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SUPERGRMTE La supergravité fête son quart de siècle A l'automne dernier il y a eu 25 ans qu'est apparue la première théorie complète de la supergravité. Pour marquer cet événement, l'université de l'Etat de New York à Stony Brook a accueilli un atelier sur le sujet en décembre. Le développement de la supergra- vité constitue un jalon décisif dans les histoires entremêlées de la théo- rie des champs de jauge et de la gravitation quantique. Couronnant les efforts visant à dégager une symétrie plus profonde en théorie des champs quantiques, elle a ouvert la porte de l'unification de toutes les forces et la possibilité de l'existence de dimensions supplé- mentaires. En tant que théorie uni- verselle, elle a été éclipsée par les cordes. Pourtant, ces dernières années, elle a resurgi comme un élément clé de la théorie des cordes "moderne" et joue un rôle essentiel de connexion des théories de champ avec les théories des cordes et des théo- ries des cordes entre elles. La supergravité est aussi présente aujourd'hui dans l'esprit des théoriciens qu'elle ne l'était au milieu des années 70. Les 3-4 décembre 2001, une rencontre internationale, "Supergravity at 25" s'est tenue à l'Institut C N Yang de physique théorique sur le campus de Stony Brook de l'université de l'Etat de New York pour commémorer l'anni- versaire de cette théorie protéiforme et évaluer son rôle actuel. Lère moderne de la théorie des champs a commencé avec la découverte de l'invariance de jauge non-abélienne par Chen Ning Yang et Robert L Mills en 1954. Une quinzaine d'années plus tard, Gerard't Hooft et Martinus Veltman ont merveilleusement prouvé qu'une vaste classe de théories de jauge non- abéliennes peut être quantifiée et renormalisée de façon cohérente. Bien vite les éléments du modèle standard devaient trouver leur place et les théoriciens se précipitaient vers une "grande" unification des interac- tions forte et électrofaible. Un cercle vertueux La gravitation, cependant, restait étrangère à ce cercle vertueux quantique. Dans la gravitation quantique la force est transportée par un graviton de spin 2 et ne peut être immédiatement unifiée avec les forces du modèle standard, portées par le photon, les bosons faibles et les gluons de spin 1. Ce même graviton de spin 2 confère à la gravitation des propriétés qui à haute énergie sont particulièrement brutales. Il en résulte une théorie désespérément ambiguë du fait de la prolifération de nouveaux infinis à chaque niveau du calcul. En termes techniques, la gravitation d'Einstein n'est pas renormalisable. Les pre- mières initiatives d'élaboration d'une supergravité se sont adres- sées à ces deux problèmes. L'élément nouveau était une autre forme d'unification, la supersymé- trie, qui relie bosons et fermions. Conformément à cette théorie, il existe dans la nature un partenaire fermionique pour chaque boson et vice-versa. Le partenaire fermio- nique du graviton est le gravitino. Le CERN recherchera les superparte- naires des particules du modèle standard au grand collisionneur de hadrons LHC On espérait que dans la supersymétrie la gravitation serait unifiée avec les autres forces et, grâce à une combinaison spéciale des particules et des interactions, qu'elle s'avérerait être une théorie finie. Dans ce contexte, la figure 1 illustre la progression de la théorie des champs depuis l'électrodynamique quantique (EDQ) jusqu'à la supergra- vité. L'interaction fondamentale de l'EDQ est l'émission d'un photon (y) par une particule chargée, un quark (q) par exemple, avec une amplitude proportionnelle à la charge électrique du quark (Q q dans la figure la). On dit que le photon est la particule de jauge du courant électrique. Cependant, le photon lui-même est électriquement neutre. Au niveau de complexité suivant, les théories de jauge non-abéliennes comme la chro- modynamique quantique (CDQ) introduisent une gamme de charges de "couleur", dont chacune est conservée. Dans ce cas, le gluon (G) est la particule de jauge des courants de couleur et il porte également une cou- leur. Ainsi, quand un gluon est émis (figure lb), il connecte entre-eux des quarks de couleurs différentes, avec une amplitude proportionnelle au cou- plage fort (g s ). Dans le système complet des quarks et des gluons, toutes les charges de couleur sont conservées et on représente le gluon comme une double ligne pour souligner sa structure de couleur. Dans la supergravité, les courants qui décrivent le flux d'énergie, d'im- pulsion et de spin forment un ensemble que l'on appelle le multiplet de supercourant, analogue au courant des charges électrique et de couleur en EDQ et en CDQ. Le tenseur d'énergie-impulsion est l'une des parties de ce multiplet, une autre étant le supercourant lui-même, un champ hybride C> Les chercheurs en supergravité se sont rassemblés en décembre dernier à Stony Brook où tout à commencé il va un quart de siècle. Courrier CERN Septembre 2002 23

La supergravité fête son quart de siècle

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Page 1: La supergravité fête son quart de siècle

SUPERGRMTE

La supergravité fête son quart de siècle

A l'automne dernier il y a eu 25 ans qu'est apparue la première théorie complète de la supergravité. Pour marquer cet événement, l'université de l'Etat de New York à Stony Brook a accueilli un atelier

sur le sujet en décembre.

Le développement de la supergra­

vité constitue un jalon décisif dans

les histoires entremêlées de la théo­

rie des champs de jauge et de la

gravitation quantique. Couronnant

les efforts visant à dégager une

symétrie plus profonde en théorie

des champs quantiques, elle a

ouvert la porte de l'unification de

toutes les forces et la possibilité de

l'existence de dimensions supplé­

mentaires. En tant que théorie uni­

verselle, elle a été éclipsée par les

cordes. Pourtant, ces dernières années, elle a resurgi comme un élément

clé de la théorie des cordes "moderne" et joue un rôle essentiel de

connexion des théories de champ avec les théories des cordes et des théo­

ries des cordes entre elles. La supergravité est aussi présente aujourd'hui

dans l'esprit des théoriciens qu'elle ne l'était au milieu des années 70. Les

3-4 décembre 2001, une rencontre internationale, "Supergravity at 25"

s'est tenue à l'Institut C N Yang de physique théorique sur le campus de

Stony Brook de l'université de l'Etat de New York pour commémorer l'anni­

versaire de cette théorie protéiforme et évaluer son rôle actuel.

Lère moderne de la théorie des champs a commencé avec la découverte de

l'invariance de jauge non-abélienne par Chen Ning Yang et Robert L Mills en

1954. Une quinzaine d'années plus tard, Gerard't Hooft et Martinus Veltman

ont merveilleusement prouvé qu'une vaste classe de théories de jauge non-

abéliennes peut être quantifiée et renormalisée de façon cohérente.

Bien vite les éléments du modèle standard devaient trouver leur place et

les théoriciens se précipitaient vers une "grande" unification des interac­

tions forte et électrofaible.

Un cercle vertueux La gravitation, cependant, restait étrangère à ce cercle vertueux quantique.

Dans la gravitation quantique la force est transportée par un graviton de

spin 2 et ne peut être immédiatement unifiée avec les forces du modèle

standard, portées par le photon, les bosons faibles et les gluons de spin 1.

Ce même graviton de spin 2 confère à la gravitation des propriétés qui à

haute énergie sont particulièrement brutales. Il en résulte une théorie

désespérément ambiguë du fait de la prolifération de nouveaux infinis à

chaque niveau du calcul. En termes

techniques, la gravitation d'Einstein

n'est pas renormalisable. Les pre­

mières initiatives d'élaboration

d'une supergravité se sont adres­

sées à ces deux problèmes.

L'élément nouveau était une autre

forme d'unification, la supersymé­

trie, qui relie bosons et fermions.

Conformément à cette théorie, il

existe dans la nature un partenaire

fermionique pour chaque boson et

vice-versa. Le partenaire fermio­

nique du graviton est le gravitino. Le CERN recherchera les superparte­

naires des particules du modèle standard au grand collisionneur de

hadrons LHC On espérait que dans la supersymétrie la gravitation serait

unifiée avec les autres forces et, grâce à une combinaison spéciale des

particules et des interactions, qu'elle s'avérerait être une théorie finie.

Dans ce contexte, la figure 1 illustre la progression de la théorie des

champs depuis l'électrodynamique quantique (EDQ) jusqu'à la supergra­

vité. L'interaction fondamentale de l'EDQ est l'émission d'un photon (y)

par une particule chargée, un quark (q) par exemple, avec une amplitude

proportionnelle à la charge électrique du quark (Qq dans la figure la). On

dit que le photon est la particule de jauge du courant électrique.

Cependant, le photon lui-même est électriquement neutre. Au niveau de

complexité suivant, les théories de jauge non-abéliennes comme la chro­

modynamique quantique (CDQ) introduisent une gamme de charges de

"couleur", dont chacune est conservée. Dans ce cas, le gluon (G) est la

particule de jauge des courants de couleur et il porte également une cou­

leur. Ainsi, quand un gluon est émis (figure lb), il connecte entre-eux des

quarks de couleurs différentes, avec une amplitude proportionnelle au cou­

plage fort (gs). Dans le système complet des quarks et des gluons, toutes

les charges de couleur sont conservées et on représente le gluon comme

une double ligne pour souligner sa structure de couleur.

Dans la supergravité, les courants qui décrivent le flux d'énergie, d'im­

pulsion et de spin forment un ensemble que l'on appelle le multiplet de

supercourant, analogue au courant des charges électrique et de couleur en

EDQ et en CDQ. Le tenseur d'énergie-impulsion est l'une des parties de ce

multiplet, une autre étant le supercourant lui-même, un champ hybride C>

Les chercheurs en supergravité se sont rassemblés en décembre

dernier à Stony Brook où tout à commencé il va un quart de siècle.

Courrier CERN Septembre 2002 23

Page 2: La supergravité fête son quart de siècle

SUPERGRAVITE

Figure 1: la progression de la théorie des champs depuis l'EDQ

jusqu'à la supergravité.

doté d'indices vectoriels et spino-

riels, relié aux tenseurs d'énergie-

impulsion par une transformation

de supersymétrie. Le graviton de

spin-3/2 (WjJ est la particule de

jauge du supercourant. Le gravi-

tino est émis avec une amplitude

proportionnelle à l'énergie portée

par ce courant, multipliée par la

racine carrée de la constante de

Newton (figure le). Le gravitino (représenté sur la figure avec une flèche

pour souligner sa structure de spin) ne porte pas de charge, ni électrique ni

de couleur, mais connecte des particules de spins différents, dans le cas

présent un quark et son partenaire scalaire supersymétrique le "squark"

(q). Il révèle donc l'unité sous-jacente du quark et du squark dans leur

supermultiplet commun, de manière analogue à celle du gluon qui connecte

des quarks unifiés dans un multiplet de trois couleurs.

Le développement de la supergravité il y a 25 ans peut être considéré

comme un exercice d'identification d'un ensemble minimal d'interactions

entre gravitons et gravitinos respectant l'invariance générale des coordon­

nées et faisant de la supersymétrie une symétrie de jauge. Aujourd'hui tout

cela n'est que routine, comme l'écriture du lagrangien pour une théorie de

Yang-Mills. En 1976, cependant, il n'était même pas clair que cela soit

possible. C'est Sergio Ferrara, alors à l'Ecole normale supérieure, et Daniel

Freedmann et Peter van Nieuwenhuizen à Stony Brook (voir liste sous "pour

en savoir plus") qui ont mené à bien la tâche de formuler la théorie mini­

male de la supergravité. A la réunion de décembre, ils se sont remémorés

l'alternance des jours d'espoir et de désespoir qui devaient culminer vic­

torieusement un soir du printemps de 1976 quand 2000 termes engendrés

par une transformation supersymétrique infinitésimale se sont "miraculeu­

sement" annulés dans leur ordinateur. Avec ce résultat, la supergravité

n'était plus une conjecture mais devenait cohérente. Leur approche, qu'ils

ont appelé la "méthode Noether", se basait sur la construction des lois de

transformation correctes en reprenant le raisonnement du célèbre théo­

rème d'Emmy Noether connectant les symétries et les lois de conserva­

tion. Peu après, Stanley Deser de l'université Brandeis et Bruno Zumino du

CERN reformulaient utilement la méthode (voir "pour en savoir plus") puis,

au cours des premiers mois et années de la supergravité, d'autres

approches apportaient des éclaircissements et des simplifications spec­

taculaires. Une systématisation de ce qui rapidement allait devenir un bes­

tiaire des théories de la supergravité devait résulter de l'approche du

super-espace de Julius Wess et Zumino, développée par S James Gates et

Warren Siegel, et de celle du calcul tensoriel élaborée par Ferrara et van

Nieuwenhuizen, et indépendamment par Kellogg S Stelle de l'Impérial

College, Londres, et Peter West de King's College, Londres.

La supergravité aujourd'hui

On comptait parmi les participants au symposium les auteurs originels ainsi

que d'autres chercheurs, comme Marc Grisaru de l'université Brandeis qui a

rappelé les recherches classiques sur la nouvelle théorie. De nombreuses

présentations, cependant, ont considéré le rôle de la supergravité aujour­

d'hui. C'est à la théorie des cordes qu'échoit l'honneur de fournir une théo­

rie quantique finie de la gravitation, de la matière et des autres forces.

Cependant, notre compréhension de la théorie des cordes est incomplète

parce que nous ne comprenons ni son état fondamental (vide), ni au sens

le plus large son spectre d'états non perturbatifs. C'est là un domaine où la

supergravité joue un rôle central dans l'étude de la théorie des cordes. A la

réunion, Bernard Julia de l'Ecole

normale supérieure, Igor Klebanov

de Princeton et West ont discuté

divers aspects des dualités entre

les différentes théories des

cordes. Ces dualités ont mené à

une conjecture convaincante que

toutes les théories des cordes

cohérentes (à 10 dimensions)

sont en fait des vides différents

d'une théorie sous-jacente unique, la théorie M dont la limite à basse éner­

gie est la supergravité à 11 dimensions. Effectivement, les propriétés de la

supergravité à 11 dimensions permettent d'éclairer les théories des cordes

en 10 dimensions. En outre, de nombreuses solutions spéciales des équa­

tions du mouvement en supergravité peuvent être identifiées à des objets de

la théorie des cordes appelés des D-branes, un thème discuté à la confé­

rence par Gary Gibbons de Cambridge, Pietro Fré de Turin et Kostas

Skenderis de Princeton. Les D-branes jouent un rôle central dans le pro­

gramme décrit par Ashoke Sen de l'Institut de recherche Harish-Chandra

en Inde visant à établir une théorie des cordes fermées basée sur les cordes

ouvertes et divers aspects de la dynamique des D-branes ont été discutés

par Michael Duff de Michigan, Ulf Lindstrôm de Stockholm et John Schwarz

de Caltech. Bernard de Wit (Utrecht) et Ferrara ont discuté des développe­

ments récents dans les supergravités possédant plus d'une supersymétrie.

La supergravité joue également un rôle central dans une découverte

remarquable appelée la correspondance AdS/CFT qui relie la supergravité

dans l'espace-temps AdS (anti-de Sitter) de dimensions élevées (un

espace-temps avec une courbure toujours négative) aux théories des

champs de jauge à couplage fort (CFT). Cette correspondance, qui relie

des corrélations quantiques en théorie des champs à des solutions clas­

siques de la supergravité, a été discutée par Freedman, Klebanov, Emery

Sokatchev du CERN, Ergin Sezgin du Texas A&M, Arkady Tseytlin de Ohio

State et Nicholas Warner de l'université de Caroline du Sud. Renata Kallosh

de Stanford a discuté du rôle possible de la supergravité en cosmologie.

La réunion était en partie une célébration de l'influence de la supergra­

vité (ce mot apparaît dans le titre de milliers d'articles et des milliers

d'autres l'ont parmi les mots-clé). De façon encore plus impressionnante,

elle a démontré la vitalité du sujet. Bien que la supergravité ait 25 ans, la

conférence témoignait de la passion et l'énergie caractéristiques d'une

découverte récente. En ne plaisantant qu'à moitié, quelques participants se

félicitaient déjà des développements nouveaux et inattendus qu'ils fête­

raient lors du 50ème anniversaire de la supergravité.

Pour en savoir plus

On trouvera le programme de la réunion, ainsi que les transparents à

l'adresse http://insti.physics.sunysb.edu/itp/sg25/.

Daniel Z Freedman, P van Nieuwenhuizen (SUNY, Stony Brook) and S Ferrara

(Ecole Normale Supérieure) 1976 Progress toward a theory of supergra-

vity Phys. Rev. D13 3214-3218. (Egalement dans S Ferrara, (éd.) 1987

Supersymmetry vol. 2 (North-Holland and World Scientific Publishing)

868-872, et dans A Salam and E Sezgin (éd.) 1989 Supergravities in

Diverse Dimensions vol. 1 (World Scientific Publishing) 512-516.

S Deser and B Zumino (CERN) 1976 Consistent supergravity Phys. Lett.

B62 335.

Martin Rocek, Warren Siegel, George Sterman et Peter van

Nieuwenhuizen, Université de l'Etat de New York, Stony Brook.

24 Courrier CERN Septembre 2002