LA SOCIOMÉTRIE

DU MEME AUTEUR

Précis de psychodrame, Introduction aux aspects techniques, Paris, Editions Universitaires, 1966, 2e éd. revue et augmentée, avec glossaire, historique, illustrations et bibliographie, 1970. Traduction espagnole Aguilar, Madrid) et portugaise (Ed. 2 Cidad, Sâo Paulo). Traductions italienne, tchèque, japonaise en préparation. Vocabulaire des techniques de groupe, formation, psychanalyse, dyna- mique des groupes, psychodrame, Paris, Epi, 1971. L'observation dans les groupes de psychothérapie et de formation (« T-Group »), Paris, Epi, 1972. EN PRÉPARATION : Le groupe de formation (« T-Group »), pédagogie ou thérapie? Paris, Epi (1973). (Thèse de doctorat, Paris, Sorbonne.) Introduction à la psychologie sociale. La saga de Moreno. La communication non verbale. Les jeux et les tests. Le groupe triadique. La thérapie par le cri. EN COLLABORATION : Dynamica de grupo e desenvolvimento em relaçoes humanas, Rio de Janeiro, Belo Horizonte, Itatiana, 1967 (avec Pierre Weil et al.). Le Psychosociologue dans la cité, Paris, Epi, 1968 (avec Bernard This, Max Pagès, Robert Pagès, Georges Lapassade, Claude Faucheux, Lily Herbert, Alex Lhotelier). TRADUCTIONS ET RÉVISIONS : Psychothérapie de groupe et psychodrame, de J.L. Moreno, Paris, P.U.F., 1965. Fondements de la sociométrie, de J.L. Moreno, Paris, P.U.F., 1970 (2 édi- tion révisée). Psychothérapie existentielle, de Rollo May, Paris, Epi, 1972. ÉDITIONS ET RÉDACTION : Actes du I Congrès International de Criminologie (5 vol.), Paris, P.U.F., 1951. Bulletin de psychologie. Rédaction (Rédacteur en chef) 1947-1951, et numéros spéciaux sur le « T-Group » (janvier 1959) et le psychodrame (juillet 1970), Paris. FILMS Le psychodrame (en 16 mm, noir et blanc, parlant — Centre de Re- cherches de la Radio-Télévision française, 95 mm, 1965).

Anne Ancelin Schützenberger

avec la participation d'Abraham A. Moles et de Kurd Alsleben

LA SOCIOMÉTRIE

« psychothèque »

Éditions Universitaires 115, rue du Cherche-Midi

Paris VIe

© Editions Universitaires, 1972

Au Dr J.-L. Moreno fondateur de la sociométrie

Ce qu'il y a de grand dans l'homme, c'est qu'il est un pont et non un but. NIETZSCHE, Zarathoustra, p. 33.

AVANT-PROPOS

Qu'est-ce que la sociométrie ? Le sens du mot « sociométrie » est multiple et parfois

ambigu : Au sens large, du latin socius et du grec metron (compa-

gnon), c'est la mesure du social, c'est-à-dire l'approche mé- trique, objective, rationnelle, scientifique, expérimentale, des phénomènes sociaux, et essentiellement des groupes de taille moyenne. Ce qui inclut toute la psychologie sociale, toute la dynamique des groupes, toute la sociométrie (au sens étroit d'étude des inter-relations d'un groupe restreint) des petits groupes de travail ou de vie, selon l'optique de celui qui a forgé ce mot et cette science, le psychiatre et sociologue austro-américain, J.-L. Moreno.

Elle sert aussi bien à comprendre « ce qui se passe » dans un groupe de travail, une commission, une classe, un atelier, une institution, au double niveau du dit et du ressenti, du la- tent et du patent, qu'à prévenir les accidents, tenter d'ac- croître le mieux-être, la productivité, la créativité, l'épanouis- sement personnel d'individus.

C'est à la fois une technique expérimentale et le résultat obtenu. Elle sert à la fois en pédagogie, psychothérapie, formation

des cadres aux relations humaines, en formation permanente, que pour diminuer les accidents industriels ou scolaires, ou

pour augmenter la lucidité des individus, dans toutes les cir- constances de la vie, ou leur permettre une évolution person- nelle vers plus de clarté et de maturité.

Pour Moreno, c'est aussi une tendance philosophique — la sienne — une manière de voir, réformer. reformuler, trans- former le monde, accompagnée d'une foi quasi-religieuse ou messianique en la vertu de la sociométrie comme outil de révolution industrielle et humaine, de transformation, de créativité, de spontanéité, de productivité, d'épanouissement personnel, groupal, collectif, de moyen de survie du monde actuel.

De nombreux psycho-sociologues, formateurs et psycho- thérapeutes donnent à la sociométrie un sens clinique d'ana- lyse des interrelations d'un groupe restreint en situation, de prise de conscience de la dynamique de ce groupe, des rôles joués par chacun, d'un assainissement ou d'une thérapie de ces relations, et d'une pédagogie de ces rôles (rôles de « leader » et de membre-participant de groupe). Cette ten- dance se manifeste dans les groupes de formation (ou « T-Group »), de sensibilisation aux relations humaines, de sociodrame (jeu de rôle) ; et en psychothérapie (psychothé- rapie de groupe - psychodrame, groupe-analyse).

La sociométrie est enfin une technique précise d'analyse des rapports et des relations d'un groupe restreint d'êtres humains en situation, et de recherches faites soit en labo- ratoire (Kurt Lewin, Leon Festinger, Renato Tagiuri, Jean Maisonneuve...), soit sur le terrain (J.-L. Moreno, Helen Jen- nings, Muzafer Sherif, Kurt Lewin, Ronald Lippitt, Ralph White, J.-C. Bruner, C.C. Goodman, L. Postman, Mary North- way, Paul H. Maucorps..., etc.).

Ake Bjerstedt, après avoir fait une enquête internationale auprès d'une centaine de praticiens, recouvre sous ce mot tout ce que font les élèves de Moreno et ceux qui s'intitulent sociométriciens, après avoir pris contact avec un très large éventail de spécialistes, de l'anthropologue Margaret Mead au

chercheur-théoricien Leon Festinger, au praticien de la for- mation par le groupe que nous sommes.

Moreno définit la sociométrie comme un « instrument qui sert à mesurer l'importance de l'organisation qui apparaît dans les groupes sociaux, à la lumière des attractions et des rejets qui se manifestent à l'intérieur de ce groupe », et aussi comme une « étude mathématique des propriétés psycholo- giques d'une population » (Les Fondements de la Sociométrie).

C'est au sens de recherche expérimentale que nous pre- nons ici le mot sociométrie, surtout dans ses applications pra- tiques au monde du travail.

Il n'est pas de notre propos d'aborder ici les conséquences d'une plus ou moins grande lucidité et créativité, car nous croyons que c'est le propre de l'homme que d'être libre et lucide ; et d'être pleinement.

Nous remercions Mme Jacqueline Rouanet d'avoir bien voulu relire ces textes et assurer la traduction de la contri- bution de Kurd Alsleben, Mme Michelle Toublanc et M. Charles Bonnel, pour la relecture des épreuves, ainsi que Mme Suzane Bailby.

INTRODUCTION A LA SOCIOMETRIE

Rien n'est plus pratique qu'une bonne théorie.

K. Lewin

La sociométrie ou mesure du social et l'étude des pro- blèmes de changement dans les groupes se sont développés essentiellement pendant la deuxième guerre mondiale, en réponse à des besoins d'ordre socio-économique précis, sous des dénominations différentes : psychologie sociale, dynami- que des groupes, sociométrie, étude sur les décisions et le changement, problèmes de commandement et de relations humaines...

Les recherches sur l'intelligence et la personnalité avaient connu un développement important pendant la première guerre mondiale. Il nous a paru approprié d'examiner ce dé- veloppement des sciences de l'homme conjointement et de les situer dans leurs rapports historiques.

L'effondrement du monde bourgeois, capitaliste et victo- rien après la guerre de 1914 a été l'occasion d'une formidable fermentation des concepts, de théories souvent prématurées, de tentatives de tout ordre pour reconsidérer l'univers d'une

(*) Par A. Ancelin Schützenberger et A. Moles.

façon neuve. L'après-guerre, jusqu'à la crise de 1929, apparaît depuis lors dans l'histoire des idées comme une des étapes de la révolution intellectuelle et du renversement des valeurs, comme Nietzsche l'avait prédit. C'est l'époque du surréalisme, de la libération de la sexualité, de l'émancipation de la fem- me et de la réduction des dimensions du monde par la vitesse et le cinéma : l'audace s'oppose à la tradition et à la raison.

L'expérience contemporaine conduit à considérer certains essais ainsi que le surréalisme, comme une description d'ex- périences qu'une science toute de rigueur s'incorpore progres- sivement bien qu'à contrecœur. Nous vivons encore sur le capital d'idées qui s'est constitué à cette époque : Einstein, Freud, Moreno ou la télévision appartiennent à notre bagage culturel.

La sociométrie, qui est née dans l'effervescence intellec- tuelle de la Vienne d'après-guerre et qui n'a été reconnue par les écoles officielles de psychologie que bien plus tard, est une de ces tentatives pour appliquer la méthodologie à des objets (par exemples les sentiments humains et les relations affectives) dont on croyait qu'ils échappaient par essence à toute mesure.

La sociométrie est le point de rencontre de deux tendances opposées :

1) La reconnaissance claire du rôle de la sensibilité affec- tive dans les mécanismes sociaux ; le surgissement, au jour, des manifestations inconscientes, du sous-jacent et du latent.

2) L'analyse métrique, rationnelle (behavioriste) des condui- tes observées, des relations entre individus qui se compor- tent par exemple comme des particules dans un champ magnétique ou comme un groupe de poules picorant du grain dans une ferme expérimentale (*).

(*) Pecking order : droit de becquetage ou droit de donner des coups de bec aux animaux de rang inférieur, dans un poulailler.

Nous considérerons ici la sociométrie dans une perspective immédiatement phénoménologique et nous laisserons de côté les points de vue divergents de ses fondateurs (Moreno, Lewin, Festinger

Nous vivons dans le milieu humain que l'on appelle So- ciété (Societas) et nous y développons des échanges qui ca- ractérisent notre vie. La sociométrie en tant que science ra- tionnelle est l'analyse métrique, behavioriste, des relations entre personnes et elle conduit à des recherches sur les struc- tures du champ social. La sociométrie apparaît donc comme une chimie des groupes humains.

Cette chimie sociale repose sur le concept d'atome social. La personne en est le plus petit élément, le quantum du champ social, la particule fondamentale de la structure. Du point de vue phénoménologique, la personne se révèle à l'ob- servateur par ses actions. Le décompte des activités nous in- dique le domaine phénoménologique de la personne.

Essayons maintenant de faire appel à un cas sociomé- trique. Prenons pour illustrer, un exemple vu quotidien- nement dans l'industrie.

Un nouvel embauché (**) arrive pour la première fois, un lundi matin, dans une entreprise d'une cinquantaine d'ou- vriers. D'abord il se présente au contremaître responsable (G) et se dirige ensuite vers une machine et un matériau à tra- vailler. Souvent un collègue vient le trouver pendant quel- ques instants pour lui donner des renseignements pratiques, le conduire chez le magasinier ou lui faire part de quelques conseils d'ordre personnel. Comme il désire faire bien, il se plonge dans son travail. De temps en temps, un conducteur de Fenwick l'approvisionne en matière première. Il ne quitte

(* ) Aux Etats-Unis, on distingue deux écoles différentes : celle de J.L. Moreno (Sociométrie), l'autre de K. Lewin (Dynamique de Groupe). Nous laisserons de côté leurs divergences de doctrines surgies après le séjour de Kurt Lewin, Ronald Lippitt, Alvin Zander, etc., à l'Institut Moreno et les interpénétrations conceptuelles qui en résultèrent. (**) Il s'agit d'un exemple illustratif. Une étude scientifique est donnée plus loin.

« Radiographie affective » des groupes, la SOCIOMETRIE, dans l'optique de son fondateur, J.-L. Moreno, se définit comme « un instrument qui sert à évaluer le ré- seau de relations qui fondent les groupes sociaux, à la lumière des attractions et des rejets qui se manifestent à l'intérieur de ce groupe » mais aussi comme une étude mathématique ou quantifiée des propriétés psychologiques d'une popula- tion. Cet ouvrage s'attache surtout à présenter et à approfondir cette méthode. Il devrait être utile à l'étudiant en sciences humai- nes comme au cadre de l'industrie.

Anne Ancelin Schützenberger. Psycholo- gue et psychosociologue. Docteur en psy- chologie sociale, avec une thèse sur les groupes. Etudes à la Sorbonne, puis spé- cialisation aux Etats-Unis (1950-1952), en dynamique des groupes théorique (Ann Arbor, Université de Michigan), appliquée (N.T.L. de Bethel, T-Group) et en socio- métrie (Moreno Institute). Formateur, psychothérapeuthe (psychanalyse freu- dienne en France, formation « rogé- rienne », existentielle et psychodramatique aux Etats Unis), chercheur (participe aux premières recherches en sociométrie sco- laire et industrielle en France): Elève, traductrice et introductrice de Moreno dans les pays de langues romanes. Direc- teur de psychodrame de l'Institut Moreno (1953), introduit en France le groupe de formation («T-Group») et le psycho- drame pour adultes. Dirige le Laboratoire de psychologie sociale de l'Université de Nice.

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