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La science des monstres · 2018. 4. 25. · INTRODUCTION Il y a un peu plus d'un siècle que les monstres ont fait leur entrée dans la science. Ils ont d'abord été l'objet d'études

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LA SCIENCE D E S

MONSTRES

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DU MÊME AUTEUR

LES CHANGEMENTS DE SEXE

LA SCIENCE DES MONSTRES

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L'AVENIR DE LA SCIENCE - 27 C o l l e c t i o n d i r i g é e p a r J e a n R o s t a n d

É T I E N N E W O L F F Professeur de Zoologie et d'Embryologie expérimentale

à l'Université de Strasbourg

LA SCIENCE D E S

MONSTRES

G A L L I M A R D 2e édition

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Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1948.

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A mon maître

le Professeur P. ANCEL,

en hommage d'affectueuse gratitude et d'admiration.

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INTRODUCTION

Il y a un peu plus d'un siècle que les monstres ont fait leur entrée dans la science. Ils ont d'abord été l'objet d'études anatomiques et descriptives. Comme les autres branches de la biologie, la science des monstres a fait récemment, grâce à l'expérimentation, des progrès déci- sifs. On a commencé par décrire des monstres, on sait aujourd'hui les reproduire, on peut créer des formes nou- velles, inconnues jusqu'à ce jour. Des méthodes, empreintes de vie et de dynamisme, se sont adjointes aux anciennes méthodes. Il n'est pas trop tôt pour faire le point, pour mesurer le chemin parcouru. Les monstruosités en géné- ral, beaucoup de monstres en particulier, trouvent aujour- d'hui une explication complète. Il m'a paru intéressant d'exposer au public les progrès récents de la tératologie, de dissiper le mystère, et parfois le malaise, qui plane encore sur les êtres anormaux.

Ce livre ne vise pas à être complet et érudit. Il a été écrit loin de toute documentation. J'ai essayé de donner un aperçu des principaux problèmes et des méthodes qui ont permis de les résoudre. Je pense qu'on peut exposer les résultats les plus importants des sciences biologiques dans un langage simple et accessible à tous. Je me suis efforcé d'éviter le plus possible les termes techniques, d'expliquer ceux qui me paraissaient propres à fixer la pensée. Le choix qui a été fait parmi les nombreux résul- tats pourra paraître arbitraire. Bien d'autres travaux auraient mérité d'être cités. Je ne pouvais donner qu'une vue d'ensemble de l'état actuel de cette science, et j'ai fait appel à quelques-uns des résultats qui me paraissaient

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les plus importants. Je prie le lecteur d'excuser les la- cunes de ce livre, et de bien vouloir évoquer les condi- tions dans lesquelles il a été rédigé.

J'ai écrit cet ouvrage en captivité, à un moment où tout paraissait s'effondrer, et où le droit même d'espérer nous était contesté. J'ai été amené à récapituler mon court passé scientifique, à un âge où d'autres s'adonnent librement et de toutes leurs forces à la recherche. Ce travail, s'il a attisé mes regrets, m'a apporté quelque réconfort. On peut enlever d'un trait de plume tous les biens, tous les droits aux hommes et aux peuples. On ne peut leur ravir l'œuvre qu'ils ont créée, l'apport qu'ils ont fourni au progrès des sciences et à la pensée de leur pays. Ainsi la modeste part que j'avais prise au dévelop- pement de la biologie en France m'apparaissait comme le seul bien qui me restât. Je souhaite que ce petit livre apporte au lecteur un reflet de la vie des laboratoires, un peu de l'enthousiasme qui anime les chercheurs, un peu de la joie fébrile de la découverte, comme il a donné à son auteur l'apaisement du souvenir.

Je remercie bien vivement mon compagnon de capti- vité, Jean-Henri Vivien, docteur ès sciences naturelles, assistant à la Sorbonne, qui m'a aidé à reconstituer un grand nombre de figures et de schémas, donnant ainsi la mesure de sa science et de son talent.

Edelbach (Autriche), novembre 1941.

Addenda. — Je n'ai rien modifié à l'introduction ni au texte du manuscrit écrit en 1941. Si les circonstances ont bien changé, l'aspect des problèmes exposés dans ce livre n'a pas sensiblement évolué. Seule, l'illustration a été complétée. Je remercie vivement mon Maître M. le Professeur Ancel et M. le D Vintemberger, qui ont mis obligeamment à ma disposition des photographies iné-

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dites de monstres, appartenant aux collections de l'Insti- tut d'Embryologie de la Faculté de Médecine de Stras- bourg, où j'ai commencé mes recherches. Je dois au talent de M. Richter, dessinateur du laboratoire de Zoologie et de Biologie générale, une nouvelle série de figures, qui complètent ainsi l'illustration commencée en captivité par mon collègue et ami, M. J.-H. Vivien, devenu professeur à la Faculté des Sciences de Strasbourg.

Strasbourg, le 24 décembre 1945.

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CHAPITRE P R E M I E R

APERÇU HISTORIQUE

Le mot monstre est dérivé du latin monstrum, et apparenté au verbe monstrare (montrer). Il désigne des êtres anormaux, qui excitent la curiosité par leur carac- tère étrange et incompréhensible. A cette curiosité, se mêle souvent un sentiment d'horreur, une certaine crainte superstitieuse; ils inspirent parfois de la répulsion. Cette impression était plus vive encore au cours des siècles passés. Au nom de principes religieux, la superstition s'acharnait contre les humains que le hasard avait déshé- rités. C'est parmi les avortons, les boiteux, les bossus que la croyance populaire recrutait le plus souvent les sor- ciers et les démons. On les accusait de commerce avec les puissances infernales. La malveillance et la raillerie étaient leur habituelle escorte. De tels préjugés étaient peu favo- rables à une étude objective des monstruosités. On ne soupçonnait pas que l'exception pût être expliquée, qu'elle pût avoir ses lois. Qu'on se rappelle aussi les obstacles auxquels se heurtait l'étude de l'anatomie; la dissection des cadavres, la pratique de l'autopsie furent longtemps combattues. Ces difficultés retardèrent beaucoup les pro- grès de l'anatomie normale. L'anormal ne pouvait être étudié avec profit que si le normal était bien connu. C'est pourquoi la science des monstruosités n'a pris son essor qu'après que l'anatomie se fut établie sur des bases solides.

On trouve dans la littérature de toutes les époques des descriptions d'hommes et d'animaux monstrueux. Elles

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sont souvent fantaisistes, généralement fort incomplètes. La mythologie grecque avec ses divinités singulières — Cyclopes, Titans, Sirènes, Janus — s'est peut-être inspirée de modèles réels. D'autres observations sont plus précises, plus fidèles. Montaigne, dans un de ses essais, a fait une description exacte et pittoresque d'un enfant monstrueux; elle nous permet aujourd'hui de rapporter ce cas à un type défini de monstre parasitaire (voir plus bas, p. 34 et Pl. VI).

Ce conte s'en ira tout simple : car je laisse aux médecins d'en discourir. Je veis avant-hier un enfant que deux hommes et une nourrice, qui se disoient être le père, l'oncle et la tante, conduisoient pour tirer quelque soul de le montrer, à cause de son estrangeté. Il estoit, en tout le reste, d'une forme commune, et se soubstenoit sur ses pieds, marchoit et gazouil- loit, environ comme les aultres de mesme aage : il n'avait encore voulu prendre aultre nourriture que du tettin de sa nourrice; et ce qu'on essaya en ma présence de luy mettre en la bouche, il le maschoit un peu, et le rendoit sans avaller : ses cris sembloient bien avoir quelque chose de particulier : il estoit aagé de quatorze mois justement. Au-dessoubs de ses tettins, il estoit prins et collé à un aultre enfant, sans teste, et qui avoit le conduict du dos estouppé, le reste entier; car il avoit bien l'un bras plus court, mais il luy avoit esté rompu par accident, à leur naissance : ils estoient joincts face à face, et comme si un plus petit enfant en voulait accoler un plus grandelet. La joincture et l'espace par où ils se tenoient n'estoit que de quatre doigts, ou environ, en manière que si vous retroussiez cet enfant imparfait, vous voyiez au-dessoubs le nombril de l'autre : ainsi la cousture se faisoit entre les tettins et son nombril. Le nombril de l'imparfaict ne se pouvoit veoir, mais ouy bien tout le reste de son ventre : voylà comme ce qui n'estoit pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et jambes de cet imparfaict, demeu- roient pendants et branlants sur l'aultre, et luy pouvoient aller sa longueur jusques à myjambe. La nourrice nous adjoustoit qu'il urinoit par touts les deux endroits; aussi estoient les membres de cet aultre nourris et vivants, et en

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mesme poinct que les siens, sauf qu'ils estoient plus petits et menus.

Des descriptions d'une telle objectivité ont été fort rares avant le XIX siècle, tant les passions se déchaînaient et les préjugés s'exaspéraient au spectacle des monstruo- sités. C'est pour le naturaliste actuel un grand étonnement de constater combien de siècles il a fallu à la science pour arriver, dans tous les domaines, à ce simple point de départ : l'observation impartiale et fidèle d'un fait. Cepen- dant, l'opiniâtreté dans l'erreur et la fantaisie ne devraient pas nous surprendre, si nous songeons aux légendes qui se colportent et aux sottises qui s'impriment encore chaque jour, à l'occasion de la naissance d'un monstre animal ou humain. Il semble que l'humanité perde tout sang-froid et entre en transe quand elle se trouve en présence d'un être qui sort de la moyenne ou de la norme.

De tout temps, des philosophes, des médecins, des natu- ralistes comme Ambroise Paré, Aldrovande, Olivier de Serres, Réaumur, ont observé des monstres, ils ont même cherché à les expliquer.

Mais il faut attendre le début du XIX siècle pour que l'étude des monstres ou Tératologie (du grec teratolo- gia : récit de choses extraordinaires) se constitue en une science indépendante. C'est aux deux Geoffroy Saint-Hi- laire que l'on doit ce progrès. Étienne Geoffroy Saint- Hilaire, qui a fondé l'Anatomie comparée, est aussi le créateur de la Tératologie. Son œuvre la plus importante en cette matière est contenue dans la Philosophie ana- tomique qui fut publiée en 1822. Isidore Geoffroy Saint- Hilaire continue et complète l'œuvre de son père. Il publie en 1836 le Traité de Tératologie, ouvrage fondamental, auquel tous les tératologistes se réfèrent encore aujour- d'hui. L'œuvre des Geoffroy Saint-Hilaire est à la fois des- criptive, systématique, explicative. Leur travail est fondé sur un grand nombre d'observations qu'ils ont faites ou recueil- lies. Les descriptions anatomiques qu'ils nous ont laissées

1. MONTAIGNE. Les Essais, t. III, chap. 30. D'un enfant mons- trueux.

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sont d'une précision et d'une sûreté d'interprétation qui forcent l'admiration.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a proposé une classifica- tion dans laquelle entrent toutes les variétés de malfor- mations connues de lui. Les monstres sont classés en Embranchements, Classes, Ordres, à l'imitation de la sys- tématique zoologique et botanique, codifiée par Linné. Un peu rigide et dictatorial dans sa forme, ce classement rend cependant compte de la plupart des malformations existantes; il répond encore, dans ses grandes lignes, aux nécessités actuelles. L'œuvre des Geoffroy Saint-Hilaire ne s'est pas arrêtée là. Ils ont tenté d'expliquer les monstres. A une époque où l'on ignorait presque tout de l'Embryo- logie, ils ont entrevu des solutions d'une étonnante clair- voyance. Certaines lois qu'ils avaient formulées ont été pleine- ment vérifiées par des recherches expérimentales récentes.

De nombreux auteurs — anatomistes, médecins, vété- rinaires — ont depuis lors apporté leur contribution à la Tératologie. Ils ont précisé sur certains points l'œuvre des fondateurs. Ils ont observé de nouveaux cas, décrit de nombreuses variantes : toutes s'intègrent dans les caté- gories définies par le Traité de Tératologie.

Au XIX siècle, les monstruosités ont été surtout étu- diées dans le groupe des Mammifères. Elles sont moins bien connues chez les Oiseaux et les Vertébrés inférieurs. Elles ont été cependant signalées fréquemment dans ces groupes, et l'on sait qu'elles correspondent point pour point aux malformations des Mammifères.

Tandis que l'étude descriptive des monstres se déve- loppait, certains auteurs envisageaient ou essayaient de reproduire expérimentalement les malformations que l'on rencontre à l'état spontané. Alors que les morphologistes

1. L ' o u v r a g e a l l e m a n d de Schwalbe , Die Morphologie der Missb i l - d u n g e n des Menschen und der Tiere ( Iéna , 1913), c o n t i e n t une d o c u m e n t a t i o n t rès déta i l lée su r l ' é t a t a c tue l de la Téra to logie des- cr ipt ive . O n t r o u v e r a u n exposé p lus s o m m a i r e d a n s l e Tra i té de Tératologie de LESBRE, Par i s , 1927 e t le P réc i s de T ératologie de GUI- NARD, Paris , 1893, qui conserve a u j o u r d ' h u i encore t ou t e sa v a l e u r desc r ip t ive e t s y s t é m a t i q u e .

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ont étudié surtout les Mammifères, les expérimentateurs. se sont adressés de préférence aux Poissons, aux Batra- ciens et aux Oiseaux, dont les embryons sont plus acces- sibles aux interventions.

La phase descriptive prépare, dans toutes les sciences, la phase expérimentale, qui la suit de plus ou moins près. L'accession de la Tératologie au rang de science descrip- tive avait eu pour résultat de montrer, derrière la variété très grande des formes monstrueuses, une certaine sta- bilité des principaux types naturels. Ce n'est pas une fan- taisie échevelée qui préside à leur naissance. Tous les monstres à deux têtes et à un tronc, qu'il s'agisse de fœtus humains ou animaux, ont la même organisation, à quelques détails près. Les Cyclopes, ces êtres extraor- dinaires qui ont un œil au milieu du visage comme Poly- phème dans l'Odyssée, ont une remarquable unité d'orga- nisation qu'on retrouve presque inchangée de la truite au triton, du triton au poulet, du poulet au porc, du porc à l'homme. En d'autres termes, de même qu'il y a un plan d'organisation normal, il existe des plans d'organi- sation monstrueux. Cela nous laisse prévoir qu'il y a des lois du développement monstrueux. Bien plus, entre les types morphologiques anormaux, on retrouve des traits communs, comme s'ils suivaient des formules identiques, comme s'ils n'avaient à leur disposition qu'un nombre limité de « procédés ». Les résultats peuvent donner l'il- lusion d'une variété presque illimitée, les moyens mis en œuvre se réduisent à un nombre restreint de recettes. Ce sont les mêmes « ficelles » que la nature semble tou- jours tirer. Le grand mérite d'Étienne et d'Isidore Geof- froy Saint-Hilaire est d'avoir vu qu'il y avait des types d'organisation monstrueux, et qu'au-dessus de ces types il y a des lois de l'organisation monstrueuse.

Dès lors que l'ordre était ramené dans le monde du désordre apparent, qu'il était démontré que les hors-la-loi eux-mêmes ont leurs lois, il était logique de se deman- der si les monstres obéissent à ces règles en vertu d'une nécessité interne, ou si l'on ne peut pas les plier à ces

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lois par quelque intervention extérieure. Les monstres sont-ils d'emblée des êtres exceptionnels, ou le devien- nent-ils au cours de leur développement? Problème fon- damental pour le biologiste. Suivant la réponse qui sera donnée à cette question, le biologiste pourra prétendre ou devra renoncer à pénétrer plus avant dans la connais- sance des causes des malformations.

Étienne Geoffroy Saint-Hilaire projeta le premier d'ex- périmenter sur l'œuf de poule pour produire des mons- truosités. Il attendait de telles expériences des résultats grandioses, plus importants encore que la production des monstruosités. Il espérait que l'on pourrait ainsi trans- former les espèces les unes dans les autres. Au vieux rêve de la transmutation de la matière, qui tortura tant de siècles l'imagination des savants, venait s'ajouter une ten- tation nouvelle, celle de la transmutation des espèces. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire se livra lui-même à quelques expériences, dont le résultat ne fut pas net. Il laissa à ses continuateurs la tâche de vérifier ses idées. Si l'ex- périence n'a pas encore pleinement répondu à l'espoir de transformer les espèces par les voies qu'envisageait Geof- froy Saint-Hilaire, elle a fourni par contre à l'étude des monstres une ample moisson de résultats. Mais admirons l'intuition du grand naturaliste. Il réunissait dans une même pensée deux des idées qui allaient se révéler les plus fécondes de la biologie future. Il envisageait comme une chose toute naturelle la variabilité des espèces, à une époque où la théorie de l'évolution n'était pas même dis- cutée, où l'œuvre de Lamarck était restée incomprise et ignorée. Bien mieux : il entrevoyait que le problème de l'évolution pourrait être un jour porté sur le plan expé- rimental et il liait la qùestion de la transformation des espèces à la production des anomalies.

C'est à Dareste que revient le mérite d'avoir ouvert la voie à la Tératologie expérimentale. Son œuvre se situe entre les années 1855 et 1891. Il modifie les conditions normales de l'incubation de l'œuf de poule. L'élévation de température, le refroidissement, l'arrêt temporaire de

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l'incubation, les actions mécaniques (secousses, ébranle- ments) sont les principales perturbations qu'il fit subir aux œufs dans les premiers jours du développement. Il obtint de nombreux monstres qu'il étudia minutieusement. Il observa et décrivit plusieurs malformations nouvelles.

Dareste fut suivi dans cette voie par de nombreux auteurs qui éprouvèrent l'action de divers agents phy- siques et chimiques : substances toxiques, acides, alca- lis, atmosphères confinées, courants électriques, radiations. Les œufs des Oiseaux aussi bien que les embryons aqua- tiques des Batraciens et des Poissons ont servi de maté- riel d'expériences. De telles recherches ne sont pas épuisées, elles apportent encore aujourd'hui des résultats impor- tants, à différents égards. Elles montrent qu'il est possible de produire des monstres en intervenant « du dehors ». Mais ces méthodes d'intervention sont plus ou moins pré- cises. Elles modifient les conditions générales du dévelop- pement; l'expérimentateur ne sait pas exactement quel trouble il apporte à l'embryon. Il ignore souvent à quel stade le facteur qui produit la monstruosité (facteur téra- togène) a exercé son action, il ignore surtout quelle partie de l'embryon a été spécialement affectée, quelle est l'origine de la monstruosité. Aussi les résultats de ces méthodes sont-ils inconstants et capricieux. Aux méthodes indirectes inaugurées par Dareste, les méthodes directes apportent un complément indispensable.

Le but des méthodes directes est de produire une mons- truosité déterminée à l'aide d'une intervention précise. Warinsky et Fol (1884) eurent les premiers l'idée d'opé- rer directement un territoire limité du germe pour pro- duire des malformations. Avec une aiguille chauffée, ils piquent l'embryon en divers points. Leur tentative paraît avoir donné quelques résultats. Mais ceux-ci n'étaient ni constants ni probants. Les instruments d'optique et d'éclai- rage dont se servaient Warinsky et Fol n'étaient pas suffisants pour leur permettre de repérer sur le vivant les premières formations embryonnaires. Leur exemple ne fut pas suivi, leur tentative resta sans lendemain.

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Le problème des monstres fut abordé d'un tout autre point de vue par des embryologistes qui étudiaient les propriétés des œufs en voie de développement. L'embryo- logie expérimentale, dont les débuts remontent à la fin du XIX siècle, ouvrit de nouveaux horizons à la Téra- tologie. Dans la moisson de faits qui furent acquis depuis le début de notre siècle, les tératologistes purent aussi glaner quelques résultats.

Les plus importants de ceux-ci ont été apportés par Spemann qui, étudiant les propriétés de l'œuf des Batra- ciens en cours de division, obtint des monstres doubles. Spemann (1901-1903) trouva en même temps une technique expérimentale et une explication des monstres doubles. La solution qu'il a proposée a pu être étendue depuis lors à d'autres groupes de Vertébrés et d'Invertébrés.

C'est seulement depuis l'année 1932 que l'on sait produire expérimentalement et à volonté la plupart des monstres simples. Les recherches d'embryologie expéri- mentale avaient montré que des opérations faites sur le germe entraînent souvent des malformations chez les Ver- tébrés inférieurs. Pouvait-on, chez un embryon déter- miné, obtenir à volonté telle ou telle malformation? A l'aide d'une technique nouvelle d'irradiations localisées j'ai exploré systématiquement les territoires du germe de poulet à différents stades du développement. De nom- breuses monstruosités connues ont pu être reproduites, au gré de l'expérimentateur, et en quelque sorte « sur commande », à partir de n'importe quel embryon soumis à l'opération.

A la suite des résultats acquis au cours des quarante dernières années, on conçoit que les problèmes de l'ori- gine et de la formation des monstres se soient éclairés d'une lumière nouvelle, que l'explication des malforma- tions ait singulièrement progressé, et que les monstres, en gagnant beaucoup d'intérêt, aient perdu beaucoup de leur mystère.

1. P. ANCEL et ET. WOLFF. Sur la réalisation expérimentale des monstruosités. C. R. de la Soc. de Biol., t. 112, p. 798-801, 1933.

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CHAPITRE II

DÉFINITION DES MONSTRUOSITÉS

Qu'est-ce qu'un monstre? L'opinion courante désigne de ce nom à peu près les mêmes êtres que le langage scien- tifique. C'est dire qu'ils constituent un groupe à part, très caractéristique. Cela est vrai des « grandes monstruosités » : un fœtus cyclope, un veau à six pattes, un enfant à deux têtes, tous ces « phénomènes » que les journaux se plaisent à signaler avec force détails fantaisistes, sont indiscuta- blement des monstres. Mais il y a de petites anomalies, plus discrètes, moins spectaculaires. Il en est que le hasard seul révèle à celui qui la porte; il en est qui se manifestent seulement à l'autopsie. Une paire de côtes supplémentaires, l'absence d'une vertèbre, une denture incomplète, la dévia- tion d'une artère sont pour le scientifique des malforma- tions, au même titre que les autres. Au contraire, des dé- fauts très apparents — certaines tumeurs, certaines bosses, des déviations de la colonne vertébrale — ne relèvent pas de la Tératologie. Les avortons humains qui hantent la Cour des Miracles ne sont pas tous des monstres.

Les trois termes que j'ai employés dans les lignes pré- cédentes — monstruosité, anomalie, malformation — sont à peu près équivalents. Ils peuvent être employés presque indifféremment pour désigner les mêmes sujets. Il n'y a entre eux que des nuances. Comme il existe toute une gamme de malformations, on applique plutôt le terme de monstruosités aux formes les plus accentuées, les plus cu- rieuses, et l'on réserve le nom d'anomalies à des cas plus

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discrets, souvent compatibles avec la vie. Il serait déso- bligeant de traiter de monstre un de nos semblables qui est affligé d'un bec-de-lièvre, d'un pied bot, d'un doigt sup- plémentaire! Le mot malformation convient dans tous les cas. Il est aussi le plus adéquat. Comme le mot allemand Missbildung qui le traduit, il évoque l'idée d'une forma- tion défectueuse, d'une erreur de développement. Il sous- entend un événement embryologique, c'est-à-dire anté- rieur à la naissance. Une malformation ne s e manifeste pas nécessairement chez le nouveau-né, mais elle se pré- pare avant la naissance. Elle est le résultat d'une aber- ration précoce, d'un processus anormal du développement. Un monstre est, pour ainsi dire, un « raté de fabrication »; il porte souvent de toute évidence la marque de son ori- gine embryonnaire. Il fait confusément pressentir qu'un mécanisme n'a pas fonctionné, ou qu'il a mal fonctionné. Il appartient au Tératologiste de déceler et de débrouiller ce processus anormal du développement.

Il est nécessaire de tracer la frontière entre le domaine de la Tératologie et celui de l'anatomie pathologique, entre malformation et maladie. L'anatomie pathologique étudie des formations anormales qui se manifestent dans les tissus et les organes au cours de certaines maladies. Une tumeur, un processus inflammatoire, une réaction de défense de l'organisme relèvent de l'anatomie patho- logique. Ils sont provoqués par un agent pathogène ou un trouble physiologique actuels 1 Ils prennent naissance à un moment quelconque de la vie. Un cancer, un fibrome ne sont pas des malformations. Des maladies de l'enfant ou de l'adulte ne peuvent être considérées comme des monstruosités, quelques déformations ou excroissances qu'elles produisent. (Il peut arriver qu'un trouble patho-

1. Cette distinction n'est pas toujours observée par les auteurs. Des monstruosités figurent souvent dans les traités ou les collec- tions d'anatomie pathologique. Cruveilhier — un des premiers auteurs qui ait fait œuvre de tératologiste, à la suite des Geoffroy Saint-Hilaire — a consacré de nombreux chapitres de son Anatomie pathologique à l'étude des monstres. Une telle confusion est faite encore aujourd'hui par des cliniciens et des savants.

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logique se greffe sur une malformation; il n'y a entre eux que des rapports indirects.)

Les monstruosités ne résultent pas de maladies de l 'em- bryon, quoi qu'aient pu en penser certains auteurs. Elles ne sont pas dues à des maladies infectieuses, à des troubles pathogènes, et nous verrons qu'on ne peut pas non plus incriminer un trouble général du métabolisme embryon- naire, ni une réaction de défense de l'organisme. On ne peut pas.non plus les assimiler à des mutilations du fœtus. Cela est évident dans certaines malformations complexes. L'organisation d'un Cyclope ne révèle pas seulement des déficiences, elle est autre que celle d'un fœtus normal. Mais l'absence congénitale d'un membre — malformation qu'on appelle Ectromélie — peut évoquer au premier abord une mutilation. Or, on connaît des mutilations du fœtus. Il arrive que le cordon ombilical s'enroule autour d'un membre et le sectionne. On voit quelquefois les brides d'une annexe — l'amnios — adhérer à l'embryon, com- primer la tête ou une partie du corps. Il en résulte un traumatisme ou une croissance défectueuse. Mais ces accidents laissent des traces; on observe des étranglements, des plaies, des cicatrices. On retrouve le membre sectionné, et le moignon qui lui correspond est couvert d'un tissu cicatriciel. On peut presque toujours reconnaître qu'il s'agit d'une mutilation et en découvrir la cause.

Au contraire, une malformation ne laisse pas de trace apparente. Elle n'accuse pas la cause qui l'a provoquée. La paroi du corps est lisse et homogène. Il n'y a généra- lement pas de vide à l'emplacement de l'organe manquant. L'organisme semble s'être accommodé d'emblée de cette déficience. Il semble n'en avoir pas tenu compte. Dans le cas de l'Ectromélie, le membre n'a pas été sectionné ou lésé après sa formation, il a complètement avorté. On ne voit aucune trace d'amputation, aucune cicatrice. Ainsi la plupart des malformations paraissent remonter à un stade très précoce du développement.

Cependant, si une monstruosité n'est pas due à la muti- lation, à l'amputation d'un organe déjà constitué, nous

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verrons qu'elle peut être provoquée par la lésion d'une ébauche embryonnaire encore indifférenciée. Une même action traumatisante, appliquée à deux stades différents, produira dans un cas une malformation, dans l'autre une mutilation.

Mais il importe, au début de cet ouvrage, de délimiter strictement notre sujet et de donner à grands traits son extension et ses limites. Nous appellerons donc malfor- mation tout caractère anormal que l'on peut rattacher à une aberration du développement embryonnaire. L'objet de la Tératologie est de définir la nature et la genèse de cette erreur. La plupart des malformations connues rentrent dans ce cadre.

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Pl. I

Thoracopage présentant un foie commun aux deux composants.

Co = cordon ombilical commun. Fc = Foie commun aux deux composants. C1, C2 = cœurs distincts dans un péricarde commun. Les parois thoraco-abdominales ont été enlevées pour permettre de

voir les viscères. (d'après P. Vintemberger).

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Pl. II

Monstre janiceps montrant les deux corps unis ventre à ventre, et l 'une des faces latérales. De l 'autre côté se trouve

une deuxième face latérale.

(Collection de l'Institut d'Embryologie de la Faculté de Médecine de Strasbourg)

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CHAPITRE III

UN APERÇU DES DIFFÉRENTES FORMES DE MONSTRES

Il ne peut être question d'entrer dans le détail de la classification des malformations. Nous nous contenterons de donner un aperçu des types très variés de monstres qui peuvent être observés, et de les caractériser par leurs traits les plus frappants. Tout ce que l'imagination humaine peut concevoir de fabuleux et d'étrange est encore dépassé par le spectacle que nous offre la nature. Les bocaux des musées et des collections tératologiques renferment maintes figures de légende, maints demi-dieux insoupçonnés, dont la carrière fut courte et sans éclat. Avant de passer en revue cet étrange défilé, avant de constater les fantaisies auxquelles se livre quelquefois la nature, il est essentiel de dire ce qu'elle ne peut pas faire. Ce qu'on ne voit jamais, ce sont des chimères, des centaures, des êtres constitués par la juxtaposition d'organes appartenant à deux espèces différentes. Il est nécessaire de ruiner la légende des mou- tons à tête de chien, des hommes-singes, que répandent encore trop souvent une presse dénuée de sens critique et un public trop crédule.

Par contre, nous rencontrerons dans toutes les classes de Vertébrés des malformations strictement homologues. Un porc cyclope est en tout point comparable à un fœtus humain cyclope ou à un poulet cyclope. L'aspect extérieur de ces monstres, de même que l'étude anatomique appro- fondie, révèle l'identité de leur organisation,

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Les monstres se répartissent entre deux groupes bien tranchés : les monstres doubles et les monstres simples. Les monstres doubles sont constitués de deux individua- lités plus ou moins distinctes. Les monstres simples n'ont qu'une individualité; ils ont un ou plusieurs organes aber- rants.

A. — LES MONSTRES DOUBLES

Imaginons de quelles manières peuvent être unis deux individus du même âge, ou encore quel serait le résultat d'un dédoublement partiel de l'organisme, et nous aurons une faible idée de la variété des combinaisons qui se pré- sentent spontanément à nos yeux. Ou les partenaires sont égaux, ou l'un d'eux est moins développé que l'autre; il est en partie avorté. Il vit alors en parasite sur son par- tenaire. Nous trouverons donc des monstres doubles à composants égaux, et des monstres parasitaires.

MONSTRES A COMPOSANTS ÉGAUX.

I. — Monstres à axes parallèles. Les partenaires peuvent avoir leurs axes parallèles. On

trouve tous les degrés de fusion entre deux individus supposés debout et accolés. Ils paraissent soudés par une plus ou moins grande surface, et en des régions très variées. Souvent les deux individus se font vis-à-vis.

Ce sont ces monstres qu'Isidore Geoffroy. Saint-Hilaire appelle des tératopages (du grec pageis = unis). Deux parte- naires accolés par le thorax sont des thoracopages (Pl. I) . S'ils sont unis au niveau du sternum, ce sont des sterno- pages (Fig. 1 ). Les frères siamois appartenaient à une variété de ce genre (xiphopage : unis par l'appendice xiphoïde du sternum).

De tels monstres sont quelquefois viables. C'est pour- quoi ils ont tant fait parler d'eux. On en connaît plusieurs cas, relativement récents, et qui ont été bien étudiés. Les

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frères siamois étaient unis au-dessus de l'ombilic par un isthme de chair qui les maintenait face à face. Grâce à l'élasticité du tégument et à des efforts répétés, ils réussirent peu à peu à changer de position et à se placer côte à côte.

Chang et Eng — tels étaient leurs noms — na- quirent en 1811, de parents c h i n o i s établis dans le royaume de Siam. Ils étaient étonnamment semblables par les trai ts de leur visage, mais ils étaient de taille un peu différente. Leur respira- tion et les pulsations cardia- ques étaient synchrones, mais le rythme de ces mouvements devenait différent quand l 'un faisait un travail violent et que son frère restait au repos.

Ils avaient une vive affec- tion l 'un pour l 'autre; ce se- rait l 'unique raison qui leur aurait fait décliner l'offre de chirurgiens qui leur propo- saient de les séparer. Ils se marièrent l 'un et l ' a u t r e , eurent des enfants bien con- formés, et vécurent jusqu'à l'âge de soixante-trois ans. L 'un suivit de près l 'autre dans la mort.

L'opération qui consiste à séparer deux frères siamois a été tentée à plusieurs repri- ses. Elle peut réussir chez les

FIG. 1 .— S q u e l e t t e d ' u n ster- n o p a g e m o n t r a n t l ' u n i o n des d e u x c o m p o s a n t s p a r le s t e rnum.

(d'après Guinard).

tout jeunes enfants, si aucun organe essentiel ne se trouve dans le pont qui unit les deux partenaires. Dans certains cas, l'un et l'autre ont survécu; dans d'autres, l'un ou même les deux partenaires sont morts après l'opération,

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Des monstres de ce genre ont été — cela se conçoit — l'objet de la curiosité la plus vive. Quelques-uns ont été promenés par le monde et ont fait la fortune de leur famille. On comprendra aisément qu'ils pouvaient être considérés d'un point de vue plus élevé que la satisfaction d'une curiosité quelque peu malsaine. Ils offraient à la biologie comme à la psychologie un sujet d'études vrai- ment exceptionnel.

Si l'on imagine que le lien entre les partenaires devienne de plus en plus ténu, qu'il vienne à se relâcher complè- tement, on aboutit au cas limite : le monstre double devient un couple de jumeaux. Nous verrons plus loin (p. 120) qu'il existe deux sortes de jumeaux : les vrais et les faux. L'une des deux catégories — les vrais jumeaux — correspond effectivement à un cas particulier de la monstruosité double. Les deux partenaires d'un couple de vrais jumeaux sont toujours du même sexe. Ils ont entre eux une ressemblance frappante. Nous verrons qu'ils admettent la même explication que les monstres doubles. Nous ne devons pas perdre de vue que le problème de la genèse des monstres est le centre d'intérêt de la Téra- tologie. Dès maintenant, en présence de jumeaux, nous pouvons poser ainsi le problème. Les monstres doubles ont deux individualités morphologiques. Cette dualité ne peut s'expliquer que de deux manières : ou bien deux partenaires primitivement distincts se sont unis, ou bien un être primitivement un s'est dédoublé. Suivant la solu- tion de ce dilemme, les jumeaux vrais représentent l'un ou l'autre des cas extrêmes de la monstruosité double. Si l'on peut parler de réussite dans l'anormal, on peut dire que les jumeaux sont des monstres doubles qui ont réussi à rejoindre le normal.

Supposons maintenant que les individus soient étroi- tement solidaires, qu'ils soient unis par leurs corps et leurs têtes, et qu'ils se soient en quelque sorte télescopés, on se représentera ce que sont les Céphalothoracopages (monstres unis par la tête et le thorax). On les appelle encore Janiceps (tête de Janus), en raison de leur ressem-

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blance avec le dieu Janus, qu'on représentait avec un double visage. Les deux corps sont intimement unis non

seulement par les téguments, mais aussi par quelques viscères, dont certains (foie, péricarde) forment une masse commune, un organe indivis. Ils ont chacun deux bras et deux jambes. La tête offre le caractère le plus étrange. Ils ont en effet deux visages, comme le dieu Janus, mais ce sont des faces laté- rales, et non antérieures, comme chez l'individu normal (Pl. I I ) . Elles regardent de côté et non en avant. Il est évident, au premier regard, que chaque face n'appar- tient pas en propre à un seul par- tenaire. Elle est mixte ; la moitié gauche de la face d'un partenaire s'est associée à la moitié droite de la face de l'autre; comme si, au cours du développement, la face de chaque sujet s'était partagée en deux, et comme si chaque moitié avait été rejetée de côté pour s'unir à la moitié hétérolatérale de l'autre visage (Fig. 2).

Il arrive que les deux faces ne soient pas également développées. L'une d'entre elles est complète, l'autre est déficiente. Celle-ci est réduite alors à quelques formations typiques : un œil cyclopéen, des oreilles fusionnées, ou encore à une

FIG. 2.—Schéma d'un monstre janiceps, montrant l'étendue de chaque compo- sant. Chaque face est formée de l'union d'une demi-face de l 'un des sujets et d'une demi-face de l'autre.

plaque dénudée sans organes caractéristiques. Certains monstres à axes parallèles sont unis seule-

ment par la face. Ce sont par exemple les Métopages (Métopon = front) qui se touchent par le front.

Enfin, nous signalerons les monstres qui, au lieu d'être situés face à face, sont placés dos à dos. Tels sont les

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Pygopages qui sont unis par les fesses (pygè = fesses; pageis = unis).

De tels monstres ont vécu. Le souvenir de Hélène- Judith au XVIII siècle, les exhibitions de Rosa-Josepha et de Millie-Christine à la fin du siècle dernier ne sont

FIG. 3. — Squelette de dérodyme, montrant la dualité des colon- nes vertébrales.

(d'après Guinard).

pas éteints dans toutes les mémoires. Ces sœurs étaient unies dos à dos par la région sacrée; les c o l o n n e s vertébrales étaient soudées par les coccyx. Chaque couple n'avait qu'un anus, une seule vulve, mais les or- g a n e s génito-urinaires (vessie, vagin, uretère) et les rectums étaient cepen- dant doubles, comme tous les autres viscères.

II. — Monstres en Y. Comme leur nom l'in-

dique, les monstres en Y ont un axe bifurqué. Simples dans la région inférieure du corps, ils sont doubles dans la ré- gion supérieure, comme si l'organisme s'était dé- doublé à partir d'un cer- t a i n plan transversal, variable selon les cas. On voit des monstres pour- vus d'un corps et de deux

tètes (Pl. I I I ) . Ce sont les Dérodymes (dérè = cou; didymos = double. La désinence dymes, dans la ter- minologie de Geoffroy Saint-Hilaire, est réservée aux monstres en Y).

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Chez ces êtres, vus de l'extérieur, le dédoublement commence au niveau du cou. Mais ce n'est qu'une appa- rence, car l'anatomie du tronc révèle une dualité plus prononcée. La colonne vertébrale est double sur presque toute sa longueur (tout au plus les sacrums sont-ils fusion- nés). C'est elle qui montre le plus nettement la forme en Y de ces monstres (Fig. 3). Dans d'autres cas, elle est entièrement dédoublée. Il y a un seul bassin et une seule cage thoracique. Suivant le niveau, les viscères sont simples ou doubles. Ces monstres ont deux cœurs con- tigus (parfois un seul), mais ils n'ont qu'une paire de reins, une vessie, un anus.

Si la bifurcation apparente se place un peu plus bas, a u niveau du thorax, on se trouve en présence d'un Tho- racodyme. Ce monstre a deux têtes et deux cous comme un Dérodyme. Mais le haut du tronc est déjà dédoublé. Entre les deux têtes, les membres supérieurs se sont déve- loppés. Les Thoracodymes peuvent avoir deux paires de bras. Ils n'ont parfois que trois bras, les deux bras internes s'étant unis en un seul membre, qui révèle une dualité primitive : il a deux axes osseux et la main porte plus de cinq doigts. Il convient de remarquer que chez les « Dymes », les composants sont placés côte à côte, et non pas, comme chez les « Pages », face à face ou dos à dos.

Le cas le plus accentué est représenté par des monstres qui portent deux têtes et deux troncs sur une seule paire de jambes. Les deux corps sont bien distincts. Ils ne sont fusionnés que vers le bas, dans la région du bassin. Ce sont les Psodymes (unis par les lombes). Chaque indivi- dualité a ses propres organes, séparés de ceux du parte- naire, à l'exception de l'appareil génital et de. l'anus qui sont communs aux deux partenaires.

Fait étrange : un de ces monstres, appartenant à la famille des Xiphodymes, a vécu jadis à la cour du roi Jacques IV d'Écosse, où il avait été engagé comme musi- cien. Il vécut (ou ils vécurent) jusqu'à l'âge de vingt- huit ans. Cette singulière association avait deux person-

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nalités. L'une d'elles apprit à jouer du violon. On rapporte que les deux frères n'étaient pas toujours d'accord; ils avaient parfois de violentes querelles.

A l'autre extrémité de l'échelle, les formes les moins accentuées de ce groupe ont un seul tronc, une seule tête.

FIG. 4. — Femme à deux nez. Cas limite de la monstruosité double en Y.

o. = r u d i m e n t d ' u n t r o i s i è m e œ i l .

( d ' a p r è s B i m a r ) .

Mais la face est plus ou moins dédoublée. On rencontre des monstres à deux nez et à quatre yeux. Parfois les deux yeux internes se sont fusionnés en un œil impair cyclopéen (Pl. IV : les deux yeux sont distincts, mais accolés dans une même orbite).

Le cas le plus discret consiste en un simple dédouble- ment du nez (Fig. 4). Entre les deux nez, on re- marque parfois le rudiment d'un troisième œil. Cette mal-