rue » de musul-mans protestant contre l'indigence deslieux de culte mis à leur disposition,mais complaisance absolue envers lesmouvements catholiques traditiona-listes qui ont multiplié processions etveillées religieuses sur la voie publiqueau printemps dernier contre la loi surle mariage pour tous. Ce deux poidsdeux mesures s'illustre dans le chapi-tre consacré à la laïcité dans le projetde Marine Le Pen, qui en donne uneconception bien singulière : « Il doitêtre répété que le christianisme, a étépendant un millénaire et demi la reli-gion de la majorité des Français, sinonde leur quasi-totalité [...]. Les tradi-tions françaises ne peuvent être ainsibafouées ». Sur le plan institutionnel,le FN adopte en réalité des positionsconservatrices et autoritaires, prônantun pouvoir personnel fort et plébisci-taire, dans la lignée de ce que propo-sait déjà Jean-Marie Le Pen. La fonc-tion de chef de l'État est sanctuarisée,

Marine Le Pen proposant même derétablir le septennat du président dela République. Et si elle se prononcepour le scrutin proportionnel aux élec-tions, ce n'est pas pour revaloriser lespouvoirs d'assemblées plus représen-tatives, au contraire : « L’équilibre entrele pouvoir exécutif et le pouvoir légis-latif tel que prévu par la Constitutionde la Ve République peut être satisfai-sant, à condition que la pluralité existedans les assemblées ». En bonnelogique d'un pouvoir reconcentré ausommet de l'État, la patronne du FNa les collectivités dans le collimateur,qu'elle qualifie de « féodalités régio-nales, départementales », et proposede leur retirer « la clause de compé-tence générale » qui leur permet des'administrer librement, comme legarantit la Constitution.

LA VIe RÉPUBLIQUE PORTÉE PAR LEFRONT DE GAUCHEUn projet de « République » aux anti-podes de celui porté par le Front degauche et, en son sein, par les com-munistes. Pour ces derniers, le pas-sage à une VIe République est indisso-ciable du combat pour une société plusjuste, plus égalitaire, et plus participa-tive : « La question du changement ins-titutionnel est partie intégrante desluttes et rassemblements pour chan-ger la politique, souligne l'ancienneprésidente du groupe communiste auSénat, Nicole Borvo Cohen-Seat.Changer de politique, changer de sys-tème, changer de régime, changer lesinstitutions sont les différentes facettesdu même combat ». « Le problème estdonc politique. [...] Pour résoudre lacrise, il faut reprendre le pouvoir »,affirme le programme du Front degauche. L'affaire Cahuzac illustre cetteimbrication, en montrant « l’empriseinsupportable des logiques de lafinance sur le système économique,politique, institutionnel, estime lesecrétaire national du PCF, PierreLaurent. Pour garantir un nouveau capsocial, il faut que les citoyens aient la

parole et le pouvoir. [...] La questionde la démocratie et celle de l’orienta-tion sociale sont liées ».À rebours de la personnalisation despouvoirs propre à la Ve République, leFront de gauche se prononce pour un« régime parlementaire » avec « pri-mauté de l’Assemblée nationale surl’exécutif ». « Les pouvoirs exorbitantsdu président de la République doiventêtre supprimés », et le Sénat trans-formé en « chambre relais des collec-tivités locales et des initiativescitoyennes », pendant que « la propor-tionnelle sera rétablie pour toutes lesélections », détaille le programme duFront de gauche, qui prône uneConstitution qui « réaffirmera les droitssociaux : droit à l’emploi et au travail,à la santé, au logement, à l’éducation,à la protection sociale […], droits nou-veaux pour les salariés dans l’entre-prise ».Reste que la République « ne se résumepas à un ensemble d’institutions,comme le régime politique républi-cain ou l’école républicaine », peut-on aussi lire dans la brochure l'Humaind'abord. Et c'est peut-être dans cet au-delà des mesures programmatiquesque l'on entrevoit le plus nettementles différences des ambitions à l'œu-vre. La République ne serait-elle ainsiet « d'abord » qu'un « état d'esprit »,avant d'être un « régime », comme leprétend Arnaud Montebourg ? LeFront de gauche, pour sa part, y voit« davantage un projet à réaliser ».Lequel peut peut-être se résumer ainsi,selon Alain Obadia et Louise Gaxie, dela fondation Gabriel Péri : « À l’époquede la monarchie absolue, le roi pou-vait proclamer sans ambages : ''l’État,c’est moi !'' Dans une société où le fon-dement du pouvoir politique est lasouveraineté populaire, les citoyensdevraient pouvoir affirmer : “l’État,c’est nous !” ». n

*Sébastien Crépel est journaliste.

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UNOU DESRÉPUBLICANISMES ?La tradition républicaine française a eu au cours de son histoire des expres-sions fort différentes.

PAR STÉPHANIE ROZA*

C omme un certain nombre derecherches l’ont mis en évi-dence depuis maintenant près

d’un demi-siècle (on pense ici aux tra-vaux fondateurs de Hannah Arendt,John Pocock, Quentin Skinner et deleurs épigones dans le monde anglo-saxon ; de Claude Nicolet, Jean-FabienSpitz, Serge Audier dans l’hexagone,en accord ou en confrontation avecl’école anglophone), on peut avec pro-fit faire la généalogie en Europe d’unetradition « républicaine » ou « huma-niste civique » qui, à partir de laRenaissance, s’autorise des valeurs etdes pratiques de l’Antiquité grecqueou romaine pour exalter la valeur del’engagement citoyen et de la partici-pation à la vie publique, la centralitéde la liberté politique pour la dignitéindividuelle, voire le bonheur quidécoule d’un « vivre-ensemble »civique pleinement réalisé. On peutégalement, de manière tout aussi fruc-tueuse, expliciter les rapports parfoisharmonieux, parfois conflictuels decette tradition avec le principal schèmepoliticophilosophique concurrentdans l’opposition à l’absolutisme desmonarchies européennes, à savoir,l’école du droit naturel. On peut mon-trer par exemple comment Rousseauréalise une étonnante, et ô combienféconde synthèse des deux langages,tandis que d’autres penseurs républi-cains au XVIIIe siècle font un usage plusprudent, ou plus contradictoire, dudroit naturel.

UNE SPÉCIFICITÉ FRANÇAISE, LAQUESTION SOCIALEMais ces importants axes de recherchede l’historiographie contemporainelaissent trop souvent de côté une spé-cificité typiquement française de lapensée républicaine, au XVIIIe siècleet au-delà. Cette spécificité, cette« exception française » peut-être, c’estl’attention particulière que certainsparmi ses plus illustres représentants,au premier rang desquels Rousseau,mais aussi Mably, Babeuf, suivis parbien d’autres, ont accordé à ce que l’onn’appelait pas encore la « questionsociale », c’est-à-dire le problème déli-cat des inégalités, de la pauvreté enrégime républicain, et des moyens deles résorber. Non que la préoccupa-

tion de réduire l’injustice sociale dansune République bien ordonnée soitabsolument absente de la réflexion desItaliens, des Anglais ou desAméricains ; mais chez les Français,cette question prend une tournure iné-dite, et a des conséquences très impor-tantes. Il faut rappeler que Rousseau,le premier (et l’unique, jusqu’à 1789)défenseur de la souveraineté popu-laire radicale sur un plan politique, estégalement un grand pourfendeur dela corruption matérielle et morale del’Ancien Régime, fondée sur une révol-tante distorsion dans la répartition dela richesse. De même, son contempo-rain Mably, une bien moins belleplume, mais un publiciste très écoutéà son époque, et un grand admirateurde la République de Sparte, fait fonds

sur l’image idyllique de l’utopie de lacommunauté des biens pour affirmerque la propriété privée est contre-nature pour l’homme, qu’elle l’alièneet lui retire tout espoir de bonheurauthentique, qu’elle détruit la solida-rité spontanée entre membres de l’es-pèce, et crée la concurrence et le conflitlà où devraient régner la vertu et ladouceur. Ces deux philosophes, parleur influence sur leurs contempo-rains, et plus encore sur les hommesde la Révolution, contribuèrent puis-samment à donner au républicanismefrançais sa coloration socialement éga-litaire. Du moins, à une certainebranche du républicanisme.

AFFRONTEMENT DE TROIS VARIANTESDE RÉPUBLICANISME SOUS LARÉVOLUTION FRANÇAISEEn effet, on aurait tort de considérerl’attachement au référent républicaincomme un geste univoque. Aucontraire, sous la Révolution française,s’affrontent non pas deux, mais au

moins trois variantes de républica-nisme, si l’on néglige les nuances quise font jour au sein même de cesvariantes. Peu à peu se détachent, pre-mièrement, les défenseurs de la« République des propriétaires » ; pourceux-là, qui dans leur majorité ne serésignent que tardivement à se passerde monarque, les décisions politiquesreviennent aux experts, choisis à cettefin par leurs électeurs. Mais qui, mieuxque les propriétaires, ces « actionnairesde l’entreprise sociale » (Roederer),sont à même de choisir les représen-tants de la Nation ? Aux yeux de cesrépublicains, les véritables citoyens,ce sont donc les détenteurs de la pro-priété ; à eux seuls de choisir qui gèreraà leur place, et pour leur proprecompte, les destinées du pays.

Face à eux, une première variante derépublicanisme social, trop souventcaricaturée par l’historiographie, lesJacobins. De Robespierre et de Saint-Just, on n’a souvent retenu que laguillotine ; on a jeté aux oubliettes l’hé-ritage lumineux de la Constitution de1793, jamais mise en application, avecses « assemblées primaires » quidevaient permettre au peuple, à toutle peuple, de contrôler ses représen-tants, de les révoquer en cas de man-quement à leurs engagements ; on aoublié aussi les décrets de Ventôse, parlesquels les biens confisqués auximmigrés nobles étaient distribués auxnécessiteux, le milliard de biens natio-naux distribué aux défenseurs de lapatrie, les projets d’allocation pourprotéger la vieillesse, la maladie, lamaternité. Un oubli bien injuste, etsans doute pas dénué d’arrière-pen-sées pour certains. Enfin, la Révolutiona vu naître une autre forme de répu-blicanisme social ou « communau-tiste », c’est-à-dire, comme on com-

« La propriété privée est contre-naturepour l’homme, qu’elle l’aliène et lui retire

tout espoir de bonheur authentique, qu’elledétruit la solidarité spontanée entre

membres de l’espèce, et crée laconcurrence et le conflit là où devraient

régner la vertu et la douceur. »

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PAR NAËL DESALDELEER*

C herchez une définition del’idée républicaine. Vous ren-contrerez, dans la majorité des

cas, deux concepts : celui d’auto-gou-vernement, ou de participation aupouvoir politique, et celui de bien com-mun. Cette seconde idée, selonlaquelle le but de la politique doit êtrede servir les intérêts de tous, nous sem-ble bien connue tant elle est récur-rente. Elle constitue même la subs-tance de la république, à en croireAristote. Pourtant, l’idéal du bien com-mun fait l’objet d’un débat quasi-inin-terrompu, et jusqu’à aujourd’hui. Dèsle XVIIIe siècle, le libéralisme politiqueformule un argument qui le renvoiedans les limbes de la non-modernitéet, sur le plan des idées, le condamne.Aujourd’hui, nous vivons donc dansun contexte où ce terme central denotre existence politique est pourtantmassivement rejeté en philosophiepolitique. Quel est donc le problèmequi afflige le bien commun ?

OPPOSITION DU LIBÉRALISMEPOLITIQUE AU BIEN COMMUNChef de file du libéralisme politiquecontemporain, John Rawls établit avecclarté les motifs de l’opposition au biencommun, qui chercherait à imposerune seule et unique conception de lavie bonne. De fait, adhérer à l’idéal dubien commun, c’est penser que mesintérêts personnels sont mieux servispar la recherche de ce qui fait l’intérêtde tous, plutôt que de mes seuls inté-rêts privés immédiats. Dans cetteforme d’égoïsme bien compris, j’ai

RÉPUBLIQUE ET BIEN COMMUN,UNE LIAISON DANGEREUSE ? récusé par le libéralisme, l’idéal républicain dubien commun reste moderne.

intérêt à ce que les intérêts de toussoient respectés, afin que la prise encompte des miens soient assurés carje jouis d’un statut d’égal respect. Laconséquence en est, en termes libé-raux, que la recherche du bien com-mun doit s’imposer à tous, pour quele système soit efficace. Or le fonde-ment du libéralisme est de prendreacte de la disparition des repères trans-cendantaux, tels que Dieu ou la nature.

Rien n’est plus certain, et l’individua-lité constitue le seul critère de légiti-mité subsistant. C’est ce qu’il nommele pluralisme des valeurs. Par consé-quent, l’organisation politique devraitse caractériser par sa tolérance enversles diversités individuelles, c’est-à-direpar sa neutralité axiologique. Grâce àcette définition de la modernité, le libé-ralisme réduit des pensées comme lerépublicanisme à un attachement nos-

talgique à un monde révolu et dogma-tique, bafouant les droits de l’individu,dans lequel existait une valeursuprême, connaissable par l’êtrehumain. Sur le plan des idées, cette critique eutun effet dévastateur et assura, à partirdu XVIIIe siècle, le succès du libéra-lisme politique. On chercha donc àtransformer les termes utilisés : pourse passer du « bien commun », dontle bagage moral était trop encombrant,on forgea « l’intérêt général », assurantle même rôle de guide des politiquespubliques, tout en ne se rapportantqu’aux intérêts des individus. Mais unesubstitution lexicale ne suffit pas àrégler un problème conceptuel. Ledébat sur le bien commun fut dès lorsremplacé par celui sur le sens de l’in-térêt général. Selon une premièreconception, l’intérêt général exprimel’agrégation des intérêts personnels. Onadditionne les intérêts personnels dechacun et, par une sorte de moyenne,on détermine le contenu des politiquespubliques. La seconde conception, aucontraire, fait de l’intérêt général l’ex-pression de la « volonté générale », ausens de Rousseau. Il s’agit de la syn-thèse des intérêts personnelsqui, en sejoignant, se transforment : le tout estplus que la somme des parties. Je sersalors mes intérêts en servant les inté-rêts du peuple souverain, qui englobeles miens propres. Il est intéressant de constater que cesphilosophies ont nourri le rapport duConseil d’État de 1999 sur l’intérêtgénéral, soulignant l’aspect probléma-tique de cette notion. De fait, l’argu-ment du bien commun est de plus enplus remis en question, ce qu’illustrentles blocages toujours plus fréquentsde la vie publique, où les intérêtslocaux résistent à l’intérêt général. Ledébat est donc encore largementvivace et surtout, il s’articule toujoursautour du même élément : la défini-tion du contenu du bien commun. Làoù l’on reproche à Rousseau de nefournir qu’une méthode formelle, qui

« L’argument dubien commun est

de plus en plusremis en question,ce qu’illustrent lesblocages toujours

plus fréquents de lavie publique, où les

intérêts locauxrésistent à l’intérêt

général »

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r mence à l’appeler dans les milieuxsans-culottes autour de 1795, commu-niste. Bien sûr, on dira avec raison quela tentative de conjuration de Babeufet ses camarades, mal préparée, àcontretemps de l’Histoire, ne pouvaitmanquer d’échouer ; que les revendi-cations autour de la « communautédes biens » étaient lettre morte àl’époque du reflux révolutionnaire, etl’idéal ascétique des conjurés, peuengageant pour la postérité.

Néanmoins l’étude des textes babou-vistes révélera aux curieux que le répu-blicanisme français a partie liée, depuisl’époque de ses premières expressionsdirectement politiques, avec la reven-dication de l’égalité dans tous lesdomaines, et même avec la contesta-tion, non seulement de la grande pro-priété, mais même de la propriété toutcourt. Le républicanisme français commehéritage ne parle donc pas d’une seule

voix, et il convient de s’en souvenir, àl’heure où, dans le champ politique,tous se targuent de cette référence afinde se délivrer des brevets de légitimitépolitique. n

*Stéphanie Roza est philosophe.Agrégée de philosophie, elle estdoctorante à l'université Paris-IPanthéon-Sorbonne.

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ne dit rien du contenu, mais seule-ment sa forme – la volonté générale –le libéralisme politique identifie lerisque qui plane sur l’individu : l’ex-périence a trop souvent montré quele « bien commun » ne dissimulait enréalité que les intérêts privés desgroupes au pouvoir, déguisés envolonté générale. Le bien commun estun masque trop aisé pour la manipu-lation et la contrainte exercée sur lesindividus.

FONDER LA LÉGITIMITÉ DU BIENCOMMUNCela signifie-t-il qu’il est impossibled’adhérer à l’idéal de bien communet, en même temps, aux valeurs de lamodernité ? Le renouveau contempo-

rain de la pensée républicaine, le « néo-républicanisme » affirme le contraire.Philip Pettit, en particulier, propose dereprendre l’élaboration théorique del’idéal républicain pour le défendrecontre les implications éthiques dan-gereuses de sa formulation ancienne.Notamment grâce au concept centralde « démocratie de contestabilité », oùla contestation de la détermination dubien commun se ferait auprès d’ins-tances publiques capables d’en faireréviser le contenu. Elle serait accessi-ble à tous, en marge de la démocratieélectorale classique, et sur une baseindividuelle, permettant alors une défi-nition dynamique du bien commun,incluant les intérêts de chacun tels quechacun les perçoit – immédiatement.

En d’autres termes un bien communinstrumental, respectueux du plura-lisme, et non plus une fin en soi, quiserait à même de ré-articuler les deuxconceptions opposées : un républica-nisme moderne. Toujours est-il que,contrairement à ce que l’on peut pen-ser, la légitimité du bien commun resteà fonder, aujourd’hui encore. Au tra-vail. n

*Naël Desaldeleer est philosophe. Il est doctorant à l’université dePoitiers.

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rPAR PIERRE CRÉTOIS*

L e rapport de la République àl’impôt n’est pas tout simple.Entendons-nous sur le fait que

la République est à la fois une réalitéhistorique et institutionnelle qui, enFrance, naquit avec la Révolution et,après un moment d’éclipse au débutdu XIXe siècle, fut durablement réac-tivée à partir de 1870. « Répu blique »est aussi un mot politique magiquedont le contenu est, pour ceux quil’emploient, assez flou. La République,enfin, est un objet théorique dont lesens minimal pourrait se résumer dansla primauté du bien commun sur touteautre considération et donc aussi dansl’exigence de vertu civique – par vertu,on entend le fait d’avoir conscience del’importance du bien commun. Il ne s’agit pourtant pas de sacrifierl’individu au bien commun en luiimposant, par exemple, des sacrificesà travers des prélèvements obliga-toires qui compromettraient l’accèsaux ressources nécessaires. Dans unesociété individualiste, le bien com-mun passe par le respect absolu del’intégrité des personnes. Ce point estd’importance car on s’aperçoit alorsaisément qu’un enjeu essentiel pourune République convertie à l’indivi-dualisme, c’est l’articulation la plusharmonieuse possible de la protec-tion des personnes et de l’intérêt com-mun. C’est dans ce cadre que lesquestions de l’impôt et de la redistri-bution prennent tout leur sens.

RESTRICTION DU DROIT DE PROPRIÉTÉOU MODÈLE REDISTRIBUTIFLa manière dont les républicains sesont positionnés par rapport à l’impôtdépend du contexte historique de leursdiscours. Durant l’Ancien Régime, lespremiers républicains modernes sesont efforcés de poursuivre les voiesde l’émancipation individuelle notam-ment en s’opposant à l’impositionconfiscatoire exigée par les seigneursaffamant les paysans, ils ont pu alors,et dans ce contexte, s’opposer à l’im-pôt et promouvoir la protection abso-lue de la propriété individuelle. Par ail-leurs, jaloux de l’indépendance et dela vertu civique, les premiers républi-cains considéraient que l’État n’avait

LA RÉPUBLIQUE ET L’IMPÔTLes questions de l’impôt et de la redistributionprennent tout leur sens dans l’articulation la plusharmonieuse possible de la protection des per-sonnes et de l’intérêt commun.

pas à remplir les greniers des particu-liers mais seulement à s’assurer quechacun puisse se procurer le néces-saire par son propre travail sans avoirà se soumettre au pouvoir d’autrui.Mieux encore, si la redistribution estune manière de déléguer à des fonc-tionnaires le soin de la chose publique,elle est, pour les premiers républicains,le signe de la corruption des mœurs.Chacun doit, en effet, donner directe-ment de sa personne pour la chosepublique. Les premiers républicainsmodernes avaient donc tendance àêtre sinon défavorables au moins cri-tiques à l’égard de l’impôt et de la redis-tribution. Mais au-delà de ces critiques, l’impôtet la redistribution ont en charge unequestion chère aux républicains : celle,sociale, de l’égalité et de l’absence dedomination entre les citoyens. De cepoint de vue, le rapport d’uneRépublique à l’impôt peut être de deuxformes. Soit, comme le pensaient laplupart des premiers républicainsmodernes, la République fait en sorteque tous s’investissent personnelle-ment dans les tâches nécessaires aubien commun et que la distributioninitiale des ressources ne soit pas tel-lement inégalitaire que certains aientle pouvoir de dominer les autres. Dansce cas, il y a une restriction a prioridel’exercice du droit de propriété bridantles droits et l’initiative individuelle.Soit la République respecte et fait res-pecter la propriété des individus maisexige, en contrepartie, le paiement del’impôt nécessaire à la défense et à lapromotion de politiques publiquespermettant de donner à tous l’accèsaux ressources nécessaires à une vieintègre et digne, c’est le modèle redis-tributif moderne qui agit sur les iné-galités en aval sans restreindre lesdroits et l’initiative individuelle enamont.

FAIRE PAYER À CHACUN SA DETTESOCIALEAinsi, le modèle qui a été défendunotamment par les républicains, cer-tains socialistes (ceux de la « syn-thèse ») et surtout les radicaux à la findu XIXe siècle, notamment LéonBourgeois, fut de défendre d’une partle respect absolu des droits individuels(y compris celui de propriété) mais, en

même temps, d’exiger que chacun paiesa dette au reste de la société. On peutappeler ce principe, « principe de rede-vabilité » : contrairement aux libérauxqui considéraient que ce que chacungagne, il le doit à son seul et uniquetravail, les radicaux dits « solidaristes »prétendaient que chacun est redeva-ble pour une partie de ce qu’il est etde ce qu’il a au reste de la société. Poureux, personne ne pourrait être richede savoir ni de biens sans interactionsavec le reste de la société. Ainsi, enredistribuant, c’est-à-dire en prélevantsur les biens des particuliers à propor-tion du profit que chacun tire de la vieen société et du superflu qu’il endégage, l’impôt ne fait que faire payerà chacun sa « dette sociale ». Il metalors en commun une partie des res-sources par la constitution d’un Étatsocial et de services publics donnantà tous les citoyens (à ceux qui n’ont àpeine le nécessaire comme à ceux quicroulent sous l’accessoire) accès à unemême éducation, un même systèmede santé, une infrastructure routièrecommune et librement accessible, unaccès similaire à la justice…

PROMOUVOIR LE CIVISME ET LIMITERL'ÉGOÏSMEPourtant, on peut se demander, si lemodèle de la redistribution qui pensel’impôt comme le prélèvement sur lesbiens des particuliers accomplit com-plètement l’idéal républicain. Ne fau-drait-il pas, en amont, limiter davan-tage l’usage des droits individuels(notamment celui de propriété dansle cas des capitaux spéculatifs ou desmoyens de productions par exemple)en rappelant que leur légitimité tientau fait qu’ils sont compatibles avecl’intérêt commun pour éviter qu’ilsaient des conséquences néfastes surl’intérêt de tous plutôt que de corrigerla situation en aval par la redistribu-tion ? L’impôt permettrait ainsi de pro-mouvoir le civisme, de limiterl’égoïsme et pas seulement de redis-tribuer les richesses. Ceci est impor-tant dans une perspective républicaineoù ce qui prime n’est pas seulementl’assistance de l’État aux plus dému-nis mais aussi la participation activede tous les citoyens au bien communet, corrélativement, l’égal intérêt detous à la vie sociale. n

*Pierre Crétois est philosophe. Il estdocteur en philosophie del’université Lyon-2.

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PAR DIDIER GIL*

À quelques années près, Alain(1868-1951) naît et meurt avecla IIIe République. Incarnant le

« philosophe de la République » (cf. J.-L. Fabiani, Les Philosophes de laRépublique), il prend au sérieux satâche d’« aumônier et prédicateurlaïque » (selon l’expression de JulesSimon). Il se refuse toujours à exercerle pouvoir, mais il y a une cohérencerépublicaine entre son enseignementphilosophique et ses célèbres Propos,de teneur journalistique, qui font à lafois une philosophie politique et unepolitique philosophique où l’actualitéde la République en France est omni-présente. En politique, il est républi-cain « radical », mais non encarté, toutà la fois hostile au socialisme et aumatérialisme marxistes. L’histoire duradicalisme à son époque est celle dela permanence d’un combat pourconstruire la République, mais aussiun pan de l’histoire de l’antimatéria-lisme caractéristique du spiritualismefrançais. Si celui-ci est loin d’être tou-jours républicain, l’antimatérialismeest vertébral dans l’idéologie républi-caine.

Traitant de la matière et de ce qu’ilappelle matérialisme, Alain refuse defaire abstraction de l’effort spirituelqui, libre selon lui, les appréhende et

RÉPUBLIQUE OU MATÉRIALISME ? LE CAS ALAINLe matérialisme philosophique peut-il faire bon ménage avec l’idée républi-caine ? La question est trop vaste pour être abordée ici. À défaut, on l’éclai-rera un peu en examinant le cas exemplaire d’alain.

les fonde objectivement. Son inten-tion éthico-politique est d’avérer laliberté de la volonté humaine par saconfrontation avec la matière et la ten-tation subséquente de la « faute maté-rialiste » (Histoire de mes pensées,« Matérialisme »). Pour lui, la matièren’est que l’assise antagoniste de cetteliberté. Mais son idée est requise pourfaire apercevoir l’abîme entre libertéet nécessité, et élever ainsi l’esprit(immatériel) au sublime de son auto-nomie.

LA MATIÈRE APRÈS L’ESPRITAlain s’inspire du dualisme propre àl’idéalisme cartésien où c’est l’évidenceprimordiale du Je pense qui fonde laréalité objective de l’essence deschoses matérielles. La matière vientaprès l’esprit et n’existe, négativement,que dans son rapport avec ce qu’ellen’est pas — l’esprit, selon un rapportantagonique qui est sa loi et qui nie lapensée. Passive, elle n’a de mouvementet de force que reçus, selon un schémamécaniste et nécessitariste : « le mondeest inertie » (ibid.). Son affirmationn’est pas indépendante de la penséemais exige une intellection délibérée.Ainsi s’avère l’esprit en affirmant saforce sur la matière et en fondant celle-ci comme « évidence faite », nullement« subie » (ibid.). Face à la matière pas-sive, se dresse la seule activité capablede lui donner mouvement, contenu etdirection : celle de la volonté humaine,libre car infinie. La matière inerte deDescartes révèle donc la liberté, l’in-dépendance de la pensée agissantepar rapport à la matière inagissante.Ce faisant, le matérialisme est fondéet réfuté. Fondé : l’idée d’inertie – idéevraie de la matière – soutient le néces-sitarisme comme pur jeu de forcesmécaniques. Réfuté : la puissancematérielle n’est rien pour l’humainsans un assentiment, un acte devolonté libre. Soumettre l’esprit à lamatière et l’y réduire est donc impos-sible. Ce qui a un enjeu éthico-poli-tique : si l’esprit est ce qui peut et doitrefuser soumission à la matière, il estexclu d’une part que la voie de la libre-pensée transige avec celle de la sou-mission au corps – en trouvant sesmobiles dans la faculté inférieure dudésir – ; et d’autre part, qu’une sciencede la matière, fût-elle historique,régente l’action humaine. Au contraire,

l’idéal de la science est celui, politique,d’une morale sociale qui, loin de cher-cher son fondement dans la basematérielle, a son objet propre : l’hu-manité. C’est l’esprit humain et nonles objets qui finalisent le système dusavoir. Celui-ci doit s’ordonner à la« religion de l’Humanité » (Comte)selon son usage social. Dès lors, lematérialisme ne peut plus soumettrel’humain à la tyrannie de ses abstrac-

tions (la nature ou l’histoire) : c’est l’hu-main qui vient d’abord, soit le pouvoirde l’esprit sur la matière, dont la fonc-tion est d’instaurer son ordre supé-rieur, irréductible aux lois de la matière.

UNE « MYSTIQUE RÉPUBLICAINE » À cette fin, Alain creuse l’abîme quisépare esprit et matière. D’un côté, sadéfinition métaphysique de la matièrecomme inertie vise à vider la matièrede toute force « occulte » – l’illusoireprojection de l’esprit dans la matière – ;de l’autre, à symboliser négativementl’existence d’une force qui la trans-cende, s’éprouve sans se prouver : laliberté. Il s’agit d’affirmer l’image néga-tive de l’inertie pour éveiller positive-ment au sublime de la volonté éthico-politique. Parce que le matérialisme,s’efforçant de réduire l’esprit à lamatière, échoue à exhiber la toute-puissance des déterminations de lamatière, il montre que l’effectivité del’idée d’une volonté libre dans lemonde n’offre aucune figuration pos-sible. Il fait voir ainsi, malgré lui, com-bien la supériorité de l’esprit sur lamatière est incommensurable avec lesprétendues capacités de celle-ci. Lavolonté ne pouvant rien montrer dansla matière qui soit libre, elle ne peut

« alain déprécie lepouvoir politique

comme illusion, oùla pure puissance

matérielle passive,impliquant la

dépendance, se faittyrannique »

« L’histoire duradicalisme à son

époque est celle dela permanence d’un

combat pourconstruire la

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l’histoire del’antimatérialismecaractéristique du

spiritualismefrançais »

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r alléguer qu’un néant de volonté –l’inertie – et se voit renvoyée à elle-même dans son indépendance. Cetteprésentation négative de la loi morale– qui vaut pour la loi républicaine –permet de cultiver le désaccord avecle monde en soulignant le caractèreirréductible de la volonté, et cela contrele matérialisme qui n’accorde matièreet pensée qu’en résorbant celle-ci, encelle-là. Le véritable accord est discor-dant, car c’est une loi de l’esprit de s’af-firmer par ce qui le nie.Une « mystique républicaine » (Propos,n° 612, t. II, Pléiade), prenant appui surComte, correspond en pratique à cettemétaphysique. Alain déprécie le pou-voir politique comme illusion, où lapure puissance matérielle passive,impliquant la dépendance, se faittyrannique. Il n’y a en vérité qu’iner-tie massive du corps social où jouentdivers effets de chocs et d’impulsionshétéronomes (la lutte des classes). Enface de ce pouvoir se dresse l’idéal de

la République, du droit républicain quipart du principe que la masse n’est pas(au fondement de) l’État : c’est par l’in-dividu seul, dans sa « République inté-rieure » (cf. Cl. Nicolet, L’idée républi-caine en France), que se joue l’avenirpolitique de l’humain. La vertu cardi-nale du citoyen est donc la « généro-sité » cartésienne, sorte d’héroïsmevolontariste dont la force est de résis-tance et de refus, exprimant la gran-deur et la puissance absolue de l’es-prit, du savoir au-delà du pouvoir :« savoir ou pouvoir, il faut choisir »(Propos, 20 juin 1924, t. I, Pléiade).Derechef donc, le rôle de la politiquematérialiste, au lieu d’idolâtrer lamatière du social, est d’éveiller ausublime par son idée vraie – l’inertie.L’ordre inhumain du corps social, puis-sance monstrueuse à laquelle chacunest mécaniquement lié, la nécessité desurvivre, la logique inférieure de l’in-térêt, cela renvoie l’humain à ce qu’ila d’exclusivement estimable et d’im-

possible à humilier : son jugementintérieur, ce muet refus de croire, alorsmême qu’il est forcé d’obéir. Sur ce purrespect pour l’humain comme volontéabsolument souveraine, sont fondéesla résistance spirituelle du citoyen etles valeurs inaltérables du droit répu-blicain. Nulle assimilation donc dudroit au pouvoir – ce qui fait la « fautematérialiste » –, mais plutôt un soup-çon perpétuel du citoyen (« leContrôleur », Propos sur les pouvoirs,12 juillet 1910) à l’égard du pouvoir, cequi exige de l’évaluer à sa juste mesurepour le remettre à sa place et le maî-triser. Pour Alain, la pratique républi-caine s’accomplit dans l’exercice indi-viduel d’un contre-pouvoir spirituelincoercible, lieu de l’humain libre. n

*Didier Gil est philosophe. Il estprofesseur en Première supérieureau Lycée Fénelon (Paris).

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PAR JULIETTE GRANGE*

L’ homo œconomicusde l'indivi-dualisme moderne pose uneliberté naturelle (liberté néga-

tive) coextensive à un individu donné,déjà là et supposé spontanément capa-ble de choix et de calculs rationnels,mais aussi de passions (appelées par-fois besoins) et de sentiments. Les ins-titutions démocratiques sont suppo-sées issues de l'addition des libresarbitres, en même temps qu'elles per-mettent leur expression.Le sujet autonome, le citoyen commehomo politicus est le résultat de l'ef-fort d'une liberté construite (de laliberté positive), de l'éducation et desinstitutions politiques comme conven-tions qui permettent et suscitent l'in-dépendance du jugement d'un sujet.Ce jugement se compose d'unedimension abstraite mais aussi d'unaspect de raisonnabilité morale et poli-tique. Le citoyen est ici à la fois l'ori-gine et le produit de la vie politique :l'origine car la république ne vit quede la volonté des citoyens, le produitcar c'est la garantie juridique de laliberté qui en est la première condi-tion.

DEUX CONCEPTIONS DE LA LIBERTÉIl y aurait donc en première analysedeux conceptions de la libertémoderne, l’une républicaine, l’autredémocratique, non pas dialectique-ment ordonnées mais effectivementantagonistes, théoriquement et poli-tiquement. Celle donc d'un sujet rai-sonnant, capable de liberté morale etd'indépendance à l'égard des autori-tés ou de la société. Celle d'un indi-vidu, épris d'indépendance, arbitre deses propres choix, calculant ses inté-rêts, qui peut être pris aussi dans unaltruisme qui est la forme sympathi-sante de l'amour de soi (l'amour d'un“comme soi”). Dans le second cas, lesinstitutions politiques ont pour but degarantir et de concilier utilement leségales libertés individuelles (Hobbes,Locke). L'accord se conclut pragmati-

RÉPUBLIQUE ET DÉMOCRATIE : L'AUTONOMIEDU SUJET, LA LIBERTÉ DE L'INDIVIDU il s'agira ici de penser la divergence entre deux conceptions de la personne,deux idéaux politiques (la démocratie, la république), et de la sorte deuxphilosophies, pour simplifier et dans une toute première approche : l'anglo-saxonne et la française. on montrera que cette divergence n'exclut pas desformes de conciliation.

quement pour permettre l'accepta-tion de certaines règles. Le Bien publicest une organisation astucieuse qui,au travers des choix indépendants desindividus, met en place des normescommunes.Le républicanisme suppose que l'êtrehumain devient autonome du faitd'une liberté politique préalable. Il n'ya pas de liberté individuelle fondatrice,la liberté du sujet est un résultat. Onne devient autonome que dans un Étatlibre : la liberté prévaut sur le libéra-lisme. Cette opposition est simpliste,mais semble néanmoins irréductible.

L'homo œconomicus comme individudémocratique ne disparaît pas, maisest en tension avec le citoyen républi-cain capable de réflexion abstraite surles principes de justice. Si l'on pousseun peu plus loin la précision des défi-nitions, l'opposition relevée ici reste-t-elle néanmoins soutenable ?L'individualisme libéral moderne défi-nit la liberté comme un « droit natu-rel instinctif » de possession de soi surle mode du corps individuel. Par exten-sion, elle est droit sur nos capacités engénéral, sur nos propriétés, et tout ceque génèrent nos activités, noséchanges et notre travail. Dans les doc-trines contemporaines, l'individu estle sujet de la psychologie morale (de« l'agent moral » selon sa terminolo-gie), des doctrines qui ne séparent pas

faits et valeurs. L'autonomie de l'indi-vidu est définie en termes de libertéd'action et de désir ou de volonté d'in-dépendance. Ce qui importe, ce sontles « raisons d’agir » qui font desactions des reflets des motifs person-nels. Un individu est donc dit libre dansla philosophie morale s'il s'identifieavec authenticité à ses motivations età ses choix comme étant l'expressionde son « vrai Moi » et s'il est suscepti-ble de changer ses préférences. « Les postulats de l'individualisme, quenous avons étudiés, sont particulière-ment adaptés aux sociétés de marchégénéralisé, car ils en expriment cer-tains aspects essentiels. C'est un faitque dans ce type de sociétés, l'hommen'est homme que dans la mesure oùil est son propre propriétaire ; c'est unfait que son humanité dépend de saliberté de n'établir avec ses sembla-bles que des rapports contractuels fon-dés sur son intérêt personnel ; c'estégalement un fait que cette sociétéconsiste en une série de rapports demarché. » (Macpherson)La société demarché, société civile organisée par laproduction et le commerce, par laconcurrence, ayant disparu, l'indivi-dualisme perdure dans le cadre d'uneoligarchie financière internationale,et l'individu lui-même est devenu lesupport du consumérisme. On verraque l'individualisme libéral a été pré-paratoire, dans l'histoire , de la concep-tion de l'autonomie du citoyen répu-bli-cain.

L’AUTONOMIE DU CITOYENLe sujet autonome du républicanismea reçu longtemps sa liberté intérieuredes institutions juridiques et sa cul-ture du cadre d'une société nationale.Non seulement il n'est pas naturelle-ment et originellement pourvu dedroits, mais les droits et la liberté poli-tiques ne lui sont pas simplement for-mellement conférés de l'extérieur pardes institutions (que ce soit l'État, laRépublique, la société). Le contratchange quasiment la nature humaineau sens où il rend possible l'autono-mie du sujet individuel raisonnant ou

« Le contratchange quasimentla nature humaineau sens où il rend

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celle du sujet collectif éclairé (l'opi-nion publique raisonnable, le peuplesensible au Bien public). Ce contratest construit. Construit ici signifieinventé, objet de création collective etthéorique, institué au sens deCastoriadis.La modernité est la mise à l'écart défi-nitive du Télos (finalité) de la viebonne, individuelle et collective. Lalégitimité des normes est le résultatde deux autodéterminations : interneau sujet (morale) et propre au peuple(politique). La réflexivité critique estla condition de cette autonomie. C'estpar elle que la volonté se donne à elle-même sa loi, par un raisonnementpratique (indépendant du contenu etdes circonstances de ce raisonne-ment). Le sujet est donc assez diffé-rent de l'individu.Les normes politiques sont bienconstruites, mais non au sens trivial :elles ne sont pas des principes objec-

tifs qui existeraient préalablement ouseraient le résultat définitif du raison-nement critique. Elles visent à déciderde la nécessité d'agir, elles énoncentune règle pratique singulière.Confrontée à tel dilemme moral ouchoix politique, la décision libre (ausens de l'autonomie) est celle du sujettel que nous l'avons défini. L'humanité en général s'auto-créedans la diversité des formes socialeset culturelles. Les sociétés modernespeuvent (devraient pouvoir) être ditesautonomes. « Nous parvenons donc àune idée de l'autonomie qui diffèreradicalement de la simple auto-consti-tution. Nous concevons l'autonomiecomme la capacité – d'une société oud'un individu – d'agir délibérément etexplicitement pour modifier sa loi,c'est-à-dire sa forme » (CornéliusCastoriadis). La communauté poli-tique qui se construit de manière auto-nome, comme c'est le cas dans le répu-blica-nisme comme nous l'entendons,est par surcroît une forme très parti-culière de corps collectif : elle est créa-trice des sujets-citoyens dont elledépend. Pour être citoyen, il ne suffitpas d'être sujet d'un État de droit,encore moins d'y être né. La citoyen-neté impose une forme de dépen-

dance à la collectivité qui est d'unetout autre nature que la communauté.La volonté générale, l'opinionpublique républicaine sont dépen-dantes de la voix intérieure autonomede chaque citoyen, de son adhésionraisonnée et active. Cette volontégénérale est, dans chaque personne,une forme de raisonnement qui setient dans le silence des passions etdans l'effacement de l'individualité.Il y a capacité de tous les hommes àêtre citoyen, mais aucun ne l'est àcause de sa seule qualité d'homme,pas plus que de son statut juridique.L'appartenance est l'effet d'un effort,d'une volonté, d'un raisonnement cri-tique. De même, quand le peuples'autoconstitue, l'institution politiquen'est pas d'abord une administrationou un appareil d'État, mais dans unecertaine mesure une idée.La république est bien une forme par-ticulière de communauté, l'inverse

peut-être d'une communauté : celledes sujets autonomes qui ne tiennentrien pour acquis, et pour lesquels la« vocation de chaque homme à pen-ser par lui-même » est effective. Contrairement à ce qu'écrivent nom-bre de théoriciens, le républicanisme,qui met l'autonomie en son centre,n'accorde pas la primauté à la libertédes Anciens, mais poursuit l'effort dela définition libérale de la libertémoderne. Le sujet autonome s'orga-nise autour de la liberté de conscienceet d'expression déjà définie dans lecadre du libéralisme anglais et c'estsur la base de cette liberté que s'auto-détermine le sujet. Ceci fait du répu-blicanisme le contraire d'un collecti-visme ou d'une doctrine supposant lareconnaissance de normes politiquesou morales impératives extérieures ausujet lui-même. La lecture critique des concepts de laphilosophie moderne, comme celuid'autonomie, peut permettre de cloreun chapitre brillant de la vie intellec-tuelle française des dernières décen-nies du XXe siècle, qui, au travers d'unréinvestissement parfois biaisé du libé-ralisme classique (Tocqueville,Constant, Montesquieu), ont prétendumettre fin à « l'exceptionnalité fran-

çaise » (Furet, Rosanvallon) et ont par-fois désigné le républicanisme commeune forme de collectivisme, de jaco-binisme, de populisme.Si le républicanisme est au contraireune doctrine critique, fondée sur l'in-dépendance de jugement du citoyen,sur la présence dans le champ socialde la philosophie et du débat d'idées,s'il est attaché à la liberté de la presseet à celle de l'opinion publique, il paraîtdifficile de l'assimiler à l'État totalitaireou à la Terreur.La capacité qu'a le sujet d'autocons-tituer sa propre loi est acquise parcelui-ci auprès de la collectivité répu-blicaine déjà-là, dans l'instruction,dans l'intersubjectivité, dans la rela-tion avec une collectivité idéale (l'Idéede la république). L'autonomie externe(la liberté garantie par le droit et lesinstitutions) est dans un premiertemps formatrice de l'autonomieinterne (de la capacité à se former uneopinion raisonnée indépendante descroyances et des communautés). Mais– et c'est là le point central – c'est àpartir de l'autonomie interne, et d'elleseule, que se construit dans le répu-blicanisme la liberté politiquepublique (l'autonomie externe).Si le déficit de libertés publiques induitun déficit de la capacité à l'autonomiemorale et intellectuelle des sujets,inversement, sans l'autonomie et lavolonté libre de chaque citoyen, la li-berté publique se meurt.On voit que ce modèle à la fois pra-tique et théorique s'oppose à l'indivi-dualisme de l'homo œconomicus. Ils'oppose aussi, et constitue un moyende résistance indispensable, à l'unedes opérations idéologiques les plusréussies de ces dernières décennies :faire croire au peuple comme aux élitesque l'État – y compris l'État républi-cain – est un vecteur d'oppression,qu'il est totalitaire et liberticide. n

« Si le déficit de libertés publiques induitun déficit de la capacité à l'autonomie

morale et intellectuelle des sujets,inversement, sans l'autonomie et la volontélibre de chaque citoyen, la liberté publique

se meurt. »

*Juliette Grange est philosophe. Elleest professeur à l’universitéFrançois-Rabelais de Tours.

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PAR RAYMOND HUARD*

T out régime politique repose surdes valeurs explicitement pro-clamées ou implicites. Celles

auxquelles se réfère la République sontpour une part universelles, mais peu-vent aussi présenter des caractères par-ticuliers à tel ou tel pays. En rappelerl’histoire permet de préciser le sens deces « valeurs républicaines » invoquéessouvent sans plus de précisions pardes forces pourtant antagonistes, mas-quant par là des représentations sen-siblement différentes de l’idée deRépublique. Cela permet égalementde rappeler que leur édifice, jamaisachevé, se construit sur le temps long.Ainsi, les valeurs actuellement inscritesdans le préambule et les premiers arti-cles de la Constitution française ne sesont imposées qu’à la suite de luttesmenées du XVIIIe siècle jusqu’à nosjours.Lorsque la République a été instituéeen France en 1792, événement alorsinouï en Europe, elle remplaçait unemonarchie constitutionnelle qui s’étaitdiscréditée par sa résistance aux acquisde la Révolution, mais dont les prin-cipes, proclamés par la Déclarationdes droits de l’homme de 1789, puispar la Constitution de 1791, étaientpotentiellement républicains : affir-

mation des libertés fondamentales(liberté, propriété, sûreté, résistance àl’oppression, égalité civile, liberté depensée et d’expression publique, sou-veraineté de la Nation), élection pério-dique d’une assemblée nationale etdes autorités locales. Sur le plan théo-rique, la République est alors associée,depuis Montesquieu, à « la vertu ». Lerégime républicain paraît d’autre partplus conforme aux exigences de la rai-

LES VALEURS DE LA RÉPUBLIQUE : L’ENJEU D’UN DÉBAT PERMANENTimposées par les luttes, les valeurs de la république doivent être en perma-nence l’objet d’une vigilance critique des citoyens.

son, puisque seule celle-ci et non unetradition historique plus ou moinscontestable peut légitimer la forme dupouvoir. Enfin, l’idée s’est imposéepresque immédiatement qu’un régimerépublicain, parce que reposant surl’intervention politique des citoyens,devait développer un large systèmed’instruction publique.

Au cours des luttes séculaires qui ontimposé la République en France, on avu naître des divergences parmi lesrépublicains eux-mêmes, moins surces principes fondateurs, déjà procla-més, que sur d’autres aspects ducontenu du régime. De ce fait, lesvaleurs de la République ont évoluédans le temps. Le débat sur les fonde-ments du régime, à peu près constantau cours de l’histoire, n’a pas toujoursmis en avant les mêmes questions etil a été en outre influencé par le faitque la République en France n’a passubsisté, comme aux États-Unis, defaçon continue mais a connu aucontraire cinq incarnations différentes,entrecoupées de régimes autoritairesou monarchiques.

L’égalité politique au plan de lacitoyenneté, instituée pour la premièrefois en 1792, a été comprise d’abordau profit des seuls hommes pour les-quels le principe du « suffrage univer-sel », d’ailleurs longtemps contesté, nes’est imposé de façon à peu près défi-nitive qu’en 1848 et n’a pas été admispour les habitants des coloniesacquises par la suite. Cent ans plustard, en 1944, après de longs débats,l’universalité du suffrage a été éten-due au genre féminin et il a fallu atten-dre encore environ quarante ans pourque la parité homme-femmes dans lesdiverses responsabilités apparaissecomme une exigence institutionnelle.

L’exercice de la souveraineté natio-nale a été conçu sous diverses formes,représentatives, via l’élection dedéputés et plus tard d’un président,ou directe, mais beaucoup plus rare-ment utilisée, par le référendum.L’organisation des pouvoirs enRépublique a opposé durablementceux qui privilégiaient un régime à

dominante parlementaire où l’exécu-tif était de fait subordonné au parle-ment (IIIe et IVe République) et ceuxqui souhaitaient que l’exécutif dispo-sât d’une plus large autonomie parson mode d’élection ou par ses pou-voirs (IIe et Ve République). En outre,la centralisation politique et adminis-trative héritée de la Monarchie et del’Empire a longtemps prédominéavant que le principe de la décentra-lisation soit accepté à partir de 1981.

Les rapports de la République avecles Églises ont fait l’objet de longsdébats. Pendant la Révolution, la résis-tance de l’Église catholique auxréformes révolutionnaires a abouti àune première séparation de l’Église etde l’État, en 1794 et, dans le mêmetemps, une religion civile a été propo-sée sans parvenir à s’imposer durable-ment. Plus tard, notamment dans lesannées 1860, l’idée de la « laïcité » del’École et de l’État a progressé jusqu’àêtre instituée par la loi à partir de 1879,puis aboutir à une nouvelle séparationen 1905, et être reconnue constitution-nellement en 1946, sans pour autantque ce principe soit appliqué rigou-reusement.

Mais c’est sans doute la question dela relation de l’État à l’économie quia suscité les débats les plus continuset les plus ardents au cours del’Histoire. Les partisans du libéralisme

« La républiqueest associée,

depuismontesquieu, à “la vertu”. »

« L’idée s’est imposée presqueimmédiatement qu’un régime républicain,

parce que reposant sur l’interventionpolitique des citoyens, devait développer un

large système d’instruction publique »

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économique souhaitaient limiter aumaximum le rôle de l’État, quellesqu’en fussent les conséquencessociales alors que sous l’impulsiond’abord de démocrates authentiques,puis du mouvement ouvrier et socia-

liste, les partisans d’un contrôle del’État sur l’économie agissaient pourque la République eût un contenusocial, proclamât de nouveaux droitspour les travailleurs ou même pourque, de façon plus radicale, le systèmed’économie libérale fût remplacé parune organisation collective de la pro-duction. Cette opposition a donné lieuà des luttes parfois impitoyables, quiont marqué l’histoire de France,notamment en 1848, 1871 (LaCommune de Paris), en 1936, à laLibération en 1945 (programme duConseil national de la Résistance) et

depuis cette date. Même si des pro-grès importants ont été accomplisdans le domaine des droits sociaux, ledébat se poursuit désormais alors queles défauts du capitalisme apparais-sent de plus en plus visibles, tant en

France qu’à l’échelle de l’Union euro-péenne, celle-ci ayant été construitesur des bases libérales.

Enfin, mais très récemment (2009), lapréoccupation environnementale aété inscrite parmi les valeurs de laRépublique. Aujourd’hui, alors que laRépublique en tant que régime s’estimposée dans la plupart des États dumonde sans que la réalité de son fonc-tionnement corresponde bien souventaux principes républicains tradition-nels, le régime républicain n’est plusspécifique d’une exception française

comme il l’était en Europe au XIXe siè-cle. Mais la République française gardecependant des caractères originauxqu’on vient de voir. En France même,si le terme de républicain reste mobi-lisateur en cas de menace contre lerégime, le plus souvent, la banalisa-tion de ce terme a abouti à lui donnerune acception beaucoup plus limitée :être « républicain » signifierait respec-ter simplement le pouvoir en placerégulièrement élu, l’ordre public, leslois instituées, en limitant donc l’ac-tion politique en République aux pro-cédures électorales, et en discréditantainsi d’avance les forces vives qui, dansle pays, chercheraient à influencer lepouvoir par des actions de masse(grève, manifestation). Si l’idée répu-blicaine a toujours fait effectivementune place importante au respect desprocédures légales, elle n’a jamais sup-posé la passivité des citoyens dont lavigilance critique devait au contraireêtre constamment tenue en éveil. n

*Raymond Huard est historien. Ilest professeur émérite d’histoirecontemporaine à l’université deMontpellier.

« même si des progrès importants ont étéaccomplis dans le domaine des droits

sociaux, le débat se poursuit désormaisalors que les défauts du capitalisme

apparaissent de plus en plus visibles, tanten France qu’au niveau de l’union

européenne  »

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PAR JEAN-PAUL SCOT*

S avez-vous que, si la France estdepuis 1946 une « Républiqueindivisible, laïque, démocra-

tique et sociale », l’épithète « laïque »a été ajoutée dans l’article premier dela Constitution grâce à l’adoption d’unamendement communiste ? Savez-vous que le premier projet de consti-tution, rejeté par les gaullistes et ladroite cléricale, définissait très claire-ment la laïcité : « La liberté deconscience et de cultes est garantie par

la neutralité de l’État à l’égard de toutesles croyances […] notamment par laséparation des Églises et de l’État, ainsique par la laïcité des pouvoirs et del’enseignement public ». La laïcité n’estpas une exception française même s’ily eut une voie française à la laïcité.

VOIE FRANÇAISE À LA LAÏCITÉLa France fut le premier État à mettreen échec la théocratie pontificale, cetteprétendue souveraineté des papes surles rois, quand Philippe le Bel fit pro-clamer par ses légistes en 1303 l’auto-nomie du pouvoir politique face à l’au-torité temporelle de la papauté. LouisXIV lui-même confirmera en 1682 les« libertés gallicanes » en affirmant que« les rois et les princes ne sont soumisdans les choses temporelles à aucunepuissance ecclésiastique ». Mais la dis-

LIBERTÉ-ÉGALITÉ-LAÏCITÉ La laïcité est le fruit d’une longue bataille pour la liberté et l’égalité, indisso-ciable de celle pour la démocratie politique et sociale.

tinction entre deux pouvoirs, l’un tem-porel, l’autre spirituel, distincts et auto-nomes, mais non séparés, maintientl’éminente suprématie de l’autoritéreligieuse sur le pouvoir politique,comme l’ont réaffirmé les papes PieXII et Jean-Paul II dans leurs défini-tions de la « saine et légitime laïcité »et de la « laïcité positive » qui récusenttoute « séparation ». L’autonomie despouvoirs n’est pas la laïcité.

La France fut encore le premier État àreconnaitre la tolérance religieuse.Pour mettre fin aux guerres de religionprovoquées par la Réforme protes-tante, l’Empire germanique adopte en1554 le principe tel prince, telle reli-gion : les sujets des princes n’ont quela liberté d’émigrer. Mais, par l’Édit deNantes accordé en 1598 par Henri IVà ses sujets protestants, l’État recon-nait la coexistence légale de sujets deconfessions différentes. Louis XIVannulera d’ailleurs ce privilège en 1685.La tolérance n’est qu’une faveur duprince à certains de ses sujets, uneconcession de l’État à des communau-tés minoritaires, ce n’est pas un droitégal accordé à tous. Dans son Essai surla tolérance, publié en 1667, le philo-sophe anglais Locke n’en fait bénéfi-cier ni les catholiques inféodés aupape, ni les athées ne redoutant pasles feux de l’enfer ; il admet la plura-lité des religions mais pas l’égalité desdroits. Comme trop d’hommes poli-tiques, y compris de gauche, NicolasSarkozy confond la tolérance et la laï-cité qu’il réduit à « l’égal respect detoutes les religions », méprisant lesagnostiques et les athées. La tolérancen’est encore pas la laïcité.

C’est la Révolution française quireprésente l’étape capitale dans lelong processus historique de laïcisa-tion de l’État et de sécularisation dela société avec la Déclaration desdroits de l’homme et du citoyen du26 août 1789. La proclamation de laliberté de conscience et de l’égalitédes droits de tous les êtres humainsindépendamment de leurs condi-tions, de leurs positions et de leurscroyances, « même religieuses », estl’acte fondateur des principes de laï-cité. La souveraineté et la loi n’éma-nant plus de Dieu mais de la nation ;les « droits de l’homme » se substi-tuent aux « devoirs envers Dieu » pourfonder les lois humaines. Le 21 février

1795, une première séparation del’Église et de l’État est instituée « aunom des droits de l’homme ».Pourtant, certains disent que les États-Unis d’Amérique ont eux aussi élevéun « mur de séparation » entre l’Étatet les religions : le premier amende-ment constitutionnel de 1791 nedéclare-t-il pas que « le Congrès nefera aucune loi qui touche l’établis-sement ou interdise le libre exerciced’une religion ». Mais s’il y a sépara-tion entre l’État fédéral et les multi-ples confessions, il n’y a pas de sépa-ration de la politique et de la religionaux États-Unis car la liberté de reli-gion est affirmée comme la premièredes libertés. La tolérance universellen’est pas encore la laïcité.

LA LAÏCITÉ NE CONCERNE D’AILLEURSPAS LES SEULS RAPPORTS DE L’ÉTATET DES RELIGIONS. Pour rétablir la paix intérieure,Napoléon Bonaparte imposa en 1802le régime des « cultes reconnus » fai-sant des cultes catholique et protes-tants, puis israélites, des institutionspubliques financées et salariées parl’État qui leur abandonne l’enseigne-ment primaire. Mais le conflit récur-rent entre l’Église romaine soutenantles monarchistes et l’ordre moral etles républicains, anticléricaux parcequ’hostiles à l’immixtion du clergédans les affaires publiques, aboutitaux lois laïques de la TroisièmeRépublique : gratuité de l’enseigne-ment primaire (1881), obligatoirepour les filles et les garçons (1882),laïque (1883) et réservant les fonds

publics à l’enseignement public(1886). La laïcité ne se limite pas àl’école : les libertés publiques et ledroit civil seront garantis (1881), ledivorce rétabli, l’adultère dépénalisé,les administrations, l’armée, la jus-tice, les hôpitaux, les enterrementslaïcisés. Eugène Littré définissait avecraison la laïcité comme « la concep-

« c’est larévolution

française quireprésente l’étape

capitale dans le longprocessus

historique delaïcisation de l’état

et de sécularisationde la société avec la

déclaration desdroits de l’homme

et du citoyen du 26août 1789. »

« La laïcité neconcerne d’ailleurs

pas les seulsrapports de l’état et

des religions »

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r tion politique et sociale impliquantla séparation de la religion et de lasociété civile et de l’État. »

LOI DU 9 DÉCEMBRE 1905La loi du 9 décembre 1905 relative à« la séparation des Églises et de l’État »parachève cette conquête de la laï-cité. Ses « Principes » sont à rappelerà tous ceux qui voudraient réviser laloi pour la dénaturer. Article 1er : « LaRépublique assure la liberté deconscience. Elle garantit le libre exer-cice des cultes sous les seules restric-tions … de l’ordre public. » La liberté

de conscience est la première deslibertés, un droit naturel reconnu etnon octroyé par l’État, la liberté decroire ou de ne pas croire. D’elledécoule la « liberté de cultes », l’ex-pression collective et publique de laliberté de religion qui relève, elle, duchoix totalement libre des personnes,mais les manifestations de la liberté

de culte sont soumises au respect del’ordre public. Article 2 : « La Répu -blique ne reconnait, ne salarie ni nesubventionne aucun culte ». LaFrance met fin au régime des « cultesreconnus » et privilégiés, les Églisesne sont plus des institutions de droitpublic, les religions relèvent du droitprivé, individuel et collectif. L’Étatn’ignore pas la réalité sociale du faitreligieux, mais n’a pas à mettre lesmoyens de la collectivité nationale àla disposition des seuls croyants. Lesverbes « assurer » et « garantir » n’ontjamais voulu dire « assumer » ou «financer ». A la différence de la plu-part des autres États européens, quien sont restés au stade des « Églisesétablies » ou des « Églises histo-riques », la République française neconnait que des citoyens, pas descroyants ou des incroyants.

La loi de 1905 a subi de nombreuxcontournements, maintien duconcordat napoléonien en Alsace-Moselle en 1919 et 1944, financementpublic des établissements privés souscontrat depuis la loi Debré de 1959,facilités fiscales accordées aux cultesmultipliées depuis 2002. Mais, elle estcapable encore d’apporter desréponses aux questions posées par laconstruction des lieux des cultes etl’activisme des intégristes religieux.Encore faudrait-il vouloir appliquercette loi d’apaisement.

La laïcité repose sur l’articulation desprincipes de liberté de conscience,d’égalité des droits et de neutralité del’État à l’égard de toutes les convic-tions. Jaurès affirmait le 2 août 1904dans L’Humanité « Démocratie et laï-cité sont identiques [car] la démocra-tie n’est autre chose que l’égalité desdroits. La démocratie fonde en dehorsde tout système religieux toutes ses ins-titutions, tout son droit politique etsocial. » Il proposait d’ailleurs que lasuppression du budget des cultesserve à alimenter le premier fonds desretraites ouvrières. En 1912, il conclut« Laïcité et progrès social sont deuxformules indivisibles. Nous lutteronspour les deux. »La laïcité n’est pas uneidéologie antireligieuse, ni une doc-trine philosophique, encore moinsune idéologie d’État. Elle est à la foisun idéal d’émancipation de tous lesêtres humains, un principe d’organi-sation politique et social du « vivreensemble » et la garantie du droit dechacun à affirmer ses différences dansle respect mutuel de tous. n

Reproduction d’un article paru dansLa Revue du projet, n° 7.

*Jean-Paul Scot est historien. Il esttitulaire honoraire de la Chairesupérieure d’histoire du lycéeLakanal (Sceaux).

PAR JEAN-LOUIS ROBERT*

N ous (la France) sommes cen-sément une « Républiquesociale ». On semble l’oublier

trop souvent ! L’article premier de laConstitution de la Ve Républiqueaffirme ainsi que « la France est uneRépublique indivisible, laïque, démo-cratique et sociale ». En outre, lepréambule de notre actuelle Consti -tution proclame son attachement auxprincipes édictés dans le préambulede la Constitution de 1946 (cela avaitété une exigence de Guy Mollet pourque les socialistes votent oui à laconstitution gaullienne). Ainsi doncnotre « République sociale » nous

SUR LA RÉPUBLIQUE SOCIALEaspiration profonde du peuple à mettre fin à l’aliénation économique, larépublique sociale reste une notion complexe.

affirme que « chacun a le droit de tra-vailler et d’obtenir un emploi ». Elle« garantit à tous, notamment à l'en-fant, à la mère et aux vieux travailleurs,la protection de la santé, la sécuritématérielle, le repos et les loisirs. Toutêtre humain qui, en raison de son âge,de son état physique ou mental, de lasituation économique, se trouve dansl'incapacité de travailler a le droit d'ob-tenir de la collectivité des moyensconvenables d'existence » etc.

Certes, il y a beaucoup de trous ou deflou dans ces différents articles, maisils nous indiquent deux questions. Lapremière renvoie aux liens complexeset connus du droit et du réel, sur les-quels nous n’insisterons pas, et la

seconde à l’histoire de la notion de« République sociale » et à sa constanteambiguïté.

AMBIGUÏTÉ ET CONFUSIONAbordons donc ce deuxième point.Sans remonter à une antique préhis-toire, on ne peut faire l’impasse sur laRévolution française où se fondent lespremiers éléments d’une Républiquesociale, même si le terme est absentdes débats de l’époque. On perçoitalors la construction d’un premierniveau de ce que pourrait être uneRépublique sociale, fondamentale-ment appuyée sur la notion toutemorale de la fraternité (le troisièmeterme mais non pas le moins impor-tant de notre trilogie républicaine).

« Laïcité et progrèssocial sont deux

formules indivisibles.nous lutterons pour

les deux.»jean jaurès

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*Jean-Louis Robert est historien. Ilest professeur émérite d'histoirecontemporaine à l’université Paris-1Panthéon-Sorbonne.

C’est de cette exigence d’une commu-nauté nationale fraternelle que vientl’exigence d’une politique sociale quine relève pas de la seule charité indi-viduelle mais d’une intervention del’État et du droit. Les républicains radi-caux baptiseront cette exigence soli-darité au début de la IIIe République.Elle se retrouve avec des choix moinscentralisés chez certains catholiquessociaux. Mais apparaît tôt une idéeplus exigeante de la Républiquesociale. L’intervention du droit social,fût-il le plus élaboré, ne suffit pas. Au89 politique, il faudra ajouter un 89économique disait-on sous le Frontpopulaire. C’est dire joliment que laRépublique sociale ne peut être quesocialiste, c’est-à-dire remettre encause la propriété privée – au moinsdes moyens de production etd’échange – et éliminer toute formed’exploitation de l’Homme parl’Homme. Ainsi définis, ces deux sensde « République sociale » peuventapparaître comme clairement dis-tincts, mais les choses furent et sontplus complexes. Et ce dans deux direc-tions. Il a pu arriver que « République »et « sociale » apparaissent fort éloi-gnées, voire opposées. On sait ainsique nombre de théoriciens du socia-lisme français de la première moitiédu XIXe siècle marquèrent une certaineindifférence – pour ne pas dire plus –à la forme politique. Et pas seulementProudhon ! C’est le 6 février 1848,quelques jours avant la Révolution,que les partisans du communisteCabet partirent aux États-Unis fonderleur Icarie ! Les tensions entre« République » et « sociale » se mani-festeront aussi lors d’événements tra-giques comme ceux de juin 1848 oudu massacre de Fourmies en 1891…

Mais, dans le même mouvement his-torique qui charrie ainsi toujours descontradictions, et tout au contraire dela séparation de « République » et« sociale », une confusion ne cesse defonctionner pendant les deux derniers

siècles du précédent millénaire, qui enappelle au mythe d’abord, et qui faitque République, République socialeet République socialiste vont ensem-ble d’un pas puissant, chacune étantle couronnement de la précédente. Lachose est sensible en écoutant chan-ter Pottier dans les années 1860, sousle Second Empire :

« J'attends une belle,Une belle enfant,J'appelle, j'appelle,J'en parle au passant.Ah ! je l'attends, je l'attends !L'attendrai-je encor longtemps ? Je vaissans semelle,Sans rien sous la dentTransi quand il gèle,Sans gîte souvent.Ah ! je l'attends, je l'attends !L'attendrai-je encor longtemps ? (…)Ma misère est telleQue j'en suis méchant.Ah ! viens donc, la belleGuérir ton amant !Ah ! je l'attends, je l'attends !L'attendrai-je encor longtemps ? »

La Commune de Paris sera ainsi un deces moments forts où la Républiquesociale et démocratique exprime aussiles aspirations profondes du peuple àmettre fin à l’aliénation économique.Mais on retrouvera les mêmes senti-

ments sous la plume de Jaurès ou autemps du Front populaire. C’est que,à vrai dire, le rêve de la Sociale ne peutêtre seulement celui d’un État-provi-dence (largement instauré d’ailleursdans des monarchies comme leRoyaume-Uni ou la Prusse impérialeet bismarckienne) car la Républiquene peut se dissocier de l’aspiration pro-fonde à l’égalité, à l’égalité réelle descitoyens. Elle en est constitutive autantque la fraternité. Au bilan, la « Répu -blique sociale » est une notion com-plexe. Si on la réduit au seul droitconstitutionnel, elle peut ne pas signi-fier grand-chose. Si on la réduit au seulÉtat-providence et solidaire, elle pour-rait conduire à nier l’urgence des chan-gements économiques ou démocra-tiques. Mais « la Sociale » reste en 2013un formidable vecteur de l’aspirationlongue du peuple français à une répu-blique accomplie pleinement. n

« La commune de paris sera ainsi un deces moments forts où la république sociale

et démocratique exprime aussi lesaspirations profondes du peuple à mettre

fin à l’aliénation économique. »

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PAR BERNARD THIBAULT*

C ela fait déjà très longtemps quedomine le sentiment que lesaffaires du monde, comme

celles des pays, sont de plus en plusaux mains du monde des affaires et del’argent. Ce constat douloureux danstoute démocratie s’est sans contesteélargi et amplifié depuis la nouvellephase de la crise en 2008. À cemoment-là les États sont réapparuslégitimes à intervenir, au prix fort, pourvenir au secours d’établissementsfinanciers et d’un capitalisme à ladérive. La facture globale est considé-rable sur le plan financier bien sûr,mais aussi sur les plans économiquessociaux et démocratiques et ce pourun long terme.

LE DIKTAT DE LA RENTABILITÉFINANCIÈRELe citoyen a par exemple découvertque les agences de notations, incon-nues auparavant, se voyaient attribuerdes pouvoirs que lui-même semblaitperdre progressivement : guider lespolitiques gouvernementales des payset des institutions internationales.Naturellement à la différence ducitoyen soucieux d’une certaine idéede l’intérêt général ces agences agis-sent et s’expriment d’abord et avanttout à partir du potentiel de rentabi-lité financière qu’elle décèle dans telou tel scénario pour les clients qui lesrémunèrent : pour l’essentiel les entre-prises, les fonds d’investissement, lesbanques. La désormais fameuse note3A a ainsi été commentée quotidien-nement pendant des mois et prenaitune place tout aussi importante quele bulletin de la météo nationale ! Cesnotes, ou leurs menaces ont pu convo-quer et fixer l’ordre du jour de conseilsde ministres, de sommets européenset mondiaux. L’agenda des réformescomme celle des retraites en 2010 enFrance en était dépendant, peuimporte que des millions de citoyensy fussent opposés. Tout cela ne relèvepas que de l’anecdote.Cela illustre combien la République etdonc la démocratie sont sous la pres-sion des firmes. Les entreprises veu-lent des salariés formés, qualifiés, une

LA RÉPUBLIQUE FACE À L’EMPRISE DU MONDEDE L’ARGENTregagner la confiance du citoyen exige de nouveaux droits. Le droit du tra-vail doit prévaloir sur le droit commercial, le droit financier et le droit de laconcurrence.

recherche publique performante, unesécurité efficace, des équipementspublics modernes, mais elles ne veu-lent payer ni pour leur réalisation nipour leur entretien, elles n’acceptentpas que leur gestion, centrée sur la ren-tabilité financière quelles qu’en soientles conséquences pour la collectivité,soit contestée et elles mettent désor-mais les États en concurrence enrevendiquant un droit social à la cartede plus en plus individualisé. En fait,« l’efficacité » des décisions est appré-ciée d’abord au sens de la compétiti-vité marchande, elle prend le pas surtoutes les autres considérations.Comme si la condition humaine semesurait à l’aune des marchés !Naturellement avec cette grille de lec-ture le coût du travail est jugé tropélevé en France… Comme partout ail-leurs. La mise en concurrence des sala-riés à l’échelle internationale par lemoins-disant social se généralise surtous les continents. Ainsi se dessine laperspective redoutable de voir lagrande majorité des travailleurs dumonde exercer leur métier dans uncadre informel c’est-à-dire sans droitdu travail, sans système de protectionsociale !

RÉAFFIRMER LA PRÉDOMINANCE DUCITOYEN Remédier à cette emprise de la financenécessite de faire naître de nouvellesdémarches politiques au sens plein duterme permettant au citoyen d’avoirprise sur les événements et sur leschoix dans les entreprises comme dansla cité au-delà des rendez-vous élec-toraux réguliers. Le chantier est sansdoute considérable et soulève de mul-tiples domaines où des transforma-tions doivent se construire en conju-guant la dimension nationale etinternationale. Il s’agit tout simple-ment de réaffirmer la prédominancedu citoyen dans la république où ladémocratie est consolidée par desdroits inaliénables pour tous les sala-riés, ce qui est loin d’être le cas enFrance, pourtant État de droit. Or Il n’ya pas de liberté ou de réelle démocra-tie sans droits sociaux et économiquesplus élaborés.Les États et les institutions internatio-nales notamment le FMI, la Banque

mondiale et l’OMC doivent intégrerles droits fondamentaux des travail-leurs définis par l’Organisation inter-nationale du travail. Ces droits doiventdevenir des normes non négociablesau même titre que les normes tech-niques, environnementales et de santé.Le droit du travail doit prévaloir sur ledroit commercial, le droit financier etle droit de la concurrence. LaRépublique doit en être le garant et

l’Europe un moteur par un contratsocial européen revendiqué par lemouvement syndical du continent.Droit à un emploi, à la non-discrimi-nation, à l’éducation et la formationprofessionnelle, à la liberté syndicaleet à la négociation collective, à la pro-tection sociale, à la santé, à la retraite,au logement, aux transports, aux ser-vices publics…

UN NOUVEAU STATUT DU TRAVAILSALARIÉLa République peut donner corps à unnouveau statut du travail salarié dontla Sécurité sociale professionnelleserait un des piliers. La démocratie nepeut pas s’arrêter à la porte des entre-prises. Le droit d’intervenir dans la ges-tion de l’entreprise où le salarié ne peutêtre cantonné au rôle d’exécutant estprimordial alors que de nouveauxenjeux de société sont soulevés liés àl’évolution des connaissances et des

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« plus l’étatapparaît se

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processus de production. Plus l’Étatapparaît se désintéresser de la vieconcrète des citoyens en ignorant ourefusant de voir ce qui se passe réelle-ment dans les entreprises plus il lesrend indifférents voire hostiles à la viepolitique. Ce « désintéressement » estnaturellement souhaité par ceux-làmêmes qui prônent un effacement del’État dans un rôle de « pompiersocial » ou de béquille à la sauvegardede leurs propres intérêts. La questiondu financement étant cruciale, ildevient incontournable de se doter denouveaux outils publics pour porter

un autre type de croissance au servicedu plein-emploi solidaire et du déve-loppement humain durable. Cecipourrait s’illustrer, entre autres, parl’instauration d’un pôle financierpublic, une lutte acharnée pour l’éra-dication des paradis fiscaux et de lafraude fiscale. Cela doit prendre corpsautour de services publics rénovésdans leurs périmètres, leurs champsd’intervention, leurs critères de ges-tion et les modalités par lesquelles sontdéfinis leurs objectifs au service de l’in-térêt général. Là aussi la place ducitoyen et de ses représentants est

essentielle pour se substituer auxinnombrables commissions, agencesou experts qui dans de trop nombreuxcas se voient confier ou s’attribuentdes prérogatives en marge d’un véri-table contrôle démocratique. Extrairela République de l’emprise du mondede l’argent est une condition indispen-sable à la construction d’une sociétémeilleure. n

*Bernard Thibault est syndicaliste. Ila été secrétaire général de la CGT (de1999 à 2013).

PAR NICOLE BORVO COHEN-SEAT*

L es signes sont patents d'unecrise de la politique et d'unecrise de la démocratie :

défiance à l'égard des élus, absten-tion, montée de l’extrême droite, dontle fonds de commerce est toujours,quels que soient les ajustements, l'an-tiparlementarisme et l'appel au« chef ». Les causes de cette désaffec-tion sont toutes aussi évidentes : lepeuple vote, mais les gouvernementsqui se succèdent ont confié lesmanettes aux marchés financiers etl'assument de façon plus ou moinsexplicite au gré des alternances.

LA BOURGEOISIE A RÉUSSI À GARDERLE POUVOIREn réalité si la bourgeoisie a dû accep-ter le suffrage universel, elle a réussià garder le pouvoir par des méca-nismes institutionnels complexes etun discours idéologique constant surla supériorité des élites sur le peuple !L'émergence des partis ouvriers et lesbouleversements du XXe siècle ontquelque peu modifié la donne : lecompromis social de 1945 allait depair avec l'entrée à l'Assemblée natio-nale de jeunes issus de la Résistance,dont certains de la Résistanceouvrière. Aujourd'hui, après trenteannées de remontée libérale, le pou-voir est concentré dans les mainsd'une oligarchie politico-financière,qui s'est dotée d'instruments puis-sants aux échelles européenne etmondiale, et le peuple est tenu à dis-tance. Les modes de scrutin favori-sent le consensus politique, la per-

DÉPROFESSIONNALISER LA POLITIQUErevaloriser la politique en la rendant plus citoyenne

sonnalisation, la durée et le cumuldes mandats, donc une profession-nalisation de la politique. Nos conci-toyens utilisent d'ailleurs souvent, àl'instar des média, le terme de « classepolitique », ce qui en dit long sur ladistance qui s'est creusée entre eux

et ceux qui sont censés les représen-ter ! Cet éloignement progressif n'estpas sans fondement sociologique,tant les assemblées élues sont peureprésentatives du peuple réel. La« monarchie présidentielle » et lamédiatisation permanente de « l'ex-pertise » en tout domaine concourentà rendre le peuple spectateur etimpuissant. On ne le requiert, le plussouvent, que pour exprimer des« émotions ».

REDONNER UN SENS À LA POLITIQUEET À LA CITOYENNETÉ C’est une tâche ardue parce qu'elleconcerne tous les mécanismes depouvoir en œuvre dans la société ;pourtant les capacités d’auto-orga-nisation de citoyens sur des questionsdiverses, la montée en puissance desréseaux sociaux, s'ils ne constituentpas en eux-mêmes une politisationglobale, montrent des aspirations àintervenir et à peser sur les décisions.C'est dans ces aspirations qu'il fautpuiser les ressorts de conceptions

nouvelles pour que le pouvoir changede main, c’est-à-dire pour que le peu-ple exerce sa souveraineté. Dans cetteoptique, il faut s'atteler à combattretout ce qui sépare les citoyens de lapolitique. Celle-ci doit donc cesserd'être une profession et devenir une

activité sociale courante pour unnombre de plus en plus grand d'in-dividus, qui l'exerceraient de façondiverse. Plusieurs mesures doiventpermettre d'y parvenir :• Permettre aux citoyens d'exercereux-mêmes des mandats électifs pen-dant une période de leur vie, pour unedurée limitée, ce qui implique deschangements très importants qui per-mettent la rotation des mandats :interdiction du cumul de plusieursmandats, un seul renouvellement,instauration de la proportionnelle àtous les scrutins et, pour le citoyenqui exerce un mandat, un statut pro-tecteur qui lui permette de revenirdans son emploi antérieur ou d'ac-céder à un emploi équivalent.• Élargir la citoyenneté, pour recon-naître comme citoyen toute personnequi choisit de vivre sur le territoire dela France et lui reconnaître le droit devote et d'éligibilité sous condition derésidence.• Favoriser l'auto-organisation descitoyens par une reconnaissance du

« Les modes de scrutin favorisent leconsensus politique, la personnalisation, ladurée et le cumul des mandats, donc une

professionnalisation de la politique. »

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r rôle essentiel pour la démocratie dessyndicats, partis, associations, doncen leur donnant des moyens et despouvoirs réels de décision, d'évalua-tion et de contrôle des politiquesmenées.• Donner de réels pouvoirs auxcitoyens. La participation directe descitoyens doit devenir le mode courantd'exercice de la démocratie, ce qui veutdire modifier en profondeur les pra-tiques institutionnelles et celles despartis politiques. Des formes diversessont nécessaires : consultation obliga-toire des citoyens par les instancesélues sur les choix structurants commele budget, constitution de conseilsdans le cadre d'une circonscription,composés d'élus, de représentants dessyndicats, associations, partis et decitoyens tirés au sort, avec des pou-voirs de proposition de délibération

au sein des assemblées élues, et decontrôle de l'activité des élus. Desassemblées citoyennes qui non seule-ment débattent de questions en coursde discussion au plan national ou localou de sujets qu'elles mettent en débatsur proposition de telle ou telle orga-nisation, mais qui peuvent transmet-tre, sous réserve d'un nombre de sou-tiens minimum, des propositions auparlement (initiative législativecitoyenne) ou à une assemblée locale.On peut imaginer que de telles assem-blées discutent des programmes et descandidats sur la base d'un projet com-mun, lors des échéances électorales.• Créer un véritable droit à référendumd'initiative populaire avec obligationpour les pouvoirs publics nationauxou locaux, suivant le cas, de prendreen charge des débats pluralistes enamont.

Ces quelques idées pour revaloriser lapolitique en la rendant plus citoyenneet donc moins « professionnalisée »,ce qu'elle n'aurait jamais dû être, nesont pas exhaustives loin sans faut !Bien d'autres changements sontnécessaires sur le plan des institutionsnationales et européennes comme surcelui des entreprises pour sortir despouvoirs monarchiques actuels.Au fond, le principe énoncé par JeanJacques Rousseau selon lequel le peu-ple ne saurait aliéner sa souverainetéest encore à mettre en œuvre… n

*Nicole Borvo Cohen-Seat estsénatrice honoraire (PCF). Elle estresponsable du secteur Institutions,Justice du Conseil national du PCF.

ENTRETIEN AVECFRANÇOIS AUGUSTE*

E n République, régime fondé sur lasouveraineté populaire, l'expressionde la citoyenneté peut-elle être can-

tonnée aux seuls passages aux urnes, aussiréguliers soient-ils ?Non, la réponse est non, bien évi-demment. Toute la crise de la démo-cratie représentative résulte de lanon-réponse à cette question. C'estun choix et une volonté politique despartis « dominants », qui se satisfontde cette délégation de pouvoir quidonne quasiment tous les pouvoirsà un homme, et donc à un parti, nel'oublions pas. Toute perspective dedonner du pouvoir aux citoyens, departager le pouvoir, est soit combat-tue, soit contournée. Le message est :« vous m'élisez (vous m'Élysée) et jefais ce que je veux pendant cinqans ».

Quelles formes nouvelles d'expression etd'intervention citoyenne inventer ?Je suis partisan d'inventer un nou-veau système de représentation. Avecdes représentants élus, dans unedémocratie représentative rénovée :statut de l'élu, proportionnelle, parité,primauté au parlement… Mais aussiavec les citoyens, à qui on donne lapossibilité, le droit, reconnu par laConstitution et vivant à travers des

VERS UNE CITOYENNETÉ ACTIVE !lois, de participer aux décisions à tousles plans, du local au mondial, en coo-pération avec les élus, et dans desformes très diversifiées. Sur un sujetou un projet, une décision prise àquelques-uns est forcément plus fra-gile et potentiellement injuste ou erro-née, qu'une décision prise après unprocessus diversifié de consultationsimpliquant des dizaines, des cen-taines, voire des milliers de citoyens.

As-tu des exemples d'expériences localesd'intervention citoyenne dans la gestionde la chose publique (en latin, la respublica) ? Sont-elles susceptibles de pou-voir être étendues à l'ensemble de laRépublique ?Oui, quand j'étais vice président à ladémocratie participative (2004-2010),nous avons mis en œuvre avec larégion Rhône-Alpes des dispositifs etun projet ambitieux, audacieux, dedémocratie participative : réunionspubliques pour débattre et proposer(11 000 participants, 3 000 proposi-tions), suivies d'ateliers de citoyenstirés au sort, de forums régionaux etmondiaux (sur la démocratie partici-pative et le développement, l'égalitéfemmes-hommes, la pauvreté et laprécarité), et d'un comité de finan-cement des projets locaux de démo-cratie participative composé pourmoitié d'élus, pour moitié de citoyenstirés au sort. D'autres élus ont d'au-tres expériences. Toutes sont passion-

nantes et enthousiasmantes. Il fautabsolument les généraliser à tous lesniveaux. C'est tout l'enjeu d'une VIe

République.

Quels droits nouveaux seraient en mesurede faire des citoyens des acteurs à partentière d'un régime «ždu peuple, par lepeuple, pour le peuple » ?Démocratiser la démocratie repré-sentative, instituer une démocratiesociale dans les lieux de travail et dansles territoires par des droits nouveauxpour le syndicalisme et aussi pour ledroit à l'intervention directe des sala-riés, et, innovation majeure et selonmoi la véritable révolution citoyenne,un nouveau système de représenta-tion, incluant la participation descitoyens dans les processus de déci-sion, pendant toute la durée des man-dats, sans reproduire les défautsactuels de la délégation.

Des mesures telles que le référendumrévocatoire ou le mandat impératif sontrégulièrement évoquées, notamment ausein du Front de Gauche. Constitueraient-elles ou non des moyens susceptibles d'ap-profondir notre démocratie et de susciterune réappropriation populaire de laRépublique ?Je ne suis pas hostile à ces mesures,sous certaines conditions. Je rejoinsbeaucoup ce que dit Jean-PierreDubois à ce sujet. Je fais observer queles peuples acteurs des révolutions

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PAR DAVY CASTEL*

C’est sans doute l'une desaberrations les plus criantesde notre temps en matière

de démocratie : nous avons conquis,de haute lutte, le droit d'élire nos diri-geants et de participer à la vie démo-cratique de notre pays (même si celane garantit pas en soi la souverainetépopulaire, c'est l'objet des autres arti-cles de ce dossier) mais ce droit dis-paraît dès lors que l'on se trouve auxportes des entreprises.

EXTENSION DE LA RÉPUBLIQUE À LASPHÈRE PRODUCTIVELe « despotisme d'usine » dont par-lait Marx est toujours d'une vibranteet effarante actualité. On peut mêmeconsidérer qu'il s'est renforcé, si l'onprend en compte le fait que la concen-tration du capital et le développementde multinationales toujours plusimposantes auxquelles sont assujet-ties les petites entreprises éloignentencore plus les salariés des prises dedécision. On a tout au plus conquisle droit d'élire ses représentants dupersonnel, ce qui revient par trans-position à pouvoir choisir l'opposi-tion sans avoir le droit de choisir leparti et les dirigeants au pouvoir…Bien évidemment, c'est une aberra-tion qui s'explique aisément, si l'onprend en compte le fait que la classedominante capitaliste défend ses inté-rêts : l'entreprise est le moyen privi-

LA CITOYENNETÉ NE DOIT PAS S'ARRÊTER AUXPORTES DE L'ENTREPRISE !La démocratisation des entreprises, lieux privilégiés de développement ducapital, représente un enjeu de premier ordre et une condition sine qua nonde dépassement du capitalisme. une revendication à porter avec force.

légié de développement du capital(même si elle n'est pas le seul) et gérerles lieux de production démocrati-quement mettrait fondamentalementà mal la fonction d'accumulation ducapital à laquelle ils doivent répon-dre. C'est la raison pour laquelle ladémocratisation des entreprises arencontré et rencontre encore tant derésistance. C'est aussi la raison pourlaquelle c'est un enjeu de premierordre et une condition sine qua nonde dépassement du capitalisme. C'estdonc à la fois un moyen et une fin ensoi, une revendication qu'il nous faut

sans doute porter avec plus de forceencore.Le droit d'élire les dirigeants est lapierre angulaire du développementde la citoyenneté en entreprise, sanslequel toute conquête démocratiquecomme le droit d'expression des sala-riés risque de n'être que poudre aux

yeux. S'il va de soi que ce droit ne sau-rait être obtenu avec l'assentimentdes tenants du capitalisme et de leursreprésentants, pour les raisons évo-quées plus haut (la République s'estconstruite dans la douleur, il ne peuten être autrement de son extension àla sphère productive), sa conquête nesaurait être remise à d'hypothétiques« lendemains qui chantent ». Le droitd'élire ses dirigeants n'est pas uneutopie puisqu'il existe déjà dans lesentreprises qui appliquent les prin-cipes d'économie sociale et solidaire.Chaque tribune, chaque événementpeut être saisi pour porter cette reven-dication et la mettre en œuvre là oùune ouverture se présente.

DÉVELOPPEMENT DE LA CITOYENNETÉÀ L'ENTREPRISEDonner la possibilité aux salariés departiciper aux décisions stratégiquesSoutenir la reprise par les salariés eux-mêmes sous forme de coopératived'un lieu de production abandonnépar les capitalistes qui l'exploitaientpeut être l'une de ces occasions. Parailleurs, la légitimité irrévocable de ladémocratie et de la Républiquecomme régime politique est uncontexte favorable pour le dévelop-pement de la citoyenneté dans l'en-treprise. Le paradoxe que constituentdes entreprises gérées comme desdictatures dans des sociétés démo-cratiques gagne à être souligné àchaque fois que l'occasion se présentepour susciter le soutien populaire

« Si le droit d'élireses dirigeants est lapierre angulaire dela citoyenneté enentreprise, il n'est

pas en soi unecondition

suffisante »

arabes ne se contentent pas d'éliredes représentants. Ils exigent deschangements et quand ils ne vien-nent pas ou sont contraires à leursattentes, ils font une « révocation »par le peuple, comme en Égypte cetété. Ce qui se passe au Brésil et enAmérique latine est du même ordre.Au Brésil, le peuple s'empare d'exi-gences de changements, descendmassivement dans la rue, et contri-bue à lever les obstacles, avec un pou-voir qui s'appuie sur ce mouvement

pour lui donner un débouché poli-tique, par référendum. C'est pourquoifaire de la révocation une priorité ouun étendard me gênerait beaucoup.Car, en fin de compte, on reste dansune attitude délégataire à l'égard dupouvoir politique. On est mécontentde nos représentants ? On les révoqueet on en choisit d'autres. Et puis quoi? Cela est sans effet positif si la révo-lution citoyenne, la vraie, celle quipermettra aux citoyens d'être partieprenante tout le temps, n'est pas opé-

rée. C'est sans doute cela le vrai man-dat impératif : celui de respecter lepeuple, de l'associer aux décisions,de lui faire confiance. n

Propos recueillis par Davy Castelpour La Revue du projet

*François Auguste est conseillerrégional (PCF) de Rhône-Alpes. Il estmembre du conseil national du PCF.

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ENTRETIEN AVEC PHILIPPE RIO*

P oser la question c’est noter,sinon une absence, du moinsune présence insuffisante de la

République. S’il est facile d’identifierles quartiers populaires dans l’espacefrançais, la vraie question, n’est-ellepas alors la suivante : de quelleRépublique parle-t-on ? Après tout, lemodèle républicain a évolué au gré desrapports de forces politiques et descycles historiques. Ce n’est pas tant laRépublique comme mode de pouvoiret d’organisation politique (le citoyen,la loi, les droits et les obligations) qu’ilfaut ramener dans les quartiers popu-laires, mais l'application de ses prin-cipes et de ses valeurs, trop souventbafoués. D’ailleurs, le monde regorged’exemples de républiques tantôtconservatrices, laïques, démocratiqueset populaires, tantôt islamiques, fédé-rales ou unitaires. La Républiqueromaine de l’Antiquité s'accommo-dait même d'une minorité de patri-ciens et d'un grand nombre d'esclaves.

QUESTIONNER NOTRE MODÈLERÉPUBLICAIN FRANÇAISLa seule question qui vaille, c’est ques-tionner notre modèle républicain fran-çais issu de la Révolution, qui a des-

RAMENER LA RÉPUBLIQUE DANS LESQUARTIERS POPULAIRES

siné notre histoire politique. À plu-sieurs reprises, le peuple français aconquis de grandes avancées démo-cratiques et sociales (1936, 1945) qu’ilfaut regarder à l’aune des réalités dece jour. Les « quartiers populaires », ce

sont un peu les « classes dangereuses »du XXe et XXIe siècle. L'inégalité est larègle entre les territoires. Prenonsl’école, symbole de notre République« laïque, démocratique et sociale ».L’école laïque manque de moyens pourassurer cette absolue nécessité d’ins-truire tous les élèves, quelle que soitla diversité de leurs origines, de leurssituations économiques ou de leurslieux d'habitation ; dans ces lieux oùconvergent celles et ceux qui demeu-rent la main-d’œuvre servile et mal-léable des impératifs économiques,dans ces espaces où vivent des cultures, des religions, des ruraux, où se côtoient des « îliens », des

Subsahariens, des Européens, desAfricains, des Asiatiques qui cohabi-tent dans les conditions sociales et éco-nomiques les plus précaires. C'est unphénomène de grande ampleur, pro-duit de la création des « grands ensem-

bles », pudiquement rebaptisésaujourd'hui « quartiers populaires ».

UNE PRIORITÉ, L’ÉCOLE LAÏQUEÀ Grigny, 40 % des habitants viventsous le seuil de pauvreté (967 €/mois).Dans ces conditions, l'idée républi-caine ne peut plus être attractive.Repoussante, elle est donc repoussée.La Cour des comptes révèle que l’Édu-cation nationale consacre 47 % de pluspour un collégien de Paris que pourceux de l’Académie de Créteil ouVersailles. Dans un collège de Grigny,à la rentrée, il manque 6 professeurs !Le sentiment de mépris et d’abandondomine allègrement chez les parents

L’inégalité territoriale, fruit des choix libéraux, gangrène à petit feu larépublique. ce sont de nouveaux droits économiques et sociaux qu’il fautconquérir d’urgence

« L’égalité des chances, c’est la traductionde la main invisible du marché dans l’action

de la république. un désastre ! c’est del’égalité des droits et non de chance dont

nous avons besoin. »

*Davy Castel est psychologue. Il estmaître de conférences enpsychologie du travail à l’universitéde Picardie Jules-Verne.

autour de ces revendications. Si ledroit d'élire ses dirigeants est la pierreangulaire de la citoyenneté en entre-prise, il n'est pas en soi une conditionsuffisante. Il doit s'accompagner dela possibilité donnée aux salariés departiciper à toutes les décisions quiles concernent, c'est-à-dire non uni-quement les décisions opération-nelles relatives à la réalisation de leurtâche mais aussi les décisions straté-giques qui ont trait au devenir de leurentreprise. Cela implique (au moins)deux choses. La première est la par-ticipation des salariés et de leursreprésentants aux conseils d'admi-nistration, assemblées générales etautres lieux de prises de décision.Mais il ne faudrait pas ici se conten-

ter d'une participation « cosmétique» comme elle s'exerce par exemple enAllemagne depuis de nombreusesannées déjà avec la participation d'unou deux représentants des salariés,qui n'ont pas nécessairement le droitde vote et qui, lorsqu'ils l'ont, nepèsent rien face aux actionnaires non-salariés qui concentrent l'essentieldes votes. Là encore, le secteur del'économie sociale et solidaire peutêtre une source concrète d'inspira-tion ; ainsi des sociétés coopérativesde production (SCOP) dont 51 %minimum des droits de vote enassemblée générale sont réservés auxsalariés, quel que soit leur nombre etquelle que soit leur part dans le capi-tal de l'entreprise. La seconde, essen-

tielle car sans cela les mesures précé-dentes pourraient être aisémentdétournées, est l'accès des salariés àl'information et à la formation defaçon à ce qu'ils puissent maîtriserles enjeux sur lesquels ils sont ame-nés à se positionner. Chaque électionprésidentielle est malheureusementl'occasion de voir avec force que lacitoyenneté et l'expression démocra-tique sont peu de choses lorsque lescitoyens peuvent être aisément mani-pulés.n

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d’élèves. Être citoyen n’est pas inné eton pourrait paraphraser Simone deBeauvoir en prétendant « qu'on ne naîtpas citoyen, on le devient ». L’écolelaïque, celle qui instruit, qui organisela séparation de la raison et des pas-sions (croyances) doit être au cœur despriorités. C’est davantage le nombredes nouveaux « hussards de laRépublique » que la rédaction d'unecharte de la laïcité qui feront la diffé-rence ! L’égalité républicaine est aussimalmenée. Quelles contradictionsentre un ministère de l’Égalité des ter-ritoires affichant un visage très répu-blicain et le maintien des préfets àl’égalité des chances, créé en 2006.L’égalité des chances, c’est la traduc-tion de la main invisible du marchédans l’action de la République. Undésastre ! C’est de l’égalité des droitset non de chance dont nous avonsbesoin. La République n’a pas à inven-ter de « plan Marshall », ni de « planEspoir banlieue », ni à procéder à des« réformettes » comme le fait le gou-vernement actuel. L’inégalité territo-riale, fruit des choix libéraux, gangrèneà petit feu la République. Ce sont denouveaux droits économiques etsociaux qu’il faut conquérir d’urgence.Avec l’École, la laïcité est certainementle thème qui aiguise le plus le débat« d’experts » du landerneau média-tico-politique. Les reculs de l’écolerépublicaine, le développement desinégalités territoriales et des exclusionséconomiques et sociales induisent iné-vitablement un isolement et une quêteidentitaire. La République, malmenéepar la mondialisation et une construc-

tion européenne libérale, a abandonnéles quartiers populaires.

DES CONQUÊTES DÉMOCRATIQUESNOUVELLESL'exigence d’une République socialepasse donc par l’émergence de poli-tiques revendicatives. La Républiquefrançaise ne prend son sens historiqueque dans l’action politique revendica-tive qui a produit de grandes avancéessur tout le territoire national. Au lieu

de cela, les politiques divisent le terri-toire par manque d’ambition et devisée. Ils ont trop peur d’affronter leslogiques de ségrégations sociales etspatiales à l’œuvre, tout comme l’ex-pansionnisme urbain irraisonné ouencore les catastrophes écologiques.Tout le monde convient qu’il faut toutstopper mais le rythme est trop lent !Une VIe République ne se limitant pasà une réforme des règles électives maisà la concrétisation de droits nouveauxest la solution. Cela passera par desconquêtes démocratiques nouvelles.Après 2012, force est de constater queles quartiers populaires, qui ont pour-tant voté massivement, sont encoreoubliés dans un climat d’urgencesociale inédit. Et symboliquement, le

premier acte est la création des Zonesde sécurité prioritaire (ZSP) qui recou-vrent quasi exclusivivement des Zonesurbaines sensibles (ZUS) alors que lesdroits sociaux et économiques ne fontque s'amenuiser pour le plus grandnombre. Les quartiers populaires sontdes zones intensives d’exploitation. LaLoi Lamy est 1) technocratique par lasimplification des zonages, 2) social-démocrate par la concentration desmoyens (lesquels d’ailleurs ?) et l'af-firmation d'une coconstruction avecles habitants hasardeuse et 3) teintéede libéralisme avec des territoires etleurs instances démocratiquementélues «managées » par des métropoles,conçues comme un outil de bipolari-sation de la vie locale. La diversité poli-tique assurée jusque-là par les com-munes risque d'être réduite à néantpar l’Assemblée nationale. Au-delà deseffets d'annonces et des déclarationsde bonnes intentions, son contenun’est pas à la hauteur des ambitionsnécessaires. Répondre efficacementaux besoins croissants des populationsnécessite en effet autre chose qu'uneréforme inaboutie, notoirement insuf-fisante au regard des défis à relever,tout comme l’est d'ailleurs l’ensem-ble des champs politiques sur lesquelsle gouvernement s’est engagé à appor-ter le changement. n

*Philippe Rio est maire (PCF) deGrigny (Essonne).

« Les quartierspopulaires sont des

zones intensivesd’exploitation. »

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rPAR GILLES GARNIER*

L es europhiles autoproclamésn’en finissent plus de conduireles peuples d’Europe, et avec

eux les institutions européennes, dansdes impasses politiques, écono-miques et sociales. Ils sont, par là, lespremiers pourvoyeurs d’un euroscep-ticisme galopant. Parce qu’ils sontpassionnément européens, les com-munistes français tirent la sonnetted’alarme et s’engagent pour uneconstruction européenne qui seconjuguerait enfin harmonieusementau principe démocratique et au pro-grès social. Il est grand temps quel’Union européenne cesse d’entrer encontradiction permanente avec l’idéerépublicaine.

UN FOSSÉ S’EST CRÉÉ ENTRE LESGOUVERNANTS ET LE PEUPLEFRANÇAISLes deux institutions qui président ànotre destinée collective, la constitu-tion de la Ve République et la construc-tion européenne d’aujourd’hui sontà bout de souffle. La confiance dansles institutions de l'Union européenneque, pour notre part, nous, commu-nistes, trouvions aveugle, n’existe plus.À l’usage, les Françaises et les Françaisont compris et vu que les discourslénifiants sur l’Union européenneétaient en complet décalage avec laréalité vécue. L’Union européenneapparaît lointaine, froide et techno-cratique. À chaque élection du parle-ment européen, les europhiles libé-raux continuent de nous chanter lamême mélodie : « ça ira mieuxdemain ; la solution est dans plus d’in-tégration ; les questions économiquesguident l’ensemble des choix del’union » ; etc. En bref, tel le serpentdans le Livre de la jungle, revient leleitmotiv : « Ayez confiance ». Il a falluattendre 1979 pour que les peuplespuissent choisir directement leursdéputés européens. En France, c’estau moment du débat sur la ratifica-tion du traité de Maastricht que lepeuple s’est réellement intéressé à laconstruction européenne. Mais c’estde loin en 2005 au moment du réfé-rendum sur le traité constitutionneleuropéen que les Françaises et lesFrançais se sont pris de passion pour

LA RÉPUBLIQUE A-T-ELLE ENCORE UN SENS AUSEIN DE L'UNION EUROPÉENNE ?il est grand temps que l’union européenne cesse d’entrer en contradictionpermanente avec l’idée républicaine.

un débat démocratique et populaireportant sur l’avenir de l’Europe poli-tique. Le rejet par une majorité de nosconcitoyens de ce traité aurait dû êtreentendu comme une première alertedu fossé qui n’a depuis cessé de s’élar-gir entre les gouvernants et le peuplefrançais sur les questions euro-péennes. Le fait même que la droite,alors au pouvoir, ait tenté de cacherà nos compatriotes le contenu dutraité, que celui-ci était qualifié deconstitutionnel, que le marché libre

et non faussé devenait l’étalon detoutes les politiques publiques, gravédans le marbre d’une constitution,tout cela était trop. Le peuple a tran-ché, ce fut non. Non à une Unioneuropéenne où les questions socialessont une annexe des principes éco-nomiques libéraux, non à l’opacitédes décisions, non à cette structuresur laquelle nous n’avons pas de prise,non à un traité qui donne si peu depouvoir à la seule institution démo-cratique européenne qu’est le parle-ment. On ne pouvait faire croire bienlongtemps à un peuple, dontl’Histoire montre qu’à chaque foisqu’il a changé de régime il a changéde constitution, que cette « constitu-tion » européenne serait indolore,qu’elle ne changerait rien. Le peuplefrançais plus que d’autres en Europeaime les débats institutionnels si tantest qu’on lui donne la grille de lec-

ture. Nicolas Sarkozy ne s’y est pastrompé, il a modifié à la marge le traitéconstitutionnel en le transformant ensimple traité et en le faisant ratifierpar un parlement docile. Le vieiladage fonctionne toujours « quandon n’est pas content du peuple, on ledissout ». Le propos vaut d’ailleurspar delà la seule question de l’Unioneuropéenne : notre propre constitu-tion a été changée des dizaines de foisdepuis 1958. Mais qui se souvientd’avoir été consulté sur ces change-ments ? Pourtant ce que le peuple afait, seul lui peut le défaire. Il nedevrait y avoir aucune réforme consti-tutionnelle, nationale ou européenne,sans suffrage populaire, tout commeil ne devrait y avoir de ratification pos-sible des traités sans consultation dupeuple. La revendication d'une nou-velle constitution que nous avons por-tée dans la campagne des présiden-tielles et dans celle des législatives esturgente. Mais comment pourrions-nous écrire à mille, à cent mille, à desmillions de mains un nouveau pacteconstitutionnel national, si nous nechangeons pas les institutions euro-péennes ?

ECRIRE UNE NOUVELLE PAGE DE LA CONSTRUCTION EUROPÉENNELe destin de l’Union et le destin de laFrance sont liés. Mais les récents trai-tés nous entravent et nous empêchentd’être totalement maître de notre des-tin. Le système économique doit êtrele choix des peuples, et non celui del’institution européenne. Si demain,un État souhaitait, suite à un votepopulaire, nationaliser des pansentiers de l’économie, le pourrait il ?Oui, dit la constitution française, non,disent les traités européens. Alors,comme à chaque moment del’Histoire, lorsqu'un peuple se sent àl’étroit dans un cadre institutionneldonné, quand le peuple français sentqu’il est contraint par des choix éco-nomiques qui ne sont pas les siens, ilpeut, il doit s’exprimer. Il est grandtemps d’en finir avec le consensusmou entre partis de droite et socio-démocrates de tous horizons, sur labase duquel fonctionnent les institu-tions européennes. Que les socialistessincères regardent avec honnêteté etlucidité les derniers traités qu’ils ontvoté, comme celui que François

« L’unioneuropéenne peut

être la meilleure etla pire des choses.

elle pourrait êtrecet espace de

droits et de progrèséconomiques et

sociaux, cetteréférence pour lesdroits des femmeset des minorités. »

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Hollande a fait ratifier par le parle-ment, le même que celui qu’avaitrédigé Nicolas Sarkozy et AngelaMerkel. Non, les budgets ne doiventpas être contrôlés a priori, ni même

a posterioripar la Commission euro-péenne. La tutelle n’est pas laconfiance. D'autant que l’on constatel'échec de la logique néo-libérale quipréside aux choix européens. Bienentendu, l’Union européenne est unespace de paix, mais peut-on direqu’elle protège les peuples ? Peut-ondire qu’elle aide à ce que les peuplesgrec, espagnol, portugais et irlandais

ne s’enfoncent pas plus dans la régres-sion ? Alors oui, d’un même pas, ilnous faut reprendre le chemin de l’ex-plication. L’Union européenne peutêtre la meilleure et la pire des choses.

Elle pourrait être cet espace de droitset de progrès économiques et sociaux,cette référence pour les droits desfemmes et des minorités. Elle pour-rait être ce lieu de paix et de coopé-ration avec tous les peuples du mondeen les traitant d’égal à égal, favorisantdes accords de coopération sans qu’ilssoient uniquement guidés par la miseen place d’une concurrence effrénée.

Agissons donc pour que le Front degauche, le PCF, le Parti de la gaucheeuropéenne commencent à écrireune nouvelle page de l’Histoire fran-çaise mais aussi de la constructioneuropéenne en exigeant une consti-tuante dans les deux cas. Ainsi, ledivorce entre les peuples d’Europe etleurs institutions se réduirait puisqueils auraient dans les deux cas décidéde leurs règles communes. n

*Gilles Garnier est responsable dusecteur Europe du Conseil nationaldu PCF.

« Le destin de l’union et le destin de la France sont liés. »

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Abonnez-vous à

56¤ :10 N°/an

n NORMAL : 4 X 14€ = 56€n CHÔMEURS, ÉTUDIANTS : 4 X 10€ = 40€n SOUSCRIPTION : 4 X 18€ = 72€

Abonnement en ligne sur : http://projet.pcf.fr/7451 ou voir bulletin d’abonnement au dos.

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(Bulletin à découper ou photocopier et à renvoyer à : Association Paul-Langevin – 6, avenue Mathurin-Moreau - 75167 Paris Cedex 19)

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Des entretiens réalisés àcette occasion, il ressortune grande satisfaction quele PCF ait décidé à son 35econgrès d’éditer La Revuedu projet, d’abord dans unesimple édition en ligne, dou-blée d’une édition papierdepuis avril 2012.

« Une revue d’intérêtgénéral, donnant deséléments de réflexionqu’on ne trouve pasdans d’autres média. »

« Elle répond à unbesoin politique auservice du débatd’idées »

« Elle constitue un outilde référence pour lescommunistes et au-delàdans le mondeuniversitaire etintellectuel »

« Elle fait réfléchir, ellepermet de distinguer cequi relève du projet etdu programme etapporte des points devue diversifiés sur dessujets différents »

« En donnant la paroleà des universitaires,syndicalistes, militantsau-delà du parti, ellepermet d’enrichir saréflexion »

« Le partage du débatcritique est à enencourager »

« Il est importantqu’elle soit de plus enplus prise en comptepar les communistes eten particulier lesmembres desdirections »

« Elle devrait allerencore plus loin et aiderà trancher un certainnombre de questions »

Le n° 24 (février 2013) a consacré son dos-sier à ce sujet. très bonne initiative, mais ils'est arrêté en chemin. appeler « libéral »le capitalisme cynique et sauvage actuel,n'est-ce pas (à l'insu de son plein gré) lereconnaître d'une certaine façon commedéfenseur de la liberté ? nommer « sécu-ritaire » la politique de répression, n'est-cepas laisser croire que ces gouvernementssouhaitent vraiment la sécurité, alors qu'uncertain matelas incompressible d'incivili-tés, de délits et même de crimes, sert aucontraire leurs intérêts pour réprimer lesrécalcitrants ? Employer l'expression « État-providence" pour désigner la sécuritésociale, les transports gratuits ou bon mar-ché, les services publics, n'est-ce pas lais-

ser entendre que ces droits « providen-tiels » seraient dans le fond tombés du cielet immérités ? baptiser de « sages » lesriches politiciens et hommes d'affaires duconseil constitutionnel et de la cour descomptes, n'est-ce pas leur signer un cer-tificat d'indépendance et de supérioritéintellectuelle et morale ? appeler « plansocial » (sans guillemets) un plan de licen-ciement, n'est-ce pas excuser ses auteurset suggérer que ceux-ci se soucient fina-lement des pauvres gens ? sommes-nousbien sûrs, dans nos discours et publica-tions, de ne pas nous laisser piéger nous-mêmes par ces habitudes insidieusementbanalisées ?

ERNEST BRASSEAUX

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LES MOTS PIÉGÉS

Emmanuel Bellanger et Julian Mischi donnent des éléments historiques trèsintéressants. Mais après...? La tension entre gestion et idéal communisteaurait mérité un développement plus dialectique. La conclusion ne peut passeulement être que les maires PC ont contribué à contenir le désordre social.C'est vrai mais ce n'est pas que cela.Est-ce que, par exemple, ces réalisations sociales municipales ont donnéespoir au mouvement ouvrier sur la capacité à changer la donne à une autreéchelle et au moins nationale ? Si la réponse est oui ou peut-être, alors cen'est pas un petit élément...

VINCENT

JE RESTE SUR MA FAIM

Parler du financement des collectivi-tés territoriales suppose de revenirquelque peu sur le pourquoi de l’exis-tence de ces collectivités, donc de par-ler de l’organisation administrative territoriale de l’État. organisationadminis trative à laquelle n. sarkozys’est pris violemment avec la loi balladurdite de réorganisation administrativeterritoriale de l’État.

Cette loi avait deux objectifs prin-cipaux :• limiter l’exercice de la démocratielocale et donc l’expression démocra-tique des populations (fusion des com-munes, disparition des départements,suppression de la capacité de voterleur budget pour les régions).

• réduire la dépense publique des col-lectivités territoriales, c’est-à-dire s’enprendre au service public de proximitéqu’incarnent les collectivités territo-riales, particulièrement les communes,avec en ligne de mire les emplois defonctionnaires territoriaux et le trans-fert au privé d’un certain nombre demissions à potentiel lucratif (PPP, sPLont fleuri).

il convient premièrement de remar-quer que les questions d’organisation,qu’elles se rapportent aux territoiresou aux administrations et aux servicespublics ou encore aux entreprises nesont pas neutres. Pour la suite, allersur le site de la revue Économie etPolitique.

COMMENT FINANCER LES COLLECTIVITÉS LOCALES ?

EN DIRECT DEL’UNIVERSITÉD’ÉTÉ DU PCF

La Revue du Projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice Bessac - Rédacteuren chef : Guillaume Roubaud-Quashie - Secrétariat de rédaction : Noëlle Mansoux - Comitéde rédaction : Caroline Bardot, Hélène Bidard, Davy Castel, Igor Martinache, Nicolas Dutent,Amar Bellal, Marine Roussillon, Côme Simien, Renaud Boissac, Étienne Chosson, AlainVermeersch, Corinne Luxembourg, Léo Purguette, Michaël Orand, Pierre Crépel, FlorianGulli, Franck Delorieux, Francis Combes - Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère- Mise en page : Sébastien Thomassey - Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenueMathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) - Imprimerie Public Imprim (12, rue Pierre-TimbaudBP 553 69 637 Vénissieux Cedex) - Dépôt légal : Octobre-Novembre 2013 - N°30-31ISSN 2265-4585 - Numéro de commission paritaire : 1014 G 91533.

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ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LÉO PURGUETTE

LE GRAND ENTRETIEN

Le combat environnementalet celui pour la justicesociale se mènent dans unmême mouvement Secrétaire de la fédération communiste de Seine-Saint-denis, Hervé Bramyest le responsable national du pcF chargé de l'écologie. transition écologique,contribution énergie-climat, conférence environnementale, eau, il aborde lesgrands débats en cours et insiste sur la place donnée aux préoccupationsenvironnementales dans le projet communiste du XXie siècle.

hilippe Martin, le nouveauministre de l'écologie aannoncé pendant l'été lacréation d'une contributionénergie-climat. Qu'en pensez-vous ?

sur la forme, nous sommes assez éton-nés que cette annonce qui concernetous les Français ait été faite auxJournées d'été d'EELV (Europe écolo-gie les Verts). sur le fond, nous y sommesd'autant plus opposés qu'elle ressem-ble furieusement à la taxe carbone denicolas sarkozy que nous avions com-battue avec le Ps. Pour l'heure, nous n'enconnaissons pas le périmètre exact maiselle ne devrait pas manquer de peser surles consommateurs-captifs. ce qui estinjuste et risque une nouvelle fois de ren-forcer les inégalités. Je pense par exem-ple à ceux qui se chauffent au fioul. ilsvont devoir s'acquitter d'une nouvelletaxe sans pour autant être accompa-gnés vers une rénovation thermique deleur logement.

Cela vaut-il opposition au principe mêmede fiscalité écologique ?non, la fiscalité écologique peut être unmoyen d'agir sur les comportements.Pour cela, il ne faut pas ajouter de taxesaux taxes et elle ne doit pas être puni-tive. Elle doit, au contraire, être incita-

tive en prenant en compte les enjeux duréchauffement climatique pour réduireles émissions de gaz à effet de serre, parexemple. on nous présente la choseavec l’intention d'envoyer un signal-prixénergétique, comme si les consomma-teurs n'avaient pas conscience de sonprix ! sans consommer plus, leur facturene cesse pas d’augmenter. Je me félicited'ailleurs que la loi brottes ait été cen-surée sur l'idée d'une tarification incluantun bonus-malus, contraire au principeconstitutionnel d'égalité devant lescharges publiques. nous défendons unefiscalité incitative qui permette notam-ment les investissements individuels etcollectifs pour économiser l’énergie touten maintenant un bon niveau de confortde vie. cela suppose une remise à platglobale de la fiscalité affectée à l’envi-ronnement en intégrant aussi toutes lestaxes.Prenons un exemple, chaque consom-mateur d’électricité paye sur sa facturela contribution au service public de l'éner-gie (csPE). Elle augmente régulièrementmême si le prix de l’énergie de bouge pas.instituée, dans un premier temps pourlutter contre la précarité énergétique,elle est aujourd’hui détournée pour finan-cer les obligations de service public enfaveur du renouvelable. En effet, EdF estcontrainte d’acheter l’électricité pro-

duite par le photovoltaïque à un prix trèsélevé pour soutenir le développementde la filière. Est-ce normal ? nous ne lepensons pas. cet aspect et bien d’au-tres doivent donc être pris en compteafin de bâtir une autre fiscalité, plus juste.

Vous affirmez que la transition écologiqueest incompatible avec l'austérité, mais nese rejoignent-elles pas dans la notion desobriété ?absolument pas. Entendons-nous surle terme. Pour nous, la sobriété c’estmoins de consommation pour desusages identiques. si l'on veut engagerla transition nécessaire sans fermer laporte au progrès, en assurant un déve-loppement humain durable et en pré-servant les écosystèmes, la biosphère,il faudra mobiliser des milliards et desmilliards d'euros. c'est nécessaire pourla recherche, pour le développement defilières industrielles et professionnellesnouvelles notamment dans les trans-ports et l'habitat. un plan ambitieux derénovation thermique des logementsest par exemple indispensable mais ilsuppose d'importants moyens finan-ciers pour être réalisé. c’est pourquoinous soutenons également la démarchede planification écologique. La planifi-cation écologique est une méthode detravail démocratique à l’échelle du pays

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qui doit permettre de faire des choix, despriorités et de définir les moyens pouratteindre les objectifs fixés pour lasociété. c’est dans cette perspectiveque nous militons pour une appropria-tion publique et sociale des biens com-muns de l’humanité : eau, énergie, air,terre…

Le maintien du budget de l'Agence de l'en-vironnement et de la maîtrise de l'énergie(ADEME) en 2014 vous semble-t-il doncinsuffisant ?cette agence joue un rôle important maisne nous y trompons pas, l'annonce surson budget vise à masquer le recul glo-bal de 7 % du budget du ministère quiavait donné lieu aux protestations dedelphine batho et finalement à son limo-geage. il est nécessaire de se situer à uneautre échelle d'engagement public pourcréer une dynamique forte et des pas-sages à l'acte. se donner des objectifsne suffit pas. quand j'apprends que lepouvoir d'achat des plus fortunés agrimpé de 25 % en un an, qu'on ne medise pas que l'argent manque. Pour lescommunistes, le combat contre les iné-galités environnementales et celui pourla justice sociale se mènent dans unmême mouvement. Le gouvernementest englué dans des critères d'austéritéqui l'empêche d'agir. La rigueur budgé-taire est au rendez-vous, pas la volontépolitique.

Le PCF s'oppose à la fermeture de la cen-trale nucléaire de Fessenheim annoncéeavant la fin du mandat de FrançoisHollande. Pourquoi ?nous avons regretté qu'avant même l'ou-verture du débat public sur la transitionénergétique, le président de laRépublique annonce la fermeture deFessenheim. nous considérons qu'il s'agitd'une décision politique aucunementjustifiée d'un point de vue technique.

L'institut de radioprotection et de sûreténucléaire (iRsn) ne l'a pas recommandéà la suite de l'évaluation complémen-taire des installations françaises aprèsFukushima. il s'agit d'un gage donné auxantinucléaires qui n'a aucun sens. Le Pssemble très embarrassé par la questionet avance la formule ambiguë des « 50% de part du nucléaire en 2025 » sansdire si, pour y arriver, on va réduire la pro-duction nucléaire ou augmenter celledes autres énergies. dans le cadre de lalutte pour la réduction des émissions degaz à effet de serre, nous estimons quele nucléaire est incontournable au seind'un mixte énergétique pour répondreaux besoins des populations. La déci-sion de suspendre le projet d'EPR à Penlyest en contradiction avec cette ambi-tion.

De quelle manière avez-vous pris part auxdébats soulevés par la conférence envi-ronnementale des 20 et 21 septembre ?son thème majeur, l'eau, est un sujet surlequel nous avons beaucoup travaillé.nous venons d’ éditer une plaquette :L'eau, un besoin, un droit, un combat quiest la contribution du PcF au débatcitoyen. nous y réaffirmons deux convic-tions : le mode de financement de l’eauen France qui repose sur le principe« l'eau paye l'eau », – c’est-à-dire essen-tiellement par le seul usager domes-tique –, est dépassé et deuxièmement,nous nous prononçons pour une ges-tion publique de l'eau du local au natio-nal. L’eau est une compétence commu-nale et elle doit le rester. toutefois,aujourd’hui, pour satisfaire à toutes lesobligations normatives européennes età la juste ambition du bon état écolo-gique de la ressource, il n’est pas normalque cela soit supporté par les seules fac-tures des usagers domestiques. Lanécessité d’un financement adapté auxréalités actuelles s’impose pour payer,

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au-delà de la consommation individuelle,la qualité du milieu aquatique ou la ges-tion des eaux pluviales qui sont, de notrepoint de vue, du ressort de la nation.dans ces domaines la solidarité natio-nale et européenne doit donc s’expri-mer. c’est pour cela, entre autres, qu’ilfaut créer un service public national del'eau « décentralisé » pour accompa-gner les collectivités locales et lescitoyens dans la conquête publique dela gestion de l’eau.il a également été question, lors de laconférence environnementale, de« l'économie circulaire ». nous y sommestrès favorables. L'idée que l'on peut trans-former un déchet en un produit impliqueun changement de cap très importanten matière de développement écono-mique et industriel. c'est un chantierénorme qui, pour être mené à bien, doit

être impulsé sur le plan local en consti-tuant des ensembles d'entreprises danslesquels les déchets des unes seraientincorporés à la production des autres.c’est une contribution exemplaire auxenjeux de la relocalisation des activitéséconomiques et industrielles.

La mobilisation internationale contre lechangement climatique peine à obtenirdes résultats. Comment changer ladonne ?La prochaine conférence sur le climataura lieu à Varsovie en novembre. LaFrance a, quant à elle, postulé pour l'or-ganisation de la conférence des chefsd’État en 2015, au bourget. cela confèreune responsabilité particulière au peu-ple français pour que cette conférencesoit enfin celle des décisions concrèteset efficaces. L’objectif, c’est de débou-

cher sur un accord international juridi-quement contraignant de réduction mas-sive des émissions de gaz à effet de serre.Les communistes vont prendre touteleur place dans ce combat afin d’ampli-fier la mobilisation mondiale sur le sujetet sur notre continent, avec le Parti dela gauche européenne notamment. nousvoulons faire en sorte que les partis etles citoyens aussi se mêlent des débatspour contraindre les États à passer auxactes.

Quelle place les communistes accordent-ils aujourd'hui dans leur projet aux préoc-cupations écologiques qu'ils ont long-temps été accusés de négliger ?c'est une perception personnelle, jepense que nous avons bien sûr été desproductivistes – dans le sens de la pro-motion d’un système productif indus-

BRÈVES DE SECTEUR

Changer le travail, une urgence Le travail n’est pas l’emploi. Il ne suffit pas d’avoir unemploi stable et bien rémunéré pour être heureux. Parlerde son travail c'est parler de l'activité à laquelle on consa-cre la plus grande partie de sa vie éveillée, c'est aussiparler de ce qu'on est, comme de la place qui vous estreconnue dans la société dont on fait partie. Le travailc'est à la fois l’activité de création de richesses qui contri-bue à l’émancipation humaine à l’échelle de la planètetout entière et celle par laquelle le travailleur cherche às’émanciper en acquérant savoirs, compétences et rela-tions sociales enrichissantes

L’émancipation par le travail devrait connaître un accrois-sement sans précédent depuis une quarantaine d’an-nées avec 1- la révolution informationnelle qui ouvre lavoie à un mode de développement fondé sur la mise encommun et la coopération, 2- les progrès considérablesdes connaissances qui ouvrent la voie à un changementtotal dans l'organisation du travail, la conception du tra-vail et sa place dans notre vie, et 3- une économie tiréepar les services dont le processus d’innovation reposesur les remontées d’expérience du travail.

Pourtant le travail est en crise. Les suicides au travail,l’explosion des maladies professionnelles comme de ladépense de tranquillisants en sont une des manifesta-tions. Il ne s'agit ni d'une crise de la productivité du tra-vailqui serait insuffisante, ni d'une crise du coût du tra-vail qui serait trop élevé, ni d'une crise de l’incitationau travail, qui serait trop faible en raison des prestationschômage versées.

La crise du travail est le résultat du conflit entre des aspi-rations à faire de son travail dans l'entreprise un lieu decréativité, d'épanouissement personnel et d'une viesociale enrichissante et les pratiques de managementactuelles, les priorités que se donnent des directionsd'entreprises avides de performances et de résultatsfinanciers qui en font avant tout un instrument d'ex-ploitation et d'aliénation, un instrument de déstructu-ration de la personnalité.

Changer le travail est donc urgent. Il faut pour cela s'at-taquer notamment à l'idéologie du coût du travailconsidéré comme une variable d'ajustement, maisaussi aux pratiques managériales comme le manage-ment par l'urgence, l'individualisation de la gestiondes salariés ou l'entretien d'évaluation, ou encore austatut de l'entreprise et à la conquête de nouveauxdroits pour les salariés. C'est le programme de travailque s'est fixé le secteur Travail/Emploi et auquel ilespère que de nombreux militants, syndicalistes, cher-cheurs(…) s'associeront.

VÉRONIQUE SANDOVALTRAVAIL

Euthanasie, fin de vie, un débatouvert. Respect et dignité ! Le PCF est intéressé par cette problématique complexeparce qu’éminemment humaine. Il n’est pas possiblede répondre de manière simpliste ou trop succincte-ment sur ce sujet. La question reste ouverte. La problé-matique doit chaque fois être étudiée au cas par cas. Lesentiment de perdre sa dignité qui dépend de chaqueindividu est particulièrement important. La pertinenced’une nouvelle loi sur cette question est posée. L’arsenaljuridique existant est-il totalement utilisé et n'est-il pasréellement suffisant ? Pour l'instant, les calendriers par-lementaires ne prévoient pas de passage de projet deloi en la matière.

Autant il est évident que la question se pose de permet-tre à la personne de choisir de mettre fin à ses jours dansla dignité, lorsqu'elle le désire, autant il n'est pas accep-table de condamner pénalement une personne qui auraitassisté une personne dans cette décision pour abrégerses souffrances, autant il ne paraît pas acceptable dedépénaliser globalement l'euthanasie. Ceci ouvrirait laporte à toutes les dérives eugénistes aux relents drama-tiques.

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triel — mais dans la même période lesélus communistes, dans leurs actes degestion, ont toujours réalisé d'impor-tantes innovations dans le domaine del'environnement. Je pense par exempleau parc départemental georges-Valbonà La courneuve, créé il y a 40 ans enmilieu urbain dans un département dirigépar les communistes. classé natura2000, il permet le développement d’unebiodiversité de grande richesse, étudiéepar les chercheurs du Muséum nationald'histoire naturelle. de plus, cela a dyna-misé la réalisation d’espaces verts danstoutes les communes si bien qu’au-jourd'hui en seine-saint-denis le nom-bre de m2/habitant est supérieur auxnormes européennes. Pour autant, je crois que nous avons troplongtemps délégué à des associationsproches le combat environnemental, ce

qui a été préjudiciable à l'investissementdes militants communistes sur cet enjeudéterminant. si on lit attentivement letexte de notre 36e congrès, on peutconstater que la préoccupation écolo-gique est devenue une dimension struc-turante à part entière du projet commu-niste. Pierre Laurent, dans leprolongement de ce qu'avait engagéMarie-george buffet, a décidé de fairede l'écologie aussi un champ de lutteprioritaire des militants communistes.dans le discours qu'il a tenu à Lille pen-dant la préparation de notre derniercongrès, il fait la démonstration des nou-veaux rapports que nous souhaitons voirs'établir entre industrie et environne-ment. Les désaccords existants au seindu Front de gauche en matière d'écolo-gie n'ont à mon sens pas inhibé les com-munistes. ils ont stimulé leur réflexion,

l'organisation d'une centaine de débatsen témoigne. notre engagement pourl'environnement se confond avec notrelutte pour la transformation sociale.

Qu'est-ce à dire ?il n'y a pas de crise écologique. il y a unecrise du capitalisme qui produit ses effetssur l'environnement. La recherche per-manente de profits entre en contradic-tion avec les temps longs des écosys-tèmes. toutes les tentatives de repeindreen vert les processus d'exploitation desressources naturelles et des hommessont vouées à l'échec. c'est en dépas-sant les contradictions du système capi-taliste que l'humanité pourra se frayerun chemin vers un avenir non-destruc-teur pour la planète et donc pour elle-même. n

Il y a besoin d'une réflexion autour des garanties à obte-nir pour respecter les choix des individus et l'accompa-gnement des professionnels… sans aucune sanction…Les pratiques d'humanité existent dans de nombreuxlieux de soins même si elles sont particulièrement dépen-dantes des personnes qui interviennent. Elles doiventêtre encouragées et renforcées.

Nous avons régulièrement l'occasion de constater queles soins palliatifs n'ont pas les moyens humains et maté-riels de fonctionner et les places identifiées sont en nom-bre insuffisant et surtout pas valorisées à la hauteur desbesoins. Les grandes limites des moyens actuels attei-gnent la réalité de l'accès aux soins palliatifs et son béné-fice pour le plus grand nombre. Les raccourcis ne sontpas de mise en la matière. Au contraire, le débat doitêtre largement ouvert, les arguments doivent pouvoirs’échanger sur le fond. Nous avons acté le principe deconstruire un colloque avec les diverses positions et pasuniquement avec des associations.

Pour ma part et c'est largement partagé dans la com-mission, je suis pour un positionnement équilibré, lais-sant ouvertes les solutions et refusant les anathèmesqui ferment le débat. La dimension humaine est à pri-vilégier en veillant aux conditions de sa mise en œuvreconcrète. La dignité des usagers, des ayants droit à lasanté comme des professionnels, est indispensable.Elle doit être reconquise et passe par une logique quiréponde aux besoins humains et surtout pas à unelogique financière.

JEAN-LUC GIBELINSANTÉ, PROTECTION SOCIALE

Mariage pour tous : l'extrême-droite revancharde invoque la« liberté de conscience » En août dernier, le maire de Bollène (extrême droite),au nom de ses convictions religieuses, refusait de célé-brer un mariage de deux personnes de même sexe etrefusait de déléguer car c’est autoriser la réalisation d’unacte qui va contre sa conscience.

Son époux, Jacques Bompard, le député-maire d’Orangevient de faire adopter au conseil municipal du 16 sep-tembre 2013 une délibération autorisant le maire et sesadjoints refusant de célébrer un mariage à faire acted’objection de conscience et de solliciter l’interventiondu préfet.

Cette prise de position est grotesque et surréaliste maiselle dénote la volonté du député-maire de poursuivrepolitiquement et médiatiquement le combat contre lemariage pour tous.

Après avoir été épinglé par l’organisation catholiqueintégriste Civitas qui s’est déclarée déçue qu’un mariagehomosexuel se soit déroulé à Orange en juin dernier,regrettant que Jacques Bompard n’ait pas tenu long-temps sous la menace des amendes, le député mairedéclare vouloir devenir le porte-parole de tous les maireset élus qui refusent au nom de leur « liberté deconscience » la célébration de ces mariages mettant enavant la protection de l’enfance.

L’extrême droite s’engouffre dans la brèche ouverte parFrançois Hollande au congrès des maires de France le20 novembre 2012.

Pourtant, la clause de conscience n’existe pour aucunagent public qui est tenu à la neutralité du service public.La loi ne peut reconnaître à un officier d’état civil le droitde ne pas exercer une compétence qui lui est dévoluepar la loi. Un maire, officiant pour l'État, est donc astreintà l'application de la loi et à la neutralité.

Avant d’accéder à des fonctions électives, JacquesBompard considérait l’écologie comme le respect desinégalités naturelles. Avec de telles visions, il n’est paschoquant de le voir mener un combat d’arrière-gardecontre une loi qui a permis d'établir l’égalité entre lescouples hétérosexuels et homosexuels, une loi surlaquelle personne ne reviendra !

FABIENNE HALOUIDROITS ET LIBERTÉS

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es célébrations des 150 ans dusPd à Leipzig, en mai dernier,notamment marquées par lediscours schröderien deFrançois hollande, ont donnélieu à une série d’articles et

d’analyses qui voulaient nous faire croireque l’heure du renouveau de la social-démocratie avait sonné. Le journal LeMonde a joué sa partition dans cettemini-campagne, y consacrant de pleinespages avec, par exemple, l’article intitulé« Le bel avenir du parti social-démocrateallemand » d’Ernst hillebrand, directeurdu département d’analyse politique inter-nationale de la fondation Friedrich-Ebert(berlin), le think tank du sPd ; ou encorecelui de John Elster sur le modèle scan-dinave, « des sociétés nordiques capa-bles d’innovation » (23 mai).

LA CRÉATION DE « L’ALLIANCEPROGRESSISTE »après une longue déprime électorale,qui a vu le courant réformiste perdre ladirection de la plupart des pays euro-péens (une tendance que ne contreditpas vraiment tel ou tel regain électoral,plutôt conjoncturel), celui-ci tente dereprendre la main, tant au plan politiquequ’idéologique. on en a eu une illustra-tion avec la création, toujours à Leipzig,de la « conférence fondatrice de l’alliance

Social-démocratieRelance en trompe l'œilLa social-démocratie se cherche un nouveau souffle. Ses zélotes aiment par-ler de renouveau mais, pour l'heure, cette famille politique reste engoncéedans le social-libéralisme. prisonnière des poncifs européistes, elle demeureidéologiquement et électoralement « encalminée ».

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progressiste ». il s’agissait, sans le direexplicitement, de tordre le coup àl’internationale socialiste et de fonderen catimini une internationale bis. En soi,cette dissolution honteuse est déjà unbel aveu d’échec. L’internationale socia-liste, qui est toujours en fonction, soit diten passant, était devenue un conglomé-rat de pouvoirs installés, sans préten-

tion progressiste. bien loin du projet dupère fondateur Friedrich Engels (1889),elle était fréquentée par des potentatscomme ben ali en tunisie ou hosniMoubarak en Égypte. Printemps arabesaidant, il fallait faire le ménage. Le sPd,qui a toujours tenu les cordons de labourse de l’is, s’en est chargé, mettantsur pied une machinerie plus présenta-ble. d’où, donc, l’alliance progressiste.si renouveau il y a, il est pour l’heure pure-ment bureaucratique.Les problèmes de fond posés à la social-démocratie depuis plusieurs décenniesdemeurent entiers. alors que, « objec-tivement », la crise devrait contrarier lesconservatismes et jouer pour la gauche(salarisation, féminisation, urbanisation,libération des mœurs, demandes derégulation du marché, ouverture aumonde), c’est l’inverse qui s’est le plussouvent passé.Les critiques le plus souvent adresséesà la gauche sociale-démocrate sont de

plusieurs ordres. Elle ne dispose pasd’analyse de la crise. curieusement, leprincipal reproche public fait par le sPdpour flinguer l’internationale était l’ab-sence, chez cette dernière, d’analyse dela crise financière ; mais cette non-ana-lyse est tout aussi flagrante dans le cou-rant social-démocrate «  relooké  ».bousculé depuis près de trente ans par

la crise, il n’a pas vraiment actualisé sadoctrine. Partant, il n’a pas de projet alter-natif à la droite. La troisième voie de tonyblair était un libéralisme éhonté ; lesréformes du marché du travail deschröder, le fameux agenda 2010, furentde la même veine (« ces réformes ontprovoqué l’affaiblissement de l’image demarque du parti comme protecteur dupetit peuple  » doit convenir Ernsthillebrand, dans l’article cité). ajoutons,même si cela est « anecdotique », quel’image de ces deux derniers leaders,rapaces, âpres aux gains, personnelle-ment liés à la haute finance, ne participeguère du renouveau autoproclamé.tobias dür, membre du think tank, dasprogressive Zentrum, écrit, dans La Revuesocialiste (dernier trimestre 2012) : « LesPd a perdu toute volonté de défier lachancelière en se montrant sûr de sonfait. il ne croit plus en sa propre force etn’a pas le courage de formuler et dedéfendre un discours qui lui serait pro-

« il s’agissait, sans le dire explicitement, detordre le coup à l’internationale socialiste et

de fonder en catimini une internationale bis. »

PAR GÉRARD STREIFF

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pre, en marge du courant dominant desélites européennes. » aucune volontéde remise en cause des marchés, donc.autre problème sur lequel bute la social-démocratie : la crise démocratique. dansson discours, elle reconnaît volontiersque les formes institutionnelles du passéne sont plus adaptées mais sans en tirerde conclusions. « Plus de participationcitoyenne, plus de démocratie directe,plus d’informations, de transparence etde responsabilité administrative serontnécessaires pour rétablir la confiancedes citoyens dans le système démocra-tique. » (hillebrand)

LE TOUT-À-L’EUROPEMais la question majeure qui « plombe »ce courant est l’Europe. La gauche réfor-miste s’est toujours montrée une parti-sane inconditionnelle de l’intégrationeuropéenne dans sa version libérale. orce message, c’est un euphémisme del’écrire, passe mal. « Jamais l’adhésionà l’œuvre d’unification européenne n’aété si faible » regrette le président (sPd)du parlement européen. ces derniersmois s’esquisse, dans cette gauche, unetimide critique de la communauté euro-péenne. comme l’écrit le correspondantà bruxelles du journal Le Monde, « le pro-jet dévolu à l’alliance progressiste est[…] de remettre en question l’adhésionsouvent sans réserve au fonctionnementd’une Europe qui n’est plus perçuecomme un moteur de la démocratie maiscomme une menace pour celle-ci. » Pourl’historien social-démocrate hollandaisRené cuperus, « aucun politologue ne

peut m’expliquer qu’une démocratieregroupant 500 millions d’habitants surun territoire aussi divers soit imagina-ble ». il ajoute : « l’Europe affirme qu’elleest un bouclier contre la mondialisationmais en définitive elle en est une cour-roie de transmission. (…) Elle est deve-nue une idéologie de substitution. Le

tout-à-l’Europe serait une bonne chosemais en pratique, les sociaux-démo-crates soutiennent ainsi un projet néo-libéral qui heurte la démocratie et nerencontre pas d’écho à la base. une situa-tion totalement schizophrène. […] sansremise en question d’un projet européenqui n’a plus de majorité, la social-démo-cratie va se fourvoyer. aussi longtempsqu’elle a apporté le bien-être et le pro-grès, l’Europe était tolérée. Lorsqu’elleest devenue source de conflits et de chô-mage, le soutien est devenu très mince ».cuperus appelle sa famille politique « àretrouver le contact avec la population »et critique « la fable éternelle » qui consis-terait, pour survivre dans la mondialisa-tion, à transférer « tous les pouvoirs àbruxelles ». Ernst hillebrand ne dit pas

autre chose quand il dénonce « l’euro-philie des élites des partis [qui] ne trou-vent guère d’écho dans les couchespopulaires ».des personnalités, des forces diversesmilitent pour une rénovation social-démocrate, une modernisation de ladoctrine et des programmes ; c’est lecas de l’initiative (hollando-britannique)Amsterdam proces  pour « réinventer lemessage de la social-démocratie » ; oude Jean-Michel de Waele, doyen de lafaculté des sciences politiques de l’uni-versité libre de bruxelles, qui préparepour cette rentrée un Manuel pour lasocial-démocratie en Europe (voir enca-dré ci-dessous) ; mais ces gestes demeu-rent pour l’instant dispersés et leur por-tée est problématique. n

« Sans remise enquestion d’un projet

européen qui n’aplus de majorité, lasocial-démocratieva se fourvoyer. »

quand un SociaL-démocrate parLe deSSociauX-démocrateS« La social-démocratie n'a pas su capitaliser sur sa critique dunéolibéralisme. En réalité les crises ne sont pas bonnes pour elle.Elle est apte à partager les fruits de la croissance, pas les effetsde la crise. Et elle est, sauf rares exceptions, incapabled'élaborer une alternative pour les vrais perdants de lamondialisation. Elle doit, par ailleurs, bien admettre que le cadreeuropéen qu'elle défend n'est pas protecteur. [...] La social-démocratie peine à prendre en compte les transformations dumonde moderne. Elle n'arrive pas à renouveler sa pensée sur lamondialisation, ni sur les grands thèmes contemporains : levieillissement, les migrations, la sécurité, la solitude, la politiquede la ville… [...] Où est l'indispensable utopie de la gauche ? Etqu'est-ce donc cette « société du bonheur » qui nous étaitpromise : l'iPad pas cher et 30 heures de travailhebdomadaires ? [...] La social-démocratie donne l'impressionde ne plus avoir ni références, ni idées, ni débats. La droite a sansdoute gagné ce qu'Antonio Gramsci appelait la batailleculturelle, mais elle ne va pas vraiment mieux que la gauche.C'est donc désormais une crise du système démocratique quimenace. »

JEAN-MICHEL DEWAELE.

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ans l'antipatriotisme propre-ment dit, plusieurs élémentspeuvent se discerner. il a sou-vent comporté une solida-rité profonde avec le prolé-tariat et les opprimés de tous

les pays. dans certaines circonstances,ce sentiment s'est violemment opposéau sentiment national. Mais une oppo-sition aussi nette et absolue porte lamarque d'une conscience encore hési-tante, qui sépare les faits et les idées, etn'en voit pas les rapports. il n'est pasprouvé que le sentiment national soitnécessairement autarcique et impéria-liste. ses origines sont révolutionnaires.d'une part, il n'est pas davantage démon-tré que l'internationalisme soit exclusifdu sentiment national. certes Marx etEngels ont déclaré que les prolétairesn'ont pas de patrie ; ils ne doivent pas seconsidérer comme liés par un sentimentde fidélité à un ensemble de choses etd'institutions qui n'ont de réalité et desens que dans certains rapports de pro-priété. Mais Marx et Engels n'ont jamaisdit que le prolétariat était sans nationa-lité, et ne se trouvait pas devant des pro-blèmes nationaux. L'opposition abso-lue entre le sentiment national etl'internationalisme n'est pas marxiste ;car aucune affirmation absolue n'est dia-lectique. Elle exprime une maladresse

Le nationalismecontre les nationsque pouvait-on répondre philosophiquement aux nationalismes triom-phants des années 1930 ? Fallait-il leur opposer un refus pur et simple de lanation ? Henri Lefebvre en 1936 s'engageait dans la voie contraire. Le nationa-lisme prétendait défendre la nation ? Henri Lefebvre montre qu'en réalité ilmenaçait son unité. en désignant un « ennemi intérieur », il créait les condi-tions d'une guerre civile larvée. Face à ce danger, le mouvement communistedevait se réapproprier le meilleur de la tradition nationale.

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eLLe communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.

Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvementrésultent des prémisses actuellement existantes. » Karl marx, Friedrich engels - L'idéologie allemande.

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idéologique. L'antipatrio tisme de prin-cipe ressemble aux premières réactionsdes ouvriers devant les machines ; ilsvoulaient les détruire. ils ont peu à peucompris que ce n'était pas la solution. ilne faut pas plus détruire la techniqueadministrative, la machine étatique natio-nale que les machines des entrepriseset le système comptable des banques.il faut les remanier et les utiliser suivantles exigences qui sont celles du proléta-riat et en même temps celle de la civili-sation industrielle moderne.

DEUX NATIONS DANS LA NATIONLe prolétariat a eu parfaitement raisonde se défier d'un sentiment que ses maî-tres surent capter et diriger. il faut undegré plus élevé de conscience pourcomprendre la plasticité du sentimentnational, sa spiritualité, son lien com-plexe avec la politique – pour compren-dre que son caractère réactionnaire luiest venu de certaines circonstances pré-cises et modifiables. Le sentiment natio-nal a été capté et utilisé politiquementcontre la nation authentiquement réelle,contre le peuple. Mais le prolétariat peutà son tour s'en emparer ou récupérerl'œuvre spirituelle de la communautépopulaire. délivré du fétichisme et desrites formels, le sentiment national n'est-il pas l'amour d'un sol imprégné de pré-sence humaine, l'amour d'une unité spi-rituelle lentement élaborée par lestravaux et les loisirs, les coutumes et lavie quotidienne d'un peuple entier ? dèsque l'on comprend cela, on comprendaussi que la culture nationale, en se sépa-rant de ce contenu et de ce fondementvivant, devient formelle, abstraite, et sedisperse, s'exténue, s'enfonce dans la

vulgarité bourgeoise. alors la commu-nauté dans la nationalité prend toute sasignification. L'antipatriotisme peut pas-ser pour un sentiment national refouléet frustré. Les richesses matérielles etspirituelles de la communauté échap-paient à ceux qui contribuaient si pro-fondément à leur création. Elles leuréchappent encore dans la plupart despays du monde. une classe de maîtres,une petite minorité les a confisquées.La communauté nationale n'est pasaccomplie. il y a deux nations dans lanation [...].

beaucoup de gens se sont représenté larévolution prolétarienne comme un com-mencement absolu. « du passé faisonstable rase ». cette théorie de la table rases'est révélée inapplicable politiquement.d'autre part, elle procédait d'une réac-tion sentimentale et d'une vue encoresommaire de l'histoire et de la culture.Frontières et problèmes nationaux sem-blaient appartenir à ce passé qu'il fallaitabolir. on n'en tenait compte chez lessocialistes d'avant-guerre, que par oppor-

« Le sentimentnational a été capté

et utilisépolitiquement

contre la nationauthentiquement

réelle, contre lepeuple. »

PAR HENRI LEFEBVRE, (1901-1991),philosophe. Il a notamment enseignéaux universités de Strasbourg et deNanterre.

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tunisme, confusément, avec une sortede mauvaise conscience. on plaidait pourle sentiment national. Mais un vieux rêvesubsistait : au signal donné par un peuplede bonne volonté, les poteaux frontièrestomberaient ; et ce serait l'avènement dela fraternité universelle : la révolution una-nime. cet espoir fait partie d'un groupede représentations dépassées, maistenaces : la révolution et le communismesont réalisables immédiatement ; il suffitde les vouloir ; c'est-à-dire qu'il suffiraitque les « hommes », tous les hommes,les veuillent au même moment. choseinfiniment simple, si l'on admet le postu-lat sentimental et individualiste de l'anar-chisme. il est pénible et émouvant par-fois de voir ces gens sincères, mais si naïfs,ne pas arriver à comprendre pourquoi les« hommes » ne se décident pas à vouloir.car ils n'ont qu'à s'entendre pour créerune société où régneraient tout de suitel'égalité et la fraternité, la liberté absolue,sans État ni contrainte : le communisme…cette théorie réduit toute l'histoire à l'op-position violente entre les riches et lespauvres, entre les oppresseurs et les oppri-més. Elle rêve donc la cessation instan-tanée de cette injustice et de cette absur-dité. tout ce qui fut produit dans ce passé,tout ce qui fut créé par la puissance et larichesse, porte la marque infâme de l'oi-siveté et de la cruauté ; n'est que facticeet inutile. La richesse en elle-même estun mal, comme le machinisme, la civilisa-tion industrielle, la culture. La révolutiondoit être morale autant que sociale. Elleétablira en même temps que la fraternité,la simplicité […]. cette position a fournides arguments au nationalisme, qui pré-tend exalter et sauver tout ce que cepseudo-communisme voulait détruire :culture, opulence, génie national. Elle estresponsable de l'image encore vivace etsi souvent utilisée, d'un monde socialistetristement ascétique : caserne, nivelle-ment par en bas, médiocrité sans espoir,atomisme mal compensé par l'agglomé-ration mécanique des individus en unecollectivité « internationale » [...]. il existe

donc en France certains symptômesd'une très grave division. La lutte de classesmenée par le grand capitalisme prend laforme d'une scission intérieure, d'un déchi-rement de la nation qui en menace l'in-dépendance et l'existence. Le mot deLénine, que dans toute nation non socia-liste il y a deux nations, prend tout sonsens. La tactique réactionnaire depuislongtemps s'efforçait d’exclure le prolé-tariat et l'ensemble du peuple – le paysdémocratique légal – du pays « réel » ; elleapproche de son aboutissement logique,et en même temps, entre dans uneimpasse. La situation est paradoxale. d'uncôté, ceux qui sont objectivement unemenace pour l'unité et l'autonomie de lanation française s'appellent encore des« nationaux » et des « patriotes » ; ils béné-ficient de la résonance affective de cesmots ; ou plutôt, ils bénéficient du lien fac-tice et idéologique établi par barrès, par

Maurras, par les publicistes et les politi-ciens qui s'en sont inspirés, entre le patrio-tisme et la réaction. de l'autre côté, cepen-dant, se trouvent les continuateurs deceux qui ont fait la nation, crée le patrio-tisme, et qui sont le véritable « pays réel ».situation inquiétante dans laquelle lesmots jouent un grand rôle. c'est pourquoiil faut à tout prix et au plus vite élucider lesens des mots « nation » et « patriotisme ».il faut leur rendre leur contenu et leur signi-fication concrète. il existe en France, bienque dispersés par les accidents de l'his-toire, les éléments d'une véritable com-munauté nationale. contre le nationa-lisme. il faut définir et réaliser cettecommunauté en lui intégrant tous ceuxqui ne sont pas immédiatement liés aucapital financier et aux trusts [...].

IDÉALISME DE LA PROPAGANDESOCIALISTE ET MARXISTEil semble que la propagande socialisteet marxiste ait été unilatérale et mêmeen un sens idéaliste. Elle partait souventde ce postulat implicite que laconscience de classe est spontanée etaccomplie, alors qu'il faut la reconqué-rir chaque jour (comme touteconscience développée) par une lutteincessante à la fois contre l'individua-lisme et contre le nationalisme. Enfin, etsurtout peut-être, la propagandemarxiste a parfois contenu une tropgrande proportion de valeurs théoriqueset technologiques en les détachant à lafois des questions revendicatives et desvaleurs biologiques. La propagande fas-

ciste a su partir de thèmes quotidiens,liés à la vie immédiate : sol, famille, tra-dition, nationalité, etc. ces thèmesn'étaient point spécifiquement fascistes; ils se sont trouvés disponibles. Le fas-cisme a su s'en emparer [...]. Les rap-ports de l'homme avec la nature, le sol,la famille et la nationalité ne sont pasd'essence bourgeoise ; or les marxistesne se sont trop souvent préoccupés –pour la condamner – que de la formebourgeoise de ces rapports, et ont aban-donné à la propagande fasciste lesthèmes qui s'y rattachent […]. Lesmarxistes ont donc parfois travaillé dansl'abstraction technologique. ils ont aussilonguement négligé les instincts et lesvaleurs humaines de communauté ; ouplutôt, ils les ont trop souvent considé-rés sous l'aspect unilatéral de la solida-rité de classe. or le besoin de commu-nauté est plus vaste, plus équivoque

aussi. il comporte des survivances bio-logiques, mystiques, patriarcales ; il com-porte aussi des aspirations confuses.Les marxistes commencent seulementaujourd'hui à prendre la direction de cesforces affectives.[…] La communautéhumai ne est un besoin, une aspirationprofonde des hommes. En ce moment,elle prend et ne peut prendre que laforme nationale. Le grand capitalismetente de s'emparer de cette force affec-tive et de lui imposer la forme du natio-nalisme. ne faut-il pas retourner le sen-timent de la communauté nationalecomme le nationalisme s'est tournécontre la nation ? […]. La société bour-geoise a mené la communauté humainejusqu'au bord de la dissolution morale.Le fascisme accentue cette dissolutionprécisément lorsqu'il prétend réaliserune communauté mystique. aujourd'hui,la communauté humaine est à reformeret à accomplir. il faut même reconsti-tuer les liens personnels, mais dans lesens de la sujétion féodale ! dans unesociété socialiste le fondement instinc-tif de la vie n'est pas écrasé par l'organi-sation technique. il est intensifié en étantplus fortement intégré à la viesociale […]. » n

« La lutte de classes menée par le grandcapitalisme prend la forme d'une scission

intérieure, d'un déchirement de la nation quien menace l'indépendance et l'existence. »

*Extraits de Henri Lefebvre, Le nationalisme contre les nations(1936), Méridiens Klincksieck, 1988,publiés avec l’aimable autorisationde l’éditeur.

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idée que la « décroissance »,l'austérité et, au fond, uneforme de pauvreté ou derenoncement – entenduscomme le retour à une sortede pureté économique –

seraient la solution d'une crise détermi-née par l'injustice sociale et par le désas-tre écologique produits par le capita-lisme dans sa phase finale fait aujourd'huipartie du bagage intellectuel et politiquede beaucoup de gens se considérant degauche ou recherchant une solutiondémocratique aux problèmes du monde.une certaine notion d'ascèse, très catho-lique, héritée d’un Moyen Âge qui semanifeste de la façon la plus éclatantedans le choix du nom de François par lepape (référence directe au saint d’assisequi prônait au Xiiie siècle la pauvretévolontaire), se mêle à une représenta-tion de la révolution en matière d'éco-soutenabilité au point de produire unmodèle réformateur centré sur leconcept de privation. on suppose quese priver du superflu afin de moraliser lemarché est possible et nécessaire à lalutte contre les inégalités économiqueset sociales. La philosophie postmoderne

Les pauvres et lesPauvres : de l’ascèsemédiévale à l’austéritébudgétaireLa pauvreté et la décroissance sont à la mode au moment où les chefs d’étatet les économistes néolibéraux, jusqu’au pape, prônent la rigueur et le renon-cement. quels sont les soubassements historiques et idéologiques de cesconceptions qui transcendent aujourd’hui les clivages entre certains parti-sans et opposants au capitalisme ?

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souligne que la « très haute pauvreté »des moines et des franciscains (l’ordrefondé par François d’assise) a joué unrôle anti-institutionnel permettant derésister à la violence de l’État, du droitet du marché. Le scandale d'une richessevulgaire, exhibée sur les magazines etles écrans, d'une richesse s’appropriantla majeure partie des ressources de laplanète, détermine une réaction enra-cinée dans la tradition très ancienne dela pauvreté comme vertu : pour se sous-traire à la honte du banquet dont jouitune minorité de riches affamant descontinents entiers, on suggère de se faire

pauvres comme François d'assise. onvoudrait vaincre la pauvreté avec laPauvreté ! Le lieu commun très répandureprésentant les frères des ordres ditsmendiants comme des héros médié-vaux luttant contre la richesse desévêques, des papes et des marchandsse soude avec l’idée moderne d’une reli-

gion des pauvres volontaires utiles àl’amélioration des conditions de vie despauvres involontaires, les sans-abri d’hieret d’aujourd’hui. La papauté comme leséconomistes et les militants d'un « déve-loppement durable » du monde se rejoi-gnent ainsi dans un projet consistant àretrouver la simplicité qui aurait carac-térisé la société chrétienne des origines.une sorte d'évangélisation laïque sesubstitue de fait à un projet de lutte declasse jugé trop violent et utopique.

LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE,MANIFESTATION D’UNPOUVOIRL’analyse historique montre que cettetendance, qui prétend résoudre le dramedes disparités sociales autant que lesproblèmes économiques déterminéspar l’accumulation capitaliste au moyend’une réforme éthique fondée sur leschoix opérés par les individus, resteimprégnée d’un ensemble d’équivoquesmédiévaux. au-delà du romantismedécadent avec lequel on a considérédepuis le XiXe siècle la naissance desordres mendiants, et au-delà de l’imaged’Épinal iréniste faisant de Françoisd’assise un fou gentil parlant aux oiseauxet aux loups, les sources nous révèlentsurtout l’histoire d’un mouvementapprouvé par une papauté théocratique(celle d’innocent iii et grégoire iX) éta-blissant, comme critère de définition dela perfection chrétienne, la pauvretévolontaire, c'est-à-dire l’imitation duchrist en tant que dieu capable, dans sa

« on suggère dese faire pauvres

comme Françoisd'assise. on

voudrait vaincre lapauvreté avec la

pauvreté ! »

PAR GIACOMO TODESCHINI, historien.Il est professeur d’histoire médiévale àl’université de Trieste (Italie).

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« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir » jean jaurès

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puissance infinie, de s’abaisser jusqu’àla mortalité humaine. La pauvreté volon-taire apparaît donc, dès le Moyen Âge,comme la manifestation consciente etsublime d’un pouvoir, le pouvoir derenoncer à une richesse légitimementpossédée. Loin d’être un défi aux insti-tutions, ce choix de pauvreté affirme lavolonté des chrétiens parfaits de semodeler sur l’exemple du christ en imi-tant la manifestation la plus paradoxalemais en même temps la plus imposantedu pouvoir divin, le renoncement auxsignes extérieurs, visibles, matériels dece pouvoir. aussi bien sur le plan doctri-nal que politique, la pauvreté volontaireapparaît donc comme la révélation d’unecapacité rare et exclusive de se priver,réservée à une élite d’inspirés, illuminésdirectement par l’esprit divin.

de fait, ceux qui entrent dans les ordresmendiants appartiennent aux couchesmoyennes et supérieures de la société.des magistri, c’est-à-dire des maîtresdes universités, des avocats, des juges,des clercs, des évêques et des princesforment le groupe des pauvres volon-taires incarnant la perfection morale etéconomique chrétienne aux yeux dumonde et surtout aux yeux du petit peu-ple. tous ceux qui n’ont pas choisi leurpauvreté et qui doivent travailler pourgagner leur vie sont immédiatementexclus de la possibilité de devenir despauvres « volontaires », à cause préci-sément de leur misère innée qui estconsidérée par la société médiévalecomme une honte infamante. La pau-vreté volontaire n’est d’ailleurs jamaispensée ni vécue comme la misère despauvres involontaires. seuls les richespeuvent apparaître comme des pauvresvolontaires crédibles et méritoirespuisque leur choix consiste dans lerenoncement à des privilèges, la richesseet le pouvoir, en soi considérés commedes signes d’élection. Le riche qui se faitpauvre apparaît aux yeux de la sociétéchrétienne comme deux fois élu : en tantque puissant et en tant que puissantrenonçant à son pouvoir.

LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE,FORME DE PARTICIPATION AUPOUVOIR ET AU MARCHÉLe caractère d’élection faisant des pau-vres volontaires une élite charismatiquese manifeste dès la première moitié duXiiie siècle dans l’éclatant succès quiplace les frères mendiants en positiond’agir sur le plan politique, en servantcomme diplomates et conseillers desrois, en produisant des traités et des ser-mons très influents sur les sujets desociété les plus débattus de l’époque :la guerre contre les infidèles, la croisade(cf. le traité sur la Reconquête de la TerreSainte du franciscain italien Fidenzio da

Padova) et l’organisation des marchés(cf. le Traité des contrats du franciscainlanguedocien Pierre dejean olivi). Lechoix de pauvreté produit donc une élitepaupériste se présentant au mondecomme un groupe ayant valeur demodèle social, et par conséquent,comme un groupe auquel on peutdemander des solutions aux problèmessociaux les plus complexes, auquel onpeut confier des charges publiques, dufait de son désintéressement visible etreconnu pour la richesse et le pouvoir.un franciscain anglais, John Peckham(Xiiie siècle), écrit que la pauvreté desfranciscains est en soi un bien pour toutela société des chrétiens car le renonce-

ment à la richesse permet de faire cir-culer plus d’argent et de biens utiles. Lapauvreté volontaire des élus composantle groupe élitaire des imitateurs du christest donc présentée comme l’origine d’unbonheur économique pour les pauvresinvolontaires, travailleurs ou mendiants.Le choix individuel du pauvre volontaireest vu comme le principe d’une solutionaux problèmes économiques suscepti-bles de bouleverser le marché et l’orga-nisation sociale. son efficacité se mani-feste, selon les idéologues franciscains,dans la double perspective de l’augmen-tation de la circulation des biens, cen-sée soulager la condition désespéréedes indigents, et de la transformation del’image publique du pauvre grâce à l’ap-parition, sur la scène sociale, du pauvreévangélique à côté du loqueteux mépri-sable et dégoûtant. toutefois, seuls lespauvres capables de participer intellec-tuellement, socialement, économique-ment et religieusement à ce circuit desrichesses peuvent se sauver.

UNE STRATÉGIE DURENONCEMENT QUI N'ESTPAS RÉVOLUTIONNAIRERien, dans cette instauration médiévalede la pauvreté volontaire comme dispo-sitif social fonctionnel à la création d’unpouvoir spirituel indépendant de l’argentet du pouvoir traditionnel, ne permet deparler d’une stratégie du renoncementplus ou moins potentiellement révolu-tionnaire. on a plutôt à faire avec la nais-sance à la fois d’une doctrine de l’impor-tance de l’usage et de la valeur d’usage

des biens, donc de la relativité des valeurscirculant sur les marchés, et d’une formed’hégémonie sociale organisée à partird’un refus de l’exercice des pouvoirscoercitifs militaires et judiciaires. au cen-tre de ce modèle très répandu en Europe,se trouve l’idée d’une justice indépen-dante des normes, du droit et des lois,mais procédant de l’inspiration, voire del’intuition et du choix désintéressé desindividus ayant donné la preuve de leurperfection et de leurs capacités par lerenoncement. L’idée d’une justice socialeliée à la redistribution des biens écono-miques reste tout à fait étrangère à cettedynamique sociale du pouvoir.La pauvreté volontaire « inventée » au

Moyen Âge comme technique de salutet de christianisation des rapports éco-nomiques a introduit dans le systèmelinguistique et politique occidental plu-sieurs nouveautés. La première, et peut-être la plus importante, a été la repré-sentation du renoncement individuel ausuperflu comme une méthode efficacepour lutter contre l’accumulation inutiledes capitaux, et comme moteur en soid’une circulation de la richesse plusrapide. toutefois, la nature élitaire etexclusive de cette méthode ascétiquene prenait pas en compte le problèmecrucial de l’injustice sociale et écono-mique, c’est-à-dire de la redistributiondes richesses. Lorsque les biens enten-dus comme superflus en fonction de lacondition sociale des individus étaientabandonnés par leurs riches détenteurs,il fallait se contenter de l’espoir que cechoix éthique se traduirait dans unecroissance du bien public et du bonheurcollectif. Mais le remède avait en soi, danssa substance institutionnelle, voire dansl’appartenance des pauvres volontairesaux couches supérieures de la société,et dans le libre-arbitre de leur choix, salimite infranchissable : puisque le bon-heur économique généralisé ne dépen-dait pas des besoins spécifiques desgens mais seulement du désir de per-fection des pauvres volontaires, leurrenoncement interdisait toute possibi-lité d’imaginer une réorganisation deséchanges fondée sur une redistributionselon la justice. n

« un franciscain anglais, john peckham(Xiiie siècle), écrit que la pauvreté des

franciscains est en soi un bien pour toute lasociété des chrétiens car le renoncement à

la richesse permet de faire circuler plusd’argent et de biens utiles »

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bservons le monde qui nousentoure. Les caméras noussurveillent, les codes sontnécessaires pour franchir lesseuils, les visas sont contrô-lés, les murs s’érigent… Le

mur de berlin est tombé il y a bientôt unquart de siècle, signe d’ouverture versun monde d’échanges. Pourtant, les ter-ritoires se cloisonnent où protection etsécurité font consensus.

L’ENFERMEMENT À L’ÉCHELLE LOCALEÀ une échelle fine, des formes de ferme-tures existent, sortes d’enclaves où lespersonnes autorisées à y pénétrer cor-respondent à des critères clairementdéfinis. Les grandes entreprises, lesespaces industriels, les zones destockage constituent des enclaves trèssurveillées par des sociétés privées uti-lisant des moyens modernes de surveil-lance à l’image des frontières sécurisées.Les lieux de passages correspondent àdes lieux de contrôles où des agents arrê-tent le visiteur pour en vérifier l’identitéet l’objet du passage. que ce soit pourles personnes autorisées ou les autres,la discontinuité est toujours visuelle-

Un monde ouvert… où individus etactivités s’enferment ! Le monde contemporain est confronté à une situation paradoxale, alors queles possibilités d’ouverture virtuelle sont immenses, enfermement et cloison-nement se multiplient.

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ment marquée par la technologie et lesperceptions directement liées à cellesde la fermeture, du grillage, du barbelé,de la caméra vidéo. ces enclaves ne sontpas nouvelles, mais depuis une vingtained’années les marqueurs spatiaux de lafermeture se sont multipliés. certaines enclaves ont un filtre de

contrôle lié directement au paiementd’un droit d’accès. Les espaces touris-tiques sont particulièrement concernéscomme les parcs à thèmes, les villages-vacances. La tendance est donc la sécurisation del’espace privé y compris les lieux de rési-dence. La construction immobilière intè-gre aussi une séparation de plus en plusvisible entre l’extérieur et l’intérieur. Lanorme urbaine est le digicode permet-tant d’accéder à un sas fermé, véritabletransition sécurisée entre l’extérieur etl’intérieur. un vidéophone permet ensuitede contacter le logement souhaité pourentrer concrètement dans l’immeuble.Pour l’habitant, ces outils marquent net-

tement une enveloppe protectrice quisemble rassurante et fait partie inté-grante des éléments de l’habitatmoderne, au même titre que la tradition-nelle porte. ces enclaves participent àla perception des différentiations socio-spatiales en les soulignant par des mar-queurs spatiaux, même si le principe de

l’enclavement concerne toutes lesclasses sociales, la rencontre est formel-lement plus difficile par la matérialisa-tion des différences.

LA FERMETURE DESFRONTIÈRESEn dehors de l’exception des frontièresinternes de certains territoires macro-régionaux (intérieur de l’espaceschengen, frontières entre les paysmembres du MERcosuR), les frontièresentre les États tendent depuis une quin-zaine d’années à se transformer en fil-tre efficace. L’objectif pour les États estde contrôler au mieux les flux physiquesde marchandises et de personnes pour

« L’objectif pour les états est de contrôlerau mieux les flux physiques de

marchandises et de personnes pour laisserentrer les personnes et les biens souhaités,

le filtre frontalier refusant l’entrée auxindésirables. »

PAR FRANÇOIS MOULLÉ,géographe. Il est maître de conférences àl’université d’Artois.

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Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. Du global au local les rapportsde l'Homme à son milieu sont déterminants pour l'organisation de l'espace, murs, frontières, coopération,habiter, rapports de domination, urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de laconstitution d'un savoir populaire émancipateur.

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laisser entrer les personnes et les bienssouhaités, le filtre frontalier refusant l’en-trée aux indésirables. Pour mettre enœuvre cet objectif, les États investissentlourdement dans des moyens de maî-trise (murs, barbelés), de surveillance(vidéos, sensors, drones, etc.) et decontrôle (postes de douanes, patrouilles,vérifications numériques, etc.). Les poli-tiques d’obtention des visas se sont elles-mêmes renforcées. ainsi de nombreusesdyades, frontières entre deux États, font

l’objet d’investissements lourds ; la fron-tière se mure et se technologise au nomde la sécurité intérieure et du contrôledes flux. Le monde se cloisonne avec unpavage étatique de plus en plus net quisouligne les disparités notamment entreles pays du nord et ceux du sud.

UNE SITUATION PARADOXALEL’enfermement et le cloisonnement dumonde se réalisent à toutes les échelles.souvent de manière visible et parfois demanière sournoise. Prenons l’exemplede la vidéosurveillance qui se généralisedans de nombreux espaces publics,notamment liée aux transports publics.La vidéo implique une normalisation descomportements. Les individus se saventsurveillés, ils vont donc se fondre dans lecomportement attendu par la société.Les espaces surveillés constituent ainsid’autres formes de découpage de l’es-pace. Le monde est pourtant présentécomme ouvert, les échanges sont sanslimite entre les personnes. deux indivi-dus localisés aux antipodes peuvent dia-loguer comme s’ils étaient dans despièces mitoyennes. il est possible de par-tager son intimité avec des membres de

groupes sociaux spatialement dispersés. quel sens donner à ce double mouve-ment d’ouverture souvent virtuelle et defermeture clairement matérialisée ? Lerapport de l’identité à l’espace est fon-damental puisqu’il est l’élément consti-tutif du territoire. La frontière, la coupurede l’espace, est une construction terri-toriale qui met de la distance dans laproximité. Pour l’individu, l’espace opposece qui est proche et ce qui est lointainavec une gradation distinguant ce quiest approprié de ce qui est commun avecune série de coquilles, enveloppes pro-tectrices, de la mieux maîtrisée avec lasphère du geste personnel à la plus loin-taine ne relevant pas de l’expérience per-sonnelle de l’espace. Les coquilles lesplus appropriées sont celles du gestepersonnel (la peau), la pièce, le logement,les parties communes de la résidence.au-delà – la rue, le quartier, la ville, larégion, l’État-nation – l’appropriation està la fois individuelle et collective avecune dilution progressive de l’individudans les représentations communes à

un groupe. Les coquilles, ou territoires,ont la double fonction de distinguer cequi est à l’intérieur de ce qui est à l’exté-rieur et de créer le sentiment de la pro-tection, celui qui rassure face au mondeextérieur.

L’individu, le groupe utilisent les limitesspatiales de manière ambivalente pourtrouver une réponse à un paradoxe clédu monde contemporain avec d’un côtédes occasions liées aux échanges, del’autre un besoin vital de se sentir pro-tégé par rapport à ce qui est extérieur,étranger, inconnu. L’utilisation des cou-pures spatiales comme filtres est unmoyen pour trouver une forme d’équi-libre. Les échelles choisies sont liées auxenjeux individuels ou collectifs, mais tou-jours au détriment de la rencontre spon-tanée, de l’ouverture réelle sur le monde.Même si les processus observés concer-nent toutes les catégories sociales, desinégalités existent entre ceux qui met-tent en œuvre les stratégies et ceux quiles subissent. n

Photo : Tarragone, Espagne, Vidéo-protection de l'espace public. Moullé, 2010

« quel sensdonner à ce double

mouvementd’ouverture souvent

virtuelle et defermetureclairement

matérialisée ? »

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utrefois, quand on faisait descalculs en mécanique céleste,on avait un modèle, c'est-à-dire un schéma simplifié plusou moins représentatif de laréalité. On savait bien qu'on

négligeait certaines perturbations. Ensuite,on réajustait le modèle et les calculsjusqu'à ce que l'écart ne soit plus trèssignificatif. Cette façon de faire est-ellepérimée ?au XiXe siècle, la résolution de tel ou telproblème s'effectuait ainsi, parce qu'ellefaisait principalement appel à une seulediscipline scientifique bien constituéeet il reste de nombreuses situations oùle problème se pose encore « commeautrefois ». Mais souvent, aujourd'hui,ce n’est plus seulement une question deréduction d’écart. il s’agit aussi des rap-ports entre des savoirs et des connais-sances hétérogènes, dont les combinai-sons ont des conséquences inconnues.

Un exemple ?Prenons les épidémies sans agent infec-tieux, par exemple l’obésité, sur laquelleil y a de très divers et nombreux travauxissus de telle ou telle discipline scienti-fique (médecine, biologie, sociologie,etc.). ce n’est pas parce qu’on peut éta-blir une signature de l’obésité dans lemicrobiote intestinal humain qu’il suf-fira de distribuer des probiotiques auxenfants pour éviter l’obésité. noussommes dans des situations où aucun« médicament » venant d’une disciplinene peut enrayer l’épidémie. il y faut doncd’autres méthodes qui permettent deconstruire des questions qui rendent

Modéliser-simuler : un vrai changementdans les sciences ?

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compte des méthodes disciplinairesmais sans en rester prisonnières.

Qu'y a-t-il donc de nouveau avec la modéli-sation et la simulation ?La science classique savait très bien cequ’était un modèle (sous ce nom ou sousun autre), mais la « simulation » n’avaitpas de sens scientifique. celle-ci per-met de construire un grand nombre descénarios pour examiner les paramètreschoisis. il importe de ne pas croire en unscénario plutôt qu’en un autre, mais dese donner les moyens de mieux évaluerles choix faits dans la recherche pré-sente. La simulation ne remplace évi-demment pas le réel, mais elle met enrelation plusieurs séries de donnéesissues de disciplines diverses. L’infor -matique, qui joue ici un rôle majeur, traitepas à pas cette hétérogénéité, ce qui dif-fère des équations différentielles clas-siques. cela est visible en biologie syn-thétique par exemple, où la précisionengage de la modélisation mathéma-tique, de l’informatique, de la sciencedes matériaux, de la chimie, de la biolo-gie, comprises chacune dans leur auto-nomie. avec les disciplines émergentes,la simulation n'est pas une simple réduc-tion d’écart. il ne s'agit plus de sciencesexpérimentales aidées par les mathé-matiques et outillées par l’informatique,mais d'ensembles de flux de savoirs, plusou moins stabilisés, à traiter.

Un autre exemple ?cela se voit bien aussi dans les débatssur le changement climatique. Les cli-mato-sceptiques français voient la

ENTRETIEN AVECANNE-FRANÇOISE SCHMID, philosophe des sciences. Elleenseigne à l’INSA de Lyon et à

l'École des Mines de Paris. A

depuis quelques décennies, deux mots ont envahi les discours surles sciences : « modélisation » et « simulation ». S'agit-il d'un effetde mode, d'une nouvelle langue de bois ou d'un changement pro-fond dans l'activité scientifique ?

La culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de laconstruction du projet communiste. Chaque mois un article éclaire une actualité scientifique et technique. Etnous pensons avec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sansscience n’est souvent qu'une impasse.

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science comme alternance de théorieet d’observation, et ne voient les modèleset les simulations que comme du brico-lage sortant de la vraie science. Leurshomologues américains prônent, eux,une sound science (science robuste,science à laquelle on peut faireconfiance), qui leur permettrait d’éviterles régulations. il faut prendre le pro-blème tout à fait autrement, il y a unequantité de modèles, dont beaucoup nepeuvent être comparés, dont les hypo-thèses se contredisent, où les espaces,les échelles et les temps recouvrent desréalités très différentes. comment, àpartir de ces ensembles, évaluer le« changement climatique » ? c’est là lavraie question. on ne peut plus raison-ner de façon entièrement classique, enpensant qu’on trouvera des faits com-plémentaires à nos hypothèses. cela nenie en aucune façon l’importance de lathéorie, qui prend alors de nouvellesfonctions de garantie de cohérence desmodèles.

Cela a-t-il un rapport avec la différenceentre les « faits » et les « données » ?oui. un « fait » est complémentaired’une hypothèse théorique, ou du moinsentretient une relation avec elle : lemodèle permet alors de construire unecondition d’application de la théorie,comme celui de l'attraction par un cen-tre chez newton. La « donnée » est trèsdifférente d’un fait, elle n’est pas inter-prétée de façon privilégiée par une théo-rie plutôt que par une autre, elle va parénormes paquets, elle est jetable,conservable, stockable, générique et neprend sens que lorsque plusieurs théo-ries peuvent en faire usage indifférem-ment, comme on le voit maintenant trèsbien en biologie. dans ce cadre, la simu-lation permet d’éclaircir, de fournir despistes, pour construire des multiplicitésde conséquences et de scénarios quepourrait avoir une application de connais-sances dans d’autres domaines, ce n’estdonc pas du tout la même fonction. Lasimulation permet la réinterprétationdes termes et des relations, de façon àréintroduire la catégorie de représenta-tion, ce que les modèles ne peuvent pasfaire par eux-mêmes.

À quel moment peut-on situer ce tournantdans les sciences ?c'est après guerre qu'a commencé « l’èredes modèles », pour reprendre uneexpression du biologiste et biométricienJean-Marie Legay, récemment décédé,l'un des pionniers de ces réflexions, avecle géologue Jean goguel. Mais il fautremonter plus haut, lorsque Poincaré

montre que, lorsqu'on trouve un modèlemécanique pour expliquer un phéno-mène thermodynamique ou électroma-gnétique, il en existe en réalité une infi-nité d’autres. un modèle n'est donc pasplus proche de la « nature » qu’un autre.c’est une situation toute nouvelle dansles sciences.

Jean-Marc Lévy-Leblond disait il y a trenteans que la physique était la seule sciencequi entretenait des rapports vraimentintimes avec les mathématiques, ces der-nières n'étant ailleurs qu'un simple outilextérieur. Était-ce vrai alors et les chosesont-elles changé depuis ?oui, il affirmait alors cela avec raison. ilfallait en effet distinguer les sciencespour lesquelles les mathématiques sontquasiment le diagramme des concepts,de celles où les mathématiques et l’in-formatique n'étaient que des servantesauxiliaires. Mais ce point de vue de phy-sicien est dépassé, cet usage se heurtemaintenant à ses limites dans lessciences expérimentales. il faut de lamodélisation mathématique « auto-nome », ce qui conduit à revisiter les rela-tions convenues entre mathématiquespures et appliquées, il faut de l’informa-tique théorique, et construire les trajec-toires entre ces ensembles relativementindépendants.

Quel lien y a-t-il avec la complexité ?Pour Legay, la complexité était une déci-sion de méthode. Est dit complexe unphénomène qui ne peut être expliquéque par une multiplicité de disciplines,de telle façon que, si l’on en retire uneseule, l'explication tombe. Lévy-Leblonds’opposait au terme de « complexité »,pensant que l’usage des mathématiquespermettait de réduire cette dernière.Legay a montré au contraire commentcette méthode modifiait celle, classique,de claude bernard (1813-1878), maisaussi celle, plus récente, de Ronald Fisher(1890-1962), qui prenait en compte lesstatistiques et la multiplicité des varia-bles. on ne peut plus garantir répétitionet groupe témoin dans un problèmecomplexe. dans L’Expérience et leModèle. Un discours sur la méthode(1998), Legay avait une haute consciencedes changements dans les sciencescontemporaines, et il a inventé des pra-tiques de modélisation qui d’ailleurs n’ex-cluaient pas la physique, puisqu’il colla-borait avec nicolas Rashevsky, quilui-même articulait physique et biologie.il n’a jamais pensé s’éloigner de la scienceen faisant de la modélisation ! depuisson œuvre, toujours vivante, on s’aper-çoit que les objets que la science crée

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Entretien réalisé par Pierre Crépelpour La Revue du projet.

ou étudie ne sont plus seulement com-plexes, mais sans synthèse, appelés aussi« intégratifs », au sens où aucun ensem-ble de perspectives disciplinaires ne peutles recouvrir.

Toutes les disciplines, y compris lessciences humaines et sociales sont-ellestouchées pareillement ? oui, bien entendu. nous n’avons pasencore développé les instruments d’ana-lyse suffisants pour comprendre lessciences contemporaines, donc chaquediscipline croit être manipulée par lesautres, ce qui fait obstacle à de vraiescollaborations. nous devons maintenantconstruire des « communs » des disci-plines scientifiques, comme Elinorostrom, prix nobel en 2009, a fait uneéconomie des communs autour desrivières, des forêts, de la biodiversité.ces communs permettent de traiter cesespaces scientifiques « entre » disci-plines déjà constituées ; mais, dans lessciences, ils sont masqués par leslogiques disciplinaires. il faut dévelop-per de nouvelles logiques d’interdisci-plinarité (ou d'indisciplinarité, commedisait Legay) qui mettent en évidenceces espaces et ces communs. touscontribuent à une réflexion « générique »sur les méthodes qui soit relativementautonome des diverses disciplines, etqui néanmoins ait sa rigueur, déjà entre-vue par Poincaré.

Quelles conséquences sur l'organisation dela recherche et comment maîtriser ces pro-cessus ? Pour avoir quelque effet sur la politiquede la recherche, il faut dans un premiertemps bien distinguer ce qui relève dessciences de ce qui relève de la politique.beaucoup pensent que ce n’est pas pos-sible : les sociologues des sciences, lesscientifiques désespérés par les orien-tations politiques, tous ceux qui se lais-sent emporter par le « relativisme ». il yaura des moyens pour continuer lascience avec la politique et sans elle.cela suppose non seulement une orga-nisation de la recherche, mais un dispo-sitif d’indépendance de chaque ingré-dient de la science qui permette, nonune « dictature d' experts », mais denouvelles extensions, de nouveaux dia-logues entre scientifiques de disciplinesdiverses et plus largement avec lescitoyens (voir le n° 26 de La Revue duprojet). n

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PAR NINA LÉGER

La HAUTE OPINIONd'eux-mêmes des riches

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Sondage de l'IFOP, La perception des riches en France, juin 2013

ah les riches ! on peut dire qu'ils n'ont pas franchement lamême perception du monde et d'eux-mêmes que le reste dela population. Voici ce que nous apprend une enquête del'iFoP qui interroge des citoyens « soumis » à l'isF : selon eux,on est riche à partir de 17 000 € nets par mois et par foyer(selon l'ensemble des Français, c'est à partir de 6 500 €). Lesriches ont, voyez-vous, des devoirs. au premier rang : payerses impôts créer et maintenir de l'emploi. sur ce point, toutle monde est d'accord. Par contre, les riches pensent qu'ilsont également comme devoir d'être irréprochables, de fairerayonner la France à l'étranger, de faire du caritatif, du mécé-

nat… Et là, ils sont bien seuls à s'octroyer de telles responsa-bilités : les Français n'attendent pas la charité, mais la justice.ah aussi : les riches votent à droite. Et pensent qu'il est ausside leur devoir de « participer à la vie politique ». Mais ça… onavait vu...

Enfin, 31% des riches conviennent eux-mêmes qu'ils doi-vent être davantage prélevés ! Bien entendu, ils sont toutde même moins nombreux que les Français dans leurensemble à reconnaître ce fait...

Payer ses impôts en France

Créer et maintenir l’emploi en France

Financer le développement des jeunes entreprises

Avoir un comportement irréprochable dans la vie quotidienne

Faire des dons carritatifs

Faire rayonner l’image de la France à l’étranger

Combattre les inégalités sociales

Faire du mécénat (sport, culture, etc.)

S’investir dans les débats de société

Payer plus d’impôt

Faire de la “finance participative” P2P lending, le crowdfunding

Participer à la vie politique

Un autre devoir

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PERSONNES PAYANT L’ISFDEVOIRS DES RICHES ENSEMBLE

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PAR MICHAËL ORAND

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Les Français sont de plus en plus seuls, notamment lesplus précairesc’est une enquête de la Fondation de France publiée en juin der-nier qui l’affirme : 12 % des Français de plus de 18 ans sont dansune situation d’isolement. cette notion se mesure au regard del’intensité des relations sociales au sein de cinq réseaux poten-tiels : familial, professionnel, amical, affinitaire et territorial (devoisinage). Les personnes n’ayant aucune relation forte au seinde ces réseaux sont considérées comme étant dans une situa-tion d’isolement relationnel. depuis 2010, la tendance est à laprogression de cet isolement, puisqu’en trois ans, la part de per-sonnes isolées est passée de 9 à 12 % (graphique 1). ce sontnotamment les réseaux amicaux, familiaux et de voisinage quis’affaiblissent le plus sur cette période. En particulier, le rapportde la Fondation de France souligne que les relations familialesse distendent de façon généralisée, et pas uniquement pour lespersonnes ayant déjà des relations faibles : ainsi, la part de Françaisayant des réseaux familiaux très denses ou assez denses passeentre 2010 et 2013 de 43 % à 37 %.

Le réseau dit affinitaire, qui se mesure par la fréquence de la par-ticipation à des associations ou des organisations (syndicales,politiques, religieuses…) est l’un des rares réseaux à être stablesur la période 2010-2013. ainsi, en 2010 comme en 2013, 45 %des Français déclaraient avoir des activités, même faibles, dansune association ou une organisation, et elles sont fréquentespour 26 % d’entre eux. L’isolement relationnel s’accentue par-ticulièrement avec l’âge (graphique 2). ainsi, les 75 ans et plussont particulièrement touchés par l’isolement, puisque près d’unquart d’entre eux est dans cette situation. La situation s’est par-ticulièrement aggravée depuis 2010 : cette proportion a crû eneffet de 50 %, passant de 16 % en 2010 à 24 % en 2013. Pour lesplus jeunes, et notamment les moins de 40 ans, la part de lapopulation en situation d’isolement reste relativement faible(6 %), mais cette faiblesse ne doit pas masquer une progressionlà aussi inquiétante : pour les 30 à 39 ans, c’est à rien de moinsqu’à un doublement de la part de personnes isolées qu’on assiste ! autre facteur d’inégalité face à l’isolement : la pauvreté (gra-phique 3). Plus le revenu est faible, plus la probabilité d’être dansune situation d’isolement est importante. Entre 2010 et 2013,c’est pour les personnes dont le revenu se situe entre 1 000 et 1499 euros que la progression est la plus forte : 5 points de pour-centage en plus en trois ans. cela est dû en partie à l’explosionde l’isolement chez les 75 ans et plus, dont le revenu est souventdans cette tranche.

Les chômeurs sont également plus exposés à l’isolement (15 %d’entre eux) que le reste de la population. cet effet est particu-lièrement marqué pour la tranche d’âge 50-59 ans : 19 % desdemandeurs d’emploi de cet âge sont en situation d’isolement.Enfin, la répartition territoriale de l’isolement semble relative-ment homogène. La différence tient plutôt à la progression entre2010 et 2013 : alors que les habitants de communes rurales sem-blent relativement protégés de l’augmentation globale de l’iso-lement (9 % de personnes isolées dans le rural en 2010 et 10 %en 2013), celui-ci explose dans les unités urbaines de plus de100 000 habitants, passant de 8 % de la population en 2010 à13 % en 2013. La mesure de l’isolement correspond à un vécuqui augmente également au sein de la population. ainsi, 21 % despersonnes interrogées pour l’enquête déclarent ressentir la soli-tude, dont 3 % tous les jours et 5 % souvent. on retrouve les dif-férences de situation liées à l’âge, à la pauvreté ou à la situationface à l’emploi dans ce ressenti. Le plus souvent, le sentimentde solitude est lié à des « ruptures biographiques » : décès d’unproche, déménagement, perte d’emploi ou perte d’autonomienotamment.

GRAPHIQUE 1 - PART DE LA POPULATION AYANT DES RELATIONSFAIBLES OU INEXISTANTES SELON LE RÉSEAU (EN %)

Source : Fondation de France, baromètres Solitude 2010 et 2013 Lecture : en 2010, 33 % des Français avaient des relations faibles ou

inexistantes au sein du réseau familial, contre 39 % en 2013.

GRAPHIQUE 2 - PART DE LA POPULATION EN SITUATION D’ISOLEMENT SELON L’ÂGE (EN %)

Source : Fondation de France, baromètres Solitude 2010 et 2013Lecture : en 2010, 4 % des Français de 18 à 29 ans étaient en situation

d’isolement, contre 6 % en 2013.

GRAPHIQUE 3 - PART DE LA POPULATION EN SITUATION D’ISOLEMENT SELON LE REVENU (EN %)

Source : Fondation de France, baromètres Solitude 2010 et 201Lecture : en 2010, 18 % des Français ayant moins de 1 000 € de revenu

étaient en situation d’isolement, contre 17 % en 2013.

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a séquence médiatiquerécente souligne l'extension etla profondeur de cette obses-sion. ainsi, d'aucuns ont cédéà la tentation de privilégier lereligieux pour interpréter les

événements de trappes et ce, afin d'es-quiver leur dimension profondémentsociale. Le Monde (17/08) pouvait titrer« Retour à trappes, les raisons d'uneémeute » et d'expliquer « un élémentinédit a cette fois participé à l'engrenagequi a conduit aux deux nuits de heurts :une solidarité religieuse, ingrédientabsent des violences urbaines qui ontmarqué ces dernières années. » La mal-honnêteté intellectuelle se retrouve dansla question du journaliste Laurentdelahousse au président hollande, le 14juillet, évoquant le spectre d'un « partiislamiste français ». L'islam devient unrepoussoir, un « ennemi intérieur » qu'ilfaudrait débusquer. haoues seniguer,enseignant à l'iEP de Lyon, explique dansLe Monde (16/08) : « À trappes, cela aconcerné le voile intégral. toutefois,même si cela peut apparaître contradic-toire, ces personnes réclamaient enmême temps des choses très moderneset profanes, si l'on prend en compte laperception qu'elles pouvaient alors avoirdu contrôle d'identité de cassandra [ lajeune femme agressée] : la justice socialeet l'égalité dans l'attitude des fonction-naires. » denis sieffert peut donc affir-mer dans son éditorial (Politis 25/07)« En vérité, c’est bien la loi d’avril 2011,qui interdit le voile intégral, qui est encause. des policiers l’avaient dit aumoment de son adoption. Elle requiert

Les musulmanset l’Islam sont-ilsl'ennemi ?agression d'une jeune femme voilée puis à sa suite, début d'émeute àtrappes ; arrestation d'un militaire qui projetait d'attaquer à l'arme à feu lamosquée de vénissieux ; le projet de loi sur le voile à l'université enfin, unecharte de la laïcité controversée. cet été a vu se multiplier des actes contredes musulmans ou des mesures à objectifs suspects.

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tant de discernement et de précautiondans une entreprise qui peut rapidementtourner à l’humiliation, que l’on ne peutque s’interroger sur la loi elle-même. »Et d'ajouter : « certes, le port du voileintégral heurte notre culture et notreconscience, mais pas plus que le seuilde 30 % de chômeurs dans certainescités de trappes. Et il y a certainementd’autres moyens de le combattre. »Le 12 août, deux autres événements se

déroulaient : « Plusieurs inscriptions àcaractère islamophobe ont été relevéesce mardi dans la ville d'avignon, notam-ment sur le Palais des papes et untagueur, soupçonné d'en être l'auteur, aété arrêté dans la nuit. » relevait20minutes (13/08). « Parce qu'il proje-tait, selon les enquêteurs, de tirer surune mosquée, un militaire de 23 ans"proche des idées de l'extrême droiteradicale" a été arrêté sur sa base aérienneprès de Lyon, a annoncé dimanche leministère de l'intérieur » écrivait La Croix(13/08).

MANUEL VALLS CRITIQUÉces événements interpellent l'attitudedu ministre de l'intérieur et notammentsa déclaration sur « la compatibilité del'islam avec la République » qu'il auraitprononcé lors d'un séminaire gouverne-mental. Manuel Valls, a « jeté un froid »,estimait Libération (20/08). interrogéesur France 2, mardi 20 août, la ministre

de la santé, Marisol touraine, a marquésa distance avec ces propos : « Pour mapart, je ne crois pas que la mise en causedu regroupement familial soit unemanière de faire vivre notre cadre répu-blicain ». Le journaliste J. Pearce(Europe 1) relate ces propos de Razzyhammadi député Ps de seine-saint-denis : « Manuel Valls dit-il dans le Figaro(21/08), ne rend pas service à la gauche. »Le parlementaire parle même de médio-

crité intellectuelle. il lui reproche d’avoirmis au cœur de la rentrée les questionsde l’immigration, du voile à l’universitéou encore, de la compatibilité de l’islamavec la démocratie. c. graziani journa-liste à France inter (21/08) rapporte lespropos d'harlem désir qui s'interroge :« comment faire en sorte qu’il y ait la finde la ghettoïsation, et pour le reste, il fautlutter contre l’intégrisme religieux, maiscelui de toutes les religions, il n’y a abso-lument aucune incompatibilité entre unereligion et la démocratie, on peut êtremusulman et être tout à fait un démo-crate dans notre pays, comme d’ailleursdans d’autres pays, donc il n’y a pas àmontrer du doigt, de ce point de vue, unereligion. »Pour le chercheur Raphaël Liogier l’isla-mophobie est une réalité sociale. depuisle 11 septembre, l’hostilité à l’égard desmusulmans n’a pas cessé d’augmenter.aujourd’hui, trois Français sur quatredéclarent avoir une image négative de

« depuis le 11 septembre 2001, l’hostilité à l’égard des musulmans n’a pas

cessé d’augmenter. »

PAR ALAIN VERMEERSCH

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l’islam. » Le rapport du haut conseil àl’intégration (hci) présenté début aoûta avivé la flamme. ce rapport du hci pré-conise notamment l’interdiction designes religieux ostentatoires dans lessalles de cours de l’université. ManuelValls a déclaré au Figaro (08/08) quel’ensemble des propositions du hci sont«dignes d’intérêt». il affiche donc unefois de plus ses convictions, alors quenombre d'élus à gauche se déclarenthostiles au principe d'une nouvelle loiproscrivant le voile islamique dans l'en-seignement supérieur ce rapport est cri-tiqué notamment par les présidentsd’université ; ils reprochent au texte dene pas refléter le quotidien dans lesamphis.

La charte de la laïcité présentée le 9 sep-tembre par Vincent Peillon relance lapolémique. Le président du conseilmusulman dalil boubakeur constate :« En histoire par exemple, lorsqu’onaborde les croisades, la naissance duchristianisme ou les conflits au Proche-orient, les cours peuvent vite déraper.Mais attention il ne s’agit pas de stigma-tiser l’islam avec cette charte » il pré-cise sur Europe 1 (09/09) : « Le regardse tourne quand même vers l’islam.qu’on le veuille ou non on le sent. Et noussouhaitons que la question de l’islam nesoit pas caricaturée. Et il ne faut pas don-ner aux musulmans le sentiment que cestextes seraient avant tout à eux.Fraternité oui, à condition que les gensse sentent vraiment frères. » Le socio-logue didier Fassin (nouvelobs.com10/09) remarque pour sa part :« Effectivement, tout le monde sait bienqu’on pense à certains plus qu’à d’au-tres. quand la loi sur les signes religieuxa été votée, personne ne songeait qu’elle

allait toucher aussi aux turbans des sikhs :elle visait bien sûr le voile musulman.quand la « Manif pour tous » prie devantle sénat, qui s’indigne des « prières derue » ? bref, comment croire que la rhé-torique universaliste de la laïcité n’estpas destinée à des groupes particuliers ?

c’est saper la légitimité de la laïcité aumoment où on prétend la renforcer.quand certains nous diront : "Votre uni-versalisme, c’est de l’hypocrisie", pour-rons-nous leur donner tort ? »

dans un long article paru dans Mediapart(18/08), Edwy Plenel résume bien ledébat actuel à travers les derniers évé-nements intervenus en Égypte : « aurisque de ruiner l’espoir démocratiquedes révolutions arabes, le coup de forceégyptien ravive l’alternative désastreuseentre dictature ou obscurantisme quiemprisonnait leurs peuples jusqu’en 2011.En écho, cette régression risque de nour-rir les préjugés islamophobes qui érigentnos compatriotes d’origine, de cultureou de religion musulmanes en boucsémissaires de nos peurs de l’avenir…Paradoxalement, cette réduction desmusulmans de France à un islam lui-

même réduit au terrorisme et à l’inté-grisme est un cadeau offert aux radica-lisations religieuses, dans un jeu demiroirs où l’essentialisation xénophobejustifie l’essentialisation identitaire. »Fabienne haloui dans Le Parisien (15/08),a donné la position du PcF : « La présen-

tation de l'islam comme un "problème",comme une religion incompatible avecla République, l'amalgame avec le terro-risme et l'intégrisme encouragent le pas-sage à l'acte et l'expression d'une into-lérance inacceptable… il est urgent queles pouvoirs publics se mobilisent contrecette nouvelle forme de racisme qui n'estpas la continuation du rejet des étran-gers et des immigrés : comme il existeun racisme contre les juifs, il existe unracisme contre les musulmans… Lerecours au terme "islamophobie" faitdébat. Pourquoi ne pas reconnaître offi-ciellement que la musul manophobie estune nouvelle forme de racisme rejetantdes hommes et des femmes en raisonde leurs croyances et de leurs pratiquesreligieuses ? » n

« Le recours au terme “islamophobie” faitdébat. pourquoi ne pas reconnaître

officiellement que la musul manophobie estune nouvelle forme de racisme rejetant deshommes et des femmes en raison de leurs

croyances et de leurs pratiquesreligieuses ? »

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LIRE KARL KORSCHSUR KARL KORSCH, Notes sur l’histoire (1942), Smolny, 2011ET KARL KORSCH, Marxisme et philosophie, Allia, 2012.

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PAR JEAN QUÉTIER

Karl Korsch est un auteur méconnu. Si l’on a déjà entenduson nom, c’est tout au plus au détour d’une phrase, asso-cié à celui d’autres penseurs que l’on désigne comme desreprésentants d’un marxisme « critique », notammentGeorg Lukács. On en trouve ainsi l’illustration dans la pré-face de Pour Marx de Louis Althusser. Évoquant en 1965la réélaboration de la philosophie marxiste après la fin dudogmatisme stalinien, il cite sans véritablement prendrela peine de les examiner « le jeune Lukács et Korsch qu’onvient de publier » comme le symptôme d’un problèmenon résolu – pour le dire vite, celui de la dialectique –auquel ces deux auteurs qu’Althusser qualifie de« gauchis[tes] théorique[s] » n’apporteraient pas la bonnesolution. À cet égard, il semble que la première étape d’unevéritable lecture de Karl Korsch suppose de procéder àson individualisation, de le prendre au sérieux non passimplement comme un représentant parmi d’autres d’unmouvement qui le dépasse, mais comme une tentativethéorique originale à l’intérieur même du marxisme cri-tique. C’est ce que la récente parution en France de deuxouvrages de Karl Korsch nous invite à faire.Né en 1886 à Tostedt en Basse-Saxe (Allemagne) et morten 1961 à Belmont dans le Massachussets (États-Unis),Korsch a commencé par suivre des études de droit et dephilosophie à Iéna. Après avoir milité au SPD (Parti socia-liste allemand), il rejoint le KPD (Parti communiste alle-mand) à sa création en 1920. Il joue un rôle dans les «expériences » conseillistes allemandes du début desannées 1920, notamment en Thuringe où il est ministrede la justice à l’occasion de l’éphémère – environ troissemaines – république des conseils de 1923. La mêmeannée paraît Marxisme et philosophie, son œuvre la pluscélèbre, dans la revue de Carl Grünberg, fondateur del’Institut für Sozialforschung (Institut de recherchesociale) de Francfort. Les positions politiques de Korschle marginalisent cependant rapidement au sein du KPDdont il est exclu en 1926. En 1933, avec l’arrivée au pou-voir d’Hitler, il est contraint à l’exil et terminera sa vieaux États-Unis.

DÉPASSER LA PHILOSOPHIE ? L’ouvrage qui a fait connaître Karl Korsch, Marxisme etphilosophie, interroge frontalement le sens qu’il fautconférer à la célèbre formule de la préface de laContribution à la critique de l’économie politiquede 1859dans laquelle Marx affirme avoir, en 1845 avec L’idéologieallemande, « régl[é ses] comptes avec [sa] consciencephilosophique d’autrefois ». En effet, Korsch part duconstat que, s’appuyant sur cette déclaration, bourgeoiset marxistes « orthodoxes » tombent le plus souvent d’ac-cord pour négliger tout lien réel entre marxisme et phi-losophie. Au nom de la philosophie pour les premiers,au nom de la science économique pour les seconds,l’unanimité se fait pour affirmer que le marxisme n’a rien

à voir avec la philosophie. Or, pour Korsch, cette pers-pective a le défaut de laisser de côté une part essentielledu marxisme : la dialectique. Pour cette raison, contretous ceux qui, depuis quelques décennies, prônent leretour à Kant, il procède à un surprenant retour à Hegel.À ce dernier, en effet, Korsch reprend l’idée, empruntéeau contexte de la Révolution française, que la révolution« déposée et exprimée dans la forme de la pensée » estune composante de la révolution réelle. Dès lors, l’héri-tage hégélien nous invite à considérer la question dudépassement de la philosophie dans toute sa complexité.C’est tout l’enjeu du texte de Korsch, lequel dresse uneanalogie entre sa propre entreprise et celle de Lénine,quelques années plus tôt, quant au rapport entre lemarxisme et l’État dans L’État et la révolution. La diffi-culté est considérable dans la mesure où, dans les deuxcas, ce qui est en jeu n’est pas seulement le dépassementd’une forme historiquement déterminée d’État ou dephilosophie – l’État bourgeois, la philosophie bourgeoise –mais bien d’un dépassement de l’État en général, de laphilosophie en général. Or, pour Korsch, prendre véri-tablement en charge cette difficulté de manière dialec-tique suppose de comprendre pourquoi, dans l’histoiredu marxisme, elle a jusqu’alors été occultée. Cela conduitKorsch à appliquer le marxisme à l’histoire de la théoriemarxiste elle-même, c’est-à-dire à l’historiciser. Il dégageainsi trois grandes périodes au sein du développementde la théorie marxiste : la première, qui court jusqu’en1848, correspond à l’unité vivante de la théorie et de lapratique révolutionnaires ; la deuxième, qui s’étend danstoute la seconde moitié du XIXe siècle, donne lieu à lascission de la théorie et de la pratique et à l’émergenced’une conception du marxisme entendu comme sciencepure, sans présupposés et exempte de jugements devaleur ; la troisième, qui est celle dont Korsch est lecontemporain au début du XXe siècle, marque un renou-veau des liens entre la théorie et la pratique sous l’égidede figures comme Lénine ou Rosa Luxemburg. Korschconsidère précisément que cette troisième période dudéveloppement de la théorie marxiste dans laquelle ilvit n’a pas su jusqu’alors se doter d’une conception dudépassement de la philosophie autre que celle que prô-naient les marxistes positivistes de la IIe Internationale,laquelle s’accompagnait d’une pratique politique réfor-miste. Le point de vue dialectique exige donc de com-prendre la philosophie comme une forme de réalité, paropposition au point de vue abstrait qui en fait une sim-ple illusion et se prive par là même des moyens de lacombattre. Korsch voit ainsi dans le fétichisme de la mar-chandise une forme sociale de conscience qui, dans lecapitalisme, est bel et bien réelle et qu’on ne sauraitréduire à une simple erreur de jugement ou à une illu-sion de la part de ceux qui le subissent. Le texte de Korschse termine alors non pas tant sur une réhabilitation dela philosophie que sur l’affirmation de la nécessité d’uneliaison intrinsèque entre la théorie et la pratique qui

Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d'hier et d'aujourd'hui, faireconnaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d'autres, les analyses et le projetdes communistes.

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constituerait tout autant le dépassement que la réalisa-tion de la philosophie.Les apories de l’historicisme. Les Notes sur l’histoirenousdonnent un bon aperçu de l’évolution de Korsch aprèsMarxisme et philosophie. Déjà dans L’état actuel du pro-blème « Marxisme et philosophie » de 1930, Korsch étendsa critique du marxisme orthodoxe de la IIe Internationaleau léninisme, dont il était pourtant encore proche en1923. Son refus de toute théorie marxiste qui prétendraitvaloir en dehors d’une époque déterminée et abstrac-tion faite de son lien avec une pratique politique déter-minée le conduit à défendre un historicisme radical quine va pas sans poser problème. Dans son avant-proposaux Notes sur l’histoire, Charles Reeve rapporte uneconversation entre Walter Benjamin et Bertolt Brechtdans laquelle ce dernier évoque métaphoriquement lesdifficultés de la perspective de Korsch à partir d’une rééla-boration des règles du jeu de go : « Hier, après la partied’échecs, Brecht déclare : "Si jamais Korsch vient, nousdevrions mettre au point avec lui un nouveau jeu. Un jeu

où les positions ne restent pas toujours semblables, oùla fonction des pièces change quand elles ont séjournéun moment au même endroit : elles deviennent alors oubien plus efficaces ou bien plus faibles. Or ce n’est pasainsi que cela se passe ; cela reste trop longtemps sem-blable." » Poussant jusqu’au bout le principe de la déter-mination de la théorie par l’époque dans laquelle elle estsituée à travers ce qu’il nomme l’âge du « pan-historisme », Korsch boucle la boucle en affirmant queles conditions d’une époque donnée déterminent mêmela façon de faire de l’histoire. Le cercle de l’historicismese trouve alors illustré par la remarque de Novalis queKorsch met en exergue : « Quand nous rêvons que nousrêvons, c’est que nous sommes sur le point de nous réveil-ler. » S’il doit s’agir pour Korsch d’un cercle vertueux dansla mesure où c’est la pratique qui est supposée présiderà l’avènement de telle ou telle approche de l’histoire, onpeut néanmoins porter le soupçon sur une perspectivequi, par bien des aspects, ne semble pas dépasser uneforme raffinée de relativisme. n

L I V R E SNous avons le choixPenser le souhaitable pour ouvrird’autres possibles.

Fondation Gabriel Péri, 2013

LOUISE GAXIE, ALAIN OBADIA

PAR PATRICK COULON

Louise Gaxie est juriste en droit public.Alain Obadia est président de la fondation Gabriel Péri,membre du Conseil économique, social et environne-mental et dirigeant national du PCF. Comme le soulignel’ouvrage, une génération les sépare. Leurs expérienceset leurs parcours sont très différents. Cela ne fait queconforter l’intérêt de ce travail commun.Ils ont rédigé ce livre parce qu’ils partagent la convictionque la politique n’est pas impuissante, et qu’elle peutmodifier un cours des choses réputé inéluctable. Encorefaut-il en faire la démonstration. Ils la font en passantpar un retour sur l’histoire, les progrès qui l’ont jalon-née. Ils invitent à réfléchir sur les propos – beaucoup plusnombreux qu’on veut bien le dire, soulignent-ils – decelles et ceux qui non seulement critiquent un systèmecapitaliste prétendument indépassable, mais esquissentles contours d’une autre façon de vivre en société, uneautre civilisation.Le lecteur parcourra donc six chapitres dont les intitu-lés illustrent le fil rouge de leur démonstration : le pro-grès humain comme finalité, la démocratie commematrice, la durabilité comme logique, la coopérationcomme démarche, l’appropriation comme dynamique.Saluons le long passage où les deux auteurs montrent àtravers une multitude d’exemples comment des expé-riences en cours viennent contredire – au concret – leslogiques de compétition, de concurrence et de chacunpour soi. Cela va des grands projets structurants commela station spatiale internationale, le CERN (Centre euro-péen de recherche nucléaire), ou l’ITER (réacteur expé-rimental thermonucléaire international) à la coopéra-

tion dans l’univers des entreprises (GIEC, coopérationsà l’initiative des comités d’entreprises, mutipartenariats,coopératives) en passant par les Fab Labs, la finance soli-daire et collaborative, les systèmes locaux d’échange, oula coopération via Internet. La conclusion insiste sur l’ur-gence de sortir de la logique mortifère en cours. Desforces, des énergies actuellement fragmentées existent.La question décisive est de travailler à ce qu’elles dialo-guent, partagent leurs expériences comme leurs diag-nostics, et se rassemblent.Dix pages de bibliographie, de rapports et d’études com-plètent cet ouvrage roboratif.

Introduction à Antonio GramsciLa Découverte, 2013

GEORGE HOARE, NATHANSPERBER

PAR IGOR MARTINACHE

Il faut toujours se méfier des modesintellectuelles. Ainsi, depuis quelquesannées, beaucoup se plaisent à citerGramsci et son fameux concept d'hé-

gémonie culturelle, jusqu'à Nicolas Sarkozy. Il n'y a pour-tant rien de commun entre l'ancien président de laRépublique et le militant communiste disparu préma-turément dans les geôles mussoliniennes où il passa sesdernières années et rédigea ses Carnets de prison. Pourcontrecarrer les entreprises de récupération douteuseset dissiper les nombreux contresens, rien de mieux quede revenir à la source. C'est justement ce que proposentles deux auteurs à travers cette introduction à une œuvreaussi touffue que fragmentaire, étant donné le contextede son écriture. Une pensée indissociable de la vie dujeune secrétaire du PCI qu'ils relatent avant d'en détail-ler la conception exigeante et élargie de la politique.Rompant avec un économisme étroit par lequel on cari-cature trop souvent la pensée de Marx et consistant àcroire que l'idéologie ne serait que le reflet de l'infra-structure matérielle de la société, Gramsci était aucontraire persuadé d'une certaine autonomie du planculturel, enjeu essentiel de la lutte. D'où sans doute samotivation à écrire sans relâche jusqu'à son dernier souf-

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fle. Et cette petite invitation à le lire suffit à convaincrequ'effectivement les réflexions de Gramsci n'ont rienperdu de leur actualité.

Eloge du théâtre, Café VoltaireFlammarion, 2013

ALAIN BADIOU, NICOLASTRUONG

PAR VICTOR THIMONIER

Après son Éloge de l’Amour, en 2009,le philosophe et auteur dramatique qu’est Alain Badious’entretient de nouveau avec Nicolas Truong, directeur duthéâtre des idées du Festival d’Avignon, à l’occasion d’un« éloge du théâtre ». C’est d’abord à une confession intimiste que le lecteurassiste, ravi de découvrir comment on en vient à être prispar « le virus du théâtre » Nicolas Truong interroge le phi-losophe sur la décision qui a motivé son choix entre phi-losophie et théâtre. La réponse de Badiou est surprenante :« Sans doute est-ce la faute des mathématiques ! ». Comiquecomme il l’est dans son écriture dramatique, le philosopheexplique qu’il y a en lui une tension entre son désir d’émo-tion comblé par le théâtre et son irrépressible désir d’une« argumentation irrésistible » et logique. La question essentielle à laquelle Badiou répond avec uneefficacité et une simplicité de bon aloi est celle de la voieà suivre pour le théâtre d’aujourd’hui. Il n’y a ici ni pres-cription ni proscription mais l’aveu intime d’une attitudeface à la scène. Aveu que le lecteur est libre de prendre àson compte ou de refuser mais qui ici est éloge et discoursd’amour. Un éloge qu’on se doit aussi d’entendre commeun souffle de vie contre les deux bords de la critique contem-poraine : d’abord contre le mouvement qui voudrait fairecroire que le XXIe siècle est l’ère du « non-art », celle del’échec perpétuel du dire artiste, du créer plutôt que dufaire ; ensuite contre ceux qui cherchent à faire taire ce quifut le génie créateur du théâtre révolutionnaire et politiqued’un Vilar ou d’un Vitez, en oubliant que le théâtre est un« art supérieur » et un art pour tous. Badiou développe aussi une pensée de spectateur qui setransforme avec souplesse en sujet d’expérimentation,en sujet face à l’expérimentation et qui accepte ce qu’onlui propose. « L’invention théâtrale réelle fait retour quelsque soient ses choix idéologiques et techniques et agitsur la scène au présent, un présent qui tient compte dece que l’on sait de l’histoire ou des sciences, qui inventedes fables contemporaines efficaces et qui incorpore toutça à l’œuvre ».Enfin, Alain Badiou repose la vieille question de la poli-tique et du théâtre pour dire simplement ce qu’il pense deces deux mots côte à côte, venant rappeler avec beaucoupde clarté que l’expression théâtre politique est décevante.La politique est la matière du théâtre et il y ajoute l’amour,c’est dans l’interpénétration de ces deux thèmes que lethéâtre se fait. Là où Badiou frappe particulièrement juste c’est quand ilrappelle que le théâtre est avant tout une affaire d’État (paropposition par exemple au cinéma). Il est un attroupe-ment produit, de la Grèce à aujourd’hui, par l’État, mis endanger et mis en branle par lui. C’est dans cette tensionque le théâtre naît. C’est un lien organique et objectif. Unpeu provocateur et un peu sérieux, il dit militer pour unthéâtre obligatoire, à la mesure de l’institution publique. Comme souvent dans les entretiens, la ligne de la pensée

est elliptique et manque par instant de densité. Mais il estcertain que le projet initial est accompli avec brio : ce texteest un aveu d’amour qui raisonne singulièrement.

Les imams de France. Une autoritéreligieuse souscontrôle Agone, 2013

SOLENNE JOUANNEAU

PAR IGOR MARTINACHE

Si les prêtres catholiques ne semblentpas avoir perdu leur respectabilité endépit des crimes pédophiles de certains

de leurs confrères, les imams font en revanche depuisquelques années l'objet d'une certaine suspicion de la partdes pouvoirs publics et d'une part de la population, promptsà les ériger en vecteurs du fanatisme. Il n'en a pourtant pastoujours été ainsi : bien au contraire, avant les années 1970,les imams étaient promus par les patrons dans l'espoir dedomestiquer leur main-d'oeuvre étrangère. C'est seule-ment à partir des années 1980 que les salles de prière sesont développées dans les « quartiers » sous l'effet conjointde la fermeture des frontières aux migrations de travail puisde l'extension de la liberté d'association aux étrangers parle gouvernement Mauroy. C'est ce travail de constructionsociopolitique d'une figure religieuse que l'auteur retracedans cet ouvrage tiré de sa thèse, permettant ainsi de mieuxconnaître les multiples facettes de ce rôle religieux parti-culier, mais aussi les multiples contraintes dans lesquellesdoivent évoluer ceux qui l'endossent, émanant à la fois desautorités nationales et de leurs pays d'origine, mais ausside la communauté de croyants dont ils dirigent la prière,comme le montre la dernière partie de l'ouvrage consti-tuée des observations recueillies à l'occasion d'une immer-sion prolongée au sein des fidèles, femmes et hommes,d'une mosquée d'une banlieue ordinaire. Bien au-delàdes apprentissages factuels déjà utiles à ceux qui ignorenttout des gardiens du minbar, et ils sont nombreux, et per-mettant ainsi de faire reculer l'ignorance, cette enquêteinterroge les politiques mises en œuvre dans ce domaine.

R E V U E S« Les rapports Nord-Sud dans la

mondialisation »Recherches internationales,n°95, 2013

PAR ALEXIS COSKUN

La mondialisation capitaliste constitueune des réalités les plus intéressantes de

notre monde contemporain. Ses effets façonnent entreautres notre champ politique et économique. Le dossiercentral de ce numéro s’intéresse à l’émergence de nou-velles puissances et de nouveaux acteurs et à ses consé-quences. Pour qui s’intéresse à la Chine, à l’Inde, àl’Amérique latine, aux transformations de l’impérialismeet de ses confrontations, la lecture de ce numéro est unenécessité.

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Plusieurs angles d’étude président à l’analyse des pays endéveloppement et de leurs rapports aux nations indus-trialisées depuis longtemps regroupées sous la dénomi-nation classiquement acceptée de « pays du Nord ».On remarquera tout d’abord la contribution de MehdiAbbas qui détaille de manière documentée, historique etcritique les évolutions en cours au sein de l’OMC(Organisation mondiale du commerce) notamment lorsdu dernier cycle de négociation, dit de Doha, lancé en2001 et axé sur le développement. Dès ce premier texte,se dessine un fil conducteur du cahier central : le déve-loppement sur le plan mondial des pays dits du Sud estextrêmement hétérogène. Une forte différenciation deséconomies les plus fortes s’opère tandis que les plus pau-vres ne progressent pas ; ce qui laisse place à de nouvellesdominations.La contribution de Dimitri Uzundis analyse le rôle du libé-ralisme économique dans le développement, ou plutôtmontre les freins posés par cette doctrine au développe-ment des pays exploités. Ainsi, notamment au regard dela volatilité des prix des matières premières, il est montrécomment le libre-échange est défavorable aux pays pau-vres. Cette vision rejoint celle que les marxistes ont déve-loppée de longue date. Jean Jaurès n’avait-il pas parlé àpropos du libre-échange de « liberté du renard dans lepoulailler » ?Rémy Herrera livre un texte relatif aux rapports horizon-taux entre pays du Sud, mais également à ceux verticauxunissant Nord et Sud. L’auteur touche ici à une des ques-tions se posant avec le plus d’acuité dans notre mondecontemporain : celui du rôle de la Chine en Afrique. S’ilmontre la place grandissante de l’empire du Milieu dansce continent, il en analyse également les conséquencesinverses, à savoir les flux partant de l’Afrique vers l’Asieen ressources naturelles certes, mais aussi en biens manu-facturés.Pierguiseppe Fortunato et Vincent Piolet consacrent cha-cun un article à la notion de BRICS (Brésil, Russie, Inde,Afrique du Sud) devenue si familière. Ils en rappellent lesorigines et en jugent l’importance et la situation sur lascène internationale. La croissance de ces pays, si indé-niable qu’elle soit, peut ainsi être nuancée sur bien despoints, leur complémentarité et leur homogénéité faceaux vieilles puissances industrialisées étant mises à malpar leurs intérêts propres et particuliers. Une connais-sance précise de leur nature et de leur complexité : voicides acquis de ces deux contributions.L’article de Frédéric Thomas donne au lecteur un éclai-rage intéressant sur un sujet trop peu abordé ; celui de laprésence de la Chine en Amérique latine. On y comprendles raisons de l’intérêt de la Chine, principalement les res-sources naturelles, et les fluctuations des réactions desgouvernements oscillant entre fenêtre d’opportunité etcrainte de relation à sens unique.Enfin, la contribution de Jean-Robert Henry apporte unevision lumineuse sur la Méditerranée et les différentesacceptions, historiques et actuelles, de la notion mêmede mondialisation et de sa construction.En marge du dossier, quatre contributions sont à plus d’untitre passionnantes. Mathieu Grand et Thomas Posadotraitent l’actualité en s’intéressant à l’après-mort d’HugoChavez. Ils montrent que la victoire de Nicolas Maduro adéjà été rendue difficile par la perte de cette figure etdécryptent les insuffisances qui existent déjà après plu-sieurs années de révolution bolivarienne. Pierre Guerlaindémontre au travers de son article que l’élection d’Obamaà la présidence américaine n’a que peu changé la poli-tique extérieure du pays et souligne les continuités poli-tiques et administratives indéniables avec l’ère Bush.

Patrice Jorland, quant à lui, consacre sa contribution à larésurgence du traditionalisme et du nationalisme dans leJapon contemporain. Enfin, le lecteur appréciera le texterétrospectif d’Alain Ruscio qui nous replonge dans lesâpres négociations de paix pour le Vietnam face à l’impé-rialisme états-unien, négociations consécutives à la longueet héroïque résistance du peuple vietnamien.

« Communisme »La Pensée n°375

PAR PATRICK COULON

Dans la présentation de son dossier larevue rappelle que « les aspirations à une

société d’êtres humains libres, égaux et associés par lepartage, dans toutes les dimensions de l’existence, lesrecherches par la pensée et par l’action qui s’y ratta-chent, sont apparues il y a longtemps. Elles ont une viehistorique mouvante, complexe, évolutive. Leur connais-sance constitue un chantier immense ». Elle complète :« Ces questions, leurs racines, les débats et les combatsqui s’y rattachent, connaissent en ce début du XXIe siè-cle de très profonds renouvellements. Cela dans lecontexte du tournant des capacités humaines, consti-tutif d’une nouvelle étape de l’hominisation elle-même. Un tournant qui se réalise et se développe à travers desstratégies aux voies, aux contenus contradictoires pourles êtres humains et les peuples ».La Pensée pose ainsi le défi auquel est confronté le genrehumain : « Guerre économique, concurrence libre et nonfaussée (pour évoquer l’un des dogmes majeurs de l’unioneuropéenne), domination de la « communauté finan-cière internationale » sur les peuples, ou associations etpartages multiformes entre peuples libres, égaux et asso-ciés dans la conduite et la gestion de la planète, y com-pris dans leur rapport au plus haut niveau des recherchesmodernes et de leur mise à la disposition des peuplesassociés ?Les citoyens dans leurs diversités seront-ils les agentsassociés porteurs de la maîtrise de ces mutations descapacités humaines ou bien les prises de décision sur lamanière de comprendre et puis de mener les chosescontinueront-elles sans cesse davantage à être pour l’es-sentiel orientées par les privilégiés dominants vers unesociété à plusieurs vitesses ?Il n’existe aucune fatalité ni dans un sens ni dans l’au-tre. Avec le champ de possibilités ouvert par l’actuelletransformation des capacités et forces productiveshumaines, on pourrait (si les forces de paix et de libéra-tion l’emportent sur les forces de destruction) commen-cer à voir se créer les conditions de l’entrée dans une èrede l’histoire humaine qui pourrait nous faire sortir toutà la fois du capitalisme et de ces sociétés où le dévelop-pement des richesses, de capacités intellectuelles neuves,et de la civilisation a été fondé sur la domination et l’ex-ploitation.Mais possibilité n’est pas synonyme de réalité. D’autantmoins que la grande bourgeoisie du capital financierprend en compte la révolution des forces productives etl’évolution des rapports de forces pour apporter sesréponses aux défis de ce XXIe siècle.Cinq articles composent ce dossier : Quel avenir pour le« socialisme du XXIe siecle » ? Chine 2013, Sur le commu-nisme des communistes, Le communisme de retour chezles philosophes, Le boson de Higgs, une découverte his-torique de portée anthropologique. Un numéro très fortifiant !

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Pierre LaurentSecrétaire national du PCF Responsable national du projet

Isabelle De Almeida Responsable nationale adjointe du projet

COMITÉ DE PILOTAGE DU PROJET

RESPONSABLES DES SECTEURS

L’ÉQUIPE DE LA REVUE

Marc Brynhole Olivier Dartigolles Jean-Luc Gibelin Isabelle Lorand Alain Obadia Véronique Sandoval

Jean QuetierMouvement réel

Renaud BoissacPresse

AGRICULTURE, PÊCHE, FORÊT

Xavier Compain [email protected]

CULTURE

Alain Hayot [email protected]

Jean-François Tealdi Média et [email protected]

DROITS ET LIBERTÉS

Fabienne Haloui Droits des personnes et libertés- Migrants - Racisme et [email protected]

Ian Brossat [email protected]

DROITS DES FEMMES ET FÉMINISME

Laurence Cohen [email protected]

ÉCOLOGIE

Hervé Bramy [email protected]

Pierre [email protected]

ÉCONOMIE ET FINANCES

Valérie GoncalvesÉ[email protected]

Yves Dimicoli [email protected]

Catherine MillsÉconomie et [email protected]

ÉDUCATION

Marine [email protected]

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR - RECHERCHE

Anne [email protected]

JEUNESSE

Isabelle De Almeida [email protected]

MOUVEMENT DU MONDE

Jacques Fath [email protected]

PRODUCTION, INDUSTRIE ET SERVICES

Alain ObadiaIndustrie - Services [email protected]

Yann Le Pollotec Révolution numé[email protected]

TRAVAIL, EMPLOI

Véronique Sandoval Travail - Droit du travail -Chômage, Emploi - Formation,insertion - Pauvreté[email protected]

Pierre DharrévilleRéformes institutionnelles -Collectivités [email protected]

RÉPUBLIQUE, DÉMOCRATIE ET INSTITUTIONS

Annie MazetLaïcité et [email protected]

Fabien Guillaud BatailleSécurité, [email protected]

Nicole Borvo Cohen-Seat Institutions, [email protected]

Patrick Le [email protected]

PROJET EUROPÉENIsabelle Lorand [email protected]

VILLE, RURALITÉ, AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

Stéphane [email protected]

Pascal BagnarolRuralité[email protected]

Sylvie Mayer Économie sociale et [email protected]

SPORT

Nicolas Bonnet [email protected]

SANTÉ, PROTECTION SOCIALE

Jean-Luc Gibelin Protection sociale - Retraites etretraités Autonomie, handicap -Petite enfance, [email protected]

Hélène BidardRédactrice en chef

adjointe

Davy CastelRédacteur en chef

adjoint

Guillaume Roubaud-QuashieRédacteur en chef

Igor MartinacheRédacteur en chef

adjoint

Frédo CoyèreMise en page/graphisme

Caroline BardotRédactrice en chef

adjointe

Noëlle MansouxSecrétaire de rédaction

Vincent BordasRelecture

Sébastien ThomasseyMise en page

Côme SimienHistoire

Nicolas Dutent Mouvementréel/Regard

Gérard StreiffCombat d’idées

Nina LégerSondages

Corinne Luxembourg

Production de territoires

Florian GulliMouvement

réel

Alain Vermeersch

Revue des média

Marine RoussillonCritiques

Amar BellalSciences

Michaël OrandStatistiques

Étienne ChossonRegard

Francis CombesPoésies

Franck DelorieuxPoésies

Pierre CrépelSciences

Léo PurguetteTravail de secteurs

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