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Actes du colloque international Séhel. Emre Égypte el Nubie. Inscriptions rupestres et graffiti de l'époque pharaonique Université PaulNaléry 31 mai - ' ''' juin 2002 OrMonsp XIV, 2003, p. 129-148 La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et archétype littéraire '- LucGABOLDE CFEETK - CNRS UPR 1002 L A STELE de l'an 1 de "Thoutmosis il relatant une campagne en Nubie est gravée sur un rocher bordant J'ancienne route d'Assouan à Philae, aujourd 'hui entre la ville et l'ancien barrage l, La bibliographie conséquente qui s'y rapporte montre qu'elle a déjà été abondamment documentée 2. J'en donne ici un fac-similé (fig. 1), seul élément que n'avaient pas fourni les éditions précédentes. On ne peut que constater l'excellent établissement du texte foumi par Sethe, lequel avait manifestement travaillé sur un estampage fidèle de .l'inscription 3. Le propos du présent travail est de considérer la place de J'inscription de Thoutmosis II dans l'histoire de ce genre littéraire et, par commodité, il m'a semblé utile de l'assortir d'une nouvelle traduction. Le cintre Le cintre comporte une représentation du roi, suivi de Khnoum et d'Anoukis, fai sant face à Amon et Satis. Les noms et l'image d'Amon (et de lui seul) ont été martelés puis regravés, les attitudes des personnages ayant été modifiées au cours de l'opération: à l'origine , Amon 1 Elle se trouve parmi cinq autres inscriptions rupestres, sur un rocher situé à une cinquantaine de mètres à l' est de la route actuelle (vue d'ensemble dans J. DE MORGAN, Catalogue UI, p. [XV]). On J'atteint après avoir parcouru 3.1 km depuis le dernier virage d'Assouan, ou 2,3 km depuis l'embranchement de la route conduisant à l'obélisque inachevé. On se trouve alors à 1,3 km du croisement des routes menant vers l'ancien barrage et vers Philae, On peut se reporter utilement au plan de R. DELIA, JARCE 30, 1993, p.77 et p.81. plan IV. Aujourd'hui l'environnement urbain en mutation rend leur repérage difficile. 2 Une très complète li ste de la bibliographie relative à la stèle de Thoutmosis II. complétant celle cl:: . PM V, 1937, p. 245, est donnée par A. KLUG, Die Koniglische Stelen in der Zeit von Ahmose bis ZII Amenophis fIl. Monumenta Aegyptiaca VII, 2001 (par la suite A. KLUG. Konigl. Stelen), p. 506. J'y ajoute les commentaires de F. M. SABBAHY, Prelude to Empire: Ancient Egyptian MWtary Policy and activity in the early New Kingdom, 1986, p. 253-256. ; Urk. IV , l37,9-141,9. Estampage Berlin nO A.36OeJ1-7 (K.63), A. KLUG , Konigl. Ste/en, p. 507.

La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et

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Page 1: La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et

Actes du colloque international Séhel. Emre Égypte el Nubie. Inscriptions rupestres et graffiti de l'époque pharaonique

Université PaulNaléry 31 mai - ' ''' juin 2002 OrMonsp XIV, 2003, p. 129-148

La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et archétype littéraire

'-

LucGABOLDE CFEETK - CNRS UPR 1002

L A STELE de l'an 1 de "Thoutmosis il relatant une campagne en Nubie est gravée sur un rocher bordant J'ancienne route d'Assouan à Philae, aujourd 'hui entre la ville et l'ancien barrage l, La bibliographie conséquente qui s'y rapporte montre qu'elle a

déjà été abondamment documentée 2. J'en donne ici un fac-similé (fig. 1), seul élément que n'avaient pas fourni les éditions précédentes. On ne peut que constater l'excellent établissement du texte foumi par Sethe, lequel avait manifestement travaillé sur un estampage fidèle de .l'inscription 3. Le propos du présent travail est de considérer la place de J'inscription de Thoutmosis II dans l'histoire de ce genre littéraire et, par commodité, il m'a semblé utile de l'assortir d'une nouvelle traduction.

Le cintre

Le cintre comporte une représentation du roi, suivi de Khnoum et d'Anoukis, faisant face à Amon et Satis. Les noms et l'image d'Amon (et de lui seul) ont été martelés puis regravés, les attitudes des personnages ayant été modifiées au cours de l'opération: à l'origine, Amon

1 Elle se trouve parmi cinq autres inscriptions rupestres, sur un rocher situé à une cinquantaine de mètres à l'est de la route actuelle (vue d'ensemble dans J . DE MORGAN, Catalogue UI, p. [XV]). On J'atteint après avoir parcouru 3.1 km depuis le dernier virage d'Assouan, ou 2,3 km depuis l'embranchement de la route conduisant à l'obélisque inachevé. On se trouve alors à 1,3 km du croisement des routes menant vers l'ancien barrage et vers Philae, On peut se reporter utilement au plan de R. DELIA, JARCE 30, 1993, p.77 et p.81. plan IV. Aujourd'hui l'environnement urbain en mutation rend leur repérage difficile. 2 Une très complète liste de la bibliographie relative à la stèle de Thoutmosis II. complétant celle cl::

. PM V, 1937, p. 245, est donnée par A. KLUG, Die Koniglische Stelen in der Zeit von Ahmose bis ZII Amenophis fIl. Monumenta Aegyptiaca VII, 2001 (par la suite A. KLUG. Konigl. Stelen), p. 506. J'y ajoute les commentaires de F. M. SABBAHY, Prelude to Empire: Ancient Egyptian MWtary Policy and activity in the early New Kingdom, 1986, p. 253-256. ; Urk. IV, l37,9-141,9. Estampage Berlin nO A.36OeJ1-7 (K.63), A. KLUG, Konigl. Ste/en, p. 507.

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130 LucGABOlDE

présentait le signe de la vie au visage du roi, alors que la regravure lui fit seulement tenir la main de ce dernier 4.

Je ne m'étendrai pas particulièrement sur le fait que le nom du dieu est écrit d'une manière originale - dont on a trouvé des parallèles à Saï!i - ni sur le fait qu'il est inclus dans un cartouche, ce qui est attesté ailleurs 6 et est peut-être à relier au fait qu'on rencontre, dans la région d'Assouan particulièremenÇdes représentations où la nature du roi et celle Amon se mêlent étrangement 1,

Légendes, des personnages

9 8 8 7 6

@Q ~i'" <j}

. ~ = iD Iîf = ti ..... .-d"~ .

t~ = '[IJ

(1) « Le dieu parfait 12] Âa-kheper-en-Rê. [3[ Khnoum, maître [4J de la Cataracte. [!il Anouhls.

2 1 3 4 5

~ I l @

[6] Amon-Rê, maître du ciel, [7] qui est à la tête de tous les dieux, il donne toute vie et force, toute santé. Igi Satis, maîtresse (9) d'Éléphantine. »

~ A. KLUG a relevé cette modification (Konigl. Stelen, p. 86) que nous avions aussi vue en faisant le relevé. S J. VERCOllITER, CR/PEL l , 1973, p. 14, pl. II, nO S.383, et renvoi aussi à W. C. HAYES, Scepter of Egypt II, p. 105 et 127, pour un scarabée du MMA où l'auteur estime qu'il s'agit de mentions de Menes accompagnant les noms d'Hatchepsout el de Thoutmosis Ill, alors qu'il pourrait, en fin de compte, être plutôt question d'Amon. 6 Deux bases de colonnes de Karnak. en donnent d'autres occurrences; A. VARILLE, ASAE 50, 1950. p. 249-255, avec quatre cartouches contenant le titre de« rois de Haute et Basse-Égypte (a) ». Le cartouche fait peut­être allusion à la royauté céleste d 'Amon, que caractérise en général son épithète de «maître du ciel et roi des dieux» (CI. TRAUNECKER, Hommages J. Quaegebeur, OLA 85, 1998, p. 1197, n. a.). 7 Ainsi quatre graffiti de la région de Konosso, deux datant de Mentouhotep II, un autre de Néferhotep et le demier de Thoutmosis IV, représentent-ils une divinité ithyphallique - dans un cas juchée sur le très royal groupement des Neuf Arcs - qui n'a d'autre légende que le nom du roi , et qui est encadrée, comme l'est un pharaon, de deux divinités, ou qui fait face à un dieu seul; Mentouhotep Il: L. HABACHI, MDAIK 19, 1963, p. 16-52, fig .20 (= J. DE MORGAN, Catalogue Ill . p. 73. nO 44 et p.71 . nO 31); Néferhotep: J . DE MORGAN, op. cir., p. 71, nO 30; Thoutmosis IV: op. cit., p.73, n0 45 . Noter que l 'épithète d'Amon, brY-lp nlrw, eSI présente dans une autre inscription du règne de Thoutmosis II (la «Cour de fêtes» de Karnak, porte A, façade nord, linteau, voir KanuJk IX. 1993, p. 39, col. 10-11 et 10'­Il') ; elle caractérise la qualité de« gouverneur» du dieu (solaire), en tant que premier des dieux (1. ASSMANN. Egyptian Sola, Religion i/l the New Kingdom. 1995, p. 104-105). Elle tiendrait alors la place du plus commun nswt-nJrw habituellement présent dans ce genre de séquence.

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La stèl~ d~ Thoutnwsis II à Assouan

Le corps du texte

Le texte est réparti en 17 lignes écrites de gauche à droite.

"" ~ll~,~,&~ i"~ ~é;S'I}1~ jiU y~ ~~ y~ +~ llm~~ 1'" l1r~~ j"f~~ tM i!~,~, ~ r,; 2..!..& ~ }k"' 'T. "f1Il r;:f?t!~@~ Â

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131

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'''' ~;g*~~q~ ~ta gU~1.-~(0!14s{1~ (Ûl~1&~~10g3

Page 4: La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et

132

Fig. 1. Fac·similé de l'inscription de Thoutmosis 11 sur la roule d'Assouan à Philae.

Page 5: La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et

La stèle de T1wu/mosis Il à Assouan 133

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.. _ J_ An de r~gne l, 11 akhet, Se jour, apparition solennelle de la

Majesté de l'Horus taureau victorieux Ouser-pehIY, celui des deux

maîtresses Nerery-nesy/, le faucon d'or Sékhem-khéperou, _1_ le roi de

Haute et Basse-Égypte Âakhéperenrê. le fils de Rê Thoutmosis-nefer­

khliou, sur le trône de l'Horus des vivants. Son père Rê est sa

protection ainsi qu'Amon, seigneur des trônes du Double Pays : _ J _ ils

ahattent pour lui ses opposants.

Voilà, Sa Majesté est dans son palais; son pouvoir magique est

p~issant. sa crainte (répandue) à travers le pays. la terreur (est) dans

les rivages des Haou-nebou . -f- Ies deux parts ru pays (sont) sous son

contrôle et les Neuf-Arcs réunis sous ses sandales. Les bédouins

Men'fYou (d!Asie) viennent à lui chargés de tributs, les bédouins

loulltyou (de) Nubie/Ta·Sety cnargés de redevances. Sa frontière

méridionale (s'étend) jusqu'à., l'Ouverture chi. Pays" (le lointain Sud)

-1- et (la) septentrionale jusqu'au,.. marches nordiques: le pays

d'Asie/Sete! est asservi à Sa Majesté ; l'autorité de son envoyé n'est

pas contestée dans le pays des Fénekhou.

Mais on est venu rendre compte à Sa Majesté des faits

suivants : ., le pays de Kouelz·la-vaincue -~- en étant venu à sc

rebeller, ceux qui étaient vassaux œ seigneur chi. Double Pays ont

fomenté un projet de révolte et sont allés jusqll 'à ~razzier la population

égyptienne afin de s'emparer du bétail (qui se trouvait protégé) derri~re

ces _7_ forteresses qu'avait construites, à la sui te de ses victoires, tOIl

père - le roi de Haute et Basse-Égypte Âakhéperkarê

(Thoutmosis 1"'), qu'i l vive éternellement -, pour contenir les pays

rebelles, les lountyou (de) Nubie/Ta-Se/y, des confins méridionaux de

l'empireIKhem-he/J·/Jefer.

Ainsi donc, il y avait - 1 - un chef au nord d.L pays de Kouch-la­

vaincue et il est entré dans une phase de rébellion. de concert avec

deux bédouins lounryou de Nubie/Ta-Set y, parmi les enfants d'un chef

du pays de Kouch-la-vaincue - qui avaient (déjà) fui (auparavant)

devant le seigneur œ Double Pays, - . - au jour œ massacre (perpétré)

par le dieu parfait (Thoutmosis I j - ct, (par conséquent), cc pays a

été partagé en trois régions, chacune s'étant octroyé l'exercice de sa

(propre) souveraineté.

Page 6: La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et

134

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#, wJ.r, ml R'. dt

LucGABOLDE

Sa Majesté apparut, semblable à une panthère, après qu'elle eut

entendu cela, _.a. et Sa Majesté déclara: «(Aussi vrai que) je vis.

que j'aime Rê. que je loue mon père. le seigneur des dieux, Amon, le

seigneur des trOnes ru Double Pays. assurément, je ne permettrai pas

que la vie (demeure) en leurs mâles, assurément, je répandrai la mort

~,,~ parmi eux! »

TI advint donc que Sa Majesté fi t envoyer une année nombreuse

en direction de la Nubie-Ta-Sery, en une première occasion de

campagne victorieuse, afin d'abattre tous les rebelles à Sa Majesté, les

opposants au seigneur du Double Pays.

~'1_ li a~vint que cette armée de Sa Majesté atteignit le pays de

Ko~ch-Ia-v~ncue : le pouvoir magique de Sa Majesté la conduisait et

la terreur qu'il (inspire) protégeait sa progression.

Cette armée -11- de Sa Majesté abattit ces étrangers et <ne>

permit <pas>. assurément, que la vie (demeurât) en leurs mâles.

conformément à tout ce qu'avait ordonné Sa Majesté, à l'exception de

l'un de ces enfants di -.1" chef ru pays de Kouch-la-vaincue, ramené

vivant, comme prisonnier, avec ses gens, au lieu où se trouvait Sa

Majesté et qui fut, donc, placé sous les pieds du dieu parfait.

Et, en effet, Sa Majesté apparut en gloire sur l'estrade, tandis

qu'étaient traînés _Il_ les prisonniers, (ceux) qu'avait ramenés cette

armée de Sa Majesté. Ce pays fut rendu (de nouveau) vassal dc Sa

Majesté, comme (cela avait été) le cas auparavant. Le peuple - •• -

poussait des cris de joie, la troupe se réjouissait beaucoup; ils

clamaient les louanges ru seigneur ru Double Pays ; ils adoraient ce

dieu efficient quand (agit) sa divine namre.

(fout) ceci est (en effet) advenu grâce au pouvoir magique de Sa

Majesté, - 17_ en raison de la grandeur de l'amour que ne cesse de lui

poner son père Amon, plus qu'à aucun (autre) roi advenu depuis les

temps primordiaux de la terre, (à lui) le roi de Haute et Basse·Égypte

Âakhéperenr2. le fils de Rê Thoutmosis-neft:r-khâou, doué de vie. de

stabilité et de puissance, comme Rê, éternellement ».

Page 7: La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et

lA stèle de ThoUlmQSis Il à Assouan 135

La composition du récit

La stèle comprend deux parties distinctes. La première, que "on pourrait qualifier de « protocolaire », va jusqu'à la ligne 5. La seconde est consacrée à l'expédition proprement dite; c'est en quelque sorte le « bulletin» de la campagne. Chacune de ces parties est eUe­même subdivisée en paragraphes aU50ntenu bien défini selon le schéma global suivant S

A - PARTIE PROTOCOLAIRE

1) Date et exposé de la titulature 2) État du royawne

B - RÉCIT DE L'EXPÉDITION

3) Annonce de la rébellion 4) Réactionfurieuse de Sa Majesté 5) Annonce de l'envoi d'une année 6) Arrivée de l'armée dans le Sud .

7) Défaite des coalisés:~.

8) Retour de ['année victorieuse 9) Action de grâce et conclusion

A - PARTIE PROTOCOLAIRE

1) Date et exposé de la titulature

Ce n'est pas le lieu ici de rentrer dans le détail des questions soulevées par la date qui se trouve au début de la stèle. Je dirai seulement qu'il a pendant longtemps été admis, en raison de sa fOlmulation mentionnant une «apparition (solennelle) », que le récit de la stèle d'Assouan conunençait par une date se référant à l'accession au trône de Thoutmosis II 9. Depuis, cette

SCe découpage suit à peu de choses près celui proposé par W. J. MURNANE (The Road to Kadesh, SADC 42, 2e éd. révisée, 1990 p. 80: a) Date: an l, II akhet, 8c jour, et titulature royale; b) Le foi est dans son palais et reçoit des tributs des Asiatiques; c) Annonce de la rébellion en Nubie; d) Réaction furieuse du roi; e) » Al ors Sa Majesté envoya beaucoup de troupes en Nubie pour sa première occasion de victoire» ; 0 « Puis celte année de Sa Majesté atteignit le vil pays de Kouch» ; g) «Et celte armée de Sa Majesté abattit ces étrangers» ; h) « Maintenant Sa Majesté est apparue sous le dais tandis que les captifs vivants que celte année avait ramenés à Sa Majesté étaient traînés» ; i) Triomphe de Thoumosis TI attribué à la faveur d'Amon. 9 C'était ainsi l'opinion que défendaient A. H. GARDINER (JEA 31, 1945, p. 25·26), J. H. BREASTED (A R II , § 48, n. c.), K . SETHE. (A PA W 4, 1932. § 24). L. BORCHARDT, (Die Minel zur zeitlichen FestlegulIg von Punkten der iigyptischen Geschichte !/lui ihre Anwendung , 1935, p.78). Plus près de nous, D. B. REDFORD admettait lui aussi qu'il s'agissait du jour de «l'accession au trône », au lendemain de la disparition de Thoutmosis 1er (History and Chronology, Toronto, 1967, p. 8 et 12), tout comme R.DRENKHAHN (MDA IK 28, 1972, p.88) et je m'étais moi-même rangé à cet avis (L. GABOLDE, SA K 14, 1987, p. 63), tandis que W. HELCK nuançait en voyant dans la date plutôt la cérémonie du couronnement du roi, quelque temps après son accession au trône (Studia Biblica et Orientalia Ill. 1959, p. 115 sq.). Enfin. J. von BECK ERATH (SAK 17, 1990. p.65, n.5) suivait Helck pour estimer qu'il ne s'agissait pas d'une accession au trône, mais du couronnement.

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136 LucGABOLDE

vue a été remise en cause et il faut assurément reconnaître ici une apparition solennelle du souverain, sans le moindre lien avec l'accession au trône ou le couronnement ]0,

La composition même du texte conforte d'ailleurs cette interprétation car, dans le corps même du récit de Thoutmosis Il, on revient sur l'apparition royale (1. 14), en explicitant cette fois-ci son contexte: c'est" lorsque Sa Majesté apparut sur l'estrade que les prisonniers lui furent amenés puis furent traînés sous ses pieds. On rencontre bien ici des détails qui viennent - en écho - préciser le sens que "on avait voulu donner à j'expression « apparaître en gloire sur Je trône d'Horus» en début de stèle: celui d'une apparition lors d'une cérémonie solennelle célébrant une victoire Il.

La stèle voisine d'Amenhotep ID (située à deux mètres de celle de Thoutmosis II) est, à cet égard, sans équivoque: elle s'ouvre sur une mention semblable d'apparition solennelle, assortie d' une date, l'an V, qui écarte toute possibilité de rapprochement avec des cérémonies d'accession au trône 12.

La date située en tête de:Tinscriptioq est donc celle de la cérémonie triomphale organisée au retour de J'armée victorieuse. On peut la situer aux environs du milieu du mois de septembre. Il est possible encore de reconstituer dans ses grandes lignes le calendrier de la campagne.

Le point Je plus méridional qu'atteindra l'expédition nubienne de Thoutmosis n au cours de son périple ne peut être détenniné qu'approximativement. L'année libère sûrement la forteresse de Tombos (730 km au sud d'Assouan) et s'enfonce ensuite dans Khent-hen-Nefer, repousse les Kouchites sans doute à Dongola, à la quatrième cataracte, et peut-être même jusqu'à el-KenissalHagar el-Meroua qu'avait atteint Thoutmosis 1er

• Cela fait, en suivant le cours du Nil - ce que fit l'armée de Thoutrnosis Il puisqu'eUe passa à Tombos -. un parcours aller-retour d'au moins 1500 km. La progression des armées à cette époque-là, en ne

10 W. BARTA (SA K 8.1980, p.34) considérait ainsi que la date n'évoquait ni « l'accession au trône » ni le «couronnement» mais se rattachait aux simples mentions Il d'apparitions royales» qui ont lieu lorsque le roi sort en public pour des cérémonies qui n'ont pas de rapport avec l'installation d'un nouveau souverain. Il fut suivi par Chr. MEYER (LA VI, 1985, col. 539-540). D. B. Redford, auquel on doit un inventaire des «apparitions royales }}, a pu effectivement isoler nombre de mentions qui se réfèrent clairement à une cérémonie non pas d'accession au trône mais de victoire, sorte de triomphe, et ce, dans des tennes quasi identiques à ceux qui se rencontrent sur la stèle de Thoutmosis II à Assouan (D. B. REDFORD, History and Chronology, p. 4-22 ; plus spécialement p. 5, les exemples 1 à 4). Il Au reste, la structure du texte est, comme l'a mis en évidence W. J. MURNANE (The Road ta Kadesh, p. 107· 144), conforme à un genre précis qui obéit à des règles de composilion presque immuables - les récits les plus semblables étant ceux des stèles de Thoutmosis IV à Konosso et d'Amenhotep III sur la route d'Assouan à Philae, lesquels ne sont assurément pas en relation avec des accessions au trône. D. B. REDFORD (lNES 25, 1966, p. 120-121) avait déjà montré que la date d'Amenhotep III ne correspondait pas à la date de changement d'année de règne et donc qu'il ne pouvait - non plus - s'agir de l'anniversaire de l'accession au trône ou ru couronnement. Postulant que la date est à rattacher à l'un des événements relatés dans la suite du texte, Mumane admet qu'il est a priori tentant de la rapprocher de ce qui vient immédiatement après: l'apparition solennelle dl roi. La question est pour lui de savoir quand donc celle-ci se produisit. Comme la stèle de Thoutmosis Il présente la célébration de la victoire par le roi comme le point culminant du récit, il suppose donc que la date qui se trouve en tête dc la stèle se réfère plutôt à cet événement solennel survenu, lui, à la fin des opérations. 11 Urk. IV, 1665, 15.

Page 9: La stèle de .Thoutmosis II à Assouan, témoin historique et

La stèlt: dt: Thoutmosis 11 à Assouan 137

faisant que marcher pendant la journée, a été estimée à 24 lcilomètres par jour 13. Il faudrait alors compter soixante-deux jours el demi pour couvrir cette distance (deux mois). En fait, il faut admettre une progression beaucoup plus lente, tenir compte de nombreuses haltes (il y a peut-être la mise en chantier de constructions à Sernna et Kumma) : il s'agit d'une véritable expédition et non d'une s,imple tournée punitive. À titre de comparaison, pour aller de Tangour 14 à Tombos l' puis de Ià'à el-KenissalHagar el-Meroua 16 et enfin pour revenir à Assouan 17, Thoutmosis 1er avait mis 140 + 217 = 357 jours 18, pour un trajet de 870 + 1340 km = 2210 km, soi t une moyenne de 6,19 km/jour 19. En reprenant les mêmes moyennes pour le règne de son fils, les 1500 km de l'expédition punitive ont da être couverts en 240 jours environ, sail huit mois. En ajoutant q~nze jours au minimum à l'aller et au retour pour le trajet Louxor-Assouan, on en arrive à une expédition de neuf mois entre le départ de Thèbes et le retour dans la capitale dynastique. Neuf mois environ avant le n akhet, ge jour, on était fin décembre, Thoutmosis II venait sans doute d'aCcéder au trône et recevait de contrariants rapports sur la situation en Nubie.

2) État du royaume

Le récit se poursuit par une description de l'étal du royaume. Ce passage relève plutôt du lieu commun 10. n s'agit d'affirmer la suprématie de Pharaon sur le monde environnant 21. C'est plutôt un résumé sans grande originalité des territoires traditionnellement contrôlés par l'Égypte, à savoir les « Neuf Arcs» 22 et, pour un peu plus de précision, la mention spéciale de quelques-uns d'entre eux: les Haou-nebou 23, les bédouins Mentyou (d'Asie) 24, les

Il W. J. MURNANE, Tht: Road to Kadesh, p. 1444147. '- Inscription vue par S. BIRCH (PSBA 7, 1885, p. 121). Elle relate que le roi remonte le courant (bnt) et qu'il est sur ce site en l'an II , .'" mo is de chémou (le changement d'année de règne a eu lieu un peu avant, le 3" mois de péret, 21 ~ jour, Urk. IV , 81. 4, ce qui fai t que chémou précède alchet dans une même année de règne ce Thoutmosis 1"'). I j Où le roi se trouve en l'an II, le 2" mois de akhet, le \4" jour (Urk. IV, 82, 9). " L'arrivée à Hagar eJ4Meroua n'est pas datée. L'inscription que J. VERCOUTTER (Kush 4, 1956, p. 70, nO 7) attribue à Thoutmosis F et qui donnerait une date est trop lacunaire pour être utilisée. Mais on sait grâce à elle que Thoutmosis ln est descendu jusque-là lors de son p6riple (ici même, conuibution de W. V. Davies, p. 161) 17 11 est de retour en "an m, le lor mo is de chémou, le 22" jour (Urk. IV, 88. Il ; 89,6; 89, 16). I I La date de Tangour n'est pas sOre mais la lect~ an U. 1"' mois de chémou est la plus vraisemblable. Le jour est inconnu, aussi les 357 jours que nous proposons représentent4ils un minimum. 19 Avec de notables variations: si l'on admet que la stèle de Tombas fut 6rigée au retour de la tournée à Hagar el-Meroua, Thoutmosis 1er aura fait le trajet Tangour-Hagar el-Meroua-retour à Tombas, soit 1480 km en 140 jours, ce qui COITCSpond à une moyenne soutenue de 10, 57 km/jour, alors que le retour de Tombas à Assouan, 730 km, aura pris 217 jours, soit une moyenne de 3,36 km/jour. zo Même description ou presque dans l'inscription au nom de Thoutmos is 1er sur le VIII· pylô ne à Karnak (Urie. IV, 270. 6-9). C'est aussi à peu près la teneur de la stèle de Tombas (Urk. IV, 82486). presque uniquement constituée d'un 610ge royal sur ce thème et, par ailleurs, singulièrement peu narrative. l lCf. F. M. SABBAHY, Prelude to Empire, p. 254. u Cf. J . VERCOUTTER . B/FAO 46. 1946, p. 125 sq. ; idt:m, BIFAO 48, 1948. p. 108- 128. 13 1. VERCOUTTER. BIFAO 46, 1946. p. 125 sq.; idem. B/FAO 48, 1948, p. 1084128; idem, L'Égypte et le monde Égéen préhellénique, BdE 22, 1956. p. 15; E.lvERSEN. ZAS 114, 1987, p. 54-59; A. NIBBI, ZAS 116, 1989, p.53 sq.; Cl. VANDERSLEYEN (Les guerres d'Amosis, Bruxelles, 1971, p. 1684174) les identifiait aux plaines en forme de cuvette qui longent la cÔte israélo-libanaise.

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138 Luc GA80LDE

Ouadyel-Moud)' ' ..... .

1ère cataracte • ASSOUAN " • .. ....

. " .

• EU .. 'y • .. QASFlIBRIM

~bou 51mb,l' '" .: Ouady Allaqy

M' AGISSA 2e cataracte

SEMNA' • KOUMMA

• Tanllour

Cataracte de Dai

' .

. . Nil

• SOLEB

3e çataracte

lia d''''IIO

VIEUX

• TOMBOS

" KERM"

GEBEL BARKAL Nepa"

Nil

PAYS DE KOUCH

Nil

4e cataracte

KHENT -HHN-NEFER

CP __ -'S.O' _....:I"'Opm

. ...

Abou H.m.cI •

Fig. 2. Carte de la Nubie à J'époque de Thoutmosis n.

'.

Nil

24CI. VANDERSLEYEN (Les guerres d'Amosis, p. 119- 120) les place sur un territoire englobant Charouhen, les environs du golfe d'Aqaba et remontant même j usqu'à l'Euphrate. W. HELCK (M 5. 1962. p. 268) en fail, avec Sltyw un lenne global désignaml'Asie.

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La st~l~ d~ Thoulmosis Il à Assouan 139

bédouins Iountyou de Nubie-Ta-Sety 25. Quelques tennes assez vagues tentent de donner des limites aux possessions royales: Wp-TJ, « l'Ouverture du Pays)} qui désigne l'extrême Sud 26 du côté méridional, et les Pftww, les marches septentrionales, les confins de l'Asie 21,

au nord. Deux régions complémentaires ont été ajoutées à la description : Su dénomination très générale de l'Asie l8 et le territoire des Fnbw, la côte syro-libanaise 29.

U faut sans doute le comprendre comme une sorte de proclamation à titre

d'avertissement: l'Égypte a un nouveau roi mais, qu'on se le dise, rien n'a changé: il revendique bien haut la possession des mêmes territoires que ceux contrôlés par ses prédécesseurs et où règne l'ordre égyptien. Gare à celui qui osera le transgresser!

B - RÉCIT DE L'EXPÉDITION

3) Annonce de la rébellion

C'est apparemment aussitôt la nouve""Ue du décès de Thoutmosis rr connue dans le Sud que des troubles se sont déclarés. On s'y est sans doute cru débarrassé du danger avec la mort d'un roi qui avait, quelques années plus tôt, mené une expédition punitive mémorable et sans doute cuisante 30. Le soulèvement de la Nubie, prompte à secouer le joug égyptien, a abouti à la prise ou au contournement des points fortifiés établis par Thoutmosis 1er et au pillage des établissements égyptiens 31.

Mais il ne s'agissait pas d'une simple razzia, et Jes rebelles ne se sont pas retirés après leur coup de main. Ils ont, au contraire, fait main basse sur cette région qui "avait donc, dès J'accession au trône de Thoutmosis II, ou peu après, recouvré une certaine indépendance: le territoire précédemment sous son contrôle avait été partagé en trois régions souveraines 32 dont

II Curieusement, D. LORTON (Srudies Lichrheim D, 1990, p. 670 et n. 9) n'a pas identifié le mOI gJwt

(Wb V, p. 153, 4-7) qui signifie ~ présent », ~ paquet »- , et fait , avec conjectures, arriver les Jountyou-Setyou avec leurs « exactions ., ~. 16 Wb l, 298/3. Voir A. GAS SE. BIFAO 88, 1988, p. 85. n. f. 27 Wb J, 538/12 el W. HELCK • ...tA 5, 1962, p. 268: à l'origine. les marais du Delta puis un domaine peu à peu repoussé vers le nord, au point que Pbww en vint à se lrQuver en plein pays asiatique el finit par désigner l'extrémité nord de l'Asie. :l W. HELCK , AA 5, 1962, p. 268. '19 Désignation encore globale : ibidem, p. 277-278. JO La campagne avait été longue et lointaine, les châtiments exemplaires et le butin abondant; voir les inscriptions de Tombas - avec mention du renversement des ennemis, Urk. IV, 84, 6; 87, 2 - et d'Assouan, Urk. IV. 88. 16; 89. 8. Chef capturé et pendu à la proue du navire royal : Urk . IV, 9, 5; butin de la campagne : Urk . IV, 70. 1-7. 31 Noter. à la 1. 8. qu'il faut lire, à la suite de G. Posener. ~ff/G~ Ce dernier proposait de traduire le passage par ~ il était entrt dam une période de dissidence )Jo (G. POSENER, RdE 10, 1955, p. 92-94) . D. LORTON (Srudies Lichrheim II, 1990. p. 67 1) propose : « Ooomed Kush has begun to be lfoublesome.)Jo )Z Comme l'a montré G. Posener, 1111'e-.~ est, en effet, une graphie particulière de :::/)oc: el le groupe ' .1. 'e-. 'P 1 le. équivaut donc à =~ O',e. , dnyt hmr ~ trois parts» (G. POSENER, RdE 10. 1955. p. 92-94.

D. LORroN (Sludies Liclilheim n , 199o, p. 671) n'a pas tenu compte de ces remarques et voit le pays divisé en cinq régions.

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140 LucGABOlDE

les trois chefs rebelles sont successi vernent mentionnés :·le chef d'un territoire situé au nord du pays de Kouch et les deux fils d'un chef du pays de Kouch.

La première des régions ainsi émancipées, cene qui était aux mains du chef d'une tribu située « au nord du pays de Kouch )} (1. 9), peut être localisée entre Kenna et le vieux Dongola. En effet, Thoutmosis rer, chassant les Kauehites de Kerma 33, les avait poursuivis au-delà de la qU,atrième cataracte 34"; mais ces derniers avaient probablement reflué vers le nord jusque vers le vieux Dongola lorsque la menace égyptienne s'était éloignée et que la garnison égyptienne s'était repliée sur la forteresse de Tombes dont l'existence est rappelée à la 1.7 de notre texte. Au nord du vieux Dongola, avant d'arriver à Tombos, aux alentours de Kerma détruite, se trouve donc la zone disputée qui est vraisemblablement le fief du premier meneur de la révolte mentionné dans le féc it.

Les deux autres agre:~seurs ~taient, eux, des bédouins kouchites (1. 9). Ces Ioun/you de Ta-Sety sont réputés résider dans Khent-h~Jl-nefer (1. 7) mais ils sont implicitement considérés comme originaires du pays de Kouch (1. 8: ils sont fils d'un chef de Kouch) , ce qui donne bien une certaine équivalence-àux deux termes Kouch et Khent-hen-nefer 3S. En tout état de cause, Khent-hen-nefer devait, sous le règne de Thoutmosis II, s'étendre des dernières colonies pacifiées (Tombos, troisième cataracte) aux confins barbares et inexplorés de l'Empire , englobait donc une partie de l'ancien pays indépendant de Kouch autour de Kenna et s'arrêtait à el-Kenissa/Hagar el-Meroua entre les quatrième et cinquième cataractes où les Kouchites avaient été poursuivis par Thoutmosis 1er

• Le pays de Kouch lui-même avait dû se reformer dans la région située entre Dongola et le Gebel Barkal et c'est de là qu'étaient venus les IounryOi~ de Ta­Sery de la coalition.

Les trois conjurés avaient attaqué un territoire égyptien protégé, sur sa frontière sud, par la forteresse de Thoutmosis 1er (1. 7) 36 dressée à Tombos, sur la troisième cataracte 37. Ce

)) L'abandon de la ville pourrait dater de ce règne (F. M. SABBAHY, Prelude to Empire, p. 110 et 219, avec références aux. travaux. de H. BONNET et au:t hypothèses de Fr. HINTZE). 3-' Les limites de Kouch avaient été repoussées à la deuxième cataracte par Kamosis (Cl. VANDERSLEYEN, Les guerres d'Amosis, p. 62-63), peut-être jusqu'à la troisième, ou, du moins, jusqu'à Saï, par Amenhotep le, (ibidem. p.54-56). ThoUlmosis le, avait dépassé la quatrième cataracte mais peut-être simplement pour poursuivre des ennemis kouchites et leur signifier qu'i ls ne devaient en aucun cas dépasser cette limite. Sa véritable frontière sud, gardée par une forteresse, semble s'être située à la troisième cataracte, vers Tombas. Entre la troisième et la quatrième cataracte devait se situer le royaume« du chef qui est au nord de Kouch » dont parle la stèle de Thoutmosis II, un royaume dont on avait dG - en vain - essayer de se faire un allié ou un vassal fidèle mais qui n'était pas véritablement neutralisé. 3S H. Goedicke a émis l'hypothèse que Khent-hen-nefer puisse désigner une région mouvante, toujours plus lointaine, récemment conquise par l'Égypte mais non encore pacifiée. un domaine repoussé peu à peu vers le sud au fur et à mesure que les terri toires méridionaux étaient contrôlés (H. GoEDICKE, Kush 13, 1965, p. 102-1 11 ). Pour CL Vandersleyen, Khent-hen-nefer est un territoire plus vaste, qui commence là où s'arrête le pays de OuaOl/al, à la hauteur de Bouhen ou Semna et s'étend loin au sud, englobant tout le royaume de Kouch (ceci n'étant cependant valable que pour le règne d'Ahmosis) (CI . VANDERSLEYEN, Les guerres d'Amosis, p. 64-70 et carte p. 247). 36 Signalons, au passage, que la désignation « qu'il vive éternellement» appliquée ici (1 . 7) à Thoutmosis 1" ne signifie évidemment pas que le roi soit encore en vie à cette date; tout contribue d 'ailleurs à prouver le contraire. Comment expliquerait-on, si Thoutmosis 1er vivait encore, que le souverain n'ait pas, lui non plus, pris la tête de la campagne, qu'il soit si peu mentionné dans le lexie et qu'il ait donné, dans le récit, la place prépondérante à un fils qui n'était encore «qu'un faucon dans II? nid » et qui n'avait pas pu participer à l'expédition punitive.

,

,

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La stèl~ d~ 1'houtmosis Il à Assouan 141

point de défense était censé garantir la sécurité des populations (et de leur bétai l) situées. «( derrière », c'est-à-dire au nord (vers Sesebi, Soleb, Sedeinga). Mais il était devenu insuffisant face à une alliance de Kouchites. ~ coalition a attaqué et, semble-t-il, investi la forteresse, puis s'est emparée du bétail du tenitoire que celle-ci gardait

4) Réactiollfurieuse de Sa Majesté~ ,

Les nouvelles alannantes communiquées au roi vont évidemment exciter sa colère. Mais, cÎrconstance aggravante, ces bédouins sont des récidivistes: Thoutmosis 1er les avait déjà mis en fuite (1. 8-9) quand il avait poussé ses années au sud de la quatrième cataracte 38 et le chef qu'i l avait mmené attaché la .tête en. bas à la proue de son navire était peut-être le père des nouveaux rebelles car ces ' derniers faisaient apparemment déjà partie de la première coalition 39: «(1. 8) deux bédouins loulityolt de Nubie-Ta-Sery, parmi les enfants d'un chef du pays de Kouch-la-vaincue - qui avaient (déjà) fui (auparavant) devant le seigneur du Double Pays, (1. 9) au jour du massacre <Perpétré) par le dieu parfait (Thoutrnosis 1er

) »40.

Aussi l'intervention de l 'armé~ de Thoutmosis II pour protéger les colonies de la troisième cataracte se doit-elle d'être exemplaire.

5) Annonce de l'envoi d'ulle année

Effectivement, la réaction est - apparemment - immédiate: on met aussitôt sur pied une armée 41. li ressort du récit même que Thoutmosis II n'avait pas pu prendre part en personne à l'expédition, sans doute en raison de 53 jeunesse à ce moment 42. La campagne punitive est, néanmoins, menée en son nom.

Thoutmosis T" est bien mort, tout comme il était déjà décédé depuis longtemps quand la même épithète lui fut attribuée à Deir el-Bahari (Vrk. IV, 219, 4; 246, 13; 259, 6). n Selon A. J. ARKELL (A History of tlle Sudan ta /82/, 1966, p. 83) et F. M. SABBAHY (Prelude ta Empire , p. 219-220 et n.22). On a cru reconnaître cette forteresse, mentionnée sur la stèle de ThoutmosÎs II , dans un passage de la stèle de Tombas de Thoulmosis la (Vrk. IV, 85, 3), mais il semble plutôt qu'i l s'agisse, dans ce dernier cas, d'une description du souverain, lui-même rempart de son armée (cf. KRI l, 204; N. GRIMAL, Propagande, p. 337). li A. J . ARKELL, JEA 36, 1950, p.35-38 . J9 F. M. SA8BAHY, Prelude to Empire , p.256. ~ D. LORTON (Studies Lichtheim Il, 1990, p. 671) ne fait pas le lien entre les deux membres de la phrase et traduit le second de manière optative : « may they flee before the Lord of the Two Lands ». Je pense que wtbw est ici, non pas un pscuoo-participe, mais un participe perfectif actif à sens passé (G. LEFEBVRE, Grammaire, § 438-440), qu'il faut donc le traduire par « qui avaient fui », « ayant fui », et que le lien avec Thoutmosis l" est assuré par la mention du « seigneur du Double Pays» qui ne peut, en l'absence de précision, que renvoyer au souverain immédiatement cité avant. 41 Le roi « (ait envoyer» (ssb) son année. Toutefois, A. ERMAN (ZAS 48, 19 10, p. 35), qui admet ailleurs l'existence d'un causatif doté du sens - différent - de « apporter, amener », estime qu'il fau t lire ici

simplement sbl. 42 W. M. FI. PETRIE (Hislary li, 1897, p. 72-78) puis 1. D. C. LIEIJLEIN (Recherches sur l'histoire et la civilisation de l'ancienne Égypte Il , 1911, p.204-207) et T. SÂVE-SOOERBERGH (Agypten und Nubien, p. 152) avaient déjà supposé que Thoutmosis Il n'avait pas pris la tête de la campagne, avis partagé par F. M. SABBAHY (Prelude ta Empire, p. 255) et repris par A. KLUG, K6nigl. Stelen, p.450.

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142 CocG""""",

6) Arrivée de ['année dans le Sud

Thoutmosis II (ou du moins ses généraux ou ses conseillers militaires) fait envoyer son année vers Ta-Sely (1. Il ), tenne générique pour désigner la Nubie 41, Le corps expéditionnaire atteint le pays de Kouch (1. 12), situé bien au-delà de Tombas, où se sont probablement retirés les coalisés. On comprend de manière implicite qu'elle a traversé les territoires qui avaient été attaqués eCI-écupéré la forteresse, apparemment sans coup férir, avant de poursuivre sa marche plus au sud pour affronter et défaire les rebelles.

7) Défaite des coalisés

Là, en terre kouchite, probablement entre le vieux Dongala et le Gebel Barkal , l'armée livre bataille et défait la coalition. On discerne plu~ une volonté de châtier que de vaincre : on exécute presque tous les mâles; il faut ôter le goût de la révolte aux récidivistes,

'. -

8) Retour de l'année vîctorieu,se

La rébellion durement matée, les prisonniers sont ramenés et présentés au roi, On est en droit de supposer que c'est à Thèbes qu'ils furent débarqués puisque, sous le règne précédent, le roi victorieux débarque avec ses prisonniers à Karnak: « Voyageant vers le nord, les pays étrangers étant <de nouveau> sous sa domination et ce Nubien-iounry-sery vaincu <suspendu> la tête en bas, à la proue <du vaisseau> « le faucon » de Sa Majesté, ils arrivèrent à lpet­sout » rapporte Thoutmosis 1er

44,

Une politique particulière détermine le sort des vaincus: un des fils du chef de Kouch, un des meneurs de la rébellion qui avait survécu aux combats, n'a pas été exécuté sur-le-champ mais fut conservé en vie, On voulait peut-être qu'il participe, à Thèbes, à un triomphe «à la

romaine ) avant de l'exécuter, À moins que l'on ait envisagé de l'éduquer, de l'égyptianiser avant de le renvoyer. vassal fidèle et allié loyal de l'Égypte, dans ses terres où, en qualité de fil s d'un potentat local, il serait reconnu comme chef par les populations indigènes, selon une politique pratiquée par la sui te par Thoutmosis ID 4 S,

9) Ac/ion de grâce el conclusion

Le récit ne pouvait bien sûr omettre de remercier les dieux qui avaient accordé la victoire en insistant à nouveau sur le rôle déterminant du roi, malgré son absence du théâtre des

013 Tl-St y : Wb III , 489, 7-10; T, SAVE-SODERBERGH. Agypten U1u/ Nubien, p, 6. Cet auteur suppose qu'à l'Ancien Empire. Tl-St}' commençait à Assouan (p, 12) ; au Nouvel Empire, le territoire ainsi désigné se serait étendu jusqu'à Napata (p. 156). '" Urie. IV, 9. 5·6. 013 Urie. IV, 172, 8. T. SÂY.E-SODERBERGH, Agypten ulld Nubien, p. 151· 152. Pepinakht, à l'Ancien Empire. rapporte avoir ramené de sa seconde expédition en Nubie des chefs rebelles vivants. prisonniers, mais sans décrire leur destin ultérieur. sinon qu' ils avaient été « sélectionnés pour la Résidence, avec les enfants du gouverneur et le directeur des troupes qui était avec eux » (A. ROCCATI. La littérature historique sous l 'Ancien Empire égyptien, LAPRO I l. 1982, p. 210).

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>

La slèle de Thoutmosis 1/ à Assouan 143

opérations, à travers sa puissance magique et sa faculté d'être divin, dans l'issue favorable de la guerre 46.

L'expédition nubienne de Thoutmosis n ·est présentée comme un succès total, et c'en est incontestablement un. VouJue comme une riposte immédiate et exemplaire à la rébellion, assortie, de plus, de châtiments sévères, elle réussira à pacifier la Nubie de manière durable et les années de Pharaon n'auront pas~ à y retourner avant longtemps 47: la prochaine campagne nubienne sera celle de Thoutmosis nI, en l'an 47 (selon la stèle du Gebel Barka!) 48 ou en l'an 50 (quand il fit dégager le chenal de la première cataracte et redescendit le cours du fleuve après avoir « massacré ses ennemis») 49.

Mais la renommée de -la stèle· va un peu dépasser le cadre étroit de la gloire militaire redevable au succès de la campagne. On lui reconnaîtra en effet des qualités littéraires certaines puisqu'elle inspirera des compositions ultérieures. Il s'agit maintenant de déterminer si elle possède elle-même des précurseurs, des modèles:

Les récits antérieurs.

L'Ancien Empire

Les récits de campagnes antérieurs au règne Thoutmosis n sont de nature assez variée. Les inscriptions royales du troisième millénaire mentionnent seulement des thèmes convenus comme «frapper tous les Mentyou, écraser tous les pays étrangers» 'Q, C'est dans des biographies de particuliers que l'Ancien Empire fournit quelques compositions plus amples, comme la célèbre inscription d'Quni où est relaté l'envoi d 'un corps d'armée elf Asie, avec ledit Ouni à sa tête, puis son retour victorieux, « après avoir tué une troupe très nombreuse »,

« [après avoir ramené de là des troupes (?)] en grand nombre comme prisonniers» 51. Le récit est cependant assez court et d'un langage un peu convenu. Plus détaillée est la biographie d'Herkhouf qui se rend en Nubie à quatre reprises, y guerroie contre des Tjemeh, défait un

<16 D . LORTON (Studies Lichtheim II, 1990, p. 671) comprend la phrase sw]s.s11 ntr pl1 mnb m spw nw mrf différemment: «and they adored this excellent god by (reciting) the deeds of his divinity », ce qui est possible, mais moins vraisemblable à mes yeux ; cf.: nswt ml1b spw WlS M']t (Wb. Beleg. III, 435, 14): «un roi efficient quand il élève Maât (ou les offrandes) », d'autant que tIlT f semble, en l'occurrence, devoir être compris comme un sdmf, pouvant parfois adopter une forme géminée. Hatchepsout fait ainsi appel à un tour de ce type dans un contexte identique, à la fin du récit de l'expédition au pays de Pount, swJs.sn MYt-fd-R' m spw IIW 111rr.s et la fm du couplet ne laisse aucune ambiguïté sur le sujet des formes verbales: Il (11 n blJwt bprt.lI.s , « tant sont grands les prodiges qu'elle a réalisés» (Urk. IV, 340, 5·6). 41 Tout au long du texte des Annales, Thoutmosis ID rapporte que Ouaouat et le pays de Kouch paient tribut régulièrement. Aucune campagne, cependant, n'est menée dans le Sud. Voir Cl. VANDERSLEYEN, L'Égyple el la Vallée du Nil II, p. 308 et T. SÀVE-SODERBERGH, Agypten und Nubien, p. 152-153. 48 Urk. IV, 1228,6. La stèle du Gebel Barkal, qui fui bien dressée par Thoutmosis III dans la cour du temple d'Amon (A. KLUG. Konigl. SIe/en , p. 193; le texte mentionne tJw-w'b), ne fait apparemment pas allusion à une quelconque expédition en Nubie. Le roi y parle de ses conquêtes du Mitanni. d'une chasse à l'éléphant au pays de Niy, de sa première campagne en Syrie, enfin de livraisons de bois, par la Nubie, certes, mais aussi par la Syrie . • 9 Urk. IV. 814, 10-815. 2. SIl A. ROCCATI, Litterature historique Il , 1982, p.241-242. SI A. ROCCATI, op. cit., p. 194-195.

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144 Luc GASOLOE

gouverneur de Yam et se rallie des gouverneurs coalisés· de Irtjet, Zatjou et Ouaouat !il. Dans une courte notice, un certain Pcpinakht rapporte avoir tué les enfants du chef de OuaouaJ et d' Irtjet, et avoir ramené de nombreux prisonniers à la Résidence. Lors d'une seconde expédition , ce sont deux chefs des pays étrangers qu ' Ù ramène vivants à la Résidence 53.

On peut identifier ici quelques-uns des thèmes qui relèvent du fonds commun de la geste militaire et qui , sans surprise, se retrouveront dans la grande inscription de Thoutmosis II.

Les inscriptions du Moyen Empire

Dès son apparition, la lÇ.onigsnovelle va investir le champ de la littérature de guerre. Une première tendance trouve son prototype dans un récit de campagne attribué à Mentouhotep II et

qui a été classé dans cette :atégori~ par son éditeur 14. L ' inscription, très fragmentaire, révèle

une abondance de détails très réalistes sUL .. le déroulement des opérations et paraît, en fin de compte, bien plus factuelle que propagandlste: une description d 'événements hi storiques où le rôle magnifié du roi est prépondérant.

Toute différente est la tendance sui ve par un autre 'groupe d ' inscriptions qui ressortissent bien plus nettement à la pure propagande royale. La stèle frontière de Sésostris In à Semna en est assez représenLative 15 ; elle est essentiellement constituée d' une accumulation d 'épithètes laudatives du roi et dé généralités, voire de banalités, sur les ennemis du pays. Au bout du

compte les informations hi storiques y sont vagues et peu nombreuses . Elles sont introduites par la dénégation courante « Ma Majesté a vu cela et ce n'est pas mensonge», puis suit le récit,

plutôt commun , de la capture des peuples rebelles : « J'ai capturé leurs feITlJ!1es , j'ai emmené leurs gens, j'ai été à leurs puits, j'ai tué leur bétail , j'ai coupé leurs blés, j'y ai mis le feu. » Vient ensuite un serment: « Aussi vrai que mon père vit pour moi , je di s la vérité, iJ n' y a pas de vantardise qui sorte de ma bouche. »

Même si on rencontre çà et là des poncifs qui sont bien présents dans notre stèle d'Assouan , ceci demeure marginal: ce n'est ni dans la première ni dans la seconde de ces

fonnes de récit que se trouve l' inspiration de celui de Thoutmosis n, car il y manque quelques­uns des motifs les plus importants du texte du Nouvel Empire.

La xVlr et la XVllr dynasties jusqu'à Thoutmosis 1"

Le début du Nouvel Empire livre des œuvres magistrales dans le domaine de la littérature

de guerre et je retiens, comme exemplaires pour mon propos, les deux stèles de Kamosis et la

S2 A. ROCCATI, op. cit. , p.205-206. S3 A. ROCCATI , op. cil., p.210. S4 H. G. FI SCHER, Inscriptions from the Coptite Nome, AnOr40. 1964, p. 105. ss Une inscription, très fragmentaire, originaire sans doute de Bouhen, conservée à Florence. au nom d·un chef d'armée Mentouhotep et datée de l'an 18 de Sésostris 1" , est de la même veine. II y est question que soient «tués, vous qui vivez là [ ... ] feu dans les tentes [ ... ] jeter au fl euve votre orge [ ... 1}> (J. H. BREASTED, PSBA 23, 230 sq . pl. I-Ill ; G. FARINA, Sphinx 21 . 1924, p.25 sq; S. BOSTiCCO, Le Stele Egiziane l , Florence, 1959, p. 3 1-33. nO 29 ; T. SA VE-SODERBERGH , Agypten und Nubien, p.69-70).

,

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,

La stèle de Thoutmosis Il à Assouan 145

stèle de Tombos de Thoutmosis re". En fait, mutatis mutandis, elles reproduisent plus ou moins les deux tendances qui existaient au Moyen Empire.

Les deux stèles de Kamosis font un récit circonstancié de la lutte contre les Hyksôs. Après la date et l'exposé de sa titulature, le roi décrit une partie de l'étendue de son pouvoir, c'est la partie « protocolaire ». La situation politique est connue : en fait Kamosis ne règne que sur une partie du pays et il va aaresser un discours au consei l des grands, pour leur exposer le mécontentement qu'il en retire et son projet de reconquête: « Je vais batailler contre lui et lui ouvrir le ventre. Mon désir est de délivrer l'Égypte et de frapper les Asiatiques. » Le conseil recommande prudemment le statu quo, mais le roi plaide pour l'audace et le combat, selon un des ressorts les plus prisés de la Konigsnovelle. Après plusieurs péripéties et une incise qui décrit ce que sera un jour "la victoire totale, le récit reprend avec le détail truculent de l'interception d'un message destiné aux Kouchites .. Le bulletin s'achève enfin sur l'action de grâce à Amon et l'ordre de d 'ériger· une stèle.

De par son architecture, son rythme, le récit de Kamosis est cette fois-ci bien de la même veine que celle qui inspirera l'inscription de Thoutmosis II à Assouan: factuel et vivant.

De manière paradoxale, la grande inscription de Thoutrnosis I~r à Tombos, gravée apparemment pendant la campagne militaire et non à sa conclusion, ne donne à peu près aucun détail sur les opérations militaires en cours et leur genèse. Plus proche en cela de la stèle frontière de Sésostris III à Semna que de l'inscription de son propre fils, la composition de Thoutmosis 1er est une eulogie royale très développée, avec des allusions à l'élargissement des frontières de Thèbes, aux peuples à rançonner ou à abattre, panni lesquels certains sont décrits avec une précision généralement peu de mise dans ces récits et qui a pu faire. croire qu'ils se référaient à des peuples effectivement rencontrés dans la campagne 56,

Il semble bien que, tout comme la proclamation de Thoutmosis III sur sa stèle du Gebel Barkal - où il était bien plus question des victoires du roi sur l'Asie que de campagnes en Nubie - , la stèle de Tombos soit plus une affirmation de la puissance de Thoutmosis rr en pays récemment conquis, qu'un récit de victoire glorifiant la geste royale ~ 7. Elle apparaît comme une sorte d'affiche de propagande, placardée au point de passage fortifié de Tombos, juste à côté de Kerma détruite et s ' adresse en quelque sorte aux populations étrangères qui avaient secoué le joug égyptien.

Lorsque Thoutmosis Il fait graver sur la route d ' Assouan à Ph.ilae sa stèle, l'intention est md.icalement différente: il s'adresse à I;Égypte. autant que Kamosis avec ses deux stèles de Karnak. Ce qu'il expose, c'est sa geste fabuleuse, dans le droit fil de la Konigsnovelle ~ 8. La perspective me paraît donc tout autre.

S6 CI. VANDERSLEYEN, L'Égypte et la Vallée du Nil n, p. 256-258. 51 Du reste, le texte fut gravé à un moment où la campagne n'était pas encore fin ie et son issue pas encore connue: on ne pouvait évidemment pas encore en avoir composé l'historique. S! li n'y manque que le motif de la discussion du roi avec son état-major, conseillant en général la prudence, face à un souverain qui prône l'audace, un thème dont les anciens étaient friands. de Kamosis à Ramsès Il en passant par Thoutmosis TIL Thoumosis II n'avait pas pris part en personne à la campagne, ceci explique sans doute cela.

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146 lue GAB()U)E

Les répliques de la stèle de Thoutmosis II

La trame du récit de Thoutmosis II a été reprise. quasi à J' identique, dans l'une des stèles voisines, celle d 'Amenhotep III S9 et il paraît difficile de contester que la plus ancienne a inspiré la plus récente. Mais on retrouve encore la même composition dans la stèle de Konosso de Thoutrnosis IV 60, toujouts située dans le même secteur. J'aurais pu y ajouter le récit de la campagne nubienne d'Akhenaton qui est exactement de la même veine 6 1. et d'autres textes encore. Je présente ci-dessous en parallèle les trois textes, celui de Thoutmosis II , celui de Thoutmosis IV et celui d'Amenhotep m, en mettant au même niveau les passages de même nature des trois textes, afin d'en faire mieux ressortir la parenté.

Thoulmosis Il. route de Philae

An d~ ,i8n~ l, II akhet, 8' jour,

Apparition t n gloire de la Majesté de ' l'Horus taureau victorieux wsr-pl;r.ty[ .. . t tc. ] { ... {

Voilà, Sa Majesté est dam son palais; son pO/lVoir magique est puissant, sa crainte (répandue) à

travers le pays { ... etc.].

Mais on est venu rendre compte à Sa Majesté (des faits suivants) .'

'" Le pays de Kouch-la-vaincue en élant venu à se rebeller, ceux qui étaienl vassaux du seigneur du Double Pays onl fomenté lm projet de révolte .. f. .. elC. J.

Sa Majl!Stl apparut, semblable à une panthère, après qu'elle eut entendu cela. et Sa Majesté déclara,' '" (Auui vrai que) je vis, que j'aime Ri, que je loue mon père, le seigneur dn dieux, Amon, le seigneur tks trimes dl Double Pays, assurément, je ne

Thoutmosis IV, Konosso

Vive l'Horus t~ puissant, twt· h'w, ( ... ]

An 8, troisième mois de peret.

Sa Majn té se trouvait dans w Ville du Sud (Thèbes), dalls l'agglomératioll de Karnak, { ... etc.].

On est venu dire à Sa Majesté (ceci);

f( Le Nubien est descendu depuis (ou «dans ») les environs tk Ouaouat (la 8asse Nubie) et

if a formé le projet tk se rebeller contre l'Égypte . .. { ... etc.].

(Alon) Sa Majesté alla paisiblement aIl temple au moment du lever du soleil consacrer la grande offrande à SOli père qui a créé sa splendeu.r.

Sa Majesté le roi lança en personne un appel devant le

Amenhotep III , Toute je Philae

Ali V, l' mois de la saÎSon alchet, 2' jour

Apparition en gloire de la Majesté de ('Horus taureau puissant. b'·m·m]'tl ... elc.].

On est venu diJe à Sa Majesté (ceci);

«u criminel de Kouch·la·vaincue, il a projeté, en son for intérieur. de se rebeller . ..

'9 A. KLUG. KèJnigl. Stelen. p. 422-424 ; Urk IV, 1665-1666 ; W. M URNANE, The Road to Kadesh, p. 83. 60 A . KL UG, KèJnigl. Stden, p. 345-352 ; Urk IV, 1545,4-1548,5 ; W. M URNANE, Tlle Road 10 Kadesh, ibidem. 61 H. S. SMITH, The Fortress of Buhen. The Inscriptions, EESMemoir48. 1976, pl. XXIX et p. 124- 129. Le fragment d'Amada n'est pas reproduit en fac-si milt, voir Urk. IV, 1963. Voir aussi A. R. SCHULMAN. L'Égyptologie en 1979, p. 301 et W . HELCK, SAK 8, 1980, p. 118; W. MURNANE, The Raad ta Kadesh, p.85, avec le découpage suivant: a - Date; b - Le roi dans son palais; c - Annonce d'une rébellion; d - Envoi du vice·roi de Nubie Thoutmosis pour mater la révolte ; e - Victoire sur l'ennemi ; f - Butin cb la guerre; g - Discours du vice-roi et hommage au roi.

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permellrai pm que la vie (demeure) en leurs mdles, assurément, je répandrai la mon parmi eux ! ,.

Il advint donc ~ Sa Majestl' fit envoyer une armle nombreuse en direction de la Nubie-Ta-Scty, en UM

premi~re campagne victorieuse, afin d'abatlre tous les rebelles d Sa Majesté, les opposants au seigneur ài

DOllble Pays.

If advint que ceUe armée de Sa Majesté alleignit le pays de Kouch-fa­

vaincue.- le poullOir magique de Sa Majesté la conduisait el la terreur qu'il inspire guidait sa progression.

Celle armée de Sa Majesté abattit ces étrangers et ~ permit <pas>, assurément, que la vie (demeurdt) en leurs males, conformément d tout ce qu'avait ordonné Sa Majesté, d

l'exception de l'un de ces enfants al chef du. pays de Kouch-la-vaincue, ranu!né vivant, comme prisonnier, avec ses gens, au lieu où se trouvait Sa Majesté et qui fut, donc, placé sous les pieds du dieu porfail.

Conclusion

lA st~/e de ThouJmosis Il d Assouan

souverain des dieux (= Amon). Il r"" le roi) s'enquit auprès de

lui ("" le dieu) de ce qui relevait de sa direction / responsabilité f. .. etc.).

Il a ordonné que l 'on rassemble son ormü sur le champ.

Il 1'0 expidiée vaillante et victorieuse.

Eruuite, Sa Majesté vint (litt. descendit) afin de renverser celui

- qui l'avait agressé dans le pays de Nubie. { ... } 11 dieu. parfait (Thoutmosis IV) se révéla comme Montou dans toules ses manifestations, équipl de .ses armes de combat, tempétueux comme Selh d 'Ombos. Or donc Rê aJsure sa protection, en vie, f. .. }.

Avec un UIIique brave d sa suite, sans attendre que vienne d lui son armle, il fit un grand carnage avec son glaive vaillant (. .. J. Puis il captura les citadins avec leurs gens, leur bétail et tous leurs biens qui étaient avec eux.

147

Sa Majesté entreprit (alors) de triompher.

Elle se concentra (?) sur sa première campagne de victoire.

Sa Majesté les alleignit comme un faucon fond (?) <.sur sa proie>, comme Montou Iorsqll'iJ se nw.nifeste CIlr if est opiniatre dans sa fureur, et pour tuer et pour trancher les mains,

30000 hommes sont prisonniers, il s'installe chez eux comme il le désire.

Afin que les graines de Kouch-Ia­vaincue ne soient pas gdehées, le vantard a été capturé et est (priSOllnier) au sein de son (du roi) armie: il M connaissait pas le lion qui est d sa tête.

C'est Neb-Madt-Rê, le lion au croc

sauvage (ou fe lion sauvage) dont les griffes enserrent Kouch-Ja-vaincue .­tous ses chefs sont piétinés, d travers leur vallée, renversés dans leur sang, l'un par-dessus l'outre.

La stèle de Thoutmosis II ne con'stitue pas, sur bien des passages et des détails, une véritable première, el l'on trouve en germe dans la littérarure antérieure les thèmes qui seront réunis ici. EUe marque plutôt un abouti ssement, atteint une sorte de perfection formelle. Elle li vre à la fois un récit construit de l' expédition militaire avec ses prémices, son déroulement et

sa conclusion et, mêlés à lui de manière plutôt heureuse, des éléments de protocole, de propagande et d'eulogie à peu près incontournables dans une proclamation royale, comme le nécessaire couplet, convenu pour ne pas dire « langue de bois », sur les possessions de l'empire et la sujétion des voisins. Le récit des événements est factuel, le rapport est plutôt

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148 Luc GAaOI..OE

concis. Les liens logiques el chronologiques sont clairs et le style est recherché tout en demeurant alerte, notamment dans le rapport de la rébellion puis le discours direct du roi prenant la parole pour en appeler aux armes. Le récit des opérations punitives et celui de l'intervention magique du roi, à distance, couronnés par un dénouement heureux, sont dans la plus pure tradition de la Ko'}igsnovelle. Pour finir, l'action de grâce rappelle que le religieux est le mai'tre absolu du destin des hommes. Ces qualités en font un modèle du genre dont s'inspireront les compositions de Thoutmosis IV, d'Amenhotep III et d'Akhenaton.

Enfin, on peut se demander s'il n'y a pas une spécificité « nubienne» dans le récit de

Thoutmosis il et dans ceux qui s'en sont inspirés, dans la mesure où la sujétion des peuples du Sud est plus ancienne et plus radicale. que ce qui se passe à l'est, en Syrie-Palestine - ce dont pourrait témoigner l' utilisatiôn, au départ exclusive et quasi systématique, du terme bSl « la vaincue» pour qualifier le pays de Kouch 62 -, l,es révoltes nubiennes paraissent intolérables aux Égyptiens, elles font immédiatement l'objet de ripostes vigoureuses, les représailles sont sévères, les châtiments impitoyables, il n;y a pas dans ces récits l'ombre d'un doute sur la légitimité de l' emprise égypti~!Lne sur ce lQintain Sud, jusqu'à Kerma.

Addendum

Après la remise du présent article pour les actes du colloque, j'ai pu prendre connaissance de l'ouvrage de

P. Beylage, Aujbau der koniglîchen Stelentexte yom Beginn der 18. Dynastie bis zur Amarnazeit, AAr 54.

2002, où il est traité en détail de la stèle de Thoutmosis II à Assouan, aux p. 21-27 du tome l , ainsi qu'aux

p. 575-579 du tome U. Ma traduction s'écarte de celle de P. Beylage sur plusieurs points, quelquefois

importants. Par voie de conséquence. l' interprétation que je fais du récit diffère elle aussi. Outre que je ne

considère pas la date introductive comme une allusion au couronnement, alors qu' il y voit J' intronisation du roi,

son couronnement, les deux différences essentielles à relever sont les suivantes:

1. 8: P. Beylage comprend : «c. .. ) enfants du Prince de la Misérable Kouch! Puissent-ils assurément

fuir devant le Seigneur du Double Pays au jour du carnage du dieu présent!» (ce qu'avait d'ailleurs déjà

proposé D. LoTton) ct j'ai réfuté cette interprétation (ci-dessus, n. 40) en coordonnant les phrases et en

comprenant que ces rebelles avaient déjà fui, auparavant, devant Thoutmosis ter, lors de sa campagne de l'an II,

dans une perspeccive historique qui relie le présent au passé.

1. 9: P. Beylage vOÎt le pays dÎvisé en cinq régions (tout comme le faisait Lorton) et n'a pas tenu

compte des remarques de G. Posener (ci-dessus, n. 32). Je comprends, au rebours, une division en lrois parties

de ces territoires. Et, du reste, on ne recense que trois chefs pour s'en emparer.

6l La première occurrence de bst avec KJs remonte à Sésostris 1«, biographie d'Imeny, Urk VII, 14, 10-19, et de Sirenpout 1 à Assouan, UrkVlI, 5, 17-18, selon D. LORTON (JARCE 10, 1973, p. 65-70), en même temps, d'ailleurs. que la première mention de KJs :::: KU (G. POSENER, Cinq figurines d'ellvoûtement, BdE 51, 1987 p.23).