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LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE L’ECRITURE DU DOCTORANT AU CHERCHEUR AU PREALABLE : La thématique de cette communication s’inscrit dans une recherche sur l’acte d’écrire que nous menons depuis plusieurs années à l’université dans le cadre de nos travaux respectifs en sciences de l’éducation 1 ainsi que dans des groupes de recherche 2 et, plus largement, lors d’interventions et de formations 3 . Le choix d’une même perspective théorique et méthodologique, l’analyse institutionnelle, nous a réuni. Tenter une analyse institutionnelle de l’acte d’écrire nous amène à accorder une importance toute particulière aux processus d’institutionnalisation 4 dans lesquels cet acte est pris, aux collectifs visibles et invisibles qui l’accompagnent, aux rapports de force qui le façonnent. Pour ce faire et parce que nous étions confrontées à la production d’écrits universitaires, nous nous sommes intéressées à la question de l’écriture des sciences sociales en nous appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et institution 5 . 1 Dominique Samson a soutenu sa thèse, L’ombre de l’auteur – Des rapports de force dans l’acte d’écrire, en 2002. Chargée de cours au département de Sciences de l’Education de Paris 8 – qualification obtenue en 2005. Régine Angel travaille sur l’écriture des mémoires universitaires et professionnels (DEA soutenu en 1997) et sur la thèse, notamment dans une perspective socio-historique. Toutes deux font partie du comité de rédaction de la revue d’Analyse institutionnelle, Les Cahiers de l’implication, rattachée à l’équipe Socio-clinique institutionnelle du LSE-ESSI, université de Paris 8. 2 Groupe de recherche sur l’écrit dirigé par Rozenn Guibert dans le cadre du Centre de Recherche sur la Formation, CNAM ; Groupe de Travail sur l’Implication, dirigé par René Lourau dans le cadre du Laboratoire de Recherche d’Analyse institutionnelle, Paris 8 3 Formatrice d’adultes toutes deux, nous intervenons plus particulièrement dans des dispositifs d’accompagnement à l’écriture du mémoire professionnel et universitaire. Nous avons notamment réalisé une recherche-action sur la production et la non production des mémoires validant le Diplôme Universitaire de Formateur d’Adultes. 4 L’analyse institutionnelle cherche à rendre opérationnel le concept d’institution, non pas en neutralisant sa polysémie mais en la dialectisant. Dans cette optique, le moment de l’institutionnalisation n’est pas, comme on l’entend habituellement, un résultat positif mais un moment conflictuel où se résout provisoirement la contradiction entre un institué et un instituant. 5 Notamment dans Le journal de recherche – Matériaux d’une théorie de l’implication, 1988 ; Actes manqués de la recherche, 1994 ; “ Traitement de texte ” in Communications – L’écriture des sciences de l’homme, n°58, 1995, La clef des champs – Une introduction à l’analyse institutionnelle, 1995 ; “ Chercheur surimpliqué ” in L’homme et la société – Les passions de la recherche, 1995

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Page 1: LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE …€¦ · appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et

LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS

DE L’ECRITURE DU DOCTORANT AU CHERCHEUR

AU PREALABLE :

La thématique de cette communication s’inscrit dans une recherche sur l’acte d’écrire

que nous menons depuis plusieurs années à l’université dans le cadre de nos

travaux respectifs en sciences de l’éducation1 ainsi que dans des groupes de

recherche2 et, plus largement, lors d’interventions et de formations3.

Le choix d’une même perspective théorique et méthodologique, l’analyse

institutionnelle, nous a réuni. Tenter une analyse institutionnelle de l’acte d’écrire

nous amène à accorder une importance toute particulière aux processus

d’institutionnalisation4 dans lesquels cet acte est pris, aux collectifs visibles et

invisibles qui l’accompagnent, aux rapports de force qui le façonnent. Pour ce faire et

parce que nous étions confrontées à la production d’écrits universitaires, nous nous

sommes intéressées à la question de l’écriture des sciences sociales en nous

appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique :

écriture de la recherche et institution5.

1 Dominique Samson a soutenu sa thèse, L’ombre de l’auteur – Des rapports de force dans l’acte d’écrire, en2002. Chargée de cours au département de Sciences de l’Education de Paris 8 – qualification obtenue en 2005.Régine Angel travaille sur l’écriture des mémoires universitaires et professionnels (DEA soutenu en 1997) et surla thèse, notamment dans une perspective socio-historique. Toutes deux font partie du comité de rédaction de larevue d’Analyse institutionnelle, Les Cahiers de l’implication, rattachée à l’équipe Socio-cliniqueinstitutionnelle du LSE-ESSI, université de Paris 8.2 Groupe de recherche sur l’écrit dirigé par Rozenn Guibert dans le cadre du Centre de Recherche sur laFormation, CNAM ; Groupe de Travail sur l’Implication, dirigé par René Lourau dans le cadre du Laboratoire deRecherche d’Analyse institutionnelle, Paris 83 Formatrice d’adultes toutes deux, nous intervenons plus particulièrement dans des dispositifsd’accompagnement à l’écriture du mémoire professionnel et universitaire. Nous avons notamment réalisé unerecherche-action sur la production et la non production des mémoires validant le Diplôme Universitaire deFormateur d’Adultes.4 L’analyse institutionnelle cherche à rendre opérationnel le concept d’institution, non pas en neutralisant sapolysémie mais en la dialectisant. Dans cette optique, le moment de l’institutionnalisation n’est pas, comme onl’entend habituellement, un résultat positif mais un moment conflictuel où se résout provisoirement lacontradiction entre un institué et un instituant.5 Notamment dans Le journal de recherche – Matériaux d’une théorie de l’implication, 1988 ; Actes manquésde la recherche, 1994 ; “ Traitement de texte ” in Communications – L’écriture des sciences de l’homme, n°58,1995, La clef des champs – Une introduction à l’analyse institutionnelle, 1995 ; “ Chercheur surimpliqué ” inL’homme et la société – Les passions de la recherche, 1995

Page 2: LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE …€¦ · appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et

Pour cette communication, nous avons choisi de privilégier deux moments décisifs

dans l’institutionnalisation de l’écriture d’un chercheur, la soutenance et la

qualification. Ces moments sont à la fois des étapes dans le parcours d’un chercheur

et des espaces de réception de la thèse produite. Une notion proposée par René

Lourau dans Le journal de recherche nous paraît particulièrement opératoire pour

analyser ces interférences entre réception et rédaction, lecteurs et scripteurs : l’effet

Goody ou “ la rétroaction qu’opère imaginairement le texte sur toutes les procédures

de recherche. ”.

Nous rappelons que J. Goody est un anthropologue anglais dont un des champs de

recherche est l’écriture et ce qu’elle institue6. Dans La raison graphique, J Goody

montre comment le recueil des données est surdéterminé par la représentation du

texte futur, de sa logique d’exposition. Ainsi, explique-t-il, quand des ethnologues

privilégient le tableau à double entrée comme mise en forme de leur “ observation de

terrain ”, ils produisent – et provoquent – des résultats qui sont conditionnés par la

logique binaire propre à cette forme graphique. Il est à noter que, pour Goody, le

choix de la forme tableau est à mettre en relation avec l’influence de l’école de

sociologie française. C’est en référence à ce travail que René Lourau a nommé effet

Goody “ ce qui dans l’institution de recherche productrice de résultats, de textes

institutionnels, téléguide d’aval en amont le regard du chercheur, la relation

observateur/observé. Autrement dit, le contexte de justification (la mise en forme

logique de la découverte) détermine, à partir du futur, le contexte de découverte ” (p.

246, Le journal de recherche).

Dans la première partie de notre communication nous mettons au travail l’hypothèse

que la soutenance, cet oral fortement ritualisé qui clôt l’écriture, influence celle-ci en

nous appuyant principalement sur une approche socio-historique de la thèse ainsi

que sur du matériel empirique (questionnaires exploratoires auprès de directeurs de

recherche et de doctorants, entretien approfondi avec un directeur de recherche au

CNRS, journal de recherche d’une des communicantes) et l’analyse d’articles ou de

contributions dans lesquels des doctorants et des membres de jury font état de leur

expérience.

6 Notamment La raison graphique La domestication de la pensée sauvage, Minuit, 1977 - La logique del’écriture Aux origines des sociétés humaines, A. Colin, 1986 - Entre l’oralité et l’écriture, PUF, 1994

Page 3: LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE …€¦ · appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et

Dans la deuxième partie, nous allons nous intéresser aux textes qui circulent, durant

le processus de qualification, du candidat aux rapporteurs et des rapporteurs au

candidat. A travers ces textes aux registres scripturaux très diversifiés (lettres

d’accompagnement, CV, rapports de soutenances et rapports de qualification

collectés lors de la procédure de qualification de l’une d’entre nous), nous allons

observer comment se négocient les normes implicites et explicites de réception et

d’écriture de la recherche et comment s’opère une rétroaction quant à la manière de

présenter les procédures et résultats d’une recherche …. déjà effectuée !

Par ailleurs, nous posons la soutenance et la qualification comme deux moments

analyseurs de l’écriture du doctorant au chercheur. Le concept d’analyseur,

emprunté à la psychothérapie institutionnelle, a été essentiellement travaillé par

l’Analyse institutionnelle en situation d’intervention. Dans ce contexte, une distinction

a été introduite entre “ analyseur construit ” par le staff intervenant (par exemple

l’autogestion des horaires de l’intervention ou du paiement) et “ analyseur naturel ”,

(par exemple, une prise de position, un événement, un passage à l’acte d’un des

participants). Un analyseur, qu’il soit “ construit ” ou “ naturel ” provoque un

dérangement permettant de mettre à jour les contradictions qui fondent l’institution,

de dévoiler son négatif. A mi-chemin entre “ analyseur construit ” et “ analyseur

naturel ”, une troisième distinction a été introduite, celle d’ “ analyseur historique ”,

c’est-à-dire des phénomènes sociaux qui produisent par leur action même une

analyse de la situation. Dans la première partie de cette communication, nous avons

considéré le moment soutenance comme un analyseur historique fonctionnant à

plusieurs niveaux : analyse de l’institution universitaire, de l’institution de la

recherche et de son écriture. Dans la deuxième partie de la communication, c’est la

thèse de l’une d’entre nous qui, parce qu’elle ne respectait pas un certain nombre

règles - notamment au niveau du mode d’exposition -, a fonctionné comme un

analyseur “ naturel ” de ces textes qui circulent des rapporteurs au candidat.

Enfin nous utiliserons deux autres concepts issus de l’Analyse institutionnelle : le

couple implication / surimplication. Le deuxième terme de ce couple a été proposé

Page 4: LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE …€¦ · appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et

par R. Lourau7 au début des années 90 en réaction à l’inflation des jugements de

valeurs, du type “ je m’implique ”, “ il ne s’implique pas assez ”, mesurant “ le degré

d’activisme, d’identification à une tâche ou à une institution, la quantité de budget

temps qu’on y consacre [...] ainsi que en l’occurrence la charge affective investie

dans la coopération ”. Cette inflation rend difficile l’analyse des implications, c’est-à-

dire l’analyse de ce noeud de rapports constitué par nos appartenances et nos non-

appartenances, nos références, nos participations et nos désaffections, nos

surmotivations et nos démotivations, nos investissements et nos désinvestissements.

La surimplication désigne ce qui appartient au registre idéologique de la participation,

du surtravail, de la nécessité de s’impliquer. Les deux concepts sont à travailler en

tension sinon le risque est d’isoler un des champs d’analyse, notamment en le

psychologisant, ce qui est fréquent dans les travaux sur l’écriture.

LE MOMENT SOUTENANCE :

• Un peu d’histoire…

L’origine de la thèse8 est un ensemble de cérémonies orales et publiques. D’ailleurs,

au départ, on ne parle pas de thèse mais “ d’actes de maîtrise ” ou “ d’actes de

doctorat ”. Ceux-ci deviennent obligatoires pour enseigner. En effet, lorsque les

universités s’instituent en corporation autonome et obtiennent le quasi-monopole de

l’enseignement supérieur, elles imposent que pour enseigner la licence n’est plus

suffisante, il faut devenir docteur (étymologiquement, le mot docteur vient du latin

docere qui signifie enseigner). Jacques Verger insiste sur la dimension d’intégration

de cette cérémonie : “ […] il fallait marquer cette intégration par un acte inaugural,

une inceptio, qui prenait tout naturellement, en l’occurrence, la forme d’un premier

exercice professoral – leçon ou dispute – solennel et ritualisé. Il fallait d’autre part un

parrainage, car on ne s’impose pas à une universitas ; on y est admis par cooptation,

sur la recommandation d’un membre en place […] ” 9.

7 “ Implication et surimplication ”, La revue du Mauss n° 10, quatrième trimestre 1990. A noter que pour l’AIl’analyse des implications est l’analyse du rapport aux processus d’institutionnalisation.8 D’après Hahn, La bibliothèque de la faculté de médecine de Paris, thèse de médecine, Libraire Le François,1979, les disputes ou discussions prennent pour la première fois le nom de thèse à Paris en 1562.9 “ Examen privatum, examen publicum. Aux origines médiévales de la thèse ” in Eléments pour une histoire dela thèse, Mélanges de la bibliothèque de la Sorbonne, 12, 1993, p. 27

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Les définitions les plus anciennes de la thèse proposées par les dictionnaires

montrent bien l’importance de ce dispositif oral qui va devenir notre soutenance10.

Ainsi le dictionnaire universel de Furetières (XVIIème siècle) donne comme première

acception du terme : “ toute proposition soit de Philosophie, soit de Théologie, soit de

Droit, soit de Médecine qu’on soutient publiquement dans les Ecoles, dans les

Universités. ” La dimension écrite du terme n’apparaît que dans un deuxième

temps : “ On appelle thèse une feuille imprimée, soit en papier, soit en satin, qui

contient plusieurs propositions tant générales que particulières […] ”. Quelques deux

cents ans plus tard, la dimension orale prédomine toujours dans la définition

proposée par Le Grand dictionnaire universel du XIXème siècle de Larousse :

“ Proposition ou ensemble de propositions que l’on soutient publiquement dans les

universités, dans les écoles publiques […] Discussion publique de ces propositions”.

En effet, même lorsque l’usage d’imprimer le programme et la liste des propositions

défendues à l’oral par le candidat se répand au milieu du XVIème siècle, la

prestation orale reste l’évaluation essentielle pour l’obtention de la thèse jusqu’au

début du 19ème siècle. L’accent est mis sur la performance de la soutenance orale

et jusqu’à l’Ancien Régime la pratique de la dispute perdure : “ C’était un véritable

combat oratoire ”11. Le candidat au doctorat doit démontrer ses capacités à

argumenter et ce, dans la fidélité à l’enseignement des maîtres. Il ne s’agit pas pour

l’impétrant de faire preuve d’originalité, d’innover ou de bousculer les certitudes. La

thèse se présente comme un exercice formel qui n’a pas la prétention de faire

progresser la science12. Tout un système de contrôle est mis en place pour éviter

tout débordement : les propositions sont imprimées sous haute surveillance et le

rituel de soutenance participe également de ce contrôle, obligeant le candidat à se

plier à de nombreuses contraintes.13

10 Le mot soutenance apparaît dans son sens actuel au milieu du XIXème siècle mais l’expression “ soutenir unethèse de doctorat ” est attestée dès la fin du XVIIème siècle, Le Robert – Dictionnaire historique de la languefrançaise, sous la direction d’A. Rey, 199211 Véronique Meyer , “ Les thèses, leur soutenance et leurs illustrations dans les universités françaises sousl’ancien Régime ”, Eléments pour une histoire de la thèse, Mélanges de la bibliothèque de la Sorbonne, 1993,p.46.12 C’est seulement en 1903 que les critères d’originalité et de scientificité sont fixés par un décret (le 28 juillet)et une circulaire d’accompagnement et deviennent ainsi la norme instituée.13 “ Examen privatum, examen publicum. Aux origines médiévales de la thèse ”, déjà cité. Jacques Vergerprécise qu’il “ est impossible de faire ici l’inventaire complet de ces gestes et rites multiples, que certains textesénumèrent avec une extrême minutie. Contentons-nous de les classer sous sept rubriques : les visites, lesserments, le vêtement, les harangues, les gestes et les paroles, les paiements et cadeaux, les festivités ”. Selonlui, “ Tout était donc fait pour garantir le bon ordre de ces séances […]. Et ce bon ordre, autant et plus que la

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En 1806, à la création de l’Université impériale par Napoléon, le terme de thèse

jusqu’alors utilisé pour couronner chaque cycle d’étude, sera réservé exclusivement

à la désignation de la thèse de doctorat. Puis, le programme exigé de quelques

pages deviendra, à l’initiative des candidats, une brochure pouvant atteindre jusqu’à

50 pages. Cette pratique sera officialisée par l’arrêté du 17 juillet 1840 qui précise

qu’il s’agit désormais d’imprimer la thèse et non plus son programme.14 L’écrit

participe de l’institutionnalisation de la thèse dans l’université française qui elle-

même s’institutionnalise, notamment en cherchant à “ constituer ” et à valoriser le

corps des enseignants du supérieur. L’arrivée en force de l’écriture dans le champ

scolaire renforce ce processus. Progressivement s’installe la tradition de la

production d’écrits comme manifestation de la compétence de l’étudiant.

Pour autant, cette suprématie gagnée et conservée par l’écrit n’aura pas comme

conséquence dans la situation qui nous intéresse de supprimer l’oral. La soutenance

ne sera jamais réduite à une simple formalité, mais dans les définitions données par

les dictionnaires c’est l’objet écrit qui va dorénavant prendre le dessus, en occultant

l’origine. Calvignac le souligne : “ C’est pourtant bien au XIXème siècle que le Grand

Robert de la langue française fera remonter, en la désignant comme ‘moderne’,

cette acception : ‘ouvrage présenté pour l’obtention du doctorat (opposé à mémoire)’.

Cette fois, l’objet matériel précède, et même efface, l’épreuve académique : Robert

rappelle bien les définitions anciennes, mais n’établit aucun lien manifeste entre

passé et présent ” 15

Au regard de cette incursion rapide dans l’histoire, ce qui perdure c’est l’importance

de la soutenance malgré les évolutions, les changements. Jusqu’à aujourd’hui. Ainsi,

dans les entretiens exploratoires réalisés, à la question “ quelle importance

accordez-vous à la soutenance dans le processus de production de la thèse ? ”, plus

qualité des réponses du candidat, dépendait de la parfaite exécution des gestes et des rites qui, selon les statutsou la coutume, devait les accompagner ”., p. 39-4014 Claude Jolly, “ La thèse de lettres au XIXe et XXe siècles : les principaux textes législatifs et réglementaires ”,Eléments pour une histoire de la thèse, Mélanges de la bibliothèque de la Sorbonne, 1993, p.115.15 Jean-Pierre Calvignac, “ Les thèses : un fond majeur de la bibliothèque de la Sorbonne ”, Elément pour unehistoire de la thèse, Mélanges de la bibliothèque de la Sorbonne, 12, 1993, p. 179.

Page 7: LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE …€¦ · appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et

de la moitié des réponses16 font apparaître ce moment comme “ essentiel ” ou

“ fondamental ”. Les termes de débat scientifique, de confrontation, de discussion, de

dispute sont récurrents ainsi que ceux de rite de passage, de passage initiatique,

d’initiation.

Trois constats nous semblent importants à ce stade. Premièrement, ces réponses

font apparaître un imaginaire collectif quant aux idées de confrontation et de dispute.

Ce dernier terme fait référence à la disputatio médiévale, c’est-à-dire à une histoire

plus ou moins connue, plus ou moins mythifiée par ceux qui y font référence, de

l’université, et plus précisément à l’histoire de ses origines. Il est à noter d’ailleurs

que cette notion de dispute/confrontation n’apparaît pas dans les différents textes

législatifs qui définissent la soutenance. Ainsi l’arrêté du 30 mars 1992 relatif au

troisième cycle de l’enseignement supérieur précise dans l’article 27 que “ pour

conférer le grade de docteur, le jury porte un jugement sur les travaux du candidat,

sur son aptitude à les situer dans leur contexte scientifique et sur ses qualités

générales d’exposition ”.

Deuxièmement, certaines de ces réponses associent confrontation et scientificité.

Par exemple, pour une doctorante de 30 ans, la soutenance est importante de par

son caractère de confrontation, précisant que “ s’il n’y a pas de confrontation, il n’y a

pas de science ”. Pour une autre, la soutenance doit être valorisée si elle est

l’occasion d’un “ débat scientifique ” “ où il ne faut pas donner une bonne réponse ”.

Troisièmement, à travers ces questionnaires apparaît aussi un deuxième volet de cet

imaginaire collectif, celui qui concerne la thématique du parcours initiatique et du

rituel. Il nous semble que là aussi, la mémoire des origines de la thèse continue à

perdurer jusqu’à aujourd’hui. C’est également ce que constate Jacky Beillerot qui, à

l’occasion d’un rapport sur les thèses en Sciences de l’éducation17, fait référence au

16 20 sur 30 (dont 10 remplis par des enseignants-chercheurs et 10 par des doctorants). Une centaine dequestionnaires ont été distribués lors d’un colloque de l’Association des Enseignants-Chercheurs en Sciences del’Education et seul un tiers ont été retournés complets. Ce questionnaire, volontairement court, était construitautour de quatre questions : Qu’attendriez-vous d’une recherche sur la thèse ? Pouvez-vous citer et classer lescritères qui, selon vous, font une “ bonne ” thèse, une “ mauvaise ” thèse ? Quel est selon vous le nombred’années nécessaires pour produire une “ bonne ” thèse ? Quelle importance accordez-vous à la soutenance dansle processus de production de la thèse ?17 Jacky Beillerot, “ Les Thèses en sciences de l’éducation - bilan de vingt années d’une discipline 1969-1989 ”– Université de Paris X 1993, Etude commanditée et financée par la DRED, 1990, p.5.

Page 8: LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE …€¦ · appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et

poids de la tradition, “ aux rites toujours vivaces, qui organisent aujourd’hui la

production et la délivrance du diplôme le plus élevé de la hiérarchie universitaire, le

doctorat. ”. Plus récemment, dans la première partie, introductive, d’un ouvrage

collectif sur le rapport de soutenance de thèse18, Claudine Dardy définit la thèse

comme “ un rite d’aujourd’hui ”, “ un parcours initiatique ” ou encore “ un rite

d’inscription ”.

• Effet Goody : quand l’oral courbe l’écriture

Certains écrits ont comme caractéristique de ne prendre leur sens qu’à travers l’oral

qui les suit. C’est-à-dire que ce qui achève ces écrits, ce n’est ni la fin de la rédaction

ni la publication et la lecture qui s’en suit mais un temps d’oral institué. La thèse,

comme tous les mémoires, appartient à ce registre : sans la soutenance, elle n’existe

pas. Cette caractéristique est accentuée par la thématique de la confrontation et de

la dispute qui participe à l’imaginaire collectif des membres du jury comme des

candidats. Et dépasse le moment de la soutenance. En effet, si pour Prost la

soutenance doit constituer un moment de la confrontation scientifique19, pour Plot

ce moment doit être présent et anticipé dans la partie écrite de la thèse : “ Il [l’auteur

d’une thèse en Sciences humaines] accepte d’avance la controverse. L’exercice de

l’argumentation consiste justement pour lui à prévoir la discussion ultérieure. ” 20

Cette idée, souvent avancée, que l'écrit doit permettre de donner prise pour un débat

ultérieur lors de la soutenance indique que le "moment soutenance" est présent tout

au long du processus de rédaction, voire même du processus de la recherche. Le

moment oral influence l’écriture, la façonne même. Que l’écriture de la thèse soit

fortement conditionnée par le moment futur de la soutenance est également

l’hypothèse de Michel Berry, Directeur de recherche au CNRS, Responsable de

l’Ecole de Paris de management et de la revue Gérer et Comprendre :

" Elle a beaucoup d'importance dans la vie d'un chercheur. Même si chacun

sait que la thèse et probablement la mention la meilleure sont acquises

d'avance, le candidat joue son image, celle de son directeur de thèse et de

son équipe, auprès des membres du jury, de chercheurs confirmés, d'autres

18 Un genre universitaire - Le rapport de soutenance de thèse, Claudine Dardy, Dominique Ducard, DominiqueMaingueneau, , Septentrion, Presses universitaires, 200219 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Points, Seuil, 1996, p.51.20 Bernadette Plot, Ecrire une thèse ou un mémoire en sciences humaines, Paris, Champion, 1986

Page 9: LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE …€¦ · appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et

thésards et de ses parents et amis. Le rite de la soutenance conditionne

même fortement l'écriture de la thèse. [C’est nous qui soulignons] En

procédant à celle-ci, le thésard cherche à éviter les critiques dévastatrices et à

susciter les admirations bienvenues." 21

Cette hypothèse commune a conduite R. Angel à interviewer Michel Berry. Lors de

cette rencontre, il a pu développer comment ce moment de la soutenance qui met en

jeu différents aspects comme la composition du jury, l’allégeance aux maîtres,

courbe l’écriture de l’auteur de la thèse car ce dernier va tenter de coller aux attentes

du jury. Ainsi, explique-t-il :

“ Quand on a un enjeu académique22, on compose son jury en fonction de cet

enjeu ; donc, il faut qu'il y ait suffisamment de gens reconnus dans le système.

Une fois le jury choisi, ça fait fantasmer le thésard parce qu'il est préoccupé

voire obsédé par les reproches que pourrait faire tel ou tel membre du jury et

comme on sait que les rapports de soutenance sont des documents qui

circulent, c'est important. (…) La thèse, c’est un jeu de miroir, les thésards

écrivent ce qu’ils pensent que le jury attend, enfin j’exagère … ”

Exagère-t-il ? Pour notre part, nous pensons que non, qu’au contraire une thèse de

doctorat est le résultat de ce que l’auteur imagine que l’institution universitaire attend

de lui. D’autres témoignages vont dans son sens. Ainsi celui de cette doctorante qui

écrit qu’un des grands obstacles de la thèse est, à son avis, “ l’imaginaire que l’on se

fait sur les exigences concernant le travail, une situation qui est beaucoup plus

complexe lorsqu’on n’appartient pas à la tradition académique de l’université

française ”23.

21 Michel Berry, “ L'agenda du chercheur ”, Sciences humaines, Hors série 9 mai-juin 1995, p.2222 Un peu plus loin dans l’entretien, il précisera que le moment soutenance est également important quand il n’ya pas d’enjeu académique : “ […] enfin, normalement, c’est une œuvre[la thèse] pour moi. Et donc je pensequ’elle[la soutenance] est même plus forte pour les gens qui ne font pas de carrière académique. Ils pensent queleur thèse ne sera pas lue et donc c’est le seul moment où leur travail sera célébré. Si ce moment est raté, c’estfoutu. Tandis que s’il y a une carrière académique après… Ben ça n’a pas réussi mais les membres du juryétaient de mauvaise humeur et puis il est pris à l’université, et puis il fera des articles, il fera d’autres œuvresplus tard. Quand ce n’est qu’une fois, ça dramatise beaucoup plus. ”23 Monique Landesmann, “ Identités académiques et génération : itinéraire de thèse ”, Perspectivesdocumentaires en éducation n°49/2000, pp. 75-81. Cet article figure dans la rubrique “ Chemins de doctorants ”,une rubrique que l’on retrouve à chaque numéro.

Page 10: LA SOUTENANCE ET LA QUALIFICATION : DES ANALYSEURS DE …€¦ · appuyant sur les travaux de René Lourau dans lesquels il explore la problématique : écriture de la recherche et

Encore plus complexe qu’elle ne le pense. En effet, nous avons vu que dans cette

“ tradition académique de l’université française ”, la référence à la dispute médiévale

est récurrente. Or, pour nous, cette référence quasi mythique à la dispute

médiévale24 signale une contradiction actuelle : à la fois on insiste sur l’importance,

voire la nécessité d’une confrontation scientifique qui pourrait aller jusqu’au combat

oratoire et, dans un même temps, des phénomènes de trop grande allégeance côté

impétrant et de bienveillance, frôlant parfois la complaisance, côté jury sont

signalés25. Ceci a pour résultat de faire vivre au doctorant “ le drame de

l’écartèlement ”, pour reprendre une expression de Michel Tardy, entre l’impératif de

l’originalité d’un côté et l’allégeance obligée de l’autre.26

Ce “ drame ” n’est pas récent, Emmanuel Le Roy Ladurie développe également cet

aspect à propos de la thèse de doctorat d’Etat dans un article paru dans Le Monde

du 19 septembre 1968, “ Apologie pour les damnés de la thèse ”. Faisant référence

à l’inflation du nombre de pages de ces thèses, il pointe le décalage entre la

demande officielle de produire des thèses “ courtes ” et l’attitude des thésards qui

sont persuadés de l’existence d’une règle implicite évaluant la thèse à son “ poids ”.

Pour E. Le Roy Ladurie, il importe peu que cette règle existe ou pas, ce qui importe

c’est que les thésards y croient. Ceci a pour effet que certains d’entre eux

“ renoncent à écrire le chef-d’œuvre colossal que dans le système actuel, ils

imaginent qu’on attend d’eux. ” (C’est nous qui soulignons).

Dans cet article, E. Le Roy Ladurie remarque lui aussi que le moment de la

soutenance courbe l’écriture. Il relève cet effet à propos des notes de bas de pages,

24 Rappelons que les questions qui étaient débattues lors de ces disputes médiévales n’étaient, sauf exception, nipolémiques ni originales.25 Nous pensons notamment à l’article de Jean Lorimier, “ Participer à un jury de thèse ”, Revue administrative,n°319, janvier-février 2001, pp. 86-93, qui témoigne de son expérience de jury de thèses d’histoire et de droit eténumère des “ règles de conduites ” dont celle de la bienveillance. On retrouve également ce terme chez C.Dardy dans le livre déjà cité à propos du directeur de thèse qui cherche “ à s’assurer de la bienveillance de sescollègues entre poire et fromage ” durant le repas précédant la thèse. Dans le même livre, DominiqueMaingueneau, relevant le peu “ d’évaluations négatives explicites ” dans les rapports de soutenance de thèse,propose une analyse qui peut s’appliquer également à cette règle de la bienveillance durant la soutenance :“ l’évaluation négative de la part d’un membre du jury menace la face positive du candidat et de son directeur,mais menace aussi la face positive de l’évaluateur. [...]Les membres du jury sont donc perpétuellement partagésentre la tendance à symétriser les transactions pour se faire un minimum d’ennemis, et le souci de se mettre enrègle avec les normes transcendantes de la Science ou l’Université, qui exigent d’eux qu’ils jugent en leur âmeet conscience de chercheur ”.

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des références bibliographiques ou érudites dont le candidat va “ farcir son

exemplaire définitif ” afin de “ désamorcer toute critique possible en cours de

soutenance ”. M. Berry 27 repère le même phénomène à l’œuvre à propos des

citations et ajoute deux autres dimensions où l’effet Goody opère à plein : les

chapitres de méthodologie et le style :

“ Donc, alors, il y a plusieurs manières de préparer sa soutenance ou de se

défendre des critiques, ce qui revient à peu près au même. C’est ce qu’on

appelle le tapis de bombes. C’est un nombre de citations absolument

invraisemblables ; on cite tout […], des citations qui se multiplient dans tous

les sens. Alors pourquoi ? Comme ça, on limite les risques qu’un prof dise :

mais vous avez oublié Duchmol. Ce quoi, je fais remarquer à mes thésards

que c’est une stratégie qui est très difficile parce que les membres du jury se

rendent compte de cela ; ils n’aiment pas trop en général, même les

académiques, les multiplications de citations, s’ingénient à en trouver une que

vous n’avez pas citée. Donc de toute façon, c’est un jeu difficile. […] et puis ça

donne des textes… On fait un détour dans le texte pour pouvoir citer. C’est

une manière de gérer son angoisse par rapport aux membres du jury […] là le

risque c’est… d’être un peu flagorneur, c’est la flagornerie le risque, la

flagornerie vis-à-vis des membres du jury […] L’idée de certains thésards c’est

citer plein de monde pour montrer que, au fond, c’est un monde où il faut

connaître tout le monde. 28

[…]et puis quand on se sent pas dans la norme, on fait de long

développement méthodologique pour expliquer pourquoi on est pas dans la

norme. Alors souvent c’est très important mais quelquefois, ils sont

terriblement convenus, défensifs. Et, heu…, en lisant la thèse, on voit que le

thésard était mal à l’aise, s’excuse. Ce qui n’est pas… Ça donne pas

forcément la meilleure impression du point de vue des membres du jury.

Donc, heu, voilà… C’est marrant parce que, en même temps, les thésards se

26 “ Rhétorique de la thèse : une ignorance et deux secrets, ”, (Cahiers du Séminaire de Philosophie) 11,“ Rhétorique de …. ”, sous la direction de MM. O. Reboul et J.-F. Garcia, Presses Universitaires de Strasbourg,1992, p. 37-4627 Nous ne rendons compte ici que d’une partie de l’entretien . La problématique de la soutenance comme“ moment théâtral ” où le candidat, mais aussi chaque membre du jury, est en représentation a aussi étélonguement développée par Michel Berry. Pour lui ce moment théâtral doit être un “ beau moment de débatscientifique ”.

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défendent de ça. Et il y a une chose qui ne leur vient pas très souvent à

l’esprit, c’est qu’il y a une chose qui est pas mal vis-à-vis des membres du

jury, c’est de bien écrire […] et souvent, les thésards pensent qu’en étant très

compliqués, très abscons, très… Ça montre qu’on est intelligent, qu’au fond

c’est une espèce de signe selon lequel le langage compliqué est le langage

des gens de la petite élite restreinte qui sait lire le langage compliqué. C’est

comme la messe en latin.29 ”

Ce que nous observons, c’est comment l’étudiant participe à son propre contrôle,

devenant parfois plus “ sévère ” que ses juges. Dominique Samson, parce qu’elle

tenait un journal de recherche du DEA au doctorat, a pu repérer les passages qu’elle

a supprimés de sa thèse – ou ajoutés - au fur à mesure que la soutenance

approchait et que la constitution du jury se décidait. Ainsi que les raisons,

quelquefois contradictoires, de cette auto-censure. Côté ajout, il y a eu ce fameux

jeux avec les citations : au fur et à mesure que les membres du jury lui étaient

connus, elle infléchissait certaines thématiques dans un mélange de désir de

séduction intellectuelle, de désir de dialogue et de confrontation. Autre ajout, la

proposition d’un “ nouveau ” concept (plutôt l’extension d’un concept par son

application au domaine de l’écriture). Plusieurs raisons ont interféré : le fait qu’à ce

stade de l’écriture et de la recherche cela était possible mais parce qu’aussi, elle

avait entendu des doctorants et des directeurs de recherche mettre en avant ce

critère comme marque attestant de l’originalité ou de la nouveauté de la recherche.

Dernière raison plus difficile à dire, parce que mettant en jeu des implications

libidinales, le plaisir et le sentiment de puissance procuré par cet acte.

Côté censure, elle a fait disparaître des pans entiers de son journal de recherche

après avoir passé beaucoup de temps à les mettre en page et à les recontextualiser

pour qu’ils soient lisibles. Et beaucoup de pages à “ défendre ” ce choix

méthodologique. D’ailleurs ces pages défensives sont restées entraînant un

28 David Lodge dans son livre “ Un tout petit monde ” met en scène ce phénomène universitaire, [1984], traduitde l’anglais, Editions Rivages, 1991.29 Ce passage sur le style “ compliqué ” fait écho aux chapitres II, “ Persona et autorité ”, et VI “ Prendre desrisques ” du livre de Howard S. Becker, Ecrire les sciences sociales, 2004, Economica, (1986 pour l’éditionaméricaine). La recherche d’un style compliqué dépasse donc le moment de la soutenance et n’est pas seulementune caractéristique de l’écriture du doctorant puisque le deuxième chapitre est écrit par quelqu’un déjà en poste -mais en début de carrière. Notre hypothèse est que la soutenance accentue ce phénomène.

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déséquilibre dans le texte : 10 pages d’extraits de journal en Times 10, classées

thématiquement et entrecoupées de commentaires, précédées et suivies d’une

douzaine de pages de justification théorique. Elle savait que dans le jury, deux des

membres étaient hostiles à la restitution du journal de recherche dans le document

final – et d’ailleurs, l’un d’eux le mentionnera dans le rapport de soutenance. D’une

manière générale elle va supprimer des passages qu’elle n’est pas certaine de

pouvoir “ défendre ” et ce, d’autant plus qu’elle pense ne pas toujours respecter les

règles de la démonstration scientifique (un de ses directeurs de recherche lui a dit),

de l’apport de preuve - notamment sa thèse repose sur une métaphore qu’elle ne

cherche pas à “ valider ”.

Avec du recul, en examinant ces différentes opérations, il est évident que pour

rendre la thèse plus “ conforme ”, hantée par l’idée qu’elle ne l’était pas, les choix de

suppression n’ont pas toujours été judicieux, voire rationnels. Nous reviendrons sur

cette affirmation dans la seconde partie.

• En guise de conclusion provisoire…

Plusieurs thématiques nous paraissent importantes :

- L’imaginaire joue d’autant plus fort que la définition de ce qu’est une thèse est plus

que succincte dans les textes officiels. Certes, cette définition minimaliste, imprécise,

ouvre le champ des possibles, espace dans lequel l’étudiant peut affirmer sa

singularité et développer sa propre pensée. Mais ce champs des possibles, comme

nous l’avons vu, est aussi investi par l’imaginaire de l’étudiant nourri des normes

intériorisées et du discours véhiculé par les maîtres. C’est durant la soutenance que

les différentes définitions de la “ bonne thèse ” et de la “ mauvaise thèse ”, qui

peuvent être contradictoires, vont s’actualiser via les normes de chacun des

membres du jury, leurs appartenances institutionnelles et disciplinaires. D’ailleurs

cette définition minimaliste ouvre également le champ des possibles pour les

chercheurs et enseignants-chercheurs : elle permet une relative cohabitation,

l’existence d’une “ communauté scientifique ” qui risquerait de voler en éclats si

l’objet “ thèse ” était défini avec plus de précision. Car derrière cette définition

arrivent les polémiques quant à ce qu’est une “ vraie ” recherche scientifique en

sciences humaines et sociales ; arrivent également les rapports de force, anciens,

entre les différentes disciplines et leur préséance.

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- L’idée, présente dans les questionnaires exploratoires et chez certains chercheurs,

que la thèse est un parcours initiatique ou un rite de passage nous semble à

questionner. Ces expressions renvoient au champ de l’anthropologie et plus

précisément aux travaux de Van Gennep. Un rite de passage a pour but de séparer

des individus (ou des groupes) d’un statut pour les agréger à un autre. Rappelons

que pour les ethnologues, les rites opèrent un changement, qu’ils s’organisent en

système et qu’ils sont forcément collectifs et théâtralisés. En effet, c’est le recours à

diverses mises en scène qui permet le changement, notamment parce qu’un des

objectifs de ces mises en scène est d’emporter, au moins momentanément,

l’adhésion des acteurs principaux et du public. Les dimensions orales et collectives

sont donc essentielles. Par ailleurs, Pierre Bourdieu a repris cette notion de rite de

passage pour lui substituer celle de rite d’institution.30 La justification qu’il donne à ce

changement nous semble pertinente dans le cadre de cette communication.

Première raison, l’insistance sur l’idée de passage temporel, de parcours, a pour

résultat de masquer - le mot est de lui - l’effet principal du rite, à savoir “ de séparer

ceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont pas encore subi mais de ceux qui ne le

subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que le

rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas ”. Deuxième raison, ce sont des rites qui

instituent et qui légitiment, c’est-à-dire qui cherchent “ à faire méconnaître en tant

qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire ”.

Troisième raison, ces rites sont garantis par tout le groupe, voire par une institution,

même s’ils ne sont accomplis que par quelques personnes. Les rites d’institution,

pour lui, institue la différence, c’est-à-dire qu’il y a toujours “ un ensemble caché par

rapport auquel se définit le groupe institué ”. Ce n’est pas le passage qui est

important mais le tri qui est effectué, en amont du rite, entre ceux qui peuvent

passer et ceux qui n’auront jamais le droit d’effectuer ce passage.

- Pour nous, la notion de rite d’institution, telle que la conçoit Bourdieu, est à

rapprocher d’une troisième thématique, à savoir celle de la cooptation. Nous

rappelons que cette thématique apporte un élément de compréhension aux

30 In “Les rites comme actes d’institution ”, Actes de la recherche en sciences sociales, n°43, mars 1982. Ceterme d’acte présent dans le titre n’est pas sans rappeler ceux d’actes de maîtrise ou d’actes de doctorat que nousmentionnions plus haut en rappelant les origines de la thèse.

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cérémonies orales médiévales. Leur rituel montrait qu’on ne s’impose pas à une

universitas : on est autorisé à y rentrer. Depuis toujours, le rituel de la soutenance,

plus qu’une théâtralisation de la dispute et de la confrontation, est la mise en scène

d’une universitas qui autorise l’entrée - et non pas dans laquelle on entre en force.

Ceci est totalement en contradiction avec la prophétie de la bonne soutenance (et

donc la bonne thèse) qui serait de l’ordre de la confrontation, de la dispute oratoire.

Dans cette optique, l’impératif d’originalité ne serait-il pas un leurre (au sens propre

du mot) qui masquerait l’impératif principal, l’obligation d’allégeance à un collectif qui

va permettre le passage ? Passage non pas vers une posture universelle et abstraite

de “ chercheur ” mais vers le statut particulier - précis, contextualisé et localisé dans

le temps et dans telle ou telle discipline à ce stade du parcours - de postulant aux

concours de recrutement de maître de conférences. Derrière le titre de “ docteur ”,

d’ailleurs rarement utilisé en France, se cache la future appartenance - ou non-

appartenance - au corps des enseignants-chercheurs du supérieur.

Il est nécessaire de rappeler que cette obligation d’allégeance ne concerne pas

seulement l’impétrant mais est applicable à tout le jury. En voici un exemple extrait

d’un rapport de qualification : “ Le rapport de soutenance souligne combien cette

thèse est atypique en s’en félicitant tout au long. Mais on comprend que si la thèse

est atypique par rapport aux modèles dominants, elle ne l’est pas rapportée aux

propres modèles des membres du jury, qui expriment fortement leur plaisir à se

situer ensemble aux marges et dont les énoncés s'inscrivent dans une posture de

défense et d’éloge de cette position : la tradition de distance critique des rapports de

soutenance de thèse est gommée, ce qui ne facilite pas le travail du rapporteur.”.31

La thèse dont il est question est celle de Dominique Samson et il va sans dire, que

cette année-là, la commission de qualification en Sciences de l’Education

n’autorisera pas le passage...

31 L’auteur de ces lignes appartient au corps des professeurs. Il nous semble important de préciser que le juryétait partagé quant à l’intérêt de certaines caractéristiques “ atypiques ” de cette thèse et que ceci transparaissaitdans le rapport de soutenance, du moins pour des lecteurs “ naïfs ”. Nous rappelons à propos de la lecture desrapports de soutenance de thèse que D. Maingueneau, dans l’ouvrage collectif déjà cité, la qualifie de“ lecture herméneutique ”, d’une lecture “ entre les lignes ”, notamment parce que “ les membres de lacommunauté universitaire sont censés partagés un certain nombre de signaux dont l’identification déclenchedes implicites. ”..

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LE MOMENT DE LA QUALIFICATION

• Un moment où l’écrit prédomine

Le moment de la soutenance ne nous paraît pas suffisant pour prendre la mesure de

l’effet Goody dans l’écriture de la thèse et, plus largement, dans ce qu’on pourrait

appeler l’apprentissage de l’écriture des sciences sociales. Une première raison

semble aller de soi : ce moment de la soutenance ne sera pas vécue pareillement si

le doctorant a déjà en tête l’étape suivante, celle du passage devant la commission

de qualification. Ses rapports aux membres du jury, à la constitution de celui-ci

seront différents et donc, les effets de rétroaction de la soutenance sur l’écriture ne

seront pas les mêmes. Berry pose ce constat ainsi : “ Il y en a qui se soucient du

jury avant même de commencer une thèse. Alors qu’est-ce qu’on va mettre dans le

jury ? Ca dépend du destin que l’on se donne. […]Il y a aussi ceux qui veulent

chiader leur dossier pour la CNU et qui disent : il me faut tel pourcentage d’agrégé

en gestion, tel pourcentage de ceci. Enfin ils composent leur jury en fonction, comme

des passeurs dans le monde d’après… ”

En effet, même si ce fait n’est pas toujours perçu avec la même intensité et dans les

mêmes délais par tous les doctorants, tous savent que le tri ultime, en sciences

sociales, est opéré par la commission de qualification, c’est-à-dire l’instance qui

décide de l’inscription ou la non-inscription sur la liste de qualification aux fonctions

de maître de conférences. Par contre, ce fait est bien connu par les membres du

jury, “ ces passeurs dans le monde d’après ”, qui n’ignorent pas que la soutenance,

moment publique par excellence, sera plus confidentielle si le candidat n’a pas le

projet de rejoindre la communauté des enseignants-chercheurs. En effet, dans ce

cas-là, le rapport de soutenance de thèse, connaîtra une diffusion plus restreinte32.

D’un certain point de vue, la commission de qualification peut être décrite comme

l’image inversée de la soutenance : le postulant est absent, les délibérations de la

commission ne sont pas publics, le mode de communication officiel entre le postulant

et la commission est l’écrit.

32 Ce rapport suit l’aspirant enseignant-chercheur au moment de la qualification mais également lors de laparticipation aux concours de maîtres de conférences. En effet, il fait partie des documents obligatoires àtransmettre dès le premier envoi, c’est-à-dire avant même une éventuelle convocation à des entretiens. Parailleurs, selon les auteurs d’Un genre universitaire Le rapport de soutenance de thèse, la rédaction de cedocument est de moins en moins souvent le fait du seul Président du jury.

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Nous souhaitons montrer dans cette partie à travers l’expérience de l’une d’entre

nous, Dominique Samson qui a été qualifiée lors de son troisième passage “ devant ”

la commission de qualification en Sciences de l’éducation, l’impact de ce moment

sur l’écriture. L’hypothèse que nous posons est que, de commission de qualification

en commission de qualification, une rétroaction sur la thèse déjà écrite s’opère par le

jeu des textes qui circulent. Un des effets de cette rétroaction est l’intériorisation des

normes de l’écriture scientifique à travers cette circulation de textes aux registres

scripturaux très diversifiés.

Côté postulant, voici les “ textes ” qui constituent le dossier de qualification :

- La pré-inscription informatique sur le serveur “ Antarès ” comportant une

description de la thèse (titre, date et lieu de soutenance, composition du jury), un

mini-cv (les rubriques proposées portent sur la situation du doctorant pendant la

thèse, les activités d’enseignement, les activités en matière “ d’administration et

d’autres responsabilités collectives ”) et un espace permettant de lister les “ thèmes

de recherche et mots-clés de votre domaine ”. C’est par cette pré-inscription que le

candidat se voit attribuer deux rapporteurs.

- L’envoi d’un dossier dont les pièces maîtresses sont le rapport de soutenance de

thèse, un CV comportant une description des activités de recherche et la liste des

publications du candidats ainsi que des “ documents ” permettant de prendre

connaissance de ses travaux de recherche. Cela peut-être la thèse dans sa forme

originale, cela peut-être la thèse dans sa version publiée. Il est possible, voire

souhaitable parfois, de ne plus joindre la thèse au dossier pour lui préférer des

articles. En tout état de cause, la présence d’un ou de deux articles dans des revues

“ à comité de lecture rigoureux ” est jugée indispensable. Sinon, la candidature est

considérée comme “ prématurée ”.33

- L’ajout d’une lettre d’accompagnement rédigée par le candidat est souvent

conseillé ; par contre la présence de “ lettres de recommandation ” est déconseillée.

33 C’est l’expression qui est utilisée par l’Association des Enseignants et Chercheurs en Sciences de l’Education(AESCE) dans les comptes rendus faits par des membres du CNU à l’occasion des Assemblées Générales decette association (par exemple “ Compte rendu de l’Assemblée Générale du 23 novembre 2002 ”) et dans lesconseils donnés aux candidats.

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Par ailleurs, il est possible d’obtenir des traces écrites quant aux raisons ayant

conduit à la non inscription sur la liste de qualification. Pour l’avoir fait, D. Samson a

obtenu deux types d’écrits :

- un document d’une page, à en tête “ République Française ”, pré-imprimé, sur

lequel le président de la section exposait en quelques lignes manuscrites “ le(s)

motif(s) ” de la non-qualification, assortis de conseils ;

- une à trois pages dactylographiées, rédigées et signées par chacun des

rapporteurs, récapitulant les points forts et les points faibles de la candidature et se

terminant par un avis favorable ou défavorable, accompagné - mais pas

nécessairement - de son argumentation. 34

A partir de ce stade de la communication, nous allons laisser place au “ je ” puisqu’il

s’agit d’une tentative d’analyse par l’une d’entre nous des effets produits par la

procédure de qualification sur son rapport à l’écriture et sur sa manière d’écrire.

Pour Dominique Samson, ce moment, bien plus que celui de la soutenance, a été

réellement marqué par un écartèlement entre originalité35 – et fierté vis-à-vis du

travail effectué pendant la thèse – et allégeance à l’institution universitaire dans

laquelle elle voulait être reçue. Ce sentiment d’écartèlement est, en quelque sorte,

renforcé par le côté répétitif de la procédure (aucune règle instituée ne fixe une limite

au-delà de laquelle un candidat n’a plus le droit de se présenter ; en outre,

l’inscription sur les listes de qualification n’est pas acquise une fois pour toute, elle

est remise en jeu au bout de quatre années). Par ailleurs, l’expression

34 Cette description des textes qui circulent entre le candidat et les membres de la commission montre qu’un“ bon ” candidat doit avoir dans son entourage des “ conseillers ” pour l’aider à constituer ce dossier. En effet,certaines directives sont ambiguës, difficiles à décrypter, voire contradictoires. Ainsi, dans le document déjà citéde l’AESCE, à propos des “ candidatures prématurées ”, on peut relever sur un ensemble de 8 pages descontradictions, y compris dans les conseils donnés, sur que faire lorsqu’on est dans une telle situation. Précisonsque les membres de la CNU, lorsqu’ils sont sollicités, ne refusent pas de donner des conseils. Certains, même,regrettent de ne pas être plus souvent sollicités par les candidats. D’autres font savoir, par différents moyens (parexemple, lettre accompagnant le retour du dossier au candidat, message oral transmis par un tiers, soit doctorant,soit enseignant) qu’ils sont prêts à expliquer les raisons d’un refus et à donner des conseils.35 J’ai travaillé sur la notion d’originalité à deux reprises (dans ma thèse, déjà citée, et dans un article, “ Lestechnologies de l’implication : une dérive productiviste dans la présentation de soi ”, paru en 2005 dansEducation permanente n°162) puisque le critère d’originalité, bien que reconnu comme fortement subjectif, estdevenu peu à peu la pierre angulaire de l’habillage juridique du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle. Ilme semble important de préciser dans le cadre de cette communication que ce mot provoque souvent unecertaine fascination accompagnée de malentendus dans le domaine de l’écriture, de par son étymologie etl’évolution de ses différentes acceptions. Ainsi comment comprendre ce critère d’originalité appliqué à unethèse ? Doit-elle être nouvelle ou singulière ? Doit-elle porter la marque de la personnalité qui l’a produite ?C’est cette dernière acception qui a été retenue dans la législation du droit d’auteur et de la propriétéintellectuelle, la preuve de cette marque étant à chercher dans le travail de la forme.

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“ intériorisation des normes ” est, nous semble-t-il, d’autant plus justifiée que

l’ensemble de la procédure est relativement confidentielle et solitaire.

• Une thèse “ de facture atypique ”

“ La facture atypique ” de ma thèse sera un des deux motifs invoqués par le

président de la 70e section pour expliquer ma première non inscription sur les listes

de qualification. Il semblerait donc que certains choix dans la composition de la thèse

aient dérangés. Et effectivement, il sera à plusieurs reprises questions de l’écriture

de ma thèse dans un des rapports de pré-soutenance (“ une thèse qui désarçonne

par son côté non canonique ”), puis dans le rapport de soutenance (“ l’écriture même

de la thèse qui peut agacer plus d’un lecteur car elle ne correspond pas à une

présentation habituelle de thèse ”, “ ce texte résiste, [...] un texte exigeant, sans

complaisance pour son lecteur, porte sur une recherche solide, mais que l’écriture ne

met peut-être pas suffisamment en évidence, surtout si l’on s’attend à ce qu’il soit

présenté selon les habitudes rédactionnelles des thèses universitaires ”) et enfin

dans 3 des 4 rapports de qualification (il est par exemple question “ des méandres de

cette écriture qui tranche avec des écrits argumentés ”). L’adjectif “ atypique ” vient

de celui que j’ai déjà cité plus haut dans lequel il est décliné six fois et illustré par des

extraits du rapport de soutenance. La conclusion de ce rapporteur est sans appel :

“ la thèse est délibérément atypique ”. Lors de la deuxième session de qualification, il

sera encore une fois question de l’écriture générale de la thèse ; en effet le

rapporteur appartenant au collège des professeurs reprendra une phrase de mon

directeur de recherche extrait du rapport de soutenance, transformant un énoncé

positif en son contraire (“ thèse non canonique, toute en spirale, toute en facettes ”)

ainsi qu’une remarque faite par un des membres du jury qui comparaît la menée de

l’exposition à celle attendue lors d’une HDR. Il m’avait bien semblé alors que cette

réflexion n’était pas à prendre comme un compliment ! Dans sa conclusion, ma thèse

sera qualifiée de “controversée 36 et peu académique ”.

36 Controversée par qui ? Certes, il y a eu des discussions longues durant la soutenance d’autant plus longue quemon jury comportait 5 membres (2 professeurs en Sciences de l’Education, 1 professeur en sociologie, 1 maîtrede conférences en Sciences de l’Education, et 1 maître de conférences en psychologie sociale). Les délibérationsont été très longues (mais il me semble qu’il n’y a aucune allusion à cette longueur inhabituelle dans le rapportde soutenance) et à leur issue j’ai obtenu la mention Très honorable avec félicitations. Je pense que cet adjectifde controversé renvoie aux commentaires de la précédente commission de qualification.

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Et effectivement, j’avais choisi de bousculer la forme habituelle d’une thèse et de

m’en expliquer. Le texte commence par un chapitre intitulé “ Faits divers ” dont le

style et la présentation tranchent volontairement avec le mode d’exposition classique

d’un écrit en sciences humaines. Ceci a pour conséquence que l’introduction, et

donc la présentation de la problématique, se trouve déportée en page 42. Ce

chapitre introductif raconte une histoire, celle d’un franciscain du XIIIème siècle ; il y

a certes tout l’appareillage universitaire (références historiques, des notes de bas de

page, etc.) mais le “ je ” y est également utilisé et des pans de mon histoire

professionnelle y sont présentés. Un autre “ Fait divers ” s’intercale entre la partie II

et la partie III que j’ai appelée “ Epilogue ”.

S’il est donc exact de dire que la thèse est de “ facture atypique ”, je pense que deux

autres facteurs ont joué un rôle non négligeable dans le dérangement provoqué par

mon dossier. Il s’agit de la multiplicité des directeurs de recherche et de

l’appartenance à la discipline des Sciences de l’Education, les deux questions étant

d’ailleurs liées.

J’ai eu effectivement trois directeurs de recherche. Après le décès brutal de René

Lourau, je choisis pour le remplacer un maître de conférences en Sciences de

l’Education37 qui finit sa thèse d’Etat. Une fois celle-ci soutenue, il est, de fait, habilité

à diriger des thèses de doctorat. En attendant, je continue sous la direction d’un

autre enseignant-chercheur, professeur en Sciences de l’Education. Cet

arrangement est possible parce que nous appartenons tous trois à ce qui s’appelle

alors le Laboratoire d’Analyse Institutionnelle (laboratoire créé et dirigé par René

Lourau).

Cette pluralité de directeurs de recherche est énoncée dans la thèse comme dans

certains documents qui vont circuler lors des commissions de qualification (rapport

de soutenance, C.V. ; ce dernier document renforçant l’image d’une pluralité de

“ directeurs ” puisqu’il fait apparaître que j’ai eu des directeurs différents tant en

37 Une des raisons de ce choix renvoie à ma vison de la thèse qui est alors très liée à l’idée de parcours derecherche. Parce que ce maître de conférences coanimait les séminaires d’Analyse institutionnelle avec R.Lourau dans lesquels j’ai régulièrement présenté mon cheminement du Dea à la thèse, il est le seul à pouvoirrétablir une certaine continuité brisée par ce décès. Cette continuité m’est d’autant plus nécessaire que, commetoute personne menant une recherche en parallèle à sa vie professionnelle, ce cheminement me paraît haché.

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maîtrise qu’en DEA ou en doctorat tout en restant dans le même département). Par

ailleurs, mon dernier directeur de recherche en doctorat n’a pas le rang de

professeur et je suis sa première “ thésarde ” : il ne dispose donc pas d’une

expérience antérieure et d’un réseau de personnes ressources pouvant le servir

dans cette nouvelle posture de directeur de thèse. Aujourd’hui, je dirai que je me suis

interdit ainsi l’accès au jeu de la cooptation. Il est également possible que cette

décision de prendre comme directeur de recherche quelqu’un n’ayant pas le rang de

professeur, ajoutée à cette pluralité de directeurs, aient été perçues comme une

volonté de rentrer en force dans l’institution universitaire.

Aussi bien lors de la soutenance qu’ensuite, dans les rapports de qualification,

l’appartenance aux Sciences de l’Education sera questionnée. Ainsi dans le premier

rapport de qualification que j’ai cité, il est écrit : “ il faut d’abord rappeler que si le jury

est très majoritairement de sciences de l’éducation et si la thèse se réclame de cette

discipline, l’essentiel relève d’autres disciplines ”. Et son rédacteur continue en listant

un certain nombre de disciplines, dont certaines n’ont aucune existence

institutionnelle : la théorie de la production de l’écriture, l’analyse de la production

littéraire. Il conclut sur cette phrase : “ le rapporteur, interpellé par cette forme

atypique, serait plus rassuré quant à sa légitimité si elle était soumise à la lecture de

spécialistes du champ. Ce n’est pas le cas dans le jury de thèse où il n’y pas de

d’universitaires des disciplines concernées.38”.

Il est nécessaire de rappeler que la discipline Sciences de l’Education ne s’est jamais

sentie reconnue “ légitime ” par les autres disciplines et, de fait, a souvent été jugée

comme peu “ crédible ” en terme de discipline à part entière et/ou en terme de

scientificité (le pluriel qui lui a été attribué lors de sa seconde naissance en

témoigne). Il lui a souvent été reproché de s’appuyer sur des méthodes ou des objets

empruntés à d’autres disciplines plus anciennes. Autre reproche, celui d’accepter de

mener à terme des thèses dont le thème ne relève pas de son champ disciplinaire ou

qui ne répondent pas aux critères scientifiques reconnues par l’ensemble de la

communauté universitaire. Dans une même logique, les choix d’interdisciplinarité ou

de multiréférentialité (j’aurais pu revendiquer ce dernier terme mais je ne l’ai pas

réellement fait) sont souvent dénoncés comme des marques d’amateurisme, de

38 Il me paraît nécessaire de préciser que trois des cinq membres du jury ont publié des travaux portant sur laquestion de l’écriture et, pour deux d’entre eux, ces travaux relevaient du domaine des Sciences de l’Education.

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bricolage ou de faiblesse méthodologique. Face à cela, la discipline s’est durcie ces

dernières années. Ainsi, dans le document rendant compte de l’AG de l’AECSE que

j’ai déjà cité, il est question, pour expliquer les refus de qualification, de candidatures

“ exotiques ” définies comme des “ thèses totalement hors champ des Sciences de

l’Education ” ou de candidatures “ incertaines ” c’est-à-dire “ discutées quant à leur

proximité avec les Sciences de l’Education ”. Et ce quel que soit la composition du

jury.

A cette difficulté constitutive de la discipline s’ajoutait, dans mon cas, la question de

l’appartenance à l’Analyse institutionnelle. En effet, la présence de l’Analyse

institutionnelle dans le département des Sciences de l’Education à Paris 8 a toujours

posé question. Notamment parce que certains des enseignants-chercheurs

appartenant à ce courant, dont René Lourau le premier, mettaient en avant une

appartenance à la sociologie, voire même ne reconnaissaient pas la légitimité de la

discipline Sciences de l’Education. Or, autant l’appartenance à l’Analyse

institutionnelle était soulignée dans ma thèse comme dans les CV, articles ou

communications39 - et mentionnée dans le rapport de soutenance de thèse et dans la

majorité des rapports de qualification -, autant l’appartenance aux Sciences de

l’Education était peu, voire pas mise en avant et ce, dès mon titre : L’ombre de

l’auteur : des rapports de force dans l’acte d’écrire. Rétrospectivement, je suis

étonnée de ce fait qui me semble relever de l’acte manqué dans la mesure où, au

contraire, j’ai toujours revendiqué cette appartenance aux Sciences de l’Education.40

Après avoir pris connaissance des premiers rapport de qualification, c’est à ce

problème - celui de l’appartenance aux Sciences de l’Education - que je me suis

attaquée en premier dans mes tentatives de présenter autrement ma thèse afin

d’essayer d’infléchir la lecture des membres de la commission de qualification.

Notamment dans le CV mais également dans la lettre d’accompagnement dans

39 Il est à noter que les deux derniers enseignants-chercheurs qui m’accompagnent pour finir ma thèse n’ontjamais travaillé sur la question de l’écriture. Ce que je mets donc en avant dans ce double choix - et dans le refusd’autres directeurs de recherche - c’est l’appartenance à l’Analyse institutionnelle40 En fait, cette appartenance faisait l’objet de la partie que j’ai supprimée en dernière minute mais je pensequ’elle n’aurait pas satisfait les membres du CNU. Elle reposait sur le principe socianalytique de l’analyse de lacommande et des demandes. J’essayais d’analyser l’impact de l’appartenance à cette discipline et del’appartenance à l’université Paris 8 - Vincennes à Saint Denis sur mes choix théoriques, méthodologiques,d’écriture... Une fois cette partie disparue, l’appartenance aux Sciences de l’Education n’est effectivement quasiplus mentionnée.

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laquelle j’ai joué la posture de l’allégeance. J’ai plaidé en quelque sorte “ coupable ”,

reconnaissant avoir oublié, parce que trop immergée dans mon sujet, la nécessité

d’expliquer en quoi la question de l’écriture, de son apprentissage ainsi que celle de

l’auteur relevait des Sciences de l’Education. C’était relativement facile pour moi

d’écrire cela dans la mesure où cela était “ vrai ” mais je n’aimais pas la tonalité de

ces lettres (je n’en donnerai pas d’extraits) et la “ réponse ” me rendit furieuse. Le

rapporteur appartenant au collège Professeur concluait sur le fait que “ le dossier de

recherche semblait encore léger, bien qu’une démarche de rapprochement des

sciences de l’éducation se soit affirmée récemment ”. Quant au rapporteur

appartenant au collège Maître de conférences, dont je savais qu’elle avait soutenu

ma candidature, je n’aimais pas plus sa synthèse : “ Consciente des critiques

adressées à la précédente procédure de qualification, la candidate a fait un pas vers

les sciences de l’Education à travers les communications présentées dans l’année

2004... ”.41 Faire un pas...., me rapprocher récemment... alors que j’avais une

maîtrise, un Dea et une thèse en Sciences de l’Education... Dans les lettres

d’accompagnement suivantes, je renonçais à la posture d’allégeance !

Puis, entre colères et relectures de ma thèse, j’ai suivi un autre conseil que l’on

m’avait donné à deux reprises : écrire un article, d’une facture classique, portant sur

une thématique classique, bien clairement Sciences de l’Education. Sur le coup, ce

conseil m’avait agacé mais je suis arrivée à vivre la rédaction de cet article comme

un exercice d’écriture, un moment d’apprentissage pris dans une recherche

collective.

• De la surimplication dans l’acte d’écrire...

Lorsqu’aujourd’hui, avec du recul, et ce d’autant plus facilement que j’ai été qualifiée,

je survole ma thèse et les dossiers que j’ai envoyés lors des commissions de

qualification, je suis étonnée de n’avoir pas su éviter certains écueils dans l’écriture

puis dans la présentation (dans le résumé, puis en soutenance et dans les premiers

CV) de ma recherche alors même que je savais vouloir tenter ma chance aux

41 Cette remarque renvoie également à la question des réseaux de diffusion, des lieux de publication des travauxcommuniqués. En effet, il m’était également reproché soit de ne pas avoir été publiée dans des revues deSciences de l’Education (à propos d’un article accepté par la revue L’Homme et la Société) soit d’avoir étépubliée dans des revues trop proches de mon laboratoire et/ou de mon département.

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concours de maître de conférences. C’est pourquoi j’ai parlé à plusieurs reprises de

choix irrationnels ou d’acte manqué. Acte manqué le fait de ne pas “ défendre ”

l’intérêt de ma problématique pour les sciences de l’Education, de ne pas plus

souligner une appartenance que je revendique ailleurs (notamment dans mon milieu

professionnel). Irrationnel le choix - non pas de supprimer des pans entiers de mon

journal - mais de laisser des pans entiers d’hors-textes encore bien plus dérangeants

pour l’institution universitaire (poèmes, textes écrits par moi en ateliers d’écriture,

extraits de lettres destinées à mon directeur de recherche, le tout constituant un

ensemble de descriptions métaphoriques dans lesquelles je cherche à comprendre

comment je perçois l’acte d’écrire). C’est en prenant conscience de cette dernière

opération - faire disparaître des extraits de journal alors même que c’est une

méthode de travail qui peut être acceptée par l’institution universitaire et laisser des

textes poétiques - que j’ai choisi de mettre l’accent sur la question de la

surimplication dans l’acte d’écrire.

Une des conséquences, chez moi, de cette surimplication dans l’acte d’écrire a été

la recherche d’une autre écriture scientifique (ce qui a toujours été une des priorités

de René Lourau) et a entraîné la production d’un nombre important d’articles qui

relevaient plus d’un travail sur la forme que peut prendre la restitution d’une

recherche que de la présentation d’une thématique de recherche. Cette production

d’articles a été facilitée par l’existence d’une revue d’Analyse institutionnelle dirigée

par René Lourau et dont un des objectifs était la recherche d’autres formes d’écriture

scientifique. Mes demandes (de recherche de formes) rencontraient donc une

commande.

Cette production d’articles a été balayée par les différentes commissions de

qualification. Motif officiel : pas de comité de lecture rigoureux ou revue dont le

comité de lecture est trop proche du candidat. Toutefois, je me suis toujours

demandée s’il n’existait pas un autre motif, non dit, qui fonctionne implicitement dans

l’institution universitaire : quelqu’un qui écrit trop est suspect, quelqu’un qui prend

plaisir à écrire est suspect... Quoi qu’il en soit, je me suis résolue à censurer un

nombre conséquent d’articles publiés. Et peu à peu j’ai été prise de dégoût pour ma

facilité d’écriture et j’ai eu honte du plaisir que je prenais à écrire.

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Pour l’Analyse institutionnelle, l’analyse d’implications singulières et/ou particulières

permet d’accéder à l’analyse de l’institution y compris dans son universalité. Ainsi,

nous relevons au fil de nos recherches des indices d’une généralisation de la

surimplication dans l’acte d’écrire, qui d’ailleurs ne concerne pas seulement le

monde universitaire42. Une surimplication généralisée qui serait plus à placer sous le

signe de l’obligation et de l’utilitarisme que du plaisir d’écrire ?

Régine ANGEL

Dominique SAMSON

42 Cette thématique a conduit les analyses que nous avons proposées dans le cadre du dossier sur la “ La(re)présentation de soi ” dans le n°162 d’Education permanente, 2005, à propos des lettres de motivation.